20 novembre 1944 au 6 mai 1945. Libération de Strasbourg. Retour des déportés survivants. Déluge de bombes sur l’Allemagne. 29461
Poster un commentaire

Nom: 
Email: 
URL: 
Commentaires: 
Publié par (l.peltier) le 4 septembre 2008 En savoir plus

23 11 1944 

La 2° DB de Leclerc libère Strasbourg.

Strasbourg deuxième guerre mondiale WW2 France occupation

potager place de la République

Strasbourg deuxième guerre mondiale WW2 France occupation

enlèvement de la statue du général Kléber

Libération Strasbourg deuxième guerre mondiale 1944 WW2 Alsace

remise en place de la statue de Kléber

Libération Strasbourg deuxième guerre mondiale 1944 WW2 Alsace

la libération vaut bien un baiser aux libérateurs de la 2° DB.

24 11 1944      

De Gaulle s’en va à Moscou ; il est accompagné entre autres du général Juin et de Georges Bidault. Il y signe un pacte franco-soviétique le 10 décembre qui prévoit une assistance militaire mutuelle en cas d’agression allemande. En contrepartie, la France reconnaissait de facto le gouvernement communiste de la Pologne, appelé alors comité de Lublin.

Toutefois, les désillusions vont bientôt l’emporter: Staline comprend très vite que la France n’entrera pas dans son système, et dès l’été 1945, de Gaulle s’inquiète des objectifs expansionnistes de Staline en Europe et au Moyen Orient. La pacte n’aura pas les effets importants que l’on espérait de part et d’autre.

Georges Henri Soutou Dans les archives secrètes du quai d’Orsay. L’iconoclaste 2015

25 11 1944

Après une semaine de durs combats, la 5° Division Blindée de De Lattre de Tassigny entre dans Belfort derrière ses commandos d’Afrique.

Rhin et Danube | L'extraordinaire épopée de la Première Armée Française | Page 3

Les généraux De Lattre de Tassigny, commandant la 1° armée, Devers, (américain) commandant le 6° groupe d’armée, Béthouart, chef du 1° Corps d’armée et Montsabert, chef du 2° Corps d’armée, posent pour l’histoire au pied du Lion de Belfort.

27 11 1944                 

René Pleven, ministre des finances chiffre à  60 milliards de francs les versements faits à l’Allemagne par le régime de Vichy.

29 11 1944   

Helen Taussig, cardiologue en pédiatrie, Alfred Blalock, chirurgien et son assistant Vivien Thomas, tous américains, tentent pour la première fois de sauver un bébé de 11 mois, crevette de moins de 5 kg vouée à une mort imminente car atteinte de la maladie bleue, malformation cardiaque jugée incurable jusque dans les années 1930. Et c’est gagné : le bébé vivra.

Opération Plunder

Opération Plunder. Franchissement du Rhin 30 novembre 1944

1 12 1944  

Les tirailleurs sénégalais étaient nombreux à avoir été faits prisonniers par les Allemands en mai/juin 1940, souvent restés en France comme travailleurs forcés dans des fermes ou des usines d’armement. Étant en France, ils avaient été les premiers libérés, sans que leurs pensions et indemnités leur aient été versées. Ils étaient 1 280 à avoir été regroupés en novembre dans un camp proche de Dakar à Thiaroye. Une manifestation est organisée et le général Dagnan est chahuté. En accord avec son supérieur le général Yves de Boisboissel, il décide de faire une démonstration de force et envoie des gendarmes, renforcés de détachements de soldats indigènes et quelques blindés. Après deux heures et demie de discussion, l’ordre d’ouvrir le feu est donné, faisant de 70 à 300 tués, des blessés graves en grand nombre, plus des centaines de blessés légers. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas où les corps ont été enterrés. Immédiatement, 300 ex-tirailleurs sont extraits du camp pour être envoyés à Bamako. 34 survivants, considérés comme meneurs, sont condamnés à des peines de un an à dix ans de prison. Ils ont une amende de 100 francs de l’époque et perdent leurs droits à l’indemnité de démobilisation. Ils seront graciés en juin 1947, lors de la venue à Dakar de Vincent Auriol, président de la République, mais sans recouvrer leurs droits à leur retraite militaire.

On pense à la  mutinerie des soldats Suisses de la garnison de Nancy le 31 août 1790, qui ne demandaient que le versement de leur salaire… et qui avaient été écrasés par les troupes du marquis de Bouillé, qui en avait fait fusiller 33, et en avait envoyé 41 au bagne… rien n’a véritablement changé.

7 12 1944

191 Etats se réunissent à Chicago pour y créer l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale – OAIC -, en charge d’établir les règles de la circulation aérienne internationale ; cette charte est dite Convention de Chicago. Au nom du nécessaire développement de l’aviation civile, les États-Unis imposent que le kérosène utilisé pour les liaisons internationales soit exempté de toute taxe : c’est le respect de cet article qui sera brandi par tous ceux qui veulent que les choses en restent ainsi quand les autres carburants sont lourdement taxés. Mais cette exemption à l’international n’empêche en rien une  taxation sur les vols intérieurs d’un pays, ce à quoi la France se refusera toujours, mais qu’adopteront de nombreux pays, à commencer par les États-Unis eux-mêmes, et le Japon, les Pays-Bas, le Brésil, l’Inde, la Suisse…

Cette question qui sera à l’origine du mouvement de protestation de Gilets Jaunes en France en novembre 2018, tient du débat de théoricien : si l’on tient à une justice fiscale, il parait tout à fait normal de taxer le kérosène, même si ce n’est que pour les vols intérieurs pour respecter cette convention de Chicago et même si les compagnies aériennes supportent en fait nombre de taxes annexes qui sont utilisées pour la réalisation d’infrastructures aériennes, le financement de la sécurité des aéroports, et encore la taxe de solidarité créée par Jacques Chirac, qui permet de financer l’organisme international Unitaid, la TNSA – taxe sur les nuisances sonores aériennes -. Débat de théoricien ? Car, pour l’aspect pratique, s’il s’agit de faire rentrer des sous dans les caisses de l’État, c’est peanuts : la consommation de kérosène en France est de 1 202 000 m³ par an [source : http://chartsbin.com/view/44542] quand la consommation de carburants routiers est de 50 millions de m³ par an soit 99.40 % pour le routier et 0.60 % pour l’aérien. On comprend bien qu’à Bercy on soit plus intéressé pour relever la TICPE – Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Énergétiques, ancienne TIPP – qu’à taxer un carburant aérien, qui ne représente que 0.60% du total des carburants de transport.

15 12 1944 

100 000 projectiles incendiaires et près de deux cents Cookies [bombe géante de 1 800 kg] sont largués par une flotte de bombardiers 138 Lancaster de la RAF, au-dessus de la Manche, suite à l’attaque de Siegen, à l’est de Cologne, avortée pour cause de brouillard. Une part significative de ces munitions n’explosaient pas et reposent probablement encore sur le fond, à -35 m dans cette Southern Jettison Area – jettison désigne le largage en mer d’un objet ou d’un déchet, à partir d’un bateau, sous-marin, avion, ou hélicoptère ; il peut aussi s’agir pour un avion du délestage de carburant non consommé avant atterrissage sécurisé ou d’urgence, délestage qui se fait dans des zones prédéterminées, dites FJA Fuel Jettison Area. La Southern Jettison Area repose sous l’actuel rail montant du trafic maritime de la Manche. Son centre se situerait à 50°15 N et 0°15 E, avec un rayon est de 9 km. Evidemment, ce genre d’opération n’a rien d’exceptionnel, et donc donne une idée du nombre de bombes qui dorment dans des cimetières sous-marins, certaines ayant explosé, d’autres non, non seulement bien sur dans la Manche, mais dans toutes les zones maritimes de combat de la  2° guerre mondiale. Et même en terrain soit-disant neutre comme la Suisse, le fond de leurs lacs serait un véritable tapis de bombes !

Glenn Miller, talentueux jazzman américain, alors à la tête du Glenn Miller Army Air Force Band, formation qui donne des concerts pour remonter le moral des troupes, embarque à Londres pour la France à bord d’un avion canadien, un Noorduyn Norseman. Il disparaîtra au-dessus de la Manche, probablement victime du phénomène de givrage auquel étaient exposés les carburateurs de ces avions.

16 12 1944

Un V2 frappe de plein fouet le cinéma Rex à Anvers : 561 tués.

Dans les Ardennes, là où personne ne les attendait, les Allemands livrent leur dernière grande bataille : dans le plus grand secret ils ont rassemblé 200 000 hommes, jeunes et vieux inexpérimentés : les autres sont soit ailleurs soit morts. Le secret n’a pas que des avantages : seuls trois généraux étaient au courant : une fois l’offensive déclenchée, bien des officiers seront dépourvus des informations nécessaires pour prendre les bonnes initiatives. Otto Skorzeny, le soldat de tous les coups de l’armée allemande, à la tête de la Panzer brigade 150 vêtue d’uniformes anglais et américains tente de reprendre des ponts sur la Meuse et de semer la pagaille au sein des troupes alliées : 44 hommes parviennent à s’infiltrer, mais après des jours de combat, doivent renoncer à leur objectif.

Les Allemands visent Anvers, port le plus important pour les alliés. Pendant deux semaines, ils vont bien malmener les Américains, qui alignent dans le secteur 75 000 hommes, allant jusqu’aux portes de Bastogne, demandant au commandant des deux compagnies légères qui y stationnaient de se rendre, lequel leur répondra : des clous !

Le 21 décembre, il neige et donc, l’aviation alliée est paralysée, les blindés également : le général Patton mande son aumônier qui compose l’oraison suivante, tirée à des milliers d’exemplaires : Seigneur tout-puissant et miséricordieux, nous implorons Ta bonté divine pour que Tu daignes contenir ces pluies excessives contre lesquelles nous avons dû lutter. Accorde-nous, dans Ta grâce, un temps favorable pour la bataille.

*****

Nous sommes blessés, mais nous sommes debout !

Or, devant nous se tient l’ennemi ! L’ennemi qui, à l’ouest, à l’est et au sud, a reculé peu à peu, mais l’ennemi encore menaçant, actuellement redressé dans un sursaut de rage qui va, au cours de l’année 1945, jouer, sans ménager rien, les derniers atouts qui lui restent.

Toute la France mesure à l’avance les épreuves nouvelles que cet acharnement comportera, pour elle comme pour ses alliés. Mais toute la France comprend que le destin lui ouvre ainsi la chance d’accéder de nouveau, par un effort de guerre grandissant, à cette place éminente qui fut la sienne…

Charles de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République française depuis le 3 septembre 1944

17 12 1944

À 500 km à l’est de Luçon, dans le Pacifique, en mer des Philippines,  le typhon Cobra secoue la Task Force 38. Trois destroyers font naufrage, 790 marins américains meurent, 80 autres sont blessés. Neuf autres navires de guerre sont endommagés et 146 avions et hydravions détruits, endommagés de façon irrémédiable ou projetés par-dessus bord de plusieurs porte-avions et autres navires.

L’amiral Chester Nimitz dira que les dégâts ont apporté un handicap plus important à la Troisième flotte américaine par rapport à ce qu’elle aurait pu s’attendre à subir dans n’importe quelle autre action militaire […]  C’est la plus grande perte que nous ayons eue dans le Pacifique sans retour compensatoire depuis la première bataille de Savo (ou première bataille des Salomon les 8 et 9 août 1942, durant la bataille de Guadalcanal).

undefined

Le porte-avion USS Cowpens (CVL-25) perdit un membre d’équipage et sept avions le 18 décembre 1944.

18 12 1944   

L’ordonnance du 30 septembre 1944 sur les titres ayant paru sous l’occupation a concerné nombre de journaux, dont Le Temps qui a vu ses locaux situés 5 rue des Italiens réquisitionnés et son matériel saisi. C’est ainsi que naît Le Monde, bénéficiaire de cette confiscation, dirigé par Hubert Beuve Méry dont le premier numéro sort ce 18 décembre 1944. Il reprend la ligne du Temps qui avait été interdit. Il est daté du 19. Hubert Beuve-Mery se refusait à livrer des combats perdus d’avance quant à l’objectivité dont doit faire preuve le journalisme, aussi avait-il inventé la formule plus souple de subjectivité désintéressée pour tenir lieu de déontologie.

Un nouveau journal paraît : le Monde.

Sa première ambition est d’assurer au lecteur des informations claires, vraies et, dans toute la mesure du possible, rapides, complètes.

Mais notre époque n’est pas de celles où l’on puisse se contenter d’observer et de décrire. Les peuples sont entraînés dans un flot d’évènements tumultueux et tragiques dont tout homme, qu’il le veuille ou non, est l’acteur autant que le spectateur, le bénéficiaire ou la victime. En acceptant passivement sa défaite, la France eût consommé sa propre perte. Au contraire, l’appel à la résistance lancé par le général de Gaulle au lendemain de la capitulation, et qui eut un si large écho dans le cœur des Français, a rendu au pays toutes les chances qu’il semblait avoir perdues.

Pour que ces possibilités, magnifiquement développées depuis quatre mois, soient demain une incontestable réalité, il faut d’abord vaincre. La bataille de France, perdue en 1940, ne peut être compensée que par le succès total de la bataille d’Allemagne qui vient de s’ouvrir.

Mais cette victoire, condition de tout, ne suffirait à rien. A quoi bon être victorieux si la santé publique et le peuplement français restaient définitivement compromis; si les jeunes, quelle que soit leur origine, ne recevaient pas l’éducation nécessaire à leur plein épanouissement individuel et social ; si l’industrie française cessait d’être productrice et la terre d’être féconde; si le chef d’entreprise et l’ouvrier ne se sentaient enfin réconciliés dans leur commun labeur, le juste partage des responsabilités communes et du commun profit ?

Si usé que soir le mot, c’est bien une révolution – une révolution par la loi – qu’il s’agit de faire triompher ; celle qui restaurera, par l’union et l’effort créateur de tous les Français dignes de ce nom, la grandeur et la liberté française.

Hubert Beuve-Méry, Le Monde, Mardi 19 Décembre 1944.

L'histoire du « Monde » au fil des années

 

Les grands titres :

  • La France et l’URSS ont conclu un traité d’alliance et d’assistance mutuelle, prévu pour une durée de vingt ans.
  • La Wehrmacht aux confins belgo-luxembourgeois
  • Le général de Gaulle et ses témoins, sous la plume d’Émile Henriot, critique littéraire, poète, auteur du très connu La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié, attribué le plus souvent, à tort, à Edouard Herriot.
  • Dans une tribune libre L’alliance franco-soviétique, on peut lire des commentaires qui nous paraissent aujourd’hui ahurissants. Cette tribune libre n’est pas signée, mais on ne voit pas comment elle pourrait venir d’un journaliste autre qu’Hubert Beuve Méry :

Ce qui frappe le plus dans le traité d’alliance franco-soviétique dont le texte a été publié hier, c’est sa lumineuse précision.
Alors que le pacte du 2 mai 1935 ne comportait que des clauses conditionnelles et vagues, se référant toutes à des articles du Covenant que personne n’avait présents à la mémoire, le traité du 10 décembre 1944 contient huit articles d’une concision lapidaire et dont les termes frappent comme des balles.
Le 2 mai 1935, les parties semblaient, en signant leur contrat de mariage, songer déjà à leur prochain divorce.
Le 10 décembre 1944, les négociateurs ont résolument banni les faux – fuyants et les arrière-pensées.
L’Allemagne est explicitement désignée comme l’ennemi à vaincre d’abord, à surveiller étroitement ensuite.
Au cours des deux guerres mondiales, la France et la Russie ont cruellement souffert dans leur chair. Nations continentales, elles seront toujours menacées plus directement que les pays anglo-saxons par l’esprit d’oppression du militarisme allemand.
C’est exactement l’objet de l’alliance conclue à Moscou que de coordonner les efforts de l’U.R.S.S. et de la France dans la guerre comme dans la paix.
Gomme l’alliance anglo-russe, le traité franco-soviétique est conclu pour vingt ans. Mais il est spécifié à l’article 8 qu’il sera ensuite tacitement reconduit, s’il n’est pas officiellement dénoncé un an à l’avance par l’une des parties contractantes. C’est justement en effet dans vingt ans que le Reich, redevenu puissant, sera probablement de nouveau dangereux. C’est à ce moment que l’alliance franco-soviétique prendra sa vraie valeur.
Il dépend des Russes et de nous de profiter, de ce répit de vingt ans pour faire de ce traité une réalité vivante.
Au point de vue diplomatique, l’alliance a aujourd’hui cause gagnée dans l’opinion française. Chacun se rend clairement compte de la solidarité profonde des intérêts franco-russes, qu’il s’agisse d’éviter la guerre, de la gagner ou de bâtir une bonne paix après la victoire.
Mais pour que le traité du 10 décembre ne connaisse pas le sort des alliances franco-russes du passé, il importe que la collaboration des deux peuples s’étende des domaines militaire et diplomatique aux domaines intellectuel et économique.
Par une heureuse coïncidence, au moment même où le général de Gaulle se trouvait à Moscou, l’enseignement de la langue russe était, pour la première fois, régulièrement introduit dans les lycées de l’État, au même titre que les autres langues étrangères.
C’est un modeste début, mais c’est aussi un signe des temps et une promesse pour l’avenir.
Nous espérons qu’en contrepartie la connaissance du français se développera en Russie, où elle a occupé autrefois de fortes positions.
Le traité du 10 décembre renforce considérablement la position de la France en Europe et dans le monde. Quelques mois à peine après sa libération, notre pays voit son concours recherché par un des vainqueurs les plus authentiques de cette guerre.
C’est un signe éclatant de sa renaissance et de sa réapparition au rang des grandes puissances.
C’est aussi une nouvelle preuve de la clairvoyance et de l’habileté du chef du gouvernement provisoire.
C’est, enfin, une manifestation de celle profonde solidarité franco-russe qui réapparaît périodiquement et fatalement en dépit des préjugés et de la différence des régimes politiques et sociaux, parce qu’elle est un impératif géographique et une nécessité vitale pour les Russes comme pour nous.
L’Allemagne n’a pas fait l’unique objet des conversations de Moscou.
Il y a été probablement question des intérêts de la France en Europe centrale, dans les Balkans et dans le Proche-Orient, où notre pays a surtout des positions culturelles à défendre. Les intérêts français et soviétiques ne sauraient se heurter dans ces régions où la Russie, traditionnelle protectrice du monde slave, va reprendre sa mission historique.
L’accueil fait à Londres et à Washington au traité franco-soviétique montre que nos alliés anglo-saxons en ont compris la nécessité et apprécie l’esprit.
L’alliance franco-soviétique du 10 décembre 1944 complète l’alliance anglo-soviétique du 26 mai 1942. Elle prépare la conclusion d’un pacte tripartite anglo-franco-russe, dont l’élaboration a été envisagée à Moscou.
L’alliance de l’U.R.S.S. et de la Grande-Bretagne, l’amitié des États-Unis sont également nécessaires à notre pays. La collaboration des quatre puissances est le meilleur gage de la victoire et sera la plus sûre garantie de la paix.

Ainsi donc, moins de six mois avant l’effondrement du Reich, une des têtes les mieux faites de France pensait que le Reich était encore assez fort pour durer au moins vingt ans de plus, et redevenir une redoutable puissance. Qu’il est difficile de ne pas projeter dans l’avenir les schémas du passé ! Mais il est vrai que Hubert Beuve Méry n’était pas vraiment habité par la clairvoyance : en 1939, il écrivait: Tout n’est pas à blâmer dans le national-socialisme […] il aura été une réaction excessive, mais nécessaire. [rapporté par le petit rapporteur Franz Olivier Gisbert]

En page 2, un bon quart de page est consacré à la Bourse, et une petite manchette au quotidien des Français : Le Ravitaillement.

La ration de viande pour la semaine du 18 au 24 décembre, sera de 250 grammes (ticket 7 pour 90 gr et ticket BJ. pour 160). Régime spéciaux pour viande de cheval : ticket 2 de novembre (90 gr.) et BH. de décembre (90 gr.)

À l’occasion des fêtes de Noël les consommateurs recevront sans doute un supplément de viande ; un verre de lait sera distribué à tous les enfants.

Un litre de vin sera remis à partir d’aujourd’hui, et au fur et à mesure des mises en place, à chaque consommateur ayant droit au vin.

Les inscriptions. –     Rappelons que les consommateurs du département de la Seine doivent s’inscrire (ou se réinscrire) avant le 24 décembre cher un boucher (tickets DW. et DR.) une charcutier (ticket DQ.) et un boucher hippophagique (ticket DL.). Pour l’huile, avec le ticket DP de décembre ; et pour la margarine avec le ticket DK. Pour le chocolat, avec le ticket DT. Pour le savon américain avec le ticket H. (détaché par le commerçant)

*****

Pendant les six années que j’ai passées à Paris, j’ai, du lundi au samedi, religieusement lu Le Monde à trois heures de l’après-midi, dans un bistrot de mon quartier. J’avais une admiration sans bornes pour ce journal, qui me semblait incarner tout ce qui avait fait de moi, depuis ma première jeunesse, un adepte convaincu de la culture française  : sa vision planétaire de l’actualité, son esprit pluriel et ouvert à la controverse, le sérieux de ses analyses, son refus de la frivolité, l’importance qu’elle donnait aux idées et à la culture, et sa position favorable aux causes de gauche, sans pour autant cesser d’être critique face au communisme et à l’URSS. C’était par ailleurs un des rares journaux, le seul peut-être dans l’Europe des années 1960, à informer sur l’Amérique latine. Les articles de Claude Julien consacrés aux problèmes latino-américains étaient, en général, rigoureux et lumineux.

En déménageant de Paris à Londres, à la fin des années 1960, j’ai continué à lire Le Monde, mais j’étais moins enthousiaste qu’auparavant et plus critique. J’ai pris mes distances quand ce quotidien du soir a commencé à se montrer systématiquement favorable aux tendances révolutionnaires latino-américaines – guérilla ou non, même à l’encontre de gouvernements démocratiques, comme celui de Fernando Belaunde au Pérou. Les actions insurrectionnelles des groupes castristes, en faisant chuter ce dernier, avaient ouvert les portes du pouvoir non au socialisme, mais aux dictatures militaires qui, dans les années 1970, s’étendirent à presque tout le continent. Le journal conservait un haut niveau intellectuel, mais sa ligne idéologique me semblait représenter typiquement cette position hémiplégique de tant de progressistes européens, qui défendaient pour leur pays et l’Europe un socialisme démocratique alors qu’ils préconisaient pour l’Amérique latine et le tiers-monde l’exemple de Fidel Castro, autrement dit la révolution, selon Günter Grass. Dans les années 1970, je crois n’avoir lu Le Monde qu’exceptionnellement, lorsqu’il se passait quelque chose de grave en France. Cet éloignement me sembla particulièrement justifié au moment de la présidentielle péruvienne de 1990 –  où je fus candidat -, lorsque, dans les informations du prestigieux journal de mes amours juvéniles, je vis reproduites certaines des attaques (…) forgées contre moi au Pérou par les apristes – du parti de l’APRA, fondé par Haya de la Torre au Pérou et les communistes -.

