Discours de 1948 à 1957 : Paul-Henri Spaak, Aimé Césaire, Mao Zedong, Albert Camus. 21563
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Publié par (l.peltier) le 28 mai 2008 En savoir plus

SOMMAIRE

28 09 1948            Paul Henri SPAAK, premier ministre belge à l’Assemblée générale des Nations Unies.

11 07 1949               Aimé CÉSAIRE, écrivain et homme politique martiniquais. Discours sur le colonialisme devant l’Assemblée Nationale.

27 02 1957                MAO ZEDONG. Discours des Cent Fleurs.

10 12 1957                Albert CAMUS reçoit le prix Nobel de littérature.

 *****

28 09 1948

Paul-Henri Spaak, premier ministre belge,  à l’Assemblée générale des Nations unies. On le nommera discours de la peur.

Les orateurs qui ont pris la parole au début de ce débat général ont, à plusieurs reprises, souligné l’atmosphère de lourde inquiétude dans laquelle nos travaux ont commencé.

Comment pourrait-il en être autrement, après tant d’espoirs déçus et tant de problèmes restés sans solution ?

Après une semaine de débat général, peut-être est-il permis de se demander où nous en sommes et si nous avons fait quelques progrès.

Les uns sont montés à cette tribune pour redire leur foi persistante dans les principes et dans l’idéal de la Charte. Les autres ont fait le point avec sérénité et avec courage. D’autres enfin se sont livrés à leurs réquisitoires habituels.

Si, à ce moment des débats généraux, je devais me poser la question : Quel est le sentiment dominant ?

je dirais qu’il me semble, hélas, que l’atmosphère d’incompréhension qui, de plus en plus, divise les Nations Unies, n’a fait que grandir, n’a fait que s’approfondir.

Et je n’hésite pas à le dire : il n’y a peut-être pas de sensation plus douloureuse et d’idée plus grave que celle là, car une société comme la nôtre ne peut réussir que si, à la base de son action, se trouvent non seulement la tolérance, mais aussi, de la part de chacun, la possibilité de comprendre le point de vue d’autrui.

Qui, dans cette atmosphère d’incompréhension, est le plus coupable ?

Qui ne fait pas d’effort pour comprendre le point de vue de l’autre ?

M. Bevin l’a dit hier à cette tribune et je ne pourrais le redire que moins bien que lui.

Il me semble que les pays qui se réclament de la civilisation occidentale et démocratique, au sens classique du mot, n’ont rien à se reprocher.

C’est nous qui voulons la libre circulation des hommes.

C’est nous qui voulons surtout la libre circulation des idées.

C’est nous qui sommes prêts à soumettre à l’examen et au jugement de tous notre politique, notre action, nos buts et nos idéaux.

Ce n’est pas nous qui nous enfermons derrière un rideau de fer que nous voudrions percer pour savoir, pour comprendre, et pour, ayant compris, tâcher de nous rapprocher et de collaborer.

Ce qu’il y a de certain, c’est que du côté de la Grande République Socialiste Soviétique, on ne comprend plus du tout le monde occidental.

Et le discours de M. Vychinski en a été une preuve, une fois de plus administrée.

Peut-être peut-il paraître immodeste aux délégués que le représentant d’un petit pays comme la Belgique veuille répondre au représentant de l’Etat Soviétique.

Mais après tout, peut-être est-il meilleur que ce soit le délégué d’un petit pays qui réponde au représentant de l’Union Soviétique. Car personne ne pourra trouver dans mon attitude une idée de provocation quelconque. Une provocation de la Belgique à l’U.R.S.S. serait une chose trop ridicule.

Mais le discours de M. Vychinski ne peut se comprendre que de deux façons :

Ou bien c’est un discours de propagande, ou bien c’est un discours tout à fait sincère.

Dans les deux cas, ce discours mérite une réponse. Car si c’est un discours de propagande, nous avons le droit de nous servir de cette tribune pour faire la contre-propagande.

Et, si c’est un discours tout à fait sincère, il révèle une telle méconnaissance de nos buts, une telle ignorance de ce que l’on veut, de ce que l’on pense dans les pays de l’Europe Occidentale, qu’il est absolument indispensable de redresser ces erreurs et de permettre alors à la République socialiste soviétique de fonder sa politique sur une connaissance exacte de ce qui se passe et ce qui se pense dans une partie du monde.

Après M. Bevin, je répéterai : Nous ne voulons pas discuter le régime communiste.

Nous considérons que pour beaucoup de pays le communisme est une épreuve sans doute nécessaire. Mais nous pensons que c’est une épreuve dont le monde occidental peut se passer. Et, sans vouloir discuter aucun régime, nous voulons affirmer qu’après avoir lutté dans cette dernière guerre contre le fascisme et contre l’hitlérisme, nous n’entendons pas nous soumettre à n’importe quelle doctrine autoritaire ou totalitaire.

Nous croyons à la démocratie libérale, c’est-à-dire que nous croyons et que nous croyons de toute notre force et de toute notre conscience à la nécessité de bâtir une société politique sur la liberté de penser, d’écrire, de nous réunir librement, de nous associer librement.

Nous voulons des élections libres, un Gouvernement responsable devant le peuple, le respect de la dignité de l’homme et un Etat qui sert l’homme et non pas l’homme au service d’un État. Et encore moins l’homme au service d’un Parti.

Ce régime a d’immenses avantages : il permet tous les progrès économiques et sociaux. Il répudie l’intolérance. Il répudie l’emploi de la force et l’emploi de la violence. Il fait confiance au bon sens et à la sagesse de l’homme.

Je reconnais que ce régime est sans doute le régime politique le plus difficile à appliquer. Et je reconnais aussi qu’il présente certains inconvénients et peut-être même certains dangers.

Chez nous la liberté de penser et d’écrire comporte même la liberté de penser et d’écrire des erreurs. Mais pour lutter contre l’erreur, nous ne pensons pas qu’il faille s’appuyer sur la police, sur les tribunaux, sur l’exil ou sur pire encore.

A la propagande qui répand l’erreur, nous pensons que le vrai moyen de répondre c’est de répandre la propagande qui contient la vérité. Et parce que nous avons cette confiance puissante et inébranlable dans le bon sens et dans la sagesse des hommes, nous pensons que la propagande pour la vérité finit par triompher.

Tout cela : cet état d’esprit dans lequel nous vivons, ces principes qui sont les nôtres, ces vérités que nous entendons défendre, il faut les comprendre si l’on veut juger notre action politique.

M. Vychinski a beaucoup parlé des campagnes bellicistes qui, paraît-il, existent aux Etats-Unis, en Angleterre et même, – il n’a pas hésité à le déclarer – en France, en Belgique, dans le Luxembourg et dans les Pays-Bas.

Très franchement, en ce qui concerne mon pays, je ne connais pas un parti politique, je ne connais pas un homme politique responsable, je ne connais pas un homme ayant une part quelconque d’influence dans la direction de l’opinion publique, qui soit un belliciste. Je n’ai jamais vu, je n’ai jamais entendu, je n’ai jamais lu dans la presse de mon pays, dans les discours prononcés dans mon pays, une phrase qui pourrait faire

croire que, volontairement, la Belgique participerait à une campagne d’excitation et se préparerait à une guerre agressive contre n’importe quel autre pays.

Mais, je crois qu’en cette matière, il faut ne pas perdre le sens des nuances.

Il ne faut pas confondre la croyance qu’une guerre pourrait éclater et la volonté qu’une guerre éclate. Il ne faut pas confondre la possibilité d’envisager une guerre et le fait de la désirer. Et il ne faut même pas confondre le fait de s’y préparer avec le fait d’y pousser.

Certainement, du côté de l’Union Soviétique, on exagère, et on exagère grandement, ce que l’on lit dans les journaux ou ce que l’on entend dans les discours.

J’ai pris soin non pas seulement d’écouter avec la plus grande attention et avec le plus grand respect ce qu’a dit le délégué de l’U.R.S.S., mais j’ai pris le soin de relire son discours. Et je me suis aperçu que tout de même il donnait à des faits qui, dans un pays de liberté passent pour ainsi dire inaperçus, une importance véritablement  extraordinaire.

M. Vychinski s’élève, et s’élève avec quelle passion, contre certains articles qui ont paru dans la presse américaine, et il dit : Dans cet article, sont indiqués avec une franchise cynique les bases militaires aériennes d’où les villes soviétiques seront attaquées. Sont marquées également les distances respectives : la distance de Londres à Moscou et retour est de 3.100 milles ; de Tripoli à Rostov, de 1.750 milles ; de Fairbanks en Alaska à Vladivostok, de 3.400 milles ; et de la base de Groenland à Sverdlovsk, de 3.500 milles.

Quelle révélation, Messieurs ! Et quelle propagande belliciste, que d’indiquer ainsi, en termes aussi précis, la distance qui existe entre Londres et Moscou.

Je voudrais me permettre de poser une question à l’Honorable Délégué soviétique : peut-il me donner l’assurance que jamais l’Etat-major soviétique n’a calculé la distance qui existe entre Moscou et Londres ? Et qu’est-ce qu’il croit qu’il y a de plus dangereux pour la paix du monde : les calculs qui sont faits dans le secret des travaux d’État-major ou les cartes qui sont publiées par les revues américaines et qui révèlent des nouveautés aussi extraordinaires que les distances existant entre les grandes villes ?

Il n’y a pas que la propagande belliciste. Il y a aussi le pacte à cinq, le pacte de Bruxelles.

Ceux qui concluent de pareils traités, dit M. Vichinsky, et organisent de pareils blocs, mènent une politique qui n’a rien à voir avec la consolidation de la paix, et encouragent les instigateurs et les organisateurs d’une nouvelle guerre.

L’argument soviétique n’est pas extrêmement subtil.

Elle consiste à dire : quand la Russie s’allie avec les pays qui l’entourent, quand elle fait un traité de défense avec la Pologne, ou avec la Tchécoslovaquie ou avec la Yougoslavie ou avec tant d’autres pays de l’Europe de l’Est, cela c’est de la politique pacifique. Quand, au contraire, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas s’allient avec la France et avec l’Angleterre, cela c’est nécessairement de la politique guerrière.

Messieurs, j’ai deux arguments, dont l’un et l’autre sont décisifs pour réfuter une propagande comme celle-là.

Quand nous avons fait le pacte à V, le pacte de Bruxelles, nous n’avons pas fait autre chose que d’appliquer strictement l’article 51 de la Charte. L’article 51 de la Charte dit : Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte aux droits naturels de légitime défense individuels ou collectifs.

Cette Charte, que l’U.R.S.S. et que les pays de l’Est ont signée en même temps que nous, nous autorise, nous donne le droit de nous réunir et d’organiser notre légitime défense individuelle ou collective. C’est sur la base de cet article, et sur la base d’aucun autre sentiment, que nous nous sommes réunis et que nous avons conclu notre Pacte.

Cet argument juridique à lui seul est suffisant.

Mais, vraiment, y a-t-il quelqu’un dans cette salle, y a-t-il, je pourrais presque dire, quelqu’un au monde qui pense que le Luxembourg, les Pays-Bas et la Belgique veulent participer à une guerre d’agression ?

Mais est-ce qu’on oublie d’où nous venons ? Est-ce que l’on oublie les deux épreuves que nous avons subies en 25 ans ? Est-ce qu’on oublie que si nous avons été victorieux finalement, nous avons été occupés pendant quatre longues années ?

Et si nos pays sont sortis de leur double épreuve, nous ne pourrions pas affirmer avec certitude qu’ils seraient capables, encore une fois, de sortir d’une troisième guerre mondiale et de reprendre courageusement leur marche en avant.

Personne ne peut croire que l’alliance qui s’est faite à Bruxelles, au mois de mars dernier, ait une portée agressive, contre n’importe quelle nation.

Mais au contraire tout le monde sait que nous avons voulu nous unir pour nous défendre.

La délégation soviétique ne doit pas chercher d’explications compliquées à notre politique.

Je vais lui dire quelle est la base de notre politique. Je vais le lui dire, dans des termes qui sont un peu cruels peut-être et dans des termes que seul le représentant d’une petite Nation peut employer.

Savez-vous quelle est la base de notre politique ? C’est la peur. La peur de vous, la peur de votre Gouvernement, la peur de votre politique.

Et si j’ose employer ces mots, c’est parce que la peur que j’évoque, n’est pas la peur d’un lâche, n’est pas la peur d’un Ministre qui représente un pays qui tremble, un pays qui est prêt à demander pitié ou à demander merci.

Non, c’est la peur que peut avoir, c’est la peur que doit avoir un homme quand il regarde vers l’avenir et qu’il considère tout ce qu’il y a peut-être encore d’horreur et de tragédie, et de terribles responsabilités dans cet avenir.

Savez-vous pourquoi nous avons peur ? Nous avons peur parce que vous parlez souvent d’impérialisme.

Quelle est la définition de l’impérialisme ? Quelle est la notion courante de l’impérialisme ? C’est celle d’un peuple – généralement d’un grand pays – qui fait des conquêtes et qui augmente, à travers le monde, son influence.

