1185 à 1205 Saladin. Richard Cœur de lion. Philippe Auguste. Réchauffement climatique. Innocent III. Les croisades se font conquêtes. 16455
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Publié par (l.peltier) le 7 décembre 2008 En savoir plus

1185

Le croisé Berthold de Calabre, fonde un ordre de type érémitique sur le Mont Carmel, près de la grotte du prophète Élie, aujourd’hui près de Haïfa.

De nombreuses et longues guerres ont opposé ces dernières années les clans de seigneurs japonais, chacun soutenant son propre empereur. Minamoto no Yoritomo, l’un des chefs de clan, parvient à établir  la suprématie de la caste guerrière des samouraïs et instaure le premier bakufu – gouvernement du shogunat – à Kamakura. Commence ainsi l’âge féodal du Japon, qui durera jusqu’à la moitié du XIX° siècle. Yoritomo obtient le titre de shogun – Seii-Taishogun : grand général qui pacifie les Barbares, en 1192.

1186

Pavage des principales rues de Paris.

4 07 1187

Salah al-Din Yusuf, francisé en Saladin, sultan kurde d’Égypte, remporte une victoire décisive sur les Francs à  Qarne Hittim, proche du lac de Tibériade, en les privant d’eau : Raymond parvient à s’échapper avec quelques fidèles, mais le roi Guy de Lusignan est fait prisonnier ; le prince Renaud de Châtillon, – alias Arnat -, les Templiers et les Hospitaliers sont mis à mort. Le fragment de la Sainte Croix déposé au Saint Sépulcre, talisman qu’avait emporté le roi Lusignan pour arracher la victoire, disparaît à tout jamais.

Ce mont Hattinn, dont le sommet aujourd’hui est là si calme auprès de nous, a cependant vu jadis des choses grandes et terribles, il a été tout vibrant de clameurs de guerre et de massacres, et les Arabes, nos guides, disent que l’on trouve encore partout des ossements et des fers d’armures sous son immaculé tapis de fleurs jaunes ou roses. La tradition en fait le lieu où des foules innombrables seraient montées à la suite du Christ, qui multiplia pour elles les cinq pains des apôtres. Il fut, dans tous les cas, le fatal champ de bataille où s’effondra en une journée le royaume merveilleux des croisés de Palestine ; c’est là qu’ils furent fauchés tous, un jour brûlant d’été, au soleil d’il y a sept siècles, les chevaliers de Saint-Jean et les chevaliers Templiers, les barons et les prélats de France traînant avec eux la vraie croix comme un talisman suprême. Sur ces cimes dénudées que desséchait le vent de juillet, le sultan Saladin avait attiré l’héroïque et folle armée du roi Guy de Lusignan ; après la défaite ensuite, il reçut dans sa tente magnifique les vaincus épuisés par la soif et leur offrit des sorbets, rafraîchis avec de la neige, que des courriers rapides avaient apportée de l’Hermon éternellement blanc [1]Ils burent tous, le roi et ses fidèles seigneurs – sauf Renaud de Châtillon, que Saladin abattit d’un coup de poignard avant qu’il eût porté la coupe à ses lèvres ; puis, quand ils furent désaltérés, le sultan ordonna froidement le massacre de toute la chevalerie, et le sang des beaux guerriers nobles arrosa l’herbe jusqu’au soir. Sept siècles ont coulé depuis ce jour, sept siècles d’immobilité et de silence pendant lesquels le tapis des hauts foins, tout de suite reformé par-dessus les boucliers, les armures et les morts, n’a plus été foulé que de loin en loin par des bergers nomades, des passants de plus en plus rares…

Pierre Loti. La Galilée. Voyages 1872-1913. Bouquins Robert Laffont 1991

Une semaine plus tard, Saladin s’emparera d’Acre. Puis ce sera le tour de Naplouse, Haïfa et Nazareth.  Le 29 juillet, il aura repris Saïda, Beyrouth, Jbeil, le 4 septembre Ascalon, puis Gaza. Les musulmans retrouvent alors Jérusalem qui tombe le 29 septembre ; ce sont plus de 50 forteresses franques qui tombent aux mains des Sarrasins en l’espace d’un an, 300 templiers décapités : les États latins sont réduits à peau de chagrin : Tyr, Antioche, Tripoli, Tortose, le krak des Chevaliers.  On marchait pour passer la bride à Jérusalem devenue rebelle ; pour y faire taire le bruit des cloches chrétiennes et retentir l’appel islamique à la prière, pour que les mains de la foi en chassent celles des Infidèles, pour la purifier des salissures de leur race, des ordures de cette humanité inférieure, pour réduire leur esprit au silence en rendant muets leurs clochers.

Imad ad-Din, secrétaire de Saladin

Néanmoins, Saladin s’opposera à la destruction du Saint Sépulcre qui sera restitué à l’église orthodoxe. Les Juifs seront autorisés à revenir à Jérusalem. Les lieux saints du Haram al-Sharif seront rendus à l’Islam.  Saladin fera venir d’Alep un minbar construit 20 ans plus tôt, 6 m. de haut, 4 de profondeur – l’équivalent d’une chaire de prêche dans la religion chrétienne –  qu’il fera placer dans la mosquée al Aqsa. Sa magnanimité lui vaudra des critiques dans son propre camp :

Chaque fois qu’il s’emparait d’une ville ou d’une forteresse franque, comme Acre, Ascalon ou Jérusalem, Salaheddin permettait aux chevaliers et aux soldats ennemis de s’exiler à Tyr, si bien que cette cité était devenue pratiquement imprenable. Les Franj du littoral envoyèrent des messages à ceux qui sont au-delà des mers, et ces derniers promirent de venir à leur secours. Ne devrait-on pas dire que c’est Salaheddin lui-même qui a en quelque sorte organisé la défense de Tyr contre sa propre armée ?

Ibn al-Athir, rapporté par Amin Maalouf. Les Croisades vues par les Arabes J.C. Lattès 1983

Saladin (1138-1193) (Salah al-Din Yusuf al-Ayyubi ...

Gravure de Gustave Doré

à Damas

La troisième croisade se mit en route, de 1189 à 1192, menée par Frédéric Barberousse, Léopold, duc d’Autriche, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion. Les lyonnais viennent de construire un pont en bois sur le Rhône : il ne résiste pas au passage de leur armée et s’écroule. Les fonds collectés par la confrérie du Saint Esprit permettront d’entreprendre sa reconstruction, mais les crues causeront de nouveaux effondrements. En 1250, on réalisera les butées du pont en pierre. Les moines de l’abbaye de Chassagne seront sollicités pour reprendre la propriété du pont mais les Lyonnais s’en chargeront à nouveau en 1338. En 1403 la confrérie du Saint Esprit parviendra à collecter suffisamment d’argent pour terminer les travaux. Mais le pont sera à nouveau emporté en 1407 : il ne sera finalement achevé qu’à la fin du XVI° siècle !

Richard Cœur de Lion, à la tête de 100 000 hommes parvint à reprendre Acre, où il entre aux cotés de Léopold. Jugeant sa bannière trop arrogante, il la fait jeter dans les douves. Léopold, mortifié, rentrera chez lui, mais n’oubliera pas. Richard ne parviendra pas à reprendre Jérusalem sous les murs de laquelle, malade, il se voit offrir par Saladin des sorbets à la neige du Liban !  Frédéric Barberousse se noie le 10 juin 1190 dans le Sélef.

Si Allah n’avait daigné montrer sa bonté aux musulmans en faisant périr le roi des Allemands à l’instant où il allait pénétrer en Syrie, on écrirait aujourd’hui : la Syrie et l’Égypte ont jadis appartenu à l’Islam.

Ibn al-Athir

Esclarmonde, jeune femme de 17 ans, s’est vêtue pour son mariage, et, lorsque le prêtre lui demande son consentement à son union avec Lothaire, elle dit NON ; non, car elle a déjà décidé de consacrer sa vie à Dieu et demande à son père de lui construire, attenant à son château une chapelle et une cellule où elle se fera enfermer, n’ayant pour tout lien avec le monde extérieur qu’un petit fenestrou par lequel on lui fait parvenir sa nourriture et son eau. Sa réclusion va de pair avec le développement de dons de guérisseuse et de clairvoyance avec le monde qui lui assurent une vue de ce qui s’y passe réellement. Elle peut ainsi conter le cheminement des Croisés, dont son père, dans le lointain orient pour y reprendre aux Sarrasins Acre, puis le tombeau du Christ à Jérusalem.

C’est l’argument du roman de Carole Martinez Du Domaine des Murmures Gallimard 2011 :

Dans les mains de mon enfant, j’ai vu l’infinie cohorte des croisés se dérouler vers le levant, j’ai vu 10 000 hommes en marche derrière l’empereur Frédéric Barberousse et j’ai perçu les étonnements et les angoisses de mon père embarqué avec ses fils dans ce flot de guerriers et de chevaux caparaçonnés.

[…] Une voie immense se déroulait la nuit dans mon réduit, je sentais en mon corps la fatigue du croisé et, au bout de mon bras, le poids de son épée ravageant la Thrace, j’entendais ses côtés la voix de Thierry II psalmodier ses prières et, à l’horizon de cette route sans cesse repoussé, je guettais le soleil du matin, me demandant chaque fois si celui-ci serait le bon, celui qui achèverait mon père, son assassin et le soleil tombait le soir dans le dos du pèlerin en rames sans l’avoir poignardé. Les jours se succédaient, les terres et les cités, le royaume de Hongrie et l’Empire byzantin et Andrinople, et les sermons de Thierry. Ils galvanisaient les troupes du Tout Puissant, justifiant par la Bible le sang répandu, mal nécessaire que tout cela, hurlait-il aux guerriers, puisqu’il avait bien fallu sacrifier les premiers-nés d’Égypte pour gagner la Terre Sainte.

Durant la traversée du détroit, j’ai lu dans les yeux de l’empereur, dont mon père s’était peu à peu rapproché, cette terreur qu’il avait déjà manifesté lors du passage du Danube, cette peur qui l’étreignait chaque fois qu’on lui tendait un récipient plein d’eau. Le reflet de son effroi ondoyait à la surface du liquide et les yeux exorbités de ce double tremblant l’affolaient tant que, tentant de masquer sa panique par un mouvement d’humeur, il repoussait l’eau violemment et réclamait du vin. Mais ses compagnons n’étaient pas dupes qui s’ébahissaient de cette soudaine aversion du grand Frédéric Barberousse pour un élément d’ordinaire amical aux anciens, et l’on murmurait dans les rangs que l’empereur craignait cette eau tranquille, enfermé dans son hanap d’or, comme si elle risquait de lui sauter à la gorge et de l’empêcher d’atteindre la Terre sainte. Et chacun s’étonnait, se disant en soi-même que Dieu seul savait pourquoi ce vieil homme, réputé si courageux, s’effrayait à l’idée de passer par la mer, de s’embarquer sur un navire, de prendre place dans un canot, si bien que l’on riait parfois de cet immense guerrier qui toujours cherchait à garder ses pieds au sec et s’inquiétait du moindre ru.  

Elzéar parlait déjà et savait ses prières tandis que du fond de mes nuits surgissaient des bandes de Turcomans aux petits chevaux vifs, essaims de cavaliers enturbannés harcelant la longue ligne des croisés, piquant comme mouches ce corps immense et lent des chrétiens en route vers le tombeau du Christ avant de se volatiliser parmi les pierres. Seul Gauvin, l’incroyable monture d’Amaury de Joux – cette bête dont la robe blanche tournait au rouge sang lors des combats et qui tenait plus du fauve que du cheval -, parvenait parfois à rattraper l’un de ces cavaliers fantômes, et Amaury prouvait à tous ses compagnons en leur rapportant un cadavre que ceux qui les attaquaient n’étaient rien que des hommes.

J’ai vu, par les yeux de mon père, l’empereur atteindre la Cilicie et hésiter à passer le Cydnos, cette petite rivière dont les eaux limpides, mais glacées, avaient déjà failli emporter Alexandre des siècles plus tôt, je l’ai vu s’avancer prudemment et disparaître soudain dans cet infime cours d’eau, comme rattrapé par son cauchemar, disparaître avec cheval et ramure, après avoir tenté de se battre contre le bleu glacé des flots, épée en main, disparaître sous les yeux de tous ses hommes ébahis de le voir ainsi se noyer et une eau si calme et si peu profonde.

J’ai vu la déroute de l’armée du Saint Empire dont la tête venait d’être avalée par Cydnos et ces grands seigneurs désemparés se disperser en tous sens, rentrer chez eux avec leur ost, rejoindre leurs femmes et leurs terres, refusant, après avoir assisté à l’incroyable noyade du seul homme dont les pas avaient jamais fait trembler le grand Saladin, de suivre son cadavre gorgé d’eau, cadavre que son troisième fils, Frédéric de Souabe, avait plongé dans du vinaigre et le mener là où ses adversaires l’attendaient, à Jérusalem.

