Publié par (l.peltier) le 7 septembre 2008 | En savoir plus |
Celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend.
Charles Péguy
18 06 1940
Depuis Londres, le général de Gaulle s’adresse aux Français : Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat. Certes, nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l’ennemi. Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui. Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non !
Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et qui vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincu peuvent faire venir un jour la victoire. Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des États-Unis.
Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique supérieure, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
Moi, Général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi. Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre, elle ne s’éteindra pas. Demain, comme aujourd’hui, je parlerai à la Radio de Londres.
La version ci-dessus est celle authentifiée par de Gaulle ; il a légèrement modifié son texte par rapport à celui enregistré à 18 h et diffusé par la BBC à 22 h 15′, dont le début commençait ainsi :
Le gouvernement français a demandé à l’ennemi à quelles conditions pourrait cesser le combat. Il a déclaré que si ces conditions étaient contraires à l’honneur, il devait continuer.
Bien plus tard, sa plume se fera encore plus dure envers le maréchal Pétain : La gloire militaire lui avait, jadis, prodigué ses caresses amères. Mais elle ne l’avait pas comblé, faute de l’avoir aimé seul. Et voici que, tout à coup, dans l’extrême hiver de sa vie, les événements offraient à ses dons et à son orgueil l’occasion tant attendue de s’épanouir sans limites ; à une condition, toutefois, c’est qu’il acceptât le désastre comme pavois de son élévation et le décorât de sa gloire.
Charles de Gaulle. Mémoires de guerre.
La radio de la France libre adoptera comme indicatif les quatre premières notes de la 5° symphonie de Beethoven : transcrits en morse, ils signifient : victoire. Plus tard, les Américains demanderont à leurs soldats Navajos de parler leur propre langue à la radio, bien certains que les Japonais ne parviendraient jamais à casser ce code ; les Français eux, prendront un peu plus de risques en restant très attaché à leur poésie : on pouvait ainsi voyager en plein surréalisme : Le renard aime les raisins / Croissez roseaux ; bruissez feuillages / Je porterai l’églantine, / Je n’entends plus ta voix, / Je cherche des trèfles à quatre feuilles, / L’acide rougit le tournesol, / Les dés sont sur le tapis, / Les colimaçons cabriolent / Son costume est couleur billard, / Nous nous roulerons sur le gazon ; / Les reproches glissent sur la carapace de l’indifférence, / Véronèse était un peintre, / Les grandes banques ont des succursales partout, / L’évêque a toujours bonne mine, / Le cardinal a bon appétit, / J’aime les femmes en bleu, / Rodrigue ne parle que l’espagnol, / C’est le moment de vider son verre, / Le temps efface les sculptures, / Elle fait de l’œil avec le pied, / La brigade du déluge fera son travail, / Ne vous laissez pas tenter par Vénus, / Ayez un jugement pondéré, / Saint Pierre en a marre, / Le lithographe a des mains violettes, / Son récit coule de source, / Les débuts sont contradictoires.
Ėve Curie, elle, parlera en clair et en orfèvre, reprise plus tard par Sartre quand il dira : La liberté, on ne sait pas très bien ce que c’est quand on l’a. Mais c’est tout le contraire quand on ne l’a plus : là on sait ce que c’est.
Mon seul titre pour m’adresser à vous est d’être la fille de deux grands savants français. Ces deux savants m’ont appris à être fière d’un pays où la liberté pouvait être dite, où la liberté existait. Avant de devenir française par son mariage, ma mère, Marie Curie, avait grandi en Pologne opprimée, sous un régime de servitude. Je me souviens avec quel accent passionné elle disait parfois à des amis, à des collègues de Sorbonne : Vous ne connaissez pas votre bonheur de vivre dans un pays de liberté. C’est un si grand privilège d’être français.
Le général de Gaulle commence par être très seul : L’appel du 18 juin, ceux qui y ont répondu ne l’ont pas entendu, et ceux qui l’ont entendu n’y ont pas répondu, dira Régis Debray. Les Anglais l’ont accueilli certes, mais restent à distance tant qu’ils gardent espoir de pouvoir empêcher la signature de l’armistice. Autour de lui, son officier d’ordonnance, le lieutenant de cavalerie Geoffroy de Courcel, Élisabeth de Miribel qui commencera par être sa secrétaire, puis René Cassin juriste, président de l’Union Fédérale des Anciens combattants, Georges Catroux général cinq étoiles, son compagnon de captivité de la grande guerre et le vice amiral en retraite Émile Muselier qui après avoir redonné du service à la Croix de Lorraine, venue d’Orient avec les croisades au XIII° siècle, se mettra à comploter contre de Gaulle. Ėve Curie, Henri de Kerillis, électron libre et député de droite, inscrit chez les Républicains indépendants dont Georges Mandel, juif, est le président. Beaucoup plus jeunes, mais appelés à jouer des rôles de premier plan, Raymond Aron, Yves Guéna, Daniel Cordier, militant d’Action Française qui entraîne avec lui sur un bateau seize copains pour l’Angleterre, Christian Fouchet, Pierre Messmer, Gaston Palewski, François Jacob, Maurice Schumann, Philippe de Hauteclocque, le futur Leclerc, encore obscur capitaine d’Action Française, qui se présentera à Londres le 25 juillet… Des Bretons, quelques Juifs et des aristocrates, dira de Gaulle. Il y a de quoi se faire de la bile et on l’entend parler des politiciens usés, des académiciens somnolents, des hommes d’affaires ménagés par les combinaisons, des généraux épuisés de grades.
Pierre Messmer, sous-lieutenant au 12° régiment de tirailleurs sénégalais, basé à Le Breuil sur-Couze, dans le Puy de Dôme, a entendu la veille la déclaration du Maréchal Pétain. Avec son ami Jean Simon, il a emprunte une moto et le lendemain soir, se retrouve à Marseille où il découvre le 19 juin sur Le petit Provençal l’appel du général de Gaulle. Les deux hommes rencontrent sur le Vieux Port un capitaine au long cours qui leur propose de détourner son cargo italien qui transporte 481 tonnes de matériel de guerre dont douze avions Glenn Martin en caisses. Le 23 juin, Messmer et Simon s’empareront du Capo Olmo, cap sur Londres où la cargaison sera vendue à l’armée anglaise, ce qui accordera trois mois de fonctionnement à la France Libre. Elle est y pas belle, ct’histoire ?
Fin juin, de Gaulle sera rejoint par 128 marins de l’île de Sein et la 13° demi-brigade de la Légion étrangère, – 989 hommes dont 200 républicains espagnols – venue directement de Narvik : ils vont être le fer de lance des Forces Françaises Libres. Mais sur les 700 Chasseurs Alpins qui étaient eux aussi à Narvik, moins de 40 restèrent aux cotés de de Gaulle ; les autres demandèrent à partir au Maroc, c’est-à-dire dans l’armée de Vichy, et sur les 19 000 militaires réfugiés en Grande Bretagne seuls 900 rallièrent de Gaulle, les autres demandant leur rapatriement en métropole. On verra aussi un recrutement féminin – jusqu’à 100 personnes au début : les Volontaires Féminines.
Ce même jour, l’Ar Zénith, un des bateaux de l’île de Sein assurant la liaison avec Audierne, en arrive avec à son bord, des chasseurs alpins et autres militaires : Jean-Marie Menou, le commandant, a reçu l’ordre de repartir le soir même pour Ouessant : sans doute les derniers ordres de résistance à l’avancée allemande. En fait, c’est pour Plymouth qu’il partira accompagné du Trébouliste de Douarnenez et de l’Oiseau-de-la-tempête de Plougasnou.
1940, c’est comme si le paquebot France avait coulé en haute mer, et comme si le mouvement Français Libres avait été un radeau qui aurait recueilli au hasard quelques passagers de toutes les classes et un ou deux membres de l’équipage.
Raymond Aron, lui aussi résistant de la première heure
Comment cela s’est fait, je n’en sais rien. Je pense que personne ne le saura jamais. Mais un paysan a coupé un fil téléphonique de campagne. Une vieille femme a mis sa canne dans les jambes d’un soldat allemand. Des tracts ont circulé. Un abatteur de la Villette a jeté dans la chambre froide un capitaine qui réquisitionnait la viande avec trop d’arrogance. Un bourgeois donne une fausse adresse aux vainqueurs qui demandaient leur chemin. Des cheminots, des curés, des braconniers, des banquiers, aident les prisonniers évadés à passer par centaines. Des fermiers abritent des soldats anglais. Une prostituée refuse de coucher avec les conquérants. Des officiers, des soldats français, des maçons, des peintres, cachent des armes. Tu ne connais rien de tout cela. Tu étais ici. Mais pour celui qui a senti cet éveil, ce premier frémissement, c’était la chose la plus émouvante du monde. C’était la sève de la liberté qui commençait à sourdre à travers la terre française. Alors que les Allemands et leurs serviteurs et le vieillard ont voulu extirper la plante sauvage. Mais plus ils en arrachaient et mieux elle poussait. Ils ont empli les prisons, ils ont multiplié les camps. Ils se sont affolés. Ils ont enfermé le colonel, le voyageur de commerce, le pharmacien. Et ils ont eu encore plus d’ennemis. Ils ont fusillé. Or, c’était de sang que la plante avait surtout besoin pour croître et se répandre. La sang a coulé. Il va couler à flots. Et la plante deviendra forêt.
[…] Ils peuvent tout oser. Ils n’ont pas d’autre loi, pas d’autre maître que leur pensée. Cette pensée est plus forte en eux que la vie. Les hommes qui publient ces feuilles sont inconnus, mais un jour on élèvera des monuments à leur œuvre. Celui qui trouve le papier risque la mort. Ceux qui composent les pages risquent la mort. Ceux qui écrivent les articles risquent la mort. Rien n’y fait. Rien ne peut étouffer le cri qui sort des Ronéo [la photocopieuse de l’époque], cachées dans de pauvres chambres, qui monte des presses, tapies au fond des caves. Ne crois pas que ces journaux ont la mine de ceux qu’on vend au grand jour. Ce sont de petits carrés de papier, misérables. Des feuilles malvenues, imprimées ou tapées à la diable. Les caractères sont ternes. Les titres maigres. L’encre bave souvent. On fabrique comme on peut. Une semaine dans une ville et une semaine dans une autre. On prend ce qu’on a sous la main. Mais le journal paraît. Les articles suivent des routes souterraines. Quelqu’un les rassemble, quelqu’un les agence en secret. Des équipes furtives mettent en page. Les policiers, les mouchards, les espions, les dénonciateurs s’agitent, cherchent, fouinent, flairent. Le journal part sur les chemins de France. Il n’est pas grand, il n’a pas bel aspect. Il gonfle des valises usées, craquantes, disjointes. Mais chacune de ses lignes est comme un rayon d’or. Un raton de la pensée libre.
[…] Celui qui entre en résistance vise l’Allemand. Mais en même temps, il frappe Vichy et son vieillard, et les séides du vieillard et le directeur de notre camp, et les gardiens que tu vois chaque jours à l’ouvrage. La résistance, elle est tous les hommes français qui ne veulent pas qu’on fasse à la France des yeux morts, des yeux vides
[…] On meurt bien dans la Résistance. La fille d’un industriel devait être exécutée par la Gestapo, parce qu’elle ne voulait rien révéler de l’organisation à laquelle elle appartenait. Son père obtint la faveur de la voir. Il la supplia de parler. Elle l’insulta et ordonna à l’officier allemand qui assistait à l’entretien d’emmener son père… Un militant des syndicats chrétiens fit amitié par faiblesse ou intérêt avec des Allemands. Sa femme le chassa. Et son tout jeune fils s’engagea dans un groupe d’action. Il fit du sabotage, tua des sentinelles. Quand il fut pris, il écrivit à sa mère: Tout est lavé ; je meurs en bon Français et en bon chrétien. J’ai vu la lettre… Un professeur célèbre est arrêté, jeté dans une cellule de la Gestapo à Fresnes. On le torture pour savoir des noms. Il résiste… Il résiste… Mais enfin, il est à bout de force. Il a peur de lui-même. Il déchire sa chemise et se pend. À la suite d’une manifestation violente où le sang allemand coule dans Paris, une douzaine d’hommes sont condamnés à mort. Ils doivent être fusillés le lendemain à l’aube. Ils le savent. Et l’un d’eux, un ouvrier, commence à raconter des histoires drôles. Toue la nuit, il fait rire ses camarades. C’est l’aumônier allemand de la prison qui a relaté la chose.
Jospeh Kessel. L’armée des ombres. Gallimard. 2010
Mais il ne faut pas perdre de vue que les premiers résistants furent… allemands : Au début de la guerre, il y avait ici [à Paris. ndlr] des Autrichiens et des Allemands, au moins trois ou quatre mille, qui avaient fui leur pays dans les années trente. Beaucoup ont fait un énorme travail de renseignement, servis d’agents de liaison, de traducteurs, recruté des déserteurs de la Wehrmacht, fourni une montagne d’informations aux mouvements de résistance et ont été livrés par la police française. La plupart étaient des juifs ou des communistes. Mais il y avait aussi des chrétiens et des sociaux-démocrates et des citoyens lambda qui n’étaient pas d’accord avec les nazis. Avant que débute la guerre, Werner avait déjà eu une vie de résistant. Il savait ce qui allait nous tomber dessus. Pas nous. On pourrait écrire un livre sur ce qu’il a fait et comment il est passé à travers les mailles du filet. Il a renié son pays. Après la guerre, il n’a pas voulu y retourner. Ce n’est pas facile d’avoir comme voisins de palier ou collègues de bureau des gens qui vous ont dénoncé ou arrêté et applaudissaient les bourreaux. Il refuse de parler allemand. Il lui reste ce foutu accent. Il n’a pas réussi à s’en débarrasser. Il lui colle à la langue. Quand il s’applique, il y arrive. On s’est fait arrêter une fois par une patrouille. Je l’ai entendu parler à ses compatriotes avec l’accent parisien. Il n’est plus allemand, il n’est pas français, il a le statut d’apatride.
Jean-Michel Guenassia. Le club des incorrigibles optimistes. Albin Michel 2009
Winston Churchill, lui, est aux Communes : Quelle que soit la façon dont les choses tournent en France, soit avec le gouvernement actuel, soit avec tout autre gouvernement, nous maintiendrons toujours, dans notre île et dans l’empire britannique, nos liens de camaraderie avec le peuple français… Si la victoire finale couronne nos efforts, il en partagera les fruits avec nous… oui, et il retrouvera la liberté. Nous ne retrancherons rien de nos justes demandes, nous n’en abandonnons rien, pas un iota… Les Tchèques, les Polonais, les Hollandais, les Belges ont uni leur cause à la nôtre. Tous ces pays seront libérés. […] Ce que le général Weygand a appelé la bataille de France vient de s’achever. Je pense que la bataille d’Angleterre ne va pas tarder à s’engager. De cette bataille dépend le sort de la civilisation chrétienne. En dépendent aussi la vie même de l’Angleterre et la survivance de nos institutions et de notre empire. Toute la violence et toute la puissance de l’ennemi vont dans les jours prochains se déchaîner contre nous. Hitler sait qu’il lui faudra nous abattre dans notre île ou perdre la guerre. Si nous réussissons à tenir devant lui, toute l’Europe pourra être libre et le monde verra s’ouvrir devant lui de vastes horizons ensoleillés. Mais si nous succombons, alors le monde entier, y compris les États-Unis, y compris tout ce que nous avons connu et aimé, sombrera dans les abîmes d’un nouvel âge des ténèbres, rendu plus sinistre, et peut-être plus durable, par le secours d’une science pervertie. Élevons-nous donc à la hauteur de nos devoirs et faisons en sorte que, si l’empire et la communauté britanniques subsistent encore pendant mille ans, les hommes puissent dire : Ils vécurent là leur heure la plus belle.
Mussolini et Hitler se voient à Munich pour mettre au point les conditions d’armistice avec la France : le Duce et ses ambitions font échouer le projet d’Hitler d’encercler la Suisse. Ce dernier propose la Corse à Mussolini, qui la dédaigne : Je veux bien la cage, mais pas les oiseaux. Sans doute avait-il déjà réalisé que c’est une île où même les chiens refusent de se coucher devant leur maîtres [Marc Dugain]. Hitler tentera alors de pousser ses armées jusqu’à Chambéry et Grenoble : mais l’opiniâtreté des troupes françaises l’en empêchera : la forteresse de Bellegarde, entre Genève et Culoz, ne capitulera qu’une semaine après l’entrée en vigueur de l’armistice franco-allemand signé le 22 juin.
De Brest, le cuirassé Richelieu, fleuron de la Royale, appareille en catastrophe pour Dakar où le 7 juillet le commandant anglais du porte-avions HMS Hermes voudra lui refaire le coup de Mers-el-Kébir, mais ça ne marchera pas ; par contre il sera endommagé par une attaque de six avions torpilleurs anglais ; le 23 septembre, il donnera du canon contre les Anglais et les Français libres qui auraient aimé s’emparer de Dakar.
La nuit suivante, ce sera au tour de son sister-ship, le cuirassé Jean Bart de fausser compagnie aux Allemands tout proches en appareillant lui aussi en catastrophe du bassin de radoub de Saint Nazaire où il était encore en travaux. Dès le 22 mai, on avait procédé à l’accélération du chantier de façon à pouvoir appareiller dès que possible. Le 18 juin, les Allemands étaient à Rennes. Dans la nuit, inachevé – il manque des tourelles -, le Jean Bart se fait remorquer pour sortir de la forme de radoub et gagne la haute mer. Refusant les offres anglaises de gagner la Clyde, il fait route vers Casablanca où il arrivera le 22 juin, filant un bon 24 nœud !
Ce sont 83 bâtiments de guerre qui parviendront à appareiller, et avec eux des centaines de navires marchands, des paquebots, des pêcheurs, des caboteurs, des bateaux-poubelles, des barques de rien, des barques chargée de mille rien, des barques qui portent un morceau du Trésor de la France puisque l’or de la Banque de France, arrivé de Paris à Brest, est embarqué aussi bien sur des paquebots, que sur le cuirassé Richelieu ou le chalutier Barbue un dieppois qui fera route, le 19 juin, vers la Gironde, avec 140 millions, dont 40 en or.
Henri Amouroux. Le peuple du désastre. Robert Laffont 1976
19 06 1940
Alexander, premier lord de l’Amirauté britannique, Dudley Pound, amiral de la flotte et lord Lloyd, ministre des colonies viennent à Bordeaux s’assurer auprès de Pétain, Darlan, Baudouin que la France ne livrera pas sa flotte à l’Allemagne, ce qui est fait. Churchill précise plus tard par télégramme que la signature d’un armistice devrait impérativement inclure que la flotte française soit immédiatement dirigée sur les ports britanniques.
De Gaulle parle encore, et c’est pour disputer le monopole de la légitimité à Pétain : Au nom du peuple français, moi, général de Gaulle …
Les 2 000 hommes du 25° régiment de tirailleurs sénégalais est en place depuis le 16 juin aux environs de Lyon sur une zone qui va de Tarare à Caluire : Chasselay, Lentilly, Fleurieu, l’Arbresle, ils sont censés retarder l’accès de Lyon aux Allemands. Ils n’ont pas entendu l’annonce de Pétain ni l’appel de de Gaulle et ouvrent le feu vers 10 heures sur les émissaires allemands du régiment d’infanterie Grossdeutschland et de la division SS Totenkopf – soit 20 000 hommes, venus leur intimer l’ordre de se rendre. Commence alors une chasse à l’homme dans les rues de Chasselay, en feu après avoir été arrosés d’essence, les chars passent sur le corps des blessés. Les combats sont acharnés autour du couvent de Montluzin. Les Allemands interdisent une sépulture pour ceux qu’ils nomment Affen – les singes – on creuse donc une fosse commune de 30 m de long au Vide-sac. Au total, on comptera 188 tirailleurs tués, dont cinquante non identifiés, 6 tirailleurs nord-africains, 2 légionnaires – un Albanais et un Russe- dont les corps seront regroupés en 1942, pour devenir le Tata – enceinte sacrée en wolof -.
Et n’allons pas croire que ce crime de guerre soit du à l’initiative d’un officier un peu dérangé, non représentatif de l’ensemble de la Wehrmacht ; c’est un ordre de l’État-Major du général Heinz Guderian : Envers ces soldats indigènes, toute bienveillance serait une erreur, ils sont à traiter avec la plus grande rigueur. On a un peu vite fait d’exonérer la Wehmacht de tous les crimes de guerre dont on a voulu faire supporter le poids aux seuls SS. Ce mépris profondément enraciné des Noirs est une affaire antérieure à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il n’est que de se souvenir des atrocités commises lors de la guerre contre le peuple Herero en Afrique du sud par le général Lothar von Trotta en 1904. Les Allemands avaient adopté à l’encontre des Noirs la formule Die schwarze schande – La honte noire -.
20 06 1940
Laval s’entoure de parlementaires pour faire pression auprès de Pétain pour que le gouvernement ne quitte pas la métropole. L’équation qui est dans tous les esprits est simple : le départ du gouvernement en Afrique du Nord signifie le maintien de la République, tandis que le maintien du gouvernement en métropole signifie très probablement un changement de régime et donc, la chute de la République. Et ils sont plutôt nombreux dans l’entourage même de Pétain à vouloir la mort de la gueuse. Pétain lui- même qui passe pour être républicain, et proclame à l’envie sa volonté de rester personnellement en France, reste plutôt indécis sur la nécessité de maintenir ou non le gouvernement en France. Alibert, conseiller de Pétain et monarchiste farouche, fait de l’intox en affirmant que les Allemands n’ont pas encore passé la Loire et que nos troupes résistent : ils n’a pas la moindre preuve pour affirmer cela, mais ça marche et on repousse au lendemain la décision.