Quelle est la réalité historique de ces dernières années ? Il n’y a qu’un seul grand pays qui soit sorti de la guerre ayant conquis d’autres territoires, et ce grand pays c’est l’U.R.S.S. C’est pendant la guerre et à cause de la guerre que vous avez annexé les pays baltes. C’est pendant et à cause de la guerre que vous avez pris un morceau de la Finlande. C’est pendant et à cause de la guerre que vous avez pris un morceau de la

Pologne. C’est grâce à votre politique audacieuse et souple que vous êtes devenus tout-puissants à Varsovie, à Prague, à Belgrade, à Bucarest, à Sofia. C’est grâce à votre politique que vous occupez Vienne et que vous occupez Berlin, et que vous ne semblez pas disposés à les quitter. C’est grâce à votre politique que vous réclamez maintenant vos droits dans le contrôle de la Ruhr. Votre empire s’étend de la mer Noire à la Baltique et à la Méditerranée. Vous voulez être aux bords du Rhin et vous nous demandez pourquoi nous sommes inquiets…

La vérité, c’est que votre politique étrangère est aujourd’hui plus audacieuse et plus ambitieuse que la politique des Tsars eux-mêmes.

Nous avons peur aussi à cause de la politique que vous suivez dans cette Assemblée. Nous avons peur à cause de l’usage et surtout à cause de l’abus que vous faites du droit qui vous a été reconnu à San Francisco : le droit de veto.

Nous avons peur parce que dans cette Assemblée, vous vous êtes fait les champions de la doctrine de la souveraineté nationale absolue. Et nous nous demandons comment une organisation internationale pourra fonctionner. Comment une organisation internationale pourra remplir les buts qui lui sont dévolus, si cette doctrine périmée et, comme je l’ai dit déjà l’année dernière, si cette doctrine réactionnaire triomphe.

L’organisation internationale ne pourra fonctionner que le jour où les Nations, petites, moyennes et grandes auront reconnu, en pleine conscience, qu’au-dessus de leurs volontés personnelles, il y a la loi internationale.

Aussi longtemps qu’un pays quelconque prétendra affirmer sa propre volonté par-dessus la volonté de la majorité des Nations, la présente organisation ne pourra pas donner tout ce que nous attendions d’elle.

Et il ne vous a pas suffi d’user et d’abuser du veto. Il ne vous a pas suffi de proclamer ce principe de la souveraineté nationale contre la loi internationale : vous avez systématiquement refusé de collaborer avec l’Organisation des Nations Unies chaque fois que cette Assemblée, contre votre sentiment ou contre votre avis, a fait une recommandation.

Vous avez beau jeu aujourd’hui de soutenir que la Commission des Balkans ou que la Commission de Corée n’a pas donné de bons résultats. Comment pouvait-elle donner ces résultats alors qu’avant même qu’elle ait commencé son travail, une partie de cette Assemblée refusait d’y collaborer ?

Nous avons de l’inquiétude à cause de tout cela : parce qu’à cause de votre façon de faire, vous avez rendu cette Organisation inefficace ; parce que les questions qui se posent devant cette Organisation restent sans solution par votre propre volonté, même contre l’avis de l’ensemble des Nations Unies.

Nous sommes dans l’inquiétude, parce que nous avions placé toute notre confiance dans une Organisation des Nations Unies efficace et que, par la politique que vous avez suivie, vous nous forcez à rechercher maintenant notre sécurité, non pas dans le cadre international et universel de cette Assemblée, mais dans le cadre des accords régionaux auxquels nous aurions voulu renoncer pour toujours.

Enfin, vous nous inquiétez parce que dans chacun des pays ici représentés, vous entretenez une cinquième colonne auprès de laquelle la cinquième colonne hitlérienne n’était qu’une organisation de boy-scouts.

Il n’y a pas un endroit au monde où un Gouvernement, qu’il soit d’Europe, d’Afrique ou d’Asie, qui ne trouve une difficulté ou un obstacle, que vous ne soyez là pour l’envenimer.

C’est votre façon de collaborer avec les Gouvernements ici représentés, avec lesquels vous devriez travailler à assurer la paix. Et dans chacun de nos pays, à l’heure actuelle, il y a un groupe d’hommes qui, non seulement sont les représentants et les défenseurs de votre politique étrangère (ce qui après tout ne serait pas très grave) mais qui ne manquent pas une occasion d’affaiblir l’Etat dans lequel ils vivent, politiquement,

moralement et socialement.

Et vous avez donné, et l’U.R.S.S., et les pays de l’Est, et les partis communistes du monde entier, la mesure exacte de ce que vous pouvez faire dans votre opposition, dans votre attaque contre le plan Marshall.

Oh, je ne me fais pas beaucoup d’illusions.

Demain matin, dans une partie de la presse mondiale, je serai traité de valet de l’impérialisme américain ou de vendu à Wall Street.

Mais j’ose affirmer que la position prise par l’U.R.S.S. et par les partis communistes du monde entier contre le plan Marshall est l’action la plus déprimante, la plus grave, la plus inquiétante qu’ils aient pu mener.

Car la vérité proclamée par seize pays européens, qui n’ont tout de même de leçon de dignité nationale à recevoir de personne, c’est que sans le plan Marshall, l’Europe est perdue.

Le plan Marshall ? Au lieu de chercher des explications compliquées, au lieu d’aller trouver des commentaires dans je ne sais quel journal de province américain, il est peut-être plus normal et plus logique d’en puiser le commentaire et d’en retrouver le haut idéal dans les paroles du général Marshall lui-même, quand il a parlé pour la première fois de ce qui devait devenir le plan Marshall.

Il a dit : Il est logique que les États-Unis fassent tout ce qu’ils peuvent pour aider à rétablir la santé économique du monde, sans laquelle la stabilité politique et la paix ne peuvent être assurées. Notre politique n’est dirigée contre aucun pays, aucune doctrine, mais contre la famine, la pauvreté, le désespoir et le chaos. Son but doit être la renaissance d’une économie active dans le monde, afin que soient créées les conditions politiques et sociales où de libres institutions puissent exister.

Quoi qu’il arrive dans l’avenir et quoi que soit l’avenir du plan Marshall, les paroles qui ont été prononcées ce jour-là sont des paroles qui honoreront le chef de la diplomatie américaine et qui sont dans la ligne d’une politique pour laquelle, malgré tout et toujours, nous garderons une énorme gratitude.

Car nous savons que c’est cette politique-là, qui, deux fois en vingt-cinq ans, a envoyé les soldats américains contribuer à la victoire, qui nous a rendu notre indépendance, que c’est cette politique-là, inspirée par Wilson, inspirée par Roosevelt, qui a fait l’effort de guerre américain, qui a fait l’U.N.R.R.A., qui a fait le lend-lease et qui, aujourd’hui, donne à l’Europe sa seule chance de se sauver.

Voilà pourquoi nous sommes inquiets. Voilà, je le répète, un peu crûment, pourquoi nous avons peur.

Au cours d’un grand discours qu’il a fait pendant la guerre, le Président Roosevelt a un jour énuméré les quatre libertés qui devaient, d’après lui, rendre la confiance et la prospérité au monde. Et l’une de ces libertés ou plutôt l’une de ces libérations, c’était la libération de la peur.

J’avoue qu’au moment où le discours a été prononcé, je n’en ai pas compris tout le sens, et je n’en ai pas compris toute la profondeur.

Aujourd’hui, au moment où s’ouvre cette troisième session de l’Assemblée des Nations Unies, je sais quel service incommensurable serait rendu au monde si l’on parvenait à nous libérer de la peur. Eh bien, dans cette libération de la peur, que l’U.R.S.S. me permette de le lui dire, elle a un grand rôle, un rôle décisif à jouer.

Nous ne demandons pas seulement qu’on nous affirme catégoriquement, que l’on est pour la paix, que l’on est contre l’impérialisme, que l’on est pour la Charte des Nations Unies. Nous voudrions voir ces paroles traduites en actes et commencer au sein de notre Assemblée une véritable collaboration, basée sur une compréhension et sur l’estime réciproque.

Est-ce que mon discours est un discours pessimiste ?

Est-ce que je considère que tout est perdu ?

Certainement non.

Car dans tout ce qui a été dit dans cette tribune, j’ai constaté que, tout de même, quel que soit, dans une certaine mesure, le sens différent que l’on donne aux mots, le même langage a toujours été tenu en général.

On se réclamait de tous les côtés des mêmes principes.

On affirmait de tous les côtés que l’on voulait assurer la paix.

On assurait de tous les côtés que l’on voulait collaborer.

Et je pense, quelle que soit peut-être la rudesse des paroles que j’ai prononcées, je pense, laissez-moi vous le dire sincèrement, que ces discours pacifiques sont vrais.

Je crois que nous sommes encore trop près de la guerre, trop près des souffrances communes que nous avons subies, trop près de nos ruines et trop près de nos morts. Je pense que nous sommes trop près de tout cela pour que, quand nous parlons de la paix et de la collaboration, ce ne soit pas dans un grand sentiment de sincérité et de vérité.

Ce qui m’épouvante, c’est que je me rends compte qu’à l’heure actuelle, l’humanité sait ce qu’elle devrait faire pour être sauvée, que l’humanité voudrait le faire, mais son destin – son destin tragique – est qu’il semble qu’elle soit incapable de le faire.

Au moment où commence cette troisième session, nous devrions essayer, maintenant que nous avons touché le fond de nos illusions, de faire quelque chose.

Ah, nous ne devons pas être trop ambitieux. Nous ne devons pas tenter tout de suite, maintenant, de redresser complètement une situation que nous avons laissé se détériorer depuis des années.

Mais nous devrions nous acharner, dans le cadre de notre besogne actuelle, dans le cadre de cette troisième session, à résoudre certaines questions.

Et nous devrions commencer par un coup d’éclat. Nous devrions commencer par un compromis.

Ah, je sais bien que l’on n’aime pas entendre de certains côtés, le compromis. Mais comment s’entendre ?

Mais comment réussir à bâtir quand on est si différent les uns des autres, sans chercher tout de même à travers ces divergences, ce qui peut nous unir ?

Et j’ai fait une constatation : notre ordre du jour est abominablement chargé. Entre parenthèses, je crois vraiment que notre Société s’occupe de trop de choses et essaie de résoudre trop de problèmes secondaires.

Ne ferait-elle pas mieux de s’acharner à résoudre les problèmes essentiels et les problèmes immédiats qui se posent ?

Peut-être suis-je naïf, mais tout de même dans ce que je vais dire, y a-t-il une part de proposition raisonnable.

D’un côté de cette Assemblée, on déteste tout ce qui est révision de la Charte. On déteste toutes les discussions sur le veto et on semble craindre que ceux qui défendent un système différent du système existant cherchent à créer une situation qui ferait que certains pays se trouveraient toujours dans la minorité.

Je ne crois pas, je le dis franchement, je ne crois pas que cette crainte soit vraie. Je crois qu’elle est exagérée.

Et je sais dans cette Assemblée de multiples délégations qui aimeraient, à certain moment, se rapprocher des thèses qui sont présentées, par certains pays, si vraiment ces thèses paraissaient raisonnables et défendables.

Mais qu’importe. Bien que je pense que la crainte soit vaine, je comprends qu’elle puisse exister.

Et que diriez-vous si nous vous disions : Eh bien ! quoique nous sommes intimement persuadés que la Société ne pourra fonctionner que lorsqu’elle sera révisée, qu’elle ne pourra fonctionner que quand l’abus du veto aura été extirpé, nous allons renoncer à ces idées qui nous sont chères.

Nous allons faire avec vous un nouvel effort, un nouvel effort pour appliquer la Charte telle qu’elle a été établie à San Francisco.

Nous allons renoncer à quelque chose que nous considérons comme essentiel, à une seule condition : c’est que vous, de votre côté, vous promettiez vraiment de collaborer à l’exécution de la Charte.

Collaborer à l’exécution de la Charte dans sa lettre, mais surtout collaborer à l’exécution de la Charte dans son esprit.

Cela veut dire que vous ne vous opposerez plus systématiquement et sans raison à l’admission de nouveaux membres.

Cela veut dire que vous n’écarterez plus de la famille des Nations Unies des pays qui ont le droit d’y entrer aujourd’hui.

Cela veut dire que lorsque, après mûre discussion, une recommandation sera faite aux pays faisant partie de l’organisation, vous accepterez d’y souscrire.

Car nous avons besoin de vous pour réussir dans notre tâche et nous vous demandons de ne pas saboter notre travail.

Faisons cet effort. Acceptez notre sacrifice. Promettez-nous votre collaboration loyale.

Essayons de prendre un nouveau départ…

Et, si nous le prenons, en essayant de nous rapprocher, en essayant de nous comprendre, alors la flamme qui nous brûlait à San Francisco rejaillira claire et vivante. Alors nous pourrons de nouveau espérer dans les destinées du monde.

Prenons ce nouveau départ ensemble. Il n’est pas trop tard…

Il n’est pas trop tard, mais il est temps.

11 07 1949

Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, à l’Assemblée Nationale. Il sera publié dans la revue Réclame le 7 06 1950

 

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.

Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.

Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.

Le fait est que la  civilisation dite européenne, la civilisation occidentale, telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la raison comme à la barre de la conscience, cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper.
L’Europe est indéfendable.

Il parait que c’est la constatation que se confient tout bas les stratèges américains.

En soi cela n’est pas grave.

Le grave est que l’Europe est moralement, spirituellement indéfendable.

Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en juges.