Selon ceux qui avaient tourné bride, un guerrier mort, si prestigieux fut-il, ne pouvait ni reprendre une ville ni dispute, le tombeau du Christ aux Sarrasins, et le défunt empereur, voyant ses troupes se déliter et la plus belle des armées se réduire à une poignée d’hommes fous, avait peut-être lui-même cessé d’y croire puisque sa dépouille finissait par dégager, malgré le vinaigre, une telle puanteur qu’il avait fallu abandonner ses chaires décomposées en route et les laisser en l’église Saint-Pierre à Antioche. De la dépouille de l’empereur, son fils avait réclamé quelques os, dont il comptait ensemencer le mont Golgotha.

Imagine, toi qui m’écoutes dans l’ombre, imagine une armée de plus de cent mille hommes, la plus importante des armées jamais levées, une armée dont les chants résonnaient aux oreilles du grand Saladin depuis des mois, une armée toute grouillante d’êtres animés par la foi et la haine, imagine cette armée arrêtée par une menue rivière, dissoute dans un mètre d’eau, réduite par la mort subite d’un homme que l’eau avait tant effrayé depuis le début du voyage qu’il n’en buvait plus une goutte depuis des mois et s’inquiétait de la moindre ablution.

Et mon père a continué de cheminer dans les mains d’Elzéar et, en ces trous que la folie y avait percés, je l’ai vu longer la mer Méditerranée, en compagnie de quelques centaines d’hommes têtus qui, après avoir porté sur des lieues le cadavre de leur empereur noyé, après avoir vécu dans la puanteur de sa charogne, après avoir déposé leur putride fardeau à Antioche, avaient décidé de marcher en plein été, sous ce fameux soleil assassin dont mon père redoutait les traits, jusqu’à Saint Jean d’Acre, de s’accrocher à leur rêve de victoire, dussent-ils tous crever comme leurs frères déjà tombés tout le long du chemin, si bien qu’ils en plaisantaient, se disant qu’il leur serait aisé de revenir sur leurs pas quand ils n’en pourraient plus, tant leur sillage était jonché de cadavres.

Mon frère Guillaume était du nombre des corps abandonnés en route, il avait succombé à l’une des fièvres sans nom qu’on ne trouvait qu’en ces pays ensablés, et mon père avait dû recouvrir son enfant mort de cailloux et de larmes, tandis que Thierry II bénissait la tombe de fortune à laquelle cet homme, que l’archevêque considérait désormais comme le seul ami qu’il ait jamais eu, ne voulait plus s’arracher. À l’horizon, les silhouettes de leurs compagnons se troublaient déjà dans la fournaise, mais mon père refusait d’obéir à Thierry et de se relever, s’accusant d’avoir traîné ses fils jusque-là pour une faute que lui seul avait commise, s’incriminant de les avoir embarqué dans sa mort, par peur sans doute de la vivre seul loin de chez lui, par peur qu’ils n’entendissent pas ses derniers mots et que nul ne fut là pour graver son nom sur son tombeau. Et voilà que c’était lui qui avait recueilli l’ultime soupir de son enfant fiévreux et maladroitement griffonné sur une pierre avec la pointe de son couteau ce prénom qu’il lui avait donné à sa naissance, et cela il ne l’avait jamais envisagé. Il hurlait sa très grande faute au désert : comment avait-il pu se croire à ce point au centre du monde et ne pas avoir compris plus tôt qu’il n’était pas le seul menacé par ce terrible voyage ?

Thierry avait bercé son ami longtemps avant que celui-ci ne se calmât et n’acceptât de se remettre en marche pour rattraper ceux de ses enfants qui, bien que vacillants, tenaient encore debout.

Le fils de Barberousse ouvrait la marche, il avait empaqueté les os de son père en un sac dont il ne se séparait jamais, et chacun des croisés avait perdu un peu de son sang en route, si bien que des pères et des fils, morts et vivants, cheminaient ensemble et que les spectres se multipliaient, chaque jour plus nombreux, sous les yeux des Sarrasins sidérés qui n’osaient plus s’attaquer à une caravane où l’on comptait tant de fantômes. Je ne parvenais plus moi-même à démêler les cœurs éteints de ceux qui ne battaient plus qu’à peine, à comprendre qui portait qui, des fils ou des pères, des vivants ou des morts. Tous ces cadavres en marche ployaient sous leur croix dont le rouge sang tournait à l’ocre, car les couleurs elles-mêmes s’épuisaient, rongées par le même soleil assassin. Et au milieu des morts opiniâtres et des vivants exténués, Thiery II, plus maigre que jamais et comme desséché sous sa mitre grisâtre vocalisait toujours sa foi inébranlable et continuait entre deux prières d’élaborer à voix haute la machine de fer et de bois qui, selon lui, leur ouvrirait bientôt les portes de Jérusalem.

Les chevaux avaient été saignés et dévorés en route, seul Gauvin avait été épargné. Amaury de Joux avait préféré le chasser pour le soustraire au destin de ses frères et il ne se passait pas un jour sans que ses compagnons aperçoivent l’extraordinaire cheval blanc, soulevant des nuages de sable sous ses sabots à bonne distance des hommes. Les croisés, accablés de fatigue, ne parvenaient pas à décider s’il s’agissait là d’un mirage, d’un spectre ou si le puissant animal veillait de loin sur son maitre.

À mesure qu’ils approchaient du terme de leur voyage, Frédéric de Souabe peinait davantage, car les os blancs de son père lui semblaient toujours plus lourds, comme s’ils avaient continué à s’imbiber d’eau, et ce n’était plus des reliques qu’il portait sur son dos, mais Cydnos en son entier, cette infime rivière grosse du rêve fou qu’elle avait dévoré, ce petit fleuve chargé de la plus grande armée jamais levée, et Frédéric de Souabe, croyant transporter les miettes du cadavre de l’empereur, traînant en fait le rêve de son père, comme une énorme chimère lovée en un sac de cuir souple, restes paternels pour la deuxième fois et de déposer son faix à Tyr où les os de Frédéric Barberousse, à l’exception de son crâne, ont été inhumés sous le regard épuisé de ses soldats, morts et vivants.

Vois pourquoi je redoutais tant de dormir ! Mes quatre heures de sommeil quotidien m’embarquaient au désert et j’en revenais exténuée, à peine capable de prier pour soutenir mon père et mes frères sur la terrible voie où je les avais poussés à s’engager.

À Tyr, malgré leur fatigue extrême, le seigneur des Murmures et ses compagnons d’infortune n’avaient pu trouver le soleil tant leurs nuits étaient troublées par les exigences des fantômes. Je sentais qu’ils ne se reposaient qu’en mourant à leur tour ou en conduisant ces spectres là où ils les pressaient d’être menés. Ils n’avaient que quelques lieues à parcourir encore pour rejoindre les troupes qui assiégeaient Acre depuis plusieurs mois. Mais ils ressemblaient à des cadavres en rames, exténués de faim, de douleur et de soleil, et je ne les imaginais pas capables de faire un pas de plus. Pourtant les morts ne les lâchaient pas, les morts et leur rêve de gloire inassouvie les harcelaient sans cesse, hurlant en leur crâne comme des oiseaux de mer en plein ciel, si bien que les goélands, qui survolaient la ville de Tyr, semblaient reprendre leurs cris. Une armée mugissait dans les têtes de ceux qui n’étaient pas morts encore, puisque leurs corps brisés les faisaient tant souffrir, mais qui, entendant vociférer les défunts abandonnés en route, savaient qu’ils touchaient déjà aux rives du Styx. Cette frontière était intenable, il leur fallait se résoudre à satisfaire ces spectres dont ils n’étaient plus que les réceptacles, à les aider à payer le prix de leur passage, à les mener à la bataille censée leur accorder le pardon et leur ouvrir la porte des cieux. Les survivants de l’armée du Saint Empire se sont résolus à obéir à des morts obstinés qui disaient les avoir portés jusque là – bien qu’on eut jamais su qui avait porté qui -, ils se sont liés à la volonté folle de ce bataillon d’ombres dont les voix mortes refusaient de se taire, des voix que j’ai moi-même entendues dans ma cellule, aussi distinctement que tu entends mes murmures aujourd’hui.

Seuls quelques-uns d’entre eux, dont Amey, Amaury de Joux qui pleurait toujours son Gauvin, Thierry et mon père, ont pu se procurer une nouvelle monture pour remplacer les bêtes dont ils avaient dû boire le sang et manger la chair en route, mais tous, à pied ou à cheval, ont quitté l’ombre de la ville pour poursuivre leur croisade.

Portant leurs bannières en lambeaux et arborant leurs croix sanglantes sur le corps, les rescapés du naufrage de la plus grande armée du monde sont arrivés en vue de Saint Jean d’Acre dont les murailles tombaient dans la mer.

Du promontoire où mon père se tenait, je pouvais embrasser du regard cette ville de pierre repliée derrière ses murs et comme aculée à se jeter dans les flots et cette autre cité qui lui faisait face, immense et décousue, une folle citée de toile, bâtie par les croisés, disséminée sur toute la chaîne des collines qui encerclaient la plaine où était plantée Acre. Et au-delà de ces collines, mon père et ses compagnons tentaient d’apercevoir les feux des campements de Saladin qu’ils imaginaient sur un autre demi-cercle concentrique de rayon plus grand encore.

Ils avaient enfin atteint cette première étape qu’ils s’étaient fixé en quittant qui sa chaumière, qui son château, qui son église, ils avaient atteint ce lieu où s’étaient donné rendez-vous toutes les forces de la chrétienté, cette ville qu’il leur faudrait reprendre avant de se lancer sur Jérusalem.

Alors, silencieux, ils se sont assis un moment sur les pierres, ils se sont assis côte à côte, les vivants et les morts, ils se sont arrêtés en bordure du tableau pour attendre leur chef, car Frédéric de Souabe, traînant derrière lui dans sa besace de cuir souple le dernière relique de son père – ce crâne lourd du plus grand des rêves et de la foule des ombres -, avançait encore moins vite qu’eux, qui pourtant s’étaient crus immobiles.

Ils se sont assis et ont contemplés la bataille qui faisait rage dans la plaine. Une pestilence sans nom montait de l’abîme saturé de soleil et de douleurs. Ils ont vu les croisés, écrasés comme fourmis au pied des murs d’Acre et leurs dépouilles entassées pour combler les fossés et faciliter l’échelade, tandis que les cavaliers de Saladin en profitaient pour attaquer à revers leur ville de tissu désertée et pour la ravager par le feu. Ils ont discerné une tour immense posée sur la mer, une tour que les chrétiens avaient embarquée sur un navire, grand comme une arche et lancée contre la ville. Ils ont suivi du regard cette improbable construction, pleine à craquer d’hommes en armes, jusqu’à ce qu’elle se changeât en une torche incandescente et qu’elle fut avalée par les eaux. Ils ont assisté impuissants à la déroute terrestre et maritime de leur camp en attendant le crâne de cet empereur qui les avaient poussés jusque-là.

Imagine, toi qui m’écoutes, imagine la déception des Francs qui, de retour dans leurs cantonnements ruinés et encore sous le coup de leur double défaite, ont vu se traîner vers eux cette misérable escouade de mourants, dont les yeux immenses et vides semblaient dévorer les visages émaciés ; imagine l’amertume éprouvée par ceux qui espéraient depuis des mois l’arrivée imminente de cette ramée du Saint Empire qu’on leur décrivait comme la plus belle et la plus ordonnée du monde ; imagine leur stupeur quand ils ont compris que les renforts tant attendus se réduisaient à cette poignée de loqueteux affamés, à ces quelques pantins décharnés, manœuvrés par des ombres acariâtres venues jusqu’à eux pour réclamer leur dû.

Chaque armée avait son jargon, ses quartiers, ses vivres, ses artisans et ses boutiques, et, sous les regards hostiles, Frédéric de Souabe cherchait un lieu où s’arrêter dans la pagaille des tentes. La disette commençait à sévir et nul ne se réjouissait à l’idée d’accueillir ces pouilleux chargés de leur seule folie, ces débris d’un désastre traînant un crâne dans une besace en cuir. On les soupçonnait de porter malheur et certains évitaient même d’effleurer leurs ombres de peur d’être contaminés par l’infortune. Comme enkystée dans l’esprit de mon père, j’ai entendu par ses oreilles les persiflages à l’entour, la masse malveillante des murmures accusant ces nouveaux de puer la mort. Les soldats, chacun en son patois, crachaient des mots durs sur leur passage, affirmant qu’il aurait mieux valu pour la chrétienté qu’ils mourussent tous noyés dans fleuve qui avait emporté leur chef.

On leur a désigné un lopin de poussière un peu à l’écart, non loin du coin réservé aux lépreux.

