Discours de 1948 à 1970 : Spaak, Mao Zedong, Camus, Lumumba, Luther King, Malraux, De Gaulle, Chaban Delmas, Pompidou. 26891
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Publié par (l.peltier) le 28 mai 2008 En savoir plus

SOMMAIRE

28 09 1948            Paul Henri SPAAK, premier ministre belge à l’Assemblée générale des Nations Unies.

27 02 1957                MAO ZEDONG. Discours des Cent Fleurs.

10 12 1957                Albert CAMUS reçoit le prix Nobel de littérature.

3 06 1960                 Patrice LUMUMBA, premier ministre du Congo. Discours lors de la cérémonie d’indépendance.

28 08 1963              Martin LUTHER KING, I made a dream. Washington

19 12 1964                André MALRAUX, lors du transfert des cendres de Jean Moulin du cimetière du Père Lachaise au Panthéon.

15 12 1965                André MALRAUX au Palais des sports à Paris au nom de l’association Pour la Ve République, pour le deuxième tour de                                                  l’élection présidentielle qui oppose Charles de Gaulle à François Mitterrand.

25 09 1966                Charles de GAULLE à Douaumont pour le 50° anniversaire de la bataille de Verdun

16 09 1969                Jacques CHABAN DELMAS, Premier Ministre. Discours de politique générale dit de la Nouvelle Société.

17 07 1970                Georges POMPIDOU, président de la République à Jacques Chaban Delmas, premier ministre, cessons d’abattre les platanes.

 *****

28 09 1948

Paul-Henri Spaak, premier ministre belge,  à l’Assemblée générale des Nations unies. On le nommera discours de la peur.

Les orateurs qui ont pris la parole au début de ce débat général ont, à plusieurs reprises, souligné l’atmosphère de lourde inquiétude dans laquelle nos travaux ont commencé.

Comment pourrait-il en être autrement, après tant d’espoirs déçus et tant de problèmes restés sans solution ?

Après une semaine de débat général, peut-être est-il permis de se demander où nous en sommes et si nous avons fait quelques progrès.

Les uns sont montés à cette tribune pour redire leur foi persistante dans les principes et dans l’idéal de la Charte. Les autres ont fait le point avec sérénité et avec courage. D’autres enfin se sont livrés à leurs réquisitoires habituels.

Si, à ce moment des débats généraux, je devais me poser la question : Quel est le sentiment dominant ?

je dirais qu’il me semble, hélas, que l’atmosphère d’incompréhension qui, de plus en plus, divise les Nations Unies, n’a fait que grandir, n’a fait que s’approfondir.

Et je n’hésite pas à le dire : il n’y a peut-être pas de sensation plus douloureuse et d’idée plus grave que celle là, car une société comme la nôtre ne peut réussir que si, à la base de son action, se trouvent non seulement la tolérance, mais aussi, de la part de chacun, la possibilité de comprendre le point de vue d’autrui.

Qui, dans cette atmosphère d’incompréhension, est le plus coupable ?

Qui ne fait pas d’effort pour comprendre le point de vue de l’autre ?

M. Bevin l’a dit hier à cette tribune et je ne pourrais le redire que moins bien que lui.

Il me semble que les pays qui se réclament de la civilisation occidentale et démocratique, au sens classique du mot, n’ont rien à se reprocher.

C’est nous qui voulons la libre circulation des hommes.

C’est nous qui voulons surtout la libre circulation des idées.

C’est nous qui sommes prêts à soumettre à l’examen et au jugement de tous notre politique, notre action, nos buts et nos idéaux.

Ce n’est pas nous qui nous enfermons derrière un rideau de fer que nous voudrions percer pour savoir, pour comprendre, et pour, ayant compris, tâcher de nous rapprocher et de collaborer.

Ce qu’il y a de certain, c’est que du côté de la Grande République Socialiste Soviétique, on ne comprend plus du tout le monde occidental.

Et le discours de M. Vychinski en a été une preuve, une fois de plus administrée.

Peut-être peut-il paraître immodeste aux délégués que le représentant d’un petit pays comme la Belgique veuille répondre au représentant de l’Etat Soviétique.

Mais après tout, peut-être est-il meilleur que ce soit le délégué d’un petit pays qui réponde au représentant de l’Union Soviétique. Car personne ne pourra trouver dans mon attitude une idée de provocation quelconque. Une provocation de la Belgique à l’U.R.S.S. serait une chose trop ridicule.

Mais le discours de M. Vychinski ne peut se comprendre que de deux façons :

Ou bien c’est un discours de propagande, ou bien c’est un discours tout à fait sincère.

Dans les deux cas, ce discours mérite une réponse. Car si c’est un discours de propagande, nous avons le droit de nous servir de cette tribune pour faire la contre-propagande.

Et, si c’est un discours tout à fait sincère, il révèle une telle méconnaissance de nos buts, une telle ignorance de ce que l’on veut, de ce que l’on pense dans les pays de l’Europe Occidentale, qu’il est absolument indispensable de redresser ces erreurs et de permettre alors à la République socialiste soviétique de fonder sa politique sur une connaissance exacte de ce qui se passe et ce qui se pense dans une partie du monde.

Après M. Bevin, je répéterai : Nous ne voulons pas discuter le régime communiste.

Nous considérons que pour beaucoup de pays le communisme est une épreuve sans doute nécessaire. Mais nous pensons que c’est une épreuve dont le monde occidental peut se passer. Et, sans vouloir discuter aucun régime, nous voulons affirmer qu’après avoir lutté dans cette dernière guerre contre le fascisme et contre l’hitlérisme, nous n’entendons pas nous soumettre à n’importe quelle doctrine autoritaire ou totalitaire.

Nous croyons à la démocratie libérale, c’est-à-dire que nous croyons et que nous croyons de toute notre force et de toute notre conscience à la nécessité de bâtir une société politique sur la liberté de penser, d’écrire, de nous réunir librement, de nous associer librement.