Cependant, au milieu des années 1990, mon divorce secret et quelque peu traumatisant avec Le Monde devait s’achever par une réconciliation. Je découvris en effet que nos positions – sans vouloir paraître présomptueux – s’étaient considérablement rapprochées, au point d’être identiques sur certains sujets. Le quotidien attaquait la dictature castriste et d’autres tyrannies de gauche avec autant, voire plus de sévérité que les dictatures militaires de droite, et, en économie, il acceptait le marché, la libre entreprise, la globalisation, les privatisations. En d’autres termes, l’odieux libéralisme d’antan. En politique, son engagement pour la démocratie ne concernait plus seulement le monde développé, mais aussi le tiers-monde, et son rejet des nationalismes – y compris le français – semblait assez ferme. À la bonne heure  ! Je redevins lecteur du Monde et découvris parfois, non sans satisfaction, que ses pages reproduisaient même certaines de mes chroniques.

Le Monde, malgré tous ses défauts et les erreurs ou bourdes qu’il a pu commettre, est un journal magnifique, un des rares qui ait su résister à l’horrible marée du sensationnalisme et de la banalisation qui a détruit tant de ses semblables en Europe et en Amérique, au point de faire du journalisme un pur spectacle, sans idées ni principes, et parfois sans grammaire. Ce genre de journalisme sérieux, d’analyse et de débat intellectuel, avec dans ses pages un effort quotidien pour faire passer l’actualité au crible de la raison et pour transcender ce qui est purement anecdotique, en essayant de distinguer le substantif de l’adjectif dans l’histoire qui se fait et se défait chaque jour, est devenu aujourd’hui un oiseau rare, et un des piliers les plus résistants est Le Monde. Sans lui, et pas seulement en France, l’information et la culture tout court se porteraient bien plus mal encore.

Mario Vargas Llosa, Nobel de littérature 2010  Dictionnaire amoureux de l’Amérique latine    Plon 2005

L’amiral américain William Halsey est à la tête de l’US Task Force 38 composée de 90 navires pour reprendre les Philippines au Japon. La violence des vents rencontrés lui apprend qu’il va croiser le chemin du typhon Cobra. On sait aujourd’hui que, dans ce secteur du Pacifique, les typhons se dirigent vers l’ouest-nord-ouest, l’effet Coriolis incurvant progressivement leur course vers le nord-ouest. Mais le météorologue présent à son bord ne le sait pas et, se trompant sur le cheminement du typhon, il passe précisément par l’œil du cyclone : 3 destroyers sont coulés, 790 hommes sont portés disparus. La malchance s’acharnera sur lui, car quelques mois plus tard, le même drame se répétera.

23 12 1944     

L’anticyclone sibérien est arrivé, et le froid avec lui : blindés et aviation peuvent se remettre en route : les Allemands vont encore batailler un mois, mais ce sera bien leur ultime bataille. Ils avaient compté se ravitailler en essence sur les stocks ennemis : cela avait bien marché en 1940, mais ces deux armées n’avaient plus rien de comparable.

fin 1944  

On compte 630 000 morts en France (dont 30 000 en déportation et plus de 20 000 sous les bombes alliées), plus civils que militaires. (Au procès de Nuremberg, le représentant français, Bernard de Menton avancera le chiffre de 715 000). Le Havre, Brest, Caen, Amiens sont entièrement détruites ; la production de blé est passée de 80 M. qx. en 1938, à 60 ; les pommes de terre, de 15 à 10 ; la production d’acier a diminué de 60 %. La ration quotidienne du Parisien est de 900 calories. Tous les salaires, multipliés par 1,5 entre 1939 et 1944, augmentent de 25 %. Les prix de détail ont été multipliés par 4.

Le pays est surtout très divisé : l’Union sacrée de la 1° guerre mondiale ne s’est pas du tout reproduite, et ces divisions commencent à peine à disparaître lorsque sont écrites ces lignes.

Le nombre des victimes des camps de concentration est estimé à 7 120 000 et les alliés trouvèrent dans les camps en 1945 700 000 survivants.

Ces 7,12 M comprendraient 4,25 M de juifs. Les principaux camps :

Auschwitz 1 000 000 Treblinka 750 000 Belzec 550 000
Chelmno 150 000 Madjanelc 50 000  Sobibor 200 000

et, par pays 

Pologne 2 400 000 Hongrie 180 000 Grèce 60 000
Italie 9 000 Russie 700 000 Allemagne 160 000
Autriche 58 000 Bulgarie 5 000 Tchécoslovaquie 218 000
Pays Bas  104 000 Yougoslavie 55 000 Norvège 700
Roumanie 200 000 France 73 161 Belgique 26 000
Danemark 70

Ce sont seulement 5 % des juifs déportés qui sortirent vivants de cet enfer : 3 500 sur les 76 000 déportés de France ; les déportés politiques français, estimés à 65 000, ne connurent pas cette extermination systématique ; 35 000 survécurent à l’enfer.

Les juifs résidant en France étaient avant la guerre au nombre de 330 000, dont 190 000 français et 140 000 étrangers : il est bien difficile d’admettre que les 254 000 restants ont été sauvés de la déportation par la seule solidarité des français : il était bien nécessaire que l’administration de Vichy fut complice et fasse beaucoup plus que fermer simplement les yeux : si cette administration était toute puissante pour participer à la déportation de 76 000 juifs, dont 19 000 nés en France, comment pouvait-elle être en même temps aveugle pour ne pas en faire de même pour les autres ? Les Juifs de Belgique, Hollande, Pologne, pays directement administrés par les Nazis, connurent des exterminations beaucoup plus importantes – au prorata de leur population – que les Français. Là encore, les prismes sélectifs de la mémoire préfèrent nettement que la réalité soit blanche ou noire quand en fait, elle est la plupart du temps grise.

On a avancé au procès de Nuremberg  [1], en 1946, le chiffre de 6 millions de morts et depuis, ce chiffre est devenu un dogme ; et on ne discute pas un dogme ; comme si dans le désordre qui suit toute guerre, on avait eu le temps, en un an, de faire ce travail sérieusement ! Ce chiffre de 6 millions comprendrait donc, outre les 4,239 M morts dans les camps, environ 1,8 M juifs morts hors des camps, pour la plupart d’entre eux de fusillades des Einsatzgruppen.

Et là encore, comment s’y retrouver quand l’on sait que la moitié de ces 6 millions sont morts en Russie : Sur 6 millions de juifs exterminés pendant la guerre, 3 millions l’ont été sur le territoire soviétique. Ils étaient fusillés et jetés dans des fosses aux yeux de tous, alors qu’en Europe occidentale on les déportait pour les massacrer loin des regards. L’antisémitisme était bien ancré [en Russie] il y avait un soutien des populations.

Alla Gerber, directrice du Centre de recherche et d’éducation sur l’Holocauste à Moscou. Le Monde Culture et Idées 19 05 2012

Par contre, il est bien difficile de trouver des chiffres sur le génocide des Tziganes : 21 000 seraient morts à Auschwitz en 1943, sur les 23 000 qui y entrèrent, et 4 000 entre les 1° et 3 août 1944… 5 000, en provenance de Lodz, auraient été gazés à Chelmno le 13 janvier 1942. Les chiffres manquent pour Buchenwald, Birkenau, Dora. Sur une population totale d’environ 2 M. on estime à 0,5 M. le nombre de victimes tziganes du régime nazi.

Savez vous ce que c’est
Que de rester debout
Quand les jambes
Sont comme deux feuilles mortes
Quand on est nu dans la boue ?
Savez-vous ce que c’est
Que de rester debout
Alors que la mort est là
Si près
À toucher la joue
Comme un lit bien chaud
Savez-vous ce que c’est
Qu’un homme qui reste debout
Son regard de clou
Et qui ne crie pas
De peur de lâcher
Il sent déjà vivre
La balle dans le fusil
Qui le tuera
L’oiseau a vu tout cela
Il n’y avait plus de ciel
II n’y avait plus de terre
Il n’y avait plus qu’un homme
Qui glissait le long d’un tronc

Jean Cayrol. Extrait du recueil Passetemps de l’homme et des oiseaux

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe, il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir

Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vishnou
D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

Ils n’arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
Ils essaient d’oublier, étonnés qu’à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours
Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire
Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare

Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter
L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été
Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

Jean Ferrat               Nuit et Brouillard

Jean Ferrat, né Tenenbaum, est le fils de Mnacha Tenenbaum, juif russe naturalisé français en 1928, ouvrier joaillier à Vaucresson puis Versailles ; enlevé et séquestré au camp de Drancy, il sera déporté – convoi 39 du 30 septembre 1942 – à Auschwitz où il sera assassiné.

12 1944    

Arletty [2] ne met pas sa langue dans sa poche quand elle répond aux juges qui l’accusaient d’avoir joué devant l’occupant : Dites donc ! Vous n’aviez qu’à pas les laisser entrer ! Mais Sacha Guitry, dans la même situation, avait tiré plus vite : Paris est libéré : je suis le premier prévenu. Maurice Chevalier se cachera en attendant des jours meilleurs. Coco Chanel pour avoir fricoté avec un officier allemand, sera gratifiée des précautions oratoires à l’usage des VIP : on parlera de liaison avec un officier allemand, [il répondait au nom de Spatz] quand les femmes sans renom se voyaient gratifiées d’un : T’as couché avec un sale Boche, tu seras tondue. Donc on considéra qu’un crâne tondu était incompatible avec un joli tailleur. Il est vrai qu’elle ne chercha pas à esquiver l’accusation se contentant de dire la réalité : On ne peut pas attendre d’une femme de mon âge, lorsqu’elle trouve un amant [il avait 13 ans de moins qu’elle] qu’elle regarde son passeport. Mais il fallut tout de même l’intervention de Churchill pour arracher la décision ! Elle était allée jusqu’à détenir une carte de membre de l’Abwehr, les services secrets allemands ! Il est vrai qu’elle était prête à aller très loin pour que son entreprise de parfums ne tombe pas purement et simplement aux mains des Allemands. Elle s’en sortira avec un blâme et trois ans d’interdiction de travail. [un autre amant de Coco Chanel… Hugh Grosvenor, duc de Westminster … c’est l’œcuménisme de l’oreiller]. Il fallait probablement bien cela, car entre une liaison et quelques petits ou gros secrets confiés à l’ennemi, il y a parfois moins que l’épaisseur d’un papier à cigarette, et tel était bien le cas ! Françoise Sagan ne sera pas tendre : épouvantable de méchanceté, de cruauté et d’antisémitisme. Florence Gould, la milliardaire américaine installée depuis des lustres au Meurice, eut aussi à connaître ce genre de désagrément procuré par des FFI, dont elle se sortit moyennant un chèque avec une floppée de zéros…

Donc parfois le fric suffit, parfois la renommée aussi, mais parfois, face à de la soldatesque avinée c’est insuffisant : trois mois plus tôt, Mireille Balin la plus belle femme du monde, avançaient ses groupies, qui avait tourné dans Les Cadets de l’Alcazar, avait été arrêtée par des maquisards à Beausoleil d’où elle voulait se rendre en Italie avec son amant viennois Birl Desbok, officier dans la Wehrmacht : ce dernier avait été abattu, et Mireille Balin battue, violée avant d’être transférée à Fresnes d’où elle sortira en janvier 1945, carrière brisée. À l’opposé de ces collaborations très souvent horizontales,  Joséphine Baker qui sera engagée dans l’armée française – elle n’aura jamais été aussi habillée – et fera, entre autres une tournée en Jeep, de Marrakech à Alexandrie et, à l’occasion fera aussi du renseignement ! Jean Gabin, pour ses activités de résistant, tiendra à se faire le plus discret possible… bien difficile tout ça, quand on vit avec Marlène Dietrich !

1944  

Oswald Avery, Colin Mac Leod et Maclyn Mc Carthy, de l’Institut Rockefeller de New York démontrent que l’ADN – Acide Désoxyribo Nucléique – est le support de l’information génétique.

5 01 1945  

5 000 soldats allemands se trouvent dans la poche de Royan. 2 250 civils français y vivent encore. À 4 heures du matin, 217 bombardiers Avro Lancaster de la Royal Air Force déversent 2 173 tonnes de bombes, dont certaines au napalm, sur Royan : le cœur de la ville est détruit à 85 %, le port inutilisable, les plages déchiquetées, les casinos en ruines. Seule l’église Notre Dame reste debout. Tout ce qui a fait le renom de la station balnéaire n’existe plus. À 5 h 30 seconde vague de bombardements. 442 Royannais et 47 Allemands trouvent la mort. On dénombre 400 blessés. La plupart des habitants avaient fui dès octobre 1944. Le 4 janvier une mauvaise météo avait incité le commandement allié à annuler les bombardements de Brême, en Allemagne, et de Royan ; un télégramme y avait été envoyé pour s’assurer qu’il n’y avait plus de civils, qui était arrivé à 20 heures, sans trouver personne pour en prendre connaissance – il était rédigé en anglais, bien sûr – ; et le lendemain, le commandement allié passera outre malgré l’étonnement de ne pas avoir reçu de réponse.

Résultat de recherche d'images pour "bombardement de Royan 5 01 1945"

11 01 1945

Avec Megève, le Midi Libre, tient un bon os et se décide donc à ne pas le lâcher : il lui consacre la première de sa nouvelle rubrique De ma lucarne.

On nous conte que soixante dix personnes des deux sexes ont été découvertes à Megève où elles étaient arrivées par wagons spéciaux afin de pratiquer les sports d’hiver, y compris, sans doute, la rumba et la biguine qui se dansent le soir en smoking et entre deux cocktails, dans le hall du Palace. Les autorités locales se sont fâchées. Ces messieurs dames ont été expulsés. N’a-t-on pas tort d’agir ainsi ? À la place de M. le commissaire régional de la République, j’aurai réuni ces clients de choix et je leur aurai tenu à peu près ce langage : Mesdames, Messieurs, vous aimez le ski et brûlez d’en faire. Cela se conçoit, c’est un sport admirable. Je vais vous faire conduire à Gap où vous contracterez illico un engagement de six mois dans l’armée des Alpes qui réclame des skieurs. Ce sera peut-être plus long et plus dur que la petite villégiature que vous vous proposiez, mais votre patriotisme vous donnera, j’en suis sûr, le courage et l’endurance nécessaires. Au revoir et bonne chance ! Et cela n’aurait pas empêché de savoir au moyen d’une enquête (comme on l’a décidé) par quelles complicités ces amateurs de glissades ont pu se rendre de Paris à Megève dans des wagons spéciaux, alors qu’il n’y en a pas pour transporter les nourritures essentielles aux populations sous-alimentées.

André Négis, alias Fred Gérard. Le Midi Libre.

17 01 1945   

Raoul Wallenberg, diplomate suédois qui a contribué à sauver vingt mille Juifs hongrois, – il aura été jusqu’à négocier avec Adolf Eichmann – part  en  voiture de Budapest pour Debrecen à 240 km. Il va rencontrer un commandant de l’Armée Rouge. On ne le reverra jamais. Juste parmi les nations, citoyen d’honneur d’Israël, citoyen d’honneur des États-Unis en 1981 [seul Churchill avait reçu jusqu’alors cette distinction], citoyen d’honneur du Canada et de la Hongrie.

18 01 1945      

La guerre n’est pas terminée : l’essentiel du territoire métropolitain est débarrassé de l’occupant, à l’exception de la poche de Royan et de Dunkerque, Lorient, Saint-Nazaire et La Rochelle qu’il tiendra jusqu’à la capitulation du 8 mai, et il faut penser à redresser le pays : au sein du gouvernement  s’opposent deux politiques : celle de Pierre Mendès France qui est au ministère de l’Économie et celle de René Pleven qui est aux Finances. Le premier est partisan de mesures monétaires qui ont la main lourde pour les collaborateurs, notamment économiques, – ce sont les vues de Camus –  et qui bénéficient aux plus démunis, le second, dans un souci de rassemblement des forces du pays pour le redresser prône plutôt des mesures inflationnistes qui profitent au patronat, même si celui-ci s’est très largement mouillé auprès de l’occupant. René Pléven est donc partisan de passer l’éponge sur de nombreux cas. L’arbitrage reviendra à de Gaulle, qui le fera en faveur de Pléven, ce qui entraîne la démission de Pierre Mendès France [la lettre est du 18 janvier mais il restera en poste jusqu’au 2 avril] : […]  Le gouvernement avait décidé à Alger, et plus récemment depuis la Libération, de pratiquer une politique active de remise en ordre et d’assainissement de nos finances. À cette fin, il lui était apparu nécessaire, notamment, de s’attaquer sans tarder à la pléthore monétaire […]. Quand vous m’avez demandé de prendre le portefeuille de l’Économie nationale, je pensais avoir, en plein accord avec vous-même et avec l’ensemble du ministère, préparé, sur le plan financier, la réalisation des conditions préalables du succès dans le domaine économi­que […]. Or, le gouvernement a pris, depuis, une série de mesures qui sont en contradiction avec la politique que je lui avais proposée […]. À la rigueur nécessaire, on a substitué la facilité.

[…] M. Lepercq avait décidé que l’échange des billets serait possible dès le 15 septembre. M. Pleven assure qu’il ne le deviendra qu’en mars ou avril, par suite du manque de billets. J’affirme au contraire que l’opération est possible dès maintenant, à condition bien entendu qu’on s’en tienne […] à un échange limité, avec blocage partiel (au moins temporaire). On se détourne avec horreur de cette méthode, qui priverait pour un temps les Français de ressources qu’ils peuvent seulement employer au marché noir ; il parait que cette privation-là leur serait plus insupportable que toutes celles qu’ils sont en train de subir […]. Plus on attend, moins l’opération peut avoir d’efficacité : chaque jour perdu laisse à l’ennemi la possibilité d’introduire dans la circulation des billets qu’il a emportés ou que ses agents ont conservés sur place. Chaque jour perdu fournit aux profiteurs du désastre de nouvelles occasions de dissimuler leurs avoirs […].

Je me demande d’ailleurs comment dans le système préconisé par M. Pleven et qui exclut le blocage, sauf dans une mesure insignifiante, pourrait être réalisé le financement des avoirs, qui doit permettre d’asseoir la taxe sur la fortune et de rendre possible la reprise des profits illicites. Sans blocage en effet, l’administration est dans l’impossibilité absolue d’empêcher les gros détenteurs de répartir leurs avoirs ; sans blocage, elle ne peut pas contrôler les identités, vérifier les fausses cartes, démasquer les prête-noms. Sans blocage, les profiteurs comme les agents de l’ennemi disposent de facilités d’évasion pratiquement illimitées.

[…] Cette politique porte un nom […] , l’inflation (qui) gorge les spéculateurs qu’une hausse constante et assurée enrichit automatiquement […]. Dans ce système, une classe est complètement sacrifiée, celle des petites gens à revenus fixes, sacrifices dont le courrier quotidien vous apporte certainement des témoignages pathétiques […]. Distribuer de l’argent à tout le monde sans en reprendre à personne, c’est entretenir un mirage […], mais plus on accorde de satisfactions nominales, moins on peut donner de satisfactions réelles […].

J’ai peur, mon Général, que par un souci très compréhensible d’arbitrage, vous n’incliniez à faciliter, ou tout au moins à admettre, les compromis. Mais il est des matières où la demi-mesure est une contre-mesure, qui ne le sait mieux que vous ? […] la différence entre mes contradicteurs et moi, c’est que, consciemment ou non, ils escomptent l’équilibre réalisé en hausse plus ou moins automatiquement, sans intervention, c’est-à-dire un miracle […] ; il faut le dire tout net : le choix est entre le coup d’arrêt volontairement donné, et l’acceptation d’une dévaluation indéfinie du franc.

[…] La France sait qu’elle est malade et qu’elle ne se guérira pas dans l’euphorie. Elle sait qu’elle ne se redressera que par un effort long, difficile, pénible. Elle attend qu’on appelle à cet effort. J’en recueille le témoignage chaque fois que j’ai l’occasion d’exposer les opinions auxquelles je suis attaché. Je crois même discerner que les plus ardents, les meilleurs, les gaullistes, sont déçus du silence du chef du gouvernement à ce sujet. Mon Général, j’en appelle à vous, à votre inflexibilité, à tout ce qui fait que les Français ont confiance en vous, pour prendre des mesures de salut public.

[…] Je décline la responsabilité des lourdes décisions contre lesquelles je me suis élevé vainement ; je ne puis être solidaire de mesures que je juge néfastes. Je vous demande donc de reprendre ma liberté […]. Je me considère dès maintenant comme démissionnaire après quinze mois d’un travail dans lequel je n’ai été soutenu que par la fierté d’être votre collaborateur […].

Pierre Mendès France, Israël et les Palestiniens - Le CAPE

Pierre Mendes-France – July 12, 1954 …

27 01 1945  

Libération du camp d’Auschwitz : C’étaient quatre jeunes soldats à cheval qui avançaient avec précaution, la mitraillette au coté, le long de la route qui bordait le camp. Lorsqu’ils arrivèrent près des barbelés, ils s’arrêtèrent pour regarder, en échangeant quelques mots brefs et timides, et en jetant des regards lourds d’un étrange embarras sur les cadavres en désordre, les baraquements disloqués et sur nous, rares survivants.

Primo Levi. La trêve.

Charles Maurras, chef de l’Action française est condamné à la détention à perpétuité : celui qui avait été un des piliers des antidreyfusards s’exclamera : C’est la revanche de Dreyfus.

30 01 1945      

Le Wilhelm Gustloff [nom d’un dirigeant du parti nazi suisse, assassiné à Davos par David Frankfurter, un étudiant juif yougoslave le 4 février 1936. Il avait fait de Davos un repaire nazi, où les Suisses ne se donnaient même pas la peine de sauver les apparences de la neutralité], paquebot allemand de 208 m de long, a été lancé en 1937 : c’est le symbole du rêve d’une Grande Allemagne. Il va devenir le Titanic de Hitler. Amarré dans le port de Gotenhafen, sur la mer Baltique, il sert depuis le début de la guerre de caserne flottante à l’École des Sous-Mariniers.

L’Armée Rouge poursuit sa progression inexorable vers l’ouest, et c’est tout un peuple de Prusse orientale et de Silésie qui s’enfuit devant elle, par près de – 20°, cherchant à se prémunir contre les exactions des soldats soviétiques ivres de revanche après les exactions nazies. Il ne reste qu’un seul espoir : les bateaux mouillés à Gotenhafen, très vite envahie par ces réfugiés. Le 21 janvier, l’amiral Dönitz, commandant de la Kriegsmarine, donne l’ordre de sauver tous ceux qui peuvent l’être avant l’arrivée des Russes – ce sont environ 10 000 passagers qui embarqueront sur le Gustloff, qui appareille le 29 janvier en recevant une bonne nouvelle : trois sous- marins ennemis ont été repérés et sont sous surveillance ; donc, il n’y a pas de menace de sous-marin sur la route du Gustloff.

C’était sans compter sur l’imprévisible : pour faire une java dans le port finlandais de Turku,  Alexandre Marinesko, commandant le sous-marin russe S 13, avait ignoré l’ordre de départ des trois autres sous-marins ; repéré par la police, il était menacé de suspension et avait appareillé avec plusieurs jours de retard, se mettant ainsi à chasser en solitaire. Une erreur d’interprétation fait demander au commandant du Gustloff, d’allumer les feux de position : le S 13 est à proximité, en surface : le sort du Gustloff en est jeté : après deux heures de traque, à 21 h 16′, le Gustloff est atteint par trois torpilles. 657 personnes seront sauvées par les navires d’accompagnement ou embarqués sur les canots : et ce sont 9 343 passagers qui périrent.