21 06 1940
Le paquebot de luxe Massilia, prévu pour emmener tout le gouvernement en Afrique du Nord appareille de Verdon, près de Bordeaux pour Casablanca, en n’emportant finalement que 26 députés et un sénateur, munis d’un ordre de mission signé de Darlan : parmi eux, Daladier, Mandel, Mendès-France, Jean Zay, Cain, Campinchi, Maurois, Ibert, Perrin, qui seront arrêtés à leur arrivée par les forces restées fidèles à Vichy.
Churchill refuse la reddition proposée par l’Allemagne.
Drieu La Rochelle, mis sur les rangs par Otto Abetz pour diriger la NRF, étale sa haine sans vergogne : Quant à la NRF, elle va ramper à mes pieds. Cet amas de Juifs, de pédérastes, de surréalistes timides, de pions francs-maçons, va se convulser misérablement. Gallimard, privé de son Hirsch [directeur commercial] et de quelques autres, Paulhan privé de son Benda, vont filer le long des murs, la queue entre les jambes.
Depuis l’avant-veille, Gide, Paulhan, Gallimard s’étaient retrouvés à Carcassonne chez Joë Bousquet, cloué au lit par une balle le 21 mai 1918 qui l’avait paralysé à partir du buste. Tous sont prostrés, épuisés par un long voyage, atterrés par la défaite, inquiets du sort de leurs proches ; Gide, pathétique, de lancer : C’est ma faute, c’est ma très grande faute. Bousquet, le seul encore frais, poursuit : Vous me direz trois Pater et deux Ave, mon fils ! et ne recommencez pas. Sachez que, contrairement à ce que vous semblez penser, l’enfer existe, et qu’il n’est pas pavé que de bonnes intentions.
Sur la frontière franco-italienne se joue une grande partie : Briançon est à portée de canons du Fort du Chaberton, – 12 km à vol d’oiseau – en Italie au nord-est de Montgenèvre, la frontière. Dès la fin du XIX° siècle, l’Italie avait entrepris la construction d’un fort sur le Mont Chaberton – 3 131 m, en s’inspirant du plan allemand de la fortification de Metz. Pour ce faire, ils avaient arasé le sommet afin d’y disposer d’une terrasse horizontale pour y implanter huit tourelles d’artillerie, d’où une altitude passée à 3 060 m. À la fin du XIX° siècle, il était probablement complètement inenvisageable pour des stratèges militaires de penser qu’une forteresse puisse être attaquée depuis d’autres lieux que les forts militaires de l’ennemi, c’est-à-dire pour ce qui concerne Briançon, les très nombreux forts entre Briançon et le Montgenèvre. Mais quarante ans plus tard, c’est ce que feront les artilleurs français en utilisant des mortiers mobiles, éloignés des forts, ce que les Italiens ne parviendront pas à réaliser.
L’Italie ayant changé de camp au cours de la 1° guerre mondiale, les pièces d’artillerie avaient été emportées ailleurs. Mussolini va moderniser l’ensemble, en créant tout un réseau de galeries souterraines destinées notamment à parvenir à la gare supérieure d’un téléférique, en amenant des pièces d’artillerie de construction anglaise, de 149 mm d’une portée de 18 kilomètres : Quand le Chaberton grondera, la France tombera. La garnison était de 340 hommes. Ce fort était l’orgueil de l’armée italienne qui l’avait surnommé le Cuirassé des nuages, et dès le 17 juin, ils avaient détruit en 40 tirs le fort de l’Olive, au sud-ouest du village de Plaimpinet dans la vallée de la Névache, puis s’en étaient pris au fort de Gondrans, à l’est de Briançon, tout cela en soutien aux Alpini qui cherchaient à entrer en territoire français, mais se faisaient faucher par les mitrailleuses au-dessus de Montgenèvre.
Pourquoi les Italiens n’ont-ils pas décidé de bombarder directement Briançon, ce qui, techniquement était possible ? Probablement parce qu’en ce début de 2° guerre mondiale, ce sont encore les règles de guerre classique qui avaient cours : on se bat entre militaires, mais les militaires ne se livrent pas à des massacres de civils. Et ce n’est que plus tard que ces règles le céderont à la barbarie nazie.
L’Etat-major français avait cependant pris conscience de l’urgence du problème et la 6° batterie du 154° régiment d’artillerie avait été chargée d’acheminer à Eyrette et Poët Morand, sur le versant sud-ouest du Mont de l’Infernet, à l’est de Briançon, 4 mortiers Schneider de 280 mm, une pièce datant de la première guerre mondiale, mais particulièrement fiable. Le lieutenant Miguet, en poste d’observation sur le Mont de l’Infernet, en liaison avec les postes d’observation du Mont Janus, au sud-ouest de Montgenèvre, avait vue sur le Fort de Chaberton, 1 100 mètres plus haut en altitude : d’où deux difficultés : établir les bons paramètres de tir, car les tables existantes ne vont pas au-delà de 1 000 m. de dénivelé, et pour cela les polytechniciens matheux se mirent à l’ouvrage sans compter leurs heures, et, secundo, guetter la météo pour avoir de bonnes conditions de tir, et, ce matin du 21 juin, à 10 h 30, les conditions sont réunies : il donne le premier ordre de tir : pour atteindre 3 060 m. d’altitude, les obus – 200 kg chacun – décrivent une parabole qui culmine à 5 000 mètres ! et ils mettent 60 secondes pour atteindre leur cible, 10 km plus loin qui, pour ce premier tir, explose un peu en dessous des tourelles. On va rectifier le tir, et, à 17 h 30, la tourelle n°3 est touchée ; à 18 h 00, elle explose, ainsi qu’un dépôt de munitions et le téléférique, puis c’est au tour de la 5° et de la 6° tourelle. À 21 heures, sur les 8 tourelles, il n’en reste plus que deux en état de combattre, ce qu’elle feront jusqu’à l’entrée en vigueur de l’armistice, quatre jours plus tard, sans grande efficacité. Les 57 tirs effectués par les quatre mortiers feront 9 morts chez les Italiens et 50 blessés.
Onze mois plus tard, Churchill lancera son Sink the Bismarck qui sera certes coulé par des navires anglais modernes mais qui n’auront à achever qu’un grand blessé, car c’est un avion mis en service en 1936 – un biplan Swordfish – qui lui infligera la blessure mortelle, en bloquant son gouvernail. S’il n’y eut pas de tel ordre passé à l’Histoire pour le fort de Chaberton, le lieutenant Miguet, polytechnicien, dit tout de même à ses supérieurs : on va voir ce qu’on peut faire ! Et c’est avec quatre mortiers de la première guerre mondiale qu’il vint à bout du Cuirassé des nuages. Les Italiens pensaient avoir bâti une forteresse indestructible mais ils ne connaissaient pas bien les artilleurs français et ne parvinrent pas à comprendre d’où leur tombait ce déluge. Donc méfions nous de la propension à jeter aux orties les vieux outils : ce sont des mortiers de 1914 qui sont venus à bout en 1940 d’une des plus grandes forteresses de montagne du monde ! Un véritable exploit de l’artillerie française. Dans les chambrées et dans les mess, il se dit que Napoléon en frissonna de plaisir dans son tombeau des Invalides.
22 06 1940
L’armistice est signée à Rethondes, dans la forêt de Compiègne, là même, au wagon près – le 2419 D de la Compagnie Internationale des wagons-lits – où avait été signé l’armistice de la fin de la 1° guerre mondiale, le 11 novembre 1918. Hitler fera venir ensuite le wagon à Berlin puis le fera détruire en avril 1945. On en refera une copie.
Les saules ne sont pas les seuls à pleurer
Jacques Laccarière
Les conditions allemandes ont été communiquées au gouvernement la veille ; prostré, le président Lebrun les juge inacceptables. Après une nuit de discussions, les Français présentent des demandes d’allègement, qui ont toutes été rejetées, sauf celle concernant la destruction de l’aviation française plutôt que sa mise à disposition de l’armée allemande. À 18 h, le général Keitel donne une heure aux Français pour signer : ce sont Léon Noël, ancien ambassadeur de France en Pologne, le général d’aviation Bergeret, le vice-amiral Le Luc, et, qui préside, le général Huntzinger : livide, il signe. Le triomphe d’Hitler est total.
La bataille de France aura coûté 50 000 hommes à l’Allemagne – tués, blessés, disparus -, 70 000 hommes à la France, et 1.8 million prisonniers. L’Allemagne a perdu 700 chars, La France et l’Angleterre la quasi-totalité des leurs. La Luftwaffe a perdu 1 500 avions, l’armée de l’air française 900 et la Royal Air Force 1 000.
La France n’est autorisée à conserver qu’une armée de transition de 100 000 à 120 000 hommes en métropole et des forces plus nombreuses dans l’Empire français : plus de 220 000 hommes en Afrique – dont 140 000 en Afrique du Nord, 65 000 en AOF, 16 000 en AEF et au Cameroun -, 14 000 à Madagascar et Djibouti, 37 700 répartis dans les mandats de Syrie et du Liban, entre 63 000 et 90 000 en Indochine ; une marine de guerre de 60 000 hommes et une petite Armée de l’Air de 80 000 hommes. Le Maréchal Pétain a donné l’assurance aux Anglais que la flotte de guerre française ne serait jamais livrée à l’ennemi. L’Alsace Lorraine est à nouveau annexée au Reich, avec interdiction de faire usage du français. Les départements du Nord et du Pas de Calais sont rattachés directement à l’administration allemande installée à Bruxelles.
Le reste du territoire est divisé en deux zones : le principe général de l’établissement de la ligne de démarcation est celui de l’avancée des troupes allemandes à l’heure de l’entrée en vigueur, le 25 juin, à 0 h 35’. Mais ce principe était mis à mal par le premier des trois objectifs fondamentaux des Allemands, le contrôle de tout le littoral atlantique [1] pour contrer au mieux un éventuel débarquement anglais, devenu hypothèse incontournable avec le refus de Churchill de rendre les armes, exprimé 24 heures plus tôt ; les deux autres objectifs étaient la maîtrise des principaux axes de communication et l’utilisation à leur usage des principaux sites industriels susceptibles d’aider à l’effort de guerre. Comme le contrôle de toute la façade atlantique les amenait à occuper des territoires sur lesquelles leurs troupes n’étaient pas arrivées, il y eu une sorte d’échange de territoires, les Allemands rendant à l’est du pays ce qu’ils prenaient à l’ouest ; car l’avancée de l’armée allemande au 24 juin au soir suivait en effet une ligne Bordeaux, Angoulême, Clermont-Ferrand, Valence, Grenoble, et la ligne de démarcation passera nettement au nord de ces trois dernières villes. La ligne s’étire sur à peu près 1 200 km, partant à l’ouest sur les arrières d’Hendaye, Poitiers, Chalons, Dole, Les Rousses ; le sud, où se trouvent les 2/5° de la population, est zone non occupée (le mot de zone libre ne verra le jour qu’à partir du 11 novembre 1942… quand les Allemands l’auront envahie : on n’en parlera donc qu’au passé) administré par ce qui va devenir l’État Français du Maréchal Pétain. La Suisse demeure reliée au monde libre par le rail et la route sur l’axe Genève-Annecy, ce qui permettra à la Suisse d’importer ce qu’elle veut depuis l’Espagne et le Portugal, puisque la ligne Genève-Port-Bou restait sans contrôle strict.
L’existence d’une zone libre, parmi tous les pays occupés par les Allemands, est une exception, qui permit, parmi quelques autre avantages, à ceux qui voulaient partir à l’étranger, pour résister ou simplement fuir les persécutions, de le faire sans trop de risques en passant la frontière espagnole gardée par les seuls douaniers français.
Autour de la ligne de démarcation, on verra le pire et le meilleur … On verra Maurice Robert, propriétaire de l’auberge L’As de pique, à Parcey, près de Dôle, attirer en gare de Dôle des familles juives en fuite, les emmener au nord de Parcey, en zone occupée, et leur faire franchir la Clauge, une petite rivière en leur promettant que, sur l’autre rive, ils seraient en zone libre, ce qui était faux et sitôt qu’ils avaient traversé, ils avertissait les Allemands planqués de l’autre côté d’un coup de trompette : il était donc payé deux fois : une prime des Allemands et le montant du passage versé par les Juifs ! Mais on verra aussi un couple communiste, Pierre Cluzel médecin, ouvrir un cabinet à Dompierre, en zone occupée et un autre à Saint-Pourçain, en zone libre – c’est entre Moulins et Paray-le-Monial – qui verront débarquer un jour Bernard Wehner, un officier allemand, en uniforme s’il vous plait et en vélo : il arrivait du Havre où il commandait un sous-marin : il avait déserté et bénéficié du réseau communiste : il voulait aller en Suisse… il y arrivera. Des histoires à n’en plus finir recueillies par Paul Webster, un anglais correspondant en France du Guardian et de l’Observer qui voyagera tout au long des 1 200 km de cette ligne dans les années 2000 pour y recueillir les souvenirs des survivants.
400 000 immeubles ont été détruits, on compte 1,5 million de chômeurs et 2 millions de prisonniers.
Dans la ferme voisine criait un petit garçon né un peu avant Noël et dont le père était prisonnier. La mère avait déjà trois enfants. C’était une longue et maigre paysanne, pudique, silencieuse, réservée, qui ne se plaignait jamais. Lorsqu’on lui disait : Comment allez-vous vous en tirer, Louise, sans homme à la maison, avec tout ce travail, personne pour vous aider et les quatre petits ?, elle souriait légèrement tandis que ses yeux demeuraient froids et tristes et répondait: Il faut bien… Le soir, quand les enfants étaient endormis, on la voyait apparaître chez les Sabarie. Elle s’asseyait avec son tricot, tout près de la porte pour entendre dans le silence nocturne les voix des enfants s’ils l’appelaient. Quand on ne la regardait pas, elle levait furtivement les paupières et contemplait Madeleine avec son jeune mari, sans jalousie, sans malveillance, avec une muette tristesse, puis elle baissait vite son regard sur son travail et au bout d’un quart d’heure se levait, prenait ses sabots, disait à mi-voix : Allons, faut que je m’en aille. Bonsoir et bonne nuit, messieurs dames, et rentrait chez elle. C’était une nuit de mars. Elle ne pouvait dormir. Presque toutes ses nuits s’écoulaient ainsi à chercher le sommeil dans ce lit froid et vide. Elle avait songé à coucher l’aîné des enfants avec elle, mais elle avait été arrêtée par une sorte de crainte superstitieuse : la place devait demeurer libre pour l’absent.
Cette nuit-là, un vent violent soufflait, une tempête qui des monts du Morvan passait sur le pays. Encore de la neige demain ! avaient dit les gens. La femme, dans sa grande maison silencieuse qui craquait de toutes parts comme un bateau à la dérive, se laissait aller pour la première fois, fondait en larmes. Cela ne lui était pas arrivé quand son mari était parti en 39, ni lorsqu’il la quittait après les brèves permissions, ni lorsqu’elle avait appris qu’il était prisonnier, ni lorsqu’elle avait accouché sans lui. Mais elle était à bout de forces : tant de travail… le petit qui était si fort et l’épuisait avec son appétit et ses cris… la vache qui ne donnait presque plus de lait à cause du froid… des poules qui n’avaient plus de grain et ne voulaient pas pondre, la glace qu’il fallait casser au lavoir… C’était trop… Elle n’en pouvait plus… elle n’avait plus de santé… elle ne désirait même plus vivre… et à quoi bon vivre ?
Elle ne reverrait pas son mari, ils s’ennuyaient trop l’un de l’autre, il mourrait en Allemagne. Qu’il faisait froid dans ce grand lit : elle retira la boule de grès qu’elle avait glissée sous ses draps deux heures auparavant brûlante et qui n’avait plus maintenant un atome de chaleur, elle la posa doucement sur le sol carrelé et, retirant sa main, elle toucha un instant le parquet glacé et eut encore plus froid, jusqu’au cœur. Les sanglots la secouaient. Qu’est-ce qu’on pouvait dire pour la consoler? Vous n’êtes pas la seule… Elle le savait bien mais d’autres avaient de la chance… Madeleine Sabarie, par exemple… Elle ne lui souhaitait pas de mal… Mais c’était trop! Le monde était trop malheureux. Son maigre corps était transi. Elle avait beau se. blottir sous la couverture, sous l’édredon, il lui semblait que le froid la pénétrait jusque dans les jointures de ses os. Ça passera, il reviendra et la guerre finira ! disaient les gens. Non ! Non ! Elle ne le croyait plus, ça durerait et ça durerait… Le printemps lui-même qui ne voulait pas venir… Est-ce qu’on avait jamais vu un temps pareil en mars ? Bientôt la fin de mars et cette terre gelée, glacée jusqu’au cœur comme elle même. Quelles rafales ! Quel bruit ! Des tuiles allaient être arrachées bien sûr. Elle se souleva à demi sur son lit, écouta un instant, et tout à coup, sur le visage mouillé de larmes et douloureux, passa une expression adoucie, incrédule. Le vent s’était tu ; né elle ne savait comment, il était reparti elle ne savait où. Il avait brisé des branches, secoué les toits dans sa rage aveugle ; il avait emporté les dernières traces de neige sur la colline, et maintenant d’un ciel sombre et bouleversé par la tempête, la première pluie de printemps tombait froide encore mais ruisselante, pressée, se frayant un chemin jusqu’aux racines obscures des arbres, jusqu’au sein de la terre noir et profond.
Irène Némirovsky. Suite française Denoël 2004
Et la France doit subir la loi du vainqueur : payer à l’Allemagne 400 millions F/jour (115 millions € de l’an 2000 !), réduits à 300 en 1942, augmentée à 500 après l’invasion de la zone libre, puis à 700 après le débarquement de Normandie. Le général Huntziger, négociateur de l’armistice estime qu’avec cette somme, on entretient une armée de 18 millions d’hommes ! plus des livraisons en nature, pour entretenir l’armée d’occupation : 10 000 têtes de bétail et 1 000 T de beurre par semaine, 0,7 M.T de charbon par mois etc… À Bordeaux, la 7° armée allemande saisit 5 718 T de café vert, 2 315 T de cacao, 4 544 hectolitres de vin. Le butin en vins de Bordeaux et de Bourgogne est de 40 millions de litres ; 4 wagons de monnaie d’argent sont saisis à Laigle, 77 860 kg de pièces de 5 F sont donnés à la Maison Mirus en Rhénanie.
Le 17 mai, les Allemands réévaluent le cours du mark de 25 % : d’une parité d’environ 16 F, il passe à 20 F. Ils créent des bureaux d’achat à la fois officieux et clandestins dont le plus important est le bureau Otto : 400 employés y organisent la quasi réquisition de métaux non ferreux, cuir, textiles, machines-outils, véhicules, produits alimentaires, produits de consommation courante, tout cela acheté en moyenne 4 ou 5 fois le prix normal ; Otto effectue 15 M F, de paiements quotidiens de Janvier à Mars 41, 30 MF d’avril à septembre. Début 41, c’est la société Roges qui coiffe tous ces bureaux.
On estime à 700 milliards de francs la valeur des biens pris à la France par les nazis.
Ce serait une erreur de croire qu’il y a là la copie du comportement de tout vainqueur depuis la nuit des temps : le pillage pour s’enrichir, ou même tout simplement pour le soldat, pour se payer quand n’était pas prévue d’autre mode de rémunération ; l’enjeu était encore plus vital : l’Allemagne n’était pas le pays à l’économie puissante tel qu’on l’a trop fréquemment décrite ; et le pillage de la France a été le fait d’un vainqueur qui avait absolument besoin de ces richesses pour poursuivre la guerre.
L’Allemagne de l’entre-deux-guerres est volontiers décrite comme un pays doté d’une économie moderne, malgré les crises qui la frappèrent en 1923-1924, puis en 1929-1931. Les statistiques, pourtant, démentent ce constat optimiste. Le PNB, base 100 en 1913, se situe à l’indice 90 en 1925 et atteint l’indice 106 en 1929. Le nazisme ne provoqua pas de miracle : en 1939, les PIB de la France et du Royaume-Uni dépassaient de 60 % les PIB cumulés du Reich et de son allié italien. Pour qu’un Allemand, au début des années 1930, atteigne le niveau de vie d’un ouvrier qualifié américain de Détroit, il aurait dû gagner entre 5 000 et 6 000 Reichsmarks (RM) par an ; 62 % en percevaient moins de 1 500… En d’autres termes, les fleurons industriels – Siemens, Thyssen, Krupp, ou IG Farben – ne représentaient que les arbres masquant une forêt bien étique. Car l’Allemagne pâtissait d’une agriculture archaïque. Des millions de paysans cultivaient de modestes surfaces – 2,1 hectares de terres arables par personne, moins que les Français (2,8 ha), les Danois (4,7 ha) ou les Américains (12,8 ha)
Pour assurer son développement et l’élévation du niveau de vie, les pouvoirs publics devaient donc mener une politique énergique. Ils ne disposaient cependant que d’une alternative. L’Allemagne pouvait choisir une voie libérale, fondée sur la croissance des exportations, mais cette option n’était en rien évidente. Pour relancer ses exports, Berlin aurait dû trouver un terrain d’entente avec Washington qui détenait la clé de la prospérité. Des États-Unis dépendait en effet le règlement des dettes de guerre, réaménagé par les plans Dawes (en 1924) puis Young (en 1929) ; mais le financement de l’économie allemande était également subordonné à l’octroi des crédits à court terme que dispensaient les banques américaines ; il fallait, enfin, que l’Oncle Sam maintienne ouvert le commerce extérieur en s’abstenant de le brider par des barrières protectionnistes. Libéralisme, en d’autres termes, rimait avec atlantisme.