Nous voulons des élections libres, un Gouvernement responsable devant le peuple, le respect de la dignité de l’homme et un Etat qui sert l’homme et non pas l’homme au service d’un État. Et encore moins l’homme au service d’un Parti.

Ce régime a d’immenses avantages : il permet tous les progrès économiques et sociaux. Il répudie l’intolérance. Il répudie l’emploi de la force et l’emploi de la violence. Il fait confiance au bon sens et à la sagesse de l’homme.

Je reconnais que ce régime est sans doute le régime politique le plus difficile à appliquer. Et je reconnais aussi qu’il présente certains inconvénients et peut-être même certains dangers.

Chez nous la liberté de penser et d’écrire comporte même la liberté de penser et d’écrire des erreurs. Mais pour lutter contre l’erreur, nous ne pensons pas qu’il faille s’appuyer sur la police, sur les tribunaux, sur l’exil ou sur pire encore.

A la propagande qui répand l’erreur, nous pensons que le vrai moyen de répondre c’est de répandre la propagande qui contient la vérité. Et parce que nous avons cette confiance puissante et inébranlable dans le bon sens et dans la sagesse des hommes, nous pensons que la propagande pour la vérité finit par triompher.

Tout cela : cet état d’esprit dans lequel nous vivons, ces principes qui sont les nôtres, ces vérités que nous entendons défendre, il faut les comprendre si l’on veut juger notre action politique.

M. Vychinski a beaucoup parlé des campagnes bellicistes qui, paraît-il, existent aux Etats-Unis, en Angleterre et même, – il n’a pas hésité à le déclarer – en France, en Belgique, dans le Luxembourg et dans les Pays-Bas.

Très franchement, en ce qui concerne mon pays, je ne connais pas un parti politique, je ne connais pas un homme politique responsable, je ne connais pas un homme ayant une part quelconque d’influence dans la direction de l’opinion publique, qui soit un belliciste. Je n’ai jamais vu, je n’ai jamais entendu, je n’ai jamais lu dans la presse de mon pays, dans les discours prononcés dans mon pays, une phrase qui pourrait faire

croire que, volontairement, la Belgique participerait à une campagne d’excitation et se préparerait à une guerre agressive contre n’importe quel autre pays.

Mais, je crois qu’en cette matière, il faut ne pas perdre le sens des nuances.

Il ne faut pas confondre la croyance qu’une guerre pourrait éclater et la volonté qu’une guerre éclate. Il ne faut pas confondre la possibilité d’envisager une guerre et le fait de la désirer. Et il ne faut même pas confondre le fait de s’y préparer avec le fait d’y pousser.

Certainement, du côté de l’Union Soviétique, on exagère, et on exagère grandement, ce que l’on lit dans les journaux ou ce que l’on entend dans les discours.

J’ai pris soin non pas seulement d’écouter avec la plus grande attention et avec le plus grand respect ce qu’a dit le délégué de l’U.R.S.S., mais j’ai pris le soin de relire son discours. Et je me suis aperçu que tout de même il donnait à des faits qui, dans un pays de liberté passent pour ainsi dire inaperçus, une importance véritablement  extraordinaire.

M. Vychinski s’élève, et s’élève avec quelle passion, contre certains articles qui ont paru dans la presse américaine, et il dit : Dans cet article, sont indiqués avec une franchise cynique les bases militaires aériennes d’où les villes soviétiques seront attaquées. Sont marquées également les distances respectives : la distance de Londres à Moscou et retour est de 3.100 milles ; de Tripoli à Rostov, de 1.750 milles ; de Fairbanks en Alaska à Vladivostok, de 3.400 milles ; et de la base de Groenland à Sverdlovsk, de 3.500 milles.

Quelle révélation, Messieurs ! Et quelle propagande belliciste, que d’indiquer ainsi, en termes aussi précis, la distance qui existe entre Londres et Moscou.

Je voudrais me permettre de poser une question à l’Honorable Délégué soviétique : peut-il me donner l’assurance que jamais l’Etat-major soviétique n’a calculé la distance qui existe entre Moscou et Londres ? Et qu’est-ce qu’il croit qu’il y a de plus dangereux pour la paix du monde : les calculs qui sont faits dans le secret des travaux d’État-major ou les cartes qui sont publiées par les revues américaines et qui révèlent des nouveautés aussi extraordinaires que les distances existant entre les grandes villes ?

Il n’y a pas que la propagande belliciste. Il y a aussi le pacte à cinq, le pacte de Bruxelles.

Ceux qui concluent de pareils traités, dit M. Vichinsky, et organisent de pareils blocs, mènent une politique qui n’a rien à voir avec la consolidation de la paix, et encouragent les instigateurs et les organisateurs d’une nouvelle guerre.

L’argument soviétique n’est pas extrêmement subtil.

Elle consiste à dire : quand la Russie s’allie avec les pays qui l’entourent, quand elle fait un traité de défense avec la Pologne, ou avec la Tchécoslovaquie ou avec la Yougoslavie ou avec tant d’autres pays de l’Europe de l’Est, cela c’est de la politique pacifique. Quand, au contraire, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas s’allient avec la France et avec l’Angleterre, cela c’est nécessairement de la politique guerrière.

Messieurs, j’ai deux arguments, dont l’un et l’autre sont décisifs pour réfuter une propagande comme celle-là.

Quand nous avons fait le pacte à V, le pacte de Bruxelles, nous n’avons pas fait autre chose que d’appliquer strictement l’article 51 de la Charte. L’article 51 de la Charte dit : Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte aux droits naturels de légitime défense individuels ou collectifs.

Cette Charte, que l’U.R.S.S. et que les pays de l’Est ont signée en même temps que nous, nous autorise, nous donne le droit de nous réunir et d’organiser notre légitime défense individuelle ou collective. C’est sur la base de cet article, et sur la base d’aucun autre sentiment, que nous nous sommes réunis et que nous avons conclu notre Pacte.

