20 novembre 1944 au 14 02 1945. Libération de Strasbourg. Déluge de bombes sur l’Allemagne. 14238
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Publié par (l.peltier) le 4 septembre 2008 En savoir plus

23 11 1944 

La 2° DB de Leclerc libère Strasbourg.

Strasbourg deuxième guerre mondiale WW2 France occupation

potager place de la République

Strasbourg deuxième guerre mondiale WW2 France occupation

enlèvement de la statue du général Kléber

Libération Strasbourg deuxième guerre mondiale 1944 WW2 Alsace

remise en place de la statue de Kléber

Libération Strasbourg deuxième guerre mondiale 1944 WW2 Alsace

la libération vaut bien un baiser aux libérateurs de la 2° DB.

24 11 1944      

De Gaulle s’en va à Moscou ; il est accompagné entre autres du général Juin et de Georges Bidault. Il y signe un pacte franco-soviétique le 10 décembre qui prévoit une assistance militaire mutuelle en cas d’agression allemande. En contrepartie, la France reconnaissait de facto le gouvernement communiste de la Pologne, appelé alors comité de Lublin.

Toutefois, les désillusions vont bientôt l’emporter: Staline comprend très vite que la France n’entrera pas dans son système, et dès l’été 1945, de Gaulle s’inquiète des objectifs expansionnistes de Staline en Europe et au Moyen Orient. La pacte n’aura pas les effets importants que l’on espérait de part et d’autre.

Georges Henri Soutou Dans les archives secrètes du quai d’Orsay. L’iconoclaste 2015

25 11 1944

Après une semaine de durs combats, la 5° Division Blindée de De Lattre de Tassigny entre dans Belfort derrière ses commandos d’Afrique.

Rhin et Danube | L'extraordinaire épopée de la Première Armée Française | Page 3

Les généraux De Lattre de Tassigny, commandant la 1° armée, Devers, (américain) commandant le 6° groupe d’armée, Béthouart, chef du 1° Corps d’armée et Montsabert, chef du 2° Corps d’armée, posent pour l’histoire au pied du Lion de Belfort.

27 11 1944                 

René Pleven, ministre des finances chiffre à  60 milliards de francs les versements faits à l’Allemagne par le régime de Vichy.

29 11 1944   

Helen Taussig, cardiologue en pédiatrie, Alfred Blalock, chirurgien et son assistant Vivien Thomas, tous américains, tentent pour la première fois de sauver un bébé de 11 mois, crevette de moins de 5 kg vouée à une mort imminente car atteinte de la maladie bleue, malformation cardiaque jugée incurable jusque dans les années 1930. Et c’est gagné : le bébé vivra.

Opération Plunder

Opération Plunder. Franchissement du Rhin 30 novembre 1944

1 12 1944  

Les tirailleurs sénégalais étaient nombreux à avoir été faits prisonniers par les Allemands en mai/juin 1940, souvent restés en France comme travailleurs forcés dans des fermes ou des usines d’armement. Étant en France, ils avaient été les premiers libérés, sans que leurs pensions et indemnités leur aient été versées. Ils étaient 1 280 à avoir été regroupés en novembre dans un camp proche de Dakar à Thiaroye. Une manifestation est organisée et le général Dagnan est chahuté. En accord avec son supérieur le général Yves de Boisboissel, il décide de faire une démonstration de force et envoie des gendarmes, renforcés de détachements de soldats indigènes et quelques blindés. Après deux heures et demie de discussion, l’ordre d’ouvrir le feu est donné, faisant de 70 à 300 tués, des blessés graves en grand nombre, plus des centaines de blessés légers. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas où les corps ont été enterrés. Immédiatement, 300 ex-tirailleurs sont extraits du camp pour être envoyés à Bamako. 34 survivants, considérés comme meneurs, sont condamnés à des peines de un an à dix ans de prison. Ils ont une amende de 100 francs de l’époque et perdent leurs droits à l’indemnité de démobilisation. Ils seront graciés en juin 1947, lors de la venue à Dakar de Vincent Auriol, président de la République, mais sans recouvrer leurs droits à leur retraite militaire.

On pense à la  mutinerie des soldats Suisses de la garnison de Nancy le 31 août 1790, qui ne demandaient que le versement de leur salaire… et qui avaient été écrasés par les troupes du marquis de Bouillé, qui en avait fait fusiller 33, et en avait envoyé 41 au bagne… rien n’a véritablement changé.

7 12 1944

191 Etats se réunissent à Chicago pour y créer l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale – OAIC -, en charge d’établir les règles de la circulation aérienne internationale ; cette charte est dite Convention de Chicago. Au nom du nécessaire développement de l’aviation civile, les États-Unis imposent que le kérosène utilisé pour les liaisons internationales soit exempté de toute taxe : c’est le respect de cet article qui sera brandi par tous ceux qui veulent que les choses en restent ainsi quand les autres carburants sont lourdement taxés. Mais cette exemption à l’international n’empêche en rien une  taxation sur les vols intérieurs d’un pays, ce à quoi la France se refusera toujours, mais qu’adopteront de nombreux pays, à commencer par les États-Unis eux-mêmes, et le Japon, les Pays-Bas, le Brésil, l’Inde, la Suisse…

Cette question qui sera à l’origine du mouvement de protestation de Gilets Jaunes en France en novembre 2018, tient du débat de théoricien : si l’on tient à une justice fiscale, il parait tout à fait normal de taxer le kérosène, même si ce n’est que pour les vols intérieurs pour respecter cette convention de Chicago et même si les compagnies aériennes supportent en fait nombre de taxes annexes qui sont utilisées pour la réalisation d’infrastructures aériennes, le financement de la sécurité des aéroports, et encore la taxe de solidarité créée par Jacques Chirac, qui permet de financer l’organisme international Unitaid, la TNSA – taxe sur les nuisances sonores aériennes -. Débat de théoricien ? Car, pour l’aspect pratique, s’il s’agit de faire rentrer des sous dans les caisses de l’État, c’est peanuts : la consommation de kérosène en France est de 1 202 000 m³ par an [source : http://chartsbin.com/view/44542] quand la consommation de carburants routiers est de 50 millions de m³ par an soit 99.40 % pour le routier et 0.60 % pour l’aérien. On comprend bien qu’à Bercy on soit plus intéressé pour relever la TICPE – Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Énergétiques, ancienne TIPP – qu’à taxer un carburant aérien, qui ne représente que 0.60% du total des carburants de transport.

15 12 1944 

100 000 projectiles incendiaires et près de deux cents Cookies [bombe géante de 1 800 kg] sont largués par une flotte de bombardiers 138 Lancaster de la RAF, au-dessus de la Manche, suite à l’attaque de Siegen, à l’est de Cologne, avortée pour cause de brouillard. Une part significative de ces munitions n’explosaient pas et reposent probablement encore sur le fond, à -35 m dans cette Southern Jettison Area – jettison désigne le largage en mer d’un objet ou d’un déchet, à partir d’un bateau, sous-marin, avion, ou hélicoptère ; il peut aussi s’agir pour un avion du délestage de carburant non consommé avant atterrissage sécurisé ou d’urgence, délestage qui se fait dans des zones prédéterminées, dites FJA Fuel Jettison Area. La Southern Jettison Area repose sous l’actuel rail montant du trafic maritime de la Manche. Son centre se situerait à 50°15 N et 0°15 E, avec un rayon est de 9 km. Evidemment, ce genre d’opération n’a rien d’exceptionnel, et donc donne une idée du nombre de bombes qui dorment dans des cimetières sous-marins, certaines ayant explosé, d’autres non, non seulement bien sur dans la Manche, mais dans toutes les zones maritimes de combat de la  2° guerre mondiale. Et même en terrain soit-disant neutre comme la Suisse, le fond de leurs lacs serait un véritable tapis de bombes !

Glenn Miller, talentueux jazzman américain, alors à la tête du Glenn Miller Army Air Force Band, formation qui donne des concerts pour remonter le moral des troupes, embarque à Londres pour la France à bord d’un avion canadien, un Noorduyn Norseman. Il disparaîtra au-dessus de la Manche, probablement victime du phénomène de givrage auquel étaient exposés les carburateurs de ces avions.

16 12 1944

Un V2 frappe de plein fouet le cinéma Rex à Anvers : 561 tués.

Dans les Ardennes, là où personne ne les attendait, les Allemands livrent leur dernière grande bataille : dans le plus grand secret ils ont rassemblé 200 000 hommes, jeunes et vieux inexpérimentés : les autres sont soit ailleurs soit morts. Le secret n’a pas que des avantages : seuls trois généraux étaient au courant : une fois l’offensive déclenchée, bien des officiers seront dépourvus des informations nécessaires pour prendre les bonnes initiatives. Otto Skorzeny, le soldat de tous les coups de l’armée allemande, à la tête de la Panzer brigade 150 vêtue d’uniformes anglais et américains tente de reprendre des ponts sur la Meuse et de semer la pagaille au sein des troupes alliées : 44 hommes parviennent à s’infiltrer, mais après des jours de combat, doivent renoncer à leur objectif.

Les Allemands visent Anvers, port le plus important pour les alliés. Pendant deux semaines, ils vont bien malmener les Américains, qui alignent dans le secteur 75 000 hommes, allant jusqu’aux portes de Bastogne, demandant au commandant des deux compagnies légères qui y stationnaient de se rendre, lequel leur répondra : des clous !

Le 21 décembre, il neige et donc, l’aviation alliée est paralysée, les blindés également : le général Patton mande son aumônier qui compose l’oraison suivante, tirée à des milliers d’exemplaires : Seigneur tout-puissant et miséricordieux, nous implorons Ta bonté divine pour que Tu daignes contenir ces pluies excessives contre lesquelles nous avons dû lutter. Accorde-nous, dans Ta grâce, un temps favorable pour la bataille.

*****

Nous sommes blessés, mais nous sommes debout !

Or, devant nous se tient l’ennemi ! L’ennemi qui, à l’ouest, à l’est et au sud, a reculé peu à peu, mais l’ennemi encore menaçant, actuellement redressé dans un sursaut de rage qui va, au cours de l’année 1945, jouer, sans ménager rien, les derniers atouts qui lui restent.

Toute la France mesure à l’avance les épreuves nouvelles que cet acharnement comportera, pour elle comme pour ses alliés. Mais toute la France comprend que le destin lui ouvre ainsi la chance d’accéder de nouveau, par un effort de guerre grandissant, à cette place éminente qui fut la sienne…

Charles de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République française depuis le 3 septembre 1944

17 12 1944

À 500 km à l’est de Luçon, dans le Pacifique, en mer des Philippines,  le typhon Cobra secoue la Task Force 38. Trois destroyers font naufrage, 790 marins américains meurent, 80 autres sont blessés. Neuf autres navires de guerre sont endommagés et 146 avions et hydravions détruits, endommagés de façon irrémédiable ou projetés par-dessus bord de plusieurs porte-avions et autres navires.

L’amiral Chester Nimitz dira que les dégâts ont apporté un handicap plus important à la Troisième flotte américaine par rapport à ce qu’elle aurait pu s’attendre à subir dans n’importe quelle autre action militaire […]  C’est la plus grande perte que nous ayons eue dans le Pacifique sans retour compensatoire depuis la première bataille de Savo (ou première bataille des Salomon les 8 et 9 août 1942, durant la bataille de Guadalcanal).

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Le porte-avion USS Cowpens (CVL-25) perdit un membre d’équipage et sept avions le 18 décembre 1944.