Wilhelm Gustloff, sank 1945 | Maritime, Passenger ship, Wilhelm

 

Wilhelm Gustloff La plus grande tragédie maritime de tous les temps

01 1945

Le président Roosevelt écrit à von Steiger, président de la Confédération Helvétique – le nom politique de la Suisse – : Ce serait une chose terrible pour la conscience, pour tout Suisse aimant la liberté, de se rendre compte que son pays a freiné de quelque manière les efforts d’autres pays aimant la liberté pour débarrasser le monde d’un infâme tyran […] Je m’exprime en ces termes parce que chaque jour où la guerre se prolonge coûte la vie à un certain nombre de mes compatriotes.

À Londres, c’est  Anthony Eden, ministre des Affaires étrangères, qui convoque le représentant de la Suisse : Chaque franc de matériel de guerre envoyé à l’Allemagne par la Suisse prolonge la guerre.

6 02 1945   

Exécution de Robert Brasillach, 35 ans, écrivain d’extrême droite. Le procès a été expédié en 20 minutes ! Oui, 20 minutes pour décider de la vie ou de la mort d’un homme ! De Gaulle a refusé sa grâce. Il envoyait à André Chénier, comme lui mort sur l’échafaud 150 ans plus tôt un ultime hommage :

Debout sur le lourd tombereau,
À travers Paris surchauffé,
Au front la pâleur des cachots,
Au cœur le dernier chant d’Orphée,
Tu t’en allais vers l’échafaud,
Ô mon frère au col dégrafé

Dans la prison où les eaux suintent
Près de toi, les héros légers
Qui furent Tircis ou Aminte,
Riaient de ceux qui les jugeaient,
Refusaient le cri et la plainte,
Et souriaient aux noirs dangers

La chandelle jetait aux murs
Leurs ombres comme à la dérive.
Les cartes et les jeux impurs
Animaient les jours qui se suivent,
Toi, tu rêvais d’un sort moins dur
Et chantais les jeunes captives.

Le soleil des îles de Grèce
Rayonnait au ciel pluvieux.
Perçait les fenêtres épaisses,
Et les filles aux beaux cheveux
Nageaient autour de toi sans cesse
Sur les vagues, avec les dieux.

Tu souhaitais dans les nuits noires
Une aube encore pour t’éclairer,
Pour pouvoir attendrir l’histoire
Sur tant de justes massacrés,
Pour embarquer sur ta mémoire
Tant de trésors prêts à sombrer.

Avec les flots de l’aventure,
À travers les jours variés,
Les heures vives ou obscures,
Un siècle et demi a passé.
La saison est encore moins sûre,
Voici le temps d’André Chénier.

Sur la prison fermée et pleine
Un monde encore a disparu.
O soleil noir de notre peine,
Une autre foule est dans la rue,
Comme dans la vieille semaine
Demandant toujours que l’on tue.

Dans la cellule où l’eau suinte
Un autre que toi reste assis,
Dédaigneux des cris et des plaintes,
Évoquant les bonheurs enfuis,
Et ranimant dans son enceinte,
Comme toi, les mers de jadis.

Au revers de quelque rempart,
Au fond des faubourgs de nos villes,
Près des murs dressés quelque part,
Les fusils des gardes mobiles
Abattent au jeu du hasard
Nos frères des guerres civiles.

J’entends dans les noirs corridors
Résonner des pas biens pareils
À ceux que tu entends encore
Jusque dans ton pâle sommeil,
Et comme toi le soir je dors
Avec en moi mon vrai soleil.

Près de nous tous, ressuscité,
Le cœur plein de justes colères,
Dans la nuit on t’entend monter,
Du fond de l’ombre froide et claire,
O frère des sanglants étés,
O sang trop pur des vieilles guerres

Et ceux que l’on mène au poteau,
Dans le petit matin glacé,
Au front la pâleur des cachots,
Au cœur le dernier chant d’Orphée,
Tu leur tends la main sans un mot,
O mon frère au col dégrafé…

Chant pour André Chénier    15 novembre 1944

Mais on avait aussi pu lire de lui dans Je suis partout par exemple : C’est sans remords mais pleins d’une immense espérance que nous vouons ces derniers (les résistants) au camp de concentration sinon au poteau.

[…] Le petit matin frais où l’on conduira Blum à Vincennes (pour le fusiller) sera un jour de fête dans les familles françaises.

[…] Il faut se séparer des juifs en bloc et ne pas garder de petits.

Helléniste indiscutable, le même homme – oui, le même, comprenne qui pourra …, ces gens d’Action Française étaient schizophrènes  – avait écrit à peu près dans le même temps : Ses plaintes (parlant d’Eschyle) sur les prisonniers, sur les vaincus, sur la jeunesse jetée au combat résonnent encore d’un accent éternellement fraternel et révolutionnaire

[…] le poète (Théocrite) le plus frais de toute l’Antiquité , écoutant chuchoter la verte jeunesse, amoureux des jeunes corps et des jeunes printemps et chargé de toute la sensualité de la vie.

Et, sept mois avant son exécution, en juillet 1944, il écrivait en présentation d’une Anthologie de la poésie grecqueÀ l’heure où tant de biens sont menacés comme ils pouvaient l’être à la fin du monde antique, il n’est pas mauvais peut-être de dénombrer quelques-uns de ces biens, fût-ce pour en emporter le regret.

******

Ici, il s’agit plus que d’un simple divertissement d’helléniste. Il s’agit bien d’un testament, de l’ultime compagnonnage d’un poète d’aujourd’hui avec ses frères d’autrefois, trop longtemps oubliés, et retrouvés aux heures noires de l’Occupation. C’est une lumière qu’à travers eux il redécouvre, une lumière in extremis pour l’aider à franchir le Styx. Ils sont venus trop tard dans sa vie, ces poètes, pour avoir le temps de lui dire, de lui chanter, de lui crier de choisir, comme ils l’ont fait jadis, les rives de l’amour et de la liberté. Brasillach eut beau faire au lycée ses humanités, il n’a pas su, par elles, se garantir de l’inhumain.

Jacques Lacarrière. Dictionnaire amoureux de la Grèce  Plon 2001

J’ai toujours eu horreur de la condamnation à mort et j’ai jugé qu’en tant qu’individu du moins, je ne pouvais y participer même par abstention. C’est tout et c’est un scrupule dont je suppose qu’il ferait bien rire les amis de Brasillach […]

Ce n’est pas pour lui que je joins ma signature aux vôtres [François Mauriac, Paul Valery, Paul Claudel…]. Ce n’est pas pour l’écrivain, que je tiens pour rien, ni pour l’individu que je méprise de toutes mes forces. Si j’avais même été tenté de m’y intéresser, le souvenir de deux ou trois amis mutilés et abattus par les amis de Brasillach pendant que son journal les encourageait, m’en empêcherait. Vous dites qu’il entre du hasard dans les opinions politiques et je n’en sais rien. Mais je sais qu’il n’y a pas de hasard à choisir ce qui vous déshonore. Et ce n’est pas par hasard que ma signature va se trouver parmi les vôtres, tandis que celle de Brasillach n’a jamais joué en faveur de Jacques Decour [écrivain résistant fusillé par les Allemands au Mont Valérien en 1942].

Je voudrais donc que vous disiez cela à Brasillach et aussi que je ne suis pas un homme de haine, me sentant plutôt porté vers la retraite que vers la politique. Peut-être comprendra-t-il alors quelques unes des nuances qui lui ont manqué et qui font que je ne pourrai jamais lui serrer la main.

Albert Camus. Lettre du 27 janvier 1945 à Marcel Aymé

Il y avait au lycée Louis-le-Grand deux classes de lettres supérieures et deux de première supérieure, baptisées K1 et K2. La salle d’étude et de travail était commune aux internes des deux khâgnes et des deux hypokhâgnes. Le soir de mon arrivée, une réunion s’y organisa presque spontanément pour protester contre le procès de Robert Brasillach, qui devait s’ouvrir dans les tout prochains jours. À ma stupéfaction, la majorité des internes des deux khâgnes de Louis-le-Grand, suivie moutonnièrement par les hypo khâgneux, proposa de donner le nom de Brasillach à une de nos salles, la mienne en l’occurrence, celle de K1. Le fait que Brasillach, lui-même ancien khâgneux de Louis-le-Grand, ait étudié sur les bancs mêmes où nous étions assis l’emportait absolument sur les appels abominables au meurtre des Juifs proférés par l’écrivain collabo dans Je suis partout et d’autres feuilles à la solde des nazis. Cela ne pesait rien, ne comptait pas, et je compris alors d’emblée, avec un dégoût qui ne m’a peut-être jamais plus quitté, que le grand vaisseau France avait poursuivi impassiblement sa route, insensible à ce que d’autres éprouvaient comme un désastre, la destruction de millions de vies et de tout un monde. C’était mon premier jour, je ne connaissais personne, j’étais angoissé, intimidé, je ne comprenais rien aux lauriers dont on couvrait le talent de Brasillach, qui l’absolvait du pire, et je n’osai intervenir au milieu de ces jeunes bourgeois qui suintaient la légitimité par tous leurs orifices, regards, façons de respirer. Ils étaient passés à côté de la guerre, en avaient peu souffert, la France avait continué à fonctionner et eux avec. C’était là l’essentiel. Une voix tout à la fois sèche et lyrique, avec un accent du Midi dompté par un mode d’articuler et une gestuelle démonstrative acharnée à convaincre, gestes de prière en vérité, s’éleva soudain, imposa le silence, s’empara de la parole, libérant du même coup la mienne. C’était celle de Jean Cau : je le revois, maigre comme un loup dans sa blouse noire, joues creuses, pommettes hautes, nez et narines de loup, oreilles décollées. Nous commençâmes non pas à argumenter ou débattre, mais à les insulter, les défier et, très vite, à cogner, à leur jeter au visage tout ce qui nous tombait sous la main. Plusieurs furent blessés, un géant puant et ensanglanté dont je tairai le nom me frappa en pleine face. Alerté par le bruit, le surveillant général, un petit homme du nom de Louvet, à qui nous menâmes plus tard la vie très dure, ouvrit la porte à la volée. Nous lui annonçâmes que cette khâgne était un ramassis de traîtres, que si la salle était en effet baptisée du nom de Brasillach nous porterions plainte et traduirions en justice les meneurs.

Le procès de Brasillach eut lieu le 19 janvier, il fut, comme prévu, condamné à mort et, malgré une pétition d’intellectuels de renom, fusillé le 6 février au fort de Montrouge. Aucune salle de Louis-le-Grand ne porta jamais son nom. Mais, à propos de sa mort, de Gaulle a écrit quelque chose de superbe, que je ne connaissais pas quand je rédigeais le premier chapitre de ce livre, et qui, j’ose le dire sans scandaliser je l’espère, nous apparente en profondeur, le Général et moi. À un correspondant qui lui reprochait de ne pas avoir gracié Brasillach, le général de Gaulle se confia d’une bouleversante façon : Robert Brasillach fut effectivement le seul traître écrivain, parmi ceux qui n’avaient pas activement servi l’ennemi, pour lequel j’ai dérogé au principe que je m’étais fixé : je n’ai pas commué sa peine. S’il a été fusillé en ce matin glacial, triste et brumeux du 6 février 1945, malgré les appels de ses confrères les plus méritants, c’est que, lui, j’estimais le devoir à la France. Cela ne s’explique pas. Dans les Lettres aussi, le talent est un titre de responsabilité et il fallait que je rejette ce recours-là, peut-être, après tout, parce qu’il m’était apparu que Brasillach s’était irrémédiablement égaré […]. Si je me rappelle si bien ce matin-là, c’est qu’à chaque dernière nuit d’un homme que je pouvais gracier, je ne fermais pas l’œil. À ma manière, il fallait que je l’accompagne.

Claude Lanzmann. Le lièvre de Patagonie. Gallimard 2009

4 au 12 02 1945  

Conférence de Yalta, sur les rives de la Mer Noire, où Churchill, Roosevelt et Staline se partagent le monde ; Roosevelt, déjà malade, feint de ne pas réaliser que Staline met déjà en place tous les éléments de la guerre froide.

Si j’accorde à Staline tout ce qui est en mon pouvoir, et ne lui demande rien en retour,  je pense qu’il ne tentera pas de tout annexer, et travaillera avec nous pour un monde de démocratie et de paix.

Roosevelt sur Staline

On ne s’étendra pas sur ce concentré de naïveté, en le mettant sur le compte de la maladie.

L'absence du général de Gaulle à Yalta - Enseigner de Gaulle

Sur les hauteurs de Yalta, la cave de Massandra : avec ses 4 km de galeries creusées sur ordre du tsar Nicolas II, elle abrite plus d’un million de bouteilles de collection, les meilleurs crus de la planète depuis le XVIII° siècle. En leur sein, probablement les plus vieilles [de vin encore consommable] et les plus chères du mondes : cinq bouteilles de 1775, de Jerez de la Frontera, en Andalousie, le vin dont Jean Cocteau disait qu’il était le sang de la terre.

De Gaulle n’a pas été invité, et lâchera son fiel avant et après, sans marquer de reconnaissance particulière à Churchill et Eden, qui avaient bataillé pour que la France soit maintenue dans le concert des nations, lui obtenant ainsi d’être puissance occupante en Allemagne, etc… : Figurez-vous que nous avons entendu dire qu’il y aurait une réunion de plusieurs chefs de gouvernement.[…] La France n’est pas invitée à participer à cette réunion.

Le 21 01 1945. Quoi que MM. Roosevelt, Staline et Churchill pussent décider à propos de l’Allemagne et de l’Italie, ils seraient, pour l’appliquer, amenés à demander l’accord du général de Gaulle. Quant à la Vistule, au Danube, aux Balkans, l’Amérique et l’Angleterre les abandonneraient sans doute à la discrétion des Soviets. Mais alors le monde constaterait qu’il y avait corrélation entre l’absence de la France et le nouveau déchirement de l’Europe.

Mémoires de guerre. Le Salut, 3° tome. 1959.

Il y a aussi un accord secret : Staline s’est engagé à déclarer la guerre au Japon trois mois après la fin du conflit en Europe, en contrepartie de quoi Roosevelt et Churchill acceptent sans conditions les exigences de l’Union soviétique sur les îles Kouriles et le sud de l’île Sakhaline. et ses îles à proximité, l’indépendance de la Mongolie extérieure, une administration paritaire conjointe des chemins de fer sud-mandchourien et du transmandchourien, ainsi que la cession des droits portuaires à Port-Arthur (Lüshun) et Dalian (Dairen), situés sur la côte de Mandchourie.

2 02 1945

Une ordonnance concernant le statut des mineurs délinquants affirme la prééminence de l’éducatif sur le répressif. À son origine, un couple : Hélène Campinchi, avocate, chargée de mission auprès de François de Menthon, garde des Sceaux dès septembre 1944, préside la commission qui aboutit à la rédaction du projet. Son mari, César Campinchi, garde des Sceaux en 1938, avait déposé une année plus tôt un projet de réforme de la loi de 1912.

  • Un corps de magistrats spécialisés, les juges des enfants, est établi à raison d’un par tribunal. Ceux-ci peuvent prescrire des mesures éducatives diversifiées et en assurer le suivi. Ces mesures peuvent être confiées par le juge soit à un service ou à un établissement public, soit à une structure relevant du secteur associatif : observation et éducation en milieu ouvert ; placement en foyer, en internat, semi-internat, ou chez une personne digne de confiance ; placement dans un service départemental d’aide à l’enfance.
  • Des postes de fonctionnaires avertis des problèmes de rééducation des mineurs tels que pédagogues, médecins, psychologues sont créés.
  • La notion de minorité est modifiée : la distinction entre les mineurs de 13 ans et ceux de 18 ans disparaît de même que la nécessité de discernement entre 13 et 18 ans. Désormais, quelque soit l’âge des mineurs prévenus, les affaires sont instruites et jugées suivant une procédure identique.

L’Ordonnance réforme le régime du casier judiciaire des mineurs : l’inscription au casier n’est plus faite, désormais, que sur les bulletins délivrés aux seuls magistrats, à l’exclusion de toute autre autorité ou administration publique. L’effacement pur et simple de la peine prononcée devient possible, après expiration d’un délai de 5 ans, dans le but de lever tout obstacle aux chances de relèvement durable du mineur.

9 02 1945  

Le capitaine Alexandre Soljenitsyne a participé à l’immense bataille de Koursk ; il y a gagné son galon de capitaine ; il est bien là où il se trouve, car il s’est mis à aimer la guerre : J’ai connu des compagnons plus éclairés, mais des cœurs aussi purs, Jamais. Avec eux, je me sens bien. [La confiture d’abricots et autres récits en deux parties. Fayard 2012]Il fait partie des troupes qui viennent de prendre la vieille et prestigieuse ville de Königsberg, en Prusse orientale. Son supérieur, le colonel Travkine, le convoque dans sa tente pour lui demander son arme, première manifestation d’une condamnation : le courrier qu’il adressait à son ami Koka a été lu ; il y critiquait Lénine et Staline, cités sous des noms caricaturaux qui n’ont trompé personne. Il est d’abord conduit dans la cellule 69 de la Loubianka, à Moscou, avec le matricule CH 282. Condamné à huit ans de détention, il sera transféré en 1949 au camp d’Ekibastouz dans le Kazakhstan, pour être libéré le 5 mars 1953, jour de la mort de Staline. Mais la libération n’en est pas une car il est installé en relégation perpétuelle à Kok Teuh. Il écrit Une journée d’Ivan Denissovitch, dont il envoie le manuscrit à Tvardovski, directeur de la revue Novy Mir depuis 1950, écrivain reconnu dont le père est mort en camp, et qui a encore suffisamment d’indépendance d’esprit pour reconnaître un grand talent. Il le lit à Khrouchtchev, qui en autorise la publication en 1960 dans Novy Mir. Le numéro – le 11 – est épuisé en quelques jours : on en fera un nouveau tirage à 100 000 exemplaires :

Avec le moment inoubliable de la parution du n° 11 de Novy Mir, l’existence de nos jeunes générations, réduites à l’ennui dès le départ, pour la première fois, reçut un coup de tonus : réveille-toi ! regarde donc ! L’histoire n’est pas achevée ! Je rentrais de la bibliothèque à la maison et à chaque kiosque à journaux je voyais mes compatriotes demander une fois de plus le numéro déjà épuisé de la revue. Et jamais je n’oublierai un de ces hommes à l’allure sauvage, dépenaillé, qui ne savait même pas le nom de la revue, mais qui demanda à la vendeuse : Tu sais bien, là où toute la vérité est écrite ! Ce n’était plus l’histoire de la littérature, c’était l’histoire du pays.

Sergueï Averintsev

Mais les ennuis reviendront, qui verra s’établir un très nouveau rapport de force entre le système communiste et un homme de plus en plus redouté de par la puissance de sa dénonciation. Prix Nobel de littérature en 1970, pour ses trois premières œuvres : Une journée d’Ivan Denissovitch, le Pavillon des Cancéreux, le Premier Cercle, il est chassé d’URSS ; proscrit, il commence par aller en Allemagne, à Francfort, puis en Suisse et finalement va s’installer aux États-Unis, dans le Vermont, ce qui ne fera pas de lui pour autant un chaud partisan de l’autre système. Lors d’un discours à Harvard en 1978, il renverra dos à dos le bazar mercantile et le bazar idéologique.., je viens d’un monde où il est interdit de parler, et j’arrive dans un monde où il est permis de tout dire, et ça ne sert à rien. Il y gagne le surnom de Khomeiny de l’orthodoxie : trente ans plus tard la très sévère crise de fin 2008 redorera le blason de celui qui n’aura jamais cessé d’être un grand visionnaire.

Il finira par retourner dans son pays le 20 mai 1994, en commençant par Vladivostok, au plus près  des camps qu’il a connu. À Magadan, ancienne plate-forme de répartition des prisonniers : Je viens embrasser la terre de la Kolyma qui a accueilli les corps des millions de prisonniers morts en captivité. Le voyage pour rejoindre Moscou durera deux mois. Il mourra le 3 août 2008.

Mais, dans sa dénonciation du régime soviétique, il ne sera jamais seul : Je continue de penser à eux, à mon foyer là-bas, où tout va si mal, et à me demander pourquoi tant de personnes sont privées de ce que j’ai, en ce moment. […] Pourquoi, en fin de semaine, dans tous les bureaux, met-on sous sept sceaux toutes les machines à écrire et les appareils à photocopier, qu’ici on peut utiliser dans tous les magasins à grande surface et dans les postes, à un franc la feuille, alors que chez nous ces appareils sont considérés comme des presses clandestines, pour lesquelles on vous met en prison ? Pourquoi, ici, quand je traverse une frontière, ne m’en aperçois-je même pas, alors que là-bas, il arrive qu’on fouille jusque dans votre arrière train ! Pourquoi mentent-ils avec un tel acharnement ? Pourquoi trompent-ils du matin au soir ?

Victor Nekrassov Un regard plus autre chose. Gallimard 1979

La presse occidentale se mit à nous accorder une certaine attention. […] Et parfois nos habituelles grèves de la faim n’étaient pas encore terminées que déjà, en secret, les surveillants nous informaient des commentaires que la BBC ou Radio Liberté leur avaient consacrés. Cette guerre des ondes les passionnait eux aussi. Les chefs du Kremlin commençaient à s’inquiéter. La façade du grand édifice se ternissait et cela les préoccupait fort. Ah ! tout vient toujours si mal à propos !

Vladimir Boukovsky Et le vent reprend ses tours. Ma vie de dissident. Robert Laffont 1978

13 et 14 02 1945   

Bombardement de Dresde : 135 000 morts, 165 000 blessés, dans une ville de 700 000 habitants.

Entre la fin de 1943 et février 1945, les Alliés déversèrent sur l’Allemagne 1,27 million de tonnes de bombes : 161 villes allemandes de cent mille à plus d’un million d’habitants, parmi lesquelles Berlin, Hambourg, Dresde, Francfort, Dortmund, Cologne, furent presque totalement rasées ; quelque 850 villages furent détruits ; 600 000 victimes civiles, dont 75 000 enfants, furent tuées. L’organisateur de cette stratégie était Sir Arthur Harris, surnommé Bomber Harris. Deux ans plus tard, la vie normale tardait encore à se réinstaller : […] La vie en Allemagne n’est plus la même. J’habite encore chez mes parents, trouver un logement, c’est presque impossible. C’est la même chose avec les femmes, il y en a comme du sable au bord de la mer, mais pour trouver la vraie, c’est plus dur que jamais. …

Josef Offman à Antoinette Kergroach. 19 mai 1947. Lettres de l’ami allemand. Yves Gourmelon.

Les bombes au phosphore avaient mis le feu à des quartiers entiers de Hambourg, faisant un grand nombre de victimes. Jusque-là rien d’extraordinaire : même les Allemands sont mortels. Mais des milliers et des milliers de malheureux, ruisselants de phosphore ardent, dans l’espoir d’éteindre le feu qui les dévorait, s’étaient jetés dans les canaux qui traversent Hambourg en tous sens, dans le port, le fleuve, les étangs, jusque dans les bassins des jardins publics ou s’étaient fait recouvrir de terre dans les tranchées creusées çà et là sur les places et dans les rues pour servir d’abri aux passants en cas de bombardement.

Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide. Car le phosphore est tel qu’il se colle à la peau comme une lèpre gluante, et ne brûle qu’au contact de l’air. Dès que ces malheureux sortaient un bras de la terre ou de l’eau, le bras s’enflammait comme une torche. Pour échapper au fléau, ces malheureux étaient contraints de rester immergés dans l’eau ou ensevelis dans la terre comme les damnés de Dante. Des équipes d’infirmiers allaient d’un damné à l’autre, distribuant boisson et nourriture, attachant avec des cordes les plus faibles au rivage afin qu’ils ne s’abandonnent pas vaincus par la fatigue et se noient : ils essayaient tantôt un onguent, tantôt un autre, mais en vain, car tandis qu’ils enduisaient un bras, une jambe, ou une épaule, tirés un instant hors de l’eau ou de la terre, les flammes semblables à des serpents de feu, se réveillaient aussitôt et rien ne parvenait à arrêter la morsure de cette lèpre ardente.

Pendant quelques jours, Hambourg offrit l’aspect de Dite, la Cité infernale. Çà et là sur les places, dans les rues, dans les canaux, dans l’Elbe, des milliers et des milliers de têtes émergeaient de l’eau et de la terre, et ces têtes, qui semblaient coupées à la hache, livides d’épouvante et de douleur, remuaient les yeux, ouvraient la bouche, parlaient. Autour des horribles têtes, enfoncées dans la chaussée des rues ou flottant à la surface des eaux, les familiers des damnés allaient et venaient nuit et jour, foule décharnée et déchirée, qui parlait à voix basse comme pour ne pas troubler cette déchirante agonie. L’un apportait de la nourriture, des boissons, des onguents, un autre un coussin pour placer sous la nuque d’un de ces malheureux, un autre encore, assis près d’un enseveli, le soulageait de la chaleur du jour en lui faisant de l’air avec un éventail, un autre abritait du soleil une tête à l’aide d’une ombrelle, ou lui essuyait le front moite de sueur, ou lui humectait les lèvres avec un mouchoir mouillé, ou lui arrangeait les cheveux avec un peigne, ou, se penchant d’une barque, encourageait les damnés agrippés aux cordes et se balançant au fil de l’eau. Des bandes de chiens couraient çà et là aboyant, léchaient le visage de leurs maîtres enterrés, ou se jetaient à l’eau pour leur porter secours.

Parfois certains de ces damnés, gagnés par l’impatience ou par le désespoir, jetaient un grand cri, en essayant de sortir de l’eau ou de la terre pour mettre fin à la torture de cette attente inutile : mais aussitôt, au contact de l’air, leurs membres flambaient, et des combats atroces s’engageaient entre ces désespérés et leurs familiers, qui à coups de poing, de pierres et de bâtons, ou de tout le poids de leur corps, s’efforçaient de replonger dans l’eau ou dans la terre ces horribles têtes.

Les plus courageux et les plus patients étaient les enfants. Ils ne pleuraient pas, ne criaient pas, mais tournaient autour d’eux des yeux clairs pour regarder l’effroyable spectacle, et souriaient à leurs parents, avec cette merveilleuse résignation des enfants qui pardonnent à l’impuissance des grandes personnes et ont pitié d’elles qui ne peuvent pas les aider. Dès que la nuit tombait, un murmure s’élevait de partout, pareil au murmure du vent dans l’herbe : ces milliers de têtes guettaient le ciel avec des yeux flamboyant de terreur.

Le septième jour, ordre fut donné d’éloigner la population civile des lieux où les damnés étaient ensevelis dans la terre ou plongés dans l’eau. La foule des parents et des amis s’éloigna en silence, repoussée avec douceur par les soldats et par les infirmiers. Les damnés restèrent seuls. Des balbutiements apeurés, des claquements de dents, des plaintes étouffées sortaient de ces têtes affleurant à la surface de l’eau ou de la terre, le long des berges du fleuve et des canaux, dans les rues et sur les places désertes. Pendant toute la journée, ces têtes parlèrent entre elles, pleurèrent, crièrent, la bouche à fleur de terre, grimaçant, tirant la langue aux SS de garde aux carrefours, et elles semblaient manger la terre et cracher les cailloux. Puis la nuit descendit. Des ombres mystérieuses rôdèrent autour des damnés, se penchèrent sur eux, en silence. Des colonnes de camions arrivaient, les phares éteints, s’arrêtaient, repartaient. De toutes parts on entendait un bruit de pioches et de pelles, des coups sourds de rames dans des barques, des cris aussitôt étouffés, des plaintes et des claquements secs de revolver.

Curzio Malaparte. La Peau. Denoël. 1947

J’étais à la fabrique à Hammerbrook, sur la Bankstrasse. Je travaillais tard, après 9 heures du soir, c’était l’été, depuis des semaines, il faisait terriblement chaud. Nous étions en train de rentrer en voiture, quand nous avons entendu les sirènes, puis les bombes se sont mises à tomber. Nous nous sommes arrêtés, nous sommes sortis et nous avons couru nous cacher sous les arbres, je ne sais pas pourquoi. Après, tu ne peux pas imaginer. Le monde entier était en feu. Des immeubles s’effondraient. Les flammes montaient tellement haut, le ciel brûlait, on aurait dit que les nuages se consumaient. Des nuages en feu, comme une vision de l’Apocalypse. Et la chaleur. Il n’y avait pas d’air à respirer. Les flammes dévoraient tout l’air. Et les gens qui couraient en sortant des immeubles, les cris des enfants. Le goudron fondait, les gens collaient au goudron. Les vitres des voitures fondaient. Les objets s’embrasaient tout seuls. Nous étions couchés contre un mur, on essayait de respirer entre les pavés. J’étais absolument convaincu que nous allions tous mourir. Et puis la Feuerstrurm a commencé, c’était comme des cris d’animaux, le vent si fort qu’il m’a arraché du mur, Otto m’a attrapé par la jambe et m’a retenue.

Opération Gomorrhe, ils l’avaient baptisé. Comment avaient-ils choisi ce nom ? Qui avait eu l’idée ? Gomorrhe, une des villes de la Plaine. Hambourg avait brûlé neuf jours durant. Quarante mille personnes avaient péri, des femmes et des enfants pour la plupart. Neuf jours d’enfer, les morts étalés partout, pourrissant à la chaleur, des nuées noires de mouches recouvrant tout, et puis les rats, des milliers de rats dévorant les corps. Anselm se souvint d’avoir lu ces mots, prononcés par celui qui avait conçu ces raids : Malgré tout ce qui est arrivé à Hambourg, les bombardements se sont révélés être une méthode relativement humaine.

Harris, vice-maréchal de l’armée de l’air.

Relativement. À quoi faisait-il référence, le vice-maréchal Harris ? Relativement à quoi ? À Auschwitz ? Y avait-il des moyens relativement humains de tuer des enfants ? Relativement parlant, où se plaçaient les raids de Bert Bomber Harris dans l’échelle des horreurs du XX° siècle, au sommet de laquelle on trouvait l’anéantissement perpétré de sang-froid des Juifs, des gitans, des homosexuels et des handicapés mentaux ?  

Peter Temple. Un monde sous surveillance. Rivages/Thriller 2002

Je me souviens de l’indignation qui s’empara, deux ans plus tard, du haut commandement de l’armée de l’air et parfois même de mes meilleurs camarades, quand ils lurent dans le Monde, à Paris, mon livre la Vallée heureuse que le journal publiait en feuilleton comme un polar : on apprenait que nous avions été des massacreurs ! Et qu’étions-nous d’autre, à l’époque, par nécessité ? Les nazis avaient assez massacré, il fallait leur rendre la pareille, c’était bien ce à quoi s’était résolu l’état-major du Bomber Command après mûre réflexion. Dans mon livre, je ne me scandalisais pas de me ranger parmi les massacreurs, je constatais. Eh bien non. On acceptait que les nazis eussent été des salopiauds, mais pas nous. Il y allait de l’honneur de l’armée française, de la vieille chevalerie à sauver, et de cette fiction diplomatique et de cette fable que la France, mère des libertés, ne s’attaquait qu’aux armées ennemies. Peut-être, peut-être. Mais nous étions avec la RAF, sous les ordres du maréchal de l’air Harris que les Anglais appelaient le boucher, qui avait certainement obtenu l’accord de Sir Winston Churchill, chef du gouvernement. Tous ces messieurs avaient décidé de répliquer aux raids de terreur par des raids de terreur, et je ne vois pas comment nous, simples exécutants, aurions pu émettre des réserves sans être jugés pour trahison et exécutés. À chaque fois que la croix du viseur passait sur l’objectif, je criais Bombes parties sans dissimuler ma joie et, dans notre équipage comme chez les autres, ce mot provoquait l’allégresse. […] Quand nous partîmes pour Leipzig, je ne fis même pas l’effort de me souvenir de ce que les journaux de Grande-Bretagne avaient publié d’une récente adresse de Himmler à ses troupes : Emparez-vous de tous les tire-au-flanc, attachez-les, chargez-les sur un camion. Je vous ordonne d’arrêter tous ceux qui essaient de fuir. Haïssez tous ceux qui reculent. Quand vous aurez réuni tous les lâches, fusillez sans pitié quiconque osera protester… Cela aurait pu me rappeler la horde de forcenés du tout jeune officier Ernst Jünger, ces guerriers diaboliques que l’odeur de la bataille enivrait. Ils avaient refusé leur défaite en 1918 et me semblaient plus conformes à l’esprit germanique que l’élégance et la pitié des Jardins et Routes de 1940. Pour nous, le moment était venu de nous venger de la débâcle et de la honte, et, pour Jünger démobilisé à Hanovre à la fin de 1944, de subir la dévastation qui tombait du ciel, déluge de mort et d’épouvante.

Si je pensais à quelque chose en appuyant sur le bouton de largage, c’était à nous débarrasser de notre chargement. Peu importe s’il s’abattait sur les habitants de Leipzig terrés au fond de leurs caves. Quand ils sortiraient de leurs trous à rats en nous maudissant, s’ils en sortaient, ils ne verraient que ruines et fumées d’incendies car notre chargement était composé de tolite et de phosphore, et je ne me souviens pas si les lanceurs de phosphore nous précédaient ou nous suivaient. Toujours est-il que massacre et feu étaient admirablement agencés. Mais oui, nous étions massacreurs par nécessité. N’était-ce pas vrai ? Je me demanderai alors si, par hasard, je n’étais pas allé trop loin dans les mots. J’avais bien écrit autrefois des poèmes qui ressemblaient à cela, sans savoir ce qu’était un raid de terreur sur Dresde ou sur Leipzig. Mes poèmes étaient tout autres, j’implorais la pitié de Dieu sur nous et sur ceux que nous écrasions. Je me regarderai alors dans une glace, je découvrirai une face de revenant de l’enfer, encore ce mot ! un peu éberlué, assommé, étourdi, sonné, légèrement halluciné par les kilos de maxiton ingurgités. C’est vrai, à notre tour nous étions des barbares, des criminels de guerre, mais si Hitler avait mis au point la bombe atomique avant les Américains, la Grande-Bretagne eût été détruite et nous avec.

Confessons, avouons, l’heure n’est pas à la pitié. N’employons pas là un pluriel de modestie qui pourrait réveiller de vieilles fureurs chez les uns ou les autres. De Leipzig, que retenais-je ? Un fantastique feu d’artifice, le crépitement des canons, et, au-dessous, le lac d’or qui devenait presque une mer, pensez donc : une ville de six cent mille habitants, la patrie de Richard Wagner, la première des cités universitaires d’Allemagne, une Bourse de la librairie unique au monde, une académie des beaux-arts, tout cela en flammes, et un imbécile qui nous coupait la route et que Gronier sautait à la lumière du brasier, une explosion formidable qui illuminait le ciel quelques instants. Après quoi, nous cassions tranquillement la croûte, car la RAF, cette bonne mère, nous avait remis avant le départ un assortiment de sandwiches au jambon d’York et au fromage de Hollande, et ça, mon Dieu, même sans la délicatesse de cornichons coupés en tranches, avec un gobelet de thé de la bouteille thermos, eh bien, ça nous remontait. Après quoi encore, Ravotti le navigateur murmurait dans le micro pour que tout l’équipage entende : Dans une heure, nous franchirons le Rhin entre Cologne et Mayence... En moi-même, j’ajoutai : Si Dieu veut, si Dieu veut… L’Allemagne était comme une terre morte.

En février 1945, le temps ne passait pas vite. Il nous restait encore sept missions à tirer, sept matches à disputer. L’équipage fourbu commençait à battre de l’aile. La radio annonça la mort [le 4 février] de Marin La Meslée, l’as de la chasse qui avait apparu à un de nos feux de camp à Fès, du temps de Murtin. Le descendeur de Messerschmitt avait été descendu par des canons sur lesquels il s’acharnait pour la troisième fois. […]

La fin approchait quand les chasseurs allemands usèrent d’une nouvelle tactique. Tandis que nous franchissions la Manche, ils nous suivirent tranquillement, puis au moment où nous rallumions nos feux de position au-dessus de cette vieille Angleterre, au moment où le stream ressemblait à un tranquille fleuve d’étoiles, ils se collèrent derrière nous et nous expédièrent tranquillement au tapis, zoum, zoum. Ils étaient si bas qu’un JU 88 s’écrasa sur une route après avoir accroché un arbre. À notre cimetière de Holgate où, derrière l’aumônier à étole violette, nous allions régulièrement accompagner des camarades, et où il y avait toujours une dizaine de tombes creusées d’avance, on avait manqué de place, il avait fallu appeler des fossoyeurs en renfort.

Pour notre trente-septième mission annoncée comme la dernière, le maître de cérémonie, je n’invente rien, c’était l’humour noir de ces messieurs de la RAF, s’appelait Pluton. Lourde ambiance dans l’équipage : le colonel nous avait félicités et semblait sincère. Nous emportions des bombes de 250 livres que nous n’aimions pas, je ne me souviens plus pourquoi. Parce que parfois il en restait une ou deux obstinément accrochées dans la soute ? Nous décollâmes en fin de journée, nous n’allions pas loin, juste après le sixième méridien pour les deux points du match, juste de l’autre côté de la Moselle. Nous devions anéantir des concentrations ennemies. Nous y arrivâmes par nuit assez claire, où Jupiter et Vénus se partageaient le ciel. À l’heure pile, les marqueurs tombèrent et le protocole se déroula. Il y eut, ce soir-là, une merveilleuse fusée d’or en paillettes papillotant avec lenteur, suivie d’une grappe de marqueurs rouges, puis rouges et verts, puis verts, superbes, brillants, éclatants, et tout à coup Pluton, la voix terrible, l’archange invisible des enfers, nous appela à la curée avec des mots qui me parurent scandaleux, mais comment s’indigner quand on se trouve où on est, et qu’on est soi-même un vautour ? Pluton qui avait dû avaler un peu trop de maxiton ou souffrait peut-être d’une déception amoureuse, s’écriait : Hello boys, to get ready to slaughter... Oh ! pas d’une voix méchante. Un peu comme un instituteur à ses élèves : Allez les enfants, c’est le moment de s’amuser, il disait : Allez les gars, allez-y pour la boucherie… Longtemps après, ce mot-là m’a scandalisé. Il m’a paru vulgaire, trop vrai. Cette nuit-là, j’avais une âme de pharisien, j’aurais aimé qu’on n’emploie pas de terme aussi cru. Nous étions là pour quoi ? Pluton appelait sa bande de tueurs, sa bande de gangsters, sa bande de malfrats, sa bande de truands. J’aurais préféré qu’il nous dore un peu la pilule, qu’il dise Allez les enfants, courage... Mais là, comme ça, slaughter, tuerie, massacre… quel manque de délicatesse, quelle sauvagerie ! Et quelle discourtoisie, n’est-ce pas ? Sur le moment, personne n’aurait songé à résister à cette irrésistible voix. J’ouvris les trappes, je fixai mon parachute au harnais par les mousquetons. Se détachant sur l’or fauve du phosphore qui cramait déjà, des avions plus bas que nous se détachaient comme des ombres un peu en avant, nos bombes ne risquaient pas de les atteindre, elles passeraient derrière eux. Je n’avais pas non plus à rectifier le cap, nous allions droit sur les verts. Pour rassurer Gronier, je dis : C’est bon, mon vieux, c’est bon… et, à l’instant voulu, quand les verts glissèrent au centre de la croix du viseur, une légère pression sur le bouton et tout s’en alla. L’avion frémit à peine comme pour marquer son soulagement. Allégé de cinq tonnes et demie de saloperie, il devenait souple, manœuvrable, capable de tous les corkscrews. D’une voix presque joyeuse, Ravotti, le navigateur, ordonna à Gronier d’afficher son nouveau cap. Derrière nous, la fête continuait, Pluton était content, nous nous enfonçâmes dans les ténèbres de toute la vitesse de nos quatre moteurs Hercule. Vénus était à son couchant, quelqu’un bientôt n’allait pas manquer de la confondre avec le feu d’un avion. Cassiopée et Orion chaviraient derrière nous. Après notre passage, beaucoup de télégrammes partis de ce coin-là feraient des veuves, des orphelins et des mères en larmes. Après le virage, j’emplis mes yeux pour jouir du spectacle. C’est vrai que ce n’était pas chaque fois si bien réussi. Un immense bonheur m’habitait. Je ne pouvais pas me douter qu’alors Ernst Jünger, déjà l’objet de mon admiration jalouse et de qui j’allais, à mon grand étonnement, marcher sur les traces à Paris, avait rejoint son presbytère de Kirchhorst, près de Hanovre en cendres, et qu’il nous voyait tout dévaster au point que les pierres de la ville brûlaient toutes seules, sans rien. En quelque sorte, bien qu’il gardât toujours une âme impavide devant l’adversité et qu’il pensât toujours aux insectes rares et aux serpents, j’étais devenu son ennemi mortel, moi l’aviateur, moi le bombardier.

Jules Roy. Mémoires barbares. Albin Michel. 1989

L’homme est rarement simple : on pourrait penser qu’à lâcher des bombes pendant des mois – 38 missions – , et donc semer la mort, il aurait pour le moins acquis une certaine gravité et densité silencieuse : rien de tout cela… quelques pages plus loin on le voit écrire sans sourciller des propos de Don Quichotte un tantinet snobinard, mystique à ses heures, agité et sautillant : Je ne me souviens plus exactement où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, si c’est au Flore ou aux Deux Magots …, avide à n’en jamais finir  de potins d’alcôve pour finalement aboutir à la question essentielle : qui couche avec qui ? Question auxquelles il donne toujours réponse. Tout ce beau monde littéraire se retrouve les uns chez la milliardaire américaine Florence Gould, les autres chez Louise De Vilmorin. Il arrive à certains veinards de pouvoir fréquenter les deuxAuteur à 33 ans d’un La France sauvée par Pétain publié chez P & G Soubiron à Alger en juillet 1940, il bénéficiera de la grande et partiale indulgence de ses confrères en littérature qui lui décerneront en 1946 le Renaudot 1940 pour La Vallée heureuse [surnom donné par les Anglais à la Ruhr qu’ils bombardaient tant et plus].

Les derniers défenseurs de Budapest se rendent ; ils sont presque tous fusillés ; quelques uns partent en camp en Sibérie.

Le roi d’Arabie ibn Saoud et Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta  se rencontrent sur le croiseur USS Quincy (CA 71), mouillé sur le lac Amer, en plein canal de Suez, ainsi à l’abri des sous-marins. Roosevelt a aussi convié Haïlé Sélassié, empereur d’Éthiopie et Farouk, le roi d’Égypte. Avec Ibn Seoud, c’est l’accord qui va marquer près de 80 ans de la politique du Moyen-Orient : l’Arabie fournira le pétrole aux États-Unis, lesquelles assureront sa sécurité.

Le président Franklin Roosevelt en compagnie du roi Abdelaziz Al Saoud, du colonel William A. Eddy (en) (qui sert d'interprète, un genou au sol) et de l'amiral William Leahy (debout, à gauche) sur l'USS Quincy.

Le président Franklin Roosevelt en compagnie du roi Abdelaziz Al Saoud, du colonel William A. Eddy, qui sert d’interprète, un genou au sol, et de l’amiral William Leahy,debout, à gauche, sur l’USS Quincy. Roosevelt mourra deux mois plus tard.

16 02 1945 

Des éclaireurs français, en reconnaissance au col de Toule, proche du refuge Torino, à la frontière France-Italie du massif du Mont Blanc, découvrent une colonne allemande qui remonte le glacier de Toul : le projet allemand est éventé : il s’agissait de s’assurer la maitrise de tous les points stratégiques de la Vallée Blanche : col du Géant, destruction de la cabane Simond au col du midi, arrivée du monte charge venu de Chamonix, occupation du refuge du Requin. Les Français décident de tendre une embuscade aux Allemands au col du Gros Rognon, au cœur du glacier du Géant. L’accrochage débute tôt le lendemain matin : 24 hommes coté français face à 124 Gebirgsjäger, mais rien n’est fait pour la clarté du combat : ils sont tous en blanc ! La confusion s’installe rapidement et le lieutenant Rachel donne l’ordre de se replier au col du midi où le poursuivent les Allemands : le capitaine Siegle lance ses hommes à l’assaut des positions françaises : trois d’entre eux tombent puis lui-même, en tentant d’évacuer un blessé. Les Allemands se replient au col du Géant, laissant sur le terrain cinq morts, un blessé et un prisonnier. Au col du Géant, ravitaillés par le téléférique du mont Frety, ils tiendront jusqu’au 9 avril 1945, quand les Français auront détruit le téléférique italien avec pas moins de 300 obus !

17 02 1945 

Churchill rencontre le roi Abdelaziz Al Saoud sur le lac Qaroun, rive gauche du Nil, dans le Fayoun, en Égypte. Sur un ma religion ne m’interdit ni de boire ni de fumer, il ne s’en privera pas, même en présence du roi, évidemment gêné de cela. Deux jours plus tôt, Roosevelt s’en était abstenu. Les Américains avaient obtenu tout ce qu’ils voulaient. Les Anglais, pas grand chose.

Capture nmnmhy776 | old Arab photos from Saudi Arabia | oboudi | Flickr

23 02 1945  

Joe Rosenthal photographie six soldats américains [3] hissant la bannière étoilée au sommet du Mont Suribachi, sur l’île japonaise d’Iwo Jima, au cœur du plus violent affrontement de la guerre du Pacifique. La photo va devenir icône, et Roosevelt voudra en tirer partie : il demande que les six hommes soient rapatriées pour effectuer une tournée dans le pays pour lever l’argent dont il manque tant pour la guerre. Trois sont morts dans les jours suivant la photo, les trois survivants font une tournée du pays, triomphale, et parviennent à lever 26 milliards $ en bons du Trésor.

Photo d'Iwo Jima: les Marines reconnaissent une seconde erreur | La Presse

4 au 10 03 1945  

La France et l’Angleterre décident de l’évacuation du Liban et de la Syrie.

10 03 1945       

300 bombardiers B 29 américains, en un seul raid de deux heures, lâchent 380 000 bombes incendiaires qui tuent 100 000 personnes à Tokyo. L’empereur Hirohito ordonne à ses troupes de prendre le contrôle de l’Indochine, où vivent alors environ 40 000 Français, dont 18 000 militaires.

En moins de quarante-huit heures, 2 650 soldats français perdront la vie, tués au combat ou massacrés – décapités au sabre, enterrés vivants, achevés à la baïonnette. Des femmes seront violées devant leur mari avant d’être assassinées. Les survivants deviennent des captifs. Dans la population civile, 22 000 personnes sont placées en résidence surveillée. Environ 10 000 militaires, fonctionnaires et policiers connaissent l’internement impitoyable des camps disciplinaires. Près de 6 000 autres, dont 900 civils, soupçonnés d’avoir résisté et comploté contre le Japon, sont envoyés en déportation, livrés à la merci de la Kempetai, l’élite de la police militaire, plus connue sous le nom de la Gestapo jap. Leur martyre ne s’achèvera que le 2 septembre 1945, lors de la capitulation japonaise signée en rade de Tokyo à bord du croiseur américain USS-Missouri. 