Cet argument juridique à lui seul est suffisant.

Mais, vraiment, y a-t-il quelqu’un dans cette salle, y a-t-il, je pourrais presque dire, quelqu’un au monde qui pense que le Luxembourg, les Pays-Bas et la Belgique veulent participer à une guerre d’agression ?

Mais est-ce qu’on oublie d’où nous venons ? Est-ce que l’on oublie les deux épreuves que nous avons subies en 25 ans ? Est-ce qu’on oublie que si nous avons été victorieux finalement, nous avons été occupés pendant quatre longues années ?

Et si nos pays sont sortis de leur double épreuve, nous ne pourrions pas affirmer avec certitude qu’ils seraient capables, encore une fois, de sortir d’une troisième guerre mondiale et de reprendre courageusement leur marche en avant.

Personne ne peut croire que l’alliance qui s’est faite à Bruxelles, au mois de mars dernier, ait une portée agressive, contre n’importe quelle nation.

Mais au contraire tout le monde sait que nous avons voulu nous unir pour nous défendre.

La délégation soviétique ne doit pas chercher d’explications compliquées à notre politique.

Je vais lui dire quelle est la base de notre politique. Je vais le lui dire, dans des termes qui sont un peu cruels peut-être et dans des termes que seul le représentant d’une petite Nation peut employer.

Savez-vous quelle est la base de notre politique ? C’est la peur. La peur de vous, la peur de votre Gouvernement, la peur de votre politique.

Et si j’ose employer ces mots, c’est parce que la peur que j’évoque, n’est pas la peur d’un lâche, n’est pas la peur d’un Ministre qui représente un pays qui tremble, un pays qui est prêt à demander pitié ou à demander merci.

Non, c’est la peur que peut avoir, c’est la peur que doit avoir un homme quand il regarde vers l’avenir et qu’il considère tout ce qu’il y a peut-être encore d’horreur et de tragédie, et de terribles responsabilités dans cet avenir.

Savez-vous pourquoi nous avons peur ? Nous avons peur parce que vous parlez souvent d’impérialisme.

Quelle est la définition de l’impérialisme ? Quelle est la notion courante de l’impérialisme ? C’est celle d’un peuple – généralement d’un grand pays – qui fait des conquêtes et qui augmente, à travers le monde, son influence.

Quelle est la réalité historique de ces dernières années ? Il n’y a qu’un seul grand pays qui soit sorti de la guerre ayant conquis d’autres territoires, et ce grand pays c’est l’U.R.S.S. C’est pendant la guerre et à cause de la guerre que vous avez annexé les pays baltes. C’est pendant et à cause de la guerre que vous avez pris un morceau de la Finlande. C’est pendant et à cause de la guerre que vous avez pris un morceau de la

Pologne. C’est grâce à votre politique audacieuse et souple que vous êtes devenus tout-puissants à Varsovie, à Prague, à Belgrade, à Bucarest, à Sofia. C’est grâce à votre politique que vous occupez Vienne et que vous occupez Berlin, et que vous ne semblez pas disposés à les quitter. C’est grâce à votre politique que vous réclamez maintenant vos droits dans le contrôle de la Ruhr. Votre empire s’étend de la mer Noire à la Baltique et à la Méditerranée. Vous voulez être aux bords du Rhin et vous nous demandez pourquoi nous sommes inquiets…

La vérité, c’est que votre politique étrangère est aujourd’hui plus audacieuse et plus ambitieuse que la politique des Tsars eux-mêmes.

Nous avons peur aussi à cause de la politique que vous suivez dans cette Assemblée. Nous avons peur à cause de l’usage et surtout à cause de l’abus que vous faites du droit qui vous a été reconnu à San Francisco : le droit de veto.

Nous avons peur parce que dans cette Assemblée, vous vous êtes fait les champions de la doctrine de la souveraineté nationale absolue. Et nous nous demandons comment une organisation internationale pourra fonctionner. Comment une organisation internationale pourra remplir les buts qui lui sont dévolus, si cette doctrine périmée et, comme je l’ai dit déjà l’année dernière, si cette doctrine réactionnaire triomphe.

L’organisation internationale ne pourra fonctionner que le jour où les Nations, petites, moyennes et grandes auront reconnu, en pleine conscience, qu’au-dessus de leurs volontés personnelles, il y a la loi internationale.

Aussi longtemps qu’un pays quelconque prétendra affirmer sa propre volonté par-dessus la volonté de la majorité des Nations, la présente organisation ne pourra pas donner tout ce que nous attendions d’elle.

Et il ne vous a pas suffi d’user et d’abuser du veto. Il ne vous a pas suffi de proclamer ce principe de la souveraineté nationale contre la loi internationale : vous avez systématiquement refusé de collaborer avec l’Organisation des Nations Unies chaque fois que cette Assemblée, contre votre sentiment ou contre votre avis, a fait une recommandation.

Vous avez beau jeu aujourd’hui de soutenir que la Commission des Balkans ou que la Commission de Corée n’a pas donné de bons résultats. Comment pouvait-elle donner ces résultats alors qu’avant même qu’elle ait commencé son travail, une partie de cette Assemblée refusait d’y collaborer ?

Nous avons de l’inquiétude à cause de tout cela : parce qu’à cause de votre façon de faire, vous avez rendu cette Organisation inefficace ; parce que les questions qui se posent devant cette Organisation restent sans solution par votre propre volonté, même contre l’avis de l’ensemble des Nations Unies.

Nous sommes dans l’inquiétude, parce que nous avions placé toute notre confiance dans une Organisation des Nations Unies efficace et que, par la politique que vous avez suivie, vous nous forcez à rechercher maintenant notre sécurité, non pas dans le cadre international et universel de cette Assemblée, mais dans le cadre des accords régionaux auxquels nous aurions voulu renoncer pour toujours.