18 12 1944   

L’ordonnance du 30 septembre 1944 sur les titres ayant paru sous l’occupation a concerné nombre de journaux, dont Le Temps qui a vu ses locaux situés 5 rue des Italiens réquisitionnés et son matériel saisi. C’est ainsi que naît Le Monde, bénéficiaire de cette confiscation, dirigé par Hubert Beuve Méry dont le premier numéro sort ce 18 décembre 1944. Il reprend la ligne du Temps qui avait été interdit. Il est daté du 19. Hubert Beuve-Mery se refusait à livrer des combats perdus d’avance quant à l’objectivité dont doit faire preuve le journalisme, aussi avait-il inventé la formule plus souple de subjectivité désintéressée pour tenir lieu de déontologie.

Un nouveau journal paraît : le Monde.

Sa première ambition est d’assurer au lecteur des informations claires, vraies et, dans toute la mesure du possible, rapides, complètes.

Mais notre époque n’est pas de celles où l’on puisse se contenter d’observer et de décrire. Les peuples sont entraînés dans un flot d’évènements tumultueux et tragiques dont tout homme, qu’il le veuille ou non, est l’acteur autant que le spectateur, le bénéficiaire ou la victime. En acceptant passivement sa défaite, la France eût consommé sa propre perte. Au contraire, l’appel à la résistance lancé par le général de Gaulle au lendemain de la capitulation, et qui eut un si large écho dans le cœur des Français, a rendu au pays toutes les chances qu’il semblait avoir perdues.

Pour que ces possibilités, magnifiquement développées depuis quatre mois, soient demain une incontestable réalité, il faut d’abord vaincre. La bataille de France, perdue en 1940, ne peut être compensée que par le succès total de la bataille d’Allemagne qui vient de s’ouvrir.

Mais cette victoire, condition de tout, ne suffirait à rien. A quoi bon être victorieux si la santé publique et le peuplement français restaient définitivement compromis; si les jeunes, quelle que soit leur origine, ne recevaient pas l’éducation nécessaire à leur plein épanouissement individuel et social ; si l’industrie française cessait d’être productrice et la terre d’être féconde; si le chef d’entreprise et l’ouvrier ne se sentaient enfin réconciliés dans leur commun labeur, le juste partage des responsabilités communes et du commun profit ?

Si usé que soir le mot, c’est bien une révolution – une révolution par la loi – qu’il s’agit de faire triompher ; celle qui restaurera, par l’union et l’effort créateur de tous les Français dignes de ce nom, la grandeur et la liberté française.

Hubert Beuve-Méry, Le Monde, Mardi 19 Décembre 1944.

L'histoire du « Monde » au fil des années

 

Les grands titres :

  • La France et l’URSS ont conclu un traité d’alliance et d’assistance mutuelle, prévu pour une durée de vingt ans.
  • La Wehrmacht aux confins belgo-luxembourgeois
  • Le général de Gaulle et ses témoins, sous la plume d’Émile Henriot, critique littéraire, poète, auteur du très connu La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié, attribué le plus souvent, à tort, à Edouard Herriot.
  • Dans une tribune libre L’alliance franco-soviétique, on peut lire des commentaires qui nous paraissent aujourd’hui ahurissants. Cette tribune libre n’est pas signée, mais on ne voit pas comment elle pourrait venir d’un journaliste autre qu’Hubert Beuve Méry :

Ce qui frappe le plus dans le traité d’alliance franco-soviétique dont le texte a été publié hier, c’est sa lumineuse précision.
Alors que le pacte du 2 mai 1935 ne comportait que des clauses conditionnelles et vagues, se référant toutes à des articles du Covenant que personne n’avait présents à la mémoire, le traité du 10 décembre 1944 contient huit articles d’une concision lapidaire et dont les termes frappent comme des balles.
Le 2 mai 1935, les parties semblaient, en signant leur contrat de mariage, songer déjà à leur prochain divorce.
Le 10 décembre 1944, les négociateurs ont résolument banni les faux – fuyants et les arrière-pensées.
L’Allemagne est explicitement désignée comme l’ennemi à vaincre d’abord, à surveiller étroitement ensuite.
Au cours des deux guerres mondiales, la France et la Russie ont cruellement souffert dans leur chair. Nations continentales, elles seront toujours menacées plus directement que les pays anglo-saxons par l’esprit d’oppression du militarisme allemand.
C’est exactement l’objet de l’alliance conclue à Moscou que de coordonner les efforts de l’U.R.S.S. et de la France dans la guerre comme dans la paix.
Gomme l’alliance anglo-russe, le traité franco-soviétique est conclu pour vingt ans. Mais il est spécifié à l’article 8 qu’il sera ensuite tacitement reconduit, s’il n’est pas officiellement dénoncé un an à l’avance par l’une des parties contractantes. C’est justement en effet dans vingt ans que le Reich, redevenu puissant, sera probablement de nouveau dangereux. C’est à ce moment que l’alliance franco-soviétique prendra sa vraie valeur.
Il dépend des Russes et de nous de profiter, de ce répit de vingt ans pour faire de ce traité une réalité vivante.
Au point de vue diplomatique, l’alliance a aujourd’hui cause gagnée dans l’opinion française. Chacun se rend clairement compte de la solidarité profonde des intérêts franco-russes, qu’il s’agisse d’éviter la guerre, de la gagner ou de bâtir une bonne paix après la victoire.
Mais pour que le traité du 10 décembre ne connaisse pas le sort des alliances franco-russes du passé, il importe que la collaboration des deux peuples s’étende des domaines militaire et diplomatique aux domaines intellectuel et économique.
Par une heureuse coïncidence, au moment même où le général de Gaulle se trouvait à Moscou, l’enseignement de la langue russe était, pour la première fois, régulièrement introduit dans les lycées de l’État, au même titre que les autres langues étrangères.
C’est un modeste début, mais c’est aussi un signe des temps et une promesse pour l’avenir.
Nous espérons qu’en contrepartie la connaissance du français se développera en Russie, où elle a occupé autrefois de fortes positions.
Le traité du 10 décembre renforce considérablement la position de la France en Europe et dans le monde. Quelques mois à peine après sa libération, notre pays voit son concours recherché par un des vainqueurs les plus authentiques de cette guerre.
C’est un signe éclatant de sa renaissance et de sa réapparition au rang des grandes puissances.
C’est aussi une nouvelle preuve de la clairvoyance et de l’habileté du chef du gouvernement provisoire.
C’est, enfin, une manifestation de celle profonde solidarité franco-russe qui réapparaît périodiquement et fatalement en dépit des préjugés et de la différence des régimes politiques et sociaux, parce qu’elle est un impératif géographique et une nécessité vitale pour les Russes comme pour nous.
L’Allemagne n’a pas fait l’unique objet des conversations de Moscou.
Il y a été probablement question des intérêts de la France en Europe centrale, dans les Balkans et dans le Proche-Orient, où notre pays a surtout des positions culturelles à défendre. Les intérêts français et soviétiques ne sauraient se heurter dans ces régions où la Russie, traditionnelle protectrice du monde slave, va reprendre sa mission historique.
L’accueil fait à Londres et à Washington au traité franco-soviétique montre que nos alliés anglo-saxons en ont compris la nécessité et apprécie l’esprit.
L’alliance franco-soviétique du 10 décembre 1944 complète l’alliance anglo-soviétique du 26 mai 1942. Elle prépare la conclusion d’un pacte tripartite anglo-franco-russe, dont l’élaboration a été envisagée à Moscou.
L’alliance de l’U.R.S.S. et de la Grande-Bretagne, l’amitié des États-Unis sont également nécessaires à notre pays. La collaboration des quatre puissances est le meilleur gage de la victoire et sera la plus sûre garantie de la paix.

Ainsi donc, moins de six mois avant l’effondrement du Reich, une des têtes les mieux faites de France pensait que le Reich était encore assez fort pour durer au moins vingt ans de plus, et redevenir une redoutable puissance. Qu’il est difficile de ne pas projeter dans l’avenir les schémas du passé ! Mais il est vrai que Hubert Beuve Méry n’était pas vraiment habité par la clairvoyance : en 1939, il écrivait: Tout n’est pas à blâmer dans le national-socialisme […] il aura été une réaction excessive, mais nécessaire. [rapporté par le petit rapporteur Franz Olivier Gisbert]

En page 2, un bon quart de page est consacré à la Bourse, et une petite manchette au quotidien des Français : Le Ravitaillement.

La ration de viande pour la semaine du 18 au 24 décembre, sera de 250 grammes (ticket 7 pour 90 gr et ticket BJ. pour 160). Régime spéciaux pour viande de cheval : ticket 2 de novembre (90 gr.) et BH. de décembre (90 gr.)

À l’occasion des fêtes de Noël les consommateurs recevront sans doute un supplément de viande ; un verre de lait sera distribué à tous les enfants.

Un litre de vin sera remis à partir d’aujourd’hui, et au fur et à mesure des mises en place, à chaque consommateur ayant droit au vin.

Les inscriptions. –     Rappelons que les consommateurs du département de la Seine doivent s’inscrire (ou se réinscrire) avant le 24 décembre cher un boucher (tickets DW. et DR.) une charcutier (ticket DQ.) et un boucher hippophagique (ticket DL.). Pour l’huile, avec le ticket DP de décembre ; et pour la margarine avec le ticket DK. Pour le chocolat, avec le ticket DT. Pour le savon américain avec le ticket H. (détaché par le commerçant)

*****

Pendant les six années que j’ai passées à Paris, j’ai, du lundi au samedi, religieusement lu Le Monde à trois heures de l’après-midi, dans un bistrot de mon quartier. J’avais une admiration sans bornes pour ce journal, qui me semblait incarner tout ce qui avait fait de moi, depuis ma première jeunesse, un adepte convaincu de la culture française  : sa vision planétaire de l’actualité, son esprit pluriel et ouvert à la controverse, le sérieux de ses analyses, son refus de la frivolité, l’importance qu’elle donnait aux idées et à la culture, et sa position favorable aux causes de gauche, sans pour autant cesser d’être critique face au communisme et à l’URSS. C’était par ailleurs un des rares journaux, le seul peut-être dans l’Europe des années 1960, à informer sur l’Amérique latine. Les articles de Claude Julien consacrés aux problèmes latino-américains étaient, en général, rigoureux et lumineux.

En déménageant de Paris à Londres, à la fin des années 1960, j’ai continué à lire Le Monde, mais j’étais moins enthousiaste qu’auparavant et plus critique. J’ai pris mes distances quand ce quotidien du soir a commencé à se montrer systématiquement favorable aux tendances révolutionnaires latino-américaines – guérilla ou non, même à l’encontre de gouvernements démocratiques, comme celui de Fernando Belaunde au Pérou. Les actions insurrectionnelles des groupes castristes, en faisant chuter ce dernier, avaient ouvert les portes du pouvoir non au socialisme, mais aux dictatures militaires qui, dans les années 1970, s’étendirent à presque tout le continent. Le journal conservait un haut niveau intellectuel, mais sa ligne idéologique me semblait représenter typiquement cette position hémiplégique de tant de progressistes européens, qui défendaient pour leur pays et l’Europe un socialisme démocratique alors qu’ils préconisaient pour l’Amérique latine et le tiers-monde l’exemple de Fidel Castro, autrement dit la révolution, selon Günter Grass. Dans les années 1970, je crois n’avoir lu Le Monde qu’exceptionnellement, lorsqu’il se passait quelque chose de grave en France. Cet éloignement me sembla particulièrement justifié au moment de la présidentielle péruvienne de 1990 –  où je fus candidat -, lorsque, dans les informations du prestigieux journal de mes amours juvéniles, je vis reproduites certaines des attaques (…) forgées contre moi au Pérou par les apristes – du parti de l’APRA, fondé par Haya de la Torre au Pérou et les communistes -.