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs maîtres provisoires mentent.

Donc que leurs maîtres sont faibles.

Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.

Colonisation et civilisation ?

La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.

Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit, d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.

Poursuivant mon analyse, je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : Christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.

Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.

Mais alors, je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’établir le contact, était-elle la meilleure ?

Je réponds non.

Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine.

Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s’étonne, on s’indigne. On dit : Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du xx° siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne par donne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :

Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. 

Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré.

Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe idéaliste. Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulu du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises.

La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours, chez nous, un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice, en prélevant d’elle, pour le bienfait d’un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos
travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien.

Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan.
Mais descendons encore d’un degré. Et c’est le politicien verbeux. Qui proteste ? Personne, que je sache, lorsque M. Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’École coloniale, leur enseigne qu’il serait puéril d’opposer aux entreprises européennes de colonisation un prétendu droit d’occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui pérenniseraient en des mains incapables la vaine possession de richesses sans emploi.

Et qui s’indigne d’entendre un certain R.P. Barde assurer que les biens de ce monde, s’ils restaient indéfiniment répartis, comme ils le seraient sans la colonisation, ne répondraient ni aux desseins de Dieu, ni aux justes exigences de la collectivité humaine ?

Attendu, comme l’affirme son confrère en christianisme, le R.P. Muller : que l’humanité ne doit pas, ne peut pas souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples sauvages laissent indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission de les faire servir au bien de tous.

Personne.
Je veux dire pas un écrivain patenté, pas un académicien, pas un prédicateur, pas un politicien, pas un croisé du droit et de la religion, pas un défenseur de la personne humaine.

Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller et des Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licite d’appliquer aux peuples extra-européens, et au bénéfice de nations plus fortes et mieux équipées, une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique, c’était déjà Hitler qui parlait !

Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de
reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.

Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation.

J’ai relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir.
Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire !

Était-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie :

Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes.

Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson :

Il est vrai que nous rapportons un plein barils d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis.

Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare :

On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres.

Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres :

Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths.

Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre :

Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; énivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant… À la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil couchant.

Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les innommables jouissances qui vous frisselisent la carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai ? [1] Et si ces faits sont vrais, comme n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ?

Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce
choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.

Partialité ? Non. Il fut un temps où de ces mêmes faits on tirait vanité, et où, sûr du lendemain, on ne mâchait pas ses mots. Une dernière citation ; je l’emprunte à un certain Carl Siger, auteur d’un Essai sur la Colonisation :

Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activités individuelles, violentes, qui, dans les métropoles, se heurteraient à certains préjugés, à une conception sage et réglée de la vie, et qui, aux colonies, peuvent se développer plus librement et mieux affirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, à un certain point, servir de soupape de sûreté à la société moderne. Cette utilité serait-elle la seule, elle est immense.

En vérité, il est des tares qu’il n’est au pouvoir de personne de réparer et que l’on n’a jamais fini d’expier.

Mais parlons des colonisés. Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques ni des Incas.

Je vois bien celles – condamnées à terme – dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigéria, Nyassaland. Je vois moins bien ce qu’elle a apporté.

Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.

J’ai parlé de contact.

Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.

À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.

J’entends la tempête. On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.

Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.

Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.

Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.

On se targue d’abus supprimés.

Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens – très réels – on en a superposé d’autres – très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.

On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification.

Pour ma part, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes.

Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés.

C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns.

C’étaient des sociétés pas seulement anté-capitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anti-capitalistes.

C’étaient des sociétés démocratiques, toujours.

C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles.

Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme. Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles n’étaient, malgré leurs défauts, ni haïssables, ni condamnables.
Elles se contentaient d’être. Devant elles n’avaient de sens, ni le mot échec, ni le mot avatar. Elles réservaient, intact, l’espoir.

Au lieu que ce soient les seuls mots que l’on puisse, en toute honnêteté, appliquer aux entreprises européennes hors d’Europe. Ma seule consolation est que les colonisations passent, que les nations ne sommeillent qu’un temps et que les peuples demeurent.

Cela dit, il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un ennemi de l’Europe et un prophète du retour au passé anté-européen.

Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pouvait y avoir retour.

La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est propagée ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.

Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu à rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.

J’ai dit – et c’est très différent -, que l’Europe colonisatrice a enté [greffé. ndlr] l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité.

Que si c’est un procès d’intention que l’on me fait, je maintiens que l’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori l’action colonisatrice par les évidents progrès matériels réalisés dans certains domaines sous le régime colonial, attendu que la mutation brusque est chose toujours possible, en histoire comme ailleurs ; que nul ne sait à quel stade de développement matériel eussent été ces mêmes pays sans l’intervention européenne ; que l’équipement technique, la réorganisation administrative, l’européanisation, en un mot, de l’Afrique ou de l’Asie n’étaient comme le prouve l’exemple japonais aucunement liés à l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a même été ralenti ; qu’en tout cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe.

À preuve qu’à l’heure actuelle, ce sont les indigènes d’Afrique ou  d’Asie qui réclament des écoles et que c’est l’Europe colonisatrice qui en refuse ; que c’est l’homme africain qui demande des ports et des routes, que c’est l’Europe colonisatrice qui, à ce sujet, lésine ; que c’est le colonisé qui veut aller de l’avant, que c’est le colonisateur qui retient en arrière.

Passant plus outre, je ne fais point mystère de penser qu’à l’heure actuelle, la barbarie de l’Europe occidentale est incroyablement haute, surpassée par une seule, de très loin, il est vrai, l’américaine.

Et je ne parle pas de Hitler, ni du garde-chiourme, ni de l’aventurier, mais du brave homme d’en face ; ni du S.S., ni du gangster, mais de l’honnête bourgeois. La candeur de Léon Bloy s’indignait jadis que des escrocs, des parjures, des faussaires, des voleurs, des proxénètes fussent chargés de porter aux Indes l’exemple des vertus chrétiennes.

Le progrès est qu’aujourd’hui, c’est le détenteur des vertus chrétiennes qui brigue – et s’en tire fort bien – l’honneur d’administrer outre-mer selon les procédés des faussaires et des tortionnaires.

Signe que la cruauté, le mensonge, la bassesse, la corruption ont merveilleusement mordu l’âme de la bourgeoisie européenne.

Je répète que je ne parle ni de Hitler, ni du S.S., ni du pogrom, ni de l’exécution sommaire. Mais de telle réaction surprise, de tel réflexe admis, de tel cynisme toléré. Et, si on veut des témoignages, de telle scène d’hystérie anthropophagique à laquelle il m’a été donné d’assister à l’Assemblée Nationale française.

Bigre, mes chers collègues (comme on dit), je vous ôte mon chapeau (mon chapeau d’anthropophage, bien entendu).

Pensez donc ! quatre-vingt-dix mille morts à Madagascar ! L’Indochine piétinée, broyée, assassinée, des tortures ramenées du fond du Moyen Âge ! Et quel spectacle ! Ce frisson d’aise qui vous revigorait les somnolences ! Ces clameurs sauvages ! Bidault avec son air d’hostie conchiée – l’anthropophagie papelarde et Sainte-Nitouche ; Teitgen, fils grabeleur en diable, l’Aliboron du décervelage – l’anthropophagie des Pandectes ; Moutet, l’anthropophagie maquignarde, la baguenaude ronflante et du beurre sur la tête ; Coste-Floret, l’anthropophagie faite ours mal léché et les pieds dans le plat.

Inoubliable, messieurs ! De belles phrases solennelles et froides comme des bandelettes, on vous ligote le Malgache. De quelques mots convenus, on vous le poignarde. Le temps de rincer le sifflet, on vous l’étripe. Le beau travail ! Pas une goutte de sang ne sera perdue !

Ceux qui en font rubis sur l’ongle, n’y mettant jamais d’eau. Ceux qui, comme Ramadier, s’en barbouillent – à la Silène – la face ; Fonlup-Esperaber qui s’en empèse les moustaches, genre vieux-Gaulois-à-la-tête-ronde ; le vieux Desjardins penché sur les effluves de la cuve, et s’en grisant comme d’un vin doux. La violence ! celle des faibles. Chose significative : ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le cœur.

J’avoue que, pour la bonne santé de l’Europe et de la civilisation, ces tue ! tue ! , ces il faut que ça saigne éructés par le vieillard qui tremble et le bon jeune homme, élève des bons Pères, m’impressionnent beaucoup plus désagréablement que les plus sensationnels hold-up à la porte d’une banque parisienne.

Et cela, voyez-vous, n’a rien de l’exception.

La règle, au contraire, est de la muflerie bourgeoise. Cette muflerie, on la piste, depuis un siècle. On l’ausculte, on la surprend, on la sent, on la suit, on la perd, on la retrouve, on la file et elle s’étale chaque jour plus nauséeuse. Oh ! le racisme de ces messieurs ne me vexe pas. Il ne m’indigne pas. J’en prends seulement connaissance. Je le constate, et c’est tout. Je lui sais presque gré de s’exprimer et de paraître au grand jour, signe. Signe que l’intrépide classe qui monta jadis à l’assaut des Bastilles a les jarrets coupés. Signe qu’elle se sent mortelle. Signe qu’elle se sent cadavre. Et quand le cadavre bafouille, ça donne des choses dans le goût que voici :

Il n’y avait que trop de vérité dans ce premier mouvement des Européens qui refusèrent, au siècle de Colomb, de reconnaître leurs semblables dans les hommes dégradés qui peuplaient le nouveau monde… On ne saurait fixer un instant ses regards sur le sauvage sans lire l’anathème écrit, je ne dis pas seulement dans son âme, mais jusque sur la forme extérieure de son corps. 
Et c’est signé Joseph de Maistre. (Ça, c’est la mouture mystique.)

Et puis ça donne encore ceci :

Au point de vue sélectionniste, je regarderais comme fâcheux le très grand développement numérique des éléments jaunes et noirs qui seraient d’une élimination difficile. Si toutefois la société future s’organise sur une base dualiste, avec une classe dolicho-blonde dirigeante et une classe de race inférieure confinée dans la main-d’œuvre la plus grossière, il est possible que ce dernier rôle incombe à des éléments jaunes et noirs. En ce cas d’ailleurs, ils ne seraient pas une gêne, mais un avantage pour les dolicho-blonds… Il ne faut pas oublier que [l’esclavage] n’a rien de plus anormal que la domestication du cheval ou du bœuf. Il est donc possible qu’il reparaisse dans l’avenir sous une forme quelconque. Cela se produira même probablement d’une manière inévitable si la solution simpliste n’intervient pas : une seule race supérieure, nivelée par sélection.

Ça, c’est la mouture scientiste et c’est signé Lapouge. Et ça donne encore ceci (cette fois mouture littéraire) :

Je sais que je dois me croire supérieur aux pauvres Bayas de la Mambéré. Je sais que je dois avoir l’orgueil de mon sang. Lorsqu’un homme supérieur cesse de se croire supérieur, il cesse effectivement d’être supérieur… Lorsqu’une race supérieure cesse de se croire une race élue, elle cesse effectivement d’être une race élue.
Et c’est signé Psichari-soldat-d’Afrique.
Traduit en patois journalistique, on obtient du Faguet :

Le Barbare est de même race, après tout, que le Romain et le Grec. C’est un cousin. Le Jaune, le Noir n’est pas du tout notre cousin. Ici, il y a une vraie différence, une vraie distance, et très grande, ethnologique. Après tout, la civilisation n’a jamais été faite jusqu’à présent que par des Blancs… L’Europe devenue jaune, il y aura certainement une régression, une nouvelle période d’obscurcissement et de confusion, c’est-à-dire un second Moyen Âge.

Et puis, plus bas, toujours plus bas, jusqu’au fond de la fosse, plus bas que ne peut descendre la pelle, M. Jules Romains, de l’Académie française et de la Revue des Deux Mondes (peu importe, bien entendu, que M. Farigoule change de nom une fois de plus et se fasse, ici, appeler Salsette pour la commodité de la situation). L’essentiel est que M. Jules Romains en arrive à écrire ceci :

Je n’accepte la discussion qu’avec des gens qui consentent à faire l’hypothèse suivante : une France ayant sur son sol métropolitain dix millions de Noirs, dont cinq ou six millions dans la vallée de la Garonne. Le préjugé de race n’aurait-il jamais effleuré nos vaillantes populations du Sud-Ouest ? Aucune inquiétude, si la question s’était posée de remettre tous les pouvoirs à ces nègres, fils d’esclaves ?… Il m’est arrivé d’avoir en face de moi une rangée d’une vingtaine de Noirs purs… Je ne reprocherai même pas à nos nègres et négresses de mâcher du chewing-gum. J’observerai seulement… que ce mouvement a pour effet de mettre les mâchoires bien en valeur et que les évocations qui vous viennent à l’esprit vous ramènent plus près de la forêt équatoriale que de la procession des Panathénées… La race noire n’a encore donné, ne donnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin.

Comparaison idiote pour comparaison idiote : puisque le prophète de la Revue des Deux Mondes et autres lieux nous invite aux rapprochements distants, qu’il permette au nègre que je suis de trouver – personne n’étant maître de ses associations d’idées – que sa voix a moins de rapport avec le chêne, voire les chaudrons de Dodone, qu’avec le braiment des ânes du Missouri.