Insensible à la fatigue comme à la désespérance, Thierry II a aussitôt déplié son paquetage et mon père qui l’assistait s’est étonné de n’y trouver que de lourds traités de géométrie et d’architecture, contenant les principes des machines de guerre, et des rouleaux de parchemins couverts de notes et de dessins. À Antioche, l’archevêque avait échangé sa précieuse Bible enluminée contre les plans d’un ingénieux système d’hommes nécessaires à la mise en branle des engins de guerre les plus imposants. Mais, autour de cette extraordinaire esquisse, sans doute volée à quelque ingénieur sarrasin, toutes les notes étaient en arabe et cet élégant charabia rendait l’archevêque hystérique. À peine installé, il a sillonné les camps en compagnie de mon père à la recherche d’un homme suffisamment instruit pour les lui déchiffrer ainsi que d’artisans capables de réaliser la machine qui l’obsédait depuis le début du voyage et dont ce plan semblait résoudre l’épineux problème du poids. Si bien que, quelques jours à peine après son arrivée, on lui présentait un homme remarquable qui, ayant travaillé un temps à la cour de Saladin, a aussitôt reconnu en ce schéma le génie de Murda al-Tarsûsi, l’un des plus brillants ingénieurs musulmans de la chrétienté et l’on a fourni à Thierry II autant de charpentiers et de deniers qu’il voulait afin que l’incroyable trébuchet, qu’il avait inventé entre deux prières tout le long du chemin, fût dressé au plus vite, et que leur camp pût bénéficier d’un savoir-faire dérobé à l’ennemi.

Une semaine après son arrivée pitoyable, Frédéric de Souabe, toujours aiguillonné par les spectres, a décidé d’attaquer par surprise les avant-postes de l’armée de Saladin afin de leur voler de quoi nourrir sa misérable troupe squelettique et de prouver sa vaillance à tous ceux que sa malchance effrayait. Mais, ce jour-là, les guerriers musulmans n’ont été surpris que par la maigreur de leurs assaillants, dont les os venaient se briser sur leurs sabres comme des insectes se jettent dans les flammes. Mon père savait la lassitude de ses compagnons et, lui-même, ne se battait plus que pour ses fils qu’il avait eu la bêtise d’entraîner à sa suite. La mort a fauché un si grand nombre de ces désespérés lors de cette folle équipée, qu’un temps elle apparut repue. Les fantômes, accroché en grappes aux flancs des survivants, ont enfin cessé de jacasser et, de retour sous les tentes, chacun a pu dormir tout son saoul. Certains ont atteint un sommeil si profond qu’ils ne se sont plus jamais éveillés.

La construction du monstrueux trébuchet de Thierry II s’est poursuivie tandis que l’hiver inondait la plaine d’Acre, la transformant en un immonde marécage où pourrissaient les cadavres. Le souffle infect de la mort contaminait les vivants et les maladies frappaient indifféremment les deux cités de pierre et de toile. Une minuscule église de bois avait été édifiée par un prêtre anglais au beau milieu de ce charnier boueux et, tel Charon sillonnant le Styx, on voyait dès l’aurore sa silhouette brune traverser la brume des marais et entasser les trépassés sur une charrette à bras pour leur offrir une sépulture de fortune autour de sa chapelle bancale.

Un matin, mon père a remarqué qu’une bête avait été harnachée à l’affreuse charrette. Tête basse, un cheval squelettique à la robe boueuse traînait lentement les morts dans la plaine. Quelqu’un aurait donc finalement offert une carne à ce pauvre Charon pour l’aider dans son entreprise surhumaine ! Ce don a d’autant plus étonné mon père que les montures se faisaient rares dans les campements. Comme les bateaux, arrêtés par le mauvais temps, ne ravitaillaient plus personne, on avait autant faim dans un camp que dans l’autre. Ceux des croisés qui possédaient encore des vivres les cachaient sous la terre, on achetait à prix d’or les boyaux d’un cheval et mon père, comme d’autres seigneurs, en était parfois réduit à brouter les herbes sauvages qui poussaient entre les pierres et à mâcher des racines.

Le goût âpre et amer de ces plantes terreuses, que mon père mastiquait pour calmer sa faim, me collait au palais et j’avais toutes les peines du monde à me l’ôter de la bouche quand, parvenant enfin à m’extirper du sommeil, je m’arrachais à sa pauvre carcasse affaiblie et regagnais mon propre corps en son réduit.

[…] Durant ce siège d’Acre, famine et maladies se sont révélées bien plus meurtrières que les batailles, et j’ai frémi d’horreur le jour où celui dont je partageais le sang, le nom et le regard a dû, à quelques heures d’intervalle, fermer les yeux de Jean, son deuxième fils, et ceux de Frédéric de Souabe, emporté tous les deux par le même mal. J’ai vu ses doigts maigres se poser sur leurs paupières tièdes avec la même tendresse paternelle. Plus rien ne l’animait que cette tendresse, ce sentiment doux dont il n’avait jamais pris conscience avant cet écroulement final. Sans révolte, sans orgueil et sans force, absolument démuni de ce qu’il avait longtemps cru essentiel à un homme de sa trempe, mon père a compris que son sentiment dernier serait cette tendresse, qu’elle seule avait pu résister à cette horrible guerre qu’on disait sainte, qu’elle seule le tenait encore en vie, alors même qu’il avait passé la plus grande partie de son existence à l’ignorer ou à la combattre.

Il s’est alors chargé de la besace de cuir souple qui contenait toujours la relique d’un empereur dont personne ne voulait plus prononcer le nom, et, avec l’aide des quelques compagnons qui lui restaient, il a transporté les deux cadavres jusqu’à l’église de l’Anglais, plantée à mi-chemin de l’enfer. Là, Thierry II et Charon ont béni pour la dernière fois, avant de les ensevelir dans la glaise, Jean, Frédéric de Souabe et le crâne de l’empereur, vide de tout espoir, comme dépeuplé par cette ultime défaite, et désormais, aussi léger qu’une coquille de noix. 

Alors la haridelle du curé, ce piteux cheval à la robe boueuse, qui se tenait à distance de la poignée de croisés assemblés là, l’œil éteint, l’échine basse, comme accablé par la folie des hommes, épuisé par les charretées de cadavres qu’il avait dû arracher à la boue, a soudain lâché un long soupir comme seules les bêtes sont capables d’en avoir.

Non, vraiment, les hommes n’étaient pas beaux à voir ! Mieux valait qu’ils crèvent tous, semblait dire le cheval.

  • D’où tiens-tu cette rosse ? a demandé mon père au prêtre
  • Elle est venue à moi, mais je n’ai presque rien à lui offrir en récompense de l’aide qu’elle m’apporte. Comme les chiens errants, ce cheval trouve sa pitance dans les marais, il broute ce qu’il trouve entre les corps décomposés. Il mange l’herbe des morts. Je ne suis pas certain qu’il survive longtemps à ce régime. C’est un animal, bien brave, qui parait comprendre nos peines et juger les hommes, autant qu’il les plaint.

Amaury s’est alors approché de la pauvre bête somnolente qui ne le regardait pas, il lui a flatté l’encolure et une flamme a soudain traversé les grands yeux vitreux du cheval. Un éclat fugace grâce auquel Amaury a reconnu Gauvin, cet étalon merveilleux qui, devenu l’ombre de lui-même, ne s’intéressait plus qu’aux morts. Amaury de Joux l’a enlacé comme un frère en pleurant et le cheval a frotté sa grande tête triste contre l’épaule de son maître. Amaury s’est élancé sur son dos et, en un rien de temps, il a métamorphosé la rosse en destrier, l’a redressée, éveillée, embrasée. Les muscles de la bête ont frissonné sous sa robe souillée, Amaury a retrouvé cette noblesse qu’il n’avait qu’à cheval tandis que Gauvin piaffait comme au temps de sa splendeur. C’était étrange toute cette maigreur associée à une puissance ancienne, une force recouvrée en l’espace d’un instant. Peut-être était-ce le cadavre d’Amaury que le superbe étalon avait désespérément cherché dans ce charnier, cherché pour le conduire sur l’autre rive, pour l’emporter au-delà. L’homme avait repris sa place sur le dos de la bête, dans un accord parfait qui les glorifiait tous les deux et, comme vertébré par le souvenir de ce qu’il avait un jour été, le couple formidable est parti au triple galop, droit sur les lignes ennemies. Comprenant où le menait Gauvin à ce train d’enfer, Amaury a tiré son épée et il s’est tourné vers ses camarades encore vivants pour les saluer une dernière fois. Cheval et homme se sont lancé ensemble dans la mort.

Les quelques obstinés exsangues qui avaient assisté à ce baroud d’honneur d’un centaure, ces hommes dont l’argile ne vivait plus qu’à peine – si bien que les morts, lassés peut-être de ne plus parvenir à les agiter à leur guise, avaient fini par les lâcher – ont attendu plusieurs semaines avant de se résoudre à les déclarer perdus à jamais.

Alors Amey de Montfaucon, le frère de Lothaire, a aussitôt recouvré sa vigueur et décidé de rentrer au pays pour annoncer son veuvage à la jolie Berthe, cette femme qu’il avait follement aimée avant qu’elle épousât le comte de Joux. Il a réussi à s’embarquer dans un navire en partance pour l’Italie. À Amey, mon père a confié Benjamin, son plus jeune fils, le seul qui lui restât encore de ce côté-là du monde, et il a pleuré en le voyant s’éloigner du rivage, il a pleuré sans même trouver la force de lever le bras pour lui faire un signe d’adieu. Puis, une fois l’enfant parti, il s’est allongé sur cette Terre qu’on disait sainte, sur cette terre gorgée de sang musulman, chrétien, juif, philistin qui n’était pas seulement le berceau d’une humanité déchirée et violente, mais la pierre de sacrifice où les fils d’un Dieu unique se tuaient comme des chiens en Son nom, oui, pas seulement le début, mais la fin dernière, le tombeau de l’humain. […]     Au matin, il s’est rendu sur le chantier où l’archevêque avait dressé sa tente. Le bataillon de charpentiers et de forgerons, qui y travaillait à la construction des machines de guerre imaginées par Thierry II, n’était pas encore à pied d’œuvre. Dans les premières lueurs du jour, le lieu était désert et, comme tous les croisés, mon père a ressenti une vive émotion en s’approchant du plus incroyable de tous ces engins, ce formidable trébuchet auprès duquel les autres mécaniques étaient reléguées au rang de vulgaires jeux d’enfants. Acre capitulerait à la seule vue du monstre, nul n’en doutait.

[…] Au début du mois d’avril, l’arrivée des rois de France et d’Angleterre sous les murs d’Acre était imminente, ils débarqueraient bientôt sur cette côte avec leur redoutables armées, mais Thierry II ne souhaitait pas leur laisser les honneurs d’une victoire que sa machine leur offrirait, si bien que, sans les attendre, on a poussé son gigantesque trébuchet sur la plaine asséchée par un printemps presque écœurant de parfums.

L’archevêque squelettique au long visage livide – étroit masque de bois sec percé d’yeux charbonneux et couronné d’une mitre dépoussiérée, étincelante de dorures et de pierreries, immenses mains de nouveau gantées de blanc, large chasuble masquant l’absence de chair, le tout assis sur une cheval efflanqué et gesticulant crosse en main comme quelque marionnette animée par un manipulateur hystérique – devançait de quelques pas seulement la formidable machine.

Tout à l’excitation de voir bientôt son invention cracher les boulets spécialement taillés pour elle dans les plus denses rochers de l’Etna, ce tas d’os couronné n’a pas remarqué l’enfant brun, immobile, armé d’une fronde et de cinq petites pierres pointues, qui les observait, lui et sa machine, depuis le trou où il s’était niché. Et mon père a soudain vu ce garçon surgir de sa cachette et se camper, minuscule, sur la trajectoire du Goliath de bois et de fer. David, cette fois, n’a pas visé le géant, il a tranquillement fixé Thierry II et lui a décoché une pierre en plein front.

Alors l’archevêque s’est écroulé, victime d’une simple fronde – identique à celle avec laquelle il avait dit à mon père avoir tant joué enfant avant qu’on la lui confisquât – et dans sa chute il parut se démantibuler, se décomposer en ces éléments qui, quelques instants auparavant, semblait déjà avoir tant de difficulté à tenir ensemble – mitre, crosse, chasuble, visage de bois, regard brillant et os gantés – et tous ces morceaux sont tombés en tas les uns sur les autres, comme si ce pauvre pantin n’avait plus eu de chair du tout et que ce choc final avait coupé les fils de la panoplie qui parvenait encore tant bien que mal à le contenir.

Au moment où le seigneur des Murmures a vu son ami s’abattre au sol, au moment où celui-ci a compris que le trébuchet suivait son créateur de trop près pour éviter le petit tas d’os et de tissu auquel un jet de pierre l’avait réduit, mon père a songé qu’il était juste que Thierry mourût ainsi, terrassé par un enfant semblable au petit garçon qu’il avait été, par un jeune Sarrasin armé d’une simple fronde, pareille à celle qu’il s’était fabriqué jadis.

Oui, il était juste, s’était-il dit plus tard, qu’il tombât ainsi sous les roues de son chef d’œuvre et qu’il n’assistât pas à l’enlisement dans la plaine d’Acre de ce fabuleux trébuchet dont le poids resterait décidément un problème insoluble. Il ne restait plus que mon père.

Carole Martinez. Du domaine des murmures. Gallimard 2011

Pendant le siège d’Acre, les croisés venus de Lübeck et de Brême fondent la maison de l’Hôpital des Allemands de Sainte Marie de Jérusalem, qui va devenir militaire 7 ans plus tard, prenant le nom de Chevaliers Teutoniques, dont la règle sera calquée sur celle des Templiers.