Cependant, au milieu des années 1990, mon divorce secret et quelque peu traumatisant avec Le Monde devait s’achever par une réconciliation. Je découvris en effet que nos positions – sans vouloir paraître présomptueux – s’étaient considérablement rapprochées, au point d’être identiques sur certains sujets. Le quotidien attaquait la dictature castriste et d’autres tyrannies de gauche avec autant, voire plus de sévérité que les dictatures militaires de droite, et, en économie, il acceptait le marché, la libre entreprise, la globalisation, les privatisations. En d’autres termes, l’odieux libéralisme d’antan. En politique, son engagement pour la démocratie ne concernait plus seulement le monde développé, mais aussi le tiers-monde, et son rejet des nationalismes – y compris le français – semblait assez ferme. À la bonne heure  ! Je redevins lecteur du Monde et découvris parfois, non sans satisfaction, que ses pages reproduisaient même certaines de mes chroniques.

Le Monde, malgré tous ses défauts et les erreurs ou bourdes qu’il a pu commettre, est un journal magnifique, un des rares qui ait su résister à l’horrible marée du sensationnalisme et de la banalisation qui a détruit tant de ses semblables en Europe et en Amérique, au point de faire du journalisme un pur spectacle, sans idées ni principes, et parfois sans grammaire. Ce genre de journalisme sérieux, d’analyse et de débat intellectuel, avec dans ses pages un effort quotidien pour faire passer l’actualité au crible de la raison et pour transcender ce qui est purement anecdotique, en essayant de distinguer le substantif de l’adjectif dans l’histoire qui se fait et se défait chaque jour, est devenu aujourd’hui un oiseau rare, et un des piliers les plus résistants est Le Monde. Sans lui, et pas seulement en France, l’information et la culture tout court se porteraient bien plus mal encore.

Mario Vargas Llosa, Nobel de littérature 2010  Dictionnaire amoureux de l’Amérique latine    Plon 2005

L’amiral américain William Halsey est à la tête de l’US Task Force 38 composée de 90 navires pour reprendre les Philippines au Japon. La violence des vents rencontrés lui apprend qu’il va croiser le chemin du typhon Cobra. On sait aujourd’hui que, dans ce secteur du Pacifique, les typhons se dirigent vers l’ouest-nord-ouest, l’effet Coriolis incurvant progressivement leur course vers le nord-ouest. Mais le météorologue présent à son bord ne le sait pas et, se trompant sur le cheminement du typhon, il passe précisément par l’œil du cyclone : 3 destroyers sont coulés, 790 hommes sont portés disparus. La malchance s’acharnera sur lui, car quelques mois plus tard, le même drame se répétera.

23 12 1944     

L’anticyclone sibérien est arrivé, et le froid avec lui : blindés et aviation peuvent se remettre en route : les Allemands vont encore batailler un mois, mais ce sera bien leur ultime bataille. Ils avaient compté se ravitailler en essence sur les stocks ennemis : cela avait bien marché en 1940, mais ces deux armées n’avaient plus rien de comparable.

24 12 1944

Le Léopoldville, paquebot de la compagnie maritime belge transporte 2 235 soldats américains venant de Southampton : torpillé par un U-boot allemand au large de Cherbourg, près de 800 soldats meurent noyés.

fin 1944  

On compte 630 000 morts en France (dont 30 000 en déportation et plus de 20 000 sous les bombes alliées), plus civils que militaires. (Au procès de Nuremberg, le représentant français, Bernard de Menton avancera le chiffre de 715 000). Le Havre, Brest, Caen, Amiens sont entièrement détruites ; la production de blé est passée de 80 M. qx. en 1938, à 60 ; les pommes de terre, de 15 à 10 ; la production d’acier a diminué de 60 %. La ration quotidienne du Parisien est de 900 calories. Tous les salaires, multipliés par 1,5 entre 1939 et 1944, augmentent de 25 %. Les prix de détail ont été multipliés par 4.

Le pays est surtout très divisé : l’Union sacrée de la 1° guerre mondiale ne s’est pas du tout reproduite, et ces divisions commencent à peine à disparaître lorsque sont écrites ces lignes.

Le nombre des victimes des camps de concentration est estimé à 7 120 000 et les alliés trouvèrent dans les camps en 1945 700 000 survivants.

Ces 7,12 M comprendraient 4,25 M de juifs. Les principaux camps :

Auschwitz 1 000 000 Treblinka 750 000 Belzec 550 000
Chelmno 150 000 Madjanelc 50 000  Sobibor 200 000

et, par pays 

Pologne 2 400 000 Hongrie 180 000 Grèce 60 000
Italie 9 000 Russie 700 000 Allemagne 160 000
Autriche 58 000 Bulgarie 5 000 Tchécoslovaquie 218 000
Pays Bas  104 000 Yougoslavie 55 000 Norvège 700
Roumanie 200 000 France 73 161 Belgique 26 000
Danemark 70

Ce sont seulement 5 % des juifs déportés qui sortirent vivants de cet enfer : 3 500 sur les 76 000 déportés de France ; les déportés politiques français, estimés à 65 000, ne connurent pas cette extermination systématique ; 35 000 survécurent à l’enfer.

Les juifs résidant en France étaient avant la guerre au nombre de 330 000, dont 190 000 français et 140 000 étrangers : il est bien difficile d’admettre que les 254 000 restants ont été sauvés de la déportation par la seule solidarité des français : il était bien nécessaire que l’administration de Vichy fut complice et fasse beaucoup plus que fermer simplement les yeux : si cette administration était toute puissante pour participer à la déportation de 76 000 juifs, dont 19 000 nés en France, comment pouvait-elle être en même temps aveugle pour ne pas en faire de même pour les autres ? Les Juifs de Belgique, Hollande, Pologne, pays directement administrés par les Nazis, connurent des exterminations beaucoup plus importantes – au prorata de leur population – que les Français. Là encore, les prismes sélectifs de la mémoire préfèrent nettement que la réalité soit blanche ou noire quand en fait, elle est la plupart du temps grise.

On a avancé au procès de Nuremberg  [1], en 1946, le chiffre de 6 millions de morts et depuis, ce chiffre est devenu un dogme ; et on ne discute pas un dogme ; comme si dans le désordre qui suit toute guerre, on avait eu le temps, en un an, de faire ce travail sérieusement ! Ce chiffre de 6 millions comprendrait donc, outre les 4,239 M morts dans les camps, environ 1,8 M juifs morts hors des camps, pour la plupart d’entre eux de fusillades des Einsatzgruppen.

Et là encore, comment s’y retrouver quand l’on sait que la moitié de ces 6 millions sont morts en Russie : Sur 6 millions de juifs exterminés pendant la guerre, 3 millions l’ont été sur le territoire soviétique. Ils étaient fusillés et jetés dans des fosses aux yeux de tous, alors qu’en Europe occidentale on les déportait pour les massacrer loin des regards. L’antisémitisme était bien ancré [en Russie] il y avait un soutien des populations.

Alla Gerber, directrice du Centre de recherche et d’éducation sur l’Holocauste à Moscou. Le Monde Culture et Idées 19 05 2012

Par contre, il est bien difficile de trouver des chiffres sur le génocide des Tziganes : 21 000 seraient morts à Auschwitz en 1943, sur les 23 000 qui y entrèrent, et 4 000 entre les 1° et 3 août 1944… 5 000, en provenance de Lodz, auraient été gazés à Chelmno le 13 janvier 1942. Les chiffres manquent pour Buchenwald, Birkenau, Dora. Sur une population totale d’environ 2 M. on estime à 0,5 M. le nombre de victimes tziganes du régime nazi.

Savez vous ce que c’est
Que de rester debout
Quand les jambes
Sont comme deux feuilles mortes
Quand on est nu dans la boue ?
Savez-vous ce que c’est
Que de rester debout
Alors que la mort est là
Si près
À toucher la joue
Comme un lit bien chaud
Savez-vous ce que c’est
Qu’un homme qui reste debout
Son regard de clou
Et qui ne crie pas
De peur de lâcher
Il sent déjà vivre
La balle dans le fusil
Qui le tuera
L’oiseau a vu tout cela
Il n’y avait plus de ciel
II n’y avait plus de terre
Il n’y avait plus qu’un homme
Qui glissait le long d’un tronc

Jean Cayrol. Extrait du recueil Passetemps de l’homme et des oiseaux

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe, il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir

Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vishnou
D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

Ils n’arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
Ils essaient d’oublier, étonnés qu’à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours
Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire
Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare

Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter
L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été
Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

Jean Ferrat               Nuit et Brouillard

Jean Ferrat, né Tenenbaum, est le fils de Mnacha Tenenbaum, juif russe naturalisé français en 1928, ouvrier joaillier à Vaucresson puis Versailles ; enlevé et séquestré au camp de Drancy, il sera déporté – convoi 39 du 30 septembre 1942 – à Auschwitz où il sera assassiné.

12 1944    

Arletty [2] ne met pas sa langue dans sa poche quand elle répond aux juges qui l’accusaient d’avoir joué devant l’occupant : Dites donc ! Vous n’aviez qu’à pas les laisser entrer ! Mais Sacha Guitry, dans la même situation, avait tiré plus vite : Paris est libéré : je suis le premier prévenu. Maurice Chevalier se cachera en attendant des jours meilleurs. Coco Chanel pour avoir fricoté avec un officier allemand, sera gratifiée des précautions oratoires à l’usage des VIP : on parlera de liaison avec un officier allemand, [il répondait au nom de Spatz] quand les femmes sans renom se voyaient gratifiées d’un : T’as couché avec un sale Boche, tu seras tondue. Donc on considéra qu’un crâne tondu était incompatible avec un joli tailleur. Il est vrai qu’elle ne chercha pas à esquiver l’accusation se contentant de dire la réalité : On ne peut pas attendre d’une femme de mon âge, lorsqu’elle trouve un amant [il avait 13 ans de moins qu’elle] qu’elle regarde son passeport. Mais il fallut tout de même l’intervention de Churchill pour arracher la décision ! Elle était allée jusqu’à détenir une carte de membre de l’Abwehr, les services secrets allemands ! Il est vrai qu’elle était prête à aller très loin pour que son entreprise de parfums ne tombe pas purement et simplement aux mains des Allemands. Elle s’en sortira avec un blâme et trois ans d’interdiction de travail. [un autre amant de Coco Chanel… Hugh Grosvenor, duc de Westminster … c’est l’œcuménisme de l’oreiller]. Il fallait probablement bien cela, car entre une liaison et quelques petits ou gros secrets confiés à l’ennemi, il y a parfois moins que l’épaisseur d’un papier à cigarette, et tel était bien le cas ! Françoise Sagan ne sera pas tendre : épouvantable de méchanceté, de cruauté et d’antisémitisme. Florence Gould, la milliardaire américaine installée depuis des lustres au Meurice, eut aussi à connaître ce genre de désagrément procuré par des FFI, dont elle se sortit moyennant un chèque avec une floppée de zéros…

Donc parfois le fric suffit, parfois la renommée aussi, mais parfois, face à de la soldatesque avinée c’est insuffisant : trois mois plus tôt, Mireille Balin la plus belle femme du monde, selon ses groupies, qui avait tourné dans Les Cadets de l’Alcazar, avait été arrêtée par des maquisards à Beausoleil d’où elle voulait se rendre en Italie avec son amant viennois Birl Desbok, officier dans la Wehrmacht : ce dernier avait été abattu, et Mireille Balin battue, violée avant d’être transférée à Fresnes d’où elle sortira en janvier 1945, carrière brisée. À l’opposé de ces collaborations très souvent horizontales,  Joséphine Baker qui sera engagée dans l’armée française – elle n’aura jamais été aussi habillée – et fera, entre autres une tournée en Jeep, de Marrakech à Alexandrie et, à l’occasion fera aussi du renseignement ! Jean Gabin, pour ses activités de résistant, tiendra à se faire le plus discret possible… bien difficile tout ça, quand on vit avec Marlène Dietrich !