Cette politique avait été suivie par Stresemann, ministre des Affaires étrangères de 1923 à 1929, mais Hitler ne pouvait que la récuser. De fait, elle plaçait son pays sous la dépendance américaine, ce qui érodait la souveraineté nationale. Elle risquait par surcroît d’intensifier la rivalité avec le Royaume-Uni : confronté à la concurrence du made in Germany, Londres ferait tout pour asphyxier, sinon encercler, ce nouveau compétiteur. Gage de croissance, l’adoption d’un mode de production fordiste fondé sur la rationalisation, enfin, n’allait pas de soi. Elle avait contribué à la montée du chômage. En 1930, le pays comptait déjà 3,7 millions de chômeurs. Aux yeux de la population, la modernisation, voire l’américanisation, du processus productif représentait donc un cauchemar, ce qui explique en partie le développement de l’idéologie nationaliste völkisch et le repli sur la tradition dont le nazisme tira le plus grand profit. […]. Il fallait donc emprunter un autre chemin d’autant que la crise de 1929, la suspension de l’étalon-or en 1931 et la dévaluation du dollar en 1933 et 1934 rendaient l’option libérale-atlantiste pour le moins aléatoire.
La guerre représentait donc, aux yeux d’Hitler, la meilleure des solutions. Correspondant à sa vision darwiniste, elle assurerait le triomphe de la race aryenne sur les juifs et les sous-hommes qu’étaient les Slaves. Mais elle permettrait également d’améliorer la situation économique : l’Est offrirait aux agriculteurs allemands les terres dont ils manquaient cruellement.
Enfin, la politique impériale réglerait l’entêtant problème du commerce extérieur. En élevant sa production agricole, le Reich n’aurait plus à développer ses exportations pour financer l’importation de produits alimentaires. Du coup […], il ne fallait plus, pour reprendre une formule classique, choisir entre le beurre et les canons : les canons permettraient de s’emparer du beurre. Bref, la guerre s’imposait. Encore fallait-il disposer d’un outil militaire adéquat, ce qui nécessitait de réarmer.
Le Führer chercha donc à restaurer la puissance de l’armée allemande, encore que la date à laquelle débuta le réarmement suscite quelques interrogations. Richard Overy estime pour sa part que le processus fut enclenché en 1936. Hitler, souligne-t-il, entendait d’abord régler l’épineuse question du chômage sur laquelle se jouait l’avenir du régime, en recourant à des mesures classiques (manipulation des statistiques, recrutement de fonctionnaires, exclusion des femme marché du travail…) qui réduisirent le chômage de 1,7 million, il se lança dans une ambitieuse politique de motorisation qui, par le soutien aux constructeurs automobiles et la construction de routes et d’autoroutes, créa 1,5 million d’emplois. Il fallut donc attendre 1936, souligne l’historien britannique, pour que le réarmement, confié à Hermann Göring, débute réellement. […]
Le financement fut initialement assuré pour partie hors budget par un système de traites que de grandes firmes garantissaient. Le régime évitait ainsi de recourir à la création monétaire et donc de replonger dans une inflation dont l’Allemagne conservait, depuis 1923, un souvenir éprouvant. Du coup, le pouvoir put s’émanciper en partie de la contrainte budgétaire. De 5 à 10 % du PIB iraient aux dépenses militaires.
Il fallait néanmoins mobiliser également les finances publiques. Pour trouver l’argent nécessaire, Hitler trancha avec sa brutalité coutumière. Si la conférence de Lausanne, en 1932, avait annulé le paiement des Réparations, l’Allemagne devait malgré tout rembourser ses créanciers étrangers en précieuses devises. Berlin décréta, en juin 1933, un moratoire unilatéral sur une dette qui absorbait alors 1 milliard de Reichsmarks par an – pour un revenu national de 43 milliards seulement. Au total, cette politique fut couronnée de succès. Alors que l’industrie aéronautique comptait, en 1932, 3 200 salariés, elle en employait 250 000 en 1939. Après avoir frôlé la catastrophe en 1933-1934, le Reich entra, les années qui suivirent, dans une phase de stabilisation.
Plusieurs voix s’élevèrent alors pour réclamer un retour à la normale. La détente internationale permettrait d’accroître les exportations, d’autant que Blum en France et Roosevelt aux États-Unis relançaient leur économie ; la suspension du réarmement – qui absorbait, en 1935, 70 % des biens et des services achetés par le Reich – favoriserait la croissance du niveau de vie qui restait désespérément bas. Le ministre de l’Économie, Hjalmar Schacht, comme l’ancien commissaire aux Prix, Cari Goerdeler, militaient donc en faveur d’une dévaluation du Reichsmark, qui rendrait les produits allemands compétitifs sur le marché international ; ils prônaient un rapprochement avec l’Ouest, pour éviter que les démocraties ne contrecarrent ce nouveau cours par des mesures de rétorsion.
Hitler ne pouvait que refuser ce scénario. De fait, il observait que, si les démocraties relançaient leurs économies, elles réarmaient, ce qui, à terme, menaçait l’avance relative dont jouissait son pays sur le plan militaire. Seule l’expansion à l’Est permettrait de desserrer les contraintes. En 1936, il chargea donc Göring de préparer un plan de quatre ans. Dans la foulée, il se débarrassa du docteur Schacht en 1937. Le dictateur, dans le même temps, mesurait lucidement sa faiblesse. Il avait dû reculer à Munich en 1938, se contentant d’annexer les Sudètes (alors qu’il aurait préféré la guerre), non pour complaire à Mussolini mais parce qu’il savait que l’Allemagne n’était, à l’époque, en aucun cas capable d’enclencher un conflit qu’elle aurait à coup sûr perdu.
Ce constat le conduisit à mettre les bouchées doubles. Pour financer le réarmement, l’État obligea les caisses d’épargne à souscrire, grâce aux énormes fonds qu’elles détenaient, emprunts et obligations, ce qui évita de recourir à la planche à billets. Le régime intensifia par ailleurs les violences antisémites dont la Nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, offrit un sinistre spectacle. Par cette orgie de violences (assassinats, destruction de synagogues, saccage de commerces et d’entreprises), il entendait obliger les juifs à émigrer, en évitant désormais de les munir de devises dont l’Allemagne restait dépourvue. Le Reich faisait ainsi coup double : il réglait la prétendue question juive en forçant ces proscrits au départ ; et il les dépouillait tant de leurs biens que de leurs entreprises. Ce calcul abject se révéla payant. Alors que l’émigration n’avait concerné les années précédentes que 20 000 personnes, plus de 200 000 juifs s’exilèrent entre mars 1938 et septembre 1939.
Le Reich n’en demeurait pas moins dans l’impasse. Le réarmement, tout d’abord, piétinait.
Certes, la production d’armement doubla entre janvier et juillet 1940, au prix de lourds sacrifices imposés à la population. En 1939, l’effort de guerre accaparait plus d’un tiers de la richesse nationale et les Allemands durent se serrer la ceinture : la consommation par tête avait cette année-là reculé de 11 % en raison des effets conjugués de la taxation et du rationnement. L’effort, surtout, restait insuffisant. À la fin de 1939, 300 bataillons d’infanterie, faute d’acier, ne pouvaient être encasernés ; sur 105 divisions, 34 restaient sous-équipées ; incapable de fabriquer en série de nouveaux modèles, la Luftwaffe produisait des appareils anciens, comme le Stuka [2], dont les performances, même en 1939, restaient modestes.
Sur le plan diplomatique, la situation était tout aussi médiocre. Malgré une neutralité affichée, les États-Unis soutenaient objectivement les démocraties. Le 3 novembre 1939, la loi Cash and Carry autorisa tous les pays à acquérir du matériel militaire aux États-Unis, à condition qu’ils le payent (cash) et le transportent (carry). Mais le manque de devises interdisait à l’Allemagne d’accéder à cette manne et ce dispositif fut, à juste titre, assimilé par elle à un acte hostile. De plus, ni Rome ni Tokyo – pourtant alliés de Berlin – ne tenaient à s’engager dans un conflit. Ils le firent savoir. Le Reich affrontait donc une situation complexe : persuadé que la guerre s’imposait, il devait la déclencher au plus tôt avant que le réarmement de ses adversaires potentiels ne produise ses effets ; mais son système d’alliances comme son outil militaire étaient loin de garantir la victoire.
Le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 éclaircit soudain l’horizon. Tout en évitant à l’Allemagne d’avoir à se battre sur deux fronts, il lui offrit des matières premières bienvenues. En 1940, l’Union soviétique assurait 74 % de ses besoins en phosphates et couvrait un bon tiers du pétrole importé. La conquête de la Pologne en septembre 1939 rendit par ailleurs soudainement concrète la perspective de colonisation à l’Est.
En revanche, le Reich n’était en aucun cas prêt à relever le défi d’une guerre longue. Faut-il dès lors admettre que la guerre éclair constitua la solution stratégique à une impasse économique ? En aucun cas. Car si le régime privilégia l’aviation, les chars, eux, ainsi que les véhicules et la Kriegsmarine n’absorbèrent qu’un tiers du budget militaire en 1940. Les divisions blindées furent de fait faiblement dotées. Théoriquement bénéficiaires de 400 chars, elles n’en alignaient que 250. […] Le Blitzkrieg ne constitue donc en rien l’application préméditée d’un plan destiné à éviter un réarmement en profondeur qui aurait entraîné de lourds sacrifices pour la population civile. Il représente plutôt un acte de désespoir du niveau opérationnel pour sortir d’une situation désespérée du niveau stratégique, conclut l’historien allemand Karl-Heinz Frieser.
Quoi qu’il en soit, le pari lancé fut remporté. En moins de six semaines, la France fut battue et son vainqueur s’empara de ressources économiques, financières et humaines considérables. La guerre changea alors soudainement de visage.
Pourtant, la conquête d’une large part de l’Europe occidentale était loin d’éclairer l’horizon. Pour l’emporter, l’Allemagne aurait dû abattre le Royaume-Uni, un objectif inaccessible. Ni la Kriegsmarine ni la Luftwaffe ne disposaient des moyens d’assurer la réussite d’un hypothétique débarquement ; la guerre sous-marine ne constituait pas une option, dans la mesure où le caoutchouc et le cuivre manquaient pour construire les U-Boot nécessaires : grâce aux ressources de la City, de son empire et de la puissante Amérique, la Grande-Bretagne, enfin, pouvait résister pendant de longs mois.
Hitler tourna donc son regard vers la steppe russe. La grande confrontation avec l’ours soviétique ne présentait à ses yeux que des avantages. Sur le plan idéologique, elle permettrait d’abattre le judéo-bolchevisme. Sur le plan économique, elle ouvrait à des richesses colossales en pétrole (Bakou), en grains (Ukraine) et en esclaves. Sur le plan impérial enfin, elle favorisait l’installation de colons allemands invités à prolonger la geste des chevaliers Teutoniques
Le 22 juin 1941, Hitler lança ses panzers à l’assaut de l’Union soviétique. Sous-estimant et le potentiel industriel soviétique et l’ardeur à combattre des Soviétiques, les dirigeants nazis se montraient étonnamment confiants. Cette fois-ci, ils optèrent donc pour une véritable guerre-éclair et évitèrent de verser toutes leurs forces dans la bataille, réservant par exemple une partie de l’aviation à la lutte contre le Royaume-Uni.
L’aventure tourna cependant assez vite au désastre. La résistance déployée par les Soviétiques comme le talent stratégique de Joukov bloquèrent l’avance allemande sur Moscou. Mais ces revers ne dissipèrent pas l’optimisme des chefs hitlériens. Car, en attaquant à Pearl-Harbor le 7 décembre 1941, les Japonais modifiaient singulièrement la donne. Outre qu’ils pouvaient espérer défaire les États-Unis, ils priveraient le Royaume-Uni de son empire en Asie, donc de ses ressources. Encore fallait-il que l’Allemagne puisse tenir…
Le passage à une guerre longue posait au Reich trois problèmes. Le premier, crucial, tenait à la main-d’œuvre. Entre 1939 et 1945, 18 millions d’Allemands revêtirent l’uniforme. Il fallait donc les remplacer dans les usines et dans les champs, d’autant que les pertes, sur le front russe, atteignaient des sommets : à l’Est, 60 000 hommes moururent tous les mois entre juin 1941 et mai 1944. Le régime pouvait, il est vrai, mobiliser les femmes ; mais le deuxième sexe avait déjà beaucoup donné puisque la part des femmes dans la production de guerre frôlait déjà les 34 % (contre 25,4 % aux États-Unis), ce qui ne lui laissait pas une grande marge. Il se tourna donc vers la main-d’œuvre servile, enrôlant les prisonniers de guerre, imposant le travail obligatoire dans les territoires qu’il contrôlait et mobilisant la population concentrationnaire.
Au rebours d’une idée reçue, cette politique fut globalement efficace. Les déportés étaient mal nourris, donc peu productifs, mais le ratio travail fourni/nourriture demeurait à l’avantage des nazis.
Ajoutons que, dans leur entreprise de destruction des juifs d’Europe, les nazis se montrèrent sélectifs, privilégiant l’assassinat des plus faibles – femmes, enfants, vieillards – et conservant pour un temps les hommes valides utiles à leur production de guerre. Certes, l’impératif idéologique – l’anéantissement des communautés juives – prévalut toujours sur les logiques économiques.[…]. Mais les exigences de la production de guerre purent ponctuellement faire valoir leurs droits. Au total, quelque 10 millions de personnes travaillèrent pour l’économie de guerre nazie, compensant en partie la ponction qu’exerçaient les forces armées.
La question alimentaire représentait un deuxième enjeu. Car si la situation, on l’a dit, n’avait jamais été brillante avant 1939, la guerre et la rupture consécutive des échanges ne firent que l’aggraver. Le régime nazi ne s’embarrassa guère de scrupules. À partir de 1942, ordre fut donné à la Wehrmacht de vivre sur le pays. Elle mit donc au pillage les pays conquis. En affamant délibérément les Slaves et les juifs, le Reich put, à partir d’octobre 1942, augmenter les rations alimentaires des Aryens. En assassinant des millions de juifs à l’Est, le régime réalisait ainsi une synthèse fonctionnelle entre son idéologie raciste et ses contraintes économiques.
La production d’armement, troisième et dernier enjeu, se présente sous un jour paradoxal. Car malgré les bombardiers qui pilonnaient, de jour comme de nuit, ses installations, l’industrie réussit à prospérer, passant de la base 100 en février 1942 à l’indice 322 en juillet 1944. Dans ses Mémoires, le ministre de l’Armement Albert Speer se vanta d’être l’auteur de ce miracle. Mais miracle y eut-il ? Notons, tout d’abord, qu’Hitler et Speer, loin d’inventer une nouvelle manière de conduire la guerre, engagèrent l’effort dans des directions stériles. L’Allemagne se lança ainsi dans la coûteuse production de V 1 et de V 2 dont l’effet stratégique fut nul.
La rationalisation dont Speer se targua fut loin, par ailleurs, d’être toujours un succès. Les sous-marins furent ainsi construits à partir de huit tronçons réalisés dans des lieux séparés afin de limiter les risques dus aux bombardements et de spécialiser les sites de production ; mais les sections de coques livrées accusaient des déviations allant jusqu’à 3 cm ce qui posait quelques problèmes d’étanchéité…
Loin de découler du génie de Speer, le miracle découla donc de deux données prosaïques : l’utilisation impitoyable et massive de la main-d’œuvre servile d’une part et les allocations accrues en matières premières auxquelles le Führer consentit d’autre part. Seule la production aéronautique fut objectivement un succès.
Au total, trois constats s’imposent. L’Allemagne, tout d’abord, n’était pas une grande puissance économique avant la Seconde Guerre mondiale. Elle ne le devint pas davantage pendant le conflit. Le Reich, en d’autres termes, perdit la guerre certes pour des raisons stratégiques, mais pour des raisons industrielles tout autant : il ne put (et ne pouvait) rivaliser avec les potentiels cumulés des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Union soviétique.
Le régime nazi, en deuxième lieu, s’efforça de concilier contraintes économiques et logiques idéologiques. Loin de s’exclure, elles s’épaulèrent et la destruction des juifs d’Europe comme la mise en esclavage des Slaves répondirent tant à la sinistre Weltanschauung hitlérienne qu’à la volonté d’alimenter, sur les cadavres de millions d’hommes, civils allemands et combattants de la Wehrmacht.
La haine que le Führer professait à rencontre de l’Union soviétique ne doit pas, troisième constat, dissimuler l’aversion que les États-Unis lui inspiraient. Si les nazis furent des croisés de l’antibolchevisme, ils furent tout autant des contempteurs de l’Amérique dont le système économique et social, fondé sur la standardisation, la rationalisation et une forme de modernité, les rebutait. En optant dès 1949 pour une voie libérale-atlantiste, Adenauer renoua avec les principes que Stresemann avait tenté d’appliquer s’efforçant, sur les décombres fumants de la défaite, de renouer une chaîne que la folie criminelle du nazisme avait brisée.
Olivier Wieviorka. L’Histoire n° 384. Février 2013
L’Étrange Défaite de Marc Bloch nous invite à réfléchir sur l’inattendu, à partir de l’incroyable défaite des armées françaises, que l’historien a vécu lui-même en 1940, au grade de capitaine, affecté à l’état major de la 1° armée.
Marc Bloch ne passe-t-il pas en revue tous les éléments de la causalité historique ? L’abandon précipité des chefs d’entreprise au moment de l’attaque allemande, les défaillances du syndicalisme ouvrier, plus soucieux des revendications salariales que des impératifs de la défense, le grossier optimisme de la propagande officielle, les œillères d’une administration incapable de s’adapter, l’idéologie internationaliste et pacifiste, les invraisemblables contradictions du communisme français, les intérêts et les soutiens cachés de la presse dite d’information, les carences de l’Éducation nationale, les failles du système politique, l’accès aux hautes fonctions réservé aux fils des classes privilégiées, la division même des classes, accentuée par la crise économique et l’épouvante de la bourgeoisie provoquée par la victoire électorale du Front populaire en 1936, la détestation par les masses de cette bourgeoisie où se recrutent les chefs militaires…
Le lecteur de cette déposition pourrait lui reprocher de tomber à son tour dans cette hypercausalité qui attribue à l’événement son caractère inéluctable. Tout cela paraît devoir classer l’analyse du grand historien dans cette pluricausalité qui rend compte de tout et n’explique rien. À ceci près que Marc Bloch, avant d’en venir aux causes profondes, consacre d’entrée de jeu sa déposition d’un vaincu à la défaite militaire. Il en rend directement responsable l’incapacité du commandement […] Beaucoup d’erreurs diverses, dont les effets s’accumulèrent, ont mené nos armées au désastre. Une grande carence, cependant, les domine toutes. Nos chefs, ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle, et c’est peut-être là ce qu’il y a eu en lui de plus grave.
Tout au long de ce chapitre, il détaille, il illustre cette carence dans la conduite de la guerre : incohérences, mauvaises liaisons, erreurs de méthode, mauvaises habitudes… Ici encore, l’enchainement des causalités aboutit sans surprise à la déroute. Toutefois, la défaillance du haut-commandement contient sa part de contingence – celle des personnalités responsables. Et Mars Bloch d’évoquer combien la rude main du Joffre de 1914 nous avait manqué.
Michel Winock. L’Histoire n° 475 Septembre 2020
Le maréchal Pétain est le chef de l’État Français : il rompra avec la devise de la République – Liberté, Égalité, Fraternité -, en adoptant celle de Saint Éloi : – Travail, Famille, Patrie -. La rupture avec le parlementarisme de la III° république, et les valeurs d’un monde de plus en plus urbanisé, cosmopolite, sera brutale : c’est le retour aux valeurs de toujours, qui ont forgé l’âme nationale ; pour ce faire, il s’entourera d’un aréopage plutôt hétéroclite, allant jusqu’à s’entourer d’un juif, Emmanuel Berl, qui écrit du 20 au 26 juin 1940, deux de ses discours, auteur de la formule : La terre, elle, ne ment pas. Il servira ainsi sur un plateau à l’avocat Henry Torrès, la formule : Emmanuel Berl qui, à force de se fréquenter, est devenu antisémite.
On prête à Otto Abetz, ambassadeur d’Hitler, les propos suivants : Il y a trois puissances en France : la banque, le parti communiste, et la NRF. Commençons par la NRF. Elle ne devra sa survie qu’à la nomination à partir de décembre 1940 d’un écrivain fasciste convenable comme directeur, Drieu La Rochelle, lequel se suicidera à la Libération.
Bien loin de là, sur l’île de Sein, le maître du phare a entendu la veille à la BBC qu’un général français avait parlé, et que son message allait être rediffusé le 22 juin : pour que tous puissent l’entendre, la patronne de l’hôtel de l’Océan installe sa radio sur le bord de la fenêtre. L’île de Sein, aujourd’hui, c’est 150 habitants, mais à cette époque, ils étaient 1 200. Le maire, Louis Guilcher, était bien entendu le responsable politique de l’île, mais de fait il ne faisait rien sans l’assentiment du recteur Louis Guillerm, – le curé -.
Le lendemain se répand la nouvelle de la signature de l’armistice, tôt suivi d’un ordre de la gendarmerie d’Audierne de diriger tous les militaires présents sur l’île ainsi que les hommes valides et les jeunes sur Quimper : quel sens donner à cet ordre : on ne peut plus parler de mise en place d’un réduit breton, puisqu’il arrive après la nouvelle de l’armistice, il s’agit donc d’autre chose… la population, recteur et maire en tête, se refusent à pareille mesure et mettent en place le départ de 128 Sénans pour Plymouth : le plus âgé avait 52 ans, le plus jeune 14 (mais il avait triché car la limite était 16 ans). Les départs dispersés et ultérieurs porteront le chiffre à 141. On ne sait pas véritablement si ces 141 marins étaient des héros : en période troublée une convocation par la gendarmerie donne fréquemment l’envie de prendre la direction opposée… et personne ne peut dire quelle était leur exacte motivation. Le savaient-ils eux-mêmes ? Il n’est pas indispensable de perdre tout esprit critique et de se mouler dans la mythologie de la Résistance : plus que tout autre, de Gaulle y excella avec, en son cœur, Sein. Mais ce dont on peut être certains, c’est que toutes les femmes qui se retrouvèrent ainsi seules, avec souvent charges de famille, un, deux, trois, quatre enfants, furent des héroïnes.