1187

Achèvement du pont Saint Benezet – Benoît en langue d’oïl – à Avignon, le premier à franchir le Rhône : il a été commencé en 1177. La partie ouest, aujourd’hui disparue, fait un angle de 30° avec la partie encore existante.

1190

La représentation de la Vierge dans les églises, cathédrales, arrive aux premiers rangs : Les théologiens qui créèrent l’art gothique ne se représentaient pas le Christ comme un enfant, mais comme un roi, souverain du monde. Les monuments que les rois de France aidèrent à construire l’ont présenté comme un docteur couronné et l’ont bientôt montré sur un trône, couronnant la Vierge, – sa mère mais aussi son épouse- la femme, mais aussi l’Église. Car les constructeurs du dogme avaient finalement justifié, par le rôle que Marie avait joué dans l’incarnation, la place maîtresse dont la Mère de Dieu s’était insensiblement emparée, au cours du XII° siècle, au sein des croyances laïques. Ils admirent que son image vint rejoindre celle de Jésus au centre de leur théologie, au centre du décor de la cathédrale. Et comme, dans la première moitié du XII° siècle, l’artiste ne demandait pas aux dames des assemblées courtoises de lui proposer ses thèmes, comme il écoutait les Seigneurs de l’Église, le roi, ses évêques et les théologiens, il ne figurait pas la tendresse de Notre-Dame, ni sa douleur, il la représentait dans la gloire. L’incarnation n’est pas une fête populaire, c’est un mystère. Les sculpteurs et les verriers situèrent d’autant plus haut en majesté l’image de la Vierge que, pour les savants de l’école, Maris symbolisait aussi la Nouvelle Loi, achèvement de l’Ancienne. En elle, l’humanité s’unit à Dieu. Elle est le lieu précis des noces mystiques entre l’âme et son Créateur. Elle représente concrètement le corps rassemblé de l’Église. Car l’épouse en qui Dieu s’est fait chair, n’est-ce pas l’Église elle-même, fortifiée contre l’hérésie ? Le couronnement de Marie dans la cathédrale célèbre en fait solennellement la souveraineté de l’Église romaine.

De celle-ci, l’évolution de l’iconographie mariale suivit pas à pas les progrès et le triomphe. En 1145, le portail royal de Chartres était encore exaltation de la puissance du Dieu roman. Il établissait l’image de celui-ci en son centre, dans les gloires du Dernier Jour, victorieux des ténèbres. Mais devant les succès du catharisme, il affirmait aussi que ce Dieu s’était incarné et représentait sur l’un des tympans latéraux les scènes évangéliques du temps de Noël. Si la première statue de pierre de la Mère de Dieu parut à ce moment-là dans la cité de la Beauce, c’est que le culte de la Vierge y prenait assise sur de vieilles traditions qui montaient du temps carolingien, de ces grandes semailles de spiritualité que les rois francs, avec les moines, avaient jeté sur la Neustrie. Charles le Chauve avait offert à l’église de Chartres de beaux morceaux d’étoffe qu’on lui rapportait d’Orient. On voyait en eux depuis lors la tunique que Marie avait portée lorsque l’ange Gabriel était venu lui faire salutation. Éblouies, des cohortes de soudards et de paysans se prosternaient devant cette merveille. On les conduisait dans la crypte : ils y découvraient, sur un trône, en majesté, l’effigie de la Vierge. Lorsque, après Suger, on cessa d’enfouir les châsses dans l’obscurité des sanctuaires souterrains, lorsqu’on les plaça dans la pleine lumière de Dieu, offertes, éclatantes, à tous les regards, le prélat qui conçut le portail royal fit reproduire dans la pierre cette statue-reliquaire, sur le tympan de la porte occidentale, au milieu du récit de l’Enfance. Ce récit, toutefois se développait en accompagnement discret. Humbles comparses, les bergers d’Île de France paraissaient aveuglés par l’éclat d’une autre vision surnaturelle, par la figure intemporelle de la Mère de Dieu qui surgit du mystère. Hiératique comme à Torcello, mais assise, la Vierge est le trône de Salomon, le siège de la divinité que célébrait en ce temps même l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable. Un peu plus tard, les décorateurs de Laon utilisaient encore pour célébrer Marie les symboles de la théologie des concordances : ils exprimaient sa virginité par des préfigures bibliques, le buisson ardent, la toison de Gédéon, les Hébreux dans la fournaise.

L’étape décisive fut franchie à Senlis, en 1190, à l’époque précise où sous le férule pontificale, l’Église commençait à durcir son action. Elle partait au combat proclamant l’incarnation de Dieu. Elle magnifiait la Vierge qui avait été l’instrument de ce mystère et s’accoutumait à voir en elle sa propre image. Pour la première fois, le porche d’une cathédrale fut tout entier consacré à la Mère de Dieu. Il décrivit ses funérailles, ou plutôt le passage de son être de la vie terrestre à la gloire. Car, selon les croyances orientales que venait d’accueillir la chrétienté latine, la Vierge n’est pas morte. Elle dort. Bientôt les anges viendront prendre son corps, l’emporter vers le ciel, le soustraire au sort commun des créatures charnelles. Enfin, les clercs de Senlis imaginèrent de placer, au sommet du tympan, Marie et Jésus côte à côte sur un même siège royal. Cette sculpture illustrait simplement les liturgies de la fête de l’Assomption, où l’on chantait deux des séquences du psautier : La Reine s’est assise à sa droite dans un vêtement d’or ; il a posé sur sa tête une couronne de pierres précieuses. Conçu à l’époque même où le pape Innocent III revendiquait pour l’Église rassemblée derrière lui la souveraineté universelle, le thème se répandit très vite. À Notre Dame de Paris vers 1220, il revêtit ses formes parfaites.

Cependant, ici encore, il demeurait cantonné sur l’un des côtés du portail. Alors que, trente ans plus tard, quand la cathédrale de Reims s’acheva, des figures mariales y furent de toutes parts distribuées. Le premier maître d’œuvre, Jean d’Orbais, avait laissé le projet d’un porche dont la partie centrale eût été réservée aux saints protecteurs de l’Église épiscopale. On le modifia pour que la Vierge, souveraine médiatrice, vint remplacer des intercesseurs mineurs. Elle est au milieu d’eux à la porte du nord où ils sont relégués, renforçant leur action salvatrice. Elle reparait à la porte du sud, dans la scène de la fin des temps, où sa présence approfondit le sens mystique de la vision apocalyptique. Et maintenant, comme à Senlis, l’ensemble de la démonstration de vérité que la façade de la cathédrale offre aux regards du peuple s’ordonne autour de sa personne. Marie se dresse au trumeau de la porte centrale. Les statues monumentales de l’Annonciation, de la Visitation, de la Présentation du Temple, celle du roi David, son ancêtre, l’accompagnent. Les voussures racontent son histoire humaine, en même temps qu’elles proposent des images symboliques de sa virginité. Salomon et la reine de Saba portent préfiguration de ses noves avec le Christ Roi. Â la rose de la création répond la rose occidentale, dédiée à son Assomption. Enfin, au sommet du gâble, Jésus, de ses propres mains, vient conférer à sa mère l’insigne de la puissance souveraine. Nouvel Adam, il couronne la nouvelle Ève, son épouse. N’assure-t-il pas, par son incarnation, le triomphe de l’Église en ce monde ?

Georges Duby. Le temps des cathédrales. Gallimard 1976

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Portail ouest Senlis. Au-dessus de la porte, entre les statues colonnes le linteau présente à droite une Dormition de la Vierge (Marie sur son lit de mort, entourée des apôtres) et à gauche une Assomption de la Vierge (les anges viennent enlever l’âme de Marie).

13 07 1191 

Le comte de Flandre a été tué lors de la prise de Saint Jean d’Acre, tombée le 11 juillet, après deux ans de siège ; Philippe Auguste prend prétexte des nécessités qu’il y a à régler sa succession pour rentrer en son royaume de France. Seul reste en Orient Richard Cœur de Lion, qui se couvre de gloire, capable de telles prouesses qu’autour de lui, des deux cotés comme devant et derrière, il y avait une traînée de sarrasins tués et que les survivants, à sa vue, s’écartaient largement pour lui faire place.

Il y a même surenchère dans la chronique : Il revenait du combat tout hérissé de flèches comme une pelote garnie d’épingles.

20 08 1191  

Richard Cœur de Lion fait rassembler devant Saint Jean d’Acre 3 000 prisonniers tous encordés à se toucher et s’écrie : Égorgez toute cette chiennaille. Il en sera fait ainsi, à coup de pierres, de sabre et de lance.

1191

Sur le versant nord de la vallée de la Romanche, à l’est de Chamrousse, un glissement de terre parti de la montagne de Vaudaine vient conforter une vieille moraine glaciaire, constituant ainsi un barrage qui crée un lac de dix mètres de profondeur.

Richard Cœur de Lion prend Chypre au basileus Comnène et la donne à Guy de Lusignan.

28 04 1192

Richard Cœur de Lion avait préparé son retour en Angleterre en convoquant à Ascalon l’assemblée des barons pour choisir comme roi de Jérusalem un chef qui s’entendît à la guerre. Conrad de Montferrat avait défendu avec succès la cité de Tyr, résistant à toutes ses attaques et avait provoqué la 3e Croisade qui, sans réussir à reprendre Jérusalem, avait permis de réoccuper les grandes places du littoral. Il venait d’être élu par acclamations et, comme il se préparait à quitter Tyr pour aller se faire couronner, il est tué d’un coup de poignard : l’auteur du meurtre est très probablement un envoyé du Vieux de la Montagne, Rachid ed Din Sinan, chef de la secte des Assassins. Il mourra en septembre 1192, mais ses successeurs maintiendront l’organisation terroriste.

Richard Cœur de Lion rentre donc en Angleterre pour réparer les erreurs du prince Jean, mais il le fait sous un déguisement, car il est loin de n’avoir que des amis, même parmi les chrétiens. À Corfou, il embarque sur un bateau pirate que les tempêtes d’équinoxe emmènent se fracasser sur la côte nord de l’Adriatique. On le reconnaît à Vienne et Léopold le met en prison. Blondel, son ménestrel et compagnon de chant le retrouvera en chantant le premier vers d’une chanson partout où il pouvait être susceptible d’être enfermé : ce sera chose faite lorsqu’il entendra Richard reprendre le deuxième vers. Il sera remis au fils de Barberousse, Henri VI de Hohenstaufen, puis libéré contre une rançon tellement énorme qu’elle ne pourra être payée comptant, et dont le solde ne sera jamais intégralement versé.

14 09 1192 

Accord des Croisés avec Saladin : les positions sont figées, les Francs conservent la zone côtière allant de Tyr à Jaffa, et reconnaissent l’autorité de Saladin sur le reste du pays, dont Jérusalem.

1192

Philippe Auguste ordonne le massacre des juifs de Brie Comte Robert.

3 03 1193 

À 55 ans, Saladin meurt. Affaibli depuis longtemps par le paludisme, les soins du juif Moïse Maimonide – alias Moussa Ibn Maimoud – venu tout exprès d’Espagne, ne pourront enrayer son affaiblissement général.

Comme tous les grand dirigeants musulmans de son époque, Saladin a pour successeur immédiat la guerre civile. À peine a-t-il disparu que l’empire est dépecé. Un de ses fils prend l’Égypte, un autre Damas, un troisième Alep. Fort heureusement, la plupart de ses dix-sept enfants mâles, ainsi que son unique fille, sont trop jeunes pour se battre, ce qui limite quelque peu le morcellement. Mais le sultan  laisse aussi deux frères et plusieurs neveux qui veulent tous leur part de l’héritage et si possible, le legs tout entier. Il faudra près de neuf années de combats, d’alliances, de trahison et d’assassinats pour que l’empire ayyoubide obéisse à nouveau à un seul chef : al-Adel, le Juste, l’habile négociateur qui a failli devenir le beau-frère de Richard Cœur de Lion.

Amin Maalouf. Les Croisades vues par les Arabes. J.C. Lattès 1983

3 07 1194

Philippe Auguste est défait à Fréteval par Richard Cœur de Lion. Dans la bagarre, il perd ses archives. Il donna alors mission au frère Guérin de créer le Trésor des Chartes, où seront déposés dès l’année suivante les registres et archives particulières de la Couronne : la fonction de Garde des Sceaux était instituée.

1194

Le Midi, fidèle au droit romain, ne connaît pas le droit d’aînesse, et peut ainsi créer des entités juridiques appelées pariages, – ou paréage – permettant la propriété collective d’un bien. Créé pour permettre des héritages égalitaires, le pariage va s’exprimer dans de très nombreux domaines : nous en est resté celui d’Andorre, coadministré par le comte de Foix dont le président de la République française est l’héritier et l’évêque catalan d’Urgel. À Toulouse, des pariages se forment pour gérer des moulins sur la Garonne. Des centaines de propriétaires – pariers – possèdent des parts – uchaux – dans différents moulins situés à trois emplacements dans la ville. Progressivement, les dépenses communes aux moulins d’un emplacement – chaussée barrant le fleuve, procès – deviennent prépondérantes, incitant à modifier les associations initiales ; ainsi une assurance mutuelle est signée entre les propriétaires pour reconstruire à frais communs une éventuelle destruction.

