avril à mai 1917. Mutineries. La Madelon. La peur. 14067
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Publié par (l.peltier) le 19 septembre 2008 En savoir plus

avril à juin 1917     

Mutineries à Craonne, au Chemin des Dames [1]. Pétain remplace Nivelle… qui avait remplacé Pétain un an plus tôt. Nivelle, commandant en chef depuis décembre 1916 – il a remplacé Joffre – veut répéter ses succès sur d’autres fronts : c’est l’offensive Nivelle le 16 avril pendant laquelle, son acharnement imbécile et aveugle fera, sur un front d’une trentaine de kilomètres, 147 000 victimes en 10 jours, dont 80 000 morts. Le 64° régiment d’infanterie comptait 1 800 bretons : il comptera 1 690 morts… ce que j’en ai consommé des Bretons, dira-t-il, avec l’humour si fin des corps de garde.

J’arrête dans la rue un sous-officier d’artillerie que j’ai connu civil. C’est un grand garçon calme, plus âgé que moi, avec un regard limpide d’enfant. Autrefois, je ne l’ai jamais vu en colère, ni même indigné. Il semble ne pas avoir changé. Dans un café où nous sommes attablés, je le questionne. Il me dit qu’il est observateur détaché près de l’infanterie et qu’il vit dans les tranchées avec les fantassins. Je lui demande :

Connais-tu le secteur?
– Que trop ! J’y ai fait les attaques du 16 avril.
– À quel endroit?
– En face, devant Troyon. J’ai pris le départ avec les troupes noires, la fameuse armée de Mangin.
– Est-il vrai que cette armée ait été massacrée ?
– Tu sais ce que c’est. Chacun ne voit que son coin. Mais dans le mien ce fut la boucherie. Je peux en parler, je faisais partie des vagues d’assaut aux côtés du colonel J… Du bataillon avec lequel nous marchions, il a du revenir une vingtaine d’hommes.
– Comment expliquer notre échec ?
– D’une façon bien simple : les Boches nous attendaient. Tu sais qu’on préparait l’attaque depuis plusieurs mois, qu’elle n’était un mystère pour personne ?
– C’est exact. Dans les Vosges on annonçait que nous montions quelque chose de formidable dans l’Aisne, que Nivelle était décidé à enfoncer le front avec son artillerie. En somme, l’attaque en force, sans se cacher.
– Alors, tu penses ! Les Boches aussi avaient de l’artillerie et des divisions. Ils les ont amenées. Pendant que nous établissions des routes, des pistes, des dépôts de munitions, ils installaient des tourelles blindées pour leurs mitrailleuses, ils construisaient des retranchements, des souterrains et des blockhaus en béton. Ils plantaient de nouveaux réseaux. Ils ont eu tout le temps d’organiser leur traquenard. Le jour où nos vagues ont débouché, ils ont tapé dans le tas. En deux heures notre offensive a été arrêtée net. En deux heures, nous avions de 50 à 100 000 hommes hors de combat. On ne saura jamais le nombre exact.
– Et toi, là-dedans ?
– J’ai attendu en ligne plus d’une semaine le jour de l’attaque. Les grottes et les pays des environs, Creutes Marocaines, Paissy, Pargnan, etc, étaient bour­rées de troupes. De beaux canons lourds tout neufs étaient venus prendre position dans le ravin, à trois cents mètres des tranchées. Partout des hommes, de l’artillerie, des charrois, une foire. Les Boches laissaient faire, mais leurs avions, qui volaient très bas, repéraient tranquillement ce mouvement, nos pièces, nos dépôts, nos points de concentration… Le 16 avril, à sept heures du matin, nous passons le parapet. Aucune résistance au départ, les premières lignes vides devant nous. Nous franchissons le reste du plateau et nous descendons dans le ravin allemand. Les Boches avaient évacué et s’étaient retranchés dans leurs deuxièmes lignes intactes, sur les crêtes suivantes. Ils ont laissé nos vagues dévaler la pente, s’engager à fond. Alors ils ont déclenché leurs barrages, artillerie et mitrailleuses. La grande offensive Nivelle s’est brisée là, à moins d’un kilomètre de son point de départ, sans avoir seulement pris contact avec l’ennemi.
– Comment vous êtes-vous repliés ?
– À la nuit.
– Toute la journée vous avez encaissé ?
– Pas moyen de faire autrement. Ceux qui n’étaient pas démolis s’étaient terrés dans les trous d’obus, pour échapper aux balles. Il ne fallait pas bouger. Nous étions littéralement venus nous fourrer en plein milieu d’un champ de tir. ­
– Que disait le colonel J…?
– Il n’en menait pas large ! Il avait envoyé plusieurs fois des nègres vers l’arrière pour demander du renfort mais n’avait revu personne. Puis nous avons entendu des grenades, les Boches devaient contre-attaquer dans les environs. Le colonel m’a demandé :
– Vous connaissez le secteur ?
– Assez mal, mon colonel.
– Tant ­pis ! vous allez porter ce pli au général.
– Il me donne un grand nègre pour m’accompagner. Mais il fallait traverser ce barrage d’enfer. On s’est traîné de trou en en trou, en rampant, en sautant par-dessus les cadavres…
– Beaucoup de cadavres ?
Alignés, entassés ! Il n’y a qu’une expression pour traduire : on marchait dans la viande… Enfin, je réussis à gagner le plateau sans autre dommage que mon équipement sectionné par une balle ; je perds mon revolver, mon masque, mes jumelles… Sur un plateau nous filons par les boyaux au P. C. de la division, dans une grotte du ravin de Troyon. La grotte était pleine d’officiers, et ils s’engueulaient, tous, de frousse. C’en était rigolo ! Je tends mon papier, ils le lisent et ils se mettent à m’engueuler aussi :
– D’abord, d’où venez-vous ? Où étiez-vous ?
– Avec le colonel J.., mon général.
– C’est faux ! Le colonel J… est prisonnier depuis neuf heures du matin… Des types affolés !
– Mais non, mon général, je viens de quitter le colonel, qui a craint d’être cerné et m’envoie vous demander des renforts.
– Quels renforts ? Je n’ai plus d’hommes…
– Il reste quelques territoriaux, dit un autre. ­
– Nous allons voir…
J’attends, une heure peut-être…
Enfin un capitaine s’avance vers moi, l’air soupçonneux
– Vous êtes sûr de retrouver le colonel J…?­
– Je crois, mon capitaine.
– Dans ce cas, vous allez conduire le détachement qui attend à la porte.
Dehors, commandés par un adjudant, je trouve une quarantaine de territoriaux, au visage décomposé, chargés de caisses de grenades. Voilà tous ces pauvres bougres à m’injurier :
– Salaud d’artilleur, espèce de c…. Tu pouvais pas te taire ! Qu’est-ce que tu veux qu’on aille faire là-bas? C’est pas notre place, des hommes de notre âge…
La pagaïe, quoi ! Je leur dis :
– Si vous ne voulez pas venir, restez. Mais il faut que je retourne.
Leur adjudant décide :
– Passe devant. Je resterai derrière pour les faire marcher.
Je suis reparti sous le bombardement, en tête des quarante pé­pères, plus morts que vifs, qui gémissaient et s’arrêtaient tous les vingt mètres pour délibérer. Nous sommes arrivés à la nuit, au moment de nous replier.
– Vous avez laissé vos pertes sur le terrain ?
– Bien entendu. Nous étions quelques centaines de survivants, et il y avait des milliers de blessés et de morts.
– Et ensuite ?
– Rien, fini ! Les Boches ont repris leurs anciennes positions, sans résistance de notre part. S’ils avaient attaqué sérieusement à leur tour, ils nous chassaient du Chemin des Dames, ça ne fait aucun doute. Ils se sont contentés de nous marmiter dur.
– Un vrai désastre ?
– Tu peux le dire. Une affaire honteuse, une entreprise à ruiner l’armée française.
– À ton avis, c’est ce désastre qui a provoqué les mutineries ?
– Sans aucun doute. Tu connais la passivité des hommes. Ils ont tous marre de la guerre depuis longtemps, mais ils marchent. Pour que les troupes se soient révoltées, il faut qu’on les ait poussées à bout.
– On a parlé de traîtres ?
– Je ne peux rien dire là-dessus, je te raconte ce que j’ai vu. Il a couru, comme toujours, une infinité de bruits contradictoires. Il me semble que tout s’explique très simplement. Quand on a voulu les faire attaquer de nouveau, les poilus se sont sentis perdus, jetés à la boucherie par des incapables qui s’entêtaient. La chair à canon s’est révoltée, parce qu’elle avait trop pataugé dans les flaques de sang et qu’elle ne voyait pas d’autre moyen de se sauver. La provocation est venue des chefs, de certains chefs. Songe qu’on a fusillé de pauvres gens, qui avaient supporté déjà des années de misère, et qu’on n’a pas jugé un seul général. Il fallait chercher dans les états-majors les responsables de la révolte, qui était la conséquence du massacre.
– On a vaguement raconté que les hommes politiques avaient entravé l’action militaire et que nous aurions pu réussir ?
– Non, non et non ! On ergotera tant qu’on voudra, mais un fait subsiste : la journée du 16 avril a coûté 80 000 hommes à l’armée française. Après une pareille saignée, il ne pouvait plus être question d’aller loin. La doctrine des fous furieux, j’en ai vu les effets de trop près !
– Tout cela n’est pas encourageant !
– Tu n’en es plus à croire que la guerre soit une occupation ou l’intelligence ait beaucoup de part ? Tu serais le seul.
– D’accord. Seulement nous montons au Chemin des Dames.
– Ne te frappe pas. Regarde, je suis bien revenu. Bois encore un coup !

Gabriel Chevallier. La Peur 1930

Des courriers sortiront des greniers 80 ans plus tard, avec leurs mots simples pour dire l’enfer : La traversée de Commercy se fit au pas cadencé, arme sur l’épaule. Il importait de ne pas offrir le spectacle d’un troupeau incohérent et flasque. Montrer à la population les signes extérieurs d’une troupe organisée et disciplinée. Ma baïonnette s’empêtre dans mes cuisses ; mon col tiré en arrière m’étrangle… Une deux ! Vas-y c’est beau ! Regardez, bourgeois, notre pas cadencé permet à votre volaille de cuire en son four. Par hasard, en levant, les yeux, j’aperçus une fillette jolie et mièvre un peu… À voir ses yeux émus et admiratifs, j’ai compris que nous étions beaux… Et grands. Nous allions par là-bas, où l’on meurt, où l’on est défiguré, haché, déchiré… Et nous y allons. Au pas, au son des cuivres aigus… Nous portons dans nos cartouchières la mort. Nos fusils tuent. Nous sommes forts et doux, peut-être… Nous sommes une bête formidable qui pourrait broyer cette enfant, sans la voir, sans entendre ses cris et sa plainte. Son admiration est une vague d’effroi et de pitié. Nous sommes un énorme troupeau de formidables douleurs… Nous sommes un rempart des joies, de l’amour, du bonheur… Sans accepter cette tâche, nous mourrons pour elle… Peut-être cette enfant ignorante, naïve, coquette ne l’a-t-elle pas compris. Mais elle l’a senti… Son regard me réchauffe, son admiration m’a fait tendre le jarret, son sourire m’a donné du cœur… À mes côtés, sous son regard, mes camarades eux aussi se sont redressés… Mille rêves ont peut-être caressé leurs pensées… Un charme sensible parait les avoir touchés et, parce qu’une fillette les voyait, ils eurent un regard plus serein et plus clair, une démarche plus ferme, un front plus guerrier.