Et encore loin de Rethondes mais au sud-est, dans les Alpes, on continue à batailler. Le lieutenant Bulle commande une section SES – Section d’Éclaireurs Skieurs – du 80° BAF, qui tient la tête et le col d’Enclave, au-dessus du lac Jovet, proche du col du Bonhomme : des Italiens arrivent sous la tête d’Enclave : le lieutenant Bulle les voit, descend en rappel muni d’un fusil mitrailleur jusqu’à une vire d’où il peut les atteindre et tire, faisant plusieurs morts et blessés parmi eux !
23 06 1940
Pétain nomme Laval ministre d’État. Quatre jours plus tard, il sera vice-président du Conseil.
24 06 1940
Jusqu’à la signature de l’armistice avec l’Italie, l’armée française des Alpes qui a fait mieux que résister aux 26 divisions italiennes, va se battre avec énergie et une stratégie élaborée contre les Allemands, les empêchant de prendre Grenoble en barrant la cluse de Voreppe avec une armée constituée à la hâte par les généraux Cartier et Marchand : 30 000 hommes et 130 canons qui vont faire des ravages dans les rangs de 3 divisions blindées allemandes.
24 06 1940 18 h 35’
Signature de l’armistice avec l’Italie à la villa Incisa, à Olgiata, près de Rome, avec prise d’effet, en même temps que l’armistice avec l’Allemagne 6 h plus tard, soit le 25 juin à 0 h 35’.
26 06 1940
La veille, le Maréchal Pétain a expliqué le pourquoi de l’armistice et le fondement de la Révolution Nationale. De Gaulle lui répond : Monsieur le Maréchal, si la doctrine était fausse, à qui la faute, monsieur le Maréchal ? Et pour faire un tel armistice, on n’avait pas besoin du vainqueur de Verdun.
27 06 1940
Churchill reconnaît le général de Gaulle comme chef dans ce pays de tous les Français libres, où qu’ils soient, qui se joignent à lui pour soutenir la cause alliée. Et, directement à de Gaulle : Vous êtes tout seul – eh bien, je vous reconnais tout seul ! De Gaulle soulignait la position de Churchill, à la tête d’armées, d’un État fort, d’un empire etc… pour mettre en valeur la sienne : nous sommes trop faibles pour faire des concessions.
Le même jour, Churchill décide de mettre hors d’état de nuire la flotte française : l’opération aura pour nom de code Catapult : Ce fut une décision odieuse, la plus inhumaine, la plus pénible de toutes celles auxquelles j’ai été associé. Elle rappelait la destruction de la flotte danoise par Nelson à Copenhague, en 1801, mais les Français étaient la veille encore nos chers alliés et nous éprouvions une sincère sympathie pour leur pays dans sa détresse. D’un autre coté, notre existence nationale et le salut de notre cause étaient en jeu. C’était une tragédie grecque. Pourtant jamais aucun acte ne fut plus nécessaire à la survie de l’Angleterre et de tous ceux qui comptaient sur elle. Je pensais aux paroles prononcées par Danton en 1793 : Les rois coalisés nous menacent, jetons leur en défi une tête de roi. L’événement tout entier se situait dans cette perspective-là.
Winston Churchill Mémoires, chapitre 9 : L’amiral Darlan et la flotte française.
28 06 1940
Weygand adresse une note à Pétain :
La France ne veut plus de l’ancien ordre des choses.
Il faut instaurer un régime social sans lutte de classes
La famille doit être mise à l’honneur
Contre la vague de matérialisme, il faut réformer l’éducation de la jeunesse.
À programme nouveau, hommes nouveaux. Le temps nous presse.
Paul Reynaud s’est mis en route dans une très démocratique Juvaquatre avec sa comtesse et maîtresse Hélène de Portes pour sa maison de Barcelonnette. Sur la route entre Sète et Frontignan, il va embrasser un platane : une valise à l’arrière est projetée violemment vers l’avant et casse le cou d’Hélène de Portes : exit la comtesse. Paul Reynaud, légèrement blessé, est soigné à Sète, puis rejoindra Barcelonnette. Il sera arrêté le 7 septembre. Il eut été préférable que l’accident eut lieu trois mois plus tôt : la comportement de Reynaud aurait été plus réfléchi en ces heures critiques, libéré de l’omniprésence de cette agitée du bocal. L’ambassadeur américain avait écrit à Roosevelt : Ne dites rien de confidentiel à Reynaud au téléphone : la dame est toujours là et répète partout tout ce qu’elle a entendu !
*****
L’imagination ne fait pas défaut à Paul Reynaud. Ni l’intelligence. Ni cette indépendance qui le place toujours en marge de la majorité comme de l’opposition. Il a vu juste souvent avant les autres et il en conçoit un orgueil légitime mais irritant. Trop fier en effet, d’avoir eu raison pour ne pas le proclamer hautement, l’écrire avec une propension à l’autosatisfaction qui l’incite à améliorer, dans chaque déclaration, chaque livre, la statue qu’il entend laisser à l’Histoire et dont il se veut le seul sculpteur, le seul artisan.
Agressif, têtu, solitaire, n’hésitant nullement à se dresser contre la démagogie en un temps où la démagogie triomphe, il est, contre la droite, et la gauche, pour l’alliance avec l’URSS, ce qui scandalise les conservateurs, pour une politique de prix et saine gestion, pour les divisions blindées et une accélération de notre effort d’armement.
Mais cet homme qui voit loin et de loin, à l’instant fatal, oublie ou feint d’oublier tout ce qu’il a exactement prévu pour se charger de responsabilités qu’il sera incapable d’assumer jusqu’au bout.
[…] On ne parlerait pas de la comtesse de Portes si elle ne s’était employée à passer à l’Histoire. Elle est, en effet, de presque toutes les décisions de Paul Reynaud ; qu’elle dicte ou contrarie, c’est un personnage hors du commun des maîtresses royales.
On l’a décrite sans séduction. Elle avait 43 ans et en paraissait 50. Son visage couvert de tâches de rousseur et plutôt ordinaire était animé par des yeux claires et perçants. Vêtue d’un tailleur quelconque et d’un chapeau de velours assez provincial, elle n’était remarquable que par le ton décidé et presque agressif de sa voix et par la vigueur de ses mains carrée et nerveuses [Philippe Barrès], mais elle avait au moins cette séduction que donne un caractère intrépide et une volonté dominatrice. Villelume la montre, en cent moments, participant près de Paul Reynaud, à des conversations dans lesquelles le sort du pays est engagé, patronnant le complot contre Daladier, recevant à la place du président du Conseil alité et donnant sur tous et sur tout une opinion sans mesure, mais qui emporte souvent l’adhésion du président du Conseil.
[…] On le savait, certes, à travers les témoignages de ministres ou de journalistes, qui l’avaient vue recevant aux côtés de Paul Reynaud, réglant, au moment de l’exode des ministres, la circulation dans le château de Chissay, et qui l’avaient entendu donner bruyamment, et avec un naturel qu’elle puisait dans la certitude de n’être pas contredite, son avis sur la paix et sur la guerre. Mais il s’agissait de témoignages brefs, venant d’hommes agacés d’avoir de feindre devant cette femme qui, avec les armes de sa maîtresse, se comportait en directeur de cabinet.
Depuis que le journal de Villelume a été publié, on voit mieux le rôle joué part Madame de Portes. Il est si grand, s’exerce dans des domaines politiques, diplomatiques, militaires d’une si haute importance, qu’on peut légitimement se demander qui, certains jours, dirigeait la France de M. Paul Reynaud ou de son intrépide amie.
Henri Amouroux. Le peuple du désastre 1939-1940 Robert Laffont 1976
Elle paraissait à un observateur masculin ordinaire comme absolument dénuée de charmes… Elle s’habillait en suivant aveuglément la mode, portant toujours la robe dernier cri, qu’elle lui aille ou pas, à condition qu’elle soit étroite et montre ses formes. Elle avait des jambes et des chevilles ravissantes, mais le teint était jaune. C’était, comme disent les Français, une excitée.
Edward Spears, militaire et diplomate représentant de Winston Churchill en France
La France a perdu la guerre contre l’Allemagne. Il ne pouvait en aller autrement : un gouvernement au sein duquel il ne s’était trouvé aucun homme pour flanquer une magistrale paire de baffes à cette femme – vraie tête à claques, qui n’aurait mérité que cela -, ce gouvernement là est bien évidemment incapable de gagner une guerre. De Gaulle ? Il aura probablement estimé que pareil fait d’armes aurait trop compromis son destin.
29 06 1940
La convention d’armistice dit que Bordeaux va être occupé par les Allemands : le gouvernement déménage à nouveau, et c’est à Clermont Ferrand… pour deux jours.
1 07 1940
L’Humanité, qui a justifié le pacte germano-soviétique et continue à être publiée clandestinement s’en prend au général de Gaulle et autres agents de la finance anglaise (qui) voudraient faire se battre les Français pour la City.
1 07 1940
Le gouvernement finit par poser ses valises à Vichy, dont le principal avantage est de regorger d’hôtels, de salles de réunion… et d’être une des rares villes de France reliée au réseau international de téléphone.
2 07 1940
40 soldats français du 70° BAF sous les ordres du sous-lieutenant Desserteaux, sortent de la Redoute Ruinée, le fort qui, depuis le col de la Traversette, tenait le col du Petit Saint Bernard. Le sous-lieutenant Desserteaux n’avait accepté de se rendre qu’après en avoir reçu l’ordre de ses supérieurs. Une section italienne de la GAF leur rendent les honneurs.
À la tête d’une section SES – Section d’Éclaireurs Skieurs – du 27° BCA, basée au-dessus de Val d’Isère, le lieutenant Théodose Morel avait bataillé vers le col du Petit Saint Bernard, en appui aux soldats de la Redoute Ruinée : le 12 juin, il avait capturé 5 Italiens à la Pointe Serru – Est-Sud-est de Sainte Foy en Tarentaise – et, dix jours plus tard, bien que blessé deux jours plus tôt, il avait mis en fuite une compagnie italienne vers le col du Petit Saint Bernard.
Le souvenir que j’ai gardé de ces soldats de 40 est celui d’un très grand sérieux, d’un très grand souci que chacun avait de se montrer convenable au milieu de ce désastre, en remplissant exactement sa fonction, sa mission. J’ai posé la question après cette folle période : Au fond, pourquoi vous battiez-vous ? Plus de gouvernement ! Plus de commandement ! Plus de mission formelle. C’est avec une grande simplicité que le jeune Calvet m’a répondu : On ne voulait pas sortir[de la ligne Maginot] les bras en l’air.
[…] Quand la porte de l’ouvrage s’est ouverte pour la dernière fois, le 2 juillet 1940, huit jours après l’armistice, par l’étroit pont-levis, l’équipage est sorti colonne par un. Au dehors, un peloton de la Wehrmacht présentait les armes, un clairon jouait à répétition le même refrain. Honneurs de la guerre… cérémonie brève et triste… Plus loin, l’équipage se formait colonne par trois ; à la disposition des geôliers, puisqu’au mépris des lois de la guerre, ils étaient prisonniers.
Général A Vaillant, en poste sur la ligne Maginot. La Charte. Mars-Avril 2008
Le général Vaillant parle-t-il de ce fort de la Redoute Ruinée, ou bien d’un autre, qui se serait rendu le même jour ? On a du mal à comprendre la présence de la Wehrmacht sur un front alors franco-italien ?
3 07 1940
Les Anglais soucieux de ne pas voir notre marine tomber aux mains des Allemands passent à l’acte en envoyant une escadre – Force H – commandée par l’amiral James Sommerville pour mettre hors d’état la flotte française basée à Mers-el-Kébir, en rade d’Oran. C’est l’opération Catapult. L’ultimatum envoyé à l’amiral Gensoul dès l’aube donne trois propositions :
Dans le courant de l’après-midi, après que Sommerville eut prolongé son délai, l’adjoint de l’amiral Darlan fit savoir par radio à l’amiral Gensoul que les escadres françaises de Toulon et d’Alger se portaient à son secours. Mais les Anglais captèrent le message et, à 16 h 53′, l’amiral Sommerville donna l’ordre d’attaquer : séparés de la flotte anglaise par un fort, cul à la jetée, les navires français ne purent répliquer aux tirs anglais : le cuirassé Provence et le croiseur de bataille Dunkerque furent touchés et s’échouèrent. Le cuirassé Bretagne, touché par une salve, prit feu et coula en quelques minutes. Le croiseur de bataille Strasbourg réussit à appareiller, suivi de 5 contre torpilleurs, dont 4 purent gagner le large. Seul le porte hydravion Commandant Teste sortit intact du carnage : 1 300 marins français y trouvent la mort, 351 sont blessés et l’anglophobie française se voit ainsi nourrie pour des décennies.
[…] Alors commence la tuerie la plus effroyable, qu’à l’âge de dix-huit ans je vais connaître.
Je me retourne pour observer mon chef de pièce. Il est blême, nous sommes tous blêmes. Dans chaque regard se lit une sorte de résignation, d’impossibilité à se défendre. Un sifflement, puis une explosion secouent le navire. Le pointeur qui observe toujours à l’extérieur pousse un hurlement. Il se redresse, puis s’affaisse à mes pieds. Un bruit assourdissant, suivi d’une boule de feu, traverse la casemate de haut en bas. Une violente explosion parvient des machines. L’électricité est coupée.
D’un trou immense au centre de la casemate s’échappent des flammes. Un obus de gros calibre a traversé le pont, puis notre batterie, pour exploser à l’étage en dessous, au niveau de la machinerie. La chaleur devient intenable. C’est la panique, je manque d’air. Un second maître ajuste son masque à gaz. Les flammes se font de plus en plus gigantesques. Mon pantalon commence à brûler. Le second maître, dans la fumée opaque, tourne sur lui-même, lève les bras pour s’agripper à une épontille. Il tombe dans les flammes en hurlant, aspiré vers le fond du navire. je n’ai rien pu faire pour lui venir en aide.
Je m’accroche comme je peux aux pièces métalliques du canon. Le Bretagne prend de la gîte par tribord. Nul doute on coule. Une nouvelle salve atteint le navire. Les explosions se font de plus en plus fréquentes et rapprochées. je n’entends plus rien, je suffoque et je vais mourir là, coincé à mon poste de combat. J’entrevois des matelots qui se précipitent vers la porte blindée, afin de regagner le pont. Par grappes, aveuglés par la fumée, ils se jettent dans les flammes. C’est atroce ! je regarde autour de moi. Je ne vois plus personne, tout le monde a disparu. Que se passe-t-il donc ? Nous n’avons reçu aucun ordre d’évacuation ni d’abandon de poste !
Le bateau coule et je suis toujours à fond de cale. J’essaie de me déplacer vers la sortie, mais je m’arrête bien vite. je suis au bord du trou. Le métal arraché par l’obus et léché par les flammes est en fusion. Mes souliers se consument lentement, mes pieds me brûlent. Dans la fumée opaque, sentant fort le mazout, je ne distingue plus rien du tout. Mes mains se heurtent aux différents circuits électriques, gaines de protection et autres accessoires fixés au plafond de la casemate. Je constate que mes pieds ne touchent plus le parquet métallique de la batterie. J’avance doucement en m’agrippant désespérément des mains à tout ce qui résiste. Je retiens autant que je peux ma respiration. C’est ainsi que progressivement j’arrive à la casemate onze. Il est temps, les munitions entreposées à la casemate treize explosent. La déflagration est puissante. Comme un chalumeau géant, les flammes balaient tout sur leur passage. Je suis projeté contre des caissons. Mon visage me fait très mal, je saigne. Je distingue à proximité des pièces de canon des corps allongés. Ils sont la proie des flammes. Le navire craque de toute part. Il continue à prendre de plus en plus de gîte. Je me traîne péniblement à travers les objets hétéroclites qui dégringolent de partout. (…)
Tous ces événements se déroulent en réalité, rapidement. J’ai l’impression de vivre un long cauchemar. À force de cris, de pleurs, d’énergie et d’instinct de conservation, j’arrive aux pieds de l’échelle métallique. Elle mène sur le pont et tous les matelots se bousculent, se battent pour l’atteindre. C’est la seule issue de secours que nous ayons pour avoir une chance de survie. Le navire continue à pencher dangereusement sur tribord. La panique s’empare des pauvres matelots. La majorité d’entre eux est blessée. Le sang coule et le bruit des explosions est couvert par les cris déchirants des agonisants. (…)
Le navire continuant à prendre de la gîte, je me trouve sur la cloison, qui maintenant fait fonction de plancher. L’accès au pont sans échelle m’est donc impossible. je m’accroche des deux mains au bord du trou. Après un effort inouï, j’arrive à l’extérieur. (…)
Je continue ma progression en rampant vers l’avant du navire. Je m’appuie et m’abrite un court instant derrière la tourelle des pièces d’artillerie. J’attends qu’une salve passe. J’arrive ainsi sur la partie bâbord avant du navire qui, lui, penche de plus en plus vers tribord et ne va pas tarder à chavirer. J’aperçois l’avant du bateau ; à la proue, un groupe d’une dizaine de matelots. Ils s’accrochent désespérément au mât de drisse. Ils ne savent pas nager. Ils vont mourir, sans espoir d’un secours quelconque, c’est la pagaille, le sauve-qui-peut, le chacun pour soi. Je grimpe sur la rambarde de protection. La mer est là, en bas. À mes pieds c’est très haut, dix, quinze mètres peut-être car l’avant du bateau se relève. (…) Pas de chaloupe ni de canot de sauvetage en vue. Il faut prendre une décision, le navire continue de chavirer. J’ai peur, tant pis je saute. La réception en bas est brutale. Mon corps pénètre et s’enfonce doucement dans l’eau gluante de mazout en feu. J’ai du mal à effectuer quelques mouvements et la chaleur est atroce. Je décide de me laisser couler. Je retiens mon souffle. L’eau en dessous est plus fraîche. Elle me fait du bien et je réussis à nager sous l’eau en m’écartant du navire. Au sortir de la nappe de mazout en feu, mon visage pénètre dans un brasier. Je hurle de douleur, j’aspire l’air que je peux, je ferme les yeux, je me laisse recouler dessous la nappe visqueuse de mazout. J’effectue à nouveau quelques brasses sous l’eau.
Tout à coup, comme un raz de marée, une vague énorme me projette à quelques mètres du Bretagne. Le navire vient de se retourner. L’eau a été brassée violemment et la nappe de mazout s’est scindée en plusieurs parties. Je respire mieux et j’en profite pour faire la planche. Mais pas facile, mon pantalon et mes chaussures me gênent. Alors commence pour moi une sorte d’acrobatie nautique. Je me laisse couler à plusieurs reprises pour me défaire de mes vêtements. Je garde la ceinture autour du ventre, elle peut m’être utile. Me voilà donc tout nu, libre de mes mouvements. (…) Je me trouve à une cinquantaine de mètres du Bretagne. Cette masse inerte, immense et noire s’enfonce doucement dans les flots. Je vois des marins qui courent sur la coque. D’où sortent-ils ? Il y en a bien une vingtaine. À l’avant du bateau, une dizaine d’hommes agrippés. Ils n’ont pas lâché prise. Ils sont morts coincés, écrasés contre la coque du bateau. Un coup d’œil vers la côte, elle est loin, très loin, pour un nageur blessé, épuisé. Je distingue quelques points noirs qui flottent à la surface de l’eau. Ce sont comme moi des naufragés qui luttent pour la vie. (…)
Le cuirassé Bretagne, la quille en l’air, continue à s’enfoncer dans les flots. La vapeur sous pression s’échappe des orifices du navire avec un grand sifflement. Tout à coup une violente déflagration déchire l’atmosphère. La coque du Bretagne vient d’exploser. (…) je vois le cuirassé Strasbourg. Après un appareillage sur les chapeaux de roue, il fonce vers la sortie de Mers-el-Kébir. Son artillerie est en action. Les veinards, j’envie l’équipage qui se trouve à bord de ce magnifique navire. Au moins ils se battent eux, ils font tout pour se sortir de ce traquenard. J’aperçois les hélices du Strasbourg qui tournent à la vitesse maximum. (…). Je nage toujours, j’ai dix-huit ans, je veux vivre ! Vivre ! J’ai encore cinq cents mètres à faire environ. C’est alors qu’une nouvelle explosion secoue la mer mais avec une telle violence, que je sens mon corps qui va éclater. Le torpilleur Mogador vient d’être touché par un projectile anglais. Les grenades sous-marines, qui se trouvent à son bord, tombent à la mer. Comme elles sont armées pour exploser, elles ne manquent pas d’effectuer leur sinistre besogne. Mais les victimes ce sont nous, les quelques naufragés, qui tentons de survivre. (…) Je continue à nager vers la côte. J’arrive à la hauteur d’une embarcation, c’est la seule. Elle est chargée à ras bord de naufragés. Les plus valides tirent sur les rames. J’essaie de monter à bord et je m’agrippe à la coque, ce qui fait tanguer dangereusement l’embarcation. Un des matelots brandit une rame, me fait comprendre de ne pas insister sinon il me frappe. Il ajoute: Si tu montes, on chavire, accroche-toi à l’arrière. Je me laisse donc glisser à l’arrière du bateau.