19 01 1195                  

Et en Espagne, Cuenca a été prise en 1177 avec l’aide du roi d’Aragon ; plusieurs raids ont été lancés contre l’Andalousie, et le roi de Castille s’est même avancé en 1194 jusqu’à Algésiras, d’où il lance un défi à l’empereur almohade Yacoub ben Youssouf. La réponse ne se fit pas attendre : l’année suivante une puissante armée débarquait à Algésiras et remontait vers le nord. Alphonse VIII eut le tort de l’affronter sans attendre les renforts qu’il avait demandés aux autres princes chrétiens, et subit une terrible défaite dans laquelle les chevaliers de Calatrava furent particulièrement éprouvés.

Marcelin Defourneaux. La Péninsule ibérique. 1986

1195 

De la fin du XII° à la fin du XIII° siècle, plusieurs témoignages font état d’un réchauffement climatique notable :

Été à la place de l’hiver                          Un chroniqueur à Cologne en 1187

Encore à Cologne, le théologien Albert le Grand mentionne des récoltes de figues.

Aucun indice d’hiver                                    Un chroniqueur à Liège en 1206

Les raisins sont mûrs à Limoges le 30 juin 1282. Le blé fleurit à la mi-mars à Colmar en 1283.  En janvier 1290, on trouve des violettes dans les champs en Autriche et on récolte des fraises en Alsace. Ces températures particulièrement clémentes n’excluent pas de bons coups de froid : la Seine et la Loire gèlent en 1218, une armée allemande franchit la Baltique gelée en 1227, la mer gèle à Venise en 1234.

À Chartres, la cathédrale romane de Fulbert datant du XI° siècle, a connu un incendie en 1134, qui a détruit la façade ; un second en 1194, qui la ravage presque en totalité : la reconstruction va être rapide : ce sera chose faite en 1260.

C’est la gerbe de blé qui ne périra point, dira Péguy en parlant de la flèche.

Ce fut une migration ininterrompue, un exode spontané de peuple. Toutes les routes étaient encombrées de pèlerins, traînant, hommes, femmes, pêle-mêle, des arbres entiers, charriant des faisceaux de poutres, poussant de gémissantes carrioles de malades et d’infirmes qui constituaient la phalange sacrée, les vétérans de la souffrance, les légionnaires invincibles de la douleur, ceux qui devaient aider au blocus de la Jérusalem céleste, en formant l’arrière-garde, en soutenant, avec le renfort de leurs prières, les assaillants.

Rien, ni les fondrières, ni les marécages, ni les forêts sans chemin, ni les rivières sans gués, ne purent enrayer l’impulsion de ces foules en marche, et, un matin, par tous les points de l’horizon, elles débouchèrent en vue de Chartres. (…)

Tous consentirent à n’être que des manœuvres, que des machines, que des reins et des bras, à s’employer sans murmurer, sous les ordres des architectes sortis de leurs couvents pour mener l’œuvre.

Joris Karl Huysmans. La Cathédrale. 1898

Le verbe ne manque pas de puissance et d’allure, … néanmoins il fallait bien vivre et ce ne pouvait être, ici pas plus qu’ailleurs, d’amour et d’eau fraîche. Comment se faisait donc le financement de ces monuments, dont la construction durait au mieux 50 ans ?

Il y avait la part des fidèles et la part des clercs. Les premiers sont sollicités par la concession d’indulgences ; mais si les bulles pontificales accordant des indulgences sont aussi nombreuses, c’est probablement que le rendement de chacune était plutôt faible. Il y avait aussi les dons venant de riches marchands ou même des rois ; les revenus provenant de l’exposition itinérante des reliques n’étaient pas négligeables.

Mais, dans l’ensemble, l’essentiel du financement venait des évêques et des chanoines, tous d’origine aristocratique. Pour Notre Dame de Paris, Maurice de Sully était autant un mécène qu’un initiateur de projet. En 1215, Guillaume de Seignelay, évêque d’Auxerre, prélève sept cent livres de sa fortune personnelle pour la reconstruction de la cathédrale, ce qui assure une année de travaux. À Chartres, le clergé donne trois ans de ses revenus.

Pour assurer la continuité de gestion de ces grandes entreprises, les premières années du XIII° siècle virent se mettre en place une institution nouvelle, promise à un bel avenir : la fabrique, que l’on appelle parfois également l’œuvre de la cathédrale. Celle-ci jouit d’une personnalité juridique, qui lui permet de recevoir les dons et legs, de posséder un patrimoine, et de financer le chantier dont elle devient le maître d’œuvre.

Ce sont sans doute les chanoines qui sont à l’origine de cette innovation. Ils administrent le trésor et tiennent à ce titre une place essentielle dans la gestion au quotidien du chantier. Ils s’entourent aussi d’une véritable administration : trésoriers, procurateurs, intendants, forment les cadres de ce qui devient, par sa puissance financière et le nombre de ses effectifs, la principale entreprise de l’économie urbaine.

C’est en entrant dans l’administration de la fabrique que certains laïcs parviennent à jouer un rôle dans la construction des cathédrales. Ainsi à Strasbourg : l’œuvre de Notre Dame, qui apparaît en 1246, est dirigée conjointement par un laïc et un chanoine ; en 1263, un accord entre l’évêque et la ville engage un processus de municipalisation de la fabrique, qui retire peu à peu à l’évêque et à son entourage la gestion de sa cathédrale.

L’exemple est célèbre ; il ne doit pas faire oublier que, dans la France capétienne, le chapitre parvient malgré tout à défendre ses prérogatives. Parce qu’il appartient à l’espace germanique où les gouvernements urbains assument un rôle politique majeur, l’œuvre de Strasbourg s’apparente plutôt aux fabriques italiennes, elles aussi intégrées dans les rouages du pouvoir municipal. Le cas le plus spectaculaire est la cathédrale San Petronio de Bologne, qui s’identifie à ce point à la cité qu’elle arbore fièrement les couleurs rouge et blanc de son blason. Financé par les élites, San Petronio est un temple civique qui échappe totalement à son évêque : celui-ci n’apparaît dans les comptes de la fabrique qu’en tant qu’employé municipal, payé pour dire la messe au même titre que les maçons ou les tailleurs de pierre. Si l’institution urbaine investit de la sorte les fabriques, c’est aussi parce qu’elles constituent un formidable levier d’intervention économique et un mode de contrôle social. D’abord, il faut gérer l’approvisionnement en matériaux. La fabrique contrôle donc les carrières, qui deviennent, de ce fait, des chantiers satellites de celui de la cathédrale, et étendent son autorité territoriale. Mais le chantier d’une cathédrale, c’est aussi la gestion d’une masse considérable de main d’œuvre et un événement décisif dans le remaniement foncier du cœur des villes. C’est enfin parfois, l’ouverture de lieux d’assistance pour les pauvres : les fabriques deviennent donc les acteurs de premier plan de la vie urbaine.

Ces puissantes institutions financières frappent aujourd’hui encore par la rationalité de leur comptabilité et de leur gestion. Si les historiens peuvent analyser avec précision l’organisation des chantiers de cathédrales, c’est parce que les fabriques ont conservé d’impressionnantes séries de registres et de livres de comptes.

Jean-Louis Biget, Patrick Boucheron. L’Histoire Décembre 2000.

1197  

Richard Cœur de Lion construit Château Gaillard pour barrer la route de la Seine à Philippe Auguste, mais ce dernier s’en emparera en 1204.

8 01 1198   

Rome se donne un pape d’envergure : Une élection extraordinairement rapide et unanime donne un successeur au pape Célestin III, mort le jour même : à un vieillard plus que nonagénaire, elle substitue un homme de trente-sept ans, qui va prendre le nom d’Innocent III. Il a fait de fortes études de théologie et de droit aux Universités de Paris et de Bologne : c’était exactement, les ordres mis à part, le chevalier chef militaire et juriste que les communes commençaient à choisir parmi les anciens étudiants nobles de Bologne ou de Padoue pour lui remettre le soin de leur assainissement politique à titre de podestat, et qui deviendra bientôt le seigneur. Et ce n’est pas seulement le pape et le canoniste féru de la primauté romaine. Son pontificat est considéré comme l’un des épisodes principaux de l’accession du Saint Siège à l’autorité suprême. C’est le chef né qui s’exprime dans sa proclamation d’avènement : C’est à moi que s’applique la parole du prophète : Je t’ai établi au-dessus des peuples et des royaumes, pour que tu arraches et que tu détruises et aussi pour que tu bâtisses et que tu plantes. […] J’ai reçu de Rome la mitre, signe de ma fonction religieuse, et la tiare qui me confère la domination terrestre.

On ne peut pas dire que, chez lui, l’homme s’efface devant le ministère. Innocent III profita de l’affaiblissement momentané de l’empire germanique pour mener sur tous les plans une politique aussi personnelle que grandiose.

D’abord pour être maître dans une Rome où l’influence impériale avait constamment appuyé les adversaires du pape. La Ville Éternelle était, au politique, soumise à deux magistratures concurrentes : celle du préfet, représentant de l’Empire, celle du sénateur ou des sénateurs, organe exécutif de la Commune. N’ayant plus d’empereur à représenter, le préfet s’empressa de faire hommage au pontife, qui l’investit de sa charge à titre de fief de l’Église. Le sénateur appartenait, semble-t-il, à la famille maternelle du nouveau pape : il démissionna, et Innocent III fit nommer un sénateur pontifical, qui lui prêta également serment. La commune romaine n’en restait pas moins autonome, avec ses finances, son armée, ses localités sujettes, ses alliances. À plusieurs reprises les guerres entre Rome et les régions avoisinantes, sur lesquelles Innocent rétablissait le pouvoir du Saint Siège, les querelles des familles patriciennes et les agitations du peuple vinrent contrecarrer l’emprise du pontife, qui dut même, au printemps 1203, se réfugier pour toute une année à Anagni, avant de parvenir à faire accepter par la commune, en 1205, une constitution à peu près définitive, qui mettait la nomination du sénateur entre les mains du pape.

Seigneur du monde chrétien, Innocent III était aussi seigneur de l’Église. Les papes ne l’étaient guère jusque là qu’en droit, limités qu’ils étaient par les évêques et les conciles. En ce qui concerne les premiers, le concile du Latran déclara que l’Église Romaine possède sur toutes les autres Églises le principat d’un pouvoir ordinaire comme mère et maîtresse de tous les fidèles du Christ. Les prédécesseurs d’Innocent avaient travaillé à donner à leurs conseillers, les cardinaux, la prééminence sur les évêques, et saint Bernard écrivait, une cinquantaine d’années auparavant, dans un traité destiné à son ancien élève le pape Eugène III : Il est tout à fait ridicule que vos ministres, vos serviteurs, s’efforcent à prendre le pas sur leurs égaux dans le sacerdoce. La raison ne peut le souffrir. La chose n’était plus guère discutée sous Innocent III, et celui-ci donna une grande importance aux cardinaux ses intimes en les réunissant fréquemment en consistoire. Par contre, ont complètement disparu les conciles romains réunis à Pâques (et parfois à l’automne) : composés du clergé de Rome, des évêques de la région, d’autres évêques italiens et de leurs confrères étrangers de passage, ils avaient longtemps constitué l’organe de direction de l’Église. Subsistaient, comme expression de la chrétienté universelle, les conciles œcuméniques, et Innocent III en convoqua un, le IV° du Latran (1215). Mais ce fut en usant de modalités bien significatives : les archevêques et les évêques ne furent pas seuls convoqués, mais aussi les abbés et les chapitres, ce qui devait constituer une assemblée hétérogène où l’épiscopat ferait difficilement corps ; les matières à traiter au concile devaient être préalablement le sujet de mémoires ; enfin, les sessions plénières se réduisirent à trois, le travail effectif étant fait en commissions spécialisées, avec toutes les facilités que le pape pouvait avoir ainsi de triompher d’une opposition éventuelle en gagnant les Pères groupe par groupe. Nulle opposition, d’ailleurs, ne se manifesta et le concile du Latran – où Innocent III acheva de régler toutes les grandes questions pendantes, prit des dispositions pour la Croisade et promulgua une paix de quatre ans entre les États chrétiens – fut le triomphe de sa vie et l’une des plus grandes heures de la papauté.

Merveilleux et sublime est le spectacle d’un homme qui, avec une majesté tranquille, guide vraiment le monde, ne serait-ce qu’un instant, suivant sa volonté… Innocent III est la plus faste constellation où l’Église soit jamais entrée au cours de son histoire. Cet enthousiasme d’un protestant allemand, le grand historien de la Rome médiévale Gregorovius, dit assez ce que put être l’exaltation des Italiens du temps. Leur compatriote, le fils du comte de Segni, leur avait montré à quoi pouvait atteindre l’homme.