Henri Aimé Gauthé, fils de limonadier de Château-Chinon, simple soldat, agent de liaison, puis téléphoniste.

Hier un glas a tinté, tu t’es agitée, tes beaux bras se sont repliés sur moi comme sur un cadavre…. Pourquoi t’ai-je fait goûter à cet avant-goût de la mort, toi si jeune ? Et me pardonneras-tu ? Certes, je frôle si souvent la mort. Des champs livides, des cieux funèbres s’allongent dans mes prunelles fixes et horrifiées si souvent, que, peut-être, sans secousse, délicatement je me devais de t’en effleurer, au cas où ton cœur s’endeuillerait de ma perte, Dieu m’appelant. Alors il ne faudrait pas trop pleurer, pleurer un peu, te souvenir, et refaire de la vie, de l’amour, de la joie d’aimer, et du bonheur de vivre… Et ce culte de vivre, il n’en faudrait pas rougir, mais t’en glorifier, ma chérie ! Avant-hier soir, dans l’encre bleue de la nuit, je parcourais sur la terre les signes de croix de l’au-delà… C’était l’éparpillement macabre du cimetière sans couverture, sans croix, abandonné des hommes, les gisements épars des cadavres innombrables, sans sépultures, le charnier à nu dans le grouillement des vers et dans les pluies d’obus qui continuaient. Plus d’un millier de cadavres se tordaient là déchiquetés, charriés les uns sur les autres… Je traînais de la nuit vers les lignes, mon fardeau de pièces sur le dos ; je défaillais ; dans ma bouche, dans mes narines, ce goût, cette odeur ; l’ennemi et le Français sympathisant dans le rictus suprême, dans l’accolade des nudités violées, confondus, mêlés, sur cette plaine de folie hantée, dans ce gouffre traversé de rafales vociférantes. L’Allemand et le Français pourrissant l’un dans l’autre, sans espoir d’être enseveli jamais par des mains fraternelles ou pieuses. Aller les recueillir, c’est ajouter son cadavre dans cette fosse toujours béante, car insatiable est la guerre… Chaque nuit, nous longeons cette géhenne pétrifiée où s’agitent les spectres, le cœur chaviré, nous bouchant le nez, les lèvres crispées. O ma Georgette, je devrais te parler d’amour, et je te parle de ça ! Ah ! dans ces moments-là, titubant, ivre, abandonné, frissonnant, naufragé, je tends les bras vers toi… Je suis un homme pourtant, et des fois je grince des dents pour ne pas pleurer. Mais le comble, c’est que nous mangeons au retour, après minuit, le seul repas par vingt quatre heures avec la bouche encore pleine des cadavres ; nous mangeons à l’aveuglette sans même un moignon de lumière. Ah ! ça ne coule guère et c’est froid, figé, pas tentant… Moi, je veux être tout seul avec ma Georgette, loin de l’obus, qui ne me tuera pas, loin des nuits d’épouvantement qui s’allongent dans la boue des cadavres, loin des jours infinis de souffrances traversées, des coups d’épée de la mort, loin de la monotonie des ténèbres éternelles, loin de la saleté repoussante, des ordures forcées, de la crevaison de la herse sous la pesée d’un ciel qui n’est plus le ciel. Ma Georgette je mets mes bras autour de ton cou, et je m’endors, nos lèvres unies. Ton Maurice.

Maurice Drans, 23 ans, à Georgette Clabault.

Si vous saviez comme est long ce troisième hiver où la boue des boyaux colle aux semelles lourdes d’eau.

Marin Guillomont.

À toute cette détresse, il suffisait que l’on ajoutât un chef stupide bien que brillant polytechnicien, indifférent à la vie de ses hommes, pour que la révolte se mit à gronder, et ce sont entre 30 et 40 000 (sur 2 millions) qui commencèrent à se mutiner, le 28 mai, avec 12 jours de retard sur le départ de Nivelle. Et le malheur ne peut rester muet : La Chanson de Craonne – parodie d’une chanson d’amour à succès : Bonsoir, m’amour [2], de Charles Sablon et Germaine – est restée anonyme, et a été dès sa naissance, interdite. Un million de francs or et la démobilisation immédiate furent offerts à qui en dénoncerait le ou les auteurs, sans résultat – ils seront probablement morts au champ d’honneur – :

Quand au bout d’huit jours, le repos terminé,
On va reprendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile.
Mais c’est bien fini, on en a assez,
Personne ne veut plus marcher,
Et le cœur bien gros, comme dans un sanglot,
On dit adieu aux civ’lots.
Même sans tambour, même sans trompette,
On s’en va là-haut en baissant la tête.

Refrain

Adieu la vie, adieu l’amour,
Adieu toutes les femmes.
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme.
C’est à Craonne, sur le plateau,
Qu’on doit laisser sa peau.
Car nous sommes tous condamnés,
Nous sommes les sacrifiés.

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l’espérance
Que ce soir viendra la r’lève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain, dans la nuit et dans le silence,
On voit quelqu’un qui s’avance :
C’est un officier de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer.
Doucement, dans l’ombre, sous la pluie qui tombe,
Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes.

C’est malheureux d’voir, sur les Grands Boulevards,
Tous ces gros qui font la foire.
Si pour eux la vie est rose,
Pour nous, c’est pas la même chose.
Au lieu d’se cacher, tous ces embusqués
F’raient mieux d’monter aux tranchées
Pour défendre leurs biens, car nous n’avons rien
Nous autres, les pauvres purotins.

Tous les camarades sont enterrés là
Pour défendre les biens de ces messieurs-là.

Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront,
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini , car les troufions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,
D’monter sur l’plateau.
Car si vous voulez faire la guerre,
Payez-la de votre peau !

*****

Les vrais motifs (des mutineries) étaient aussi évidents que simples : les hommes du Chemin des Dames en avaient assez des boucheries, des attaques improvisées et sans préparation qui ne servaient qu’à masquer l’absence de stratégie sérieuse. Leur révolte était le cri normal d’êtres humains que l’on avait poussés à bout, sacrifiés sans scrupules et traités comme du bétail. C’était un cri de dignité humaine poussé par des hommes qui furent tous de bons soldats et dont beaucoup avaient été héroïques au combat.

Père Courtois. Restaurateur de l’Abbaye Cistercienne de Vauclair, cité par Philippe Meyer. Dans mon pays lui-même.

Il n’y aura pas de désertion ni de fraternisation avec l’ennemi, et les soldats dénonçaient moins la censure que la nourriture médiocre et les cantonnements mal aménagés, les nombreux exercices inutiles et les temps de transport interminables, les permissions trop rares et mal organisées. Un tiers des régiments fût fortement touché.

Philippe-Jean Catinchi. Le Monde du 7 Novembre 1998.

De ce temps date la mise en place des commissions de contrôle postal au sein desquelles des soldats, inaptes à retourner au front, inaptes à la mort, apprennent les critères de la censure (découragement, défaitisme, pacifisme), les subtilités du caviardage, la saisie des courriers subversifs et le fichage de leurs auteurs sur des listes noires. Le général Pétain mettra en place les tribunaux militaires, tout en améliorant le sort du soldat. Il y aura 23 839 condamnations ; sur les 412 condamnations à mort, 75 seront exécutées, dont 49 pour les mutins du Chemin des Dames, sur ordre de Pétain. Mais on comptera aussi 1 400 condamnations à des peines de travaux forcés supérieures à 5 ans [3] Au président d’un tribunal militaire qui jugeait ces mutins, demandant à l’un d’eux s’il était vrai que, la nuit venue, il passait aux lignes adverses pour aller jouer aux cartes, ce dernier répondit : Et bien oui, Monsieur le Président, que voulez-vous ? on n’est pas des sauvages.

Rapporté par Jean Pierre Rousseau.

Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça… L’homme s’est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on n’a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la flaire comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud. Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort : un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l’arme au pied. Ce long cri s’est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu’écoutait tout un régiment horrifié, on a compris des mots, une supplication d’agonie : Demandez pardon pour moi, demandez pardon au colonel… Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié. On entendait : Mes petits enfants… Mon colonel… Son sanglot déchirait ce silence d’épouvante et les soldats tremblants n’avaient plus qu’une idée : Oh vite… vite… que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne l’entende plus !... Le craquement tragique d’une salve. Un coup de feu, tout seul : le coup de grâce. C’était fini… Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s’était mise à jouer Mourir pour la patrie et les compagnies déboîtaient l’une après l’autre, le pas mou. Berthier serrait les dents, pour qu’on ne voie pas sa mâchoire trembler. Quand il a commandé : En avant ! Vieublé, qui pleurait à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d’une crise de nerfs. En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n’osions pas même nous regarder l’un l’autre, blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup. Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu’il ne pouvait s’y tenir qu’à genoux. Il a dû entendre, sur la route, le pas cadencé des compagnies descendant à la prise d’armes. Aura-t-il compris ? C’est dans la salle de bal du Café de la Poste qu’on l’a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier, et, sur l’estrade, la grande pancarte peinte par les musicos : Ne pas s’en faire, et laisser dire. Un petit caporal, nommé d’office, l’a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu’il allait en chanter une, et le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main gantée.

Tu sais ce qu’il avait fait ?
– L’autre nuit, après l’attaque, on l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà…
– Tu le connaissais ?
– Oui, c’était un gars de Cotteville. Il avait deux gosses.
– Deux gosses ; grands comme son poteau.

Roland Dorgelès. Les Croix de Bois.

D’autres furent passés par les armes pour moins que cela : à la suite d’un accrochage, un soldat se retrouve avec le pantalon en lambeaux ; il reçoit l’ordre de mettre celui ensanglanté, d’un autre soldat qui vient d’être tué. Il refuse. Fusillé. Ce drame fera la trame du film Le Pantalon Rouge, longtemps interdit. Un autre sera lui aussi fusillé… pour avoir volé une poule.

Rapporté par Daniel Mermet. France Inter Novembre 1998.

Or on ne quitte pas cette guerre comme ça. La situation est simple, on est coincés : les ennemis devant vous, les rats et les poux avec vous et, derrière vous, les gendarmes. La seule solution consistant à n’être plus apte, c’est évidemment la bonne blessure qu’on attend faute de mieux, celle qu’on en vient à désirer, celle qui  vous garantit le départ, mais le problème réside en ce qu’elle ne dépend pas de vous. Cette bienfaisante blessure, certains ont donc tenté de se l’administrer eux-mêmes sans trop se faire remarquer, en se tirant une balle dans la main par exemple, mais en général ils ont échoué : on les a confondus, jugés puis fusillés pour trahison. Fusillé par les siens plutôt qu’asphyxié, carbonisé, déchiqueté par les gaz, les lance-flammes ou les obus des autres, ce pouvait être un choix. Mais on a aussi pu se fusiller soi-même, orteil sur la détente et canon dans la bouche, une façon de s’en aller comme une autre, ce pouvait être un deuxième choix.