1944  

Oswald Avery, Colin Mac Leod et Maclyn Mc Carthy, de l’Institut Rockefeller de New York démontrent que l’ADN – Acide Désoxyribo Nucléique – est le support de l’information génétique.

5 01 1945  

5 000 soldats allemands se trouvent dans la poche de Royan. 2 250 civils français y vivent encore. À 4 heures du matin, 217 bombardiers Avro Lancaster de la Royal Air Force déversent 2 173 tonnes de bombes, dont certaines au napalm, sur Royan : le cœur de la ville est détruit à 85 %, le port inutilisable, les plages déchiquetées, les casinos en ruines. Seule l’église Notre Dame reste debout. Tout ce qui a fait le renom de la station balnéaire n’existe plus. À 5 h 30 seconde vague de bombardements. 442 Royannais et 47 Allemands trouvent la mort. On dénombre 400 blessés. La plupart des habitants avaient fui dès octobre 1944. Le 4 janvier une mauvaise météo avait incité le commandement allié à annuler les bombardements de Brême, en Allemagne, et de Royan ; un télégramme y avait été envoyé pour s’assurer qu’il n’y avait plus de civils, qui était arrivé à 20 heures, sans trouver personne pour en prendre connaissance – il était rédigé en anglais, bien sûr – ; et le lendemain, le commandement allié passera outre malgré l’étonnement de ne pas avoir reçu de réponse.

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11 01 1945

Avec Megève, le Midi Libre, tient un bon os et se décide donc à ne pas le lâcher : il lui consacre la première de sa nouvelle rubrique De ma lucarne.

On nous conte que soixante dix personnes des deux sexes ont été découvertes à Megève où elles étaient arrivées par wagons spéciaux afin de pratiquer les sports d’hiver, y compris, sans doute, la rumba et la biguine qui se dansent le soir en smoking et entre deux cocktails, dans le hall du Palace. Les autorités locales se sont fâchées. Ces messieurs dames ont été expulsés. N’a-t-on pas tort d’agir ainsi ? À la place de M. le commissaire régional de la République, j’aurai réuni ces clients de choix et je leur aurai tenu à peu près ce langage : Mesdames, Messieurs, vous aimez le ski et brûlez d’en faire. Cela se conçoit, c’est un sport admirable. Je vais vous faire conduire à Gap où vous contracterez illico un engagement de six mois dans l’armée des Alpes qui réclame des skieurs. Ce sera peut-être plus long et plus dur que la petite villégiature que vous vous proposiez, mais votre patriotisme vous donnera, j’en suis sûr, le courage et l’endurance nécessaires. Au revoir et bonne chance ! Et cela n’aurait pas empêché de savoir au moyen d’une enquête (comme on l’a décidé) par quelles complicités ces amateurs de glissades ont pu se rendre de Paris à Megève dans des wagons spéciaux, alors qu’il n’y en a pas pour transporter les nourritures essentielles aux populations sous-alimentées.

André Négis, alias Fred Gérard. Le Midi Libre.

17 01 1945   

Raoul Wallenberg, diplomate suédois qui a contribué à sauver vingt mille Juifs hongrois, – il aura été jusqu’à négocier avec Adolf Eichmann – part  en  voiture de Budapest pour Debrecen à 240 km. Il va rencontrer un commandant de l’Armée Rouge. On ne le reverra jamais. Juste parmi les nations, citoyen d’honneur d’Israël, citoyen d’honneur des États-Unis en 1981 [seul Churchill avait reçu jusqu’alors cette distinction], citoyen d’honneur du Canada et de la Hongrie.

18 01 1945      

La guerre n’est pas terminée : l’essentiel du territoire métropolitain est débarrassé de l’occupant, à l’exception de la poche de Royan et de Dunkerque, Lorient, Saint-Nazaire et La Rochelle qu’il tiendra jusqu’à la capitulation du 8 mai, et il faut penser à redresser le pays : au sein du gouvernement  s’opposent deux politiques : celle de Pierre Mendès France qui est au ministère de l’Économie et celle de René Pleven qui est aux Finances. Le premier est partisan de mesures monétaires qui ont la main lourde pour les collaborateurs, notamment économiques, – ce sont les vues de Camus –  et qui bénéficient aux plus démunis, le second, dans un souci de rassemblement des forces du pays pour le redresser prône plutôt des mesures inflationnistes qui profitent au patronat, même si celui-ci s’est très largement mouillé auprès de l’occupant. René Pléven est donc partisan de passer l’éponge sur de nombreux cas. L’arbitrage reviendra à de Gaulle, qui le fera en faveur de Pléven, ce qui entraîne la démission de Pierre Mendès France [la lettre est du 18 janvier mais il restera en poste jusqu’au 2 avril] : […]  Le gouvernement avait décidé à Alger, et plus récemment depuis la Libération, de pratiquer une politique active de remise en ordre et d’assainissement de nos finances. À cette fin, il lui était apparu nécessaire, notamment, de s’attaquer sans tarder à la pléthore monétaire […]. Quand vous m’avez demandé de prendre le portefeuille de l’Économie nationale, je pensais avoir, en plein accord avec vous-même et avec l’ensemble du ministère, préparé, sur le plan financier, la réalisation des conditions préalables du succès dans le domaine économi­que […]. Or, le gouvernement a pris, depuis, une série de mesures qui sont en contradiction avec la politique que je lui avais proposée […]. À la rigueur nécessaire, on a substitué la facilité.

[…] M. Lepercq avait décidé que l’échange des billets serait possible dès le 15 septembre. M. Pleven assure qu’il ne le deviendra qu’en mars ou avril, par suite du manque de billets. J’affirme au contraire que l’opération est possible dès maintenant, à condition bien entendu qu’on s’en tienne […] à un échange limité, avec blocage partiel (au moins temporaire). On se détourne avec horreur de cette méthode, qui priverait pour un temps les Français de ressources qu’ils peuvent seulement employer au marché noir ; il parait que cette privation-là leur serait plus insupportable que toutes celles qu’ils sont en train de subir […]. Plus on attend, moins l’opération peut avoir d’efficacité : chaque jour perdu laisse à l’ennemi la possibilité d’introduire dans la circulation des billets qu’il a emportés ou que ses agents ont conservés sur place. Chaque jour perdu fournit aux profiteurs du désastre de nouvelles occasions de dissimuler leurs avoirs […].

Je me demande d’ailleurs comment dans le système préconisé par M. Pleven et qui exclut le blocage, sauf dans une mesure insignifiante, pourrait être réalisé le financement des avoirs, qui doit permettre d’asseoir la taxe sur la fortune et de rendre possible la reprise des profits illicites. Sans blocage en effet, l’administration est dans l’impossibilité absolue d’empêcher les gros détenteurs de répartir leurs avoirs ; sans blocage, elle ne peut pas contrôler les identités, vérifier les fausses cartes, démasquer les prête-noms. Sans blocage, les profiteurs comme les agents de l’ennemi disposent de facilités d’évasion pratiquement illimitées.

[…] Cette politique porte un nom […] , l’inflation (qui) gorge les spéculateurs qu’une hausse constante et assurée enrichit automatiquement […]. Dans ce système, une classe est complètement sacrifiée, celle des petites gens à revenus fixes, sacrifices dont le courrier quotidien vous apporte certainement des témoignages pathétiques […]. Distribuer de l’argent à tout le monde sans en reprendre à personne, c’est entretenir un mirage […], mais plus on accorde de satisfactions nominales, moins on peut donner de satisfactions réelles […].

J’ai peur, mon Général, que par un souci très compréhensible d’arbitrage, vous n’incliniez à faciliter, ou tout au moins à admettre, les compromis. Mais il est des matières où la demi-mesure est une contre-mesure, qui ne le sait mieux que vous ? […] la différence entre mes contradicteurs et moi, c’est que, consciemment ou non, ils escomptent l’équilibre réalisé en hausse plus ou moins automatiquement, sans intervention, c’est-à-dire un miracle […] ; il faut le dire tout net : le choix est entre le coup d’arrêt volontairement donné, et l’acceptation d’une dévaluation indéfinie du franc.

[…] La France sait qu’elle est malade et qu’elle ne se guérira pas dans l’euphorie. Elle sait qu’elle ne se redressera que par un effort long, difficile, pénible. Elle attend qu’on appelle à cet effort. J’en recueille le témoignage chaque fois que j’ai l’occasion d’exposer les opinions auxquelles je suis attaché. Je crois même discerner que les plus ardents, les meilleurs, les gaullistes, sont déçus du silence du chef du gouvernement à ce sujet. Mon Général, j’en appelle à vous, à votre inflexibilité, à tout ce qui fait que les Français ont confiance en vous, pour prendre des mesures de salut public.

[…] Je décline la responsabilité des lourdes décisions contre lesquelles je me suis élevé vainement ; je ne puis être solidaire de mesures que je juge néfastes. Je vous demande donc de reprendre ma liberté […]. Je me considère dès maintenant comme démissionnaire après quinze mois d’un travail dans lequel je n’ai été soutenu que par la fierté d’être votre collaborateur […].

Pierre Mendès France, Israël et les Palestiniens - Le CAPE

Pierre Mendes-France – July 12, 1954 …

27 01 1945  

Libération du camp d’Auschwitz : C’étaient quatre jeunes soldats à cheval qui avançaient avec précaution, la mitraillette au coté, le long de la route qui bordait le camp. Lorsqu’ils arrivèrent près des barbelés, ils s’arrêtèrent pour regarder, en échangeant quelques mots brefs et timides, et en jetant des regards lourds d’un étrange embarras sur les cadavres en désordre, les baraquements disloqués et sur nous, rares survivants.

Primo Levi. La trêve.

Charles Maurras, chef de l’Action française est condamné à la détention à perpétuité : celui qui avait été un des piliers des antidreyfusards s’exclamera : C’est la revanche de Dreyfus.

30 01 1945      

Le Wilhelm Gustloff [nom d’un dirigeant du parti nazi suisse, assassiné à Davos par David Frankfurter, un étudiant juif yougoslave le 4 février 1936. Il avait fait de Davos un repaire nazi, où les Suisses ne se donnaient même pas la peine de sauver les apparences de la neutralité], paquebot allemand de 208 m de long, a été lancé en 1937 : c’est le symbole du rêve d’une Grande Allemagne. Il va devenir le Titanic de Hitler. Amarré dans le port de Gotenhafen, sur la mer Baltique, il sert depuis le début de la guerre de caserne flottante à l’École des Sous-Mariniers.