Enfin, vous nous inquiétez parce que dans chacun des pays ici représentés, vous entretenez une cinquième colonne auprès de laquelle la cinquième colonne hitlérienne n’était qu’une organisation de boy-scouts.

Il n’y a pas un endroit au monde où un Gouvernement, qu’il soit d’Europe, d’Afrique ou d’Asie, qui ne trouve une difficulté ou un obstacle, que vous ne soyez là pour l’envenimer.

C’est votre façon de collaborer avec les Gouvernements ici représentés, avec lesquels vous devriez travailler à assurer la paix. Et dans chacun de nos pays, à l’heure actuelle, il y a un groupe d’hommes qui, non seulement sont les représentants et les défenseurs de votre politique étrangère (ce qui après tout ne serait pas très grave) mais qui ne manquent pas une occasion d’affaiblir l’Etat dans lequel ils vivent, politiquement,

moralement et socialement.

Et vous avez donné, et l’U.R.S.S., et les pays de l’Est, et les partis communistes du monde entier, la mesure exacte de ce que vous pouvez faire dans votre opposition, dans votre attaque contre le plan Marshall.

Oh, je ne me fais pas beaucoup d’illusions.

Demain matin, dans une partie de la presse mondiale, je serai traité de valet de l’impérialisme américain ou de vendu à Wall Street.

Mais j’ose affirmer que la position prise par l’U.R.S.S. et par les partis communistes du monde entier contre le plan Marshall est l’action la plus déprimante, la plus grave, la plus inquiétante qu’ils aient pu mener.

Car la vérité proclamée par seize pays européens, qui n’ont tout de même de leçon de dignité nationale à recevoir de personne, c’est que sans le plan Marshall, l’Europe est perdue.

Le plan Marshall ? Au lieu de chercher des explications compliquées, au lieu d’aller trouver des commentaires dans je ne sais quel journal de province américain, il est peut-être plus normal et plus logique d’en puiser le commentaire et d’en retrouver le haut idéal dans les paroles du général Marshall lui-même, quand il a parlé pour la première fois de ce qui devait devenir le plan Marshall.

Il a dit : Il est logique que les États-Unis fassent tout ce qu’ils peuvent pour aider à rétablir la santé économique du monde, sans laquelle la stabilité politique et la paix ne peuvent être assurées. Notre politique n’est dirigée contre aucun pays, aucune doctrine, mais contre la famine, la pauvreté, le désespoir et le chaos. Son but doit être la renaissance d’une économie active dans le monde, afin que soient créées les conditions politiques et sociales où de libres institutions puissent exister.

Quoi qu’il arrive dans l’avenir et quoi que soit l’avenir du plan Marshall, les paroles qui ont été prononcées ce jour-là sont des paroles qui honoreront le chef de la diplomatie américaine et qui sont dans la ligne d’une politique pour laquelle, malgré tout et toujours, nous garderons une énorme gratitude.

Car nous savons que c’est cette politique-là, qui, deux fois en vingt-cinq ans, a envoyé les soldats américains contribuer à la victoire, qui nous a rendu notre indépendance, que c’est cette politique-là, inspirée par Wilson, inspirée par Roosevelt, qui a fait l’effort de guerre américain, qui a fait l’U.N.R.R.A., qui a fait le lend-lease et qui, aujourd’hui, donne à l’Europe sa seule chance de se sauver.

Voilà pourquoi nous sommes inquiets. Voilà, je le répète, un peu crûment, pourquoi nous avons peur.

Au cours d’un grand discours qu’il a fait pendant la guerre, le Président Roosevelt a un jour énuméré les quatre libertés qui devaient, d’après lui, rendre la confiance et la prospérité au monde. Et l’une de ces libertés ou plutôt l’une de ces libérations, c’était la libération de la peur.

J’avoue qu’au moment où le discours a été prononcé, je n’en ai pas compris tout le sens, et je n’en ai pas compris toute la profondeur.

Aujourd’hui, au moment où s’ouvre cette troisième session de l’Assemblée des Nations Unies, je sais quel service incommensurable serait rendu au monde si l’on parvenait à nous libérer de la peur. Eh bien, dans cette libération de la peur, que l’U.R.S.S. me permette de le lui dire, elle a un grand rôle, un rôle décisif à jouer.

Nous ne demandons pas seulement qu’on nous affirme catégoriquement, que l’on est pour la paix, que l’on est contre l’impérialisme, que l’on est pour la Charte des Nations Unies. Nous voudrions voir ces paroles traduites en actes et commencer au sein de notre Assemblée une véritable collaboration, basée sur une compréhension et sur l’estime réciproque.

Est-ce que mon discours est un discours pessimiste ?

Est-ce que je considère que tout est perdu ?

Certainement non.

Car dans tout ce qui a été dit dans cette tribune, j’ai constaté que, tout de même, quel que soit, dans une certaine mesure, le sens différent que l’on donne aux mots, le même langage a toujours été tenu en général.

On se réclamait de tous les côtés des mêmes principes.

On affirmait de tous les côtés que l’on voulait assurer la paix.

On assurait de tous les côtés que l’on voulait collaborer.

Et je pense, quelle que soit peut-être la rudesse des paroles que j’ai prononcées, je pense, laissez-moi vous le dire sincèrement, que ces discours pacifiques sont vrais.

Je crois que nous sommes encore trop près de la guerre, trop près des souffrances communes que nous avons subies, trop près de nos ruines et trop près de nos morts. Je pense que nous sommes trop près de tout cela pour que, quand nous parlons de la paix et de la collaboration, ce ne soit pas dans un grand sentiment de sincérité et de vérité.

Ce qui m’épouvante, c’est que je me rends compte qu’à l’heure actuelle, l’humanité sait ce qu’elle devrait faire pour être sauvée, que l’humanité voudrait le faire, mais son destin – son destin tragique – est qu’il semble qu’elle soit incapable de le faire.