Une troisième solution serait trouvée par Arcenel, sans qu’il l’eût d’ailleurs vraiment choisie, sans préméditation mais sous l’effet d’une impulsion : juste un état d’âme, produisant en chaîne un moment d’humeur puis un mouvement. L’origine de cette chaîne, c’est qu’à la fin du mois de décembre, Bossis mort et Anthime évacué, Arcenel n’a pas retrouvé Padioleau non plus. Il l’a cherché autour de lui, s’est renseigné tant qu’il pouvait, a même tenté d’en savoir plus auprès d’officiers cassants, méprisants, secrets : en vain. Arcenel en a pris son parti. Peut-être Padioleau était-il mort le même jour que Bossis, anonymement enseveli dans la boue sans que personne, dans la confusion, ne s’en fût ému. Peut-être avait-il été blessé comme Anthime, ramené comme lui dans ses foyers sans qu’on eût pris la peine d’en prévenir ses collègues – peut-être aussi, va savoir, déplacé dans une autre compagnie.

Quoi qu’il en fût, plus trace de Padioleau : ainsi privé de ses trois camarades, Arcenel s’est mis à la trouver mauvaise. La guerre n’était certes pas drôle mais encore à peu près vivable en leur compagnie, au moins pouvait-on se réunir et parler entre soi, échanger des points de vue, se disputer pour se réconcilier. Cela formait un noyau rassurant dont, malgré le danger de plus en plus évident, on ne voulait pas imaginer que l’existence pût s’interrompre. Bien qu’y pensant toujours vaguement, on s’était peu préparés à ce que cela s’arrêtât pour de bon et que l’on se retrouvât dispersés : on n’avait pris aucune espèce de précaution sociale, jamais envisagé de se faire des amitiés de rechange.

Donc Arcenel s’est retrouvé seul. Il a bien essayé, dans les semaines et les mois qui ont suivi, de nouer des contacts dans la troupe, mais c’était toujours un peu artificiel et d’autant moins facile que, les quatre hommes ayant été repérés comme tendant à faire bande à part, on lui a un peu fait payer cette attitude en l’ignorant, même si jusqu’à la fin de l’hiver, vu les conditions rudes, une solidarité tenait encore entre tous au sein de la compagnie. Mais au printemps, les beaux jours revenant en traînant les pieds, d’autant plus que les combats ne mollissaient pas, des groupes se sont reconstitués dans lesquels Arcenel n’a pas trouvé sa place. C’est ainsi qu’un matin, sous l’effet d’un coup de cafard, comme on se trouvait au repos près du village de Somme-Suippe et reprenait son souffle avant de regagner la pre­mière ligne, Arcenel est parti faire un tour.

Juste un tour, un moment, à la faveur des procédures anti-typhoïdiques. Au rappel du vaccin, Arcenel s’étant fait piquer en tout début de séance grâce à la priorité alphabétique de son nom, il a profité de ce que tout le monde faisait la queue, chacun exposant discrètement sa fesse à la seringue en frissonnant, pour s’écarter tout aussi discrètement sans avoir rien prévu, sans plan particulier. Il est sorti du camp, faisant un signe évasif à la sentinelle comme s’il allait juste pisser contre un arbre, ce qu’il a d’ailleurs fait tant qu’il y était, mais ensuite il a continué. Puis un chemin s’est présenté, qu’il a suivi pour voir, avant de bifurquer dans un autre puis un autre sans projet précis, avançant machinalement dans la campagne sans réelle intention de s’éloigner.

Se laissant plutôt aller à surveiller les signes du printemps – c’est toujours émouvant à observer, le printemps, même quand on commence à connaître le système, c’est une bonne façon de se changer les idées -, Arcenel s’est montré tout aussi attentif au silence, silence à peine teinté par les grondements du front jamais si loin, et qui ce matin tendaient d’ailleurs à s’atténuer. Silence certes imparfait, pas complètement retrouvé mais presque, et presque mieux que s’il était parfait car griffé par les cris d’oiseaux qui l’amplifiaient en quelque sorte et qui, faisant forme sur fond, l’exaltaient – comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur, mais ne nous emballons pas, revenons à notre affaire.

Sont apparus des animaux, toujours, semblant avoir à cœur de représenter leur syndicat : un rapace haut dans le ciel, un hanneton posé sur une souche, un lapin furtif, qui a surgi d’un buisson et fixé Arcenel une seconde avant d’aussitôt détaler, mû par un ressort, sans que l’homme eût le réflexe d’épauler son fusil qu’il n’avait d’ailleurs pas pris avec lui, n’ayant même pas emporté sa gourde, preuve qu’il n’avait nullement prémédité de quitter la zone militaire, étant uniquement mû par l’idée de se promener un peu, de s’abstraire un moment de l’affreux merdier en n’espérant même pas – car n’y pensant même pas – que cette promenade passerait inaperçue, oubliant que les hommes étaient recomptés à tout instant, qu’on refaisait leur appel en permanence.

Passé un tournant, le quatrième chemin s’évasait en clairière herbue, tapissée de lumière fraîche que les feuilles en s’entrouvrant filtraient, délicat tableau. Mais dans un coin de ce tapis se tenaient trois hommes à cheval, en uniforme serré bleu clair, torse droit, regard sévère, moustache brossée, braquant sur Arcenel trois exemplaires du revolver 8 mm modèle 1892 en le sommant de présenter son livret militaire, mais il ne l’avait pas emporté non plus. On lui a demandé son matricule et son appartenance qu’il a récités par cœur, section, compagnie, bataillon, régiment, brigade, en aimant mieux croiser le regard attentif, doux, profond des chevaux que celui des gendarmes. On ne lui a même pas demandé ce qu’il faisait là : on lui a lié les mains derrière le dos et intimé l’ordre de suivre, à pied, la brigade équestre.

Les gendarmes, Arcenel aurait dû y penser tant on les détestait dans les cantonnements, presque autant sinon plus que les types d’en face. Leur tâche étant au début simple – éviter que le soldat se défile, veiller à ce qu’il aille bien se faire tuer comme il faut -, ils formaient pendant les combats, derrière les troupes, des lignes de barrage pour briser les mouvements de panique et enrayer les replis spontanés. Bientôt ils avaient pris le contrôle de tout, intervenant où bon leur chantait, maintenant l’ordre le long des voies dans la confusion liée aux remous des hommes, assurant la police dans toute la profondeur de la zone des armées, tant à l’avant que dans les étapes.

Chargés de vérifier les titres des permissionnaires et de surveiller tout ce qui tentait de franchir les limites imparties aux unités – principalement les épouses et les putes qui cherchaient pour diverses raisons à rejoindre les hommes, mais aussi plus indulgemment les commerçants de toute sorte qui, vendant tout à prix d’or, proliféraient de plus en plus âprement comme d’autres parasites sur le dos du soldat -, les gendarmes traquaient aussi les retardataires, ivrognes et émeutiers, espions et déserteurs, catégorie dans laquelle Arcenel venait sans le savoir ni le vouloir de s’inscrire. C’est ainsi que, de retour au cantonnement, il a passé le reste du jour puis la nuit dans la remise à pompe verrouillée de Somme-Suippe, sans eau ni pain, pour comparaître le lendemain matin devant le conseil de guerre.

On a poussé plus qu’introduit Arcenel dans l’école du village, où ce tribunal improvisé siégeait dans la plus grande salle de classe : une table et trois chaises, en face un tabouret pour l’accusé. Un drapeau national froissé derrière les chaises, un code de justice militaire sur la table avec des formulaires en blanc. Ces chaises étaient occupées par trois hommes composant la cour, le commandant de régiment flanqué d’un sous-lieutenant et d’un adjudant-chef, qui ont regardé entrer Arcenel sans rien dire. Moustache, cambrure et regard semblablement gelés, ces hommes lui ont paru identiques à ceux de la veille, montés sur leurs chevaux dans la clairière : l’heure étant grave et le manque d’effectifs préoccupant, force avait peut-être été de recruter les trois mêmes comédiens pour cette scène, leur laissant juste le temps de changer d’uniforme.

Quoi qu’il en fût, tout est allé très vite. Après un sommaire exposé des faits, un coup d’œil de pure forme sur le code, un regard échangé entre eux, les officiers ont voté à main levée et condamné Arcenel à mort pour désertion. La sentence était applicable dans les vingt-quatre heures, le conseil se réservant le droit de refuser la demande de grâce, dont l’idée n’est même pas venue se formuler à l’esprit d’Arcenel, avant qu’on le reconduisît dans la remise à pompe.

L’exécution a eu lieu le lendemain près de la grande ferme de Suippe, à la butte de tir, sous les yeux du régiment réuni. On l’a fait s’agenouiller devant six hommes en ligne au garde-à-vous et l’arme au pied parmi lesquels, à quatre ou cinq mètres de lui, il a identifié deux connaissances essayant tant bien que mal de regarder ailleurs, avec un aumônier divisionnaire en arrière-plan. Entre eux et lui, de profil, un adjudant commandant le peloton manipulait un sabre. Après que l’aumônier a fait son petit travail et qu’on a bandé les yeux d’Arcenel, il n’a donc pas vu ses connaissances épauler leur fusil en avançant le pied gauche, pas vu l’adjudant lever son sabre, il l’a juste entendu crier quatre ordres brefs, le quatrième étant feu. Puis après le coup de grâce, à la fin de la cérémonie, un défilé devant son corps a été ordonné de sorte que ce verdict fît méditer la troupe.

           Jean Echenoz. 14. Les Éditions de minuit 2012

La bataille de Verdun fera 362 000 morts coté français, 336 000 coté allemand. Le chef d’état major allemand, Ludendorff, fera l’éloge du matériel français : La bataille de la Marne a été gagnée par les taxis [4] (Renault), Verdun, c’est la victoire des camions français (Renault et Berliet) sur le chemin de fer allemand. Mais très nombreux furent les Allemands à penser que les victoires françaises furent celles de La Madelon, bluette sur des paroles de Louis Bousquet et une musique de Camille Robert, chantée, braillée sans cesse dans les tranchées et leurs arrières : trente ans plus tard, les Allemands occupés par les troupes françaises, ne pouvaient supporter de les entendre entonner cette chanson fétiche.

Pour le repos, le plaisir du militaire
Il est là-bas, à deux pas de la forêt,
Une maison aux murs tout couverts de lierre :
Aux tourlourous, c’est le nom du cabaret.
La servante est jeune et gentille,
Légère comme un papillon,
Comme son vin son œil pétille :
Nous l’appelons
La Madelon.

Nous en rêvons la nuit, nous y pensons le jour :
Ce n’est que Madelon mais pour nous, c’est l’amour.

Quand Madelon vient nous servir à boire,
Sous la tonnelle on frôle son jupon,
Et chacun lui raconte une histoire :
Une histoire à sa façon.
La Madelon pour nous n’est pas sévère,
Quand on lui prend la taille ou le menton :
Elle rit, c’est tout l’mal qu’elle sait faire,
Madelon, Madelon, Madelon !