[…] Je suis épuisé, j’ai la bouche pleine de sang et je suffoque. Je perds connaissance. J’ignore combien de temps je suis resté sans connaissance. Lorsque je reviens à moi, je constate que je suis toujours en remorque au canot. La terre n’est plus très loin et je distingue sur les rochers et la plage de Mers-el-Kébir des gens qui s’affairent, qui courent de gauche à droite. Au fur et à mesure que j’approche de la côte, toujours tracté à l’arrière de l’embarcation, je heurte, dérivant entre deux eaux, des corps mutilés. Pendant de longues années, chaque nuit, je revivrai ce cauchemar. (…) Brusquement, une secousse au poignet gauche me ramène à la réalité. Ma chaîne et ma plaque d’identité viennent de se casser. L’embarcation continue sans moi. J’essaie de nager, je suis sans force. Épuisé, je renonce à lutter. Mon corps se remet d’aplomb, à la verticale. je coule lentement, attiré vers le fond, c’est fini adieu […] Qu’arrive-t-il ? La pointe de mes pieds touche le fond. j’ouvre les yeux, je suis debout et l’eau m’arrive au ras du menton. J’ai pied, je marche, donc je suis toujours vivant. J’avance vers les rochers, la côte se trouve encore à une cinquantaine de mètres. J’avance doucement et au fur à mesure, mon corps sort de l’eau.
Je suis tout gluant, noir, mais j’ai les membres intacts. Épuisé, je m’écroule sur les galets qui couvrent la petite crique attenante à la plage de Mers-el-Kébir. Ce sont des cris qui me réveillent, qui me tirent comme d’un profond sommeil. Des mains me prennent délicatement et me portent vers les rochers au sec. Je suis allongé et enroulé dans une couverture : Tiens bon on revient ! , m’encourage-t-on. Je me sens mieux. J’arrive à entrouvrir les paupières. Elles sont collées, mes cils et mes sourcils sont grillés. Mes cheveux sont cramés depuis un bon moment. Je distingue comme dans un brouillard le triste spectacle qui s’est déroulé là, devant moi. À quelques mètres, à mes pieds, la mer toute noire souillée de mazout. Des corps sans vie sont venus s’échouer sur la grève. Tout au long de la rade, je distingue ce qu’il reste du Bretagne. Son épave est toujours visible et fume encore en surface. […] Les sauveteurs pénètrent dans la mer, l’eau jusqu’à la ceinture. Ils retirent des marins qui, accrochés à des épaves, vivent encore. […] L’activité des sauveteurs, un peu désordonnée peut-être, est cependant très intense et efficace. Ce sont en majorité des habitants de Mers-el-Kébir, des Oranais et des pieds noirs. Des camions bâchés sont arrêtés sur la route qui surplombe le bord de mer. Les autorités sont présentes. […] Je sens que l’on me transporte avec précaution et je m’endors. La nuit est tombée sur le port d’Oran.
André Jaffré, matelot armurier à bord du cuirassé Bretagne La Charte Juillet-Août 2009
Un large projecteur avait envoyé le code lumineux. Rejoignez-nous ou sabordez-vous ou partez pour les Antilles ! L’amiral Gensoul n’avait cru ni à l’ultimatum, ni à la menace. Pétain avait dit non. Rallier l’Angleterre ! Affaiblir la France ! La mettre à genoux devant les Anglais ! C’était hors de question. La vieille méfiance envers les Anglais avait joué. Elle montrait combien le présent est fruit de forces profondes. Le temps de l’Histoire est un temps long et les peuples ont la mémoire tenace. On aurait dit que le vieux chef avait tenu pour rien les quelques jours qui venaient de s’écouler. Était-il tout occupé à son coup d’État ? Oubliait-il sa rupture du pacte solidaire ? Oubliait-il les émissaires anglais et les mains qu’ils avaient tendes ? L’amiral Sommerville ouvrit le feu. La mer semblait cuirassée d’acier. La sirène du port retentissait. Des silhouettes blanches surmontées de pompons rouges couraient. En un quart d’heure, le Bretagne, le Provence, le Dunkerque, le Mogador étaient coulés, détruits, mis hors d’usage. On ignorait encore le nombre de marins qui avaient perdu la vie à Mers-el-Kébir. Aucun poste de télévision n’existait pour montrer les images de la panique, la cohorte légère des marins fuyant le long des quais. Il était facile de cacher l’essentiel : les mots de l’ultimatum anglais, les démarches antérieures à l’arrivée de l’escadre britannique, les messages et télégrammes qui avaient circulé entre l’Angleterre et la France, la visite annulée de Churchill au large de Concarneau – parce que Paul Reynaud avait démissionné. Les Anglais n’étaient pas restés silencieux avant de faire entendre à nos marins le son du canon ! Ils n’avaient pas mijoté leur coup en secret. Mais les représentants français avaient omis de répondre. Et l’imagination des autres avait bien dû décrypter ce silence par le pire. Ainsi donc se fait le déroulement réel des choix : avec une part d’ignorance.
Si l’amiral Darlan avait choisi de rallier Londres ou Casablanca avec les sept cent quatre-vingt mille hommes que convoitait de Gaulle, Mers-el-Kébir n’aurait pas eu lieu d’être. Mais ensuite, il faut le concevoir, Mers-el-Kébir fortifia Vichy et confirma l’isolement originel de De Gaulle. L’Anglais, d’un coup, devenait un faux allié. Churchill avait tenu pour rien la parole d’un amiral et la vie de ceux qu’il commandait. Plus de mille marins avaient trouvé la mort : leurs camarades et compatriotes revinrent sous l’aile de la légitimité française. Même ceux qui étaient en Angleterre demandèrent à regagner la France.
Alice Ferney. Les Bourgeois. Actes Sud 2017
4 07 1940
Au conseil des ministres, certains parlent d’attaque sur Gibraltar… on se contentera d’une rupture des relations diplomatiques. Quelques instants plus tard, Laval sort un projet de loi constitutionnelle rédigé en collaboration avec Alibert.
8 07 1940
En vertu d’un engagement déshonorant, le gouvernement de Bordeaux avait consenti à livrer les navires à la discrétion de l’ennemi. Il n’y a pas le moindre doute qu’en principe et par nécessité, l’ennemi les aurait employés soit contre l’Angleterre, soit contre notre propre Empire. […] Il n’est pas un Français qui n’ait appris avec douleur et avec colère que des navires de la flotte française avaient été coulés par nos alliés. Cette odieuse tragédie […] n’est pas un combat glorieux. Eh bien, ces navires, je le dis sans ambages, il vaut mieux qu’ils aient été détruits.
Charles de Gaulle, à Londres
On nous l’avait soigneusement caché, et il est bon de le savoir, qu’au jour du drame déplorable et détestable d’Oran, le général de Gaulle, avec douleur, avec colère, avait protesté nettement, sans détour contre la canonnade fratricide de Mers-el Kébir. Mais en réaliste, à l’instant même, de Gaulle avait su tirer la conclusion nécessaire pour les patriotes clairvoyants qu’il s’agissait de ne pas déconcerter par ce cruel épisode : en dépit de l’erreur tactique considérant le fond des choses du seul point de vue qui doive finalement compter, du point de vue de la victoire, il fallait qu’Anglais et Français, unis dans un danger commun, fussent respectivement convaincus qu’il n’y avait pas de victoire possible si jamais l’âme de la France passait à l’ennemi, et d’autre part, que la défaite anglaise scellerait pour toujours l’asservissement des Français…
Émile Henriot Le général de Gaulle et ses témoins Le Monde n°1. 19.12.1944
J’admire l’audace de cet homme, qui exprime sans concession, non pas notre réaction passionnelle, mais le point de vue de la France. Sa parole ne traduit pas une opinion, mais une politique.
Daniel Cordier. Alias Caracalla. Gallimard 2009
9 07 1940
Laval et Alibert ont beaucoup œuvré pour que la Chambre des députés et le Sénat se réunissent à Vichy. Tétanisés par la défaite, l’exode, Mers el Kébir, députés et sénateurs abdiquent toute référence à des valeurs républicaines en votant à la quasi unanimité les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, le grand hara-kiri parlementaire de l’été 1940, pour le sénateur Paul Boncour. Le matin, ce sont les députés qui doivent dire s’ils acceptent de réviser les lois constitutionnelles de 1875 : 395 voix pour, 3 contre. L’après-midi, c’est au tour des sénateurs de répondre à la même question : 229 pour, 1 contre.
prier et encore prier pour que Pierre soit sauvé, pour que les Boches ne reviennent pas, pour que la France soir sauvée ! […] Dans l’exposé des motifs on reconnaît le mal fait par l’éducation sans Dieu. C’est toute l’université, œuvre de Napoléon, qu’il faudrait f. par terre. Toute l’idolâtrie classique […]. Démolition extérieure et putréfaction intérieure : les instituteurs.
Paul Claudel. Journal
10 07 1940
Sénateurs et députés sont réunis pour répondre à une seule question : l’examen du projet de loi constitutionnelle déposé au nom du gouvernement par le vice-président du Conseil, Pierre Laval et Alibert. Il n’y a qu’un seul article : L’Assemblée nationale donne tous pouvoirs au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à effet de promulguer par un ou plusieurs actes, une nouvelle constitution de l’État français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie. Elle sera ratifiée par la nation et appliquée par les assemblée qu’elle aura créées.
La clarté du texte fit reculer plus de parlementaires que la veille et le vote tint un peu moins du plébiscite : on compta quand même 80 contre, 20 abstentions, et 569 pour, dont 90 élus socialistes.
Tout le scénario avait été réglé d’avance avec une minutie savante. Laval redoutait, à juste titre, l’impartialité et la fermeté morale de M Jeanneney… Dès le premier engagement, M Jeanneney [Jules, père de Jean-Marcel, grand-père de Jean-Noël] fut donc attaqué, bousculé avec une fermeté de boxeur par M F. Buisson qui le réduisit au silence. Les loges et galeries réservées au public avaient été garnies par Doriot dont la meute répondait de la voix aux Montigny (lavalistes) et aux Tixier Vignancour (Extrême-droite) de la salle.
Léon Blum
La III° république est morte. Pétain a tous les pouvoirs.
Pour bazarder la République, les choses ne vont pas traîner :
Vote de l’Assemblée nationale et fin du régime parlementaire et de la domination des francs-maçons et des instituteurs. Du moins espérons-le. Il n’y aura rien de fait tant qu’on n’aura pas abattu l’Université de France et l’éducation classique.
Paul Claudel Journal
Notre poète diplomate de 72 ans avait pris goût aux conversions ; après la flamboyante conversion au catholicisme, il se convertit donc au pétainisme ; le moment venu, il se convertira au gaullisme.
11 07 1940
Premier numéro de la Revue La Gerbe, sous la direction d’Alphonse de Châteaubriant, qui a publié chez Grasset en 1937 Gerbe de forces, véritable hymne au nazisme ; l’hebdomadaire défend l’idée d’une Europe aryanisée, débarrassée du bolchevisme, proche des thèses du RNP de Marcel Déat, s’éloignant du pétainisme maréchaliste. On y trouve les signatures de Jean Giono, Paul Morand, Jean Cocteau, Marcel Aymé, Sacha Guitry, etc. Le rédacteur en chef en est Marc Augier, connu après-guerre sous le pseudonyme de Saint-Loup :
Parti un jour pour l’Allemagne, poussé par la désespérance dans laquelle me plongeait le drame de la décadence des races occidentales, tout d’un coup m’était apparu là-bas un peuple revivifié de toutes ses détresses et revivifié parce qu’il avait pratiqué collectivement le principe primordial en lequel réside le grand ressort de la restauration de toute vie. L’arbre de la vieille Europe n’était donc pas complètement desséché ni mort, puisque, encore, il pouvait donner cette poussée verte ! Alors, j’ai dit à la France, ma patrie : Réjouis-toi, ta condamnation n’est pas sans recours, puisque cette feuille verte est encore possible et qu’étant possible elle tienne.
La Gerbe 15 août 1940
18 07 1940
Vladimir Jankélévitch, philosophe, est révoqué comme n’ayant pas la nationalité française à titre originaire. Il sera destitué une deuxième fois en vertu du statut des juifs en décembre 1940. Mobilisé le 1° septembre 1939 comme lieutenant d’infanterie, il avait été blessé à la Sauvetat-de-Guyenne le 20 juin 1940, et alors évacué et hospitalisé jusqu’au 1° août 1940 à Marmande. Il entrera ensuite dans la clandestinité à Toulouse où il passera toutes les années de guerre. On m’a découvert deux grands parents impurs, car je suis, par ma mère, demi-juif ; mais cette circonstance n’aurait pas suffi si je n’avais, de surcroit, été métèque par mon père. Cela faisait trop d’impuretés pour un seul homme. … Je me trouve dès maintenant sans situation et sans ressources… Je voudrais bien foutre mon camp au Groenland ou ailleurs, avec mes œuvres complètes.
Lettre à Beauduc
Agacé par Sartre, il lui adressera quelques bonnes piques : la morale, cela consiste à s’engager, non à effectuer une tournée de conférences au cours desquelles on s’engage à s’engager.
20 07 1940
En poste à Londres, Paul Morand, convaincu de l’invasion imminente de l’Angleterre, prend peur et s’embarque pour Lisbonne avec son personnel – une soixantaine de membres, à l’exception notable d’Elisabeth de Miribel, qui dit : Je reste ici, et sera devenue secrétaire de de Gaulle dès le mois de juin : c’est elle qui tapera le fameux appel du 18 juin – : Je ne suis pas resté à Londres parce que je sentais qu’un monde était à sa fin, qu’il fallait chercher ailleurs. Mais je croyais que le problème de mon pays allait se poser différemment. Sans penser qu’on ne peut sauver une civilisation, lorsqu’à 100 km de là, une autre s’écroule.
Paul Morand. Lettres d’un voyageur 1945. [adressée au prince de Faucigny-Lucinge]
Viré des Affaires étrangères le 26 août pour abandon de poste, l’amitié de Jean Jardin, chef de cabinet de Laval, le fera revenir aux affaires comme attaché à ce même cabinet. Il sera nommé président de la commission de censure cinématographique, sera décoré de l’ordre de la Francisque et prêtera serment de fidélité à Pétain. Jusqu’à la fin de sa mission, il aura tenu à distiller, avec son habituel talent, son fiel. Ses propos sont à prendre avec des pincettes, truffés de boules puantes, mais le tableau général rend compte tout de même d’une réalité nettement plus complexe que celui qu’a voulu en brosser l’histoire écrite par le vainqueur français, le général de Gaulle.
Après l’armistice et l’affaire de Mers el-Kébir, les relations diplomatiques avec l’Angleterre étant rompues, l’ambassade est invitée à rejoindre la France par le Portugal. Roger Cambon démissionne et reste sur place. Le Département, nonobstant le cours différent de la politique extérieure française, se préoccupe de maintenir un contact avec l’ancien allié. Sous prétexte de coordonner la liquidation des missions d’achat, le Quai d’Orsay propose la nomination à Londres d’un agent important, aux tâches utiles et imprécises. Nouveau ministre des Affaires étrangères, Paul Baudouin, peu suspect pourtant d’anglophilie, se prête à cette manœuvre. Sur quoi Paul Morand, sans instructions, quitte son poste sous prétexte de remettre au ministre un message particulier de lord Halifax. Le message n’était, semble-t-il, qu’un prétexte. Il remet aussitôt au ministre, en revanche, la note du 20 juillet. Les propos venimeux qu’elle contient à l’égard de ses collègues, joints à l’espèce d’abandon de poste dont il s’était rendu coupable, valent à Morand sa mise à la retraite en qualité de conseiller, puisqu’il eût fallu, pour le prolonger, le promouvoir au grade de ministre plénipotentiaire, ce que son comportement avait rendu difficile. Il devait en conserver une amertume durable et surtout, par la suite, transformer en un acte positif d’adhésion à la politique collaborationniste de Vichy ce qui avait été d’abord, en 1940, une fuite bureaucratique, en crabe, vers des rivages plus sûrs que ceux de l’Angleterre, attitude dont personne à la vérité, pas même Baudouin, ne lui avait su gré.
François Sureau. Quai d’Orsay. L’iconoclaste 2015
Note pour le Ministre [Baudouin, ministre des Affaires Etrangères de Pétain]
Relation sommaire de la situation à Londres du 17 juin au 20 juillet Liverpool, 20 juillet 1940
L’annonce de notre armistice s’est abattue sur une opinion britannique mal préparée ; la première réaction nous fut cependant favorable : grand élan de sympathie et de pitié pour une France qui restait l’alliée élue ; on comprenait qu’elle dût abandonner la lutte. Que les Français se reposent ; c’est à nous maintenant de continuer seuls, disait Harold Nicholson, un des plus fidèles partisans de l’entente. Mais, dès le 18 juin, le Times porte déjà la question sur le terrain politique : Le maréchal Pétain forme un gouvernement de droite.
Le général de Gaulle avait débarqué à Londres le 14 juin. Autour de lui s’étaient cristallisées aussitôt les tendances, jusque-là éparses, visant à créer un noyau français de résistance loin d’une France vassalisée par l’Allemagne, noyau constitué surtout avec des éléments français de gauche, sur lesquels, malgré des déboires, l’Angleterre croit toujours pouvoir compter. Dès lors, les mots French Government sont remplacés par The Petain Government, gouvernement qui est censé ne pas représenter la nation. (Cette formule adoptée par la presse, la BBC, etc. subsiste encore.) On espère que le général de Gaulle saura rallier les colonies françaises, et le ministère de la Guerre économique, tout occupé à ce moment d’un pool des ressources coloniales interalliées, insiste pour qu’en dépit de l’armistice, la mission française du Blocus y participe. La mission décline cette offre.
Dès le 17 juin M. Kérillis était arrivé à Londres et y avait commencé ses démarches et le général de Gaulle parlait pour la première fois à la BBC. Sous le patronage du ministre de l’Information, M. Duff Cooper, ils orchestrent toute une propagande injurieuse contre le maréchal, troublent l’opinion anglaise, divisent la colonie française d’Angleterre, font pleuvoir les nouvelles tendancieuses ou fausses (arrivée imminente de MM. Blum, Mandel, Campinchi, Delbos, attentat de la Gestapo contre M. Paul Reynaud, assassinat de M. Pierre Cot, etc.). Cependant, le 19 juin, M. Churchill fait à la radio un discours où, sauf une allusion à la rupture par la France de ses engagements envers son alliée, le ton est encore très modéré (Quoi qu’il arrive, notre victoire sera celle de la France…). Rapidement, le bruit se répand que le général de Gaulle a refusé d’exécuter l’ordre qu’il vient de recevoir de rentrer en France; il va grouper tous les Français désireux de poursuivre la lutte, il se déclare sûr de l’appui que lui ont promis télégraphiquement les généraux Noguès, Catroux, Mittelhauser ; il a pour lui l’ambassade de France, il déjeune chez M. Corbin à qui Kérillis a dit brutalement : De toute façon, vous êtes fini ; autant venir avec nous. Les 19, 20, 21 juin, le général de Gaulle et Kérillis sont installés comme chez eux dans le bureau de l’ambassadeur et de son secrétaire de confiance, M. de Charbonnière. Kérillis, qui prétend avoir refusé les fonds de la propagande anglaise en vue de la création d’un journal français à Londres, obtient néanmoins de la Bank of England l’autorisation d’exporter avec lui aux États-Unis les 40 000 livres sterling qu’il avait en dépôt à Londres depuis juin 1936. La Bank of England lui accorde cette faveur unique (aucun autre Français n’a été autorisé à sortir plus d’une livre sterling), sur une intervention écrite de l’ambassade. Parti pour Bordeaux dans un avion anglais avec lord Lloyd, le chef du Comité de coordination, M. Jean Monnet (accrédité à Londres en novembre 1939 par M. Daladier) est rentré à Londres le 20 juin. Depuis, il assiège Downing Street et, au Foreign Office, M. Vansittart. À l’ambassade, c’est chez M. Roger Cambon qu’il tient ses assises : il est de notoriété publique qu’il sera le président du Conseil de ce gouvernement français en préparation dont tous les réfugiés français notables se voient offrir les portefeuilles. Mais Bordeaux donne l’ordre à nos unités navales réfugiées en Angleterre de rentrer dans leurs ports. Cette mesure pose devant le public la question de la flotte française. L’opinion britannique en est si émue que le gouvernement croit pouvoir prendre une décision à laquelle, heureusement, il ne sera pas donné suite : il annonce à la radio que le général de Gaulle est autorisé à prendre sous sa juridiction tous les Français habitant en Angleterre ; résultat de l’influence de M. Jean Monnet. Et ce même soir du 23 juin, le général de Gaulle lance sur un ton comminatoire un appel à tous les Français, qui jette la consternation dans leurs rangs car ils se voient contraints d’opter entre un internement probable ou un engagement chez les factieux. Affaissé, ambigu et spectral, M. Corbin annonce le 22 juin sa démission à ses intimes. L’avant-veille M. Alexis Léger, arrivant d’Arcachon, était débarqué à Londres où il logeait chez Vansittart. Désapprouvant la politique des réfugiés, il cherche à se désolidariser d’eux au plus vite et consacre son séjour en Angleterre à s’efforcer de faire comprendre à ses amis anglais les dangers de cette politique et à préparer son départ pour les États-Unis. De même, M. André Maurois, à qui de Gaulle a offert le sous-secrétariat d’État aux Affaires étrangères, a répondu : Faites une légion, mais non un gouvernement. Pendant tout ce temps, M. Élie Bois et Madame G. Tabouis ameutent la presse du dimanche contre le gouvernement français.
Cependant, de tous côtés, les esprits modérés s’inquiètent et font tous leurs efforts pour éviter une définitive rupture franco-anglaise. Ronald Tree agit sur M. Duff Cooper (Tree est secrétaire parlementaire), le major Morton, chef de l’Intelligence Service de Downing Street, influe sur le Premier ministre qui consent à retarder sa déclaration d’investiture au gouvernement de Gaulle mais à regret, car le mouvement de Gaulle était devenu un élément de la politique intérieure anglaise. Que voulez-vous, répondait Vansittart au commandant du C, si nous ne créons pas un gouvernement français de lutte à outrance, nous ne pourrons pas soutenir le moral de notre peuple. Cependant M. Jean Monnet doit sentir que l’atmosphère se refroidit car il modère l’élan de ses interventions : cet homme brillant et habile, cette personnalité saturnienne et malchanceuse semble ébranler l’édifice en même temps qu’il le construit, suivant ainsi la ligne brisée de toute une vie mystérieuse et internationale, semée de faillites.