Émile G Léonard. L’Italie médiévale. 1986

La montée en puissance de la papauté n’est pas vraiment d’une nouveauté ; les papes ont toujours été là et leurs décisions ont marqué la trame de l’histoire ecclésiale. C’est vrai. Mais cette vision rend très mal compte du changement que quelques papes vont conduire entre 1150 et 1300. Certes, ils durent faire face à une situation exceptionnelle. En 1198, le pape Célestin III meurt. Son passage à Rome n’a pas marqué d’une empreinte décisive l’histoire de ce siècle prestigieux. Les cardinaux doivent au plus tôt désigner son successeur. Pour une fois, ils peuvent délibérer sans avoir à subir les pressions de l’empereur et du roi de France. Ces deux puissances n’interviennent pas. Pourtant, les cardinaux agissent, semble-t-il, en hâte. Peut-être craignent-ils une nouvelle période confuse. Après tout, les désordres qui ont secoué la papauté ne sont pas si éloignés : l’Église sort d’un petit schisme qui a duré dix-huit ans (septembre 1159 – septembre 1177).

Ils élisent, à l’unanimité (ce n’était pas fréquent), un homme de trente-sept ans, Lotario de Segni, le plus jeune membre du collège cardinalice. Il choisit le nom d’Innocent III [1198-1216]. Ce n’est pas tout à fait un inconnu. Son oncle, Lucius III [1181-1185], était justement l’homme qui avait redressé l’administration à partir de 1181 ; lui aussi, qui avait nommé cardinal Lotario, simple étudiant en théologie à Paris, puis étudiant en droit à Bologne. C’était pourtant un homme jeune.

Pourquoi les autres évêques l’ont-ils désigné ? Sans doute parce qu’ils étaient fatigués d’avoir un pape très âgé (Célestin III avait quatre-vingt-dix ans au moment de sa mort) ; surtout parce que la personnalité de Lotario les impressionnait : il semblait savoir beaucoup de choses et poursuivre des objectifs clairs. Il parlait de relancer une croisade, il souhaitait contrôler davantage l’ensemble des institutions ecclésiales ; enfin, il voulait engager une réforme globale de cette immensité qu’on désignait du terme de chrétienté.

Le mystère d’Innocent III est l’ampleur des tâches qu’il réussit à accomplir durant les dix-huit ans de son pontificat. Dans ce laps de temps relativement court, il intervint avec autorité dans plusieurs domaines. Avant lui, la papauté est une institution prestigieuse mais continuellement menacée ; après lui, c’est une puissance que personne ne semble pouvoir entamer. Toute l’ambiguïté de son œuvre tient en une constatation : il a tenté, et en partie réussi, à faire de Rome la clé de voûte de l’organisation sociale et politique de l’Europe. Les rois durent l’écouter. Peut-être eut-il trop de pouvoir. L’avenir allait se charger de rectifier le rêve de ce pontife prestigieux.

Pourtant, Innocent III ne fut pas le moins du monde infaillible. Il commit quelques erreurs de taille. Par exemple, il ne comprit pas que Venise allait se servir de la quatrième croisade pour déstabiliser Constantinople ; certes, il n’avait pas imaginé le sac de la ville. Il en fut pourtant en partie responsable. À partir de cette date, Venise devient l’une des puissances dominantes de la Méditerranée. Et elle récupère une bonne partie des trésors de l’ancienne Byzance. Ce fut un rapt.

Autre décision contestable. C’est lui qui, au concile de Latran IV, montre du doigt les vaudois, les cathares et les juifs, puis les désigne aux autorités séculières.

Enfin, Innocent III ne comprend pas les intentions réelles de Simon de Montfort. Il le soutient envers et contre tous ; moyennant quoi, il passa l’incendie de Béziers par profits et pertes. Ce qui était une erreur magistrale.

Quelles sont les orientations voulues par Innocent III qui marquèrent son passage ? Pourquoi certains historiens affirment-ils qu’il fut le plus grand des papes – ce qui n’a évidemment pas grand sens ? Il faut se pencher un instant sur son action. En tout cas, donner quelques exemples des décisions qu’il imagina et sut imposer.

En voici une. C’est lui qui met au point les règles de l’élection du pape, déjà définies au concile de Latran III (1179). Ce sont les cardinaux qui doivent le désigner. Pour cela, ils se réunissent en conclave. Celui-ci doit être strictement isolé : un collège électoral ne doit subir aucune pression. C’est lui encore qui impose la règle d’une majorité des deux tiers. À partir de cette date, il devient théoriquement impossible de manipuler les cardinaux. On verra, au moment du Grand Schisme, comment ce principe fut de nombreuses fois tourné. N’empêche : sur longue distance (sept siècles), ces règles de désignation vont prouver leur solidité. On a dit longtemps qu’elles facilitaient la nomination de papes italiens. Or, il suffit de jeter un coup d’œil sur la longue liste des papes pour comprendre que cette affirmation doit être nuancée. Depuis la naissance de l’Église, il y eut des papes de plusieurs nationalités.

Deuxième exemple. C’est lui qui, malgré les dénonciations et les rumeurs, soutient sans défaillir saint Dominique (1170-1221) et surtout saint François d’Assise (1182-1226). Le second fut, on le sait, en butte à tous les esprits timorés, et Dieu sait s’il y en avait. Innocent III n’écouta personne. Il avait parfaitement compris que François introduisait dans la pratique du christianisme monastique un changement important. Non pas seulement l’apologie de la pauvreté : il ne fut pas le seul, et ce n’est pas sur ce point qu’il ouvrit une voie nouvelle. Disons qu’il avait une compréhension presque instinctive de l’Évangile, de son mystère et de l’angoisse contenue dans ces lignes. En même temps, il fut l’homme qui secoua l’apparente tristesse de la foi ; avec lui, surgit une nouvelle aube pour les frères qui rejoignirent son ordre. Et même pour les laïcs auxquels il révéla la clarté du Christ et la beauté du monde.

François était considéré comme un mauvais esprit. Innocent III le défendit sans tenir compte des accusations qu’on répandait sur lui. En ce sens, ce pape, juriste et intransigeant, fut à sa manière un novateur.

Autre changement imaginé par Innocent. C’est lui qui crée le concept de plenitudo potestatis. Selon Innocent III, le pape, successeur de Pierre, est seul dépositaire des pouvoirs exceptionnels que le Christ a donnés au chef de l’Église. Il n’y a donc qu’une tête commune pour tous ; elle a pour fonction principale de maintenir l’unité des croyants. Le pape est le premier parmi tous les autres. Dès cette époque, quelques théologiens estiment qu’il est infaillible dans les domaines touchant directement la foi ; c’est le tout début du débat sur l’infaillibilité. Mais à l’époque il demeure marginal. En tout cas, Innocent III ne s’aventure pas jusque-là.

Dans le domaine de la vie ordinaire des chrétiens, Innocent III fait du concile de Latran IV l’un des plus importants de cette période : près de cinq cents participants, d’après certaines sources, et une œuvre législative considérable. Elle achève l’ensemble des travaux entrepris par Grégoire VII à la fin du XI° siècle, et qu’Innocent III poursuit jusqu’au début du XIII° siècle. Le concile mène à leur terme les nécessaires précisions concernant les sacrements. D’abord la pénitence. Latran III (1179) avait défini le principe essentiel ; mais c’est Latran IV (1215) qui entre dans le détail : les chrétiens devront se confesser au moins une fois l’an. Il serait préférable qu’ils reçoivent le sacrement de pénitence avant Noël, avant Pâques, avant la Pentecôte. Ce fut un changement important. La confession demandait un effort exceptionnel pour de nombreux chrétiens (énumérer devant un autre homme les fautes qu’on a commises n’allait pas de soi) ; elle était aussi un acte de libération intérieure. On a reproché à cette pratique du sacrement de pénitence de pousser les croyants à se mettre tout simplement en conformité avec les règles de l’Église plutôt qu’avec Dieu et leur conscience. Il est difficile de répondre. En tout cas, la confession va constituer une pratique sacramentelle fondamentale. Ces règles furent précisées à cette date ; en particulier, l’interdiction absolue pour les confesseurs de rapporter à qui que ce soit ce qui leur avait été confié.

Dernière remarque. Innocent III et Latran IV précisent la nature de l’Eucharistie. Le corps et le sang du Christ sont contenus sous les espèces du pain et du vin. C’est une réfutation à ce que disent les cathares. Mais c’est aussi un appel aux fidèles pour qu’ils communient. Curieusement, cette recommandation ne fut pas immédiatement suivie d’effet. Beaucoup de chrétiens redoutaient de commettre un sacrilège. On ne s’approchait de la communion qu’avec crainte et tremblement : la rencontre entre le croyant et Jésus-Christ semblait un moment inouï. Il faudra des siècles pour que la communion fréquente devienne une des pratiques ordinaires des chrétiens.

Voilà quelques-unes des modifications ou des précisions qu’Innocent III contribua à établir dans l’Église. Ce ne sont là que certains de ses efforts. Les historiens de l’Église confient que, s’il avait été un saint, il aurait occupé une place importante parmi les plus grands papes. Mais il n’était pas un saint.

D’autant qu’il faut tenir compte du rôle politique qu’il joua. Il opposa sa suzeraineté à la reine Constance, femme de l’empereur Henri VI, décédé en 1197 ; puis il demeura le tuteur de son fils Frédéric et élimina les influences allemandes en Italie. Pour défendre l’héritage italien de la comtesse Mathilde, Innocent III n’hésita pas à excommunier l’empereur Othon de Brunswick qu’il avait couronné lui-même en 1209. Logiquement, il appuya Philippe Auguste qui battit Othon à Bouvines en 1214. Même autorité impitoyable vis-à-vis de l’Angleterre : Jean sans Terre fut excommunié, puis fit sa soumission et ne fut plus qu’un vassal du Saint-Siège. Lorsqu’Innocent mourut (1216), il avait la conviction d’avoir fait de la papauté une autorité supérieure à celle des rois de l’époque. Bien entendu, ce fut une illusion.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois. 2000

1198 

En Espagne, les Almohades, berbères venus du Maroc depuis 1172, qui ont supplanté les Almoravides, écrasent les chrétiens à Alarcos.

Mort à Marrakech du philosophe musulman Ibn Rushd, connu en Occident sous le nom d’Averroès, né à Cordoue en 1126. Averroès avait occupé différentes fonctions à la cour du gouverneur de Ceuta et Tanger, puis celle de juge à Séville ; il était ensuite revenu à Cordoue pour être finalement banni à Lucena ; le roi Al Akham II avait fait construire une bibliothèque contenant plus de 250 000 livres !

L’on chargea le cadavre sur une bête de somme, l’autre coté du bât étant équilibré par ses écrits.

Ibn Arabî.

Il avait assimilé l’aristotélisme grec en commentant son œuvre à partir de traductions réalisées par d’autres puisque lui-même ne parlait pas le grec ; il avait tenté de l’harmoniser avec la charia musulmane, c’est à dire tenté le mariage de la raison et de la révélation… une des grandes figures de la pensée arabe, avec Avicenne et Ibn Khaldun (1332-1406), mais penseurs de fait isolés au sein du monde arabe où la culture dominante avait déjà sombré sous le poids des fatwas des oulémas, des théologiens et récitants du Coran. Les théologiens arabes prononçaient déjà leur anathème : Adopter le rationalisme, c’est faire profession d’athéisme.

*****

Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et Al-Andalus, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation, les sciences disparurent.

Ibn Khaldun

On rapporte une discussion avec le roi Yaqoub Al Mansur sur les caractères propres de Cordoue, la cité du livre et Séville, celle de la musique : Je ne comprends pas ce que tu dis, mais il se trouve que si un sage meurt à Séville et que l’on veuille vendre ses livres, ceux-ci sont emportés à Cordoue, et que si l’on veut se débarrasser de ses instruments de musique, on les emporte à Séville. Cordoue est dans le monde entier, la ville qui a le plus de livres.

Toujours en terre musulmane, mais beaucoup plus à l’est, en Anatolie, une femme est au pouvoir depuis 1191 et va le rester jusqu’en 1201 : Mama Hatun, de la dynastie des Saltukides. Chef des armées, elle va laisser son empreinte à Tercan, sa capitale, en Anatolie : mausolée, hammam et un grand caravansérail. Dix ans, c’était vraiment le maximum que pouvaient supporter les hommes : elle sera supprimée.

1199   

Aléonor d’Aquitaine fait mettre noir sur blanc tout un ensemble de codes maritimes pratiqués mais non écrits jusqu’alors : les Rôles d’Oléron. Oléron, parce que s’y pratiquait à l’excès le pillage d’épaves. Cela concerne le fait des mers, des nefs, des maistres, compaignons mariniers et aussi merchants. Ils abrogent certains droits dont l’application avait été pervertie : droit de bris, d’aubaine et d’épave. Ils vont rencontrer un grand succès, seront appliqués sur toutes les côtes d’Europe, jusqu’en mer Baltique, et seront à l’origine de la loi de l’amirauté britannique.  La tendresse n’y trouvait pas sa place :

Le maître est libre de composer son équipage comme il lui plaît ; nul ne peut le contraindre à prendre un marinier dont il ne veut pas. Les matelots doivent dormir vêtus. Ceux qui découchent au port sont jugés déloyaux et coupables de parjures. Le maître doit tenir les délinquants à la boucle et les remettre aux mains de la justice lorsqu’il rend le bord. Il ne doit pas expeller le marinier sur sa chaude [1] mais attendre d’être revenu de sang froid.