Nous avons tous au pays une payse
Qui nous attend et que l’on épousera,
Mais elle est loin, bien trop loin pour qu’on lui dise
Ce qu’on fera quand la classe rentrera.
En comptant les jours on soupire
Et, quand le temps nous semble long,
Tout ce qu’on ne peut pas lui dire
On va le dire à Madelon.

On l’embrasse dans les coins, elle dit : Veux-tu finir !
On s’figure que c’est l’autre, ça nous fait bien plaisir.

Un caporal, en képi de fantaisie,
S’en fut trouver Madelon un beau matin
Et, fou d’amour, lui dit qu’elle était jolie
Et qu’il venait pour lui demander sa main.
Madelon, pas bête, en somme,
Lui répondit en souriant :

Et pourquoi prendrais-je un seul homme,
Quand j’aime tout un régiment ?
Tes amis vont venir. Tu n’auras pas ma main ;
J’en ai bien trop besoin pour leur verser du vin !

*****

Les chansons ne venaient pas que du front, les gens du métier s’y étaient mis, ainsi Vincent Scotto, avec les Boches en 1916 :

Lorsque nos petits piou pious,
Quand ils virent sorties de leur trou,
Des têtes de boches,
Disent,
C’qu’ils sont moches !
Pour n’pas les voir plus longtemps,
Hop à coup de Kiss, ils tirent dedans,
[Kiss : mitrailleuse Hotchkiss]
Ça les dégringole aussitôt,
La tête en bas dans leurs boyaux !

Mais voila qu’au bout d’un instant,
Bah il en sort encore autant !
Les boches, c’est comme des rats,
Plus on en tue, plus il y en a.
Les boches, vraiment c’est fou,
Il en sort un peu de partout.
Les boches, ha les sales bêtes,
Faut toujours qu’ça vous embête !

Ha haha haha haha, ces oiseaux la,
Hou houhou houhou houhou, y’en a partout !

J’me souviens qu’au temps de la paix,
Chez nous les boches, occupés,
Avait bonasse,
Les meilleurs places !
Lorsque la guerre nous surpris,
Le pot au roses se découvrit,
On les fit partir aussitôt,
À grands coups de pied dans le dos !

On a eu beau les fiche dehors,  
Bah parait qu’il y’en a encore !

Les boches, c’est comme des rats,
Plus on en tue, plus il y en a.
Les boches, vraiment c’est fou,
Il en sort un peu de partout.
Les boches, ha les sales bêtes,
Faut toujours qu’ça vous embête !

Pareil concentré de haine au raz du pavé était donc autorisé à se produire en public : personne ne pouvait donc réaliser que cela ne pouvait avoir que des effets toxiques sur l’avenir !

Le général Pétain, qui passait pour proche de ses troupes, resta quant à lui beaucoup plus prosaïque : Les Français devaient gagner la guerre puisqu’ils avaient pour eux le Coca Mariani [5] , le Roi des Pinards. Et en 1934, dans un Hommage au vin il persistera : De tous les envois faits aux armées au cours de la guerre, le vin était assurément le plus attendu, le plus apprécié du soldat. Pour se procurer du pinard le poilu bravait les périls, défiait les obus, narguait les gendarmes. Le ravitaillement en vin [6] prenait, à ses yeux, une importance presque égale à celle du ravitaillement en munitions. Le vin a été, pour les combattants le stimulant bienfaisant des forces morales comme des forces physiques ; ainsi a-t-il largement concouru, à sa manière, à la Victoire.

On verra des cartes postales éditées à la gloire de Saint Pinard :

Pinard (vin) — Wikipédia

En 1952, dans L’homme révolté Albert Camus écrira : La faillite de la 2° Internationale a prouvé que le prolétariat était déterminé par autre chose encore que sa condition économique et qu’il avait une patrie, contrairement à la fameuse formule. L’historien Marc Bloch avait préféré parler de ces peuples qui se tuent docilement.