[…] Dans son livre, Condamné à mort par les Japonais. D’Aurillac à Saïgon, tribulations d’un résistant (1941-1946) Editions du Bailli de Suffren, 2014), Raymond Bonnet décrit l’enfer de l’emprisonnement et des interrogatoires dans les cellules de la sûreté à Phnom Penh : les bastonnades au bambou et au rotin, le supplice de l’eau qui noie les poumons, la vie en cage dont les parois étaient recouvertes d’excréments, les parasites, la faim, la perte de 25  kg en quelques semaines…

Pour entrer dans la cage, il fallait passer à quatre pattes par un petit portillon de 50  cm de haut. Nous avions l’interdiction de nous adosser aux parois. Nous avions ordre de rester assis en tailleur au milieu de notre prison de 6  heures du matin jusqu’à 8  heures le soir. C’était très éprouvant.

Le soir du 9  mars 1945, Serge Huet se trouvait avec sa famille à My Tho, au sud de Saïgon, dans le delta du Mékong. L’adolescent qu’il était alors a vu des marins français abattus à bout portant par les soldats japonais alors qu’ils se rendaient, mains en l’air. Il entend encore les cris de cette femme dont le mari venait d’être tué devant elle, et qui a avalé du détergent pour en finir.  Vous vous rendez compte, il a fallu attendre 2016 pour que deux de nos morts en déportation soient enfin reconnus… En réalité, nous avons été les oubliés du bout du monde, pendant la guerre et après.

Marie-Béatrice Baudet. Le Monde du 12 mars 2016

11 03 1945    

L’empereur Bao Daï proclame l’indépendance du Viet Nam : Vu la situation mondiale et celle de l’Asie en particulier, le gouvernement du Vietnam proclame publiquement qu’à dater de ce jour le traité de protectorat avec la France est aboli et que le pays reprend ses droits à l’indépendance.

La France promet à l’Indochine l’octroi des libertés démocratiques et de l’autonomie économique.

16 03 1945                   

En 17 minutes, 300 000 bombes incendiaires rayent de la carte la ville de Würzburg

03 1945 

Anne Frank meurt dans le camp de concentration de Bergen Belsen.

1 04 1945      

Les Américains débarquent à Okinawa : 23 jours plus tard, la totalité de la marine japonaise était détruite. Mais l’île ne tombera que trois mois plus tard.

4 04 1945     

Libérée, la Hongrie est un champ de ruines : 500 000 morts et autant de blessés, 1 million de personnes déplacées – celles qui avaient fui devant les Russes -. Enlèvement, pillage, vols, viols, exécutions sommaires deviennent le quotidien de ceux qui restent. Et pour le pays, c’est le pillage économique au profit de l’URSS. L’enseignement du Russe dans les écoles devient obligatoire.

4 04 1945 

Pierre Benoit est en prison à Fresnes. Une décision de classement, hypocritement minorée par cette clause : Sous réserve de poursuites ultérieures, notamment devant la chambre civique lui est notifiée. S’il ne s’était  jamais engagé dans la Résistance, il avait tout de même refusé en 1941 le poste de Directeur du Théâtre Français. Il avait été arrêté une première fois par des nervis free lance de la Résistance du 16 septembre au 15 novembre 1944, puis de Janvier au 4 avril 1945. Ne tenant point à faire l’honneur d’une parole à des folliculaires ennemis qu’il avait fini par dépister, il se plut en revanche à rendre un hommage qu’il voulut le plus éclatant possible, à ceux dont l’honneur d’être justes s’était, parfois inespérément, élevé au-dessus des opinions politiques  Il sera l’invité de Paul Guimard à la Radiodiffusion en 1957 :

P.G. Et à qui va, de préférence, votre gratitude ?

P.B. Eh bien, je ne suis pas mécontent du tout que vous me posiez cette question. Elle va à ceux qui ne me devaient rien, de qui j’étais au contraire en droit de ne rien attendre. Elle va à  ceux qui ne me connaissaient point, et mieux encore, à ceux qui, me connaissant, étaient fondés à me considérer comme un adversaire, comme un ennemi, tentés de dire : C’est bien fait ! Tant pis pour lui. Nous sommes ravis de ce qui lui arrive. Quelle joie j’ai aujourd’hui à citer leurs noms, le nom d’un Charles Vildrac, la probité, la bonté même, d’un Claude Morgan, le nom du grand, du très grand poète qu’est Louis Aragon [qui, tout de même attendait un accord de Pierre Benoit pour publier par chapitre l’Atlantide dans l’Humanité.] Eux de qui tout devait sembler me séparer, ils ont pris mon parti avec un de ces courages qui vous réconcilient tout de même avec l’humanité. Tandis que d’autres que j’aurais pu croire du même bord que moi… Autant j’ai de joie à crier bien haut le nom d’Aragon, autant leurs noms à ceux-là…

[…] P.G. Et la prison, elle, l’avez-vous oubliée ? L’oublierez-vous ?

PB. Jamais !

P.G. Jamais ?

P.B. Jamais, hélas, je le crains. Ce n’est pas, voyez-vous, que, matériellement, j’y ai eu beaucoup à me plaindre. On y est à peu près protégé contre les raseurs. Mais pas autant qu’on peut le croire. Stendhal met à ce sujet dans la bouche de Julien Sorel un mot admirable : L’ennui, en prison, c’est qu’on ne peut pas fermer sa porte, comme on voudrait, à tel ou à tel. Pour les autres petits inconvénients, quand on a été pensionnaire, puis soldat, qu’on a fait la guerre, n’est-ce pas ? Mais la prison, ce n’est pas le manque de bien-être. C’est autre chose, quelque chose de vraiment horrible. Horrible, non, ce n’est pas encore le mot qui convient. D’avilissant, oui, c’est cela, d’avilissant !

P.G. Je n’ose vous faire préciser davantage…

P.B. Et pourquoi pas ? Dans une certaine mesure, ça fait du bien. Or donc, quand, à l’âge de cinquante-huit ans, alors qu’on a cru avoir mené jusque-là une existence à peu près correcte, qu’on a acquitté régulièrement ses impôts, qu’on a quelque part, dans Paris, un appartement dont les termes, comme disent les rapports de police, sont payés à date fixe, avec, au fond d’un placard, à l’abri des mites, un bel habit brodé de membre de l’Institut, eh bien, soudain, sans que vous ni personne sachiez pourquoi, le joli petit complet de droguet, le baquet de propreté, le judas qui s’éclaire la nuit pour vous déverser un flot de lumière électrique en pleine face, le sémillant fonctionnaire de la pénitentiaire qui dit à la malheureuse jeune femme venue pour vous faire la visite à laquelle vous avez droit : Vous êtes encore une de ces salopes qui désirez voir un de ces salauds, eh bien, entre nous soit dit, tout cela n’avait rien de réconfortant, l’admettez-vous ?…

De ce jour, il ne portera plus jamais sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur puisqu’il n’était pas venu au personnel judiciaire la pensée que cette haute distinction pouvait lui épargner le déshonneur.

7 04 1945    

Hitler met en œuvre les solutions du désespoir : 120 avions suicides s’envolent pour attaquer les bombardiers alliés : la moitié d’entre eux meurent en touchant leurs cibles.

Lucien Neuwirth a 21 ans. Il a déjà goûté aux prisons espagnoles, il a été incorporé deux ans plus tôt dans les parachutistes de de Gaulle, effectué des missions en Bretagne, Belgique, été blessé, et ce jour-là, parachuté aux Pays-Bas, il y est fait prisonnier. Conduit aussitôt avec ses camarades dans une carrière, un peloton d’exécution les fusille. Il n’est que blessé. Un soldat allemand vient lui donner le coup de grâce, en plein cœur. Mais les pièces de monnaie anglaises de son portefeuille détournent la balle. Lucien Neuwirth miraculé enverra plus tard le télégramme : Suis vivant, j’arrive. Lucien à ses parents qui venaient de recevoir un courrier avec la mention Mort pour que vive la France.

9 04 1945    

Nationalisation d’Air France.

Dietrich Bonhoeffer, pasteur protestant, Wilhelm Canaris, amiral, chef de l’Abwehr, Karl Oster, général, Hans Sack, juriste militaire, Ludwig Gehre, capitaine, impliqués dans la tentative d’attentat contre Hitler le 20 juillet 1944, sont pendus à Flossenbürg.

11 04 1945 

Les soldats de la III° armée du général Patton libèrent Buchenwald. Raymond Savoyat, 21 ans, de la Tour du Pin, en Isère, en fait partie ; il a reçu l’ordre de détourner 25 camions vers un camp dont il ne sait rien, proche de Weimar, pour y recueillir des détenus tout juste libérés : J’ai alors vu venir vers nous des déportés. C’était des loques qui se traînaient, une horde de cadavres ambulants. Ils étaient tous hagards. Il y avait un gars que deux de ses copains portaient pour ne pas qu’il tombe. C’était inimaginable. Aucun ne pouvait monter seul [la margelle du camion était à 1.1 m. de hauteur]. Nous devions les porter. Ce n’était pas bien difficile. Ils ne pesaient guère plus de 35-40 kg. J’ai pris un homme dans mes bras. Ses os ont craqué et le gars s’est mis à hurler. […] Il y avait la barrière de la langue, bien sûr, mais même les Français ne parlaient pas. Je crois qu’ils avaient tant rêvé de ce moment de leur libération qu’ils avaient peur de se réveiller. Ils vivaient un rêve. Nous, nous vivions un cauchemar. […] Nous avions interdiction de leur donner à manger. J’ai vu des hommes se battre pour un bout de pain.

Raymond Savoyat nourrit l’espoir d’y retrouver son père, ignorant qu’il put y avoir d’autres camps. Après la capitulation nazie, il apprendra que son père avait été détenu à Mauthausen où il était mort le 15 avril, peu après l’arrivée de son fils comme libérateur à Buchenwald.

À l’occasion de la cérémonie commémorative de ce jour, Jorge Semprun se souvient : La place d’appel de Buchenwald, dans le vent glacial de l’Ettersberg – vent d’une éternité mortifère, qui y souffle éternellement, même au printemps -, est un lieu rêvé pour parler de l’Europe, tout d’abord. Car Buchenwald a été un camp nazi jusqu’en avril 1945. Les derniers déportés, des partisans yougoslaves, l’ont quitté au mois de juin de  cette année. Mais, dès septembre, le camp a été rouvert sous l’appellation Speziallager n°2, camp spécial numéro deux de la police soviétique de la zone d’occupation russe.

C’est en 1950, après la création de la République démocratique d’Allemagne (RDA), que la camp a été fermé et le site transformé en lieu de mémoire. Mais ce n’est qu’après 1989, après la chute du mur de Berlin et de l’Empire soviétique, après la réunification démocratique de l’Allemagne, que Buchenwald a pu assumer ses deux mémoires, son double passé de camp nazi et de camp stalinien, successivement.

Lieu idéal, donc, unique en Europe, pour y méditer sur ses origines et sur ses valeurs. Pour y rappeler aux jeunes visiteurs – des milliers chaque année -, aux étudiants du monde entier qui y font des stages de formation historique, que les racines de l’Europe peuvent se trouver ici, dans les traces matérielles du nazisme et du stalinisme, contre lesquels a commencé, précisément, l’aventure de la construction européenne.

Traces visibles à l’œil nu : au sommet de la colline, la cheminée trapue du crématoire, à jamais éteint, rappelle les dizaines de milliers de morts du camp nazi, ceux qui ont trouvé une tombe au creux des nuages, comme l’a écrit Paul Célan. Au pied de l’Ettersberg, par contre, aux limites de l’ancien camp de quarantaine, une jeune forêt plantée par les autorités de la RDA cache les fosses communes où sont enfouis, en vrac, anonymes, les milliers de cadavres du camp stalinien.

Lieu idéal, en effet, que la place d’appel de Buchenwald, pour rappeler les origines de l’Europe, mais aussi pour évoquer son avenir, à ce moment de crise, d’involution, de manque de souffle et d’allant.

[…] Cette année, par ailleurs, des vétérans de la III° armée de Patton participeront aux commémorations. Occasion idéale pour évoquer le rôle décisif que jouèrent autrefois, dans la libération du camp, les combattants afro-américains des bataillons de choc ; les jeunes soldats hispaniques du sud des États-Unis au parler castillan fluide et mélodieux ; les fils des fermiers de l’Amérique profonde qui découvraient dans cette juste et terrible guerre, les valeurs universelles de leur démocratie. Le 11 avril 1945, pendant que les avant-gardes blindées de Patton, ayant battu et dispersé la garnison de Buchenwald et les hommes de la division SS Totenkopf, fonçaient victorieusement sur Weimar, contournant le camp proprement dit, où les Américains ne reviendraient que 24 heures plus tard, une Jeep de l’armée se présentait à l’entrée monumentale du camp.

Une jeep solitaire dans le fracas de la bataille. Deux hommes en uniforme. Mais l’un est un civil, journaliste peut-être. L’autre est un officier, un premier lieutenant. Mais l’important n’est pas là. Ce qui importe, c’est leurs noms. Le civil s’appelait Egon W. Fleck, l’officier Edward A. Tenenbaum. Dites ces noms à haute voix et retenez vos rires, retenez vos larmes. Deux juifs américains sont les premiers à franchir la porte du camp de Buchenwald, accueillis en triomphateurs par les hommes en armes de la Résistance antifasciste.

Dans les archives américaines, on peut trouver le rapport préliminaire sur Buchenwald que Fleck et Tenenbaum rédigèrent, le 24 avril 1945, pour les autorités de leur armée. Leur surprise bouleversée, leur émotion y sont encore sensibles, si longtemps après. Mais cette incroyable ironie de l’Histoire, ce pied de nez ontologique que signifie la présence de Fleck et Tenenbaum à l’entrée de Buchenwald, [juifs américains bien sur mais d’origine germanique assez récente. La preuve en est dans leur rapport préliminaire, rédigé en anglais, où ils emploient pourtant le mot allemand panzerfaust pour nommer le bazooka, arme individuelle antichar !], ce hasard merveilleux nous ramène à une vérité incontournable.

Quand tous les témoins, déportés résistants, auront disparu, bientôt, dans quelques années, il restera encore une mémoire vivante, personnelle, de l’expérience concentrationnaire, une mémoire qui nous survivra et c’est la mémoire juive.

Le dernier homme à se souvenir, bien après notre mort, sera un de ces enfants juifs, que nous avons vu arriver à Buchenwald, en février 1945, évacués d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagons de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les naufragés et les rescapés, les juifs et les goys (les non-juifs), les femmes et les hommes. Longue vie à la mémoire juive de toute notre mort !

Jorge Semprun, né en 1923. Le Monde des 7 et 8 mars 2010.

Dans cet enfer pouvait arriver en surface une seconde d’humanité : Robert Antelme, déporté à Buchenwald en témoigne. Les déportés travaillaient dans une usine où ils pouvaient croiser, au cours de leurs déplacements, des civils allemands. Mais cette exception ne vient que confirmer la règle, qui est l’horreur au quotidien.

Nous sommes encore, Jacques et moi, dans le petit magasin du sous-sol. Bientôt ce sera midi et demi, l’heure de la soupe. Nous avons encore une soupe à mittag, mais ça ne va pas durer. Bientôt nous n’aurons plus que le pain le matin avec la ration de margarine et la soupe le soir. En attendant que la sirène sonne, je me suis planqué dans une travée. J’y suis depuis quelques minutes quand arrive une femme allemande. Elle cherche une pièce. Je fais semblant de chercher aussi. Je la surveille du coin de l’œil. Elle est jeune, maigre, assez grande, des yeux bleuâtres dans une figure blafarde avec des cheveux clairs.

Elle regarde de mon côté ; je fais toujours semblant de chercher. Pour avoir l’air plus naturel, je cesse même de la surveiller, je la perds de vue quelques secondes. Elle est allée au bout de la travée, vers l’extérieur. Elle avance la tête, me tournant le dos, elle a l’air de surveiller l’allée. Puis elle me fait face, rentre dans la travée, marche vers moi, s’arrête et s’appuie contre les casiers. Je me tiens aussi appuyé contre des casiers, à deux mètres d’elle. Je ne sais pas ce qu’elle veut. Elle regarde vers moi. Elle hésite. Puis elle s’approche latéralement, faisant toujours face aux casiers. Je ne bouge pas. Elle arrive près de moi. Je ne bouge toujours pas. Elle tourne rapidement la tête vers l’allée. Puis elle met la main gauche dans la poche de son tablier. Elle la sort,  fermée sur quelques chose. Sa figure se crispe. Elle me tend sa main fermée.

  • Nicht sagen, dit-elle à voix basse. (Il ne faut par le dire.)

Je prends ce qu’il y a dans sa main

  • Danke

C’est dur ce qu’il y avait dans sa main. Je serre, ça craque. Sa figure se détend.

  • Mein Mann ist Gefangene. (Mon mari est prisonnier.)

Et elle s’en va.

Elle m’a donné un morceau de pain blanc.

Je mets ma main dans la poche, je ne lâche pas le morceau.

L’événement m’empêche de tenir en place. Je sors de la travée, la main dans la poche. Les copains de la soudure sont penchés sur leur chalumeau. Il ne leur est rien arrivé à eux. C’est comme si je les regardais de l’extérieur du barbelé.

C’est une femme de l’usine. Elle travaille avec celles qui rigolent quand un meister frappe un copain.

[…] Il arrive que le SS plaisante avec le toubib [espagnol] et qu’il rigole avec lui. Pourtant, avant d’être à ce poste, il a reçu des coups des SS. Mais maintenant, il a une blouse blanche, il dort dans une petite chambre au chaud, il ne va pas à l’appel, il mange et il est rose.

Il est trop facile dans ces conditions d’oublier que l’on a été le même homme que ceux qui viennent demander un schonung et qui sont couverts de poux.

Le toubib espagnol est devenu rapidement un type assez parfait de l’aristocratie du kommando. Le critère de cette aristocratie – comme de toute d’ailleurs -, c’est le mépris. Et nous l’avons vu sous nos yeux se constituer avec la chaleur, le confort, la nourriture. Mépriser – puis haïr quand ils revendiquent – ceux qui sont maigres et trainent un corps au sang pourri, ceux que l’on a contraint à offrir de l’homme une image telle qu’elle soit une source inépuisable de dégoût et de haine.

Le mépris de l’aristocratie pour les détenus est un phénomène de classe à l’état d’ébauche, au sens ou une classe se forme et se manifeste à travers une communauté de situations à défendre ; mais ce mépris ne peut pas être aussi souverain que celui des SS, car cette aristocratie doit combattre pour se maintenir. Combattre, c’est faite travailler les autres, c’est moucharder, c’est refuser aussi le schonung. Le mépris n’intervient que pour justifier le combat et après coup ; il ne tend à s’imposer à se substituer à la haine envers le concurrent ou le gêneur possible que dans la mesure où la bataille a été  gagnée, où la situation s’est définitivement consolidée. C’est par exemple le cas de Paul, le lageraltester. 

Le toubib, lui, n’est pas parvenu à la tranquillité définitive du mépris. Il est terrorisé par les SS ; sa situation de médecin lui est un abri, mais aussi il lui arrive, ce qui n’arrive à aucun autre détenu ordinaire, d’être en contact personnel avec le SS. Il est dans l’appareil, personnellement engagé, repéré, et cela le terrorise. Sa planque est aussi un traquenard dont il ne peut se dégager qu’en refusant les schonung, en maltraitant les copains, ce qui l’enferme dans le cercle de la haine, puis du mépris.

Il est fasciné par le mécanisme et la logique SS. Il n’imagine même plus maintenant d’essayer de biaiser. Mais ce qui le terrorise rassure sa conscience : il se sent dans un énorme appareil de destruction, au cœur d’une fatalité qu’il aurait selon lui la charge accablante d’aggraver. C’est ainsi qu’il ne cesse  de répéter : Vous ne savez pas ce que c’est qu’un camp de concentration ! Ce n’est pas une hypocrisie banale. Il sait qu’il exprime la morale des camps, qui le terrorise, et à laquelle il participe, en victime toujours possible. Victime quand il envoie le vieil Italien au travail, victime quand il menace Jacques de le renvoyer à Buchenwald.

Mais le copain qu’il a chassé le soir à la visite ne veut pas savoir si le toubib est ou n’est pas une victime et il râle. Alors le toubib engueule le copain et ne l’engueulant il découvre que le type est maigre et sale et cette découverte confirme sa hargne.

Nous sommes rentrés au block à midi, et, comme chaque dimanche, nous avons touché la soupe vers midi et demi. La place du camp était couverte d’une épaisse couche de boue. Devant notre block, il y avait de larges flaques d’eau jaunâtre. Pour aller aux chiottes qui se trouvaient au pied du talus de la voie ferrée, on pataugeait jusqu’à mi chevilles et on glissait. Il en était de même pour aller à la cuisine. Ce qui restait de nos chaussures était tellement mal ajusté à la cheville – parfois simplement grâce à des morceaux de fil de fer qu’on faisait passer sous la semelle – qu’en essayant de les décoller la base du soulier restait parfois dans la boue.

Il ne faisait donc pas froid, mais nous ne pouvions pas  rester dehors. Nous étions une fois de plus embarqués dans l’après-midi du dimanche. On y voyait mal dans le block tant le ciel était sombre. Autour du poêle que l’on n’allumait plus que le dimanche, il y avait comme chaque semaine ceux qui faisaient griller ou bouillir les épluchures. D’autres étaient étendus sur leur paillasse, enroulés dans une couverture. D’autres allaient et venaient dans l’allée du block dont le plancher était recouvert d’une mince couche de boue noirâtre. Ainsi, cet après-midi aurait pu s’enfoncer lentement dans la nuit, aussi lourds que la plupart des après-midi de dimanche, aussi long à passer et aussi passager.

Chacun aurait pu essayer, seul, de remplir les heures grâce au sommeil. Ou bien on aurait pu se risquer – comme on l’avait fait bien des fois, à poser un pied dans le passé. Des images d’une richesse insondable nous auraient une fois de plus fascinés et précipités sur d’autres images à la vue aussi insoutenable, comme dans une galerie de miroirs flamboyants. Ayant cédé à ce vice de croire tout possible, chacun aurait pu se risquer à sombrer, à cause d’un mot quelconque du passé, pierre au cou. Puis les yeux se seraient ouverts sur cet après-midi ici, dans ce carré d’espace, dans ce block posé dans ce carré d’espace. Les copains se seraient de nouveau découpés en rayé dans cet espace. Le temps de la guerre se serait figé brutalement dans cet après-midi qui lui-même ne cessait pas de fondre et de noircir. Et l’on aurait retrouvé la faim, la vraie. Et l’on aurait pu penser que c’était eux, là-bas, qui étaient séparés de la faim par une distance, la même, notre distance, et que leurs yeux aussi devaient s’ouvrir sur un carré d’espace figé.

Penser enfin que c’était bien le chemin de notre vie, cet après-midi. Ce qu’il pouvait y avoir de plus sérieux, de plus vrai dans notre vie et qui à ce moment-là ne pouvait être échangé contre rien et ne cessait pourtant pas du fuit, de glisser, de se muer. Ce que l’on appelait de haut la guerre ; ce qui pouvait s’appeler la patience. Le courage. La faiblesse. L’amour.