Le marinier doit souffrir le soufflet ou le coup de poing du maître, mais si le maître le poursuit, il peut se réfugier derrière la chaîne et s’y mettre en défense en requérant le témoignage de ses camarades. S’il frappe le maître ou lève sur lui une arme, il est attaché avec un couteau bien tranchant au mât du navire par une main, et contraint de la retirer, de façon que la moitié lui en demeure au mât attachée.

Des amendes punissent les injures. Le voleur a la tête tonsurée, puis arrosée de poix bouillante. Quiconque tue un de ses compagnons de bord est lié à sa victime et précipité dans les flots ; à terre, tous deux sont ensevelis ensemble.

1200

Richard Cœur de Lion puis Jean sans terre, rois d’Angleterre en même temps que ducs d’Aquitaine, ont introduit le vin de Bordeaux à la cour d’Angleterre, (où les vins de Poitou et d’Anjou l’avaient précédé) : ce n’est alors qu’un vin clairet, c’est à dire rosé, dont l’abus a le grand avantage de ne pas provoquer de gueule de bois. Ces french clarets [2] firent l’objet d’un commerce prospère pendant des siècles, jusqu’à être interrompus par les conflits entre la France et l’Angleterre à partir de la fin du XVII° siècle.

De 1200 à 1225, Rouen va connaître pas moins de 6 incendies !

1202

Le Pisan Leonardo Fibonacci introduit des chiffres dits arabes, d’invention hindoue, et cette innovation capitale qu’est le zéro, inventé cinq siècles avant notre ère par l’indien Aryabhata.

1203-1204

Philippe Auguste met à profit la faiblesse du roi d’Angleterre pour ramener la Normandie dans l’escarcelle de la France, sommant les barons normands de choisir entre Normandie continentale et Normandie insulaire. Mais auparavant, il a tout de même fait construire, tournée vers la Normandie, la puissante forteresse du Louvre. Il ne s’est pas occupé que de construire une forteresse pour Paris, mais encore et surtout d’en paver les rues, œuvre grande et coûteuse mais fort nécessaire :

Un certain moment, il allait par son palais [qui se trouvait à la pointe ouest de l’île de la Cité] en réfléchissant à toutes ses tâches, comme celui qui est soucieux de maintenir et de réformer son royaume. Il s’appuya à l’une des fenêtres de la salle, comme il avait coutume de le faire, pour regarder la Seine et pour avoir récréation de l’air. Mais il arriva que les charrettes que l’on tirait dans les rues se mirent à soulever et à retirer la boue et l’ordure dont ces rues étaient pleines, de sorte qu’une puanteur si forte en sortit que le roi pouvait à grand peine les supporter. Et elle monta jusqu’à la fenêtre où le roi était appuyé. Quand il sentit cette puanteur et cette infection, il se détourna de cette fenêtre en grande abomination de cœur.

Les Grandes chroniques de France [I, 16]

Si le pavage facilite grandement le nettoiement des rues, cela ne peut en rien mettre fin à ce qui vient d’en haut : et c’est ainsi qu’aux dires de Joinville, le petit-fils de Philippe Auguste, Saint Louis, se prendra sur la tête le contenu d’un pot de chambre, versé par un étudiant qui ne savait pas que le roi empruntait tôt le matin ce chemin pour aller à l’église des Cordeliers !

hiver 1203-1204 

La quatrième croisade a été lancée en août 1198 par Innocent III pour reprendre Jérusalem à Saladin ; mais le nerf de la croisade – le même que celui de la guerre – manque et les croisés se font mercenaires, au service dans un premier temps du doge de Venise, Enrico Dandolo, qui les transporte : ils pillent la ville de Zara en Dalmatie, aux dépens du roi de Hongrie. Arrivés sous les murs de Constantinople le 24 mai, ils l’ont attaqué en juin-juillet, mettant en fuite les armées grecques d’Alexis III, et louant leur glaive à Isaac Ange pour le rétablir sur son trône. Mais un coup d’état a ramené son père Alexis Doukas au pouvoir, qui découvre l’ampleur des concessions faites par son fils et usurpateur – rétablissement de l’union religieuse avec Rome, aide aux Latins dans leur lutte contre le Turc. Il temporise.

Ainsi commença la guerre et mal fit qui put mal faire, et par terre et par mer. Les Francs et les Grecs se combattirent ensemble, sans que les Grecs y perdissent plus que les Francs. Ainsi dura la guerre longtemps, jusqu’au cœur de l’hiver.

Et alors les Grecs eurent la pensée d’une bien grande ruse ; car ils prirent dix-sept grandes nefs, et les emplirent toutes de bois gros et menu, et d’étoupes et de poix, et de tonneaux, et attendirent que le vent soufflat de devers eux très fortement. Et une nuit, à minuit, ils mirent le feu aux nefs, et laissèrent les voiles aller au vent ; et le feu s’alluma bien haut, en sorte qu’il semblait que toute la terre brûlât ; et les nefs s’en venaient ainsi vers la flotte des pèlerins. Alors le cri s’élève dans le camp, et on court aux armes de toutes parts. Les Vénitiens courent à leurs vaisseaux.

Geoffroy de Villehardouin. vers 1150 – vers 1215.

13 06 1204 

Les Croisés, éblouis par les richesses de la ville, ne tiennent plus en place et passent du statut de libérateur à celui de pillard, mettant la ville à sac. Parmi eux, un certain Simon de Montfort qui fait son apprentissage de grand prédateur : on le reverra à l’œuvre dans le sud de la France, n’ayant rien oublié de la sauvagerie ici déployée :

Ils massacraient les nouveau-nés, tuaient les femmes tempérantes, dénudaient même les femmes âgées et les outrageaient. Ils torturaient les moines, les frappaient du poing, leur foulaient le ventre de leurs talons, rouant de coups ces corps vénérables. Ils versaient du sang mortel sur les saintes tables et, sur chacune, à la place de l’agneau de Dieu sacrifié pour le salut du monde, on traînait les gens comme des moutons pour leur trancher la tête.

Jean Masaritès, métropolite d’Ephèse

Alexis Ducas, surnommé Murtzulphe à cause de ses longs sourcils, profita du mécontentement général, se débarassa des deux fantômes d’empereurs, étrangla lui-même le jeune Alexis, et fit prendre les armes aux habitans. Alors les Vénitiens et les Français attaquèrent Constantinople, s’en rendirent maîtres, mirent à mort le féroce Murtzulphe, pillèrent cette grande ville, dépouillèrent les églises, partagèrent entre eux un immense butin et, après un court interrègne, placèrent Baudoin sur le trône impérial.

M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808

Le butin remplit trois églises. Ni son très grand âge, ni ses yeux aveugles n’empêcheront le doge Dandolo de rafler quinze tonnes d’or (soixante mille marcs d’or) et de ramener aussi les chevaux de bronze qui orneront la place St Marc… jusqu’à ce que Bonaparte les ramène à Paris.

Il est peu de chevaux de chair et d’os qui aient vu autant de pays que ceux-ci, en bronze :

  • Probablement sculptés par Lysippe de Sicyone, à Corinthe ou sur l’île de Chio, sur une commande d’Alexandre le Grand, alors nommés Quadrige du Soleil sortant des flots.
  • Ils passent aux mains de Tiridale, roi d’Arménie, qui en fit présent à Néron, pour le remercier de l’avoir fait roi…
  • Qui les dispose aux cotés de sa statue géante, dans sa Maison dorée, proche du Colisée, d’où ils déménagent sur l’arc de triomphe de Trajan.
  • Constantin les emmène à l’hippodrome de Constantinople.
  • Marino Zeno, podestat à Constantinople pour le compte des Vénitiens, les remet à Venise.
  • Bonaparte les prendra à Venise pour les mettre au sommet de l’Arc de Triomphe du Carrousel.
  • La Restauration les rendra à Venise, via l’Autriche. Ceux qui figurent aujourd’hui sur l’Arc du Carrousel sont une copie réalisée en 1828 par François Joseph Bosio, prenant dès lors le nom de La paix conduite sur un char de triomphe.

Le fragment de la vraie Croix, mis en lieu sûr par Heraclius en 635, après avoir effectué un remake du calvaire du Christ, sera attribué au roi Baudouin VI de Hainaut, dont le successeur  Baudouin de Courtenay, 40 ans plus tard, fauché, le revendra à Saint Louis ! Il était aussi une autre relique sainte dans le trésor des empereurs de Constantinople, arrachée aux Arabes à Edesse en 944 : le Mandylion, (foulard en grec) un tissu  sur lequel figure l’empreinte  du corps du Christ… qui n’est autre aujourd’hui que le Suaire de Turin. Le visage était reproduit sur des monnaies de Justinien. On ne sait pas très bien qui s’en empara… d’aucuns parlent des Templiers qui l’auraient gardé à Saint Jean d’Acre, puis à Sidon, puis à Chypre, puis en France à partir de 1306.

Les rescapés de la cour impériale iront s’installer à Nicée, qui deviendra la capitale provisoire de l’empire grec jusqu’à la reprise de Byzance, 57 ans plus tard.

Le sac de Constantinople, resté comme une déchirure dans la mémoire orthodoxe, rendra irrémédiable le schisme de 1054 entre la Chrétienté latine et la Chrétienté d’Orient.

Jean Sévilla. Historiquement correct. Perrin 2003

On ne saurait songer sans horreur à la profanation que les croisés firent de la grande église Sainte-Sophie. Ils rompirent l’autel, qui était composé de diverses matières très précieuses, et qui était le sujet de l’admiration de toutes les nations, et en partagèrent entre eux les pièces, comme le reste des ornements dont mon discours ne peut égaler la beauté ni le prix. Ils firent entrer dans l’église des mulets et des chevaux, pour emporter les vases sacrés, l’argent ciselé et doré qu’ils avaient arraché de […] et une infinité d’autres meubles.

Nicétas Chôniatès, historien byzantin

On proclame, à tout hasard, la création d’un Empire latin d’Orient destiné à se substituer à Byzance. Du coup, l’Empire byzantin n’aura plus qu’un seul objectif : consacrer toutes ses forces à reprendre Constantinople, à partir de Nicée devenue capitale provisoire, au lieu de lutter contre les Turcs en Anatolie.

[…] Entre la rupture avec Rome, en 1054, et la chute de Constantinople en 1453, l’Église orthodoxe (on devrait dire les Églises orthodoxes, mais nous nous en tiendrons ici à la principale) n’a pas cessé d’étendre son influence. C’est parce qu’elle existe que l’Europe de l’Ouest, du Nord, du Centre et celle de l’Est (Bulgarie, Serbie, Roumanie, enfin Russie) sont chrétiennes. Mais, pour comprendre la situation au début du XV° siècle, il faut remonter un peu en arrière.

On se souvient des circonstances de la rupture. On a montré plus haut à quel point elles furent lointaines, profondes ; et à quel point, épisodiques, soudaines. Deux mondes différents se font face. L’Orient, d’abord, qui fut le berceau du christianisme, qui parle grec, qui aime les subtilités intellectuelles et les ruptures fracassantes ; l’Occident, ensuite, héritier géographique de l’Empire romain des origines, de culture latine, groupé autour de Rome, siège de la papauté. L’Orient, qui a le goût de la philosophie et des mots ; l’Occident, qui aime les constructions juridiques et la progression régulière. L’Orient, qui eut la passion de la splendeur ; l’Occident, celle des édifices majestueux. Au carrefour du XII° siècle, il faut se rendre à l’évidence. Sans être coupées, les relations entre les deux mondes sont devenues rares. On ne parle plus grec dans l’Europe occidentale ; et la plupart des évêques d’Orient ignorent le latin. Si l’on ajoute à ces données peu contestables l’impact des guerres qui séparent les deux mondes, on a une vue schématique des univers en présence.

Quant à la rupture, elle tourne autour de deux dates : 1054, qui voit l’affrontement violent et un peu fou des deux capitales. Et, surtout, 1204 : cette année-là, la quatrième croisade – secrètement poussée par les Vénitiens – se trompe d’objectif, prend Constantinople en lieu et place de Jérusalem. Le sac de la capitale de l’Orient ne sera jamais oublié. Les tentatives de rapprochement – il y en eut beaucoup – échouent toutes. Les autorités y furent souvent favorables, les peuples d’Orient toujours hostiles.

Faut-il rappeler les désaccords doctrinaux ? Le plus connu, on l’a dit, est le filioque que certains Occidentaux avaient ajouté au Credo pour le rendre plus clair. Les Orientaux ne voulurent jamais en entendre parler. Pas davantage que Rome ne pouvait accepter le césaro-papisme de Constantinople : l’empereur, là-bas, était l’élu de Dieu et le patriarche n’était que son second. Le premier concentrait entre ses mains autorités spirituelle et temporelle. Pourtant, en Orient, la rigueur de la vie monastique, le goût de l’ascèse, allaient orienter l’ensemble des attitudes religieuses vers le mysticisme, les liturgies savantes, la recherche d’une forme de transfiguration du monde (par exemple, l’œuvre de Siméon, théologien à cheval sur les X° et XI° siècles).