Gabriel Chevallier présente La Peur, dans une réédition de 1951 : Ce livre tourné contre la guerre et publié pour la première fois en 1930, a connu la malchance de rencontrer une seconde guerre sur son chemin. En 1939, sa vente fut librement suspendue, par accord entre l’auteur et l’éditeur. Quand la guerre est là, ce n’est plus le moment d’avertir les gens qu’il s’agit d’une sinistre aventure aux conséquences imprévisibles. Il fallait le comprendre avant et agir en conséquence. On enseignait dans ma jeunesse – lorsque nous étions au front – que la guerre était moralisatrice, purificatrice et rédemptrice. On a vu quels prolongements ont eus ces turlutaines : mercantis, trafiquants, marché noir, délations, trahisons, fusillades, tortures et famine, tuberculose, typhus, terreur, sadisme. De l’héroïsme, d’accord. Mais la petite, l’exceptionnelle proportion d’héroïsme ne rachète pas l’immensité du mal. D’ailleurs peu d’êtres sont taillés pour le véritable héroïsme. Ayons la loyauté d’en convenir, nous qui sommes revenus. La grande nouveauté de ce livre, dont le titre était un défi, c’est qu’on y disait : j’ai peur. Dans les livres de guerre que j’avais pu lire, on faisait bien parfois mention de la peur, mais il s’agissait de celle des autres. L’auteur était un personnage flegmatique, si occupé à prendre des notes, qu’il faisait tranquillement risette aux obus. L’auteur du présent livre estima qu’il y aurait improbité à parler de la peur de ses camarades sans parler de la sienne. C’est pourquoi il décida de prendre la peur à son compte, d’abord à son compte. Quant à parler de la guerre sans parler de la peur, sans la mettre au premier plan, c’eût été de la fumisterie. On ne vit pas aux lieux où l’on peut être à tout instant dépecé à vif sans connaître une certaine appréhension. Le livre fut accueilli par des mouvements divers, et l’auteur ne fut pas toujours bien traité. Mais deux choses sont à noter. Des hommes qui l’avaient injurié devaient mal tourner dans la suite, leur vaillance s’étant trompée de camp. Et ce petit mot infamant, la peur, est apparu, depuis, sous des plumes fières. Quant aux combattants d’infanterie, ils avaient écrit : Vrai ! Voilà ce que nous ressentions et ne savions pas exprimer. Leur opinion comptait beaucoup. Il a commencé la guerre au nord d’Arras, dans le secteur de Neuville-Saint-Vaast. Les hommes sont bêtes et ignorants. De là vient leur misère. Au lieu de réfléchir, ils croient ce qu’on leur raconte, ce qu’on leur enseigne. Ils se choisissent des chefs et des maîtres sans les juger, avec un goût funeste pour l’esclavage. Les hommes sont des moutons. Ce qui rend possibles les armées et les guerres. Ils meurent victimes de leur stupide docilité. Quand on a vu la guerre comme je viens de la voir, on se demande : Comment une telle chose est-elle acceptée ? Quel tracé de frontières, quel honneur national peut légitimer cela ? Comment peut-on grimer en idéal ce qui est banditisme et le faire admettre ? On a dit aux Allemands : En avant pour la guerre fraîche et joyeuse ! Nach Paris et Dieu avec nous, pour la plus grande Allemagne ! Et les lourds Allemands paisibles, qui prennent tout au sérieux, se sont ébranlés pour la conquête, se sont mués en bêtes féroces. On a dit aux Français : On nous attaque. C’est la guerre du Droit et de la Revanche. À Berlin ! Et les Français pacifistes, les Français qui ne prennent rien au sérieux, ont interrompu leurs rêveries de petits rentiers pour aller se battre. Il en a été de même pour les Autrichiens, les Belges, les Anglais, les Russes, les Turcs, et ensuite les Italiens. En une semaine, vingt millions d’hommes civilisés, occupés à vivre, à aimer, à gagner de l’argent, à préparer l’avenir, ont reçu la consigne de tout interrompre pour aller tuer d’autres hommes. Et ces vingt millions d’individus ont accepté cette consigne qu’on les avait persuadés que tel était leur devoir. Vingt millions, tous de bonne foi, tous d’accord avec Dieu et leur prince… Vingt millions d’imbéciles… Comme moi !
Ou plutôt non, je n’ai pas cru à ce devoir. Déjà, à dix-neuf ans, je ne pensais pas qu’il y eut de la grandeur à plonger une arme dans le ventre d’un homme, à me réjouir de sa mort.
Mais j’y suis allé tout de même.
Parce qu’il eût été difficile de faire autrement ? Ce n’est pas la vraie raison, et je ne dois pas me montrer différent de ce que je suis. J’y suis allé contre mes convictions, mais cependant de mon plein gré – non pour me battre, mais par curiosité – : pour voir.
Par ma conduite, je m’explique celle de beaucoup d’autres, surtout en France.
Lorsque la peur devient chronique, elle fait de l’individu une sorte de monomane. Les soldats appellent cet état le cafard. En réalité, c’est une neurasthénie consécutive à un surmenage nerveux. Beaucoup d’hommes, sans le savoir, sont des malades, et leur fébrilité les pousse aussi bien au refus d’obéissance, aux abandons de poste, qu’aux témérités funestes. Certains actes de courage n’ont pas d’autre origine.
[…]
Soudain, dehors, frappant comme un coup sur notre somnolence, le cri, brusque, impératif :
En avant !
En avant ! en avant ! répétèrent les sergents. Déblayez l’entrée.
La bougie disparut. Les hommes s’engagèrent dans les escaliers – pour refluer subitement -.
Attention ! cria le soldat qui se tenait sur les premières marches :
La rafale craqua tout près. L’entrée fut un rectangle rouge, aveuglant, devant nos yeux. La cave trembla.
Les respirations haletaient.
En avant ! Vite ! Vite !
On se jeta dehors en tombant, en s’accrochant, en criant. On se jeta dans la nuit froide, sifflante, dans la nuit en déflagration, la nuit pleine d’obstacles, d’embuscades, de tronçons et de clameurs, la nuit qui cachait, l’inconnu et la mort, rôdeuse muette aux prunelles d’éclatements, cherchant ses proies terrifiées. Des êtres abandonnés, entamés, étendus quelque part, de notre régiment peut-être, hurlaient comme des chiens malades. Des caissons fous, ravitailleurs du tonnerre, passaient ventre à terre, culbutant, écrasant tout pour échapper. Nous courions de toutes nos forces, sur des jambes insuffisantes, surchargées, trop petites, trop faibles pour nous soustraire aux trajectoires instantanées. Nos sacs, nos musettes nous serraient les poumons, nous tiraient en arrière, nous rejetaient dans la zone étincelante, brusquement surchauffée, du fracas.
Et toujours ce fusil qui glisse de l’épaule, arme inutile, dérisoire qui échappe et embarrasse. Et toujours cette baïonnette qui entrave ! Nous courions, nous gui­dant sur un dos, les yeux dilatés mais prêts à se fermer pour ne pas voir le feu, à se fermer sur la pensée recroquevillée, qui refuse sa fonction qui voudrait ne pas savoir, ne pas comprendre, qui est un poids mort pour la carcasse qui bondit, cravachée par les lanières tranchantes de l’acier, qui fuit le knout plombé rugissant à ses oreilles. Nous courions, le corps penché en avant avec l’inclinaison préparée de la chute qui doit être plus rapide que l’obus. Nous courions comme des brutes, non plus soldats, mais déserteurs, dans le sens de l’ennemi, résonnant intérieurement de ce seul mot : assez ! à travers les maisons, titubantes, soulevées et retombant en poussière sur leurs assises.
Une salve si directe qu’elle nous surprit debout, monta de la terre comme un volcan, nous rôtit la face, nous brûla les yeux, tailla dans notre colonne, comme dans la propre chair de chacun de nous.
La panique nous botta les fesses. Nous franchîmes comme des tigres les trous d’obus, fumants, dont les lèvres étaient des blessés, nous franchîmes les appels de nos frères, ces appels sortis des entrailles et qui touchent aux entrailles, nous franchîmes la pitié, l’honneur, la honte, nous rejetâmes tout ce qui est sentiment, tout ce qui élève l’homme, prétendent les moralistes – ces imposteurs qui ne sont pas sous les bombardements et exaltent le courage ! Nous fûmes lâches, le sachant, et ne pouvant être que cela. Le corps gou­vernait, la peur commandait.
Nous courûmes plus fort que jamais, le cœur bourré de coups de poing par le sauve-qui-peut de nos organes, avec une telle accélération du sang qu’elle faisait, crépiter devant nos yeux des étincelles pourpres, qu’elle nous hallucinait d’explosions nouvelles. Nous demandions :
Les boyaux ? Où sont les boyaux ?
Des rafales nous encadrèrent, encore, nous étouffèrent d’angoisses. Puis nous les distançâmes, nous nous éloignâmes du village.
Nous atteignîmes une large tranchée, à demi écroulée, une zone calme de la nuit, qui nous dérobait à la vigilance mortelle de l’ennemi. Nous nous laissâmes glisser à terre complètement épuisés, pour épaissir encore l’ombre ; au-dessus de nous, comme des enfants qui se cachent. Nous entendions sauter les maisons à cinq cents mètres, ne comprenant pas comment nous avions pu nous sauver, accablés de l’horreur de ces bombardements contre lesquels il n’y a pas de défense. Nous hésitions entre une inutile révolte et une résignation de bêtes à l’abattoir. Nous nous cramponnions de tout notre désir de vivre à cette accalmie, refusant de concevoir la suite de l’aventure, qui débutait seulement. D’autres hommes, à leur tour, accouraient. On percevait le bruit de leurs poumons. Nous attendions que nos poitrines eussent repris, un rythme normal pour interroger, nous enquérir des manquants. Nous retardions le moment de les connaître, nous laissions l’obscurité combler les vides de notre effectif. Tout camarade tombé augmentait les possibilités de notre propre mort. Cependant le froid, qui nous pénétrait à travers nos vêtements, imbibés d’eau, nous apaisa peu à peu. Cette nouvelle souffrance nous ranimait. Redevenant des hommes, nous envisagions tristement, notre destinée.
Une question circula :
Faites passer : le capitaine demande si tout le monde a rejoint ?
La réponse vin de l’arrière :
Faites passer au capitaine : dix blessés à la 3° section, six à la 2° et une mitrailleuse hors d’usage. L’ordre, toujours le même, suivit :
En avant !
Nous hissâmes nos sacs, et nous repartîmes courbés, plus las, avec moins de confiance. Des obus fouillaient la nuit et nous allions dans leur direction. Nous nous engageâmes sous ce nouveau tir. Les gros fusants, méthodiques et précis, éclataient de minute en minute, à vingt mètres au-dessus du boyau, et dispersaient sur nous leur gerbe furieuse. Chaque fois, nous plongions dans la boue et nous attendions, contractés, que la détonation fixât notre sort. Ensuite nous nous lancions en avant. Quelques hommes furent encore touchés. Ils encombraient le boyau étroit. Le bataillon défila devant eux, et fut témoin de leur douleur. Mais ce n’était qu’un passage. Nous retrouvâmes plus loin la nuit calme et interminable, qui nous dérobait nous ne savions quels objectifs funestes. La fatigue, la lutte que le fantassin doit soutenir contre sa charge qui l’étreint et l’épuise, nous empêchaient de penser. Nos dernières forces étaient concentrées dans les muscles des épaules et du cou. Ces boyaux ne finiraient donc pas ? Nous redoutions pourtant qu’ils prissent fin. Nous nous dirigions vers un but que nous n’étions pas pressés d’atteindre. Chaque mètre parcouru, chaque effort arraché à notre épuisement nous enfonçait plus profondément vers le danger, rapprochait de leur terme un grand nombre de destinées. Qui serait frappé ?
Il m’arriva pendant cette relève un accident insignifiant, auquel les circonstances donnèrent de l’importance et dont je souffris beaucoup. Tandis que nous traversions, par bonds haletants, le tir de harcèlement, ma jambière droite se déroula, traîna dans la boue, fut piétinée par le suivant, me fit trébucher. II ne fallait pas songer à m’arrêter, à résister à la poussée de centaines d’hommes qui fuyaient éperdument les obus. Je dus continuer d’avancer, tenant ma jambière à la main, entravé comme un bétail. Au moindre sifflement, je tombai un genou en terre et profitai de l’explosion pour enrouler la bande précipitamment. Mais ce délai était trop court. J’éprouvai cruellement qu’un homme qui n’est pas libre de ses mouvements se sent plus vulnérable. Cette situation incommode se prolongea longtemps, jusqu’à ce que nous fissions une vraie halte.
Nous n’avions plus de notion de l’heure, de la durée, ni de la distance. Nous marchions toujours dans ces boyaux indéfiniment pareils, dans la nuit sans issue, de plus en plus froide qui nous engourdissait. Nous ne sentions plus que nos épaules meurtries. Nous n’avions même plus assez de lucidité pour imaginer, pour redouter quoi que ce fût …
L’aube se dégagea enfin de sa couverture de nuages gris et humides. Une aube livide et silencieuse, découvrant un désert terne et brumeux. Il flottait sur la terre une étrange odeur, d’abord sucrée, écœurante, où l’on discernait ensuite les émanations plus riches d’une pourriture encore contenue – comme une sauce onctueuse révèle peu à peu la force de ses épices.
J’allais, penché vers le sol, privé de curiosité, toutes mes facultés absorbées par mon sac, mon fusil et mes cartouchières. J’évitais les flaques d’eau et les bords des caillebotis branlants, qui augmentaient la difficulté de notre marche. Nous contournions des pare-éclats, nous changions de direction sans chercher à nous reconnaître, tout muets, espacés d’un mètre, sommeillant et nous jetant les uns dans les autres au moindre ralentissement. Les boyaux s’évasaient, de plus en plus ravagés.
Subitement, le soldat qui me précédait s’accroupit, se traîna sur les genoux pour passer sous un encombrement de matériaux. Je m’accroupis derrière lui. Quand il se releva, il démasqua un homme de cire, étendu sur le dos, qui ouvrait une bouche sans haleine, des yeux sans expression, un homme froid, raidi, qui avait dû se glisser sous cet illusoire abri de planches pour y mourir. Je me trouvai brusquement nez à nez avec le premier cadavre récent que j’eusse vu de ma vie. Mon visage passa à quelques centimètres du sien, mon regard rencontra son effrayant regard vitreux, ma main toucha sa main glacée, assombrie par le sang qui s’était caillé dans les veines. Il me sembla que ce mort, dans ce court tête-à-tête qu’il m’imposait, me reprochait sa mort et me menaçait de sa vengeance. Cette impression est l’une des plus horribles que j’aie rapportées du front.
Mais ce mort était comme le gardien d’un royaume de morts. Ce premier cadavre français précédait des centaines de cadavres français. La tranchée en était pleine. Nous débouchions dans nos anciennes premières lignes, d’où était partie notre attaque de la veille. Des cadavres dans toutes les postures, ayant subi toutes les mutilations, tous les déchirements et tous les supplices. Des cadavres entiers sereins et corrects comme des saints de châsses ; des cadavres intacts, sans trace de blessure ; des cadavres barbouillés de sang, souillés et comme jetés à la curée de bêtes immondes ; des cadavres calmés, résignés, sans importance ; des cadavres terrifiants d’êtres qui s’étaient refusés à mourir, ceux-là furieux, dressés, bombés, hagards, qui réclamaient la justice et qui maudissaient. Tous avec leur bouche tordue, leurs prunelles dépolies et leur teint de noyés. Et des fragments de cadavres, des lambeaux de corps et de vêtements, des organes, des membres dépareillés, des viandes humaines rouges et violettes, ­pareilles à des viandes de boucherie gâtées, des graisses jaunes et flasques, des os laissant fuir la moelle, des entrailles déroulées, comme des vers ignobles que nous écrasions en frémissant. Le corps de l’homme mort est un objet de dégoût insurmontable pour celui qui vit, et ce dégoût est bien la marque de l’anéantissement complet.