On aurait donc pu, ce dimanche là, se forcer ou s’abandonner à être seul. Provoquer ou consentir à cette hémorragie pour emplir cette distance de soi à une autre sorte de soi – le même homme – à cette sorte de petit dieu souriant ou luxueusement triste, écouté, capricieux, adoré ou haï, mais haï ridiculement par d’autres petits dieux, ne sachant pas haïr, ou mal-aimé mais consolé. Et l’on se serait retrouvé, comme chaque fois, pantelant, avec ses propres genoux déjà énormes, avec la poche vide dans le corps. De là on aurait commencé à remonter le chemin.

On se serait affirmé une fois de plus que la vérité passait par ici, que c’était bien là la seule voie qui s’offrait de la vie possible et ceux qui croyaient devaient eux aussi reconnaître que leur Providence empruntait cette voie. On n’aurait plus senti alors l’autre petit dieu que comme falsifié, ridicule. Et l’on aurait enfin retrouvé les copains qui sont ici, comme les plus vrais hommes de notre moment, pour finalement bien croire que l’on ne pouvait puiser de vraie force hors de la fraternité avec les autres d’ici.

C’est ce chemin que l’on aurait pu faire seul, comme souvent, avec plus ou moins de vigueur ou de faiblesse.

Mais précisément, cet après-midi là, on ne l’a pas fait seul.

Gaston avait envisagé la veille d’organiser pour ce dimanche une séance récréative.

C’était le nom anodin que l’on donnait à des petites réunions que l’on avait réussi à tenir, trois ou quatre fois déjà, le dimanche après-midi, dans l’un ou l’autre chambre du block. On avait donné ce nom à ces réunions parce qu’effectivement elles pouvaient être l’occasion de rire, ou en tout cas de se distraire – des camarades chantaient ou racontaient des histoires -, mais surtout parce que les kapos venaient roder parfois dans le block, et il était préférable que ce qui pouvait être dit ou proclamé entre les chansons et les histoires soit couvert par ce vocable qui n’attirait pas l’attention.

Gaston Riby était un homme qui approchait de la trentaine. C’était un professeur. Il avait une figure massive avec des mâchoires larges. Il était passé lui aussi par le zaunkommando puis par l’usine. À ce moment-là, il travaillait avec quelques autres dans ce qu’il appelait la mine. C’était un tunnel-abri que les SS faisaient creuser dans la colline au pied de laquelle se trouvait leur baraque. Les types de la mine revenaient chaque soir couverts de terre et épuisés. Malgré les coups que nous pouvions recevoir au transportkolonne, nous n’avions pas la même tête qu’eux. Nous pouvions essayer de parer les coups, chercher la planque dans l’usine pour une heure ou deux. Eux étaient dans le tunnel et devaient extraire la terre du matin au soir avec le morceau de pain du matin dans le ventre. Quand Gaston rentrait au block, souvent il avait à peine la force de boire sa soupe et aussitôt il allait s’étendre sur la paillasse et ses yeux se fermaient.

Pourtant, la bête de somme qu’ils en avaient fait, ils n’avaient pas pu l’empêcher de penser en piochant dans la colline, ni de parler lourdement avec des mots qui restaient longtemps dans les oreilles. Il n’était pas le seul dans le tunnel ; il y en avait d’autres qui piochaient à côté de lui et qui charriaient la terre et qui, comme lui, le matin, avaient quand même un peu plus de forces que le soir. Le contremaitre civil pouvait promener dans le tunnel sa capote de futur volkstrum [territorial] et sa petite moustache noire et gueuler et pousser le travail, il ne pouvait pas empêcher les mots de passer d’un homme à l’autre. Peu de mots, d’ailleurs ; ce n’était pas une conversation que ces hommes tenaient, parce que le travail de la mine ne se faisait pas par groupes homogènes, et chacun ne pouvait donc pas rester auprès du même copain plusieurs heures de suite. Les phrases étaient hachées par le rythme du travail à la pioche, le va-et-vient de la brouette. Et c’était trop fatiguant de tenir une véritable conversation. Il fallait faire tenir ce qu’on avait à en dire peu de mots. Gaston devait dire ceci :

Dimanche, il faudra faire quelques chose, on ne peut pas rester comme ça. Il faut sortir de la faim. Il faut parler aux types. Il y en a qui dégringolent, qui s’abandonnent, ils se laissent crever. Il y en a même qui ont oublié pour quoi ils sont là. Il faut parler.

Ça se passait dans le tunnel, et ça se disait de bête de somme à bête de somme. Ainsi, un langage se tramait, qui n’était plus celui de l’injure ou de l’éducation du ventre, qui n’était pas non plus les aboiements de chiens autour du baquet de rab. Celui-là creusait une distance entre l’homme et la terre boueuse et jaune, le faisant distinct, non plus enfoui en elle mais maitre d’elle, maitre aussi de s’arracher à la poche vide du ventre. Au cœur de la mine, dans le corps courbé, dans la tête défigurée, le monde s’ouvrait.

Il faisait de plus en plus sombre dans le block. Autour du poêle, quelques uns se chauffaient. La plupart des autres étaient étendus sur leur paillasse. Ils savaient que cet après-midi, il y aurait quelque chose et ils attendaient. Gaston est allé avec un copain prendre derrière le block un des panneaux qu’on avait transporté depuis le talus de la voie ferrée. Quand ils sont revenus, ils ont posé le panneau boueux sur le premier étage des deux châlits, près de la porte de la chambre. C’était le tréteau. Comme il faisait très sombre, Gaston a allumé une petite lampe à huile – c’était une boite de métal remplie d’huile de machine dans laquelle trempait un morceau de mèche – et l’a posée sur un montant du châlit, au-dessus du tréteau. La lumière éclairerait de cette façon le copain qui serait sur le panneau. Gaston s’affairait silencieusement. Les autres, de leur paillasse, soulevaient la tête et suivaient des yeux les gestes de Gaston. Ceux qui étaient autour du poêle jetaient de temps à autre un coup d’œil sur le tréteau et la lampe à huile tout en ne cessant de surveiller leurs épluchures qui grillaient.

L’installation était achevée. Il fallait commencer. Mais ceux qui devaient participer à la réunion n’étaient pas là. Gaston est allé dans la chambre voisine chercher Jo, le grand type de Nevers. Jo avait une tête carrée, des yeux sombres, de longs plis descendaient de son nez jusqu’à son menton, de chaque côté de sa bouche. Assis sur sa paillasse, il recousait son pantalon. Les autres, comme ceux de notre chambre, étaient assis autour du poêle ou allongés sur leur paillasse.

  • Qu’est ce que tu veux que je fasse ? a demandé Jo de sa voix forte et nasillarde.
  • Eh bien , tu va chanter quelque chose, dit Gaston, il faut remuer les gars.
  • Bon, dit Jo, en coupant le fil de son pantalon.

Gaston, tout en attendant Jo, regardait les autres qui avaient entendu et qui ne bougeaient pas. Il a crié de sa voix sourde :

  • Dites donc, les copains, on fait une réunion à côté, il y a des copains qui vont chanter. Il faut venir !

Ceux qui étaient autour du poêle et qui faisaient eux aussi griller des épluchures ou cuire des soupes, se sont retournés et ont regardé Gaston longuement. Ceux qui étaient allongés sur leur paillasse se sont soulevés :

  • Venez ! criait Gaston.

Quelques uns se sont assis sur leur paillasse et ont enfilé leur pantalon. Jo, lui, était prêt. Il est descendu de son lit et ils ont quitté lentement leur chambre pour la nôtre tandis que Gaston criait encore : Venez !

Chez nous, ceux qui étaient sur leur paillasse n’avaient pas à se déranger. Ils attendaient vaguement.

Francis aussi devait y participer. Il devait dire des poésies. il était assis sur sa paillasse qui se trouvait tout près du tréteau et, la tête dans les mains, il se récitait la poésie qu’il allait dire. Quelques temps auparavant, Gaston avait demandé à des copains d’essayer de se souvenir des poésies qu’ils connaissaient et d’essayer de les transcrire. Chacun d’eux, le soir, allongé sur sa paillasse, essayait de se souvenir et quand il n’y parvenait pas, allait consulter un copain. Ainsi des poèmes entiers avaient pu être reconstitués par l’addition des souvenirs qui étaient aussi une addition de forces. Lancelot – un marin qui était mort peu de temps avant cette réunion – avait transcrit les poèmes sur des petits bouts de carton qu’il avait trouvés au magasin de l’usine.

C’était sur un des bouts de carton laissés par Lancelot que Francis avait étudié la poésie qu’il voulait maintenant réciter.

Des camarades sont arrivés de l’autre chambre et se sont assis sur des bancs qui avaient été disposés le long des châlits, de chaque côté de l’allée. Cet afflux soudain a réveillé ceux de la nôtre qui ont commencé à croire qu’il allait vraiment y avoir quelques chose et attendaient plus sérieusement. En tous cas leur attention était éveillée et c’était l’essentiel. Même ceux qui étaient autour du poêle étaient maintenant tentés de s’approcher du tréteau et de sacrifier leur place.

Gaston est monté sur le tréteau. La petite lueur de sa lampe à huile éclairait à peine sa figure. Il avait enlevé son calot et son crâne apparaissait, carré, osseux, écrasant son visage sans joues. Son rayé était sale, ses souliers boueux. Gaston paraissait encore plus pesant, debout sur la planche. Il ne savait trop quoi faire de ses mains qu’il laissait prendre le long de son corps et qu’il frottait de temps en temps l’une contre l’autre.

Les conversations des copains se poursuivaient à voix plus basse, mais maintenant, ils regardaient vers Gaston.

Gaston dit à peu près ceci :

Camarades, on a pensé qu’il était nécessaire de profiter d’un après-midi comme celui-ci pour se retrouver un peu ensemble. On se connaît mal, on s’engueule, on a faim. Il faut sortir de là. Ils ont voulu faire de nous des bêtes en nous faisant vivre dans des conditions que personne, je dis personne, ne pourra imaginer. Mais ils ne réussiront pas. Parce que nous savons d’où nous venons, nous savons pourquoi nous sommes ici. La France est libre, mais la guerre continue, elle continue ici aussi. Si parfois il nous arrive de ne pas nous reconnaître nous-mêmes, c’est cela que coûte cette guerre et il faut tenir. Mais pour tenir, il faut que chacun de nous sorte de lui-même, il faut qu’il se sente responsable de tous. Ils ont pu nous déposséder de tout mais pas de ce que nous sommes. Nous existons encore. Et maintenant, ça vient, la fin arrive, mais pour tenir jusqu’au bout, pour leur résister, et résister à ce relâchement qui nous menace, je vous le redis, il faut que nous nous tenions et que nous soyons tous ensemble.

Gaston avait crié cela d’un trait, d’une voix qui était devenue progressivement aigüe. Il était rouge et ses yeux étaient tendus. Les copains aussi étaient tendus et ils avaient applaudi. Les droits communs avaient l’air stupéfait et ne disaient rien. Ces phrases étaient lourdes dans le block. Elles semblaient venir de très loin. On oubliait la soupe. On n’y pensait plus. Et ce que l’on avait pu se dire seul à soi-même, venait d’acquérir une force considérable pour avoir été crié à haute voix, pour tous.

Gaston qui était descendu du tréteau y remonta pour annoncer que des copains allaient chanter et dire des poésies. Il annonça d’abord Francis.

Francis monta sur la planche. Il était petit, beaucoup moins massif que Gaston. Il avait, lui aussi, enlevé son calot. Son crâne était plus blanc que celui de Gaston, et sa figure plus maigre encore. Il tenait son calot dans sa main et paraissait intimidé. Il resta un instant ainsi, attendant que le silence se fasse, mais dans le fond du block les conversations continuaient. Alors il s’est tout de même décidé à commencer. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage

Il disait très lentement, d’une voix monocorde et fiable.

  • Plus fort ! criaient des types au fond de la chambre.

... et puis est retourné plein d’usage et raison…

Francis essayait de dire plus fort, mais il n’y parvenait pas. Sa figure était immobile, triste, ses yeux étaient fixes. L’hiver du zaun-kommando était imprégné dessus ; sur sa voix aussi qui était épuisée. Il mettait toute son application à bien détacher les mots et à garder le même rythme dans sa diction. Jusqu’au bout, il se tint raide, angoissé comme s’il avait eu à dire l’une des choses les plus rares, les plus secrètes qu’il lui fût jamais arrivé d’exprimer ; comme s’il avait eu peur que, brutalement, le poème ne se brise dans sa bouche.

Quand il eut fini, il fut applaudi lui aussi par ceux qui n’étaient pas trop loin de lui.

Après Francis, Jo chanta une chanson

Sur les fortifs,

Là-bas,

Là-bas…

Jo, lui, chantait d’une voix forte, un peu nasillarde et grasseyante, en même temps. Jo eut beaucoup de succès et cela incita les autres à venir chanter à leur tour. Pélava qui était bien plus vieux que nous tous et qui avait de l’œdème aux jambes descendit péniblement de sa paillasse et vint chanter la Toulousaine. Bonnet, qui, lui aussi, était plus vieux, vint chanter Le temps des cerises. On se succédait sur le panneau.

La lumière était venue dans le block. Le poêle avait été pour un moment abandonné. Il n’y avait pas d’épluchures dessus. Les copains s’étaient groupés autour du tréteau. Ceux qui d’abord, étaient restés allongés sur leurs paillasses, s’étaient décidés à descendre. Si quelqu’un à ce moment-là était entré dans le block, il en aurait eu une vision étrange. Tous souriaient.

Robert Antelme. L’espèce humaine. Gallimard. 1957

12 04 1945 

Roosevelt meurt auprès de Lucy Mercer, sa maîtresse, ex-secrétaire. C’est le vice président Harry S. Truman, qui prend la tête de la plus grande puissance du monde. Il avait commencé petit commerçant dans le Missouri.

Le général Eisenhower découvre les charniers d’Ohrdruf, annexe du camp de concentration de Buchenwald qui vient d’être libéré : il en gardera une implacable intransigeance  envers les militaires allemands quand, un mois plus tard, ceux-ci tenteront de signer des armistices séparés, alliés d’un côté, Russes de l’autre pour assurer les meilleures conditions possibles à leurs prisonniers.

13 04 1945 

Les Russes prennent Dresde et Vienne.

14 et 15 04 1945  

Des bombardiers américains B 17 Flying Fortress et B 24 Libertador noient Royan sous les bombes et le napalm. Durant la seule journée du 15 avril, 725 000 litres de napalm sont projetées sur la ville. Les Américains avaient voulu tester la nocivité de cette toute nouvelle arme et Roosevelt avait donné son accord. Parmi les pilotes, Howard Zinn, qui va devenir historien [largement cité sur ce site], qui va porter à la connaissance du public l’utilisation du napalm. Les Allemands se rendront le surlendemain.

15 04 1945

À l’approche des armées américaines, le camp de Floha a été évacué la veille, pour l’une de ces innombrables errances que l’on baptisera marches de la mort. Les SS font monter les prisonniers trop fatigués dans une charrette tirée par un tracteur : on va vous emmener à destination de l’étape ; ainsi vous pourrez vous reposer.  34 Russes y montent et 23 Français : François Beaudoin y a été poussé par un kapo dont il était devenu la tête de turc ; le tracteur se dirige en lisière de la forêt de Reitzenhain, proche de la petite ville de Marienberg : les SS abattent tout le monde ;  seul un jeune Russe parviendra à s’échapper.

Au total ce sont environ 700 000 déportés qui connurent cet enfer [4], où mourront 200 000 d’entre eux, avant de rencontrer un allié – russe ou américain –. Le 7 avril 1945, un train évacuera des déportés de Buchenwald pour Dachau où il arrivera 10 jours plus tard : tout le monde était mort, ils n’avaient eu ni eau ni nourriture. Le 27 avril, un bombardement américain atteindra par erreur un train à Schwabhausen : il emmenait des déportés à Dachau : 150 morts. Les Volksturm, créés depuis septembre 1944 décimeront plus d’une colonne de déportés, mais le plus souvent ce sont les gardiens eux-mêmes qui se chargeaient d’abattre les plus faibles, qui ralentissaient la marche, laissant leur corps dans le fossé.

16 04 1945 

Les Russes cherchent à construire sur l’Oder des ponts flottants pour y faire passer ses chars : Hitler lance contre eux des avions suicides ; seuls 2 ou 3 sortiront vivants de leur mission, en se déroutant dès le décollage.

Soldat soviétique, venge-toi ! Comporte-toi de telle manière que non seulement les Allemands d’aujourd’hui mais leurs lointains descendants tremblent en se souvenant de toi. Tout ce qui appartient au sous-homme germanique est à toi. Soldat soviétique, ferme ton cœur à toute pitié !

Maréchal Youkov

Le cargo allemand Goya, chargé de réfugiés de Prusse-Orientale fuyant l’Armée rouge et la guerre, est coulé en mer Baltique par le sous-marin soviétique L-3, faisant au moins 6 100 morts. L’épave du cargo sera découverte en 2003.

18 04 1945   

Les Allemands cessent le combat à Royan. Ils tiendront Dunkerque, Lorient, Saint-Nazaire et La Rochelle jusqu’à la capitulation du 8 mai.

24 04 1945 

Ayant appris le 5 avril qu’une cour de Justice allait tenir son procès en France dès le 24 mai, Pétain à sa demande traverse la Suisse pour se rendre aux autorités françaises ; à la frontière de Vallorbe, c’est le général Koenig qui l’accueille. À 89 ans, il va être interné pendant trois semaines au Fort de Montrouge, à Paris. De Gaulle, pensant que la meilleure chose qui pouvait arriver à Pétain, c’était de se faire oublier, ne souhaitait pas le voir revenir en France. Aussi avait-il tenté un coup avec les Suisses, en demandant son extradition et en laissant entendre aux Suisses qu’il serait très heureux qu’elle soit refusée, c’est à dire que la Suisse garde Pétain. Mais cela ne marcha pas.

Un soldat américain au milieu de piles d’œuvres d’art juives volées par les nazis et cachées dans une église, à Ellingen, en Allemagne, le 24 avril 1945.

Un soldat américain au milieu de piles d’œuvres d’art juives volées par les nazis et cachées dans une église, à Ellingen, en Allemagne, le 24 avril 1945.

25 04 1945 

Russes et Américains font leur jonction sur l’Elbe, à Torgau, en Saxe. Certains Allemands n’avaient pas attendu que la jonction soit faite : Reinhard Gehlen était à la tête d’une organisation d’espionnage de l’URSS pour le compte des nazis ; il négocia un accord secret avec les Américains par lequel il continuerait à exercer cette activité mais pour leur compte et c’est ainsi que plusieurs centaines d’anciens nazis furent libérés des prisons allemandes pour rejoindre l’Organisation Gehlen.

28 04 1945 

Mussolini est arrêté à Dongo, sur la rive ouest du lac de Côme par le capitaine Neri, en compagnie de sa dernière maîtresse Clara Petacci – c’était leur première nuit – et 15 hiérarques fascistes : ces derniers sont exécutés. Mussolini, lui, est exécuté par le colonel Valerio, une des figures du comité de libération nationale, devant la villa Belmonte. Ramenés en camion à Milan, les 17 cadavres seront ensuite exposés à la foule, pendus à des crocs de boucher, piazza Loreto, là même où les nazis avaient fusillé une quinzaine d’otages en août 1944 après les avoir livrés pendant des heures aux injures et sévices de la foule.

Les dépouilles de Mussolini (deuxième à gauche) et Clara Petacci (au centre, jambes nues) exposées Piazzale Loreto à Milan le 29 avril 1945. À leur gauche, Nicola Bombacci et à leur droite Alessandro Pavolini et Achille Starace.

Mais l’exécution par le colonel Valerio n’est pas certaine : elle aurait pu être le fait d’un agent anglais ; et personne ne sait ce qu’il est advenu du capitaine Neri, rapidement disparu…

Qui pourrait déplorer cette exécution sommaire, qui constitue l’aboutissement logique d’une telle destinée, dont, depuis l’Antiquité, l’histoire de l’Italie, offre tant d’exemples ?

On eût voulu, cependant, que la libre justice des hommes se prononçât seule ici, et non la passion sans contrôle, la haine déchaînée d’une populace qui, après avoir sans doute adulé bassement le maître tout puissant qui flattait ses appétits, a piétiné et souillé de ses crachats, le corps du vaincu et s’est ainsi placée à sa mesure.

De toutes les catastrophes que la dictature amoncelle sur un pays, la moindre n’est, sans doute, pas celle qui résulte de l’anéantissement de tous les cadres sociaux et des règles fondamentales de la morale sociale. L’homme est alors ramené à sa sauvagerie primitive.

Il n’est pas sûr que la masse du peuple italien ait jamais été pleinement capable d’accéder à la démocratie. Le régime qui lui a été imposé pendant vingt deux ans a démesurément développé son instabilité et son impulsivité, sa passivité sous la contrainte, sa violence dès qu’elle n’a plus à craindre la force. L’Italie, pourra-t-elle, sans nouvelle crise douloureuse, se libérer du lourd héritage que lui lègue le fascisme ?

René Courtin. Le Monde 3 Mai 1945

Les Américains arrivent au château de Neuschwanstein – la plus connue des folies de Louis II de Bavière -, meublé des sous-sols aux greniers d’œuvres de tous genres – peinture, sculpture, livres, archives, bijoux -, raflés, volés, parfois achetés au rabais et de force sur tous leurs terrains de conquêtes. L’équipe des Monument men mettre un an à sortir tout cela en le répertoriant, classant, réexpédiant à leur propriétaire initial, quand ils pourront être retrouvés, le plus connu d’entre eux étant les Rothschild. Il ne faudra pas moins de 56 wagons pour emporter le tout. Nobody is perfect, et, faute d’avoir à disposition des informations détaillées sur le marché de l’art en Allemagne, on remettra quelquefois des collections entières à celui qui se prétendait marchand d’art quand il était en même temps voleur, pour le compte des nazis : ce sera le cas de la collection Gurlitt qui sera découverte à Münich en 2012.

Quid de ces Monument Men, ainsi nommé pour simplifier l’acronyme d’origine : MFA§A – Monuments, Fine Arts, and Archives program, crée en 1943 par Roosevelt à la demande de George L Stout, conservateur et directeur du musée Fogg de Harvard. Ils étaient près de 350, majoritairement anglo-saxons d’origine, conservateurs, historiens, archivistes etc…, démunis de toute logistique sérieuse. George Clooney en fera un film – Monument men – en 2014, tiré du livre éponyme de Robert M. Edsel, en 2009.

Côté nazi, Hitler avait pris soin dès le début de la guerre d’organiser soigneusement le pillage, avec, en ligne de mire, l’édification d’un Führermuseum, complexe culturel géant à Linz, proche de son village de naissance, qui ne sera jamais réalisé. Les objets pillés avaient deux destinations initiales : les œuvres achetées étaient enregistrée et entreposées au Führerbau à Münich, les œuvres volées, confisquées étaient remises au Sonderauftrag à Dresde, et à l’Eisatzstab Reichsleiter Rosenberg (E.R.R.), créé en 1940 et dirigé par Alfred Rosenberg qui stocke les œuvres en Haute Autriche. Rapidement, ces immeubles se révélèrent sous-dimensionnées et inadaptés face à l’afflux massif des œuvres et on commença à les expédier  dans des châteaux et abbayes : ainsi Neuschwanstein, mais encore les châteaux de Thürntal, de Weesenstein, l’abbaye de Buxheim, le monastère de Hohenfurth, et quelques dépôts à Chiemsee, Berchtesgaden.