L’Armée Rouge poursuit sa progression inexorable vers l’ouest, et c’est tout un peuple de Prusse orientale et de Silésie qui s’enfuit devant elle, par près de – 20°, cherchant à se prémunir contre les exactions des soldats soviétiques ivres de revanche après les exactions nazies. Il ne reste qu’un seul espoir : les bateaux mouillés à Gotenhafen, très vite envahie par ces réfugiés. Le 21 janvier, l’amiral Dönitz, commandant de la Kriegsmarine, donne l’ordre de sauver tous ceux qui peuvent l’être avant l’arrivée des Russes – ce sont environ 10 000 passagers qui embarqueront sur le Gustloff, qui appareille le 29 janvier en recevant une bonne nouvelle : trois sous- marins ennemis ont été repérés et sont sous surveillance ; donc, il n’y a pas de menace de sous-marin sur la route du Gustloff.

C’était sans compter sur l’imprévisible : pour faire une java dans le port finlandais de Turku,  Alexandre Marinesko, commandant le sous-marin russe S 13, avait ignoré l’ordre de départ des trois autres sous-marins ; repéré par la police, il était menacé de suspension et avait appareillé avec plusieurs jours de retard, se mettant ainsi à chasser en solitaire. Une erreur d’interprétation fait demander au commandant du Gustloff, d’allumer les feux de position : le S 13 est à proximité, en surface : le sort du Gustloff en est jeté : après deux heures de traque, à 21 h 16′, le Gustloff est atteint par trois torpilles. 657 personnes seront sauvées par les navires d’accompagnement ou embarqués sur les canots : et ce sont 9 343 passagers qui périrent.

Wilhelm Gustloff, sank 1945 | Maritime, Passenger ship, Wilhelm

 

Wilhelm Gustloff La plus grande tragédie maritime de tous les temps

01 1945

Le président Roosevelt écrit à von Steiger, président de la Confédération Helvétique – le nom politique de la Suisse – : Ce serait une chose terrible pour la conscience, pour tout Suisse aimant la liberté, de se rendre compte que son pays a freiné de quelque manière les efforts d’autres pays aimant la liberté pour débarrasser le monde d’un infâme tyran […] Je m’exprime en ces termes parce que chaque jour où la guerre se prolonge coûte la vie à un certain nombre de mes compatriotes.

À Londres, c’est  Anthony Eden, ministre des Affaires étrangères, qui convoque le représentant de la Suisse : Chaque franc de matériel de guerre envoyé à l’Allemagne par la Suisse prolonge la guerre.

6 02 1945   

Exécution de Robert Brasillach, 35 ans, écrivain d’extrême droite. Le procès a été expédié en 20 minutes ! Oui, 20 minutes pour décider de la vie ou de la mort d’un homme ! De Gaulle a refusé sa grâce. Il envoyait à André Chénier, comme lui mort sur l’échafaud 150 ans plus tôt un ultime hommage :

Debout sur le lourd tombereau,
À travers Paris surchauffé,
Au front la pâleur des cachots,
Au cœur le dernier chant d’Orphée,
Tu t’en allais vers l’échafaud,
Ô mon frère au col dégrafé

Dans la prison où les eaux suintent
Près de toi, les héros légers
Qui furent Tircis ou Aminte,
Riaient de ceux qui les jugeaient,
Refusaient le cri et la plainte,
Et souriaient aux noirs dangers

La chandelle jetait aux murs
Leurs ombres comme à la dérive.
Les cartes et les jeux impurs
Animaient les jours qui se suivent,
Toi, tu rêvais d’un sort moins dur
Et chantais les jeunes captives.

Le soleil des îles de Grèce
Rayonnait au ciel pluvieux.
Perçait les fenêtres épaisses,
Et les filles aux beaux cheveux
Nageaient autour de toi sans cesse
Sur les vagues, avec les dieux.

Tu souhaitais dans les nuits noires
Une aube encore pour t’éclairer,
Pour pouvoir attendrir l’histoire
Sur tant de justes massacrés,
Pour embarquer sur ta mémoire
Tant de trésors prêts à sombrer.

Avec les flots de l’aventure,
À travers les jours variés,
Les heures vives ou obscures,
Un siècle et demi a passé.
La saison est encore moins sûre,
Voici le temps d’André Chénier.

Sur la prison fermée et pleine
Un monde encore a disparu.
O soleil noir de notre peine,
Une autre foule est dans la rue,
Comme dans la vieille semaine
Demandant toujours que l’on tue.

Dans la cellule où l’eau suinte
Un autre que toi reste assis,
Dédaigneux des cris et des plaintes,
Évoquant les bonheurs enfuis,
Et ranimant dans son enceinte,
Comme toi, les mers de jadis.

Au revers de quelque rempart,
Au fond des faubourgs de nos villes,
Près des murs dressés quelque part,
Les fusils des gardes mobiles
Abattent au jeu du hasard
Nos frères des guerres civiles.

J’entends dans les noirs corridors
Résonner des pas biens pareils
À ceux que tu entends encore
Jusque dans ton pâle sommeil,
Et comme toi le soir je dors
Avec en moi mon vrai soleil.

Près de nous tous, ressuscité,
Le cœur plein de justes colères,
Dans la nuit on t’entend monter,
Du fond de l’ombre froide et claire,
O frère des sanglants étés,
O sang trop pur des vieilles guerres

Et ceux que l’on mène au poteau,
Dans le petit matin glacé,
Au front la pâleur des cachots,
Au cœur le dernier chant d’Orphée,
Tu leur tends la main sans un mot,
O mon frère au col dégrafé…

Chant pour André Chénier    15 novembre 1944

Mais on avait aussi pu lire de lui dans Je suis partout par exemple : C’est sans remords mais pleins d’une immense espérance que nous vouons ces derniers (les résistants) au camp de concentration sinon au poteau.

[…] Le petit matin frais où l’on conduira Blum à Vincennes (pour le fusiller) sera un jour de fête dans les familles françaises.

[…] Il faut se séparer des juifs en bloc et ne pas garder de petits.

Helléniste indiscutable, le même homme – oui, le même, comprenne qui pourra …, ces gens d’Action Française étaient schizophrènes  – avait écrit à peu près dans le même temps : Ses plaintes (parlant d’Eschyle) sur les prisonniers, sur les vaincus, sur la jeunesse jetée au combat résonnent encore d’un accent éternellement fraternel et révolutionnaire

[…] le poète (Théocrite) le plus frais de toute l’Antiquité , écoutant chuchoter la verte jeunesse, amoureux des jeunes corps et des jeunes printemps et chargé de toute la sensualité de la vie.

Et, sept mois avant son exécution, en juillet 1944, il écrivait en présentation d’une Anthologie de la poésie grecqueÀ l’heure où tant de biens sont menacés comme ils pouvaient l’être à la fin du monde antique, il n’est pas mauvais peut-être de dénombrer quelques-uns de ces biens, fût-ce pour en emporter le regret.

******

Ici, il s’agit plus que d’un simple divertissement d’helléniste. Il s’agit bien d’un testament, de l’ultime compagnonnage d’un poète d’aujourd’hui avec ses frères d’autrefois, trop longtemps oubliés, et retrouvés aux heures noires de l’Occupation. C’est une lumière qu’à travers eux il redécouvre, une lumière in extremis pour l’aider à franchir le Styx. Ils sont venus trop tard dans sa vie, ces poètes, pour avoir le temps de lui dire, de lui chanter, de lui crier de choisir, comme ils l’ont fait jadis, les rives de l’amour et de la liberté. Brasillach eut beau faire au lycée ses humanités, il n’a pas su, par elles, se garantir de l’inhumain.

Jacques Lacarrière. Dictionnaire amoureux de la Grèce  Plon 2001

J’ai toujours eu horreur de la condamnation à mort et j’ai jugé qu’en tant qu’individu du moins, je ne pouvais y participer même par abstention. C’est tout et c’est un scrupule dont je suppose qu’il ferait bien rire les amis de Brasillach […]

Ce n’est pas pour lui que je joins ma signature aux vôtres [François Mauriac, Paul Valery, Paul Claudel…]. Ce n’est pas pour l’écrivain, que je tiens pour rien, ni pour l’individu que je méprise de toutes mes forces. Si j’avais même été tenté de m’y intéresser, le souvenir de deux ou trois amis mutilés et abattus par les amis de Brasillach pendant que son journal les encourageait, m’en empêcherait. Vous dites qu’il entre du hasard dans les opinions politiques et je n’en sais rien. Mais je sais qu’il n’y a pas de hasard à choisir ce qui vous déshonore. Et ce n’est pas par hasard que ma signature va se trouver parmi les vôtres, tandis que celle de Brasillach n’a jamais joué en faveur de Jacques Decour [écrivain résistant fusillé par les Allemands au Mont Valérien en 1942].

Je voudrais donc que vous disiez cela à Brasillach et aussi que je ne suis pas un homme de haine, me sentant plutôt porté vers la retraite que vers la politique. Peut-être comprendra-t-il alors quelques unes des nuances qui lui ont manqué et qui font que je ne pourrai jamais lui serrer la main.

Albert Camus. Lettre du 27 janvier 1945 à Marcel Aymé

Il y avait au lycée Louis-le-Grand deux classes de lettres supérieures et deux de première supérieure, baptisées K1 et K2. La salle d’étude et de travail était commune aux internes des deux khâgnes et des deux hypokhâgnes. Le soir de mon arrivée, une réunion s’y organisa presque spontanément pour protester contre le procès de Robert Brasillach, qui devait s’ouvrir dans les tout prochains jours. À ma stupéfaction, la majorité des internes des deux khâgnes de Louis-le-Grand, suivie moutonnièrement par les hypo khâgneux, proposa de donner le nom de Brasillach à une de nos salles, la mienne en l’occurrence, celle de K1. Le fait que Brasillach, lui-même ancien khâgneux de Louis-le-Grand, ait étudié sur les bancs mêmes où nous étions assis l’emportait absolument sur les appels abominables au meurtre des Juifs proférés par l’écrivain collabo dans Je suis partout et d’autres feuilles à la solde des nazis. Cela ne pesait rien, ne comptait pas, et je compris alors d’emblée, avec un dégoût qui ne m’a peut-être jamais plus quitté, que le grand vaisseau France avait poursuivi impassiblement sa route, insensible à ce que d’autres éprouvaient comme un désastre, la destruction de millions de vies et de tout un monde. C’était mon premier jour, je ne connaissais personne, j’étais angoissé, intimidé, je ne comprenais rien aux lauriers dont on couvrait le talent de Brasillach, qui l’absolvait du pire, et je n’osai intervenir au milieu de ces jeunes bourgeois qui suintaient la légitimité par tous leurs orifices, regards, façons de respirer. Ils étaient passés à côté de la guerre, en avaient peu souffert, la France avait continué à fonctionner et eux avec. C’était là l’essentiel. Une voix tout à la fois sèche et lyrique, avec un accent du Midi dompté par un mode d’articuler et une gestuelle démonstrative acharnée à convaincre, gestes de prière en vérité, s’éleva soudain, imposa le silence, s’empara de la parole, libérant du même coup la mienne. C’était celle de Jean Cau : je le revois, maigre comme un loup dans sa blouse noire, joues creuses, pommettes hautes, nez et narines de loup, oreilles décollées. Nous commençâmes non pas à argumenter ou débattre, mais à les insulter, les défier et, très vite, à cogner, à leur jeter au visage tout ce qui nous tombait sous la main. Plusieurs furent blessés, un géant puant et ensanglanté dont je tairai le nom me frappa en pleine face. Alerté par le bruit, le surveillant général, un petit homme du nom de Louvet, à qui nous menâmes plus tard la vie très dure, ouvrit la porte à la volée. Nous lui annonçâmes que cette khâgne était un ramassis de traîtres, que si la salle était en effet baptisée du nom de Brasillach nous porterions plainte et traduirions en justice les meneurs.