Les troupes françaises, ramenées de Norvège en Ecosse, s’impatientent et réclament leur rapatriement. Le 26 juin, un incident éclate qui fera réfléchir l’ambassade et les Anglais raisonnables : les ouvriers d’arsenaux français retenus à Liverpool marchent sur le consulat de France et il faut les arrêter par des barrages de police. Du coup l’ambassadeur se décide à donner suite aux demandes réitérées des missions et, les convoquant chez lui, promet, bien que mollement, de les faire rapatrier. Le gouvernement anglais, ne voyant débarquer aucun des hommes politiques annoncés, commence à s’interroger sur la politique à suivre : c’est au cours de ces dernières journées de juin qu’est né le projet de la mise hors de combat de la flotte française. Dès le 26 juin, le ministre de la Guerre économique, M. Dalton, travailliste dur, se refuse à toute conversation sur le ravitaillement de la France et annonce le blocus des côtes françaises. Le 1° juillet, les ministères britanniques auprès desquels sont accréditées des missions françaises, convoquent les chefs de ces missions et les invitent à prendre du service en Angleterre, en leur laissant le choix entre le général de Gaulle ou l’administration britannique. C’est alors qu’éclate l’affaire de Mers el-Kébir.
Cet attentat a eu à Londres des contrecoups moraux immédiats : secrètement blâmé par une partie de l’opinion publique anglaise, il a ouvert les yeux à beaucoup de Français encore hésitants ou même déjà inscrits chez de Gaulle ; il a rendu impossible la création en Angleterre d’un gouvernement et même d’un Comité national français ; il a obligé l’ambassade à se dégager entièrement de ses liens avec le général, et les réfugiés à mettre une sourdine à leurs conspirations. La rupture des relations diplomatiques qui a suivi gêne beaucoup le gouvernement britannique ; la presse l’annonça par de très discrets entrefilets. Bien qu’elle eût été rendue publique dès le 3 juillet par les radios étrangères, elle ne fut officielle que huit jours après, les télégrammes de Vichy ayant subi un curieux retard. Avec le départ de M. Roger Cambon, l’ambassade se trouvait enfin placée sous les ordres d’un chef impartial, M. de Castellane. Grâce à lui, les télégrammes partaient et arrivaient normalement et le rapatriement des missions était préparé avec la collaboration du Foreign Office.
Winston Churchill, désorienté, avait en effet repassé la main aux diplomates et les chargeait de réparer ses erreurs. Pour obtenir un avantage naval très discutable, l’amirauté avait ruiné en quelques heures trente-cinq ans d’alliance. Mais nous n’avions pas encore vu la fin des maladresses du Premier ministre. Irrité par certaines discrètes interventions de nos missions, mettant en garde soldats, marins et réfugiés français contre des engagements irréfléchis, le gouvernement faisait arrêter par la police anglaise, les 5 et 6 juillet, les quartiers-maîtres de la mission navale coupables d’avoir parlé breton dans la rue à des compatriotes ; des tracts étaient saisis, deux de nos officiers étaient mis au secret à Glasgow ; un courrier de la marine, le lieutenant de Saint-Seine, était dépouillé d’un pli officiel ; la pression administrative sur les blessés et les réfugiés en faveur de la légion de Gaulle, dont l’effectif s’élevait maintenant à 4 000 hommes, s’accentuait de jour en jour. Enfin, le 9 juillet au matin, une trentaine d’officiers de nos missions se voyaient assigner une résidence forcée à Oxford avec huit heures de préavis. Dans les missions, l’émotion était à son comble. Averti à temps, le Foreign Office faisait rapporter la mesure deux heures avant son exécution, obtenant même la mise hors de cause de nos attachés naval et militaire spécialement visés.
Dès le lendemain, 10 juillet, une détente immédiate en résultait : le Foreign Office acceptait d’échanger avec le gouvernement français un agent diplomatique. Il trouvait sur l’heure un bateau pour le rapatriement des missions et quelques jours plus tard celles-ci partaient pour la France.
Nous laissions derrière nous une situation pleine de difficultés auxquelles il faudra parer : nos marins, internés dans de mauvaises conditions, sont en danger d’être réexpédiés trop vite sans les garanties de sécurité nécessaires par les autorités anglaises inquiètes de leur esprit de révolte ; les blessés et les convalescents sont soumis à des pressions administratives les dirigeant sur de Gaulle ; des marins de commerce et des réfugiés civils, non encore recensés, errent à travers l’Angleterre, oubliés de tous ; nos consulats, encore tolérés, risquent d’être fermés s’ils se manifestent activement; le personnel des missions, resté volontairement pour assurer la liquidation ou retenu contre son gré par les Anglais, a beaucoup de peine à communiquer avec Vichy. La presse anglaise ne publie que des nouvelles françaises tendancieuses et l’ancienne mission d’information (Bret) ne fait plus rien de bon ; l’Institut français, dirigé par M. Denis Seurat, bien que subventionné par les Affaires étrangères, sert de cabinet politique au général de Gaulle ; un bureau politique de placement et de renseignements pour réfugiés vient de s’ouvrir où l’influence de M. P. Comert et de Madame G. Tabouis [3] s’exerce dans le sens le plus défavorable au gouvernement français.
Paul Morand. (MAE, Papiers 1940, Papiers Baudouin, vol. 12, fos 59-63 (P. Morand)
22 07 1940
15 000 Français d’origine étrangère, juifs pour la plupart, se voient retirer leur nationalité : Israélite – sic – . Pas d’intérêt national, médecin israélite roumain, israélite communiste, peut-on lire sur des dossiers. On vous classe dans des catégories bizarres dont vous n’avez jamais entendu parler et qui ne correspondent pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi.
Patrick Modiano. Dora Bruder. Gallimard 1997
Cette loi entraînait la révision individuelle ou familiale de toutes les acquisitions de nationalité française intervenues depuis la loi du 10 août 1927, soit 648 000 personnes, venues principalement d’Europe du Sud et de l’Est, en partie juives dans ce dernier cas, qui avaient bénéficié de cette mesure entre 1927 et 1940. De plus, la loi entendait revenir sur cette acquisition en étendant cette éventuelle dénaturalisation aux enfants nés en France. Au total, près d’un million de personnes ont été concernées par la menace d’un retrait de nationalité : cela fait beaucoup plus de monde que pour le même dispositif, appliqué par Vichy envers des gaullistes ou autres résistants, et qui touchera moins de 500 personnes. La lenteur et la lourdeur administratives gripperont la logique politique de purification ethnico-sociale voulue par le régime. Parfois, elles ne serviront que de paravent à une volonté non écrite mais réelle de ne pas appliquer la loi : les deux logiques expliqueront l’écart entre le nombre de dénaturalisables et celui des dénaturalisés.
À Southampton, ce sont à peu près 30 000 réfugiés qui débarquent, venus des pays envahis par la Wehrmacht. Dans le même temps, à Londres Churchill lance : Set Europe ablaze – mettez l’Europe à feu et à sang -. Pour ce faire, il crée le SOE – Service Operations Executive -, directement sous ses ordres, s’inspirant d’un mix d’opérations militaires et de méthodes de voyous, sous les ordres du général Colin Gubbins, qui va essentiellement recruter chez les réfugiés, les 30 000 débarqués à Southampton et les suivants, nombreux, au grand dam de de Gaulle, qui entendait bien avoir la haute main sur tous les résistants français, mais qui n’était pas chez lui quand Churchill, lui, l’était. Au printemps 1941, la première stratégie mise en œuvre se révélera être proche de la catastrophe : deux parachutages ratés du début à la fin : le premier, censé être en Belgique, sera en fait en Allemagne et l’homme arrivera… au milieu d’un camp de prisonniers ! pour le second, ce sera encore en Allemagne : c’est son parachute qui refusera de s’ouvrir : les Allemands qui récupèrent le corps découvrent ainsi le pot aux roses … un cadavre a l’avantage de parler beaucoup plus vite qu’un vivant : il suffit de lui faire les poches ! Donc, changement de stratégie : faute de l’embrasement généralisé espéré par Churchill, qui n’était qu’une chimère, les populations étant encore trop marquées par la sidération de la victoire des armées allemandes, on se portera sur des actions ciblées
23 07 1940
On peut être philosophe et ne pas goûter la résistance : J’espère que l’Allemagne vaincra ; car il ne faut pas que le général de Gaulle l’emporte chez nous. Il est remarquable que la guerre revient à une guerre juive, c’est-à-dire à une guerre qui aura des milliards et aussi des Judas Macchabées. […] On verra peut-être si, les juifs éliminés de tout pouvoir, les choses vont mieux. Il se peut mais je n’en sais rien.
Alain
Le Grand Sage, vénéré de l’ensemble de la France littéraire, n’aura pas une ligne sur le débarquement des Alliés, la Libération, la chute de Berlin. Pas une ligne, jusqu’à la fin, en 1950, sur les camps d’extermination et l’assassinat de millions de juifs, alors que la presse du temps, qu’il lira de près, en parlera abondamment. Il sera resté scotché à un pacifisme mou qui l’aura tenu éloigné de tout esprit de résistance : la vie est un combat. Rien ne justifie qu’on expose sa vie.
24 07 1940
Le Meknes est coulé en quittant l’Angleterre : il emmenait 1 500 soldats qui avaient choisi de rentrer en Afrique du Nord : il n’y a que 50 rescapés. C’est ce navire qui avait emmené les Chasseurs Alpins de Norvège – l’opération sur Narvik – en Angleterre.
31 07 1940
Le général Paul de la Porte du Theil crée les chantiers de jeunesse : tous les hommes de 20 ans résidant en zone libre devront y passer 8 mois : c’était la meilleure façon d’occuper les 100 000 recrues appelées sous les drapeaux en juin. Relevé de ses fonctions le 3 janvier 1944, il sera arrêté le lendemain par la Gestapo et déporté.
Je me suis dit souvent que la seule idée féconde qu’il eût fallu retenir de Vichy, c’était les chantiers de jeunesse. Sous un régime où tout finissait de pourrir, il y eut pourtant de ce côté là, un commencement de réussite, une amorce de formation dont certains demeurent encore marqués.
François Mauriac. De Gaulle, 1964.
07 1940
Premier gouvernement de Vichy. La photo pourrait laisser croire qu’il dispose au moins d’une certaine marge de manœuvre, laquelle est en fait encore plus étroite qu’on ne pourrait le penser : il n’y aura aucune parution de quelques texte que ce soit au Journal Officiel qui n’ai reçu l’imprimatur allemand. C’est peu dire de l’indépendance de la zone libre et du gouvernement de Vichy.
Les cartes de rationnement voient le jour, et le 18 septembre, les denrées suivantes sont contingentées, délivrables contre la remise de tickets de rationnement, dans les quantités suivantes pour un adulte :
– 350 gr de pain/jour
– 50 gr de fromage/jour
– 50 gr de matière grasse par jour
– 360 gr de viande/semaine, (dont 20 % d’os !!)
Les catégories de rationnaires sont les suivantes :
E : enfant de moins de 3 ans
J1, J2, J3 : enfant et adolescent
A : 21 à 70 ans
T : Travailleur de force
C : Cultivateur
V : Vieillard
Le taux rural des rations est inférieur au taux urbain, les populations rurales, même non agricoles étant censées pouvoir bénéficier d’un petit élevage (poule, lapin etc…).
Les premiers à souffrir, [et souvent mourir], d’avoir à se contenter de cela seront bien sur les plus faibles, les vieillards isolés, mais surtout les malades mentaux, pensionnaires des hôpitaux psychiatriques : à la fin de la guerre, on parlera de 45 000 morts de faim dans les asiles d’aliénés.
J’ai vu le spectacle d’une telle famine que cela nous plonge en plein Moyen Age. Des salles pleines de malades décharnés, squelettiques… Presque tous sont couverts de vermine et de gale, atteints de furoncles et d’anthrax suppurants.
Le directeur régional de la santé de Laon, chargé de visiter l’hôpital de Clermont de l’Oise. Rapport daté du 29 novembre 1944.
D’un mois à l’autre, les rations fluctuent ; les jours sans viande sont institués : mercredi, jeudi, vendredi. Le café pur est interdit : il est remplacé par un mélange – les fameux ersatz – à base d’orge. Dans Heureux comme Dieu en France, Marc Dugain prête cette appréciation à Galmier, devenu à 20 ans, résistant par hérédité : C’était une soupe à rien du tout, épaissie par une farine d’un végétal inconnu en temps de paix.
Le peuple américain ne veut pas entendre parler de la guerre, mais l’armée américaine, elle, s’y prépare : elle lance un appel d’offres pour la fabrication d’un engin léger, adapté à la guerre de mouvements, capable de transporter en toute circonstance quelques fantassins et leur matériel : et cela donnera naissance, un an plus tard, à celle qui deviendra des décennies plus tard, la plus légendaire des 4 X 4 : la Jeep, 980 kg, 370 kg de charge utile, construite par Willys et Ford.
4 08 1940
L’antisémitisme est suffisamment généralisé pour que Le Matin, journal, de droite certes, mais qui se vante tout de même d’appartenir à la presse d’information généraliste et non à la presse d’opinion, s’autorise un ton qui fait froid dans le dos : il s’agit du quartier du Marais, une tâche au cœur de Paris, entre la rue des Archives et la rue de Sévigné, dédale de voies étroites, sombres, mais surtout incroyablement sales. Cela doit disparaître.
[…] Au rez de chaussée de chaque maison, divisé en boutiques – plutôt en échoppes – aux enseignes en caractères hébraïques, la saleté règne en maîtresse. Des boucheries dont la devanture de faux marbre doit rarement connaître le contact de la brosse en chiendent et de l’eau de lessive n’offrent à l’étalage que des viandes casher c’est-à-dire tuées et saignées selon le rite juif. De grosses mouches noires festoient au nez et à la barbe du boucher, qui se garderait bien de les chasser : ce dernier, coiffé de la petite calotte juive, les mains croisées sur son tablier sale, assis sur le pas de sa boutique, converse dans le langage de sa race avec d’énormes commères. […] À la caisse, la charcutière, fardée à l’excès mais les ongles noirs, bavarde avec une cliente au profil significatif. […] Un porche noir qui vous jette au regard des relents rances de moisissure expose des tonnelets de poissons salés et de gros cornichons nageant dans une saumure verdâtre. […] Tout est juif ici, choses, gens, inscriptions. Sur les trottoirs étroits, des hommes barbus en longs pardessus crasseux, portant le traditionnel chapeau melon enfoncé jusqu’à rabattre les oreilles, parlent à voix basse. […] Il est étonnant qu’en un temps où l’on disait mener la lutte contre les microbes, on ait laissé subsister en plein cœur de Paris cette répugnante tache qu’est le ghetto.
Deux mois plus tard allait tomber le statut sur les Juifs : le terrain s’y prêtait mieux qu’on ne pourrait le croire aujourd’hui : le régime de Vichy jouait sur du velours.
08 1940
Le général de Gaulle fait diffuser par voie d’affiche sur le territoire anglais un résumé de son appel du 18 juin.
À TOUS LES FRANÇAIS
La France a perdu une bataille !
Mais la France n’a pas perdu la guerre !
Des gouvernants de rencontre ont pu capituler, cédant à la panique, oubliant l’honneur, livrant le pays à la servitude. Cependant, rien n’est perdu !
Rien n’est perdu, parce que cette guerre est une guerre mondiale. Dans l’univers libre, des forces immenses n’ont pas encore donné. Un jour, ces forces écraseront l’ennemi. Il faut que la France, ce jour-là, soir présente à la victoire. Alors, elle retrouvera sa liberté et sa grandeur. Tel est mon but, mon seul but !
Voilà pourquoi je convie tous les Français, où qu’ils se trouvent, à s’unir à moi dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance.
Notre patrie est en péril de mort
Luttons tous pour la sauver !
VIVE LA FRANCE !
Général de Gaulle, 18 juin 1940 [cette date fait donc partie des petits arrangements de de Gaulle avec l’Histoire]
Gilbert Renault, le futur colonel Rémy, est envoyé de Londres en France pour y monter le premier réseau de renseignement, qui deviendra la confrérie Notre Dame.
9 08 1940
En Turquie, pose du dernier tronçon du chemin de fer Berlin Bagdad.
13 08 1940
Varian Fry, jeune journaliste américain, débarque à Marseille pour y représenter l’Emergency Rescue Committee, – Comité américain de secours – avec 3 000 $ collectés aux États-Unis lors de campagnes à l’américaine, avec discours, galas, tombolas etc… et la garantie de 2 000 danger visas accordés à des intellectuels, artistes, enseignants, chercheurs, menacés par l’article 19 de la Convention d’armistice, qu’il va loger Villa Air-Belle, 63, Boulevard des Lombards, dans le quartier de la Pomme, sur la route d’Aubagne. Ce Comité a été crée par le président de l’Université de Newark Franck Kingdon et le syndicaliste William Green, avec le soutien d’Eleanor Roosevelt. La liste des personnalités aidées par Varian Fry est impressionnante : Hannah Arendt, André Breton, De Castro, Marc Chagall, Marcel Duchamp, Max Ernst et son épouse Peggy Guggenheim, Stephane Hessel, Jacques Lipchitz, André Masson, Max Ophüls, Benjamin Peret, Anna Seghers, Victor Serge et bien d’autres…
16 08 1940
Début de l’expulsion vers la France des Lorrains indésirables.
18 08 1940
Accord de défense mutuelle États-Unis-Canada.
20 08 1940
Trotski s’était installé à Coyoacán dans la banlieue de Mexico, où était parvenu à le rejoindre un agent secret de Staline, communiste espagnol, faux journaliste et vrai amant de Sylvia Ageloff, une ancienne secrétaire, américaine, que Trotski avait retrouvé avec plaisir. Staline avait pris le temps de tisser sa toile : Ramon Mercader avait été soustrait du front espagnol pour recevoir à Moscou une formation à l‘assassinat ! eh oui ! Sous l’identité belge de Jacques Mornard, il lui avait ensuite fallu séduire à Paris la militante trotskyste Sylvia Ageloff, à laquelle il livrera un baratin classique pour expliquer sa nouvelle identité canadienne de Frank Jacson quand il l’aura retrouvée à Mexico, travaillant pour Trotski. Ramon Mercader, devenu quasiment familier des lieux, n’a plus qu’à attendre le moment favorable pour le tuer d’un coup de piolet, trop bien ajusté pour que les chirurgiens y puissent quelque chose : ce moment favorable, c’est l’absence de Jean van Heijenoort, secrétaire, traducteur et garde du corps de Trotski parti à New York pour y préparer un doctorat de mathématiques tout en classant les archives de Trotski à Harvard. Natalia, l’épouse de Trotski, s’était bien étonnée de la gabardine que portait ce jour-là Ramon Mercader… en plein mois d’août, à Mexico, mais bon … [4] L’autopsie révélera un cerveau exceptionnellement développé, pesant mille cinq cent soixante grammes.
Ramon Mercader sera arrêté sur le champ, ne parlera jamais, effectuera vingt ans de prison, sera libéré le 13 mai 1960 et fêté comme un héros à Moscou ; il mourra dans son lit à Cuba le 18 octobre 1978, à 65 ans, ce qui est considéré comme un âge avancé pour un assassin.
Que se passe-t-il chez cet enfant juif élevé en dehors de toute religion ? Et n’est-ce pas précisément pour cela que la passion de justice accapare toutes ses puissances. Littérateur-né, à mesure qu’il grandit, l’adolescent ne devient pas le petit Rastignac que nous connaissons tous. Il ne souhaite même pas de faire carrière dans la révolution et par la révolution. Il veut changer le monde, simplement.
Chez cet enfant comblé de dons, chez ce premier de la classe en toute matière, quelle mystérieuse main coupe une à une toutes les racines de l’intérêt personnel, le détache et finalement l’arrache à une destinée normale, pour le précipiter dans un destin presque continûment tragique où les prisons, les déportations, les évasions, servent d’intermèdes à une interminable exil ?
François Mauriac
En Chine, Les Cent régiments du général Peng Dehuai lancent une guérilla contre les troupes japonaises qui va durer jusqu’au début décembre : essentiellement des opérations de sabotage de voies ferrées. Neuf cent vingt sept Républicains espagnols sont raflés à Angoulême pour être déportés à Mauthausen : c’est le premier convoi de déporté politiques.
25 08 1940
Le gouverneur du Tchad, Felix Eboué et le colonel Marchand décident de maintenir le RTST : Régiment de Tirailleurs Sénégalais du Tchad et le territoire du Tchad, dans la guerre, sous les ordres du général de Gaulle. Ce basculement de Felix Eboué, noir d’origine antillaise, dans le camp de de Gaulle entraîna celui de centaines de milliers d’Africains : les troupes coloniales de Vichy étaient composées à 90 % de Noirs et d’Arabes. Ces tirailleurs sénégalais avaient grandement contribué à bouter les Allemands hors du Cameroun lors de la Première guerre mondiale et avaient beaucoup de mal à les voir revenir en vainqueurs. Leurs officiers avaient honte de leur expliquer que la mère patrie avait failli à sa grandeur et qu’elle était divisée. Cameroun, Moyen Congo, Oubangui, Tahiti et des possessions françaises des Indes, de l’Océanie suivent immédiatement.
C’est que le Tchad était encore, par excellence un de ces pays où pouvait encore s’exercer dans tous les domaines une activité soutenue et féconde ; avec ses régions désertiques, sa population rare et fière, son climat extrême, il offrait l’espace dans lequel une énergie bien trempée se sent libre de tout oser.