Puis vint ce à quoi l’on n’avait pas songé : le tournant de la guerre avec l’entrée des Américains dans la gigantesque bagarre, et il fallut bien envisager que le territoire allemand puisse un jour ou l’autre être bombardé, et dès lors on ne pouvait plus maintenir en place ce dispositif : il fallait trouver des lieus de stockage à l’abri des bombes. Seules les mines offraient ces avantages, qu’elles fussent désaffectées ou encore en service.

Les Allemands ont une très vieille tradition de mines de sel : il est une civilisation dite de Halstaat, vers ~900, la première période de l’âge du fer, lors de laquelle, ils avaient creusé des galeries allant à près de 1 000 mètres de profondeur. Donc, ces affaires-là restent dans les mémoires et les nazis s’en souvinrent alors, d’autant qu’elles offrent la plupart du temps des conditions de grande stabilité en température comme en degré hygrométrique, c’est-à-dire de très bonne conditions pour la conservation des œuvres d’art : et c’est ainsi que furent réutilisées les mines de sel de Merkers, à 150 kms à l’ouest de Weimar, celles de Kochendorf où trouvèrent place 534 tableaux, 52 sculptures, 1 092 antiquités, 3 600 caisses de livres, venus des musées de Stuttgart, Cologne et Heidelberg. Dans celle de Laufen, près de Bad Ischl, les autorités viennoises logèrent les trésors de la ville impériale : de nombreuses tapisseries et 1 408 tableaux, comprenant des œuvres de Rembrandt, le Titien, Brueghel et Dürer.

Mais la reine incontestée sera celle d’Altaussee, au sud, sud-est de Salzbourg et au nord de Haltsaat : on y trouvera près de 6 500 œuvres. La localisation de ces emplacements était beaucoup plus souvent le fruit du hasard plutôt que celui d’une recherche approfondie ; dans le meilleur des cas, les alliés ne mettront la main sur les nazis au fait de ces emplacements que bien plus tard. Pour Altaussee, c’est une rage de dents chez un des Monument Men qui les mettra en contact avec un dentiste dont le gendre connaissait vaguement l’usage qui était fait de cette mine. Une autre mine sera localisée grâce aux informations donnée par une femme allemande qui voulait remercier deux soldats américains de l’avoir aidé à trouver une sage-femme etc… Et il s’agissait d’aller vite, car il fallait en laisser le moins possible aux Russes qui, de leur côté avaient leurs Brigades des Trophées dont on pouvait être assuré qu’elles ne restitueraient jamais rien aux pays et particuliers pillés.

29 04 1945 

Libération du camp de Dachau :

Los horrores de Dachau

Des enfants ont aussi été déportés, tués et exploités dans ce camp de la mort. Certains ont même servi de cobayes pour des expériences "médicales" réalisées par le tristement célèbre Dr Mengele. Janvier 1945.

À Caserte, en Italie, le Versailles de l’ancien Royaume de Naples, les Allemands signent une capitulation face aux Alliés et aux Italiens, dont les partisans avaient vu leurs rangs grossir avec les citadins, insurgés depuis quatre jours.

Kiefer, le personnage central de Lutetia, un roman de Pierre Assouline, cité ci-après, est un ancien policier devenu responsable de la Sécurité à Lutetia, un des grands hôtels de Paris.

Neuengamme fut libéré le 6 avril 1945, Buchenwald le 11 et Bergen-Belsen le 15. Quand leurs rescapés arrivèrent à Paris, la singularité absolue des déportés par rapport à tous les autres revenants devint aveuglante. Même pour le ministère.

Au début, tous les rapatriés, qu’ils soient arrivés en chemin de fer ou par avion, étaient d’abord dirigés vers la gare d’Orsay. Mais très vite il fut décidé que les déportés seraient envoyés directement à Lutetia et les grand malades dans les hôpitaux.

Le premier jour du retour coïncida avec le premier tour des élections municipales. C’était un 29 avril. L’entrée de l’Hôtel changea de physionomie. Les barrières que nous avions placé de part et d’autre de la porte contenaient une foule de plus en plus compacte. Ce qui aurait pu être une haie d’honneur se transforma vite en fourches caudines. Car tous brûlaient de savoir, sauf ceux qui voulaient juste voir.

À peine débarqués de la plate-forme de l’autobus qui les ramenait de la gare du Nord, de la gare de l’Est ou de l’aéroport du Bourget, les déportés étaient assaillis par ces gens qui brandissaient des photos et leurs hurlaient des noms. Les très jeunes et les très vieux étaient plutôt rares. Les plus robustes se dégageaient brutalement de l’emprise de ceux qui tentaient de les retenir par la manche, les plus frêles répondaient par une moue désolée. Trop de monde, toujours trop de monde à leurs yeux, au camp comme à l’Hôtel ; ils avaient quitté une foule pour en retrouver une autre. Encore hagards du voyage, ultime étape de l’interminable pérégrination commencée le jour de leur arrestation, le teint terreux et le visage osseux, ils se retrouvaient projetés dans cette ambiance oppressante, bombardés de questions alors qu’ils avaient parfois du mal à articuler leur propre nom, quand ils n’étaient pas trop essoufflés pour y parvenir. Ils flottaient dans leurs vêtements, lesquels flottaient dans l’espace, et ils flottaient dans la foule, si affaiblis qu’ils se laissaient envelopper et porter par la vague. Ils rentraient d’une autre planète dans un pays méconnaissable.

On eût dit une foule saisie à son insu par l’état d’apesanteur, empruntée dans ses gestes et dans ses attitudes, hésitant entre de violentes caresses et des explosions de douceur.

Ceux qui avaient la force et la faiblesse de s’arrêter pour répondre aux questions (à la question en fait : L’avez-vous connu ?) ceux -là commençaient à donner de vagues détails, mais finissaient par simplement remuer la tête de haut en bas ou de droite à gauche, dans un mutisme qui s’avérait parfois plus accablant que tous les discours. Ils pouvaient se taire, mais ils ne pouvaient pas empêcher leurs yeux de parler pour eux. Ce que ces regard racontaient était irracontable.

Les premiers jours, avec mon équipe, je ne décollai pas de ce poste avancé dans la foule compacte. De loin, on eut dit de fervents supporters encourageant les marathoniens épuisés à achever leur parcours. De plus près, une séance de cotation à la corbeille de la Bourse. De très près, un défilé de spectres. Je crus être témoin de tout ce qui peut advenir entre humains dans l’ordre de l’espoir et du désarroi, du bonheur relatif et du chagrin absolu, de l’envie la plus sourde et du ressentiment le plus noir. Les uns allaient apprendre leur malheur dans le bonheur des autres. Toute la comédie humaine et toute la tragédie humaine concentrées sur quelques mètres de bitume, derrière de dérisoires barrières qui retenaient leurs élans à défaut de contenir leurs paroles. Une fois même, je fus interpellé, comme l’étaient les déportés, par un vieux monsieur qui brandissait une photo : 

Kiefer ! Kiefer ! Vous vous souvenez, mon fils, votre collègue à la préfecture ! Vous ne sauriez pas si … J’adorais mon fils, vous savez.

Il en parlait déjà au passé.

Les gens faisaient la queue, comme on est capable de la faire en France – serait-ce une spécialité nationale ? Une queue où l’on se pousse et l’on s’écrase, avec des resquilleurs et des donneurs de leçon, des adeptes du système D et des gardiens de l’ordre, des hystériques infatigables et des humiliés silencieux. Même là, il y en avait pour chiper la place aux autres. Des badauds parfois, et autant de rouspéteurs. Parmi eux il y en avait certainement pour se plaindre déjà que les revenants étaient privilégiés ; Paris souffrait alors d’une grave pénurie de lits chirurgicaux; ceux que l’Assistance publique n’avait pas réquisitionnés, les militaires les accaparaient, l’armée de l’air par exemple, qui avait fait main basse sur la clinique Harmann ; déporté ou soldats, tous prioritaires sur les civils.

On en vit qui harcelaient un déporté exsangue sur un brancard parce qu’il avait eu le malheur d’écarquiller grand des yeux déjà exorbités, de se lever un peu et de hocher la tête en voyant une photo. Des fakirs faisaient commerce de tout. Le trafic de rumeurs prospérait comme nulle part ailleurs à Paris. Sur un indice concédé du bout des lèvres, les plus riches et les mieux introduits pouvaient prendre l’avion ou le train pour là-bas dans la folle illusion d’y retrouver leur père ou leur fils bloqués derrière un cordon sanitaire. Que n’ai-je vu alors …

Deux femmes, face à face, la légitime et l’illégitime, attendant le même homme chacune derrière une barrière. Ou encore ces déportés qui acceptaient de regarder des photos, s’arrêtaient sur l’une d’entre elles, et la rendaient aussitôt sans un mot, exactement comme ces diseuses de bonne aventure qui vous ferment la main en détournant le regard pour ne pas avoir à vous dire ce qui les a effrayées dans vos lignes  de vie. Que n’ai-je entendu alors…

Ce couple âgé, très digne, accompagné d’une jeune fille élégante, des gens de catégorie certainement : 

Avez-vous rencontré la comtesse Gine de

Il s’agissait d’une aristocrate qui portait ce curieux prénom. Ils posaient la question à toutes les femmes qui rentraient de là-bas. Jusqu’à ce qu’une d’entre elles s’arrête, qui se présenta à eux, Gisèle Guillemot.

Oui, oui… je l’ai bien connue

Nous n’avons plus de nouvelle depuis si longtemps…

Nous avons passé ensemble plus de huit mois en prison à Coobus dans le même atelier. Elle est morte trois semaines après notre arrivée à Ravensbrück.

À cet instant, celle qui devait être sa mère s’effondra tandis que celui qui devait être son père, tremblant de tout son être, difficilement appuyé sur sa canne, dévisageait la rescapée comme si c’était elle qui l’avait tuée. Son regard était un reproche vivant à la survivante.

Maman, maman ! Elle se trompe, ce ne peut pas être Gine ! cria le jeune fille qui les accompagnait.

Alors seulement la revenante comprit la violence de son attitude. Son absence de compassion. Sa froideur. Sa dureté. Son détachement. Les gens lui tendaient des photos mais elle y était hermétique, comme étrangère à leur douleur tant la sienne l’avait accaparée. Elle préférait ne plus regarder ces portraits des jours heureux car elle se sentait incapable de faire mentir son regard ; la vérité qu’il exprimait était nette, crue et tranchante. Sans appel.

Et pourtant, à côté d’autres, elle mettait les formes. Beaucoup n’avaient pas encore retrouvé le sens des civilités. En voyant s’avancer cette jeune fille vers un garçon robuste d’une vingtaine d’années, je sentis qu’elle allait à la catastrophe :

Vous auriez connu des fois mon frère, Michel Diamant ?

Oui.

Où il est ?

Comme les autres restés là-bas, il est crevé.

Parfois, un geste malheureux blessait encore plus qu’un mot malheureux. J’avais remarqué qu’un gamin de quatorze ans, Hubert Heilbronn, était déjà venu deux ou trois fois avec son père. Ils attendaient ses grands-parents Ernest et Claire Heilbronn, arrêtés le 6 février 1944 à Uriage, internés à Drancy et déportés le 7 mars à Auschwitz par le soixante-neuvième convoi. Tout était écrit sur le document. Quand le père d’Hubert repéra parmi la foule des revenants l’un de ses vieux amis de chasse que ses activités dans la Résistance avaient fait échouer dans un camp, il l’interpella : 

Herpin ! Hé, Herpin ! Et pour mes parents, qu’est-ce que tu crois ?

Le déporté leva les bras en émettant un petit cri de désespoir, et d’un mouvement las des mains, il désigna le ciel. De ce jour, on ne revit plus les Heilbronn à l’entrée de Lutétia.

Parmi celle et  ceux  que nous apprîmes à connaître car ils revenaient tous les jours, certains eurent plus de chance que d’autres. peut-être y croyaient-ils davantage. Madame Charpak se disait sûre et certaine du retour de son fils Grisha dit Georges, qu’elle seule appelait encore Herchelé. Elle le décrivait comme un athlète de vingt et un ans, grand, mince, les yeux très bleus, le nez droit ; quelqu’un de brillant et doué. Elle disait que dès qu’elle le reverrait, elle lui annoncerait son admission à l’École des mines, mais qu’elle l’encouragerait à intégrer plutôt une classe de math-spe afin qu’il tente Polytechnique, bien qu’il n’en eut guère exprimé le goût, mais enfin… on n’en était pas encore là. Membre des FTP de Lyon, arrêté par la police française, emprisonné deux ans à Eysses pour activités antinationales, il avait été déporté le 18 juin 1944. À Dachau, il servait d’interprète. Et depuis… Dès qu’il réapparût au saut du bus, malgré sa tenue rayée, ses cheveux ras et sa maigreur, le fils et la mère se reconnurent. Dans l’instant. En les regardant partir avec envie, les autres répétaient qu’elle était venue tous les jours et qu’elle n’avait jamais douté de son retour, comme si sa force de caractère pouvait leur servir d’exemple ou de modèle.

Dans le même temps, le petit Robert Abrami, dix ans, qui vient tous les jours pendant un mois avec sa mère attendre dix-huit personnes de sa famille, n’en retrouva aucune. Pour son père, il refusa d’y croire. On lui dit qu’il s’était peut-être installé là-bas, qu’il s’était remarié et ne voulait pas revenir. Mais quand son nom fut rayé des listes, il comprit.

*****

[] À la suite d’une scène violente entre un sous-lieutenant odieux qui interroge un déporté [5] Une déportée plus âgée, qui avait assisté à la scène, vint s’asseoir près de moi. On eut dit une momie à qui on venait juste de retirer ses bandelettes ; elle secoua la tête en signe d’incrédulité : 

Il ne faut pas en vouloir aux gens qui travaillent ici, vous savez. la plupart d’entre eux sont admirables. Ça ne doit pas être facile pour eux. Et puis il est jeune. Vous avez des enfants, monsieur ?

Je répondis d’un signe de tête.

Ah, vous avez tort. Les enfants, c’est le capital. Et les petits-enfants, les intérêts du capital.

Elle répéta ça, le regard perdu dans le vague, alors qu’elle avait survécu à tous les siens. Depuis deux jours, nos services recherchaient vainement celui ou celle, un parent éloigné, qui pourrait la prendre. De cette femme émanait une sagesse inouïe. Plus je l’écoutais, plus je me pénétrais du calme impressionnant avec lequel elle prenait les aléas de la vie. Elle me raconta la sienne sans s’apitoyer, avec des mots dénués de lyrisme comme de pathos. Elle se demandait à voix haute pourquoi elle s’en était sortie, et pas les autres. Parfois, la honte la submergeait tant elle s’en voulait d’avoir survécu en laissant les siens là-bas : 

La chance, je ne vois que ça, la chance, répétait-elle songeuse.

Je l’aurais volontiers embrassée tant sa plénitude me parut exemplaire, quasiment inhumaine, après tout ce qu’elle avait enduré. Son accent me faisait l’effet d’une caresse. Mais un dernier mot, qui ne se voulait surtout pas un mot de pitié ni de compassion, fit jaillir en elle une giclée de violence qui me laissa abasourdi : 

Tout de même, lui dis-je, comment peut-on ne pas vous plaindre après tout cela …

Oh monsieur, cela aurait pu être pire…

Pire qu’Auschwitz ?

Vous imaginez si nous avions été gardés par des Polonais et non par des Allemands ?  Imaginez un seul instant…

Moi, monsieur, jamais je ne serrerais la main d’un Polonais. Mon ami Sam dit que c’est la dix-huitième race après le crapaud. Je peux serrer la main d’un Allemand, mais pas celle d’un Polonais. Auschwitz est une de leurs anciennes casernes. Si les Polonais avaient été les gardiens du camp, pas un juif n’en serait revenu. Croyez-moi, pas un seul. Nous avons échappé au pire…

Et elle s’en alla. Puis, elle  revint pour ajouter : 

Vous savez, monsieur, entre le moment de mon arrestation chez moi, à Neuilly et celui de mon arrivée à Auschwitz, je n’ai pas vu un seul Allemand.

Cette fois, elle se retira pour de bon. Mais du début à la fin de notre conversation, malgré ses manifestations de haine pure, compacte, irréductible, elle n’avait rien perdu de sa dignité. [page 360]

*****

Une jeune femme (29 ans, qui va devenir Françoise Giroud) du nom de Françoise Gourdji, qui venait tous les jours guetter l’arrivée de sa sœur aînée, nous raconta que celle-ci avait pour habitude de rapporter des souvenirs de ses voyages, des babioles comme autant de témoignages d’affection ; si d’aventure elle en réchappait, elle dérogerait forcément à sa règle, ce qui ajouterait encore au caractère exceptionnel de son retour. Elle demandait à toutes les rescapées : Ça ne vous dit rien, Djenane dite Douce ? Elle animait un réseau de résistance dans la région R6, en Auvergne… La Milice a fait sauter sa maison… Elle aurait fait deux camps, le dernier étant Flossenburg... Elle attendait, elle attendait. Un jour, croyant apercevoir sa sœur à la descente de l’autobus, elle bondit hors de l’enclos des barrières pour se diriger vers une forme dont les 40 kilos flottaient dans sa robe rayée, le crâne rasé, le teint hâlé : 

Douce ? C’est toi, Douce ?

La femme la repoussa d’un geste, fouilla dans sa gibecière et en sortit un cendrier en cristal façonné de manière artisanale. Et, avant de la prendre dans ses bras, elle le brandit en l’air triomphalement avec un grand sourire : 

Souvenir de Ravensbrück !

*****

[…] Parmi les abonnés de la haie d’honneur à l’entrée de l’hôtel, la présence du petit Maximilien se fit de plus en plus manifeste. Au début, je l’avais à peine remarqué, sans doute à cause de sa petite taille. Mais quand je m’attardais dehors, en fin de journée, à l’heure où l’on rangeait les barrières de sécurité, il était encore là, sa tenue toujours aussi irréprochable. Il attendait. Sous la raie parfaitement tracée, le regard s’était assombri et les traits anormalement durcis pour un adolescent qui devait avoir une douzaine d’années. Il arrivait le matin avec un casse-croûte, enroulé de papier dans une poche, et un album de bande dessinée sous le bras. Pour mieux attendre son père, Hubert Roch, déporté NN, dont nul n’avait plus jamais entendu parler. Quand je m’adressais à lui, il ne me répondait que par des signes de tête, enfermé dans un mutisme que seule cette insupportable absence pouvait expliquer. De quoi vivait-il depuis l’arrestation de son père ? Où habitait-il ? Impossible de lui soutirer le moindre indice. Jusqu’à ce qu’un matin je lui propose d’entrer et de s’asseoir parmi nous à l’intérieur. Le fils d’un de nos fidèles clients, arguais-je pour justifier sa présence, ce qui n’était d’ailleurs pas faux. Je n’avais pas choisi le jour au hasard : nous attendions un convoi d’enfants de Buchenwald et, de cette rencontre, j’espérais un choc salutaire qui lui délierait la langue.

[…] Il fallut l’annonce de l’arrivée des petits déportés pour me sortir de mon rêve éveillé. Dès leur entrée dans l’hôtel, Maximilien posa son Trésor de Rackham le Rouge et ne les quitta plus des yeux. Ils déambulaient parmi nous, assez turbulents. Comme des enfants.

[…] Quand je revins m’asseoir auprès de Maximilien, il avait disparu. Je le retrouvai facilement à la salle à manger : il faisait tache. Ses vêtements, son visage, ses mains surtout, si fines et si soignées quand celles des autres adolescents n’étaient plus que des battoirs abîmés. Eux vivaient déjà dans l’espoir tandis que lui vivait encore dans l’angoisse. Eux savaient qu’ils ne reverraient jamais leurs parents, lui se rongeait de ne pas savoir.

[…] L’obstination des familles forçait l’admiration. Certains revenaient jour après jour. Les premiers à l’aube, les derniers à partir le soir, ils ne s’absentaient que dans la journée pour travailler. Les horaires de chemin de fer n’avaient plus de secrets pour eux ; les retards, les convois spéciaux, les trains supplémentaires, ils les apprenaient parfois avant nous.

[…] En abandonnant la lecture  décidément trop déprimante de ce bulletin [Bulletin du Service central des déportés israélites] j’eus le sentiment d’avoir enfin compris ce qu’était un juif aux yeux du monde. Celui qui n’est pas d’ici. Celui qui vient d’ailleurs. En somme, quelqu’un qui n’est jamais là où il devrait être.

En levant les yeux, je m’aperçus que le petit Maximilien était assis en face de moi depuis un moment. Il attendait. Son attente m’attristait au-delà du raisonnable. Car à force de retourner dans tous les sens les annonces de convois, d’interroger les rescapés des camps où il avait échoué et de récupérer les informations, j’avais acquis la conviction que son père ne reviendrait pas. Une conviction à défaut d’une certitude. Qui d’autre que moi pouvait mettre un terme à son angoisse ? 

Ce n’est plus la peine d’attendre, Maximilien, dis-je en lui prenant la main pour la première fois. Ton père…, ton père …  Écris-moi ton adresse sur ce carnet, et  je te promets que je t’appellerai dès qu’on aura des nouvelles… si on en a. Mais ça ne sert à rien d’attendre ici. Il faut que tu rentres chez toi. As-tu quelqu’un qui ?…

Il s’était déjà levé et, tout en me regardant, se dirigea silencieusement vers la sortie.

[quelques semaines plus tard] En bas, c’était encore la foule des grands jours. Une procession chaotique de gens de toutes sortes. Un flot erratique que rien ne semblait pouvoir endiguer. Je me trouvais dans ce qui avait été la pâtisserie de l’Hôtel, à l’angle du boulevard Raspail et de la rue de Sèvres, quand je mis enfin la main sur le dossier que j’avais égaré la veille. Il se trouvait sous la fesse d’un déporté qui attendait son tour de visite, assis à l’ancien emplacement de la caisse. Un déporté politique.

Oh ! pardon, fit-il. Je suis vraiment désolé, j’espère que je ne vous l’ai pas froissé.

Je vous en prie, ça arrive

Le bref regard que nous échangeâmes alors m’intrigua. Troublant, comme le regard d’une  personne qu’on ne connait pas mais qui ne vous est pas inconnue. Celui-ci me rappelait à la fois quelqu’un d’autre et un visage que j’aurais aperçu sur une photo. Je m’installai à côté de lui.

Pas trop long, les formalités ?

Faut bien

Pas sec, ni lapidaire, contrairement à ce qu’annonçait une telle économie de mots. Timide plutôt, et assez ému de se retrouver là.

J’ai connu le Lutetia avant, finit-il par me confier. Il y a … combien…? Disons avant la guerre. D’ailleurs, je vous reconnais, vous travailliez déjà là. Mais vous ne me reconnaissez pas, c’est normal.

Désolé, monsieur …?

Roch. Hubert Roch.

J’en eus le souffle coupé. Sans rien lui dire, je me précipitais à l’entrée et confiai à un chasseur la mission de me ramener Maximilien au plus vite, dussé-je réquisitionner une voiture. Deux heures après, il revint, seul. Le petit demeurait introuvable. J’eus alors recours à une mesure d’exception. L’un de ces passe-droits dont j’avais horreur. Un coup de fil à un ancien collègue de la préfecture. Peu après, deux flics se présentaient avec Maximilien.