Au moment où commence cette troisième session, nous devrions essayer, maintenant que nous avons touché le fond de nos illusions, de faire quelque chose.

Ah, nous ne devons pas être trop ambitieux. Nous ne devons pas tenter tout de suite, maintenant, de redresser complètement une situation que nous avons laissé se détériorer depuis des années.

Mais nous devrions nous acharner, dans le cadre de notre besogne actuelle, dans le cadre de cette troisième session, à résoudre certaines questions.

Et nous devrions commencer par un coup d’éclat. Nous devrions commencer par un compromis.

Ah, je sais bien que l’on n’aime pas entendre de certains côtés, le compromis. Mais comment s’entendre ?

Mais comment réussir à bâtir quand on est si différent les uns des autres, sans chercher tout de même à travers ces divergences, ce qui peut nous unir ?

Et j’ai fait une constatation : notre ordre du jour est abominablement chargé. Entre parenthèses, je crois vraiment que notre Société s’occupe de trop de choses et essaie de résoudre trop de problèmes secondaires.

Ne ferait-elle pas mieux de s’acharner à résoudre les problèmes essentiels et les problèmes immédiats qui se posent ?

Peut-être suis-je naïf, mais tout de même dans ce que je vais dire, y a-t-il une part de proposition raisonnable.

D’un côté de cette Assemblée, on déteste tout ce qui est révision de la Charte. On déteste toutes les discussions sur le veto et on semble craindre que ceux qui défendent un système différent du système existant cherchent à créer une situation qui ferait que certains pays se trouveraient toujours dans la minorité.

Je ne crois pas, je le dis franchement, je ne crois pas que cette crainte soit vraie. Je crois qu’elle est exagérée.

Et je sais dans cette Assemblée de multiples délégations qui aimeraient, à certain moment, se rapprocher des thèses qui sont présentées, par certains pays, si vraiment ces thèses paraissaient raisonnables et défendables.

Mais qu’importe. Bien que je pense que la crainte soit vaine, je comprends qu’elle puisse exister.

Et que diriez-vous si nous vous disions : Eh bien ! quoique nous sommes intimement persuadés que la Société ne pourra fonctionner que lorsqu’elle sera révisée, qu’elle ne pourra fonctionner que quand l’abus du veto aura été extirpé, nous allons renoncer à ces idées qui nous sont chères.

Nous allons faire avec vous un nouvel effort, un nouvel effort pour appliquer la Charte telle qu’elle a été établie à San Francisco.

Nous allons renoncer à quelque chose que nous considérons comme essentiel, à une seule condition : c’est que vous, de votre côté, vous promettiez vraiment de collaborer à l’exécution de la Charte.

Collaborer à l’exécution de la Charte dans sa lettre, mais surtout collaborer à l’exécution de la Charte dans son esprit.

Cela veut dire que vous ne vous opposerez plus systématiquement et sans raison à l’admission de nouveaux membres.

Cela veut dire que vous n’écarterez plus de la famille des Nations Unies des pays qui ont le droit d’y entrer aujourd’hui.

Cela veut dire que lorsque, après mûre discussion, une recommandation sera faite aux pays faisant partie de l’organisation, vous accepterez d’y souscrire.

Car nous avons besoin de vous pour réussir dans notre tâche et nous vous demandons de ne pas saboter notre travail.

Faisons cet effort. Acceptez notre sacrifice. Promettez-nous votre collaboration loyale.

Essayons de prendre un nouveau départ…

Et, si nous le prenons, en essayant de nous rapprocher, en essayant de nous comprendre, alors la flamme qui nous brûlait à San Francisco rejaillira claire et vivante. Alors nous pourrons de nouveau espérer dans les destinées du monde.

Prenons ce nouveau départ ensemble. Il n’est pas trop tard…

Il n’est pas trop tard, mais il est temps.

 

 

7 02 1957

Devant 2 000 personnes , MAO ZEDONG ordonne que les cent fleurs s’épanouissent, lors de la 11° session élargie de la conférence suprême de l’État

En 1956-1957, la République populaire de Chine traverse, comme tous les États communistes, une période de turbulences liée à la déstalinisation. À la fois chef du Parti communiste chinois (PCC) et président de la République, Mao Zedong (1893-1976) voit sa prédominance et son autorité contestées à l’intérieur de son parti et doit, dans le même temps, faire face à un malaise social évident au sein du pays. Il va dès lors tenter de reprendre la main en initiant un mouvement de libéralisation basé sur le concept de contradiction, un thème central de la pensée maoïste. Mais si le Grand Timonier tirera personnellement profit de cette courte période d’euphorie, le peuple chinois, lui, en sortira brisé.

Notre pays est uni comme il ne l’a jamais été. La victoire de la révolution démocratique bourgeoise et de la révolution socialiste, ainsi que les succès de la construction socialiste, ont rapidement changé la face de la vieille Chine. Un avenir plus beau pour notre patrie s’étend précisément devant nous. La situation de division nationale et de troubles tant détestée par le peuple est finie, et ne reviendra jamais. Sous la direction de la classe ouvrière et du Parti communiste, les 600 millions d’hommes de notre peuple, unis comme un seul homme, progressent dans leur grande entreprise de la construction du socialisme.

[…] Toutefois, cela ne signifie nullement qu’il n’y ait déjà plus aucune contradiction au sein de notre société. La conception selon laquelle il n’y a point de contradictions est une conception naïve, qui n’est pas conforme à la réalité objective. Nous nous trouvons devant deux sortes de contradictions sociales: les contradictions entre nous-mêmes et l’ennemi, et les contradictions au sein du peuple. Ce sont deux sortes de contradictions de nature complètement différente.

[…] Le concept de peuple a des significations différentes dans des pays divers et, dans un pays donné, à des époques historiques diverses.