Pour échapper à tant d’horreur, je regardai la plaine.
Horreur nouvelle, pire : la plaine était bleue 
[7] . ­ La plaine était couverte des nôtres, mitraillés, butés le visage en terre, les fesses en l’air, indécents, grotesques, comme des pantins pitoyables comme des hommes hélas ! Des champs de héros, des chargements pour les nocturnes tombereaux …
Une voix, dans le rang, formula cette pensée que nous taisions :
Qu’est-ce qu’ils ont pris ! qui eut aussitôt en nous ce retentissement profond Qu’est-ce que nous allons prendre !
Aucune vie, aucune lumière, aucune couleur n’accrochait le regard et ne distrayait l’esprit. Il fallait suivre la tranchée, y chercher les cadavres, au moins pour les éviter. Je constatai qu’on ne distinguait plus les vivants des morts. Nous avions rencontré quelques soldats immobiles, accoudés au parapet, que j’avais pris pour des veilleurs. Je vis qu’ils étaient tués également et qu’une légère inclinaison les avait maintenus droits contre le talus de la tranchée.
J’aperçus de loin le profil d’un petit homme barbu et chauve, assis sur la banquette de tir, qui semblait rire. C’était le premier visage détendu, réconfortant, que nous rencontrions, et j’allai vers lui avec reconnaissance, me demandant :
Qu’a-t-il à rire de la sorte ? Il riait d’être mort ! Il avait la tête tranchée très nettement par le milieu. En le dépassant, je découvris, avec un mouvement de recul, qu’il manquait la moitié de ce visage hilare ; l’autre profil. La tête était complètement vide. La cervelle, qui avait roulé d’un bloc, était posée bien proprement à côté de lui comme une pièce chez le tripier – près de sa main qui la désignait. Ce mort nous faisait une farce macabre. De là, peut-être, son rire posthume. Cette farce atteignit au comble de l’horreur lorsqu’un des nôtres poussa un cri étranglé et nous bouscula sauvagement pour fuir.
– Qu’est-ce qui te prend ?
– Je crois que c’est… mon frère !
– Regarde-le de près, bon Dieu !
– Je n’ose pas… murmura-t-il en disparaissant.
Une étendue plate, morne et sans échos se développait devant nous en tous sens, jusqu’à l’horizon plu­vieux, chargé de nuages bas. Cette étendue n’était que bouleversement et marécage, uniformément grise, d’une désolation accablante. Nous savions que les armées, transies et sanglantes, se trouvaient quelque part dans cette vallée de cataclysme, mais rien ne décelait leur présence ni leurs positions respectives. On eut dit d’une terre stérile, récemment mise à nu par un déluge, qui se serait retiré en la semant d’épaves et de corps engloutis, après l’avoir recouverte d’une sombre vase. Le ciel obscur pesait sur nos têtes comme une pierre tombale. Tout nous rappelait que nous étions désignés pour un destin inexorable.
Nous finîmes par déboucher sur une sorte de place d’armes, aux voies très larges. Cet endroit avait dû être miné, bouleversé, puis réorganisé avec une grande quantité de sacs à terre. Marchant l’un derrière l’autre nous ne nous étions pas regardés depuis la veille, et nous fûmes surpris de nous reconnaître, tellement nous avions mangé. Nous étions aussi pâles que les cadavres qui nous environnaient, sales et fatigués, l’estomac tenaillé par la faim et secoués par les frissons glacés du matin. Je rencontrai Bertrand, qui appartenait à une autre unité. Sur son visage fripé et vieilli par les inquiétudes de la nuit, je reconnus les marques de ma propre angoisse. Sa vue me donna conscience de l’image que j’offrais. Il me glissa ces mots qui traduisaient l’effroi et l’étonnement de la jeune classe ;
– C’est ça, la guerre ?
– Qu’est-ce qu’on fait là ? demandaient les hommes .
Personne ne savait. Les ordres manquaient. Nous étions abandonnés à travers ces terrains vagues, peuplés de morts, les uns ricanant et nous tenant sous la menace de leurs yeux glauques, les autres détournés, indifférents, qui semblaient dire :
Nous en avons fini. Arrangez-vous pour mourir à votre tour !
La jaune lumière d’un jour hésitant, comme frappé lui-même d’horreur, éclairait un champ de bataille inanimé, entièrement silencieux. Il semblait que tout, autour de nous, et jusqu’à l’infini, fût mort, et nous n’osions parler qu’à voix basse. Il semblait que nous avions atteint un lieu du monde qui tenait du rêve, dépassé toutes les bornes du réel et de l’espoir. L’avant et l’arrière se confondaient dans une désolation sans limites, pétris de la même boue d’argile délayée et grise. Nous étions comme échoués sur quelque banquise interplanétaire, entourée de nuées de soufre, dévastée par des tonnerres soudains. Nous rôdions dans des limbes maudits qui allaient, d’un instant à l’autre, se transformer en enfer.
Nos clairons qui sonnaient la charge déclenchèrent les machines de guerre.
Fusillades, grenades, gardiennes de l’espace, dressèrent leurs barrières mortelles, à la hauteur des ventres des soldats de France.
Les barrages s’abattirent sur nous, en rafales mêlées, percutantes et fusantes, d’obus de tous calibres. Le ciel en feu nous tomba sur le dos, nous serra la nuque, nous secoua d’un infernal roulis, nous tordit les entrailles de coliques sèches et aiguës. Notre cœur nous déchirait d’explosions internes, ébranlait les parois de notre thorax pour s’échapper. La terreur nous frappait de suffocations, comme une angine de poitrine.
Et nous avions sur la langue, comme une amère hostie, notre âme, que nous ne voulions pas vomir, que nous ravalions avec des mouvements de déglutition qui nous contractaient la gorge.
Les clairons sonnaient un glas. Nous savions que devant nous à quelques centaines de mètres, nos frères blêmes allaient s’offrir aux mitrailleuses acharnées. Nous savions que, eux tombés, puis d’autres, pareils à nous, aussi hantés par l’idée de vivre, de fuir, de ne pas souffrir, ce serait notre tour à nous, ne comptant pas plus qu’eux dans la masse des effectifs sacrifiés. Nous savions que le massacre s’accomplissait, que le sol se couvrait de nouveaux cadavres, aux gestes de naufragés.
Le tir nous avait surpris à un carrefour repéré. Nous nous glissâmes dans une sape russe pour nous abriter des éclats.
L’attaque s’apaisa vite. La canonnade décrut. Des cris nous arrivèrent, les terribles cris que nous connaissions déjà…
Nous demeurâmes dans cette sape trois jours et deux nuits.
Voyant qu’on nous y laissait, nous nous organisâmes. Dans ce boyau souterrain d’une vingtaine de mètres, nous étions vingt hommes, le menton sur les genoux, qui ne sortaient que pour satisfaire leurs besoins.
Plusieurs fois par jour, nous entendions les sinistres clairons et nous subissions les barrages. Le moindre obus eût crevé la mince couche de terre qui nous protégeait, mais nous nous efforcions de l’oublier. Devant l’entrée, nous avions empilé nos sacs, pour nous garantir de ce côté. Cette entrée était gardée par un mort enfoui à cet endroit. Il ne dépassait du sol que sa tête, comme si on l’eût enterré debout, et sa main, dont un doigt tendu dans notre direction semblait indiquer : c’est là ! Chaque fois que nous sortions en rampant, nous heurtions presque cette tête froide. Elle nous rappelait ce qui nous attendait dans ce chaos.
Nous ne recevions aucun ravitaillement. Nous mangeâmes nos vivres de réserve, et quelques hommes, qui allaient de nuit fouiller les sacs des morts, rapportèrent des biscuits et du chocolat. Mais nous étions dévorés par la soif. J’avais dans ma musette un flacon d’alcool de menthe. Il circulait avec défense d’en boire. Vingt bouches le suçaient pour s’humecter les lèvres, et il revenait vers moi. Ce fut notre seule boisson pendant ces trois jours. Quelques hommes pourtant burent de l’eau puisée dans les flaques où baignaient les cadavres.
Nous nous arrangeâmes aussi pour dormir et éviter les crampes. Chacun de nous, entre ses jambes écartées, fit place à son voisin. Nous étions disposés comme des rameurs. La nuit, toute la rangée s’inclinait en arrière et les ventres servaient d’oreiller aux têtes.
Cette sape devint un lieu tiède que nous n’osions quitter. Nous nous bercions de l’illusion qu’on nous avait oubliés et qu’aucun ordre ne viendrait plus nous trouver là. Mais l’ordre arriva le troisième jour. On parti dans la nuit.
Le matin, après des haltes et des hésitations, nous trouva sur les positions allemandes récemment conquises. Nous longeâmes de grands abris, qui retentissaient des cris des blessés qu’on y avait transportés, en attendant de pouvoir les acheminer vers l’arrière. Leur grand nombre retardait l’évacuation, les brancardiers ne suffisaient plus.
 On nous laissa finalement dans un boyau, où nous n’avions que la ressource de nous tenir droits. Une pluie fine se mit à tomber et nous pénétra. La boue recouvrait nos pieds et les maintenait si fortement collés au sol que, pour les retirer, nous devions saisir une de nos jambes à deux mains. Nous nous réchauffions alternativement chaque jambe. Nous n’avions toujours pas de ravitaillement. Heureusement les obus ne tombaient guère dans ce coin.
Vers le soir, nous imaginâmes de creuser, avec nos pelles bêches, de petites entailles dans le talus, juste de quoi nous engager les reins et nous empêcher de glisser. Devant ces niches, nous développâmes nos toiles de tente, tenues par des cartouches piquées dans la terre. Assis derrière ces toiles ruisselantes, serrés deux par deux, les pieds dans l’eau et grelottant, nous réussîmes à dormir quelques heures.
En pleine nuit nous fûmes alertés. Le cri que je redoutais retentit :
Les grenadiers en tête. Les Allemands devaient contre-attaquer. Mais la fusillade se calma avant que nous eussions atteint la ligne de combat.
Le lendemain, on nous porta encore en avant. Nous prîmes position dans un boyau perpendiculaire aux lignes ennemies, fermé par une barricade de sacs à terre, à la limite de notre avance.
Nous étions plus sales, plus fatigués, plus pâles, plus silencieux que jamais. Nous comprenions que notre heure était proche.
Après ce que nous venions de voir, aucune illusion ne pouvait subsister. Dès qu’un bataillon était hors de combat, on faisait avancer le bataillon suivant pour attaquer, sur le même terrain couvert de nos blessés et de nos morts, après une préparation d’artillerie insuffisante, qui était plutôt pour l’ennemi un signal qu’une destruction. L’inutile victoire qui consistait à enlever un élément de tranchée allemande se payait d’un massacre des nôtres. Nous regardions les hommes bleus étendus entre les lignes. Nous savions que leur sacrifice avait été vain et que le nôtre qui allait suivre, le serait également. Nous savions qu’il était absurde et criminel de lancer des hommes sur des fils de fer intacts, couvrant des machines qui crachaient des centaines de balles à la minute. Nous savions que d’invisibles mitrailleuses attendaient les cibles que nous serions, dès le parapet franchi, et nous abattraient comme un gibier. Seuls les assaillants se montraient à découvert, et ceux que nous attaquions, retranchés derrière leurs remparts de terre, nous empêcheraient d’aller jusqu’à eux, s’ils avaient un peu de sang-froid pendant trois minutes.
Quant à avancer profondément, tout espoir était perdu. Cette offensive, qui devait nous porter à vingt cinq kilomètres au premier bond, tout enfoncer, avait péniblement gagné quelques centaines de mètres en huit jours. Il fallait pour s’obstiner dans cette folie dans ce gaspillage de vies humaines la vanité d’un Quartier Général tenu loin des batailles, qui ne voulait pas convenir qu’il avait manqué son coup et qu’il ignorait la guerre de positions. Il fallait que des officiers supérieurs justifiassent de leurs fonctions devant le pays par quelques lignes de communiqué qui sentissent la victoire. Nous n’étions plus là que pour acheter ces lignes de notre sang. Il ne s’agissait plus de stratégie, mais de politique.
Une chose encore nous faisait réfléchir. Parmi tous ces morts qui nous entouraient, on ne voyait presque pas d’Allemands. Il n’y avait pas équivalence de pertes : nos faibles gains de terrain étaient mensongers, puisque nous étions seuls à mourir. Les troupes victorieuses sont celles qui tuent davantage, et nous étions les victimes. Ceci achevait de nous démoraliser. Depuis longtemps les soldats avaient perdu toute conviction. Ils perdaient maintenant la confiance. Assaillants, soi disant vainqueurs, ils murmuraient: On nous fait tuer bêtement.
Témoin de ce désordre, de cette boucherie, je pensais : Bêtement n’est pas assez dire. La Révolution guillotinait ses généraux incapables. C’était une excellente mesure. Des hommes qui ont institué les cours martiales, qui sont partisans d’une justice sommaire, ne devraient pas échapper à la sanction qu’ils appliquent aux autres. Une pareille menace les guérirait de leur orgueil olympien, ces manieurs du tonnerre, les ferait réfléchir sur eux-mêmes. Aucune dictature n’est comparable à la leur, ils refusent tout droit de contrôle aux nations, aux familles, qui se sont, dans leur aveuglement, confiées à eux. Et nous qui voyons que leur grandeur est une imposture, que leur puissance est un danger, si nous disions la vérité, on nous fusillerait.
Telles étaient les idées qui nous hantaient à la veille d’attaquer. Courbés sous la pluie et les obus, les soldats blêmes ricanaient :
Le moral est bon ! Les troupes sont fraîches !
Nous entrons en agonie.
L’attaque est certaine. Mais, comme il faut renoncer aux assauts de front qui n’avancent plus, on va progresser par les boyaux. Mon bataillon doit attaquer à la grenade les barricades allemandes. Grenadier, je marcherai dans les premiers.
Reste à connaître l’heure de l’attaque. Vers midi, on nous dit :
Ce sera pour ce soir ou pour la nuit.
Des feuillées, qui sont surélevées, on aperçoit la ligne ennemie. La plaine, qui monte légèrement, est couronnée dans le lointain par un bois déchiqueté, le Bois de la Folie… que le commandement se propose, parait-il, d’occuper. Le bruit court que nous avons devant nous la garde impériale allemande et qu’elle nous recevra avec des balles explosives.
Que faire jusqu’au soir ? Je ne compte guère, sur les grenades, que je ne sais pas manier… Je démonte mon fusil, je le nettoie avec soin, je le graisse et l’enveloppe d’un chiffon. Je vérifie aussi ma baïonnette.
J’ignore comment on se bat dans un boyau, à la file indienne. Mais enfin le fusil est une arme, la seule que je connaisse, et il faut me préparer à défendre ma vie. Je ne compte pas non plus, sur mon couteau.
Surtout, je ne dois pas penser… Que pourrais-je envisager ? Mourir ? Je ne peux pas l’envisager. Tuer ? C’est l’inconnu, et je n’ai aucune envie de tuer. La gloire ? On n’acquiert pas de gloire ici, il faut être plus en arrière. Avancer de cent, deux cents, trois cents mètres dans les positions allemandes ? J’ai trop vu que cela ne changerait rien aux événements. Je n’ai aucune haine, aucune ambition, aucun mobile. Pourtant, je dois attaquer.