Leur étreinte muette dura un long moment. Le garçon avait eu assez de tact et de sang-froid pour dissimuler son trouble en découvrant le visage décharné de son père. Ils se mirent dans un coin du hall et se racontèrent pendant une heure ou deux, jusqu’à ce que le déporté obtienne des papiers. Tout en se parlant, ils ne cessaient de se toucher les mains et le visage. Comme si ce frôlement les confirmait dans la réalité de ce qu’ils vivaient. Puis ils s’éloignèrent, la main gauche de M. Roch s’appuyant sur l’épaule de Maximilien, et sa main droite tenant fermement Le trésor de Rackham le Rouge sous son bras. Pour la première fois de ma vie, moi qui ne m’étais jamais donné que la peine d’être un fils, je regrettai de n’être pas devenu un père.

Pierre Assouline. Lutetia. Gallimard. 2005

Retour des Déportés à l'hôtel Lutetia

C’est le Lutetia qui recevra le plus grand nombre de déportés, environ 30 %, mais il y eut bien d’autres centres d’accueil, à Paris comme en province.

AVRIL 1945... retour au LUTETIA -

AVRIL 1945... retour au LUTETIA -

Les plus faibles, les plus malades avaient été dirigés directement sur l’hôpital

ET SI… Extrait du roman Le Rapport Brodeck de Philippe Claudel

Le vieil homme était assis sur un banc adossé à la façade d’une des dernières maisons du village. Il semblait dormir, les deux mains posées sur une canne de houx, la pipe éteinte. Un chapeau de feutre lui mangeait la moitié du visage. Je l’avais déjà dépassé quand je l’entendis m’appeler, avec une voix lente, une voix qui était en somme comme une main fraternelle qu’on pose sur une épaule : Venez… venez donc…

J’ai cru un moment que j’avais rêvé sa voix.  Oui, c’est à vous que je parle, jeune homme !

C’était drôle, ce nom de jeune homme qu’il m’avait donné. J’ai même eu envie de sourire. Les muscles de ma bouche, mes lèvres, mes yeux ne savaient plus, et mes dents cassées me faisaient mal.

Je n’étais plus un jeune homme. J’avais vieilli de plusieurs siècles dans le camp. J’avais fait le tour de la question. Mais à mesure que nous autres là-bas faisions ce curieux apprentissage, nos corps s’évaporaient. Moi qui étais parti rond comme une bille, je voyais désormais ma peau épouser mes os. Nous finissions tous par nous ressembler. Nous étions devenus des ombres pareilles les unes aux autres. On pouvait nous confondre, on pouvait en éliminer quelques-unes chaque jour, parce qu’on pouvait en ajouter quelques autres tout aussitôt, et cela ne se voyait pas. Les mêmes silhouettes et les mêmes visages osseux occupaient toujours le camp. Nous n’étions plus nous-mêmes. Nous ne nous appartenions plus. Nous n’étions plus des hommes. Nous n’étions qu’une espèce.

Le vieil homme m’a conduit dans sa maison qui sentait la pierre fraiche et le foin. Il m’a fait poser sur un beau bahut ciré mon baluchon, qui ne contenait à vrai dire pas grand-chose, deux ou trois haillons que j’avais tiré un matin des cendres d’une grange, et un morceau de couverture qui sentait encore le feu.

Dans la première pièce, très basse de plafond, et toute tapissée de sapin, une table ronde avait été préparée, comme si j’avais été attendu. Il y avait deux couverts disposés en vis-à-vis sur une nappe en coton et dans un vase de terre, un bouquet de fleurs des champs, fragiles, émouvantes, qui remuaient au moindre souffle d’air en répandant alors des odeurs qui ressemblaient à des souvenirs de parfums.

À ce moment, j’ai repensé à l’étudiant Kalmar, avec un mélange de tristesse et de joie, mais le vieil homme a posé la main su mon épaule et d’un petit mouvement de menton, m’a fait signe de m’asseoir.

Vous avez besoin d’un bon repas et d’une bonne nuit. Ma servante avant de partir a préparé un lapin aux herbes et une tarte aux coings. Ils n’attendaient que vous.

Il est parti dans la cuisine puis est revenu avec un lapin dressé dans un plat en faïence vert, au milieu de carottes, d’oignons rouges et de branches de thym. Je ne parvenais pas à bouger, ni à dire un mot. Le vieil homme est venu près de moi, m’a servi copieusement, puis m’a coupé une tranche de pain blanc. Dans mon verre il m’a versé une eau limpide. Je ne savais plus trop si je me trouvais vraiment dans cette maison ou dans un de ces nombreux rêves agréables qui venaient me visiter dans la nuit du camp.

Il s’est assis face à moi.

Permettez-moi de ne pas vous accompagner, à mon âge, on ne mange plus guère, mais commencez, je vous prie. 

C’était le premier homme qui, depuis bien longtemps, s’adressait à moi comme si j’étais un homme. Des larmes se sont mises à couler de mes yeux. Mes premières larmes, depuis bien longtemps aussi. J’ai crispé mes mains sur les montants de ma chaise, comme pour ne pas tomber dans le vide. J’ai ouvert la bouche, j’ai essayé de dire quelque chose, mais je n’ai pas pu.

Ne parlez-pas, a-t-il repris, je ne vous demande rien. Je ne sais pas exactement d’où vous venez, mais je crois que je peux deviner.

J’avais l’impression d’être un enfant. J’ai eu des gestes maladroits, précipités, incohérents. Il me regardait avec bonté. J’ai oublié mes dents cassées, je me suis jeté sur la nourriture, comme je le faisais au camp lorsque les gardes me lançaient un trognon de chou, une pomme de terre ou une croûte de pain. J’ai mangé le lapin entier, tout le pain, j’ai léché le plat, j’ai dévoré la tarte. J’avais encore en moi la peur qu’on me vole ma nourriture si je traînais trop. Je sentais mon ventre plein comme il ne l’avait pas été depuis des mois et des mois, et cela me faisait mal. J’avais l’impression qu’il allait y exploser et que j’allais mourir dans cette belle maison, sous le regard bienveillant de mon hôte, mourir d’avoir trop mangé après être presque mort de faim.

Quand j’ai eu fini de nettoyer plat et assiette de ma langue, récolté sur le bout de mes doigts toutes les miettes parsemées sur la table, le vieil homme m’a mené à la chambre. M’y attendait un baquet de bois, remplit d’eau chaude et savonneuse. Mon hôte me déshabilla, me fit entrer dans la baquet, me fit asseoir, puis il me lava. L’eau coulait sur ma peau qui n’avait plus de couleur, ma peau puante de crasse et de souffrance, et le vieillard lavait mon corps, sans répugnance, avec la douceur d’un père.

Je me suis réveillé le lendemain dans un haut lit d’acajou, entre des draps brodés, frais et empesés, qui sentaient le vent. La chambre présentait sur tous ses murs des portraits gravés d’hommes portant moustaches et jabots, certains parés d’atouts militaires. Tous me regardaient sans me voir. La douceur du lit m’avait donné mal sur tout le corps. J’eus peine à me lever. Par une fenêtre, on apercevait les champs qui bordaient la ville, des champs tenus, certains emblavés, d’autres labourés, dans lesquels les attelages tiraient des herses qui griffaient la terre et l’aéraient, une terre noire et légère, tout le contraire de la nôtre qui est rouge et collante comme une glu. Le soleil était tout proche de l’horizon dentelé de peupliers et de bouleaux. Et ce que je pris pour l’aube était en fait le crépuscule du soir. J’avais dormi une nuit et une journée entière, d’un sommeil plein, sans rêve, sans coupure, sans hâte. Je me sentais tout à la fois lourd et débarrassé d’un fardeau dont je n’aurais su alors très bien définir le contenu.

Sur une chaise m’attendaient des vêtements propres et une paire de chaussures de marche, en cuir souple et fort, des chaussures inusables et que je porte encore au moment où j’écris. Quand j’eus fini de m’habiller, je vis un homme qui me regardait dans le miroir, un homme qu’il m’avait semblé connaître dans une autre vie.

Mon hôte était assis sur le banc au-dehors, devant sa maison, comme la veille. Il tirait sur sa pipe et envoyait dans l’air du soir une fumée qui sentait bon le miel et la fougère. Il m’invita à m’asseoir à ses côtés. Je me rendis compte à ce moment que je ne lui avais pas encore adressé un seul mot.

Je m’appelle Brodeck. 

Il tira un peu plus fort sur sa pipe ; son visage disparut un instant dans l’odorante fumée, puis il répéta tout doucement :

Brodeck… Brodeck… Je suis bien heureux que vous ayez accepté mon invitation. Je devine que vous avez encore un long chemin pour arriver jusqu’à chez vous…

Je ne savais pas quoi lui dire. J’avais perdu l’habitude des mots et l’habitude des pensées.

Ne le prenez pas mal, reprit le vieil homme, mais parfois, mieux vaut ne pas revenir de là où on est parti. On se souvient de ce qu’on a laissé, mais on ne sait jamais ce qu’on va retrouver, surtout lorsque les hommes ont été pris de folie durablement. Vous êtes jeune encore… Pensez à cela. 

Il fait craquer contre la pierre du banc une allumette pour rallumer sa pipe éteinte. Le soleil désormais était définitivement tombé vers l’autre côté du monde. Ne restaient aux confins des terres que des traces rougeoyantes qui s’étalaient comme un barbouillis de feu et finissaient de clapoter dans les champs. Au-dessus de nos têtes, le ciel laissait dans sa pâleur venir des flots d’encre noire et quelques étoiles commençaient à y semer leur brillance, entre les zébrures des derniers martinets et celles des premières chauves-souris.

On m’attend

Je ne réussis à dire que cela.

Le vieil homme secoua lentement la tête. Je réussis à répéter encore ma phrase, mais sans dire qui m’attendait, sans prononcer le prénom d’Emélia. Je l’avais gardé tellement en moi, que j’avais peur de le laisser aller au-dehors de moi, comme s’il risquait de s’y perdre.

Je suis resté quatre jours dans sa maison. À dormir comme un loir et à manger comme un seigneur. Le vieil homme me regardait avec bienveillance, me resservait, mais lui-même n’avalait jamais rien. Parfois il se taisait. Parfois, il me faisait la conversation. Une conversation à une seule voix, toujours la sienne, mais ce monologue ne semblait pas lui déplaire et moi-même je prenais un plaisir curieux à me laisser entourer par ses mots. J’avais l’impression grâce à eux, de revenir dans la langue, la langue derrière laquelle, étendue, faible et encore malade, se tenait une humanité qui ne demandait qu’à guérir.

J’ai repris quelques forces, je décidai de partir, un matin, très tôt, alors que le jour se levait et qu’avec lui, des odeurs de jeune herbe et de rosée s’invitaient dans la maison. Mes cheveux qui repoussaient par plaques me donnaient l’allure d’un convalescent dont aucun médecin n’aurait pu préciser de quelle maladie il avait réchappé. J’avais encore le teint limoneux, et les yeux enfoncés très loin dans leurs orbites.

Le vieil homme, à qui j’avais dit la veille que je comptais continuer ma route, m’attendait sur le seuil. Il me donna un sac à bretelles, en drap gris et courroies de cuir. Il contenait deux grosses miches de pain, une bande de lard, un saucisson, ainsi que des vêtements.

Prenez-les, me dit-il, c’est juste à votre taille. Ils étaient à mon fils, mais il ne reviendra plus. C’est sans doute mieux comme ça.

Il me sembla soudain que le sac que je venais de saisir était d’un poids considérable. Le vieil homme me tendit la main.

Bonne route, Brodeck. 

Pour la première fois, sa voix tremblait. Je saisis sa main, une main sèche et froide, à la peau tavelée qui se fripa dans ma paume. Elle tremblait elle aussi.

S’il vous plaît, ajouta-t-il, pardonnez-lui… pardonnez-leur… et sa voix mourut dans ce murmure.

Philippe Claudel. Le rapport de Brodeck. Roman. Stock. 2007

30 04 1945  

Dans son bunker de Berlin, Hitler se suicide, (parce qu’il venait de recevoir la facture de gaz ! dixit une histoire juive) après avoir ordonné que son corps soit brûlé : on retrouvera une photo de son cadavre, dont l’analyse révélera qu’elle avait été truquée, mais en fait il n’y avait pas assez d’essence pour réduire le corps en cendres et les soviétiques trouveront le corps à moitié carbonisé dans la cour de la chancellerie. Ils l’enterreront à la sauvette dans le bois le plus proche, puis le transféreront en Russie, mais personne ne sait où. Plus de corps… et voilà le terreau idéal pour que fleurissent les hypothèses, vite devenues légende, sur son départ d’Allemagne à bord d’un sous-marin en direction de Mare Del Plata. Le monstre était suffisamment malin pour n’avoir jamais signé aucun ordre d’extermination des Juifs.

04 1945                     

Treize nouvelles déclarations de guerre à l’Allemagne : Équateur, Paraguay, Pérou, Chili, Venezuela, Turquie, Uruguay, Égypte, Syrie, Liban, Arabie Saoudite, Finlande, Argentine.

Pendant la guerre de 1939-1945, les populations du Proche-Orient montrèrent leurs antipathies envers les puissances qui les contrôlaient. Les gouvernements, plus sages, coopérèrent, avec plus ou moins de bonne volonté et finalement se rangèrent en dernière heure aux côtés des vainqueurs en faisant le geste symbolique de déclarer la guerre à l’Allemagne et même au Japon. Cette attitude sans danger n’était qu’une habile manœuvre pour pouvoir participer au Congrès international qui traiterait de la paix et faire valoir des revendications. Dès la fin des hostilités, les États du Proche-Orient posent le problème de la révision de leurs rapports avec les puissances occidentales : en Égypte ce sont des discours au Parlement, en Iran, c’est une note diplomatique ; en Syrie, de violentes manifestations.

Les États intéressés sentent dès lors la nécessité d’un front uni ; et c’est ainsi que le pacte de la Ligue des États arabes est signé au Caire le 22 mars 1945 : les adhérents, sont l’Égypte, la Transjordanie, la Syrie, le Liban, l’Irak, le Royaume Saoudite ; le Yémen est invité à s’y joindre.

[…] Une des manifestations les plus spectaculaires de la Ligue arabe fut la lutte contre Israël. L’État actuel d’Israël est la conséquence de ce qu’on a appelé la Déclaration Balfour, qui prévoyait la création d’un foyer national juif en Palestine, ainsi ouverte à l’immigration sioniste.

Gaston Wiet. Histoire Universelle. La Pléiade 1986.

Tous les adhérents de cette Ligue des États Arabes, une fois acquise leur indépendance, feront de l’islam une religion d’État.

1 05 1945   

Les indépendantistes algériens défilent derrière un drapeau algérien : c’est insupportable pour le gouvernement français qui réprime : premiers morts.

2 05 1945   

Les Russes occupent Berlin.

Une fois, une aviatrice a refusé de me rencontrer. Elle m’a expliqué pourquoi au téléphone : Je ne peux pas, je ne veux pas me souvenir. Trois ans passés à la guerre…. Et durant trois ans, je n’ai plus été une femme. Mon organisme était comme en sommeil. Je n’avais plus de règles, plus de désir sexuel. J’étais une jolie femme, cependant… Quand mon futur mari m’a fait sa demande, c’était à Berlin. Devant le Reichstag. Il m’a dit : La guerre est finie. Nous sommes vivants. Épouse-moi. J’aurais voulu pleurer. Crier. Le frapper ! Comment ça, l’épouser ? L’épouser, tout de suite ? Tu as bien regardé à quoi je ressemble ? Fais d’abord de moi une femme : offre-moi des fleurs, fais-moi la cour, dis-moi de belles paroles. J’en ai tellement envie ! J’ai failli lui flanquer une gifle… Je voulais le frapper… Mais il avait une joue brûlée, toute cramoisie, et j’ai vu qu’il avait compris : des larmes coulaient sur cette joue… Sur les cicatrices encore fraîches… Et je me suis entendu répondre, sans y croire moi-même : D’accord, je vais t’épouser.

Mais je ne veux pas raconter… Je n’ai pas la force de revenir en arrière. De devoir revivre encore une fois tout ça.

Svetlana Alexievitch. La guerre n’a pas un visage de femme. 1985

Soldats soviétiques après la bataille de Berlin - Histoire analysée en images et œuvres d'art | https://histoire-image.org/

Soldats soviétiques après la bataille de Berlin, à la porte de Brandebourg.

Olivia Kroth: April und Mai 1945 – Die siegreiche Rote ...

Reichstag à Berlin : Parlement allemand et vue panoramique [Tiergarten] - Vanupied

Reichstag à Berlin 1945

Le Drapeau rouge sur le Reichstag", une photo-symbole savamment fabriquée

Evgueni Khaldei, de l’agence Tass a pris cette photo le 2 mai 1945. L’art de la propagande était passé par là : c’est lui qui avait fait faire le drapeau avec des nappes, qui avait recruté les deux soldats pour monter sur le toit du Reichstag… et qui a retouché les poignets du soldat qui assure son camarade, car il portait une montre à chaque poignet !!! Ça faisait désordre ! Le dit camarade aurait dû être Meliton Kantaria, géorgien désigné par Staline, en fait c’était Alexis Kovalev, un Ukrainien rencontré juste avant la prise de vue. On a rajouté aussi les nuages de fumée : ça fait plus menaçant !

3 05  1945 

La tragédie de Lübeck

Sur ordre de Himmler, 11 000 déportés arrivés à Lübeck en provenance des camps de Neuengamme, près de Hambourg et de Stutthof, près de Dantzig – ce que l’on nommera les marches de la mort – ont embarqué sur les navires Cap Arcona, Thielbek, Athen, Deutschland entre le 17 et le 26 avril, dans d’épouvantables conditions ; ils auraient dû gagner la Suède. Les commandants ne s’y étaient résolu qu’après avoir été menacés de mort. À 14 h 30, débute la première des quatre attaques anglaises de  la RAF – la Royal Air Force anglaise -, qui ignorait la présence de déportés à bord de ces navires : on comptera environ 8 000 morts [dont 600 SS et 7 400 déportés], 360 rescapés. On rapporte que les Allemands avaient l’intention de couler ces navires, après s’être embarqués sur les canots de sauvetage.

Ceux qui étaient parvenus à plonger dans les eaux glaciales de la Baltique se feront mitrailler par les Hawkers Typhoon Mk IB qui repassaient après avoir largué leur bombes, ou par les SS depuis la plage. Seul, l’Athen et ses 1 998 passagers, ayant hissé le drapeau blanc sera épargné. Et pourquoi donc les autres navires n’en ont-ils pas fait autant ? Le comte Folke Bernadotte, vice-président de la Croix-Rouge suédoise avait obtenu que débarquent du Thielbek les prisonniers de langue française, dont le lieutenant colonel Michel Hollard. Roland Malraux, demi-frère d’André, sera du nombre des morts du Cap Arcona. André vivra plusieurs années avec Madeleine, pianiste renommée, veuve de Roland et l’épousera en 1948.

Tout de même, tout de même ! on est en droit de s’interroger sur la légèreté des Anglais… car il faut bien parler de légèreté. Trois jours après le suicide d’Hitler, cinq jours avant la capitulation de l’Allemagne, tout le monde savait que l’affaire était pliée ; quel intérêt y-avait-il alors à continuer à bombarder tous azimuts, comme des malades ? Et quand bien même il n’y aurait eu sur ces navires civils que des SS, ne pouvait-on envisager de les faire prisonniers plutôt que de les bombarder ? Ces gens n’avaient donc jamais le souci d’économiser des vies humaines ? Ce massacre est odieux.

5 05 1945 

À la nouvelle de l’arrivée prochaine des Américains, alors à Plzen, la population de Prague s’insurge ; mais un accord entre hauts commandements russe et américain – la conférence de Yalta en avait décidé ainsi – bloque les Américains, laissant les Russes arriver à Prague à marche forcée : ils y seront le 9, annonçant dans les jours suivants un régime démocratique de type nouveau. En fait, les communistes mettront 3 ans pour faire de la Tchécoslovaquie une démocratie populaire.

6 05 1945 

Libération de Rangoon, en Birmanie.

À bord de son bombardier B 24 Liberator, un pilote anglais touche le U 3523, classe XXI, un des 4 sous-marins allemands à être devenu opérationnel – 180 avaient été mis en chantier – à même d’emmener 58 passagers, de traverser l’Atlantique : une merveille technologique : pas loin de 80 mètres de long, pouvant plonger jusqu’à 280 mètres, des batteries en grand nombre autorisant des plongées plus longues. Mais il avait les défauts de tous les nouveaux engins qui n’avaient pas le temps d’être corrigés… il lui avait fallu essuyer les plâtres. Les Alliés s’empareront de la quasi totalité des unités non achevées. Le U-2518 deviendra le sous-marin français Roland Morillot S 613, en service actif lors de la crise de Suez en 1956 et restera en service jusqu’en 1967, puis démantelé par une entreprise italienne en 1969. L’épave du U-3523 sera retrouvée en 2018, à quelques milles nautiques au nord de Skagen Horn, dans le Skaggerak, au Danemark, par 123 mètres de fond, la proue plantée dans la vase, la poupe en pleine eau, 20 mètres au-dessus du fond marin.

U-boat, sous-marin nazi

Image générée par ordinateur du sous-marin nazi U-3523 retrouvé en avril 2018 le long des côtes danoises par les chercheurs du Sea War Museum Jutland. crédits: Seawarmuseum.dk

2304 x 1728] U-2540: Type XXI Uboat built in 1945, sunk in the same year, raised in 1957, and kept in service with the German Navy until 1968. Now its open to visitors in Bremerhaven. : WarshipPorn

seul exemplaire restant et visitable, aujourd’hui à Bremenhaven, le Wilhem Bauer, U-2540

________________________________________________________________________________________

[1] avec ses lapsus qui en disent bien long : ainsi, celui du procureur soviétique Smirnov qui parla un jour de  l’antisémitisme excessif des Russes

[2] répartie qu’en fait on ne trouve dans aucun Procès Verbal d’instruction concernant Arletty, née Léonie Bathiat ; on lui prête aussi à tort un : Mon cœur est français mais mon cul est international, qui a été inventé par l’un des ses biographes. Par contre, elle a bien montré son sens de la répartie avec Otto Abetz : Otto Abetz m’a demandé de quitter Paris et de me rendre à Baden-Baden ; j’ai refusé en lui disant que j’aimais mieux Paris-Paris.

[3] En fait, c’est la photo d’un remake qui sera faite, lorsqu’un gros bonnet, en visite sur l’île peu après la fin des combats exigera pour lui le drapeau qui flottait, planté au cœur de la bataille, pendant laquelle on ne se promenait pas avec un photographe.

[4] La documentation est rare. Arte diffusera le 25 janvier 2022 Les Marches de la mort  de Virginie Linhart. 

[5]  On entendra un jour un déporté excédé, lancer à la cantonade : Foutez moi la paix ! Vous croyez qu’on ne m’a pas fait mettre assez à poil durant deux ans ? Vous voulez encore que je recommence ? 

Mais il peut aussi arriver que la reconnaissance du ventre soit la plus forte : On mangeait bien à Lutetia même dans ces moments-là, car rien n’était trop bon pour les miraculés. Ça se savait depuis qu’un reporter s’était dit ému aux larmes par cet accueil. Je me souvenais avoir lu sous sa plume: Pour la première fois de ma vie, j’ai vu dans une administration publique quelque chose qui ressemblait à de l’amour. Il était étonné que des cuisiniers en toque, tablier blanc et pantalon de coutil mitonnent des petits plats qui seraient ensuite servis dans de la belle vaisselle aux armes due Lutétia.

Pierre Assouline. Lutetia. Gallimard 2005