Encore une fois, je fais systématiquement l’apologie de nos vieilles civilisations nègres : c’étaient des civilisations courtoises.

Et alors, me dira-t-on, le vrai problème est d’y revenir. Non, je le répète. Nous ne sommes pas les hommes du ou ceci ou cela. Pour nous, le problème n’est pas d’une utopique et stérile tentative de réduplication, mais d’un dépassement. Ce n’est pas une société morte que nous voulons faire revivre. Nous laissons cela aux amateurs d’exotisme. Ce n’est pas davantage la société coloniale actuelle que nous voulons prolonger, la plus carne qui ait jamais pourri sous le soleil. C’est une société nouvelle qu’il nous faut, avec l’aide de tous nos frères esclaves, créer, riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute la fraternité antique.

Que cela soit possible, l’Union Soviétique [1] nous en donne quelques exemples…

Mais revenons à M. Jules Romains.

On ne peut pas dire que le petit bourgeois n’a rien lu. Il a tout lu, tout dévoré au contraire.

Seulement son cerveau fonctionne à la manière de certains appareils digestifs de type élémentaire. Il filtre. Et le filtre ne laisse passer que ce qui peut alimenter la couenne de la bonne conscience bourgeoise.

Les Vietnamiens, avant l’arrivée des Français dans leur pays, étaient gens de culture vieille, exquise et raffinée. Ce rappel indispose la Banque d’Indochine. Faites fonctionner l’oublioir !

Ces Malgaches, que l’on torture aujourd’hui, étaient, il y a moins d’un siècle, des poètes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouche cousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort !

Heureusement qu’il reste les nègres. Ah ! les nègres ! parlons-en des nègres !

Eh bien, oui, parlons-en.

Des empires soudanais ?

Des bronzes du Bénin ? De la sculpture Shongo ? Je veux bien ; ça nous changera de tant de sensationnels navets qui adornent tant de capitales européennes. De la musique africaine. Pourquoi pas ?

Et de ce qu’ont dit, de ce qu’ont vu les premiers explorateurs… Pas de ceux qui mangent aux râteliers des Compagnies ! Mais des d’Elbée, des Marchais, des Pigafetta ! Et puis de Frobénius ! Hein, vous savez qui c’est, Frobénius ? Et nous lisons ensemble :

Civilisés jusqu’à la moelle des os ! L’idée du nègre barbare est une invention européenne.

Le petit bourgeois ne veut plus rien entendre. D’un battement d’oreilles, il chasse l’idée.

L’idée, la mouche importune.

Donc, camarade, te seront ennemis – de manière haute, lucide et conséquente – non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goîtreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade, les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d’exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, les endormeurs, les mystificateurs, les baveurs, les matagraboliseurs, et d’une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentant de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces du Progrès – quitte à nier la possibilité même du Progrès – tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers, tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire.

Et balaie-moi tous les obscurcisseurs, tous les inventeurs de subterfuges, tous les charlatans mystificateurs, tous les manieurs de charabia. Et n’essaie pas de savoir si ces messieurs sont personnellement de bonne ou de mauvaise foi, s’ils sont personnellement bien ou mal intentionnés, s’ils sont personnellement, c’est-à-dire dans leur conscience intime de Pierre ou Paul, colonialistes ou non, l’essentiel étant que leur très aléatoire bonne foi subjective est sans rapport aucun avec la portée objective et sociale de la mauvaise besogne qu’ils font de chiens de garde du colonialisme.

Et dans cet ordre d’idées, je cite, à titre d’exemples (pris à dessein dans des disciplines très différentes) :

– De Gourou, son livre : Les Pays tropicaux, où, parmi des vues justes, la thèse fondamentale s’exprime partiale, irrecevable, qu’il n’y a jamais eu de grande civilisation tropicale, qu’il n’y a eu de civilisation grande que de climat tempéré, que, dans tout pays tropical, le germe de la civilisation vient et ne peut venir que d’un ailleurs extra-tropical et que sur les pays tropicaux pèse, à défaut de la malédiction biologique des racistes, du moins, et avec les mêmes conséquences, une non moins efficace malédiction géographique.

– Du R.P. Tempels, missionnaire et belge, sa Philosophie bantoue vaseuse et méphitique à souhait, mais découverte de manière très opportune, comme par d’autres l’hindouisme, pour faire pièce au matérialisme communiste, qui menace, paraît-il, de faire des nègres des vagabonds moraux.

– Des historiens ou des romanciers de la civilisation (c’est tout un), non de tel ou tel, de tous ou presque, leur fausse objectivité, leur chauvinisme, leur racisme sournois, leur vicieuse passion à dénier aux races non blanches, singulièrement aux races mélaniennes, tout mérite, leur monomanie à monopoliser au profit de la leur toute gloire.

– Les psychologues, sociologues, etc., leurs vues sur le primitivisme,  leurs investigations dirigées, leurs généralisations intéressées, leurs spéculations tendancieuses, leur insistance sur le caractère en marge, le caractère à part des non-Blancs, leur reniement pour les besoins de la cause, dans le temps même où chacun de ces messieurs se réclame, pour accuser de plus haut l’infirmité de la pensée primitive, du rationalisme le plus ferme, leur reniement barbare de la phrase de Descartes, charte de l’universalisme : que la raison… est tout entière en chacun et qu’il n’y a du plus ou du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce.

Mais n’allons pas trop vite. Il vaut la peine de suivre quelques-uns de ces messieurs.

Je ne m’étendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiens de la colonisation, ni celui des égyptologues, le cas des premiers étant trop évident, dans le cas des seconds, le mécanisme de leur mystification ayant été définitivement démonté par Cheikh Anta Diop, dans son livre Nations nègres et Culture – le plus audacieux qu’un nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera, à n’en pas douter, dans le réveil de l’Afrique [2].  

Revenons plutôt en arrière. À M. Gourou exactement.

Ai-je besoin de dire que c’est de très haut que l’éminent savant toise les populations indigènes, lesquelles n’ont pris aucune part au développement de la science moderne ? Et que ce n’est pas de l’effort de ces populations, de leur lutte libératrice, de leur combat concret pour la vie, la liberté et la culture qu’il attend le salut des pays tropicaux, mais du bon colonisateur ; attendu que la loi est formelle à savoir que ce sont des éléments culturels préparés dans des régions extratropicales, qui assurent et assureront le progrès des régions tropicales vers une population plus nombreuse et une civilisation supérieure.

J’ai dit qu’il y a des vues juste dans le livre de M. Gourou : Le milieu tropical et les sociétés indigènes, écrit-il, dressant le bilan de la colonisation, ont souffert de l’introduction de techniques mal adaptées, des corvées, du portage, du travail forcé, de l’esclavage, de la transplantation des travailleurs d’une région dans une autre, de changements subits du milieu biologique, de conditions spéciales nouvelles et moins favorables.

Quel palmarès ! Tête du recteur ! Tête du ministre quand il lit cela ! Notre Gourou est lâché ; ça y est ; il va tout dire ; il commence : « Les pays chauds typiques se trouvent devant le dilemme suivant : stagnation économique et sauvegarde des indigènes ou développement économique provisoire et régression des indigènesMonsieur Gourou, c’est très grave ! Je vous avertis solennellement qu’à ce jeu, c’est votre carrière qui se joue. Alors notre Gourou choisit de filer doux et d’omettre de préciser que, si le dilemme existe, il n’existe que dans le cadre du régime existant ; que, si cette antinomie constitue une loi d’airain, ce n’est que la loi d’airain du capitalisme colonialiste, donc d’une société non seulement périssable, mais déjà en voie de périr.

Géographie impure et combien séculière !

S’il y a mieux, c’est du R.P. Tempels. Que l’on pille, que l’on torture au Congo, que le colonisateur belge fasse main basse sur toute richesse, qu’il tue toute liberté, qu’il opprime toute fierté – qu’il aille en paix, le révérend Père Tempels y consent -. Mais, attention ! Vous allez au Congo ? Respectez, je ne dis pas la propriété indigène (les grandes compagnies belges pourraient prendre ça pour une pierre dans leur jardin), je ne dis pas la liberté des indigènes (les colons belges pourraient y voir propos subversifs), je ne dis pas la patrie congolaise (le gouvernement belge risquant de prendre fort mal la chose), je dis : Vous allez au Congo, respectez la philosophie bantoue !

Il serait vraiment inouï, écrit le R.P. Tempels, que l’éducateur blanc s’obstine à tuer dans l’homme noir son esprit humain propre, cette seule réalité qui nous empêche de le considérer comme un être inférieur ! Ce serait un crime de lèse-humanité, de la part du colonisateur, d’émanciper les races primitives de ce qui est valeureux, de ce qui constitue un noyau de vérité dans leur pensée traditionnelle, etc.

Quelle générosité, mon Père ! Et quel zèle !

Or donc, apprenez que la pensée bantoue est essentiellement ontologique ; que l’ontologie bantoue est fondée sur les notions véritablement essentielles de force vitale et de hiérarchie de forces vitales : que pour le Bantou enfin l’ordre ontologique qui définit le monde vient de Dieu [3] et, décret divin, doit être respecté…

Admirable ! Tout le monde y gagne : grandes compagnies, colons, gouvernement, sauf le Bantou, naturellement.

La pensée des Bantous étant ontologique, les Bantous ne demandent de satisfaction que d’ordre ontologique. Salaires décents ! Logements confortables ! Nourriture ! Ces Bantous sont de purs esprits, vous dis-je : Ce qu’ils désirent avant tout et par-dessus tout, ce n’est pas l’amélioration de leur situation économique ou matérielle, mais bien la reconnaissance par le Blanc et son respect, pour leur dignité d’homme, pour leur pleine valeur humaine.

En somme, un coup de chapeau à la force vitale bantoue, un clin d’œil à l’âme immortelle bantoue. Et vous êtes quitte ! Avouez que c’est à bon compte !

Quant au gouvernement, de quoi se plaindrait-il ? puisque, note le R.P. Tempels, avec une évidente satisfaction, les Bantous nous ont considérés, nous les Blancs, et ce, dès le premier contact, de leur point de vue possible, celui de leur philosophie bantoue et nous ont intégrés, dans leur hiérarchie des êtres-forces, à un échelon fort élevé.

Autrement dit, obtenez qu’en tête de la hiérarchie des forces vitales bantoues, prenne place le Blanc, et le Belge singulièrement, et plus singulièrement encore Albert ou Léopold, et le tour est joué. On obtiendra cette merveille : le Dieu bantou sera garant de l’ordre colonialiste belge et sera sacrilège tout Bantou qui osera y porter la main. 

Pour ce qui est de M. Mannoni, ses considérations sur l’âme malgache et son livre méritent que de lui on fasse grand cas.

Qu’on le suive pas à pas dans les tours et détours de ses petits tours de passe-passe, et il vous démontrera clair comme le jour que la colonisation est fondée en psychologie ; qu’il y a de par le monde des groupes d’hommes atteints, on ne sait comment, d’un complexe qu’il faut bien appeler complexe de la dépendance, que ces groupes sont psychologiquement faits pour être dépendants ; qu’ils ont besoin de la dépendance, qu’ils la postulent, qu’ils la réclament, qu’ils l’exigent ; que ce cas est celui de la plupart des peuples colonisés, des Malgaches en particulier.

Foin du racisme ! Foin du colonialisme ! Ça sent trop son barbare. M. Mannoni a mieux : la psychanalyse. Agrémentée d’existentialisme, les résultats sont étonnants : les lieux communs les plus éculés vous sont ressemelés et remis à neuf ; les préjugés les plus absurdes, expliqués et légitimés ; et magiquement les vessies vous deviennent des lanternes.

Écoutez-le plutôt :

Le destin de l’Occidental rencontre l’obligation d’obéir au commandement : Tu quitteras ton père et ta mère. Cette obligation est incompréhensible pour le Malgache. Tout Européen, à un moment de son développement, découvre en lui le désir… de rompre avec ses liens de dépendance, de s’égaler à son père. Le Malgache, jamais ! Il ignore la rivalité avec l’autorité paternelle, la protestation virile, l’infériorité adlérienne, épreuves par lesquelles l’Européen doit passer et qui sont comme les formes civilisées… des rites d’initiation par lesquels on atteint à la virilité… 

Que les subtilités du vocabulaire, que les nouveautés terminologiques ne vous effraient pas ! Vous connaissez la rengaine : « Les Nègres-sont-de-grands-Enfants ». On vous la prend, on vous l’habille, on vous l’emberlificote. Le résultat, c’est du Mannoni. Encore une fois, rassurez-vous ! Au départ, ça peut paraître un peu pénible, mais à l’arrivée, vous verrez, vous retrouverez tous vos bagages. Rien ne manquera, pas même le célèbre fardeau de l’homme blanc. Donc, oyez : Par ces épreuves (réservées à l’Occidental [A.C.]), on triomphe de la peur infantile de l’abandon et on acquiert liberté et autonomie, biens suprêmes et aussi fardeaux de l’Occidental.

Et le Malgache ? direz-vous. Race serve et mensongère, dirait Kipling. M. Mannoni diagnostique : Le Malgache n’essaie même pas d’imaginer pareille situation d’abandon… Il ne désire ni autonomie personnelle ni libre responsabilité. (Vous savez bien, voyons. Ces nègres n’imaginent même pas ce que c’est que la liberté. Ils ne la désirent pas, ils ne la revendiquent pas. Ce sont les meneurs blancs qui leur fourrent ça dans la tête. Et si on la leur donnait, ils ne sauraient qu’en faire.)