Le procès de Brasillach eut lieu le 19 janvier, il fut, comme prévu, condamné à mort et, malgré une pétition d’intellectuels de renom, fusillé le 6 février au fort de Montrouge. Aucune salle de Louis-le-Grand ne porta jamais son nom. Mais, à propos de sa mort, de Gaulle a écrit quelque chose de superbe, que je ne connaissais pas quand je rédigeais le premier chapitre de ce livre, et qui, j’ose le dire sans scandaliser je l’espère, nous apparente en profondeur, le Général et moi. À un correspondant qui lui reprochait de ne pas avoir gracié Brasillach, le général de Gaulle se confia d’une bouleversante façon : Robert Brasillach fut effectivement le seul traître écrivain, parmi ceux qui n’avaient pas activement servi l’ennemi, pour lequel j’ai dérogé au principe que je m’étais fixé : je n’ai pas commué sa peine. S’il a été fusillé en ce matin glacial, triste et brumeux du 6 février 1945, malgré les appels de ses confrères les plus méritants, c’est que, lui, j’estimais le devoir à la France. Cela ne s’explique pas. Dans les Lettres aussi, le talent est un titre de responsabilité et il fallait que je rejette ce recours-là, peut-être, après tout, parce qu’il m’était apparu que Brasillach s’était irrémédiablement égaré […]. Si je me rappelle si bien ce matin-là, c’est qu’à chaque dernière nuit d’un homme que je pouvais gracier, je ne fermais pas l’œil. À ma manière, il fallait que je l’accompagne.

Claude Lanzmann. Le lièvre de Patagonie. Gallimard 2009

4 au 12 02 1945  

Conférence de Yalta, sur les rives de la Mer Noire, où Churchill, Roosevelt et Staline se partagent le monde ; Roosevelt, déjà malade, feint de ne pas réaliser que Staline met déjà en place tous les éléments de la guerre froide.

Si j’accorde à Staline tout ce qui est en mon pouvoir, et ne lui demande rien en retour,  je pense qu’il ne tentera pas de tout annexer, et travaillera avec nous pour un monde de démocratie et de paix.

Roosevelt sur Staline

On ne s’étendra pas sur ce concentré de naïveté, en le mettant sur le compte de la maladie.

L'absence du général de Gaulle à Yalta - Enseigner de Gaulle

Sur les hauteurs de Yalta, la cave de Massandra : avec ses 4 km de galeries creusées sur ordre du tsar Nicolas II, elle abrite plus d’un million de bouteilles de collection, les meilleurs crus de la planète depuis le XVIII° siècle. En leur sein, probablement les plus vieilles [de vin encore consommable] et les plus chères du mondes : cinq bouteilles de 1775, de Jerez de la Frontera, en Andalousie, le vin dont Jean Cocteau disait qu’il était le sang de la terre.

De Gaulle n’a pas été invité, et lâchera son fiel avant et après, sans marquer de reconnaissance particulière à Churchill et Eden, qui avaient bataillé pour que la France soit maintenue dans le concert des nations, lui obtenant ainsi d’être puissance occupante en Allemagne, etc… : Figurez-vous que nous avons entendu dire qu’il y aurait une réunion de plusieurs chefs de gouvernement.[…] La France n’est pas invitée à participer à cette réunion.

Le 21 01 1945. Quoi que MM. Roosevelt, Staline et Churchill pussent décider à propos de l’Allemagne et de l’Italie, ils seraient, pour l’appliquer, amenés à demander l’accord du général de Gaulle. Quant à la Vistule, au Danube, aux Balkans, l’Amérique et l’Angleterre les abandonneraient sans doute à la discrétion des Soviets. Mais alors le monde constaterait qu’il y avait corrélation entre l’absence de la France et le nouveau déchirement de l’Europe.

Mémoires de guerre. Le Salut, 3° tome. 1959.

Il y a aussi un accord secret : Staline s’est engagé à déclarer la guerre au Japon trois mois après la fin du conflit en Europe, en contrepartie de quoi Roosevelt et Churchill acceptent sans conditions les exigences de l’Union soviétique sur les îles Kouriles et le sud de l’île Sakhaline. et ses îles à proximité, l’indépendance de la Mongolie extérieure, une administration paritaire conjointe des chemins de fer sud-mandchourien et du transmandchourien, ainsi que la cession des droits portuaires à Port-Arthur (Lüshun) et Dalian (Dairen), situés sur la côte de Mandchourie.

2 02 1945

Une ordonnance concernant le statut des mineurs délinquants affirme la prééminence de l’éducatif sur le répressif. À son origine, un couple : Hélène Campinchi, avocate, chargée de mission auprès de François de Menthon, garde des Sceaux dès septembre 1944, préside la commission qui aboutit à la rédaction du projet. Son mari, César Campinchi, garde des Sceaux en 1938, avait déposé une année plus tôt un projet de réforme de la loi de 1912.

  • Un corps de magistrats spécialisés, les juges des enfants, est établi à raison d’un par tribunal. Ceux-ci peuvent prescrire des mesures éducatives diversifiées et en assurer le suivi. Ces mesures peuvent être confiées par le juge soit à un service ou à un établissement public, soit à une structure relevant du secteur associatif : observation et éducation en milieu ouvert ; placement en foyer, en internat, semi-internat, ou chez une personne digne de confiance ; placement dans un service départemental d’aide à l’enfance.
  • Des postes de fonctionnaires avertis des problèmes de rééducation des mineurs tels que pédagogues, médecins, psychologues sont créés.
  • La notion de minorité est modifiée : la distinction entre les mineurs de 13 ans et ceux de 18 ans disparaît de même que la nécessité de discernement entre 13 et 18 ans. Désormais, quelque soit l’âge des mineurs prévenus, les affaires sont instruites et jugées suivant une procédure identique.

L’Ordonnance réforme le régime du casier judiciaire des mineurs : l’inscription au casier n’est plus faite, désormais, que sur les bulletins délivrés aux seuls magistrats, à l’exclusion de toute autre autorité ou administration publique. L’effacement pur et simple de la peine prononcée devient possible, après expiration d’un délai de 5 ans, dans le but de lever tout obstacle aux chances de relèvement durable du mineur.

9 02 1945  

Le capitaine Alexandre Soljenitsyne a participé à l’immense bataille de Koursk ; il y a gagné son galon de capitaine ; il est bien là où il se trouve, car il s’est mis à aimer la guerre : J’ai connu des compagnons plus éclairés, mais des cœurs aussi purs, Jamais. Avec eux, je me sens bien. [La confiture d’abricots et autres récits en deux parties. Fayard 2012]Il fait partie des troupes qui viennent de prendre la vieille et prestigieuse ville de Königsberg, en Prusse orientale. Son supérieur, le colonel Travkine, le convoque dans sa tente pour lui demander son arme, première manifestation d’une condamnation : le courrier qu’il adressait à son ami Koka a été lu ; il y critiquait Lénine et Staline, cités sous des noms caricaturaux qui n’ont trompé personne. Il est d’abord conduit dans la cellule 69 de la Loubianka, à Moscou, avec le matricule CH 282. Condamné à huit ans de détention, il sera transféré en 1949 au camp d’Ekibastouz dans le Kazakhstan, pour être libéré le 5 mars 1953, jour de la mort de Staline. Mais la libération n’en est pas une car il est installé en relégation perpétuelle à Kok Teuh. Il écrit Une journée d’Ivan Denissovitch, dont il envoie le manuscrit à Tvardovski, directeur de la revue Novy Mir depuis 1950, écrivain reconnu dont le père est mort en camp, et qui a encore suffisamment d’indépendance d’esprit pour reconnaître un grand talent. Il le lit à Khrouchtchev, qui en autorise la publication en 1960 dans Novy Mir. Le numéro – le 11 – est épuisé en quelques jours : on en fera un nouveau tirage à 100 000 exemplaires :

Avec le moment inoubliable de la parution du n° 11 de Novy Mir, l’existence de nos jeunes générations, réduites à l’ennui dès le départ, pour la première fois, reçut un coup de tonus : réveille-toi ! regarde donc ! L’histoire n’est pas achevée ! Je rentrais de la bibliothèque à la maison et à chaque kiosque à journaux je voyais mes compatriotes demander une fois de plus le numéro déjà épuisé de la revue. Et jamais je n’oublierai un de ces hommes à l’allure sauvage, dépenaillé, qui ne savait même pas le nom de la revue, mais qui demanda à la vendeuse : Tu sais bien, là où toute la vérité est écrite ! Ce n’était plus l’histoire de la littérature, c’était l’histoire du pays.

Sergueï Averintsev

Mais les ennuis reviendront, qui verra s’établir un très nouveau rapport de force entre le système communiste et un homme de plus en plus redouté de par la puissance de sa dénonciation. Prix Nobel de littérature en 1970, pour ses trois premières œuvres : Une journée d’Ivan Denissovitch, le Pavillon des Cancéreux, le Premier Cercle, il est chassé d’URSS ; proscrit, il commence par aller en Allemagne, à Francfort, puis en Suisse et finalement va s’installer aux États-Unis, dans le Vermont, ce qui ne fera pas de lui pour autant un chaud partisan de l’autre système. Lors d’un discours à Harvard en 1978, il renverra dos à dos le bazar mercantile et le bazar idéologique.., je viens d’un monde où il est interdit de parler, et j’arrive dans un monde où il est permis de tout dire, et ça ne sert à rien. Il y gagne le surnom de Khomeiny de l’orthodoxie : trente ans plus tard la très sévère crise de fin 2008 redorera le blason de celui qui n’aura jamais cessé d’être un grand visionnaire.

Il finira par retourner dans son pays le 20 mai 1994, en commençant par Vladivostok, au plus près  des camps qu’il a connu. À Magadan, ancienne plate-forme de répartition des prisonniers : Je viens embrasser la terre de la Kolyma qui a accueilli les corps des millions de prisonniers morts en captivité. Le voyage pour rejoindre Moscou durera deux mois. Il mourra le 3 août 2008.

Mais, dans sa dénonciation du régime soviétique, il ne sera jamais seul : Je continue de penser à eux, à mon foyer là-bas, où tout va si mal, et à me demander pourquoi tant de personnes sont privées de ce que j’ai, en ce moment. […] Pourquoi, en fin de semaine, dans tous les bureaux, met-on sous sept sceaux toutes les machines à écrire et les appareils à photocopier, qu’ici on peut utiliser dans tous les magasins à grande surface et dans les postes, à un franc la feuille, alors que chez nous ces appareils sont considérés comme des presses clandestines, pour lesquelles on vous met en prison ? Pourquoi, ici, quand je traverse une frontière, ne m’en aperçois-je même pas, alors que là-bas, il arrive qu’on fouille jusque dans votre arrière train ! Pourquoi mentent-ils avec un tel acharnement ? Pourquoi trompent-ils du matin au soir ?

Victor Nekrassov Un regard plus autre chose. Gallimard 1979

La presse occidentale se mit à nous accorder une certaine attention. […] Et parfois nos habituelles grèves de la faim n’étaient pas encore terminées que déjà, en secret, les surveillants nous informaient des commentaires que la BBC ou Radio Liberté leur avaient consacrés. Cette guerre des ondes les passionnait eux aussi. Les chefs du Kremlin commençaient à s’inquiéter. La façade du grand édifice se ternissait et cela les préoccupait fort. Ah ! tout vient toujours si mal à propos !