[…] Celui qui ambitionnait une existence virile, tout entière tendue vers l’action dans ce qu’elle a de plus dépouillée et de plus exaltant, demandait à servir dans les Groupes Nomades du Nord qui maintenaient l’ordre parmi les tribus au sang chaud et montaient la garde aux frontières du Sahara libyque italien.
[…] Là, vivant en ascète, pris par la grandeur du désert, tout entier à sa vie si simple et si pleine, il dépouillait le vieil homme. Ses sentiments devenaient purs comme le ciel étoilé qui reposait le soir son regard brûlé de soleil et de sable. Un peu de nostalgie se glissait parfois en son âme ; la grande solitude l’invitait à méditer sur l’infini.
Colonel Vézinet La 2° DB en France, combattants et combats en France présentés par un groupe d’officiers et d’hommes de la division. Arts et Métiers graphiques, 1945
Le colonel Leclerc, – capitaine en mai 1940, de son vrai nom Philippe de Hauteclocque, né au château de Belloy en Picardie : on entend loing sonner haute clocque – mandaté par de Gaulle, prend le commandement du RTST, où le rejoignent les militaires d’Ornano, de Guillebon, Massu, des unités de l’Oubangui, du Moyen Congo, du Gabon, des volontaires arrivés de Syrie et d’Angleterre ; ils ont à leur disposition les ressources matérielles de l’AOF et de l’AEF. Ce RTST, que l’on appelle encore ceux du Tchad, est le premier noyau de ce qui deviendra officiellement en août 1943, la 2° Division Blindée.
08 1940
Henry Dhavernas (1912-2009) créé Les Compagnons de France, mouvement de jeunesse vichyste, qui sera dissous en par le Régime de Vichy. L’esprit est patriotique, anti-collaborationniste, proche de certaines positions résistantes se voulant malgré tout fidèle au maréchal Pétain et prônant une régénération française dans le cadre des valeurs (pas toutes, pas l’antisémitisme de la Révolution nationale (cf. l’École d’Uriage et les Chantiers de la jeunesse française.)
Henry Dhavernas propose un encadrement de la jeunesse pour la sortir de la rue. Il lance avec la Charte du Randan, ce mouvement qui regroupe tous les mouvements de jeunesse de l’époque ( jeunesse unioniste, Scout, auberges de jeunesse, JOC, la CGT, le Parti Socialiste). Grâce à son travail au cabinet de Paul Reynaud, il contacte le général Weygand qui met à sa disposition les moyens humains et matériel dont il dispose. Dhavernas est le premier président et le restera jusqu’en février 1941. Guillaume de Tournemire prendra sa suite.
Le siège social, est à Vichy au début, puis transféré rue Garibaldi à Lyon, puis au château de Crépieux la Pape.
Plus proche de la Révolution nationale que de la collaboration totale, Tournemire écarte de la rédaction du bulletin du mouvement les membres qui préféreraient un rapprochement plus étroit avec le III° Reich. Une crise éclate lorsque certains membres ont la tentation d’utiliser les Compagnons comme d’un vivier pour le service d’ordre légionnaire – le SOL -, mais le soutien du secrétaire général à la Jeunesse, Georges Lamirand, permet à Tournemire de conserver le contrôle sur le mouvement. Celui-ci va compter jusqu’à 32 000 cadres et hommes.
Reçu par Pétain le 12 novembre 1942, le chef Compagnon lui fait part de sa volonté d’engager un jour le mouvement pour reprendre le combat. Pétain semble l’encourager dans sa démarche. De fait, son adjoint Georges Lamarque, membre du réseau de renseignement Alliance , dirigé par Marie-Madeleine Fourcade, depuis novembre 1941, propose d’organiser l’armement de l’ensemble du mouvement (17 000 hommes) via son réseau. Le 22 novembre 1942, l’entrée en résistance est décidée : l’engagement des Compagnons dans l’Alliance est acté par un accord entre Tournemire et Fourcade, par l’intermédiaire de Lamarque. En mars 1943, Lamarque prend le commandement du sous-réseau Druides, qui va comporter de nombreux cadres des Compagnons, à commencer par Tournemire lui-même, sous le pseudonyme de Dispater, mais également Jean Védrine. Lamarque, alias Brenn, va choisir des chefs de secteur pour son sous-réseau. D’autres cadres partent vers des mouvements de résistance différents, comme Georges Rebattet, directeur-adjoint de Tournemire, qui rejoint Combat.
Entre août et septembre 1943, Tournemire passe dans la clandestinité, et François Huet, alors secrétaire général, lui succède. Mais le mouvement est peu à peu miné par le STO, et Pétain accepte sa dissolution en janvier 1944. Huet rejoint alors les Druides, et devient en mai le chef militaire du Maquis du Vercors. L’armement du mouvement prévu par Alliance est abandonné.
Résumé de Wikipedia
7 09 1940
Début des bombardements de Londres par l’Allemagne : le Blitz. En fin de compte ce furent des garçons aux cheveux longs, pilotes de Spitfire, frais émoulus d’Oxford, de Cambridge, qui gagnèrent la bataille d’Angleterre de juillet à octobre 1940 au prix de la vie de 415 d’entre eux : Never in the field of human conflict was so much owed by so many to so few. Jamais dans l’histoire des conflits humains tant de gens n’ont dû autant à si peu.
Winston Churchill
Réalisant que ce n’était pas ainsi qu’il pourrait venir à bout des Anglais, Hermann Goering met fin à l’opération le 7 octobre ; elle aura fait 43 000 morts et plus de 139 000 blessés. Les services secrets britanniques avaient percé les codes allemands et connaissaient le programme de ces bombardements ; cette connaissance restera secrète pour que les Allemands ne réalisent pas que leur code était décrypté ; donc, le système d’alerte restera classique : Churchill acceptera qu’il y ait beaucoup plus de morts pour que soit maintenu ce secret.
Londres a su encaisser noblement ; il a pris sa médecine en vrai boxeur ; il n’a pas fait étalage de ses blessures, comme tant de villes qui annoncent sur des panonceaux touristiques qu’elles sont des cités martyres. Londres n’avait jamais connu de sièges, de défaites, de révolutions populaires importantes, de vraies barricades ; les Londoniens n’ont jamais sauté sur leurs fusils, n’étant pas des romantiques et n’ayant, pas plus que les policemen, d’armes à feu. Le Blitz a donné à Londres ces cicatrices qui lui manquaient.
Paul Morand Londres 1933
8 09 1940
Robot, le chien de Marcel Ravidat, apprenti mécanicien de 17 ans à Montignac, découvre un trou inhabituel dans la vallée de la Vézère, sur la commune de Montignac en Dordogne et, plus précisément, sur la propriété du comte et de la comtesse de la Rochefoucauld [5] : pour attirer l’attention des quatre enfants qu’il accompagne, il aboie, et les quatre gamins – Marcel Ravidat, Jacques Marsal, 14 ans, le fils du café restaurant Le bon accueil, Georges Agniel, 17 ans, de Nogent sur Marne, en vacances chez sa grand’mère, et Simon Coencas, 13 ans, juif réfugié en zone libre – découvrent les grottes de Lascaux. Ils y reviennent le 12 septembre avec une lampe et l’instituteur du village, réalisant qu’il s’agit bien d’une découverte, fait prévenir Henri Edouard Prosper Breuil, – l’abbé Breuil -, archéologue de renom réfugié à Brives, qui vient confirmer l’importance de la découverte le 21 septembre. Pour enrayer les dégradations dues au CO², – algues vertes, la maladie verte et calcite blanche, la maladie blanche – elle sera fermée au public le 20 avril 1963, puis bénéficiera d’une réouverture a minima en 1976, avec un système de contrôle de climatisation satisfaisant, mais pas assez au goût des responsables, qui se font baratiner par un commercial capable de vendre des brise-glace à l’Algérie pour, in fine, lui commander une grosse machine en 1999, qui va jouer le rôle du pompier-pyromane, en faisant réapparaître les champignons et les tâches noires de mélanine, au point que l’alarme généralisée sera sonnée début 2009, quand l’Unesco parlera d’inscrire le site sur la liste du Patrimoine en péril. Les dissensions entre responsables administratifs et archéologues, entre scientifiques eux-mêmes – Jean Clottes et l’omniprésent Yves Coppens, nommé par Frédéric Mitterrand – ne sont pas étrangères à cette dégradation. Un comité international pour la préservation de Lascaux est basé à… Oakland, en Californie. Un comité indépendant, le Lascaux International Scientific Think Thank – LIST-, est présidé par Michel Goldberg, biochimiste de l’Institut Pasteur… Des fac-similés seront construits à proximité, Lascaux II, Lascaux III, Lascaux IV, qui reproduit 95 % de l’original, à partir de 1983 et le public ne boudera pas son plaisir.
La paroi qui s’adresse devant Paula est vierge et bossuée. Vaste, sept mètres de longueur pour quatre de hauteur, elle impose sa nudité rocheuse et impressionne la jeune femme qui s’en approche, s’intrigue : c’est fou ! L’homme dans son dos commente à voix forte, comme s’il lui parlait de loin : les centaines de blocs qui composent le relief de la gratte ont d’abord été réalisés par fraisage numérique suivant les données du relevé 3D réalisé dans la cavité, un jet d’eau très fin à haute pression a sculpté le polystyrène ; ensuite, chaque bloc a été peaufiné à la main par des sculpteurs-modeleurs qui se sont également appuyés sur le modèle 3D, ils ont utilisé de la pâte à papier pour travailler le moindre creux, la moindre aspérité du relief, avant d’inciser au stylet les mille cinq cents gravures pariétales qui existent dans la grotte, énorme boulot, précis, délicat ; puis on a appliqué sur les parois l’élastomère de silicone pour prendre l’empreinte du relief modelé et obtenir le négatif de la cavité, chaque panneau rigidifié par une couche de résine, puis renforcé par des armatures métalliques.
[…] Pour réaliser le voile de pierre, on a mis au point un mélange spécial à base de poudre de marbre blanc que l’on a stratifié au fond des moules avec de la résine acrylique et de la fibre de verre, pour obtenir, en positif, cette membrane ultrafine qui restitue l’aspect minéral de la caverne, son grain, son toucher ; c’est aussi un matériau censé résister aux conditions climatiques du fac-similé. […] Il s’agit de reproduire ici la toile de fond des peintures des peintures paléolithiques, de créer la patine avant de peindre les figures ; il faut y aller doucement, grain à grain, sans faire de pointillisme, être juste au quart de millimètres : c’est l’ambiance visuelle de la cavité qui se joue ici, une part de son atmosphère, c’est le plus difficile, il faut faire sentir l’usure du temps… on réalise un tout, le fond est aussi essentiel que les figures…
[…] Ils sont peut-être vingt, et Paula a le sentiment de les connaître tous, de retrouver sa bande, les copistes, les braqueurs de réel, les trafiquants de fiction, employés sur le fac-similé de Lascaux car scénographes, vitraillistes, costumiers, stratifieurs [spécialistes de matériaux composites], mouleurs, maquilleurs de théâtre, aquarellistes, cinéastes, restaurateurs d’icônes, doreurs ou mosaïstes. Ils se disséminent comme des acteurs sur un plateau avant le lever de rideau, chacun prend place dans son îlot de lumière, devant sa paroi, bientôt leur concentration commune maille entièrement l’espace et Paula y est prise, subitement euphorique.
[…] Sur les seaux de plastique blanc et les bocaux alignés sur les étagères, on peut relever les étiquettes : calcaire broyé, poudre de verre, argiles et calcites issus des grottes de Dordogne, et puis les pigments naturels approchant ceux de la caverne, l’oxyde de manganèse pour le noir, et les ocres pour les bruns (limonite), les rouges (hématite) et les jaunes (goethite). Les peintres de Lascaux ont utilisé quinze nuances chromatiques différentes… ils devaient savoir où se situaient les gisements de manganèse, et pour les ocres ils n’avaient eu qu’à se baisser pour en ramasser ; la seule inconnue, c’est ce carré de violet qu’ils ont peint sous un patte de la grande vache noire, dans la Nef, sur la paroi gauche… ils devaient préparer le travail, y penser à l’avance, fabriquer les couleurs, ça leur prenait du temps, plusieurs heures, il fallait soit charger la matière pour épaissir, soit trouver de quoi la fluidifier, peut-être aussi qu’ils chauffaient le pigment ; ils devaient faire exactement ce que nous sommes en train de faire ; ce qui trouble Paula vient d’ailleurs, de l’intérieur du langage, de ce ils qui revient sans cesse et rebondit entre les murs de la pièce telle une balle magique : ils sont venus, ils ont fait ci, ils ont fait ça, le pronom direct sans référence, chargé à bloc, et désignant des êtres proches et pourtant confiés au temps.
maylis de kerangal. Un monde à portée de la main. Gallimard 2018
Et il se pourrait bien que les confessions de Marie-Germaine Fragne, 86 ans, le 8 août 2013 à la sortie de la boulangerie, viennent changer la donne : elle révéla à Laurent Mathieu, maire de Montignac un secret de famille vieux de cinquante et un ans, selon lequel son mari et son beau-frère aujourd’hui décédés auraient trouvé dans les années 1960 sur leur propriété une autre grotte, à 4 km à vol d’oiseau de la première, contenant elle aussi des peintures pariétales, une grotte assez grande et pleine de dessins, et auraient rebouché le trou pour ne pas être embêtés par des hordes touristiques ou scientifiques. Le maire dit avoir été d’abord sceptique, jusqu’à ce que l’octogénaire lui montre des caisses de silex et des lampes à graisse semblables à celles de Lascaux. Affaire à suivre, peut-être même à creuser… Mais, à en croire les archéologues, depuis les années 2010 on a des drones, qui, équipés de caméras thermiques, sont à même de situer des grottes dès lors qu’on choisit des jours d’hiver, quand les basses températures de l’atmosphère permettent une lecture aisée du sous-sol. Et si des drones ont été utilisés à Montignac, dans l’hypothèse de résultats négatifs, on nous l’aurait fait savoir, ne serait-ce que pour remettre à zéro la machine à fantasmes ! Or, tel n’est pas le cas. Donc on peut continuer à laisser fonctionner la machine à fantasmes.
Les ossements retrouvés dans les grottes de la Dordogne – ces ossements d’ancêtres qui sont la plus fidèle, la plus visible, la plus sensible des mémoires -, ces ossements nous disent qui étaient ces hommes (on peut deviner les rituels de leur vie à ceux dont ils ont entouré leur mort), mais non ce à quoi ils croyaient, ce à quoi ils rêvaient. À cela, seules les peintures de Lascaux ont pu répondre ou du moins esquisser, au sens propre, une réponse. Sans Lascaux, nous ne saurions pas grand-chose du monde vivant qui entourait ces hommes et surtout de la façon dont ils le voyaient. Lascaux a su faire d’un cheval, d’un bison, d’un ours ou d’un auroch – et, plus encore, d’un chasseur éventré par un fauve – les figurants et les témoins du premier légendaire de la terre. Du premier miracle qui put ressusciter pour nous les cortèges rituels et vivants de ce temps. Pour reprendre une formule éclair qui eut son heure de gloire, celle de Lénine disant : Le communisme, c’est les soviets plus l’électricité ? (triste devise, et plus triste programme encore qui ne dut combler en son temps que le syndicat des électriciens), on pourrait dire que la préhistoire, c’est Lascaux plus l’invention du feu. Ni Lascaux ni le feu domestique ne sont les produits du hasard. Ils sont nés du cerveau des hommes de ce temps pour répondre à un double besoin : nourrir leur corps et nourrir leur cœur. Et je me dis que Lascaux n’est pas seulement la plus belle expression des rêves de ces temps anciens, le premier mémorial des merveilles de la terre, mais aussi un rempart, une parade contre ses monstres. Nous sommes, même si nous ne le savons que depuis peu -, nous sommes depuis toujours les enfants de Lascaux car nous avons toujours à portée de nos mains la possibilité de conjurer les monstres et de faire naître les merveilles. Chacun devrait imaginer, susciter, peindre ou porter en lui son bestiaire personnel et vital, son zodiaque de chasseur de rêves et d’aurochs. Chacun devrait avoir sa grotte de Lascaux dans les profondeurs de son être. Les aurochs existent encore, mais ils portent un autre nom et ils ont une tout autre apparence. D’ailleurs nous aussi, pendant tous ces mois de la guerre, avons dû lutter contre les fauves et les barbares allemands. Nous aussi avons dû vivre en des grottes obscures, ces profondeurs cavernicoles où s’épanchaient les peurs, et où s’élevaient les prières. La plus forte des scènes peintes de Lascaux, qui représente un homme nu, debout, affrontant un bison, est devenue légende universelle comme celle qui, de nos jours, représenta le même homme, debout, affrontant un tank sur la place Tienanmen à Pékin. Les tanks sont les aurochs de notre temps, mais c’est bien le même homme, frère, complice ou ancêtre qui se dresse aujourd’hui et se dressa il y a vingt mille ans contre les forces aveugles et destructrices du monde.
Quand deux figures humaines se reconnaissent ainsi à des milliers d’années de distance, identiques dans le temps, et identiques en leur affrontement, n’est-ce pas le temps lui-même qui s’abolit ? Nous n’avons nul besoin d’immortalité quand notre histoire elle-même se mue en immortelle légende.
Jacques Lacarrière. Un Jardin pour mémoire. Nil 1999
17 09 1940 22 h
Le Père Rory O’Sullivan, 32 ans, anglais et Oblat de St François de Sales, s’est échappé d’Annecy en juin pour l’Angleterre. Il se retrouve embarqué à titre d’aumônier catholique sur le City of Bénares, un navire de 11 000 T, conçu pour assurer le transport de passagers de Grande Bretagne vers les Indes ; il transporte 400 personnes, équipage compris. Lui-même est responsable de 90 enfants qui devaient être accueillis dans des familles canadiennes. Le sous-marin allemand U 48 [6], qui se nomme pour l’équipage Le Chat qui fait gros dos, lui envoie une torpille dans les machines : le bateau va mettre 30 minutes pour couler ; les exercices d’alerte ont été nombreux et les enfants ne paniquent pas : le père Rory parvient à en rassembler quelques uns, et ce sont 46 personnes qui se retrouvent embarquées sur une chaloupe qui ne fait pas dix mètres de long : 6 enfants, une femme, un polonais, 4 marins anglais et plus de 30 indiens de Goa, que l’on nommait des lascars – indigènes enrôlés dans la marine – . La chaloupe est munie d’un système de leviers dont le mouvement entraîne une hélice ; il y a aussi un petit gréement et une voile ; les vivres de secours sont là aussi, l’eau deux fois plus que prévu… mais pour 46, le rationnement est nécessaire dès le départ ; que faire ? rester sur les lieux du naufrage, puisqu’un SOS a été envoyé par le navire avant de sombrer, et qu’on peut attendre raisonnablement des secours rapides, ou bien s’éloigner, puisque les navires marchands ont ordre de ne jamais stopper à proximité de sous-marins ennemis et de sacrifier les survivants plutôt que d’exposer encore d’autres navires au même sort ? L’officier qui a pris le commandement décide de partir vers l’est, c’est-à-dire l’Angleterre, à la voile et à l’aviron… tant qu’on trouvera l’énergie nécessaire.
Au 5° jour, ils sont certains d’avoir été repérés par un navire mais celui-ci s’éloigne après être arrivé pratiquement sur eux… il faudra attendre le 8° jour pour qu’ils soient repérés par un hydravion Sunderland, lequel, à bout de carburant ne peut que lâcher un paquet de vivres que le vent va éloigner des naufragés, et demander l’envoi d’un autre hydravion, lequel largue aussi un colis, cette fois-ci récupéré : vivres chauds dans un thermos, soupe, sauce tomate, pêches en conserve, et eau pratiquement à volonté… le festin ! Un destroyer au nom prédestiné, le Saint Antoine, vient les recueillir sur la fin de la journée : il leur faudra encore 40 heures de navigation pour toucher terre, en Écosse, dans le port de Gourock.
Le père Rory, après quelques jours de grande souffrance et de délire s’enquiert alors des nouvelles des autres passagers : Au total, des 90 enfants seuls 7 furent sauvés ; de leurs 10 surveillants 4 survivaient dont la demoiselle et moi. Des 400 hommes à bord du paquebot, moins de 100 s’en tiraient. Chose étrange, sur dix embarcations devant porter 350 personnes, 20 heures après le désastre, il ne restait que 50 survivants, tandis que l’embarcation trouvée 8 jours après avait ses 46 naufragés vivants. Le fait d’avoir navigué tout de suite à la voile avait, à la fois, sauvé notre vie, en nous gardant secs, mais failli nous perdre en nous éloignant des sauveteurs.
Les autorités britanniques avaient compté pour morts ces 46 naufragés, puisque non repérés par les navires venus sur les lieux du drame : ainsi une messe avait-elle déjà été dite à son intention le 22 septembre, demandée par la famille et le journal Kentish Messenger écrivait le 25 septembre :
Le père Rodéric O’Sullivan, fils unique de Monsieur et Madame C O’Sullivan, demeurant au 126 Mortimer street à Herne Bay, a été une des victimes d’une atrocité nazie exprimée dans le torpillage d’un navire qui emmenait 90 enfants fuyant les bombes de l’ennemi, et qui devaient être accueillis dans des familles canadiennes. En attendant d’être mobilisé dans la Royal Navy, comme il en avait fait la demande, il s’était offert comme accompagnateur de ces enfants. Le Père O’Sullivan avait 32 ans et avait reçu une éducation française et suisse dès sa jeunesse. Après des études à Rome, où il reçoit un diplôme de théologie, il fût ordonné prêtre en 1931 à l’âge de 23 ans. Il fut ensuite nommé professeur dans un collège de Savoie, en France, et était membre de l’ordre de Saint François de Sales. Après la capitulation de la France, il traversa la France, non sans peine et put enfin s’embarquer au large de Saint Jean de Luz, pour finalement rejoindre ses parents à Herne Bay. Depuis son retour, il disait la messe à l’église catholique romaine de Herne Bay. La tragique nouvelle de son décès fut reçue par ses parents samedi dernier. Aux différents services de dimanche, le Recteur, le Père Gavin Malachy annonça la triste nouvelle aux fidèles.