[…] À l’étape actuelle, dans la période de la construction du socialisme, toutes les classes, couches et groupes sociaux qui approuvent et appuient la cause de la construction socialiste, et y participent, appartiennent à la sphère du peuple ; toutes les forces sociales et groupes sociaux qui s’opposent à la révolution socialiste, et qui adoptent une attitude d’hostilité et de sabotage à l’égard de la construction socialiste sont les ennemis du peuple.

Les contradictions entre nous-mêmes et l’ennemi ont un caractère antagoniste. Pour ce qui est des contradictions au sein du peuple, celles qui existent parmi le peuple laborieux sont non antagonistes ; celles entre les classes exploitées et les classes exploiteuses ont, outre leur aspect antagoniste, un aspect non antagoniste.

[…]      Dans les conditions qui existent chez nous à l’heure actuelle, ce que nous appelons les contradictions au sein du peuple englobent les contradictions parmi la classe ouvrière ; les contradictions parmi la paysannerie ; les contradictions parmi les intellectuels ; les contradictions entre la classe ouvrière et la paysannerie ; les contradictions entre les ouvriers et les paysans d’un côté, et les intellectuels de l’autre ; les contradictions entre la classe ouvrière et les autres éléments du peuple laborieux d’une part, et la bourgeoisie nationale d’autre part ; les contradictions parmi la bourgeoisie nationale, etc. Notre gouvernement populaire est un gouvernement qui représente véritablement les intérêts du peuple, c’est un gouvernement qui sert vraiment le peuple, et pourtant entre ce gouvernement et les masses populaires il y a certaines contradictions. Parmi elles se trouvent les contradictions entre les intérêts de l’État, les intérêts collectifs et les intérêts individuels ; entre la démocratie et le centralisme ; entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés ; entre les pratiques bureaucratiques de certains fonctionnaires de l’État et les masses. Toutes ces contradictions sont des contradictions au sein du peuple. D’une façon générale, les contradictions au sein du peuple sont sous-tendues par l’identité fondamentale des intérêts du peuple.

Dans notre pays, la contradiction entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale relève des contradictions au sein du peuple.

[…] Ceci parce que la bourgeoisie nationale de notre pays possède un double caractère.

[…] Elle a un côté qui consiste à exploiter la classe ouvrière pour faire des bénéfices, et un autre côté qui se manifeste dans l’appui donné à la constitution, et dans sa disposition à subir une transformation socialiste.

[…] La contradiction entre l’exploiteur et l’exploité, qui existe entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale, est en soi antagoniste. Mais dans les conditions concrètes de notre pays, la contradiction antagoniste entre ces deux classes, si elle est traitée comme il faut, peut être transformée en une contradiction non antagoniste, et résolue de façon pacifique. Mais si nous ne nous y prenons pas comme il faut, si nous n’adoptons pas à l’égard de la bourgeoisie nationale une politique consistant à nous unir à elle, à la critiquer et à l’éduquer, ou bien si la bourgeoisie nationale n’accepte pas cette politique, alors la contradiction entre la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale peut devenir une contradiction entre nous-mêmes et l’ennemi.

[…] Notre État est un État de dictature démocratique du peuple, dirigé par la classe ouvrière et ayant pour base l’alliance entre les ouvriers et les paysans. À quoi sert cette dictature ? Sa première fonction consiste à réprimer à l’intérieur du pays les classes et groupes réactionnaires, ainsi que les exploiteurs qui s’opposent à la révolution socialiste, à réprimer tous ceux qui sabotent la construction socialiste c’est-à-dire, à résoudre les contradictions à l’intérieur du pays entre nous-mêmes et l’ennemi.

[…] La deuxième fonction de la dictature consiste à protéger notre pays contre le travail de sape et l’agression éventuelle d’ennemis extérieurs.

[…] Notre constitution établit que les citoyens de la République populaire chinoise possèdent des libertés diverses telles que la liberté de la parole, de la presse, de réunion, d’association, de défiler et de manifester, de croyance religieuse, etc. Notre démocratie socialiste est la démocratie la plus large, telle qu’aucun État bourgeois ne saurait en avoir.

[…] Mais cette liberté est une liberté dirigée, et cette démocratie est la démocratie sous une direction centralisée, et non pas un état d’anarchie. Un état d’anarchie n’est point conforme aux intérêts ni à la volonté du peuple. Lorsque les événements de Hongrie ont éclaté, [L’insurrection de Budapest et sa répression par les troupes soviétiques en octobre-novembre 1956] certains dans notre pays étaient ravis. Ils espéraient que quelque chose d’analogue aurait lieu également en Chine, que des milliers et des dizaines de milliers de personnes descendraient dans la rue, pour manifester contre le gouvernement populaire. Cet espoir qu’ils avaient était contraire aux intérêts des masses populaires et ne pouvait bénéficier de l’appui des masses populaires. Une partie des masses hongroises, trompées par les forces contre-révolutionnaires de l’intérieur et de l’extérieur, a commis l’erreur de se livrer à des actes de violence contre le gouvernement populaire, et le peuple aussi bien que l’État ont souffert en conséquence.

[…] Parfois, la démocratie semble être une fin, mais en réalité ce n’est qu’un moyen. Le marxisme nous enseigne que la démocratie appartient à la superstructure, à la catégorie de la politique. C’est-à-dire, qu’en fin de compte, elle est au service de la base économique. II en est de même de la liberté. La démocratie et la liberté sont toutes les deux relatives, et non pas absolues. Toutes les deux naissent et se développent au cours de l’histoire. Au sein du peuple, la démocratie se définit par rapport au centralisme, tandis que la liberté se définit par rapport à la loi. Toutes ces choses sont des aspects contradictoires d’une seule entité ; elles sont à la fois contradictoires et unifiées, et nous ne devons point mettre l’accent de façon unilatérale sur un aspect et non pas sur l’autre. Au sein du peuple, on ne peut point se passer de liberté, mais on ne peut point se passer non plus de la loi ; on ne peut se passer de la démocratie, mais on ne saurait se passer non plus du centralisme.