Vladimir Boukovsky Et le vent reprend ses tours. Ma vie de dissident. Robert Laffont 1978

13 et 14 02 1945   

Bombardement de Dresde : 135 000 morts, 165 000 blessés, dans une ville de 700 000 habitants.

Entre la fin de 1943 et février 1945, les Alliés déversèrent sur l’Allemagne 1,27 million de tonnes de bombes : 161 villes allemandes de cent mille à plus d’un million d’habitants, parmi lesquelles Berlin, Hambourg, Dresde, Francfort, Dortmund, Cologne, furent presque totalement rasées ; quelque 850 villages furent détruits ; 600 000 victimes civiles, dont 75 000 enfants, furent tuées. L’organisateur de cette stratégie était Sir Arthur Harris, surnommé Bomber Harris. Deux ans plus tard, la vie normale tardait encore à se réinstaller : […] La vie en Allemagne n’est plus la même. J’habite encore chez mes parents, trouver un logement, c’est presque impossible. C’est la même chose avec les femmes, il y en a comme du sable au bord de la mer, mais pour trouver la vraie, c’est plus dur que jamais. …

Josef Offman à Antoinette Kergroach. 19 mai 1947. Lettres de l’ami allemand. Yves Gourmelon.

Les bombes au phosphore avaient mis le feu à des quartiers entiers de Hambourg, faisant un grand nombre de victimes. Jusque-là rien d’extraordinaire : même les Allemands sont mortels. Mais des milliers et des milliers de malheureux, ruisselants de phosphore ardent, dans l’espoir d’éteindre le feu qui les dévorait, s’étaient jetés dans les canaux qui traversent Hambourg en tous sens, dans le port, le fleuve, les étangs, jusque dans les bassins des jardins publics ou s’étaient fait recouvrir de terre dans les tranchées creusées çà et là sur les places et dans les rues pour servir d’abri aux passants en cas de bombardement.

Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide. Car le phosphore est tel qu’il se colle à la peau comme une lèpre gluante, et ne brûle qu’au contact de l’air. Dès que ces malheureux sortaient un bras de la terre ou de l’eau, le bras s’enflammait comme une torche. Pour échapper au fléau, ces malheureux étaient contraints de rester immergés dans l’eau ou ensevelis dans la terre comme les damnés de Dante. Des équipes d’infirmiers allaient d’un damné à l’autre, distribuant boisson et nourriture, attachant avec des cordes les plus faibles au rivage afin qu’ils ne s’abandonnent pas vaincus par la fatigue et se noient : ils essayaient tantôt un onguent, tantôt un autre, mais en vain, car tandis qu’ils enduisaient un bras, une jambe, ou une épaule, tirés un instant hors de l’eau ou de la terre, les flammes semblables à des serpents de feu, se réveillaient aussitôt et rien ne parvenait à arrêter la morsure de cette lèpre ardente.

Pendant quelques jours, Hambourg offrit l’aspect de Dite, la Cité infernale. Çà et là sur les places, dans les rues, dans les canaux, dans l’Elbe, des milliers et des milliers de têtes émergeaient de l’eau et de la terre, et ces têtes, qui semblaient coupées à la hache, livides d’épouvante et de douleur, remuaient les yeux, ouvraient la bouche, parlaient. Autour des horribles têtes, enfoncées dans la chaussée des rues ou flottant à la surface des eaux, les familiers des damnés allaient et venaient nuit et jour, foule décharnée et déchirée, qui parlait à voix basse comme pour ne pas troubler cette déchirante agonie. L’un apportait de la nourriture, des boissons, des onguents, un autre un coussin pour placer sous la nuque d’un de ces malheureux, un autre encore, assis près d’un enseveli, le soulageait de la chaleur du jour en lui faisant de l’air avec un éventail, un autre abritait du soleil une tête à l’aide d’une ombrelle, ou lui essuyait le front moite de sueur, ou lui humectait les lèvres avec un mouchoir mouillé, ou lui arrangeait les cheveux avec un peigne, ou, se penchant d’une barque, encourageait les damnés agrippés aux cordes et se balançant au fil de l’eau. Des bandes de chiens couraient çà et là aboyant, léchaient le visage de leurs maîtres enterrés, ou se jetaient à l’eau pour leur porter secours.

Parfois certains de ces damnés, gagnés par l’impatience ou par le désespoir, jetaient un grand cri, en essayant de sortir de l’eau ou de la terre pour mettre fin à la torture de cette attente inutile : mais aussitôt, au contact de l’air, leurs membres flambaient, et des combats atroces s’engageaient entre ces désespérés et leurs familiers, qui à coups de poing, de pierres et de bâtons, ou de tout le poids de leur corps, s’efforçaient de replonger dans l’eau ou dans la terre ces horribles têtes.

Les plus courageux et les plus patients étaient les enfants. Ils ne pleuraient pas, ne criaient pas, mais tournaient autour d’eux des yeux clairs pour regarder l’effroyable spectacle, et souriaient à leurs parents, avec cette merveilleuse résignation des enfants qui pardonnent à l’impuissance des grandes personnes et ont pitié d’elles qui ne peuvent pas les aider. Dès que la nuit tombait, un murmure s’élevait de partout, pareil au murmure du vent dans l’herbe : ces milliers de têtes guettaient le ciel avec des yeux flamboyant de terreur.

Le septième jour, ordre fut donné d’éloigner la population civile des lieux où les damnés étaient ensevelis dans la terre ou plongés dans l’eau. La foule des parents et des amis s’éloigna en silence, repoussée avec douceur par les soldats et par les infirmiers. Les damnés restèrent seuls. Des balbutiements apeurés, des claquements de dents, des plaintes étouffées sortaient de ces têtes affleurant à la surface de l’eau ou de la terre, le long des berges du fleuve et des canaux, dans les rues et sur les places désertes. Pendant toute la journée, ces têtes parlèrent entre elles, pleurèrent, crièrent, la bouche à fleur de terre, grimaçant, tirant la langue aux SS de garde aux carrefours, et elles semblaient manger la terre et cracher les cailloux. Puis la nuit descendit. Des ombres mystérieuses rôdèrent autour des damnés, se penchèrent sur eux, en silence. Des colonnes de camions arrivaient, les phares éteints, s’arrêtaient, repartaient. De toutes parts on entendait un bruit de pioches et de pelles, des coups sourds de rames dans des barques, des cris aussitôt étouffés, des plaintes et des claquements secs de revolver.

Curzio Malaparte. La Peau. Denoël. 1947

J’étais à la fabrique à Hammerbrook, sur la Bankstrasse. Je travaillais tard, après 9 heures du soir, c’était l’été, depuis des semaines, il faisait terriblement chaud. Nous étions en train de rentrer en voiture, quand nous avons entendu les sirènes, puis les bombes se sont mises à tomber. Nous nous sommes arrêtés, nous sommes sortis et nous avons couru nous cacher sous les arbres, je ne sais pas pourquoi. Après, tu ne peux pas imaginer. Le monde entier était en feu. Des immeubles s’effondraient. Les flammes montaient tellement haut, le ciel brûlait, on aurait dit que les nuages se consumaient. Des nuages en feu, comme une vision de l’Apocalypse. Et la chaleur. Il n’y avait pas d’air à respirer. Les flammes dévoraient tout l’air. Et les gens qui couraient en sortant des immeubles, les cris des enfants. Le goudron fondait, les gens collaient au goudron. Les vitres des voitures fondaient. Les objets s’embrasaient tout seuls. Nous étions couchés contre un mur, on essayait de respirer entre les pavés. J’étais absolument convaincu que nous allions tous mourir. Et puis la Feuerstrurm a commencé, c’était comme des cris d’animaux, le vent si fort qu’il m’a arraché du mur, Otto m’a attrapé par la jambe et m’a retenue.

Opération Gomorrhe, ils l’avaient baptisé. Comment avaient-ils choisi ce nom ? Qui avait eu l’idée ? Gomorrhe, une des villes de la Plaine. Hambourg avait brûlé neuf jours durant. Quarante mille personnes avaient péri, des femmes et des enfants pour la plupart. Neuf jours d’enfer, les morts étalés partout, pourrissant à la chaleur, des nuées noires de mouches recouvrant tout, et puis les rats, des milliers de rats dévorant les corps. Anselm se souvint d’avoir lu ces mots, prononcés par celui qui avait conçu ces raids : Malgré tout ce qui est arrivé à Hambourg, les bombardements se sont révélés être une méthode relativement humaine.

Harris, vice-maréchal de l’armée de l’air.

Relativement. À quoi faisait-il référence, le vice-maréchal Harris ? Relativement à quoi ? À Auschwitz ? Y avait-il des moyens relativement humains de tuer des enfants ? Relativement parlant, où se plaçaient les raids de Bert Bomber Harris dans l’échelle des horreurs du XX° siècle, au sommet de laquelle on trouvait l’anéantissement perpétré de sang-froid des Juifs, des gitans, des homosexuels et des handicapés mentaux ?  

Peter Temple. Un monde sous surveillance. Rivages/Thriller 2002

Je me souviens de l’indignation qui s’empara, deux ans plus tard, du haut commandement de l’armée de l’air et parfois même de mes meilleurs camarades, quand ils lurent dans le Monde, à Paris, mon livre la Vallée heureuse que le journal publiait en feuilleton comme un polar : on apprenait que nous avions été des massacreurs ! Et qu’étions-nous d’autre, à l’époque, par nécessité ? Les nazis avaient assez massacré, il fallait leur rendre la pareille, c’était bien ce à quoi s’était résolu l’état-major du Bomber Command après mûre réflexion. Dans mon livre, je ne me scandalisais pas de me ranger parmi les massacreurs, je constatais. Eh bien non. On acceptait que les nazis eussent été des salopiauds, mais pas nous. Il y allait de l’honneur de l’armée française, de la vieille chevalerie à sauver, et de cette fiction diplomatique et de cette fable que la France, mère des libertés, ne s’attaquait qu’aux armées ennemies. Peut-être, peut-être. Mais nous étions avec la RAF, sous les ordres du maréchal de l’air Harris que les Anglais appelaient le boucher, qui avait certainement obtenu l’accord de Sir Winston Churchill, chef du gouvernement. Tous ces messieurs avaient décidé de répliquer aux raids de terreur par des raids de terreur, et je ne vois pas comment nous, simples exécutants, aurions pu émettre des réserves sans être jugés pour trahison et exécutés. À chaque fois que la croix du viseur passait sur l’objectif, je criais Bombes parties sans dissimuler ma joie et, dans notre équipage comme chez les autres, ce mot provoquait l’allégresse. […] Quand nous partîmes pour Leipzig, je ne fis même pas l’effort de me souvenir de ce que les journaux de Grande-Bretagne avaient publié d’une récente adresse de Himmler à ses troupes : Emparez-vous de tous les tire-au-flanc, attachez-les, chargez-les sur un camion. Je vous ordonne d’arrêter tous ceux qui essaient de fuir. Haïssez tous ceux qui reculent. Quand vous aurez réuni tous les lâches, fusillez sans pitié quiconque osera protester… Cela aurait pu me rappeler la horde de forcenés du tout jeune officier Ernst Jünger, ces guerriers diaboliques que l’odeur de la bataille enivrait. Ils avaient refusé leur défaite en 1918 et me semblaient plus conformes à l’esprit germanique que l’élégance et la pitié des Jardins et Routes de 1940. Pour nous, le moment était venu de nous venger de la débâcle et de la honte, et, pour Jünger démobilisé à Hanovre à la fin de 1944, de subir la dévastation qui tombait du ciel, déluge de mort et d’épouvante.