Ma seule idée passer à travers les tirs de balles de grenades et d’obus, en réchapper, vainqueur ou vaincu. D’ailleurs : être vainqueur, c’est vivre. C’est aussi la seule idée de tous les hommes qui m’entourent.
Les anciens sont soucieux et grognent pour se rassurer. Ils refusent de prendre la garde, mais tous sont volontaires pour partir à l’arrière, à la recherche d’un ravitaillement.
Des rafales d’obus et de mitrailleuses balaient la plaine. Le soleil se montre un peu. Au loin nous entendons encore des clairons, la fusillade, les barrages.
Nous voudrions suspendre la marche du temps. Pourtant le crépuscule envahit le champ de bataille, nous recouvre d’ombre et de silence, nous sépare, les uns des autres, nous pénètre de froid… le froid de la mort…
Nous attendons.
Rien ne se précise.
Je m’accroupis dans un trou pour dormir. Autant ne pas savoir à l’avance ! Je me souviens que j’ai vingt ans, l’âge que chantent les poètes…
[…]
Après avoir reçu nombre d’éclats d’obus, on nous descend dans une cave encore vide qui est installée avec des portants, pour recevoir trois rangées de brancards superposés. Je m’étonne d’être là, de mon extraordinaire aventure… Mais je suis très fatigué et je m’endors bientôt lourdement.
Quelques heures plus tard, à mon réveil, la cave est pleine de blessés qui crient. Toutes les couchettes sont prises. Leurs occupants épuisent la gamme des intonations de la douleur et du désespoir. Certains sentent venir la mort et luttent contre elle farouchement, avec des imprécations et des gestes frénétiques. D’autres au contraire laissent partir leur vie en un mince filet de fluide, avec des soupirs étouffés. D’autres exhalent des gémissements rauques, réguliers, par quoi ils bercent leur souffrance. D’autres implorent pour qu’on les soulage ; d’autres pour qu’on les aide à en finir. D’autres appellent à leur secours des êtres que nous ne connaissons pas. D’autres, dans le délire, se battent toujours, poussent d’inhumains cris de guerre. D’autres nous prennent à témoin de leur misère et nous reprochent de ne rien faire pour eux. Quelques-uns invoquent Dieu ; quelques-uns s’en prennent à lui, l’injurient, le somment d’intervenir s’il est puissant.
À ma gauche, je reconnais le jeune sous-lieutenant qui commandait notre section. De sa bouche molle sort une plainte monotone et faible de petit enfant. Il agonise. C’était un brave garçon et tout le monde l’aimait.
La place manque. À terre sont affalés des malheureux, des blocs boueux surmontés d’un visage hagard, empreint de cette atroce soumission que donne la douleur. Ils ont le regard des chiens qui rampent devant le fouet. Ils soutiennent leurs membres brisés et psalmodient le chant lugubre monté des profondeurs de leur chair. L’un a une mâchoire fracassée qui pend et qu’il n’ose toucher ; le trou hideux de sa bouche obstruée par une langue énorme, est une fontaine de sang épais. Un aveugle, muré derrière son bandeau, lève la tête vers le ciel, dans l’espoir de capter une faible lueur par le soupirail de ses orbites, et retombe tristement dans le noir de son cachot. Il sonde le vide autour de lui en tâtonnant, comme s’il explorait les parois visqueuses d’une basse-fosse. Un troisième a les deux mains emportées, ses deux mains de cultivateur ou d’ouvrier, ses machines, son gagne-pain, dont il disait probablement, pour prouver son indépendance :
Quand un homme a ses deux mains, il trouve partout du travail. Elles lui manquent déjà pour souffrir, pour satisfaire ce besoin si naturel, si habituel, qui consiste à les porter à l’endroit douloureux, qu’elles serrent, afin de calmer. Elles lui manquent pour se tordre, se crisper et supplier. Celui-là ne pourra jamais plus toucher. Je réfléchis que c’est peut-être le plus précieux des sens.
On a apporté aussi un débris humain si monstrueux que tous, à sa vue ont reculé, qu’il a étonné ces hommes que plus rien n’étonne. J’ai fermé les yeux : je n’ai que trop vu déjà, je veux pouvoir oublier plus tard. Cela, cet être, hurle dans un coin comme un dément. Notre chair soulevée nous suggère qu’il serait généreux, fraternel de l’achever.
L’artillerie allemande coupe la route ; les obus résonnent sourdement. On ne peut nous évacuer. Dehors, de nouveaux blessés arrivent constamment qui attendent sous la pluie, pour entrer, que nous devenions des cadavres. Les infirmiers sont débordés. Ils vont d’une couchette à l’autre surveiller les râles. Dès que ces râles ne sont plus que des balbutiements, qui indiquent que le moribond est au seuil du néant, on sort l’homme qui achèvera de mourir dehors aussi bien, et l’on apporte à sa place un autre blessé qui a des chances de vivre. Le choix sans doute n’est pas toujours heureux, mais les infirmiers font pour le mieux, et tout dans la guerre est une loterie. On emporte de la sorte notre sous-lieutenant.
Tous ceux qu’on retire d’ici sont destinés à faire des macchabées, ces rebuts du champ de bataille qui n’apitoient plus personne. Les morts encombrent les vivants et épuisent leurs forces. Dans les périodes agitées on les laisse à l’abandon, jusqu’à ce qu’ils se rappellent à l’attention par l’odeur. Les fossoyeurs trouvent qu’ils sont vraiment trop nombreux, et se plaignent de ce surcroît de travail qui empiète sur leurs nuits. Tout ce qui est mort est indifférent. S’attendrir serait s’affaiblir.
Un major pensif, surmené, et privé de moyens médicaux circule à travers les rangées. Il réconforte comme il peut avec des paroles bourrues, et montre ses galons aux plus crédules pour les persuader qu’ils s’en tireront. On devine sa lassitude ; il sent l’alcool dont il use pour se soutenir. Et il est tellement sillonné d’éclaboussures sanglantes que son sourire, qu’il voudrait doux et ferme, paraît cruel comme celui d’un bourreau.
La plupart des blessés portent le numéro de mon régiment, mais j’en fais partie depuis trop peu de temps pour les connaître, et beaucoup sont méconnaissables. Des bribes de conversation m’apprennent que l’attaque de la barricade a été très meurtrière. Elle a coûté plus de cent cinquante hommes. On a d’abord avancé, puis il a fallu reculer et revenir aux emplacements de départ. Les Allemands, qui sont moins épuisés que nous et se cramponnent aux positions de crête, ont contre-attaqué vigoureusement et profité de ce que nos flancs n’étaient pas couverts. J’étais curieux de connaître le résultat de cette action, à laquelle j’ai participé d’une manière si étrange. J’aimerais savoir aussi ce que sont devenus mes camarades de la classe 15 et ceux de mon escouade. Cette escouade, au sein de laquelle nous nous querellions fréquemment et qui rassemblait des individus si différents, si peu faits pour se comprendre, était pourtant une petite famille, et je serais peiné qu’il fût arrivé malheur à l’un d’eux, surtout à notre jeune caporal. Mais je suis très mal placé, au ras du sol, et n’aperçois que les blessés étendus contre la muraille. Tous sont trop éloignés, trop recueillis sur eux-mêmes pour que je les interroge. D’ailleurs mon désir d’apprendre est moins grand pourtant que mon désir de ne pas faire d’efforts.
Et moi ?
J’ai honte. J’ai honte parce que je souffre moins que certains hommes qui m’entourent et que j’occupe une place entière. J’ai honte, et aussi, par comparaison, je suis, non pas fier, non pas heureux, mais satisfait de mon destin. L’égoïsme, malgré tout, domine la pitié qui m’envahit parce que la douleur ne m’absorbe pas entièrement, comme les malheureux qui sont très gravement touchés. Je suis partagé entre ces deux sentiments : la gêne d’étaler une trop grande richesse devant des misérables et la supériorité un peu insolente des êtres que le sort a comblés. Mon corps, tourné vers l’espoir, vers la vie, se détourne des corps broyés ; l’animal, qui veut rester intact, me dit:
Réjouis-toi, tu es sauvé ! Mais mon esprit est encore solidaire des pauvres hommes de la tranchée, dont j’étais ; il les aime et il les plaint. Les risques que nous avons courus ensemble, la peur qui nous a secoués, nous ont unis. Je ne suis pas encore détaché d’eux et leurs cris trouvent en moi un écho. Peut-être est-ce la vue des mutilations qui auraient pu me frapper qui m’émeut ? Notre pitié n’est-elle pas une méditation sur nous-mêmes, à travers les autres? Je ne sais. Ce qui doit m’excuser à leurs yeux, c’est que nous étions exposés aux mêmes coups, que ce qui les a atteints eût pu m’atteindre. Pourtant, immobile sous ma couverture, les yeux clos, je leur dissimule ma chance injuste.
J’ai aussi mes motifs d’inquiétude. Si je porte à plat sur mon dos, la blessure du thorax m’étouffe. Si je veux me tourner, il semble qu’on m’enfonce des poignards dans le corps. Il se pourrait que ma main, si pesante au bout de mon bras, ne retrouve jamais sa souplesse … Si je ne pensais que mes camarades sont encore là-bas derrière la barricade, les pieds dans les flaques d’eau, environnés de cadavres, et que leur vie est en jeu à chaque instant, je considérerais sans doute qu’un grand malheur m’est arrivé. Si j’avais subi pareille commotion ailleurs qu’à la guerre, on m’eût sans doute emporté évanoui. Ici, j’ai marché plus de trois heures pour trouver un poste de secours. Mais en somme mon sort n’est pas fixé, je ne serai rassuré que lorsque toute menace d’amputation sera écartée.
[…]
Il s’entretient avec l’aumônier de l’hôpital :
Eh bien, mon cher enfant, qu’avez-vous à me dire?
– Mais rien, monsieur l’aumônier.
J’ai compris que je ne devais attendre de lui aucune conversation d’un ordre élevé et qu’il m’avait simplement attiré là pour me détrousser, par surprise, de mes péchés. Il doit traiter toutes les âmes avec une absolution, comme certains majors traitent tous les malades avec une purgation. Je l’ai laissé aller. Il m’a rappelé mon enfance chrétienne, et m’a demandé :
Ne voulez-vous pas vous rapprocher de Dieu? N’avez-vous pas quelques fautes à regretter?
– Je n’ai plus de fautes. La plus grande, aux yeux de l’Église et des hommes, est de tuer son semblable. Et aujourd’hui l’Église me commande de tuer mes frères.
– Ils sont les ennemis de la Patrie.
Ils sont cependant les fils du même Dieu. Et Dieu, ce père, préside à la lutte fratricide de ses propres enfants, et les victoires des deux camps, les Te Deum des deux armées lui sont également agréables. Et vous, juste, vous le priez pour qu’il ruine et anéantisse d’autres justes. Comment voulez-vous que je m’y reconnaisse?
– Le mal ne vient pas de Dieu, mais des hommes .
– Dieu serait donc impuissant ?
– Ses desseins sont impénétrables.
– Dans l’armée aussi on a coutume de dire: Il ne faut pas chercher à comprendre. C’est un raisonnement de caporal.
– Mon enfant, je vous plains, car il est écrit: le commencement de tout péché est l’orgueil : celui que l’orgueil saisit sera chargé de malédiction, et l’orgueil amènera sa ruine.
– Oui, je sais : Beati pauperes spiritu. C’est une manière de blasphème, puisqu’il nous a crées à son image et à sa ressemblance !
Il s’est levé et m’a ouvert la porte. Nous n’avons plus échangé un mot. Dans ses yeux, au lieu de l’affliction qu’eût dû y mettre le spectacle de mon égarement, je n’ai vu qu’une petite flamme haineuse, la rage d’un homme qui vient de subir un échec cuisant pour son orgueil (lui aussi !). Je me demande quel rapport cette rage pouvait avoir avec le divin… Pourtant, j’aurais aimé que ce prêtre m’eût donné quelques paroles d’espoir, laissé entrevoir une possibilité de croyance, m’eût expliqué. Hélas ! les pauvres ministres de Dieu sont aussi murés que nous. Il faut croire comme les vieilles femmes à figure de sorcière, qui marmonnent dans les églises, sous le nez des saints de bazar en plâtre peint. Dès que la raison s’élève, cherche un arc-en-ciel, elle bute sur le mystère, l’échappatoire. On lui conseille les cierges, les sous dans les troncs, les dizaines de chapelet, et l’abrutissement.
Si le Fils de Dieu existe, c’est l’instant qu’il montre son cœur, alors que tant de cœurs saignent, ce cœur qui a tant aimé les hommes. C’est donc en pure perte et son Père l’a sacrifié inutilement ? Le Dieu de miséricorde infinie ne peut être celui des plaines d’Artois. Le Dieu bon, le Dieu juste n’a pu autoriser qu’on fît en son nom une telle bouillie d’hommes, ne peut vouloir qu’une telle dévastation des corps et des esprits serve à sa gloire.
Dieu ? Allons, allons, le ciel est vide, vide comme un cadavre. Il n’y a dans le ciel que les obus et tous les engins mortels des hommes…
La guerre a tué Dieu, aussi !
[…]
Parmi ses 
[8] souvenirs de guerre, celui-ci est affreux :
Dans l’Est, fin août. Notre bataillon attaque à la baïonnette. Tu n’as pas idée de l’imbécillité de ces attaques du début, de ce qu’elles représentaient comme massacre. Ce qui a dominé cette période, c’est certainement l’incurie de nos chefs – dont ils furent parfois victimes – formés avec ces principes : l’infanterie reine des batailles et en avant à l’arme blanche ! Ces gens-là ne se doutaient absolument pas des effets de l’armement moderne, canons et mitrailleuses, et leur grand dada était la manœuvre napoléonienne : rien de changé depuis Marengo ! Nous qui étions assaillis, au lieu de nous établir sur des positions solides, on nous éparpillait à découvert dans les plaines, revêtus de nos uniformes de cirque, et on nous lançait contre des forêts, à cinq cents mètres. Les Boches nous tiraient comme des lapins, et, au moment du corps à corps, se sau­vaient, après nous avoir fait tout le mal possible.
Enfin, ce jour-là, en laissant la moitié de notre effectif sur le terrain, on réussit à les déloger. Mais ces bandits ont eu une idée diabolique. Comme il soufflait un grand vent contre nous, ils ont mis le feu aux champs de blé dont nous les chassions. Là, j’ai vu l’enfer !
Quatre cents blessés, étendus sans mouvement, mordus et ressuscités par le feu, quatre cents blessés transformés en torches vivantes, courant sur des membres fracturés, gesticulant et criant comme des damnés. Leur chevelure qui flambait d’un coup, verticalement, leur mettait sur la tête une flamme de Saint-Esprit et les cartouches explosaient dans leurs cartouchières. Nous sommes restés muets, ne songeant même pas à nous abriter, à regarder quatre cents des nôtres grésiller, se tordre et se rouler dans ce bûcher balayé par les mitrailleuses, sans pouvoir approcher. J’en ai vu un se dresser, devant la vague qui venait sur lui et fusiller ses voisins pour leur épargner cette mort atroce. Alors, plusieurs, sur le point d’être atteints, se sont mis à crier : Tirez, les copains, tuez-nous et peut-être quelques-uns ont-ils eu ce monstrueux courage...
[…]
Nous rédigeons pour l’arrière une correspondance pleine de mensonges convenus, de mensonges qui
font bien. Nous leur racontons leur guerre, celle qui leur donnera satisfaction, et nous gardons la nôtre secrète. Nous savons que nos lettres sont destinées à être lues au café, entre pères, qui se disent : Nos sacrés bougres ne s’en font pas ! – Bah ! ils ont la meilleure part. Si nous avions leur âge … À toutes les concessions que nous avons déjà consenties à la guerre, nous ajoutons celle de notre sincérité. Notre sacrifice ne pouvant être exprimé à son prix, nous alimentons la légende, en ricanant. Moi comme les autres, et les autres comme moi…