[…] Sous ce système, le peuple jouit d’une large mesure de démocratie et de liberté, mais en même temps il doit se maintenir dans les limites de la discipline socialiste. Tout cela est bien compris par les larges masses populaires.

Nous sommes des partisans de la liberté dirigée, et de la démocratie sous une conduite centralisée, mais cela ne signifie nullement qu’on puisse avoir recours à la contrainte pour résoudre les problèmes idéologiques au sein du peuple, ni les questions du vrai et du faux. Si l’on s’efforce d’appliquer la méthode des ordres administratifs ou la méthode de la contrainte à la résolution des problèmes idéologiques ou des problèmes du vrai et du faux, non seulement cela n’aura pas d’efficacité, mais ce sera même nuisible.

[…] Les ordres administratifs promulgués afin de maintenir l’ordre social doivent être accompagnés de persuasion et d’éducation, car dans bien des circonstances les ordres administratifs seuls ne seront pas efficaces.

[…]Les contradictions dans une société socialiste sont fondamentalement différentes des contradictions dans les vieilles sociétés, comme par exemple celles de la société capitaliste. Les contradictions de la société capitaliste se manifestent dans des antagonismes aigus et dans des heurts, dans une lutte de classes violente ; des contradictions de cette sorte ne peuvent pas être résolues par le système capitaliste lui-même, seule la révolution socialiste peut les résoudre. Les contradictions de la société socialiste sont une autre affaire ; tout au contraire, elles sont de caractère non antagoniste, et peuvent être résolues sans cesse par le système socialiste lui-même.

Dans la société socialiste, les contradictions fondamentales continuent à être celles entre les rapports de production et les forces productives, entre la superstructure et la base économique.

[…] Que les Cent Fleurs s’épanouissent, que de multiples écoles rivalisent ; coexistence de longue durée, contrôle mutuel. Comment ces slogans ont-ils été mis en avant ?

Ils ont été mis en avant suivant les conditions objectives en Chine, sur la base de la reconnaissance du fait que toutes sortes de contradictions continuent à exister dans la société socialiste, conformément au besoin pressant de notre pays de développer rapidement son économie et sa culture. L’orientation consistant à laisser s’épanouir les Cent Fleurs, et rivaliser de multiples écoles, est une orientation destinée à favoriser le développement des arts et les progrès de la science, et à encourager la floraison d’une culture socialiste dans notre pays.

[…] Les problèmes du vrai et du faux dans le domaine de l’art et de la science doivent être résolus par une libre discussion dans les cercles artistiques et scientifiques, et par la pratique artistique et scientifique. Ils ne doivent pas être résolus de façon simpliste. Afin de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, il faut souvent une période d’épreuve. Au cours de l’histoire, des choses nouvelles et justes n’ont souvent pas été reconnues au début par la majorité des gens, et n’ont pu se développer qu’à travers les vicissitudes de la lutte.

[…] Dans la société socialiste, les conditions pour la croissance des choses nouvelles sont fondamentalement différentes de celles du passé, et bien meilleures. Néanmoins, des forces nouvelles et des idées raisonnables continuent à être souvent entravées. […]

Le marxisme aussi s’est développé à travers la lutte. Au départ, le marxisme a été soumis à toutes sortes d’attaques, et considéré comme une mauvaise herbe vénéneuse. Dans le monde actuel, il continue à être attaqué et considéré comme une mauvaise herbe vénéneuse en beaucoup d’endroits. Dans les pays socialistes, la situation du marxisme est différente. Mais même dans les pays socialistes, il existe encore des idéologies non marxistes et antimarxistes.

[…] En Chine les restes des classes des propriétaires fonciers et des compradores, [Mot venu du portugais et servant à désigner, dans les pays en développement, les bourgeois autochtones enrichis dans le commerce avec l’étranger. Pour la Chine, l’emploi s’est généralisé à partir du cas de Macao] qui ont déjà été renversées, existent toujours, la bourgeoisie existe toujours, et la petite bourgeoisie est justement en train d’être transformée. La lutte des classes n’est point terminée.

[…] Le prolétariat veut transformer le monde selon sa propre conception du monde, la bourgeoisie veut le transformer selon la sienne. À cet égard, la question de savoir lequel des deux vaincra, le socialisme ou le capitalisme, n’est pas encore vraiment résolue. Les marxistes continuent à n’être qu’une minorité, tant parmi l’ensemble de la population que parmi les intellectuels. Par conséquent, le marxisme doit encore se développer à travers la lutte.

[…] Ce qui est juste se développe toujours à travers un processus de lutte contre ce qui est faux.

[…] Au moment où telle erreur est universellement rejetée par l’humanité, et telle vérité universellement acceptée, une nouvelle vérité commencera la lutte contre une nouvelle erreur. Les luttes de ce genre ne sauraient jamais prendre fin. Ceci est la loi du développement de la vérité, et naturellement c’est également la loi du développement du marxisme.

[…] La lutte idéologique est différente des autres formes de lutte. On ne peut y avoir recours aux méthodes grossières de contrainte, mais uniquement aux méthodes raffinées d’appel à la raison.

[…] Certains demandent : puisque dans notre pays le marxisme est déjà accepté par la majorité comme idéologie dirigeante, est-ce qu’on peut encore le critiquer ? Bien sûr qu’on le peut. Le marxisme constitue une vérité scientifique, et ne craint point la critique.

[…]  Au contraire, les marxistes doivent se tremper, se développer, étendre leurs positions, au milieu de la critique et des luttes tempétueuses. La lutte contre les idées fausses est comme la vaccination: c’est seulement lorsque le vaccin a eu son effet que le corps de l’homme accroît sa résistance à la maladie. Les plantes élevées dans des serres peuvent difficilement avoir beaucoup de vitalité. La mise en œuvre de l’orientation Que les Cent Fleurs s’épanouissent, que de multiples écoles rivalisent ne saurait en aucune manière affaiblir la position dirigeante du marxisme dans le domaine idéologique, mais au contraire renforcera cette position.