Si je pensais à quelque chose en appuyant sur le bouton de largage, c’était à nous débarrasser de notre chargement. Peu importe s’il s’abattait sur les habitants de Leipzig terrés au fond de leurs caves. Quand ils sortiraient de leurs trous à rats en nous maudissant, s’ils en sortaient, ils ne verraient que ruines et fumées d’incendies car notre chargement était composé de tolite et de phosphore, et je ne me souviens pas si les lanceurs de phosphore nous précédaient ou nous suivaient. Toujours est-il que massacre et feu étaient admirablement agencés. Mais oui, nous étions massacreurs par nécessité. N’était-ce pas vrai ? Je me demanderai alors si, par hasard, je n’étais pas allé trop loin dans les mots. J’avais bien écrit autrefois des poèmes qui ressemblaient à cela, sans savoir ce qu’était un raid de terreur sur Dresde ou sur Leipzig. Mes poèmes étaient tout autres, j’implorais la pitié de Dieu sur nous et sur ceux que nous écrasions. Je me regarderai alors dans une glace, je découvrirai une face de revenant de l’enfer, encore ce mot ! un peu éberlué, assommé, étourdi, sonné, légèrement halluciné par les kilos de maxiton ingurgités. C’est vrai, à notre tour nous étions des barbares, des criminels de guerre, mais si Hitler avait mis au point la bombe atomique avant les Américains, la Grande-Bretagne eût été détruite et nous avec.

Confessons, avouons, l’heure n’est pas à la pitié. N’employons pas là un pluriel de modestie qui pourrait réveiller de vieilles fureurs chez les uns ou les autres. De Leipzig, que retenais-je ? Un fantastique feu d’artifice, le crépitement des canons, et, au-dessous, le lac d’or qui devenait presque une mer, pensez donc : une ville de six cent mille habitants, la patrie de Richard Wagner, la première des cités universitaires d’Allemagne, une Bourse de la librairie unique au monde, une académie des beaux-arts, tout cela en flammes, et un imbécile qui nous coupait la route et que Gronier sautait à la lumière du brasier, une explosion formidable qui illuminait le ciel quelques instants. Après quoi, nous cassions tranquillement la croûte, car la RAF, cette bonne mère, nous avait remis avant le départ un assortiment de sandwiches au jambon d’York et au fromage de Hollande, et ça, mon Dieu, même sans la délicatesse de cornichons coupés en tranches, avec un gobelet de thé de la bouteille thermos, eh bien, ça nous remontait. Après quoi encore, Ravotti le navigateur murmurait dans le micro pour que tout l’équipage entende : Dans une heure, nous franchirons le Rhin entre Cologne et Mayence... En moi-même, j’ajoutai : Si Dieu veut, si Dieu veut… L’Allemagne était comme une terre morte.

En février 1945, le temps ne passait pas vite. Il nous restait encore sept missions à tirer, sept matches à disputer. L’équipage fourbu commençait à battre de l’aile. La radio annonça la mort [le 4 février] de Marin La Meslée, l’as de la chasse qui avait apparu à un de nos feux de camp à Fès, du temps de Murtin. Le descendeur de Messerschmitt avait été descendu par des canons sur lesquels il s’acharnait pour la troisième fois. […]

La fin approchait quand les chasseurs allemands usèrent d’une nouvelle tactique. Tandis que nous franchissions la Manche, ils nous suivirent tranquillement, puis au moment où nous rallumions nos feux de position au-dessus de cette vieille Angleterre, au moment où le stream ressemblait à un tranquille fleuve d’étoiles, ils se collèrent derrière nous et nous expédièrent tranquillement au tapis, zoum, zoum. Ils étaient si bas qu’un JU 88 s’écrasa sur une route après avoir accroché un arbre. À notre cimetière de Holgate où, derrière l’aumônier à étole violette, nous allions régulièrement accompagner des camarades, et où il y avait toujours une dizaine de tombes creusées d’avance, on avait manqué de place, il avait fallu appeler des fossoyeurs en renfort.

Pour notre trente-septième mission annoncée comme la dernière, le maître de cérémonie, je n’invente rien, c’était l’humour noir de ces messieurs de la RAF, s’appelait Pluton. Lourde ambiance dans l’équipage : le colonel nous avait félicités et semblait sincère. Nous emportions des bombes de 250 livres que nous n’aimions pas, je ne me souviens plus pourquoi. Parce que parfois il en restait une ou deux obstinément accrochées dans la soute ? Nous décollâmes en fin de journée, nous n’allions pas loin, juste après le sixième méridien pour les deux points du match, juste de l’autre côté de la Moselle. Nous devions anéantir des concentrations ennemies. Nous y arrivâmes par nuit assez claire, où Jupiter et Vénus se partageaient le ciel. À l’heure pile, les marqueurs tombèrent et le protocole se déroula. Il y eut, ce soir-là, une merveilleuse fusée d’or en paillettes papillotant avec lenteur, suivie d’une grappe de marqueurs rouges, puis rouges et verts, puis verts, superbes, brillants, éclatants, et tout à coup Pluton, la voix terrible, l’archange invisible des enfers, nous appela à la curée avec des mots qui me parurent scandaleux, mais comment s’indigner quand on se trouve où on est, et qu’on est soi-même un vautour ? Pluton qui avait dû avaler un peu trop de maxiton ou souffrait peut-être d’une déception amoureuse, s’écriait : Hello boys, to get ready to slaughter... Oh ! pas d’une voix méchante. Un peu comme un instituteur à ses élèves : Allez les enfants, c’est le moment de s’amuser, il disait : Allez les gars, allez-y pour la boucherie… Longtemps après, ce mot-là m’a scandalisé. Il m’a paru vulgaire, trop vrai. Cette nuit-là, j’avais une âme de pharisien, j’aurais aimé qu’on n’emploie pas de terme aussi cru. Nous étions là pour quoi ? Pluton appelait sa bande de tueurs, sa bande de gangsters, sa bande de malfrats, sa bande de truands. J’aurais préféré qu’il nous dore un peu la pilule, qu’il dise Allez les enfants, courage... Mais là, comme ça, slaughter, tuerie, massacre… quel manque de délicatesse, quelle sauvagerie ! Et quelle discourtoisie, n’est-ce pas ? Sur le moment, personne n’aurait songé à résister à cette irrésistible voix. J’ouvris les trappes, je fixai mon parachute au harnais par les mousquetons. Se détachant sur l’or fauve du phosphore qui cramait déjà, des avions plus bas que nous se détachaient comme des ombres un peu en avant, nos bombes ne risquaient pas de les atteindre, elles passeraient derrière eux. Je n’avais pas non plus à rectifier le cap, nous allions droit sur les verts. Pour rassurer Gronier, je dis : C’est bon, mon vieux, c’est bon… et, à l’instant voulu, quand les verts glissèrent au centre de la croix du viseur, une légère pression sur le bouton et tout s’en alla. L’avion frémit à peine comme pour marquer son soulagement. Allégé de cinq tonnes et demie de saloperie, il devenait souple, manœuvrable, capable de tous les corkscrews. D’une voix presque joyeuse, Ravotti, le navigateur, ordonna à Gronier d’afficher son nouveau cap. Derrière nous, la fête continuait, Pluton était content, nous nous enfonçâmes dans les ténèbres de toute la vitesse de nos quatre moteurs Hercule. Vénus était à son couchant, quelqu’un bientôt n’allait pas manquer de la confondre avec le feu d’un avion. Cassiopée et Orion chaviraient derrière nous. Après notre passage, beaucoup de télégrammes partis de ce coin-là feraient des veuves, des orphelins et des mères en larmes. Après le virage, j’emplis mes yeux pour jouir du spectacle. C’est vrai que ce n’était pas chaque fois si bien réussi. Un immense bonheur m’habitait. Je ne pouvais pas me douter qu’alors Ernst Jünger, déjà l’objet de mon admiration jalouse et de qui j’allais, à mon grand étonnement, marcher sur les traces à Paris, avait rejoint son presbytère de Kirchhorst, près de Hanovre en cendres, et qu’il nous voyait tout dévaster au point que les pierres de la ville brûlaient toutes seules, sans rien. En quelque sorte, bien qu’il gardât toujours une âme impavide devant l’adversité et qu’il pensât toujours aux insectes rares et aux serpents, j’étais devenu son ennemi mortel, moi l’aviateur, moi le bombardier.

Jules Roy. Mémoires barbares. Albin Michel. 1989

L’homme est rarement simple : on pourrait penser qu’à lâcher des bombes pendant des mois – 38 missions – , et donc semer la mort, il aurait pour le moins acquis une certaine gravité et densité silencieuse : rien de tout cela… quelques pages plus loin on le voit écrire sans sourciller des propos de Don Quichotte un tantinet snobinard, mystique à ses heures, agité et sautillant : Je ne me souviens plus exactement où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, si c’est au Flore ou aux Deux Magots …, avide à n’en jamais finir  de potins d’alcôve pour finalement aboutir à la question essentielle : qui couche avec qui ? Question auxquelles il donne toujours réponse. Tout ce beau monde littéraire se retrouve les uns chez la milliardaire américaine Florence Gould, les autres chez Louise De Vilmorin. Il arrive à certains veinards de pouvoir fréquenter les deuxAuteur à 33 ans d’un La France sauvée par Pétain publié chez P & G Soubiron à Alger en juillet 1940, il bénéficiera de la grande et partiale indulgence de ses confrères en littérature qui lui décerneront en 1946 le Renaudot 1940 pour La Vallée heureuse [surnom donné par les Anglais à la Ruhr qu’ils bombardaient tant et plus].

Les derniers défenseurs de Budapest se rendent ; ils sont presque tous fusillés ; quelques uns partent en camp en Sibérie.

Le roi d’Arabie ibn Saoud et Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta  se rencontrent sur le croiseur USS Quincy (CA 71), mouillé sur le lac Amer, en plein canal de Suez, ainsi à l’abri des sous-marins. Roosevelt a aussi convié Haïlé Sélassié, empereur d’Éthiopie et Farouk, le roi d’Égypte. Avec Ibn Seoud, c’est l’accord qui va marquer près de 80 ans de la politique du Moyen-Orient : l’Arabie fournira le pétrole aux États-Unis, lesquelles assureront sa sécurité.

Le président Franklin Roosevelt en compagnie du roi Abdelaziz Al Saoud, du colonel William A. Eddy (en) (qui sert d'interprète, un genou au sol) et de l'amiral William Leahy (debout, à gauche) sur l'USS Quincy.

Le président Franklin Roosevelt en compagnie du roi Abdelaziz Al Saoud, du colonel William A. Eddy, qui sert d’interprète, un genou au sol, et de l’amiral William Leahy,debout, à gauche, sur l’USS Quincy. Roosevelt mourra deux mois plus tard.

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[1] avec ses lapsus qui en disent bien long : ainsi, celui du procureur soviétique Smirnov qui parla un jour de  l’antisémitisme excessif des Russes

[2] répartie qu’en fait on ne trouve dans aucun Procès Verbal d’instruction concernant Arletty, née Léonie Bathiat ; on lui prête aussi à tort un : Mon cœur est français mais mon cul est international, qui a été inventé par l’un des ses biographes. Par contre, elle a bien montré son sens de la répartie avec Otto Abetz : Otto Abetz m’a demandé de quitter Paris et de me rendre à Baden-Baden ; j’ai refusé en lui disant que j’aimais mieux Paris-Paris.