Gabriel Chevallier. La Peur 1930

Avril 1917 

À l’autre bout du monde, en Nouvelle Calédonie, certaines tribus Canaques se refusent à l’engagement volontaireLa guerre en France entraîne une pression supplémentaire pour l’approvisionnement en denrées et en mobilisation de soldats dans les colonies. Certains colons français sont contraints d’étendre leurs élevages sur des territoires habités par des Kanaks pour répondre à la demande de l’administration coloniale. D’autre part, bien que le code de l’indigénat soustrait les Kanaks à la conscription à l’Armée française, l’administration coloniale demande l’engagement volontaire de tribus kanaks en leur faisant faussement miroiter des droits et des gains territoriaux.

Les autorités françaises organisent un pilou à Tiamou en  pour désamorcer les tensions grandissantes entre les tribus animistes d’Atéou et de Tiamou et les catholiques de Koniambo. Le chef de Tiamou, Noël Néa Ma Pwatiba, se ravise le jour de la cérémonie et brûle sa case en signe de révolte contre l’autorité française. Après l’arrestation de membres de sa tribu, Noël de Tiamou se réfugie dans la brousse et entame avec d’autres membres de tribus animistes, dont Cavéat, chef de Ouen-Kout, une forme de guérilla contre l’administration française qui les traque dans les montagnes jusqu’en . Les autorités françaises offrent une récompense pour la capture de Noël de Tiamou qui est finalement décapité le . La révolte sera suivie par un procès à Nouméa en 1919 ; 78 hommes seront jugés, 61 condamnés et 2 guillotinés en 1920.

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[1] Françoise de Chalus, comtesse de Narbonne-Lara, dame d’honneur d’Adélaïde, une des filles de Louis XV, était devenue propriétaire du château de Bove, proche, et aurait exigé que le mauvais chemin, une ancienne voie romaine, qui suit la ligne de crête d’est en ouest entre les vallées de l’Aisne et de l’Ailette, desservant, outre son château, l’abbaye de Vauclerc, soit empierré pour que les Dames de France – les filles du roi – puissent lui rendre visite. Les travaux avaient été effectués en 1780.

[2] Bonsoir m’amour, bonsoir, ma fleur,

Bonsoir toute mon âme !
Ô toi qui qui tiens tout mon bonheur
Dans ton regard de femme !
De ta beauté, de ton amour,
Si ma route est fleurie,
Je veux te jurer, ma jolie,
De t’aimer toujours !

[3] Dans les années 1990, le général Bach, chef du service historique de l’armée de terre, fit consulter par une équipe de chercheurs les archives du Conseil de guerre pour faire le point sur les jugements de ce tribunal des armées durant la guerre 14-18 : il y eut 140 000 dossiers de soldats traduits devant les conseils de guerre ; 2 300 condamnés à mort, 550 exécutions réelles, dont la majeure partie eût lieu en 1914 et 1915, 27 l’ayant été en relation avec les mutineries de 1917. (cité par Georgette Elgey, Le Monde du 5  Mai 2001). L’historienne Annette Becker avance un chiffre de 675 fusillés pour désertion, mutinerie ou crimes de droit commun.

[4] Taxis qui, en fait jouèrent un rôle plutôt marginal, assurant le transport de 4 000 soldats vers une zone peu engagée dans le combat.

[5] Pour de plus amples renseignements, se reporter à l’année 1884.

[6] On avait droit à deux litres par jour pour l’ordinaire, plus le rembours – le remboursable-, qui valait 34 sous le litre. Des gars arrivaient à des 9 litres quotidiens. Ferdinand Gilson, 107 ans en 2005.

[7] Il y a là un effet de raccourci. Il est évident qu’un avion survolant le champ de bataille n’eût pas vu une plaine bleue, mais tachée de bleu. De même, l’expression royaume de morts qui précède peut paraître excessive à certains hommes froids, qui jugent à distance. Il faut comprendre l’état d’esprit d’un garçon qui se trouve subitement, après une nuit de fatigues et de dangers, environné de centaines de cadavres, et même de milliers, si l’on tient compte de ceux qui échappent à sa vue. Or, ce garçon vient là en acteur… Un homme qui assiste de loin à un bombardement peut trouver le spectacle curieux, voire amusant. Avancez-le d’un kilomètre, placez-le dessous, sa façon de juger diffère étrangement. On ne devrait donc pas s’étonner si l’émotion entraînait certaines déformations, mais se dire qu’aucune exagération, aucune invention, ne saurait dépasser en horreur la réalité. (Note de l’au­teur .)

[8] il s’agit d’André Charlet, un ami de faculté