Si on fait remarquer à M. Mannoni que les Malgaches se sont pourtant révoltés à plusieurs reprises depuis l’occupation française et dernièrement encore, en 1947, M. Mannoni, fidèle à ses prémisses, vous expliquera qu’il s’agit là d’un comportement purement névrotique, d’une folie collective, d’un comportement d’amok ; que d’ailleurs, en la circonstance, il ne s’agissait pas pour les Malgaches de partir à la conquête de biens réels, mais d’une sécurité imaginaire, ce qui implique évidemment que l’oppression dont ils se plaignent est une oppression imaginaire. Si nettement, si démentiellement imaginaire, qu’il n’est pas interdit de parler d’ingratitude monstrueuse, selon le type classique du Fidjien qui brûle le séchoir du capitaine qui l’a guéri de ses blessures.

Que, si vous faîtes la critique du colonialisme qui accule au désespoir les populations les plus pacifiques, M. Mannoni vous expliquera qu’après tout, le responsable, ce n’est pas le Blanc colonialiste, mais les Malgaches colonisés. Que diable ! Ils prenaient les Blancs pour des dieux et attendaient d’eux tout ce qu’on attend de la divinité !

Que si vous trouvez que le traitement appliqué à la névrose malgache a été un peu rude, M. Mannoni, qui a réponse à tout, vous prouvera que les fameuses brutalités dont on parle ont été très largement exagérées, que nous sommes là en pleine fiction… névrotique, que les tortures étaient des tortures imaginaires appliquées par des  bourreaux imaginaires. Quant au gouvernement français, il se serait montré singulièrement modéré, puisqu’il s’est contenté d’arrêter les députés malgaches, alors qu’il aurait dû les sacrifier, s’il avait voulu respecter les lois d’une saine psychologie.

Je n’exagère rien. C’est M. Mannoni qui parle : Suivant des chemins très classiques, ces Malgaches transformaient leurs saints en martyrs, leurs sauveurs en boucs émissaires ; ils voulaient laver leurs péchés imaginaires dans le sang de leurs propres dieux. Ils étaient prêts, même à ce prix, ou plutôt à ce prix seulement, à renverser encore une fois leur attitude. Un trait de cette psychologie dépendante semblerait être que, puisque nul ne peut avoir deux maîtres, il convient que l’un des deux soit sacrifié à l’autre. La partie la plus troublée des colonialistes de Tananarive comprenait confusément l’essentiel de cette psychologie du sacrifice, et ils réclamaient leurs victimes. Ils assiégeaient le Haut-Commissariat, assurant que, si on leur accordait le sang de quelques innocents, tout le monde serait satisfait . Cette attitude, humainement déshonorante, était fondée sur une aperception assez juste en gros des troubles émotionnels que traversait la population des hauts plateaux.

De là à absoudre les colonialistes altérés de sang, il n’y a évidemment qu’un pas. La psychologie de M. Mannoni est aussi désintéressée, aussi libre, que la géographie de M. Gourou ou la théologie missionnaire du R.P. Tempels !

Et voici la saisissante unité de tout cela, la persévérante tentative bourgeoise de ramener les problèmes les plus humains à des notions confortables et creuses : l’idée du complexe de dépendance chez Mannoni, l’idée ontologique chez le R.P. Tempels, l’idée de tropicalité chez Gourou. Que devient la Banque d’Indochine dans tout cela ? Et la Banque de Madagascar ? Et la chicote ? et l’impôt ? et la poignée de riz au Malgache ou au nhaqué ? Et ces martyrs ? Et ces innocents assassinés ? Et cet argent sanglant qui s’amasse dans vos coffres, messieurs ? Volatilisés ! Disparus, confondus, méconnaissables au royaume des pâles ratiocinations.

Mais il y a pour ces messieurs un malheur. C’est que l’entendement bourgeois est de plus en plus rebelle à la finasserie et que leurs maîtres sont condamnés à se détourner d’eux de plus en plus pour applaudir de plus en plus d’autres moins subtils et plus brutaux. C’est très précisément cela qui donne une chance à M. Yves Florenne. Et, en effet, voici, sur le plateau du journal Le Monde, bien sagement rangées, ses petites offres de service. Aucune surprise possible. Tout garanti, efficacité
éprouvée, toute expérience faite et concluante, c’est d’un racisme qu’il s’agit, d’un racisme français encore maigrelet certes, mais prometteur.
Oyez plutôt :

Notre lectrice… (une dame professeur qui a eu l’audace de contredire l’irascible M. Florenne) éprouve, en contemplant deux jeunes métisses, ses élèves, l’émotion de fierté que lui donne le sentiment d’une intégration croissante à notre famille française… Son émotion serait-elle la même si elle voyait à l’inverse la France s’intégrer dans la famille noire (ou jaune ou rouge, peu importe), c’est-à-dire se diluer, disparaître ?

C’est clair, pour M. Yves Florenne, c’est le sang qui fait la France et les bases de la nation sont biologiques : Son peuple, son génie sont faits d’un équilibre millénaire, vigoureux et délicat à la fois et… certaines ruptures inquiétantes de cet équilibre coïncident avec l’infusion massive et souvent hasardeuse de sang étranger qu’elle a dû subir depuis une trentaine d’années.

En somme, le métissage, voilà l’ennemi. Plus de crise sociale ! Plus de crise économique ! Il n’y a plus que des crises raciales ! Bien entendu, l’humanisme ne perd point ses droits (nous sommes en Occident), mais entendons-nous :

Ce n’est pas en se perdant dans l’univers humain avec son sang et son esprit, que la France sera universelle, c’est en demeurant elle-même. » Voilà où en est arrivée la bourgeoisie française, cinq ans après la défaite de Hitler ! Et c’est en cela précisément que réside son châtiment historique : d’être condamnée, y revenant comme par vice, à remâcher le vomi de Hitler.

Car enfin, M. Yves Florenne en était encore à fignoler des romans paysans, des « drames de la terre », des histoires de mauvais œil, quand, l’œil autrement mauvais qu’un agreste héros de jettatura, Hitler annonçait :

Le but suprême de l’État-Peuple est de conserver les éléments originaires de la race qui, en répandant la culture, créent la beauté et la dignité d’une humanité supérieure.

Cette filiation, M. Yves Florenne la connaît.

Et il n’a garde d’en être gêné.

Fort bien, c’est son droit.

Comme ce n’est pas notre droit de nous en indigner.

Car enfin, il faut en prendre son parti et se dire, une fois pour toutes, que la bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement barbare ; que c’est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptacle où affluent toutes les eaux sales de l’histoire ;que c’est une loi universelle que toute classe, avant de disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement, omnilatéralement, et que c’est la tête enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent leur chant du cygne.

Au fait, le dossier est accablant.

Un rude animal qui, par l’élémentaire exercice de sa vitalité, répand le sang et sème la mort, on se souvient qu’historiquement, c’est sous cette forme d’archétype féroce que se manifesta, à la conscience et à l’esprit des meilleurs, la révélation de la société capitaliste.

L’animal s’est anémié depuis ; son poil s’est fait rare, son cuir décati, mais la férocité est restée, tout juste mêlée de sadisme. Hitler a bon dos. Rosenberg a bon dos. Bon dos Junger et les autres. Le S.S. a bon dos.

Mais ceci :

Tout en ce monde sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme.

C’est du Baudelaire, et Hitler n’était pas né !

Preuve que le mal vient de plus loin.

Et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont !

À ce sujet, il est grand temps de dissiper l’atmosphère de scandale qui a été créée autour des Chants de Maldoror.

Monstruosité ? Aérolithe littéraire ? Délire d’une imagination malade ? Allons donc ! Comme c’est commode !

La vérité est que Lautréamont n’a eu qu’à regarder, les yeux dans les yeux, l’homme de fer forgé par la société capitaliste, pour appréhender le monstre, le monstre quotidien, son héros.

Nul ne nie la véracité de Balzac.

Mais attention : faites Vautrin, retour des pays chauds, donnez-lui les ailes de l’archange et les frissons du paludisme, faites-le accompagner, sur le pavé parisien, d’une escorte de vampires urugayens et de fourmis tambochas, et vous aurez Maldoror.

Variante du décor, mais c’est bien du même monde, c’est bien du même homme qu’il s’agit, dur, inflexible, sans scrupules, amateur, comme pas un, de la viande d’autrui.

Pour ouvrir ici une parenthèse dans ma parenthèse, je crois qu’un jour viendra où tous les éléments réunis, toutes les sources dépouillées, toutes les circonstances de l’œuvre élucidées, il sera possible de donner des Chants de Maldoror une interprétation matérialiste et historique qui fera apparaître de cette épopée forcenée un aspect par trop méconnu, celui d’une implacable dénonciation d’une forme très précise de société, telle qu’elle ne pouvait échapper au plus aigu des regards vers l’année 1865.

Auparavant, bien entendu, il aura fallu débroussailler la route des commentaires occultistes et métaphysiques qui l’offusquent ; redonner son importance à telles strophes négligées — celle, par exemple, entre toutes étrange de la mine de poux où on n’acceptera de voir ni plus ni moins que la dénonciation du pouvoir maléfique de l’or et de la thésaurisation ; restituer sa vraie place à l’admirable épisode de l’omnibus, et consentir à y trouver très platement ce qui y est, savoir la peinture à peine allégorique d’une société où les privilégiés, confortablement assis, refusent de se serrer pour faire place au nouvel arrivant, et — soit dit en passant — qui recueille l’enfant durement rejeté ? Le peuple ! Ici représenté par le chiffonnier. Le chiffonnier de Baudelaire :

Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projet.
Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les méchants, relève les victimes.

Alors, n’est-il pas vrai, on comprendra que l’ennemi dont Lautréamont a fait l’ennemi, le « créateur » anthropophage et décerveleur, le sadique « juché sur un trône formé d’excréments humains et d’or », l’hypocrite, le débauché, le fainéant qui « mange le pain des autres » et que l’on retrouve de temps en temps ivre-mort « comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang », on comprendra que ce créateur-là, ce n’est pas derrière le nuage qu’il faut aller le chercher, mais que nous avons plus de chance de le trouver dans l’annuaire Desfossés et dans quelque confortable conseil d’administration !

Mais laissons cela. Les moralistes n’y peuvent rien. La bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée, qu’on le veuille ou non, à prendre en charge toute la barbarie de l’histoire, les tortures du Moyen Âge comme l’inquisition, la raison d’état comme le bellicisme, le racisme comme l’esclavagisme, bref, tout ce contre quoi elle a protesté et en termes inoubliables, du temps que, classe à l’attaque, elle incarnait le progrès humain.

Les moralistes n’y peuvent rien.

Il y a une loi de déshumanisation progressive en vertu de quoi désormais, à l’ordre du jour de la bourgeoisie, il n’y a, il ne peut y avoir maintenant que la violence, la corruption et la barbarie. J’allais oublier la haine, le mensonge, la suffisance. J’allais oublier M. Roger Caillois.

Or donc, M. Caillois à qui mission a été donnée de toute éternité d’enseigner à un siècle lâche et débraillé la rigueur de la pensée et la tenue du style, M. Caillois donc vient d’éprouver une grande colère.

Le motif ?La grande trahison de l’ethnographie occidentale, laquelle, depuis quelque temps, avec une détérioration déplorable du sens de ses responsabilités, s’ingénie à mettre en doute la supériorité omnilatérale de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques.

Du coup, M. Caillois entre en campagne.

C’est la vertu de l’Europe d’ainsi susciter au moment le plus critique des héroïsmes salvateurs.

On est impardonnable de ne pas se souvenir de M. Massis, lequel, vers 1927, se croisa pour la défense de l’Occident.

On veut s’assurer qu’un meilleur sort sera réservé à M. Caillois, qui, pour défendre la même cause sacrée, transforme sa plume en bonne dague de Tolède.

Que disait M. Massis ? Il déplorait que le destin de la civilisation d’Occident, le destin de l’homme tout court fussent aujourd’hui menacés ; que l’on s’efforçât de toutes parts de faire appel à nos angoisses, de contester les titres de notre culture, de mettre en question l’essentiel de notre avoir, et M. Massis faisait serment de partir en guerre contre ces désastreux prophètes.

M. Caillois n’identifie pas autrement l’ennemi. Ce sont ces intellectuels européens qui, par une déception et une rancœur exceptionnellement aiguës, s’acharnent depuis une cinquantaine d’années à renier les divers idéaux de leur culture et qui, de ce fait, entretiennent, notamment en Europe, un malaise tenace.

C’est à ce malaise, à cette inquiétude, que M. Caillois, pour sa part, entend mettre fin. [4]

C’est ce rapport hiérarchique que l’auteur de l’article, un certain M. Piron, reproche à l’ethnographie de détruire. Comme M. Caillois, il s’en prend à Michel Leiris et Levi-Strauss. Au premier, il fait le reproche d’avoir écrit, dans sa brochure, La Question raciale devant la science moderne : Il est puéril de vouloir hiérarchiser la culture. Au second, de s’attaquer au faux évolutionnisme, en ce qu’il tente de supprimer la diversité des cultures, en les considérant comme des stades d’un développement unique qui, partant d’un même point, doit les faire converger vers le même but. Un sort particulier est fait à Mircea Éliade, pour avoir osé écrire la phrase suivante : Devant lui, l’Européen a maintenant, non plus des indigènes, mais des interlocuteurs. Il est bon qu’on sache comment amorcer le dialogue ; il est indispensable de reconnaître qu’il n’existe plus de solution de continuité entre le monde primitif (entre guillemets) ou arriéré (idem) et l’Occident moderne.