21 09 1940
Witold Pilecki, capitaine polonais, s’est fait cueillir volontairement chez sa sœur par la Gestapo le 19 septembre 1939 à Varsovie pour être déporté à Auschwitz ; il va y rester jusqu’en février 1943, parvenant alors à s’évader en compagnie de deux autres compatriotes, dont Kazimiez Albin. Mais le rapport qu’il soumettra aux alliés, ne sera pas cru ; il contenait des chiffres difficilement acceptables, parlant de deux millions de victimes dans les trois premières années de fonctionnement. Il intégrera une unité de renseignement, sera pris par les soviétiques, torturé et exécuté en mai 1948. Un documentaire sera donné sur la chaine LCP de l’Assemblée nationale le 8 novembre 2021 : Infiltré à Auschwitz par Ted Anspach et Maya-Anaïs Yataghène ; une BD : l’Affaire Pilecki, par Ducoudray et Martin, chez PEFC, 2020.
23 09 1940
De Gaulle tente sa première opération pour gagner l’empire à la cause de la France Libre devant Dakar et, s’il avait pu en même temps faire main basse sur l’or de la Pologne et des Belges que la Banque de France avait fait transférer à Dakar quatre mois plus tôt, ça l’aurait bien arrangé ; mais c’est un échec ; le dernier moine soldat de France, Georges Thierry d’Argenlieu, envoyé en négociateur en compagnie de Bécourt Foch, le petit-fils du maréchal, se font cueillir par les mitrailleuses de l’armée d’armistice : ils sont grièvement blessés. Le souvenir de Mers el Kébir était encore trop cuisant. La troupe de de Gaulle sur des navires pour la plupart anglais, reprend le large.
27 09 1940
Pacte tripartite Japon, Italie, Allemagne. Walter Benjamin, écrivain allemand vivant en France, se suicide à Port Bou, proche de la frontière espagnole, d’une forte dose de morphine. Un an plus tôt, il avait été interné dans un camp pour ressortissants allemands, puis, au printemps 1940, il n’avait dû qu’à l’intervention de Saint John Perse, dont il avait été le traducteur, d’échapper à un nouvel internement. Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever.
Correspondance Adorno-Benjamin 1928-1940. La Fabrique 2002
28 09 1940
Publication de la liste Otto – en référence à Otto Abetz -, diffusée par la Propaganda Abteilung et la Propagandastaffel, établie avec la collaboration du Syndicat des éditeurs français et des maisons d’édition. C’est Henri Filipacchi, chef du service des librairies à Hachette, qui en rédige la version initiale après avoir consulté les éditeurs.
Elle comporte 1 060 titres, parmi lesquels… Mein Kampf [!] et des essais critiquant l’Allemagne ou le racisme, comme ceux du général Mordacq, d’Edmond Vermeil, du R.P. Pierre Chaillet ou d’Hermann Rauschning, ainsi que des textes d’auteurs juifs, communistes ou opposants au nazisme comme Heinrich Heine, Thomas Mann, Stefan Zweig, Max Jacob, Joseph Kessel, Sigmund Freud, Carl Gustav Jung, Julien Benda, Léon Blum, Karl Marx, Léon Trotski, Louis Aragon, etc…
Ce sont 2 242 tonnes de livres qui vont passer au pilon !
9 1940
Le champion de tennis Jean Borotra est nommé commissaire général à l’éducation physique et aux sports. Fondation de l’École des Cadres d’Uriage, par le général Dunoyer de Segonzac ; il s’agit avant tout de former les cadres … de la milice. Hubert Beuve Méry, le futur fondateur du Monde en sera l’un des principaux responsables.
Beaucoup moins officiellement s’était mis en place au sein de l’armée d’Armistice un service bien réel, mais très discret – le CDM : Conservation du Matériel ou, plus clairement, Camouflage du Matériel – qui visait à soustraire à la surveillance allemande le matériel militaire sauvé de la défaite pour le cacher partout où cela serait possible, en sécurité. Il avait à sa tête le commandant Mollard. Et cela constituera vite un stock impressionnant dont les Allemands découvriront l’essentiel seulement en décembre 1943. Selon Henri Amouroux, 3 720 cars et camions seront détournés vers des sociétés civiles ; 65 000 fusils, 9 500 mitrailleuses et fusils mitrailleurs, 200 mortiers, 55 canons de 75 mm, des canons antichars et antiaériens seront ainsi camouflés.
Une groupe des jeunesses fascistes de San Remo vient visiter Menton. Parmi eux, Italo Calvino, 16 ans : Nous visitons des maisons saccagées et le Bristol. […] Certains ont des raquettes de tennis, des gants de boxe, des horloges. […] Le lendemain matin, nous visitons une villa : les premiers visiteurs avaient cherché l’argenterie dans les tiroirs et jeté en l’air tout le reste, les seconds avaient retiré les tapis de dessous les meubles, ces derniers se retrouvant dans des positions bizarres, comme s’il y avait eu un tremblement de terre. Des moustiquaires de tulle gisent par terre. Un de mes camarades fourre de la lingerie sous son uniforme, un autre attaque à coups de marteau un vieux meuble pour récupérer le bossettes. […] L’après-midi, on visite des appartements du centre où les portes avaient été déjà forcées. Des camarades fouillent avec patience, prenant un objet pour le rejeter peu après devant quelque chose de mieux. L’un d’eux arrache de vieux chandeliers à coups de marteau. Dans la rue, chacun s’interroge : Et toi, qu’as-tu trouvé ? Et chacun étale le résultat de sa collecte. L’exaltation de la chasse a saisi tout le monde… À l’heure de notre départ en camions, nous sommes chargés de ballots comme des contrebandiers.
Italo Calvino Gli Avanguardisti a Mentone
Il ne s’agit que de vol, mais le cher homme prend bien soin de ne jamais prononcer le mot.
Georges Ripert a pris la suite d’Albert Rivaux, puis d’Émile Mireaux à la tête de l’Éducation nationale, rebaptisée ministère de l’Instruction publique de l’État français, avec pour objectif de nettoyer l’enseignement primaire. Cette focalisation sur l’enseignement primaire s’explique par la composition statistique des scolarisés : pour un peu moins de 40 millions d’habitants, la France compte seulement 75 000 étudiants, et primaire et secondaire sont très inégaux : 132 000 instituteurs et seulement 15 000 professeurs, pour la plupart ardents propagandistes des idéaux égalitaires et du laïcisme. Bête noire du ministère : le SNI : Syndicat National des Instituteurs, fief de la gauche. La mobilisation a déjà enlevé 26 000 instituteurs, dont la moitié sont restés prisonniers. On estime à un millier le nombre d’instituteurs révoqués, la loi de 1904 interdisant l’enseignement aux congrégations religieuses est abrogée, les écoles normales sont supprimées.
Le général Giraud, fait prisonnier en juin, est interné dans la forteresse de Koenigstein, près de Dresde : il écrit à ses quatre fils et filles ; le courrier sera largement diffusé, y compris par le général de Gaulle :
Kœnigstein, septembre 1940
Je ne sais combien de temps je resterai ici, des mois, des années peut-être. Il est possible que je sois enterré à côté de mon ami Dame. Je suis prêt à tout : peu importe.
Je vous confie le soin de me remplacer dans une tâche sacrée, le relèvement de la France. Je vous interdis de vous résigner à la défaite, et d’admettre que la France puisse passer après l’Italie, l’Espagne ou la Finlande. Peu importe les moyens. Le but seul est essentiel. Tout doit lui être subordonné. […] Au début, il ne s’agit pas de heurter de front un ennemi qui s’est assuré la possession de notre sol et nous a totalement désarmés. Stresemann a défini la méthode à employer : nous n’avons qu’à copier intelligemment.
En première urgence, la libération du territoire à l’intérieur des frontières qui nous sont laissés. Ensuite la reconstruction physique, morale et sociale. […] En troisième lieu […] pouvoir refaire une armée moderne. Ceci suppose un programme à exécuter, par qui de droit :
– les esprits sont faits en France ;
– l’instruction est faite aux colonies ;
– le matériel est fait à l’étranger.
Malgré tous les contrôles, un pareil programme est possible, le camouflage étant de règle. Rien ne ressemble au service en campagne comme l’instruction des scouts. Rien ne ressemble à un avion militaire comme un avion de transport. Un tracteur à chenilles n’a besoin que de sa cuirasse pour devenir un char, etc., etc.
Mais avant tout, que les esprits soient à la hauteur de leur tâche. Qu’ils veuillent être Français totalement. Que personne ne s’expatrie des pays occupés ou temporairement détachés : il s’agit d’y maintenir la pensée française. Mais que personne n’hésite à s’expatrier si on lui offre à l’étranger une situation où il peut être utile à la France. Vous tous […] rappelez-vous qu’une bourrasque passe mais que la Patrie reste. Une Nation vit quand elle veut vivre. […] Forcez les autres à penser comme vous, à travailler comme vous. Nous sommes sûrs du succès, si nous savons vouloir.
Résolution. Patience. Décision.
Général H. Giraud
Angelo Giuseppe Roncalli, nommé dès 1935 délégué apostolique en Turquie et en Grèce, – le futur pape Jean XXIII de 1958 à 1963 – dès qu’il apprend la persécution des Juifs par les nazis, se met à organiser leur départ vers la Palestine ; il prend aussi en charge les membres du clergé venus de toute l’Europe et particulièrement de Hongrie et de Bulgarie…. permis gratuits d’émigration délivrés par la délégation apostolique en particulier vers la Palestine sous mandat britannique, certificats de baptêmes temporaires et sauf-conduits, vivres et vêtements fournis par la Croix Rouge. Il s’adressera au roi Boris III de Bulgarie [dont il avait béni le mariage avec la fille du roi d’Italie, Jeanne de Savoie] pour qu’il désapprouve la déportation de 25 000 Juifs de Sofia et obtiendra son aide pour faire sauver par la Croix Rouge des milliers de juifs slovaques qui étaient déportés en Bulgarie. Il aidera le rabbin Yitzhak Halevi Herzog à alerter le Vatican pour sauver les juifs de Moldavie, et en 1944, ceux de Roumanie (seuls 750 dont 250 orphelins arrivèrent en bateau à Jérusalem) etc… Dans son témoignage écrit envoyé au procès de Nuremberg il affirmera que Von Papen, ambassadeur du Reich en Turquie, aurait permis le sauvetage de 24 000 Juifs en leur fournissant des papiers en règle.
3 10 1940
Le régime de Vichy promulgue un statut particulier pour les Juifs, auxquels la fonction publique et les professions libérales sont désormais interdites. Monseigneur Valeri, représentant du Vatican à Vichy considère cela comme une disposition bénéfique, qui permet de contrecarrer leur prétendue influence néfaste dans la société française.
Monsieur le Maréchal,
J’ai lu le décret qui déclare que tous les israélites ne peuvent plus être officiers, même ceux d’ascendance strictement française. Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon frère, sous-lieutenant au 36° régiment d’infanterie, tué à Douaumont, en avril 1916 ; à mon gendre, sous-lieutenant au 14° régiment de dragons portés, tué en Belgique en mai 1940 ; à mon neveu, Jean-François Masse, lieutenant au 23° colonial, tué à Rethel, en mai 1940. Puis-je laisser à mon frère la médaille militaire gagnée à Neuville-Saint-Vaast, avec laquelle je l’ai enseveli ? Mon fils Jacques, sous-lieutenant au 62° bataillon de chasseurs alpins, blessé à Soupir, en juin 1940, peut-il conserver son galon ? Suis-je enfin assuré qu’on ne retirera pas rétrospectivement la médaille de Sainte Hélène à mon arrière grand’père ?
Je tiens à me conformer aux lois de mon pays, même quand elles sont dictées par l’envahisseur.
Pierre Masse, sénateur de l’Hérault au Maréchal Pétain.
Pour mieux les identifier, ainsi que les musulmans, on met en place le N.I.R. : Numéro d’Identification au Répertoire national d’identification des personnes physiques : c’est le numéro à 13 chiffres qui n’est autre que notre actuel numéro de Sécurité Sociale.
Ce n’est pas au moment où Hitler impose à la France une législation raciste, contraire à toutes ses traditions nationales et solennellement condamnées par l’Église de Rome, qu’un doute quelconque peut voiler les intentions du personnage. Les grotesques mascarades du culte néo-païen, l’adoration du soleil et des pierres noires, on a eu et on a tort d’en rire. La vogue de la magie et des fables astrologiques dans l’entourage et jusque dans la maison de Hitler, on a eu et on a tort de les tourner en dérision. La déification du Führer par les profiteurs de son régime et par lui-même pose un problème dont on ne se débarrasse pas par un éclat de rire. D’abord elle oblige tous les croyants à livrer au faux dieu, à tout instant et dans tous les domaines, une guerre sans répit et sans merci. Ensuite, elle prouve que l’ordre nouveau dont parle Goebbels, c’est en réalité l’âge des cavernes.
Maurice Schumann, dans les jours suivants, à la radio de la France Libre. D’aucuns l’avaient surnommé La Transe combattante.
4 10 1940
Par décret, signé par du Maréchal Pétain, les préfets peuvent interner sans motif les ressortissants étrangers de race juive dans des camps spéciaux.
Un avion japonais survole Chu Hsien, dans le Chekiang, en Chine. Il répand des grains de blé et de riz mélangés à des puces : 38 jours après, des cas de peste bubonique sont déclarés dans ce secteur, faisant 21 décès. Ils renouvelleront l’opération le 27 octobre, le 28 novembre, avec des résultats très inégaux.
7 10 1940
Création de l’ordre des médecins. Abrogation du Décret Crémieux qui accordait aux Juifs d’Algérie depuis 1870 la nationalité française. On compte à ce moment-là 130 000 Juifs en Algérie : 1 310 d’entre eux resteront français après la publication de cette abrogation : anciens combattants etc… La suppression de la nationalité française, cela signifie l’impossibilité de travailler dans la fonction publique, de fréquenter les écoles françaises pour les enfants… pour les hommes, c’est souvent l’enfermement dans de véritables camps de concentration, dont le principal : Djenien Bou Rezg, et pour tous l’impossibilité de s’engager dans l’armée.
13 10 1940
Les courses des hippodromes ont cessé le 12 mai. Mais l’hippodrome d’Auteuil les reprend pour le galop et ce jusqu’à la fin de la guerre. Marcel Boussac en est l’un des principaux animateurs ; il fait partie du Conseil national de Vichy et va entretenir de très bonnes relations avec les officiers supérieurs allemands, fournissant en tissus la Kriegsmarine. À la libération ses ennuis judiciaires prendront fin quand d’anciens déportés attesteront avoir perçu intégralement leur salaire pendant tout leur temps d’absence.
Élisabeth Alexandra Mary Windsor, 14 ans, fille aînée de George VI, roi d’Angleterre enregistre un message à toute la jeunesse d’Angleterre à la BBC, pour l’émission Children’s hour : Nous savons, chacun de nous, qu’à la fin tout ira bien, car Dieu prendra soin de nous et nous donnera la victoire et la paix. Et quand la paix viendra, souvenez-vous que ce sera à nous, les enfants d’aujourd’hui, de faire du monde de demain un endroit meilleur et plus heureux. Plus tard, elle se formera en tant que mécanicienne, et conductrice de camion, sous le contrôle d’un instructeur du service territorial auxiliaire qu’elle rejoindra volontairement au début de 1945. À la fin de la guerre, elle aura atteint le grade de commandant junior. Et le 6 février 1952 elle deviendra reine d’Angleterre.
14 10 1940
Luis Companys y Jover est fusillé à la forteresse de Montjuich, à Barcelone. Président de la généralité de Catalogne dès 1931, il avait dirigé le soulèvement contre le gouvernement de Madrid en 1934. Réfugié en France en 1939, il sera livré à la Gestapo, qui le livrera à Franco.
18 10 1940
Des pluies diluviennes s’abattent depuis deux jours sur le Vallespir, à l’ouest de Perpignan, et le lit du Tech s’encombre de matériaux apportés par les glissements de terrain des versants. Les eaux finissent par sortir violemment du lit : l’aïguat emporte tous les parages : on dénombrera 48 victimes et d’innombrables dégâts dans toute la vallée : des dizaines de ponts, 60 immeubles à Arles sur Tech et à Amélie les Bains, 10 à Prats de Mollo la Preste. Le village du Tech sera ravagé.
23 10 1940
Entrevue de Hendaye entre Hitler et Franco, lequel a commencé par faire attendre Hitler plus d’une heure sur le quai : … les trains espagnols ….
Hitler veut lui arracher un engagement à ses cotés ; Franco se défend pied à pied, justifiant ses refus par l’état de faiblesse de l’Espagne à la sortie de quatre ans de guerre civile. Et Franco ne parvient pas à lui faire accepter sa volonté d’empiètement sur l’Empire français en Afrique du Nord : il n’ ambitionnait pas moins que de prendre à la France le Maroc, Oran, le Sahara jusqu’au 20° parallèle, et la zone littorale de Guinée jusqu’au delta du Niger ! Un protocole précisa toutefois que l’Espagne entrerait en guerre quand cela lui serait demandé, que Gibraltar lui serait restitué. Hitler repartira d’Hendaye en jurant : plutôt me faire arracher dix dents que discuter une heure de plus avec ce type-là.
24 10 1940
Entrevue de Montoire entre Pétain et Hitler. La célèbre poignée de main sera le symbole de toute la collaboration.
Je choisirai des hommes vieux, trop vieux pour plonger leur regard dans le lointain et discerner mes buts. Ils ne seront pas fatalement des coquins et des traîtres. J’exploiterai la sottise, la faiblesse, la sénilité et surtout l’ambition. Ma réussite dépendra de ce que j’aurai su ou non les trouver.
Hitler à Rauschnigg et Strasser
Hitler demande que la France déclare la guerre à l’Angleterre ; refus de Pétain. Mais, soucieux de faire un geste symbolique de réconciliation, il envoie deux avions à Kayes récupérer quelques tonnes d’or pour l’Allemagne et, dans la foulée, ordonne que l’intégralité de l’or belge – 210 tonnes – soit acheminé vers l’Allemagne, sous contrôle allemand : 49 tonnes vont être acheminées par avion peu avant Noël sur Oran, le solde prendra le train pour Bamako, puis le fleuve Niger pour Tombouctou, avec transfert sur des bateaux plus petits pour Gao, et de là en camions pour Colomb Béchar, 1 800 km au nord : mais les tempêtes de sable eurent raison des mécaniques et c’est à dos de chameaux que l’or parvint à Colomb-Béchar, terminus du train en provenance d’Alger, 800 km au nord-est ! Et, d’Alger, par avion pour Berlin. Cela va se faire, lentement mais surement, mené à bien par un commando d’Allemands qui dès le départ avaient laissé l’uniforme pour des vêtement indigènes : fin 1941, moins d’un tiers du trésor avait traversé le Sahara ; le dernier convoi arrivera en Allemagne le 26 mai 1942.
10 1940
Fondation de la Communauté protestante de Taizé.
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[1] Ce contrôle du littoral atlantique était si impératif qu’ils occupèrent même les îles anglo-normandes, du 30 juin 1940 au 9 mai 1945. L’Angleterre avait estimé que leur défense mobiliserait trop de forces. Les Allemands installeront pas moins de 4 camps de concentration, sur l’île d’Aurigny auxquels ont été donnés les noms des îles allemandes de la mer du Nord : Helgoland, Borkum, Norderney et Sylt. Qui étaient les détenus ? des prisonniers de guerre, des civils russes, polonais et ukrainiens, des juifs français et des prisonniers politiques allemands et espagnols contraints, durant dix à douze heures par jour, de construire un vaste réseau de fortifications. Theodore Pantcheff en conclut que sur un effectif total de 4 000 travailleurs forcés, 389, parmi lesquels 8 juifs, ont péri sur l’île. Un rapport d’enquête rédigé en 2017 par d’anciens officiers supérieurs de l’armée britannique avancera plutôt entre 40 000 et 70 000 morts.
[2] À défaut de grandes performances mécaniques, les Allemands avaient mis en place un dispositif juste pour faire peur : les fameux sifflements des Stukas – le Junker 87 – étaient simplement dus à de petites hélices qui, placées sous les ailes, créaient un son strident proportionnel à la vitesse de l’air s’écoulant autour de l’avion.
[3] Journaliste apparentée aux Cambon, très liée à Eleanor Roosevelt, régulièrement rémunérée par Staline à raison de 5 000 F/mois dans les années 1930
[4] Elle aurait eu la cervelle un peu plus dégourdie, elle se serait empressée auprès de Ramon Mercarder pour lui dire, en bonne maitresse de maison : donnez-moi donc cette gabardine… elle vous sera encore plus inutile à l’intérieur qu’à l’extérieur, et l’assassin se serait retrouvé gros jean comme devant, dépouillé de l’arme du crime, le piolet, caché dans la gabardine.
[5] très rapidement, on peut se dire qu’une fois de plus, ce sont les riches qui vont rafler la mise. Mais il n’en est rien : le droit français ne reconnaît la propriété d’un terrain que pour la surface de celui-ci ; mais le sous-sol appartient toujours à l’État ; le cas est probablement plutôt rare pour des grottes pariétales, mais beaucoup plus fréquent pour des mines de fer, de charbon ou de tout autre minerai.
[6] On le saura par un livre enquête d’après-guerre : Profondeur Périscope de Kenneth Poolman