C’est cette Église qui accomplit une œuvre missionnaire exceptionnelle. Il suffit d’énumérer la progression de l’orthodoxie pour mesurer son dynamisme. Elle prend son élan au sud : Caucase d’un côté, Géorgie de l’autre. Saint Cyrille et saint Méthode, rappelons-le, ont traduit les Livres sacrés en slavon, qui va demeurer longtemps la langue liturgique.

Au IX° siècle, les Bulgares sont baptisés. Du IX° au X°, les Serbes, les Roumains et les Russes de la principauté de Kiev se rallient à la religion de Byzance.

Kiev est fascinée par Byzance. Elle veut la copier et, en même temps, elle déteste cette cité orgueilleuse. La chute de Constantinople accélère la progression vers le nord. C’est en 1589 que Moscou obtient son autonomie ecclésiastique. Le mythe de la Troisième Rome prend naissance ; il s’inscrira dans l’architecture de la place Rouge et des couvents proches de Moscou ; il sera l’une des composantes essentielles du nationalisme russe.

La plupart de ces Églises furent indépendantes. Par exemple, l’Église de Serbie, ou patriarcat serbe, date du IX° siècle. Constantinople lui accorde l’autonomie en 1346. Et il faudra attendre 1950 pour que l’Église de Macédoine obtienne du patriarcat serbe son indépendance.

L’Église de Roumanie – en nombre, la deuxième Église orthodoxe après celle de la Russie – prend son élan entre les IX° et X° siècles. Le primat de Bucarest prendra, en 1925, le titre de patriarche. L’Église roumaine groupe près de sept millions de fidèles.

Même évolution pour l’Église bulgare. Là encore, c’est aux IX° et X° siècles que tout se décide. Mais, cette fois, la Bulgarie hésita entre Byzance et Rome. En 1204, le pape Innocent III envoya un légat pour couronner roi le prince Kalojan (et non empereur, comme celui-ci l’aurait voulu). Bien plus tard, les Turcs autorisèrent la création d’un exarchat bulgare, qui finit par être reconnu en 1945.

C’est évidemment l’aventure russe qui est la plus impressionnante. Tout commence vraiment avec le baptême de Vladimir, grand prince de Kiev. Nous sommes aux environs de 990. En 1054, cette petite Église rejoint Constantinople. Des clercs bulgares – qui détestent Byzance – participent à l’évangélisation de l’Ukraine. En même temps, les moines du mont Athos fondent une mystique cénobitique. Le moine Antonin est à l’origine du monastère de Kievo-Petcherskaïa Lavra, la Laure de Petchersk à Kiev, qui va devenir le centre de la vie religieuse russe. Au XIV° siècle, c’est Serge de Radonèje qui crée le monastère de la Trinité, aux portes de Moscou. Kiev avait quelque dix-sept monastères au XII° siècle. Elle en aura plus de quarante un siècle plus tard. Sans compter le monastère de l’île Solovietsky (l’actuelle Arkhangelsk), au bord de la mer Blanche (1429).

En tout cas, c’est en 1328 que le siège du métropolite est transféré à Moscou. Il faudra attendre le XVI° siècle pour que les théologiens russes cherchent à mettre en place l’idée d’un tsar divin, héritier direct du basileus. Désormais, la Russie est la protectrice de tous les Slaves orthodoxes.

En 1914, l’Église orthodoxe russe, avec ses prolongements en Sibérie, en Asie centrale, au Japon, regroupait quelque cent millions de croyants. C’était la plus grande percée chrétienne de l’histoire ; côte à côte avec celle des Espagnols et des Portugais en Amérique du Sud.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditons de Fallois. 2000

La quatrième croisade a profité surtout aux républiques italiennes, d’abord à Venise, qui se taille un empire colonial, puis à Gênes. Aux dépens d’un empire certes affaibli, mais qui reste une grande puissance, se met en place une mosaïque de forces médiocres. Finalement, la quatrième croisade fait surtout le lit des Turcs, qui, au XIV° siècle, se rendront maîtres de toute la région.

L’Histoire du Monde. Le Moyen Age. Larousse 1995

Le voyage par voie de terre était trop long et les croisés avaient donc fini par affréter des navires, pour lesquels, – c’est le souci de tout armateur qui se respecte – il fallait trouver un fret de retour : lors des premières croisades, le butin des pillages y suffit, faisant découvrir aux destinataires d’Europe les richesse de l’orient ; mais par la suite, on se mit à rapporter épices, soie et coton, tous trois inconnus en Occident, dont les seuls étoffes y sont de laine et de chanvre. C’est ainsi que débuta le commerce avec l’orient.

Autre reliques rapportées par les croisades et promises à un bel avenir : celles de Saint Nicolas qui s’arrêteront quelques temps à Bari avant de prendre racine en Lorraine. Saint Nicolas de Lycie, sur la côte méditerranéenne de la Turquie, aurait pris part en 325 au concile de Nicée, mais aurait surtout ressuscité trois enfants tués et déjà mis au saloir par un boucher, miracle largement suffisant pour faire de lui le protecteur des enfants.

1204

Mort en Égypte du philosophe juif Moïse Maimonide, né en 1135 à Cordoue. Il plaçait l’Islam au premier rang des monothéismes parce qu’il n’y a pas de Trinité. Il devra quitter Cordoue, séjournera peut-être en Provence, ensuite Fès, Tanger, le royaume latin de Jérusalem et finalement l’Égypte où il reçoit des visiteurs du monde entier pour entendre son interprétation des textes.

Al-Mu’azzam Isa, neveu de Saladin, s’installe à Jérusalem et fait reconstruire les remparts.

Les croisades se font conquêtes : Tandis que Byzance s’effaçait en partie devant des puissances nouvelles, les croisades rétablissaient en Méditerranée la circulation commerciale. La fondation du royaume de Jérusalem (1099), du comté d’Édesse (1098), de la principauté d’Antioche (1098) et du comté de Tripoli (1109) fut l’aboutissement à la fois du zèle religieux, de l’ardeur belliqueuse et, pour les cités italiennes, du souci commercial. Si la première croisade fut déclenchée par les conquêtes turques, la deuxième par la chute d’Edesse (1146) et la troisième par la perte de Jérusalem (1187), les préoccupations de politique générale et la recherche de débouchés commerciaux l’emportèrent à partir de la quatrième, qui vit tomber Constantinople aux mains des Latins. Les marchands, qui assuraient le transport et le ravitaillement des croisés, recevaient en échange des privilèges et des comptoirs commerciaux. En définitive, les Génois, les Pisans et les Vénitiens devinrent les plus fermes soutiens des conquêtes chrétiennes, que les barons occidentaux délaissaient peu à peu. Si le royaume latin de Jérusalem fut une création de la foi, sa survie fut une conséquence du commerce des épices.

L’importance des conquêtes latines en Orient au point de vue commercial s’explique par la nécessité pour les Occidentaux de s’assurer une part des richesses orientales. L’élément principal du trafic commercial était celui des épices, indispensables à la cuisine et à la pharmacopée de l’Europe médiévale. En outre, les produits, perles, pierres précieuses, ivoire, plantes aromatiques (encens), sucre, fruits exotiques et vins, étaient extrêmement recherchés. Le Levant était enfin le principal fournisseur de matières pour l’industrie textile européenne : soie, coton, plantes tinctoriales (bois brésil, gomme laque des Indes et de Sumatra, indigo de Perse et de la vallée du Gange), cristaux d’alun de Syrie et de Nubie. La décadence de la marine byzantine, l’absence de flotte commerciale turque permirent à Venise, Gênes, Pise et, dans une moindre mesure, à Ancône et à Amalfi de devenir les intermédiaires indispensables entre l’Europe et l’Asie. Chaque cité italienne, tout en se combattant, se réservait un secteur économique : Venise dominait les côtes adriatiques et l’Empire byzantin, Pise la Syrie, Gênes les États latins du Levant, l’Égypte et les côtes marocaines ; aucun monopole n’existait pourtant et les différents trafics se mêlaient.

Le trafic primitif entre l’Empire d’Orient et l’Occident n’était plus entre les mains des Byzantins ; Venise y tenait la place prépondérante depuis la fin du XI° siècle. Ses victoires de Durazzo et de Valona lui avaient permis d’écarter les Normands d’Italie méridionale. Contraint de s’allier à elle, le basileus l’avait comblée de faveurs et lui avait permis d’installer des colonies prospères dans les Balkans et en mer Égée, de sorte qu’elle était maîtresse de la route de Constantinople. Pressé par les circonstances, Alexis I° lui avait accordé en 1082 la faculté de trafiquer librement sur tous les marchés de l’Empire, sans s’inquiéter des fonctionnaires byzantins, sans acquitter de taxes pour l’importation de ses marchandises, l’exportation de ses achats et le mouillage de ses navires. Maîtres du commerce de Byzance, les Vénitiens fournissaient à l’Empire les produits travaillés de l’Europe septentrionale, tels que toiles de chanvre et de lin, draps flamands, salaisons, métaux bruts et travaillés, bois de construction et pelleteries. Ils emportaient vers l’Occident les denrées précieuses, amenées par caravanes jusqu’aux ports du Levant, les étoffes somptueuses, les tapis, les verreries et les poteries. La flotte vénitienne était le courtier attitré des Byzantins au point de leur ôter le bénéfice du transit dont l’Empire était le siège. À la longue, les Byzantins se lassèrent ; en 1171, Manuel I° retira à Venise ses privilèges, mais pour les transférer aux Génois et aux Pisans, tandis que la Hongrie menaçait sa domination dans l’Adriatique. La quatrième croisade, qu’elle détourna à son profit, rétablit sa situation en Méditerranée orientale.

Dès son avènement, le pape Innocent III avait prêché une quatrième croisade ; après diverses vicissitudes, le chef choisi fut Boniface I°, marquis de Montferrat ; parmi les croisés se trouvaient Baudouin IX, comte de Flandre et de Hainaut, ses frères, Henri et Eustache, et les deux Geoffroi de Villehardouin, l’oncle, historien de la croisade, et le neveu, futur prince d’Achaïe. Les croisés s’entendirent avec les Vénitiens pour être transportés contre cinq mille marcs d’argent ; comme ils ne pouvaient s’acquitter de la totalité de la somme, ils durent consentir au détournement de l’expédition pour aider les Vénitiens à consolider leur autorité dans l’Adriatique. À ce moment, le jeune Alexis Ange vint demander l’aide des croisés et de son beau-frère Philippe de Souabe pour rétablir sur le trône byzantin son père Isaac II. Les Vénitiens acceptèrent d’emblée ; les chefs de la croisade ne s’y opposèrent que mollement et Boniface II rencontra à la Noël 1201 Philippe de Souabe à Haguenau. Malgré Innocent III, la voile fut mise sur Constantinople, Zara, ennemie des Vénitiens, emportée au passage, et Constantinople conquise le 17 juillet 1203, après un siège assez court. Isaac II rétabli sur le trône, et Alexis IV couronné co-empereur. Celui-ci avait fait des promesses aux croisés : paiement en argent, aide en Terre Sainte. À cause de la haine de ses sujets pour les Latins, il ne put les tenir. En janvier 1204, Isaac II et Alexis IV furent assassinés par un gendre d’Alexis Ill, Alexis V Doukas, dit Murzuphle, qui se tourna contre les croisés, qui campaient en dehors de la ville. Le 12 avril 1204, ceux-ci prenaient une seconde fois la capitale et, maîtres de l’Empire, décidèrent de choisir un basileus parmi eux. Le comte de Flandre fut alors élu empereur des Romains sous le nom de Baudouin I°, le 9 mai 1204. L’Empire romain d’Orient de domination latine, appelé couramment Empire latin d’Orient, était né. Mais un partage eut lieu entre les vainqueurs : l’empereur eut en propre la Thrace ; Boniface reçut le royaume de Thessalonique ; les Champlitte conquirent le Péloponnèse dont ils firent une principauté d’Achaïe ou de Morée ; les La Roche devinrent seigneurs d’Athènes et de Thèbes. Les Vénitiens s’emparèrent des trois huitièmes de l’Empire ; un duché de l’Archipel fut dévolu aux Sanudo ; en outre, des principautés byzantines se formèrent : en Occident, le despotat d’Épire, aux mains des Anges ; en Asie, l’État de Nicée, sous les Lascarides, et l’Empire byzantin de Trébizonde, fondé par deux petits-fils d’Andronic I° Comnène.

Rodolphe Guilland. L’empire byzantin. 1986

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[1] … des neiges éternelles ? sur un sommet de 2 814 m, à cette latitude, au mois de juillet ! allons, allons, monsieur l’officier de marine, il aurait fallu revoir votre copie ! que vous ayez vu de la neige en avril 1894, c’est une chose, mais de là à dire qu’elle est éternelle – c’est-à-dire permanente – il y a une crevasse que l’on ne saurait franchir.

[2] Écorcher vif le matelot dans sa colère

[3] Aujourd’hui encore les Anglais ont gardé ce nom de Claret pour désigner le Bordeaux.