Enfin, pour une fois, c’est un excès d’égalitarisme qui est reproché à la pensée américaine — Otto Klineberg, professeur de psychologie à l’Université de Columbia, ayant affirmé : C’est une erreur capitale de considérer les autres cultures comme inférieures à la nôtre, simplement parce qu’elles sont différentes.

Décidément, M. Caillois est en bonne compagnie.

Et de fait, jamais, depuis l’Anglais de l’époque victorienne, personne ne promena à travers l’histoire une bonne conscience plus sereine et moins ennuagée de doute.

Sa doctrine ? Elle a le mérite d’être simple.

Que l’Occident a inventé la science. Que seul l’Occident sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle, dominée par la notion de participation, incapable de logique, est le type même de la fausse pensée.

Là-dessus on sursaute. On objecte à M. Caillois que la fameuse loi de participation inventée par Lévy-Bruhl, Lévy-Bruhl lui-même l’a reniée ; qu’au soir de sa vie, il a proclamé à la face du monde avoir eu tort de vouloir définir un caractère propre à la mentalité primitive en tant que logique ; qu’il avait, au contraire, acquis la conviction que ces esprits ne différent point du nôtre du point de vue logique. Donc, ne supportent pas plus que nous une contradiction formelle…Donc rejettent comme nous, par une sorte de réflexe mental ce qui est logiquement impossible.

Peine perdue ! M. Caillois tient la rectification pour nulle et non avenue. Pour M. Caillois, le véritable Lévy-Bruhl ne peut être que le Lévy-Bruhl où le primitif extravague.

Enfin, pour une fois, c’est un excès d’égalitarisme qui est reproché à la pensée américaine — Otto Klineberg, professeur de psychologie à l’Université de Columbia, ayant affirmé : C’est une erreur capitale de considérer les autres cultures comme inférieures à la nôtre, simplement parce qu’elles sont différentes.

Décidément, M. Caillois est en bonne compagnie de la pensée primitive, laquelle, dominée par la notion de participation, incapable de logique, est le type même de la fausse pensée.

Il reste, bien sûr, quelques menus faits qui résistent. Savoir l’invention de l’arithmétique et de la géométrie par les Égyptiens. Savoir la découverte de l’astronomie par les Assyriens. Savoir la naissance de la chimie chez les Arabes. Savoir l’apparition du rationalisme ou sein de l’Islam à une époque où la pensée occidentale avait l’allure furieusement prélogique. Mais ces détails impertinents, M. Caillois a vite fait de les rabrouer, le principe étant formel qu’une découverte qui ne rentre pas dans un ensemble n’est précisément qu’un détail, c’est-à-dire un rien négligeable.

On pense bien qu’ainsi lancé, M. Caillois ne s’arrête pas en si beau chemin.

Après avoir annexé la science, le voilà qui revendique la morale.

Pensez donc ! M. Caillois n’a jamais mangé personne ! M. Caillois n’a jamais songé à achever un infirme ! M. Caillois, jamais l’idée ne lui est venue d’abréger les jours de ses vieux parents ! Eh bien, la voilà, la supériorité de l’Occident : Cette discipline de vie qui s’efforce d’obtenir que la personne humaine soit suffisamment respectée pour qu’on ne trouve pas normal de supprimer les vieillards et les infirmes.

La conclusion s’impose face aux anthropophages, aux dépeceurs et autres comprachicos, l’Europe, l’Occident incarnent le respect de la dignité humaine.

Mais passons et pressons, crainte que notre pensée ne s’égare vers Alger, le Maroc, et autres lieux où, à l’heure même où j’écris ceci, tant de vaillants fils de l’Occident, dans le clair-obscur des cachots, prodiguent à leurs frères inférieurs d’Afrique, avec tant d’inlassables soins, ces authentiques marques de respect de la dignité humaine qui s’appellent, en termes techniques,  la baignoire, l’électricité, le goulot de bouteille.

Pressons : M. Caillois n’est pas encore au bout de son palmarès. Après la supériorité scientifique et la supériorité morale, la supériorité religieuse.

Ici, M. Caillois n’a garde de se laisser abuser par le vain prestige de l’Orient. L’Asie, mère des dieux peut-être. En tout cas, l’Europe, maîtresse des rites. Et voyez la merveille : d’un côté hors d’Europe, des cérémonies type vaudou avec tout ce qu’elles comportent de mascarade burlesque, de frénésie collective, d’alcoolisme débraillé, d’exploitation grossière d’une naïve ferveur, et de l’autre – côté Europe -, ces valeurs authentiques que célébrait déjà Chateaubriand dans le Génie du Christianisme : les dogmes et les mystères de la religion catholique, sa liturgie, le symbolisme de ses sculpteurs et la gloire du plain-chant.

Enfin, ultime motif de satisfaction :

Gobineau disait : Il n’est d’histoire que blanche. M. Caillois, à son tour, constate : Il n’est d’ethnographie que blanche. C’est l’Occident qui fait l’ethnographie des autres, non les autres qui font l’ethnographie de l’Occident.

Intense motif de jubilation, n’est-il pas vrai ?

Et pas une minute, il ne vient à l’esprit de M. Caillois que les musées dont il fait vanité, il eût mieux valu, à tout prendre, n’avoir pas eu besoin de les ouvrir ; que l’Europe eût mieux fait de tolérer à côté d’elle, bien vivantes, dynamiques et prospères, entières et non mutilées, les civilisations extra-européennes ; qu’il eût mieux valu les laisser se développer et s’accomplir que de nous en donner à admirer, dûment étiquetés, les membres épars, les membres morts ; qu’au demeurant, le musée par lui-même n’est rien ; qu’il ne veut rien dire, qu’il ne peut rien dire, là où la béate satisfaction de soi-même pourrit les yeux, là où le secret mépris des autres dessèche les cœurs, là où, avoué ou non, le racisme tarit la sympathie ; qu’il ne veut rien dire s’il n’est pas destiné qu’à fournir aux délices de l’amour-propre ; qu’après tout, l’honnête contemporain de saint Louis, qui combattait mais respectait l’Islam, avait meilleure chance de le connaître que nos contemporains même frottés de littérature ethnographique qui le méprisent.

Non, jamais dans la balance de la connaissance, le poids de tous les musées du monde ne pèsera autant qu’une étincelle de sympathie humaine.

La conclusion de tout cela ? Soyons justes ;

M. Caillois est modéré.

Ayant établi la supériorité dans tous les domaines de l’Occident ;ayant ainsi rétabli une saine et précieuse hiérarchie, M. Caillois donne une preuve immédiate de cette supériorité en concluant à n’exterminer personne. Avec lui les nègres sont sûrs de n’être pas lynchés, les Juifs de ne pas alimenter de nouveaux bûchers. Seulement, attention ;il importe qu’il soit bien entendu que cette tolérance, nègres, Juifs, Australiens, la doivent, non à leurs mérites respectifs, mais à la magnanimité de M. Caillois, non à un diktat de la science, laquelle ne saurait offrir de vérités qu’éphémères, mais à un décret de la conscience de M. Caillois, laquelle ne saurait être qu’absolue ; que cette tolérance n’est conditionnée par rien, garantie par rien si ce n’est par ce que M. Caillois se doit à lui-même.

Peut-être la science commandera-t-elle un jour de débarrasser la route de l’humanité de ces poids lourds, de ces impedimenta, que constituent des cultures arriérées et des peuples attardés, mais nous sommes assurés qu’à l’instant fatal la conscience de M. Caillois, qui, de bonne conscience, se mue aussitôt en belle conscience, arrêtera le bras meurtrier et prononcera le Salvus sis. [bonjour. ndlr]

Ce qui nous vaut la note succulente que voici : Pour moi, la question de l’égalité des races, des peuples, ou des cultures, n’a de sens que s’il s’agit d’une égalité dé droit, non d’une égalité de fait. De la même manière, un aveugle, un mutilé, un malade, un idiot, un ignorant, un pauvre (on ne saurait être plus gentil pour les non-Occidentaux), ne sont pas respectivement égaux, au sens matériel du mot, à un homme fort, clairvoyant, complet, bien portant, intelligent, cultivé ou riche. Ceux-ci ont de plus grandes capacités qui d’ailleurs ne leur donnent pas plus de droits, mais seulement plus de devoirs… De même, il existe actuellement, que les causes en soient biologiques ou historiques, des différences de niveau, de puissance et de valeur entre les différentes cultures. Elles entraînent une inégalité de fait. Elles ne justifient aucunement une inégalité de droits en faveur des peuples dits supérieurs, comme le voudrait le racisme. Elles leur confèrent plutôt des charges supplémentaires et une responsabilité accrue.

Responsabilité accrue ? Quoi donc, sinon celle de diriger le monde ? Charge accrue ? Quoi donc, sinon la charge du monde ?

Et Caillois-Atlas de s’arc-bouter philantropiquement dans la poussière et de recharger ses robustes épaules de l’inévitable fardeau de l’homme blanc.

On m’excusera d’avoir si longuement parlé de M. Caillois. Ce n’est pas que je surestime a quelque degré que ce soit la valeur intrinsèque de sa « philosophie » (on aura pu juger du sérieux d’une pensée qui, tout en se revendiquant de l’esprit de rigueur, sacrifie si complaisamment aux préjugés et barbote avec une telle volupté dans le lieu commun), mais elle méritait d’être signalée, parce que significative.

De quoi ?

De ceci que jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme à la mesure du monde.

Des valeurs inventées jadis par la bourgeoisie et qu’elle lança à travers le monde, l’une est celle de l’homme et de l’humanisme – et nous avons vu ce qu’elle est devenue – l’autre est celle de la nation.

C’est un fait : la nation est un phénomène bourgeois…

Mais précisément, si je détourne les yeux de l’homme pour regarder les nations, je constate qu’ici encore, le péril est grand ; que l’entreprise coloniale est, au monde moderne, ce que l’impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe : Eh quoi ? les Indiens massacrés, le monde musulman vidé de lui-même, le monde chinois pendant un bon siècle souillé et dénaturé ; le monde nègre disqualifié ; d’immenses voix à tout jamais éteintes ; des foyers dispersés au vent ; tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l’humanité réduite au monologue et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? La vérité est que, dans cette politique, la perte de l’Europe elle-même est inscrite, et, que l’Europe, si elle n’y prend garde, périra du vide qu’elle a fait autour d’elle.

On a cru n’abattre que des Indiens, ou des Hindous, ou des Océaniens, ou des Africains. On a en fait renversé, les uns après les autres, les remparts en deçà desquels la civilisation européenne pouvait se développer librement.

Je sais tout ce qu’il y a de fallacieux dans les parallèles historiques dans celui que je vais esquisser notamment. Cependant, que l’on me permette ici de recopier une page de Quinet pour la part non négligeable de vérité qu’elle contient et qui mérite d’être méditée.

La voici :

On demande pourquoi la barbarie a débouché d’un seul coup dans la civilisation antique. Je crois pouvoir le dire. Il est étonnant qu’une cause si simple ne frappe pas tous les yeux. Le système de la civilisation antique se composait d’un certain nombre de nationalités, de patries, qui, bien qu’elles semblassent ennemies, ou même qu’elles s’ignorassent, se protégeaient, se soutenaient, se gardaient l’une l’autre . Quand l’empire romain, en grandissant, entreprit de conquérir et de détruire ces corps de nations, les sophistes éblouis crurent voir, au bout de ce chemin, l’humanité triomphante dans Rome. On parla de l’unité de l’esprit humain ; ce ne fut qu’un rêve. Il se trouva que ces nationalités étaient autant de boulevards qui protégeaient Rome elle-même…

Lors donc que Rome, dans cette prétendue marche triomphale vers la civilisation unique, eut détruit, l’une après l’autre, Carthage, l’Égypte, la Grèce, la Judée, la Perse, la Dacie, les Gaules, il arriva qu’elle avait dévoré elle-même les digues qui la protégeaient contre l’océan humain sous lequel elle devait périr. Le magnanime César, en écrasant les Gaules, ne fît qu’ouvrir la route aux Germains. Tant de sociétés, tant de langues éteintes, de cités, de droits, de foyers anéantis, firent le vide autour de Rome, et là où les barbares n’arrivaient pas, la barbarie naissait d’elle-même. Les Gaulois détruits se changeaient en Bagaudes. Ainsi la chute violente, l’extirpation progressive des cités particulières causa l’écroulement de la civilisation antique. Cet édifice social était soutenu par les nationalités comme par autant de colonnes différentes de marbre ou de porphyre. Quand on eut détruit, aux applaudissements des sages du temps, chacune de ces colonnes vivantes, l’édifice tomba par terre et les sages de nos jours cherchent encore comment ont pu se faire en un moment de si grandes ruines !

Et alors, je le demande : qu’a-t-elle fait d’autre, l’Europe bourgeoise ?

Elle a sapé les civilisations, détruit les patries, ruiné les nationalités, extirpé « la racine de diversité ». Plus de digue. Plus de boulevard. L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne. L’heure américaine. Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre.

En 1913, Page écrivait à Wilson :

L’avenir du monde est à nous. Qu’allons-nous faire lorsque bientôt la domination du monde va tomber entre nos mains.

Et en 1914 : Que ferons-nous de cette Angleterre et de cet Empire, prochainement, quand les forces économiques auront mis entre nos mains la direction de la race ?

Cet Empire… Et les autres…

Et de fait, ne voyez-vous pas avec quelle ostentation ces messieurs viennent de déployer l’étendard de l’anticolonialisme ?

Aide aux pays déshérités, dit Truman. Le temps du vieux colonialisme est passé. C’est encore du Truman.

Entendez que la grande finance américaine juge l’heure venue de rafler toutes les colonies du monde. Alors, chers amis, de ce côté-ci, attention !

Je sais que beaucoup d’entre vous, dégoûtés de l’Europe, de la grande dégueulasserie dont vous n’avez pas choisi d’être les témoins, se tournent – oh ! en petit nombre – vers l’Amérique, et s’accoutument à voir en elle une possible libératrice.

L’aubaine ! pensent-ils.

Les bulldozers ! Les investissements massifs de capitaux ! Les routes ! Les ports !

Mais le racisme américain ? – Peuh ! le racisme européen aux colonies nous a aguerris !

Et nous voilà prêts à courir le grand risque yankee.

Alors, encore une fois, attention !

L’américaine, la seule domination dont on ne réchappe pas. Je veux dire dont on ne réchappe pas tout à fait indemne.

Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?

En sorte que le danger est immense…
En sorte que, si l’Europe occidentale ne prend d’elle-même, en Afrique, en Océanie, à Madagascar, c’est-à-dire aux portes de l’Afrique du Sud, aux Antilles, c’est-à-dire aux portes de l’Amérique, l’initiative d’une politique des nationalités, l’initiative d’une politique nouvelle fondée sur le respect des peuples et des cultures ; que dis-je ? Si l’Europe ne galvanise les cultures moribondes ou ne suscite des cultures nouvelles ; si elle ne se fait réveilleuse de patries et de civilisations, ceci dit sans tenir compte de l’admirable résistance des peuples coloniaux, que symbolisent actuellement le Viet-Nam de façon éclatante, mais aussi l’Afrique du R.D.A., l’Europe se sera enlevé à elle-même son ultime chance et, de ses propres mains, tiré sur elle-même le drap des mortelles ténèbres.

Ce qui, en net, veut dire que le salut de l’Europe n’est pas l’affaire d’une révolution dans les méthodes ; que c’est l’affaire de la Révolution : celle qui, à l’étroite tyrannie d’une bourgeoisie déshumanisée, substituera, en attendant la société sans classes, la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle, car dans sa chair elle souffre de tous les maux de l’histoire, de tous les maux universels : le prolétariat.

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▲Le Discours sur le colonialisme a paru pour la première fois en 1950 aux éditions Réclame, puis en 1955 aux éditions Présence africaine dans une version revue et actualisée par l’auteur. Le présent fichier a été établi à partir de la réédition de 1994 par cette dernière maison d’édition.

La video qui suit ne donne que de courts extraits du discours intégral

7 02 1957

Devant 2 000 personnes , MAO ZEDONG ordonne que les cent fleurs s’épanouissent, lors de la 11° session élargie de la conférence suprême de l’État

En 1956-1957, la République populaire de Chine traverse, comme tous les États communistes, une période de turbulences liée à la déstalinisation. À la fois chef du Parti communiste chinois (PCC) et président de la République, Mao Zedong (1893-1976) voit sa prédominance et son autorité contestées à l’intérieur de son parti et doit, dans le même temps, faire face à un malaise social évident au sein du pays. Il va dès lors tenter de reprendre la main en initiant un mouvement de libéralisation basé sur le concept de contradiction, un thème central de la pensée maoïste. Mais si le Grand Timonier tirera personnellement profit de cette courte période d’euphorie, le peuple chinois, lui, en sortira brisé.

Notre pays est uni comme il ne l’a jamais été. La victoire de la révolution démocratique bourgeoise et de la révolution socialiste, ainsi que les succès de la construction socialiste, ont rapidement changé la face de la vieille Chine. Un avenir plus beau pour notre patrie s’étend précisément devant nous. La situation de division nationale et de troubles tant détestée par le peuple est finie, et ne reviendra jamais. Sous la direction de la classe ouvrière et du Parti communiste, les 600 millions d’hommes de notre peuple, unis comme un seul homme, progressent dans leur grande entreprise de la construction du socialisme.

[…] Toutefois, cela ne signifie nullement qu’il n’y ait déjà plus aucune contradiction au sein de notre société. La conception selon laquelle il n’y a point de contradictions est une conception naïve, qui n’est pas conforme à la réalité objective. Nous nous trouvons devant deux sortes de contradictions sociales: les contradictions entre nous-mêmes et l’ennemi, et les contradictions au sein du peuple. Ce sont deux sortes de contradictions de nature complètement différente.

[…] Le concept de peuple a des significations différentes dans des pays divers et, dans un pays donné, à des époques historiques diverses.

[…] À l’étape actuelle, dans la période de la construction du socialisme, toutes les classes, couches et groupes sociaux qui approuvent et appuient la cause de la construction socialiste, et y participent, appartiennent à la sphère du peuple ; toutes les forces sociales et groupes sociaux qui s’opposent à la révolution socialiste, et qui adoptent une attitude d’hostilité et de sabotage à l’égard de la construction socialiste sont les ennemis du peuple.

Les contradictions entre nous-mêmes et l’ennemi ont un caractère antagoniste. Pour ce qui est des contradictions au sein du peuple, celles qui existent parmi le peuple laborieux sont non antagonistes ; celles entre les classes exploitées et les classes exploiteuses ont, outre leur aspect antagoniste, un aspect non antagoniste.

[…]      Dans les conditions qui existent chez nous à l’heure actuelle, ce que nous appelons les contradictions au sein du peuple englobent les contradictions parmi la classe ouvrière ; les contradictions parmi la paysannerie ; les contradictions parmi les intellectuels ; les contradictions entre la classe ouvrière et la paysannerie ; les contradictions entre les ouvriers et les paysans d’un côté, et les intellectuels de l’autre ; les contradictions entre la classe ouvrière et les autres éléments du peuple laborieux d’une part, et la bourgeoisie nationale d’autre part ; les contradictions parmi la bourgeoisie nationale, etc. Notre gouvernement populaire est un gouvernement qui représente véritablement les intérêts du peuple, c’est un gouvernement qui sert vraiment le peuple, et pourtant entre ce gouvernement et les masses populaires il y a certaines contradictions. Parmi elles se trouvent les contradictions entre les intérêts de l’État, les intérêts collectifs et les intérêts individuels ; entre la démocratie et le centralisme ; entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés ; entre les pratiques bureaucratiques de certains fonctionnaires de l’État et les masses. Toutes ces contradictions sont des contradictions au sein du peuple. D’une façon générale, les contradictions au sein du peuple sont sous-tendues par l’identité fondamentale des intérêts du peuple.

Dans notre pays, la contradiction entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale relève des contradictions au sein du peuple.

[…] Ceci parce que la bourgeoisie nationale de notre pays possède un double caractère.

[…] Elle a un côté qui consiste à exploiter la classe ouvrière pour faire des bénéfices, et un autre côté qui se manifeste dans l’appui donné à la constitution, et dans sa disposition à subir une transformation socialiste.

[…] La contradiction entre l’exploiteur et l’exploité, qui existe entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale, est en soi antagoniste. Mais dans les conditions concrètes de notre pays, la contradiction antagoniste entre ces deux classes, si elle est traitée comme il faut, peut être transformée en une contradiction non antagoniste, et résolue de façon pacifique. Mais si nous ne nous y prenons pas comme il faut, si nous n’adoptons pas à l’égard de la bourgeoisie nationale une politique consistant à nous unir à elle, à la critiquer et à l’éduquer, ou bien si la bourgeoisie nationale n’accepte pas cette politique, alors la contradiction entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale peut devenir une contradiction entre nous-mêmes et l’ennemi.

[…] Notre État est un État de dictature démocratique du peuple, dirigé par la classe ouvrière et ayant pour base l’alliance entre les ouvriers et les paysans. À quoi sert cette dictature ? Sa première fonction consiste à réprimer à l’intérieur du pays les classes et groupes réactionnaires, ainsi que les exploiteurs qui s’opposent à la révolution socialiste, à réprimer tous ceux qui sabotent la construction socialiste c’est-à-dire, à résoudre les contradictions à l’intérieur du pays entre nous-mêmes et l’ennemi.

[…] La deuxième fonction de la dictature consiste à protéger notre pays contre le travail de sape et l’agression éventuelle d’ennemis extérieurs.

[…] Notre constitution établit que les citoyens de la République populaire chinoise possèdent des libertés diverses telles que la liberté de la parole, de la presse, de réunion, d’association, de défiler et de manifester, de croyance religieuse, etc. Notre démocratie socialiste est la démocratie la plus large, telle qu’aucun État bourgeois ne saurait en avoir.

[…] Mais cette liberté est une liberté dirigée, et cette démocratie est la démocratie sous une direction centralisée, et non pas un état d’anarchie. Un état d’anarchie n’est point conforme aux intérêts ni à la volonté du peuple. Lorsque les événements de Hongrie ont éclaté, [L’insurrection de Budapest et sa répression par les troupes soviétiques en octobre-novembre 1956] certains dans notre pays étaient ravis. Ils espéraient que quelque chose d’analogue aurait lieu également en Chine, que des milliers et des dizaines de milliers de personnes descendraient dans la rue, pour manifester contre le gouvernement populaire. Cet espoir qu’ils avaient était contraire aux intérêts des masses populaires et ne pouvait bénéficier de l’appui des masses populaires. Une partie des masses hongroises, trompées par les forces contre-révolutionnaires de l’intérieur et de l’extérieur, a commis l’erreur de se livrer à des actes de violence contre le gouvernement populaire, et le peuple aussi bien que l’État ont souffert en conséquence.

[…] Parfois, la démocratie semble être une fin, mais en réalité ce n’est qu’un moyen. Le marxisme nous enseigne que la démocratie appartient à la superstructure, à la catégorie de la politique. C’est-à-dire, qu’en fin de compte, elle est au service de la base économique. II en est de même de la liberté. La démocratie et la liberté sont toutes les deux relatives, et non pas absolues. Toutes les deux naissent et se développent au cours de l’histoire. Au sein du peuple, la démocratie se définit par rapport au centralisme, tandis que la liberté se définit par rapport à la loi. Toutes ces choses sont des aspects contradictoires d’une seule entité ; elles sont à la fois contradictoires et unifiées, et nous ne devons point mettre l’accent de façon unilatérale sur un aspect et non pas sur l’autre. Au sein du peuple, on ne peut point se passer de liberté, mais on ne peut point se passer non plus de la loi ; on ne peut se passer de la démocratie, mais on ne saurait se passer non plus du centralisme.

[…] Sous ce système, le peuple jouit d’une large mesure de démocratie et de liberté, mais en même temps il doit se maintenir dans les limites de la discipline socialiste. Tout cela est bien compris par les larges masses populaires.

Nous sommes des partisans de la liberté dirigée, et de la démocratie sous une conduite centralisée, mais cela ne signifie nullement qu’on puisse avoir recours à la contrainte pour résoudre les problèmes idéologiques au sein du peuple, ni les questions du vrai et du faux. Si l’on s’efforce d’appliquer la méthode des ordres administratifs ou la méthode de la contrainte à la résolution des problèmes idéologiques ou des problèmes du vrai et du faux, non seulement cela n’aura pas d’efficacité, mais ce sera même nuisible.

[…] Les ordres administratifs promulgués afin de maintenir l’ordre social doivent être accompagnés de persuasion et d’éducation, car dans bien des circonstances les ordres administratifs seuls ne seront pas efficaces.

[…]Les contradictions dans une société socialiste sont fondamentalement différentes des contradictions dans les vieilles sociétés, comme par exemple celles de la société capitaliste. Les contradictions de la société capitaliste se manifestent dans des antagonismes aigus et dans des heurts, dans une lutte de classes violente ; des contradictions de cette sorte ne peuvent pas être résolues par le système capitaliste lui-même, seule la révolution socialiste peut les résoudre. Les contradictions de la société socialiste sont une autre affaire ; tout au contraire, elles sont de caractère non antagoniste, et peuvent être résolues sans cesse par le système socialiste lui-même.

Dans la société socialiste, les contradictions fondamentales continuent à être celles entre les rapports de production et les forces productives, entre la superstructure et la base économique.

[…] Que les Cent Fleurs s’épanouissent, que de multiples écoles rivalisent ; coexistence de longue durée, contrôle mutuel. Comment ces slogans ont-ils été mis en avant ?

Ils ont été mis en avant suivant les conditions objectives en Chine, sur la base de la reconnaissance du fait que toutes sortes de contradictions continuent à exister dans la société socialiste, conformément au besoin pressant de notre pays de développer rapidement son économie et sa culture. L’orientation consistant à laisser s’épanouir les Cent Fleurs, et rivaliser de multiples écoles, est une orientation destinée à favoriser le développement des arts et les progrès de la science, et à encourager la floraison d’une culture socialiste dans notre pays.

[…] Les problèmes du vrai et du faux dans le domaine de l’art et de la science doivent être résolus par une libre discussion dans les cercles artistiques et scientifiques, et par la pratique artistique et scientifique. Ils ne doivent pas être résolus de façon simpliste. Afin de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, il faut souvent une période d’épreuve. Au cours de l’histoire, des choses nouvelles et justes n’ont souvent pas été reconnues au début par la majorité des gens, et n’ont pu se développer qu’à travers les vicissitudes de la lutte.

[…] Dans la société socialiste, les conditions pour la croissance des choses nouvelles sont fondamentalement différentes de celles du passé, et bien meilleures. Néanmoins, des forces nouvelles et des idées raisonnables continuent à être souvent entravées. […]

Le marxisme aussi s’est développé à travers la lutte. Au départ, le marxisme a été soumis à toutes sortes d’attaques, et considéré comme une mauvaise herbe vénéneuse. Dans le monde actuel, il continue à être attaqué et considéré comme une mauvaise herbe vénéneuse en beaucoup d’endroits. Dans les pays socialistes, la situation du marxisme est différente. Mais même dans les pays socialistes, il existe encore des idéologies non marxistes et antimarxistes.

[…] En Chine les restes des classes des propriétaires fonciers et des compradores, [Mot venu du portugais et servant à désigner, dans les pays en développement, les bourgeois autochtones enrichis dans le commerce avec l’étranger. Pour la Chine, l’emploi s’est généralisé à partir du cas de Macao] qui ont déjà été renversées, existent toujours, la bourgeoisie existe toujours, et la petite bourgeoisie est justement en train d’être transformée. La lutte des classes n’est point terminée.

[…] Le prolétariat veut transformer le monde selon sa propre conception du monde, la bourgeoisie veut le transformer selon la sienne. À cet égard, la question de savoir lequel des deux vaincra, le socialisme ou le capitalisme, n’est pas encore vraiment résolue. Les marxistes continuent à n’être qu’une minorité, tant parmi l’ensemble de la population que parmi les intellectuels. Par conséquent, le marxisme doit encore se développer à travers la lutte.

[…] Ce qui est juste se développe toujours à travers un processus de lutte contre ce qui est faux.

[…] Au moment où telle erreur est universellement rejetée par l’humanité, et telle vérité universellement acceptée, une nouvelle vérité commencera la lutte contre une nouvelle erreur. Les luttes de ce genre ne sauraient jamais prendre fin. Ceci est la loi du développement de la vérité, et naturellement c’est également la loi du développement du marxisme.

[…] La lutte idéologique est différente des autres formes de lutte. On ne peut y avoir recours aux méthodes grossières de contrainte, mais uniquement aux méthodes raffinées d’appel à la raison.

[…] Certains demandent : puisque dans notre pays le marxisme est déjà accepté par la majorité comme idéologie dirigeante, est-ce qu’on peut encore le critiquer ? Bien sûr qu’on le peut. Le marxisme constitue une vérité scientifique, et ne craint point la critique.

[…]  Au contraire, les marxistes doivent se tremper, se développer, étendre leurs positions, au milieu de la critique et des luttes tempétueuses. La lutte contre les idées fausses est comme la vaccination: c’est seulement lorsque le vaccin a eu son effet que le corps de l’homme accroît sa résistance à la maladie. Les plantes élevées dans des serres peuvent difficilement avoir beaucoup de vitalité. La mise en œuvre de l’orientation Que les Cent Fleurs s’épanouissent, que de multiples écoles rivalisent ne saurait en aucune manière affaiblir la position dirigeante du marxisme dans le domaine idéologique, mais au contraire renforcera cette position.

Quelle doit être notre politique à l’égard des idées non marxistes ? Pour ce qui est des éléments manifestement contre-révolutionnaires, pour ce qui est des saboteurs de la cause du socialisme, le problème est vite résolu : nous les privons de la liberté de la parole, et c’est tout. Mais la situation est différente en ce qui concerne les idées erronées au sein du peuple.

[…] Lorsqu’il s’agit de problèmes du monde de l’esprit, l’application de méthodes simplistes est non seulement inefficace, mais excessivement nuisible. On peut interdire l’expression des idées erronées, mais le résultat sera que les idées erronées continueront à subsister. D’autre part, si les conceptions justes sont élevées dans des serres, si elles ne sont pas exposées au vent et à la pluie, si elles n’ont pas acquis de la résistance aux maladies, lorsqu’elles rencontreront des conceptions fausses, elles ne seront pas capables de les vaincre.

[…] Du point de vue des larges masses populaires, quels sont les critères qui permettent aujourd’hui de distinguer les fleurs parfumées des mauvaises herbes vénéneuses ?

[…] Conformément aux principes de notre constitution, conformément à la volonté de l’immense majorité de notre peuple et au programme politique commun maintes fois proclamé par tous les partis de notre pays, nous estimons qu’en gros on peut établir les critères suivants :

  1. ce qui sert l’unité du peuple de toutes les nationalités de notre pays, et ne les divise point ;
  2. ce qui sert la transformation et la construction socialiste, et n’est pas nuisible à la transformation socialiste et à la construction socialiste ;
  3. ce qui sert à consolider la dictature démocratique du peuple, et ne démolit ni n’affaiblit la dictature démocratique du peuple ;
  4. ce qui sert à consolider le système de centralisme démocratique, et ne démolit ni n’affaiblit le système de centralisme démocratique ;
  5. ce qui sert à consolider la direction du Parti communiste, et ne rejette ni n’affaiblit la direction du Parti communiste ;
  6. ce qui sert l’unité socialiste internationale et l’unité internationale des peuples épris de paix, et n’est pas nuisible à cette unité.

De ces six critères, les plus importants sont la voie socialiste et la direction du parti.

[…] Ce sont des critères politiques. Pour juger du caractère juste ou faux des théories scientifiques, ou du niveau artistique des œuvres d’art, il faut naturellement aussi des critères particuliers. Mais ces six critères politiques sont également applicables à n’importe quelle activité scientifique ou artistique. Dans un pays socialiste comme le nôtre, comment pourrait-il y avoir une activité scientifique ou artistique utile quelconque qui aille à l’encontre de ces critères politiques ?

[…] En 1956, une minorité des ouvriers et des étudiants dans certains endroits a fait la grève. Si ces gens ont suscité des troubles, la cause immédiate en était que certaines de leurs exigences matérielles n’avaient pas été satisfaites ; or, parmi ces exigences, il y en avait qui devaient et pouvaient être satisfaites, tandis que d’autres étaient déplacées et excessives, et ne pouvaient être satisfaites pour l’instant. Mais une cause plus importante de ces troubles, c’était l’esprit bureaucratique des dirigeants. Parmi les erreurs relevant de cet esprit bureaucratique, il y en a dont la responsabilité incombe aux instances supérieures ; on ne peut s’en prendre uniquement aux échelons subalternes. Une autre cause des troubles était le caractère défectueux de l’éducation politique et idéologique qui avait été donnée aux ouvriers et aux étudiants. En 1956, les membres des coopératives ont également suscité des troubles dans une minorité de coopératives; dans ce cas également, les causes principales étaient l’esprit bureaucratique de la direction, et le caractère défectueux de l’éducation donnée aux masses.

[…] Nous n’approuvons pas les troubles, car les contradictions au sein du peuple peuvent être résolues selon la formule unité – critique – unité, tandis que les troubles causent des pertes et sont nuisibles au développement de la cause du socialisme.

[…] Par rapport à cette question, nous devons faire attention aux points suivants :

  1. Afin d’éliminer la racine même de l’apparition de troubles, il faut surmonter résolument l’esprit bureaucratique, renforcer comme il faut l’éducation politique et idéologique, et résoudre de façon appropriée toutes les contradictions. Il suffira d’agir ainsi et alors, de façon générale, il ne pourra pas y avoir de problème de troubles.
  2. Si, du fait que nous avons mal fait notre travail, des troubles ont lieu, il faut mener les masses responsables de ces troubles sur le droit chemin, profiter des troubles en tant que moyen exceptionnel pour améliorer notre travail et éduquer les cadres et les masses, et résoudre les questions qui ne l’avaient pas été en temps normal.
  3. […]     À l’exception de ceux qui ont commis des délits d’ordre pénal et des éléments contre-révolutionnaires flagrants, qui doivent être traités conformément à la loi, il ne faut pas écarter à la légère les meneurs de troubles de leurs postes. Dans un grand pays comme le nôtre, si un petit nombre de gens suscitent des troubles, cela ne mérite pas qu’on s’inquiète outre mesure, mais peut au contraire nous aider à vaincre l’esprit bureaucratique.

Dans notre société, il y a également un petit nombre de gens oublieux de l’intérêt général, qui refusent d’entendre raison, commettent des crimes et violent la loi. Ils peuvent exploiter et déformer notre politique, mettre délibérément en avant des demandes déraisonnables afin d’exciter les masses, ou propager délibérément de faux bruits afin de créer des incidents et troubler l’ordre social. Nous n’approuvons nullement qu’on laisse faire des gens de cette sorte. Au contraire, il faut prendre contre eux les mesures juridiques qui s’imposent. Les larges masses de la société exigent que ces gens soient punis, et s’abstenir de les punir ce serait aller à l’encontre de la volonté populaire. […]

*****

10 12 1957 

Albert CAMUS reçoit à Stockholm le prix Nobel de littérature.

En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ?

J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m’a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m’égaler à lui en m’appuyant sur mes seuls mérites, je n’ai rien trouvé d’autre pour m’aider que ce qui m’a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l’idée que je me fais de mon art et du rôle de l’écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d’amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.

Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.

Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art.

Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir – le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression.

Pendant plus de vingt ans d’une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l’espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd’hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes. Et je suis même d’avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire.

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l’honneur que vous venez de me faire.

Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

Ramené ainsi a ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.

Albert Camus Discours de Suède

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[1] Né en 1913, Aimé Césaire avait adhéré aux Jeunesses communistes  à 22 ans, en 1935. Il avait adhéré au PCF – Parti communiste Français – en 1945, puis en avait claqué la porte en 1956, lors de la publication du rapport Khrouchtchev. Mais, oubli volontaire ou non, il ne fait pas mention du procès gagné en avril 1949 par Kravchenko contre Les Lettres Françaises, farouchement pro-communiste, au sujet de son livre I Choose freedom, dans lequel il dénonçait vigoureusement le stalinisme.

[2] Cf. Cheikh Anta Diop : Nations nègres et Culture, collection Présence Africaine, 1955. Hérodote, ayant affirmé que les Égyptiens n’étaient primitivement qu’une colonie les Éthiopiens ; Diodore de Sicile ayant répété la même chose et aggravé son cas en portraiturant les Éthiopiens de manière à ne pouvoir s’y méprendre (Plerique omnes — pour citer la traduction latine — nigro sunt colore, facie sima, crispis capilis, livre III, § 8), Il importait au plus haut point de les contrebattre. Cela étant admis, et presque tous les savants occidentaux s’étant délibérément fixé pour but de ravir l’Égypte à l’Afrique, quitte à ne plus pouvoir l’expliquer, il y avait plusieurs moyens d’y parvenir : la méthode Gustave Le Bon, affirmation brutale, effrontée : Les Égyptiens sont des Chamites, c’est-à-dire des Blancs comme les Lydiens, les Gétules, les Maures, les Numides, les Berbères ; la méthode Maspero qui consiste à rattacher, contre toute vraisemblance, la langue égyptienne aux langues sémitiques, plus spécialement au type hébraeo-araméen, d’où suit la conclusion, que les Égyptiens ne pouvaient être à l’origine que des Sémites ; la méthode Weigall, géographique celle-là, selon laquelle la civilisation égyptienne n’a pu naître que dans la Basse-Égypte et que de là elle serait passée à la Haute-Égypte, en remontant le fleuve… attendu qu’elle ne pouvait le descendre (sic). On aura compris que la secrète raison de cette impossibilité est que la Basse-Égypte est proche de la Méditerranée, donc des populations blanches, tandis que la Haute-Égypte est proche du pays des nègres. À ce sujet, et pour les opposer à la thèse de Weigall, Il n’est pas sans intérêt de rappeler les vues de Scheinfurth (Au cœur de l’Afrique, t. 1) sur l’origine de la flore et de la faune de l’Égypte, qu’il situe à des centaines de milles en amont du fleuve.

[3] Il est clair qu’ici on s’en prend non pas à la philosophie bantoue, mais à l’utilisation que certains, dans un but politique, entreprennent d’en faire.

[4] Il est significatif qu’au moment même où M. Caillois entreprenait sa croisade, une revue colonialiste belge, d’inspiration gouvernementale (Europe-Afrique, n° 6, janvier 1955), se livrait à une agression absolument identique contre l’ethnographie : Auparavant, le colonisateur concevait fondamentalement son rapport avec le colonisé comme celui d’un homme civilisé avec un homme sauvage. La colonisation reposait ainsi sur une hiérarchie, grossière assurément, mais vigoureuse et nette.