Quelle doit être notre politique à l’égard des idées non marxistes ? Pour ce qui est des éléments manifestement contre-révolutionnaires, pour ce qui est des saboteurs de la cause du socialisme, le problème est vite résolu : nous les privons de la liberté de la parole, et c’est tout. Mais la situation est différente en ce qui concerne les idées erronées au sein du peuple.

[…] Lorsqu’il s’agit de problèmes du monde de l’esprit, l’application de méthodes simplistes est non seulement inefficace, mais excessivement nuisible. On peut interdire l’expression des idées erronées, mais le résultat sera que les idées erronées continueront à subsister. D’autre part, si les conceptions justes sont élevées dans des serres, si elles ne sont pas exposées au vent et à la pluie, si elles n’ont pas acquis de la résistance aux maladies, lorsqu’elles rencontreront des conceptions fausses, elles ne seront pas capables de les vaincre.

[…] Du point de vue des larges masses populaires, quels sont les critères qui permettent aujourd’hui de distinguer les fleurs parfumées des mauvaises herbes vénéneuses ?

[…] Conformément aux principes de notre constitution, conformément à la volonté de l’immense majorité de notre peuple et au programme politique commun maintes fois proclamé par tous les partis de notre pays, nous estimons qu’en gros on peut établir les critères suivants :

  1. 1° ce qui sert l’unité du peuple de toutes les nationalités de notre pays, et ne les divise point ;
  2. ce qui sert la transformation et la construction socialiste, et n’est pas nuisible à la transformation socialiste et à la construction socialiste ;
  3. ce qui sert à consolider la dictature démocratique du peuple, et ne démolit ni n’affaiblit la dictature démocratique du peuple ;
  4. ce qui sert à consolider le système de centralisme démocratique, et ne démolit ni n’affaiblit le système de centralisme démocratique ;
  5. ce qui sert à consolider la direction du Parti communiste, et ne rejette ni n’affaiblit la direction du Parti communiste ;
  6. ce qui sert l’unité socialiste internationale et l’unité internationale des peuples épris de paix, et n’est pas nuisible à cette unité.

De ces six critères, les plus importants sont la voie socialiste et la direction du parti.

[…] Ce sont des critères politiques. Pour juger du caractère juste ou faux des théories scientifiques, ou du niveau artistique des œuvres d’art, il faut naturellement aussi des critères particuliers. Mais ces six critères politiques sont également applicables à n’importe quelle activité scientifique ou artistique. Dans un pays socialiste comme le nôtre, comment pourrait-il y avoir une activité scientifique ou artistique utile quelconque qui aille à l’encontre de ces critères politiques ?

[…] En 1956, une minorité des ouvriers et des étudiants dans certains endroits a fait la grève. Si ces gens ont suscité des troubles, la cause immédiate en était que certaines de leurs exigences matérielles n’avaient pas été satisfaites ; or, parmi ces exigences, il y en avait qui devaient et pouvaient être satisfaites, tandis que d’autres étaient déplacées et excessives, et ne pouvaient être satisfaites pour l’instant. Mais une cause plus importante de ces troubles, c’était l’esprit bureaucratique des dirigeants. Parmi les erreurs relevant de cet esprit bureaucratique, il y en a dont la responsabilité incombe aux instances supérieures ; on ne peut s’en prendre uniquement aux échelons subalternes. Une autre cause des troubles était le caractère défectueux de l’éducation politique et idéologique qui avait été donnée aux ouvriers et aux étudiants. En 1956, les membres des coopératives ont également suscité des troubles dans une minorité de coopératives; dans ce cas également, les causes principales étaient l’esprit bureaucratique de la direction, et le caractère défectueux de l’éducation donnée aux masses.

[…] Nous n’approuvons pas les troubles, car les contradictions au sein du peuple peuvent être résolues selon la formule unité – critique – unité, tandis que les troubles causent des pertes et sont nuisibles au développement de la cause du socialisme.

[…] Par rapport à cette question, nous devons faire attention aux points suivants :

  1. Afin d’éliminer la racine même de l’apparition de troubles, il faut surmonter résolument l’esprit bureaucratique, renforcer comme il faut l’éducation politique et idéologique, et résoudre de façon appropriée toutes les contradictions. Il suffira d’agir ainsi et alors, de façon générale, il ne pourra pas y avoir de problème de troubles.
  2. Si, du fait que nous avons mal fait notre travail, des troubles ont lieu, il faut mener les masses responsables de ces troubles sur le droit chemin, profiter des troubles en tant que moyen exceptionnel pour améliorer notre travail et éduquer les cadres et les masses, et résoudre les questions qui ne l’avaient pas été en temps normal.
  3. […]     À l’exception de ceux qui ont commis des délits d’ordre pénal et des éléments contre-révolutionnaires flagrants, qui doivent être traités conformément à la loi, il ne faut pas écarter à la légère les meneurs de troubles de leurs postes. Dans un grand pays comme le nôtre, si un petit nombre de gens suscitent des troubles, cela ne mérite pas qu’on s’inquiète outre mesure, mais peut au contraire nous aider à vaincre l’esprit bureaucratique.

Dans notre société, il y a également un petit nombre de gens oublieux de l’intérêt général, qui refusent d’entendre raison, commettent des crimes et violent la loi. Ils peuvent exploiter et déformer notre politique, mettre délibérément en avant des demandes déraisonnables afin d’exciter les masses, ou propager délibérément de faux bruits afin de créer des incidents et troubler l’ordre social. Nous n’approuvons nullement qu’on laisse faire des gens de cette sorte. Au contraire, il faut prendre contre eux les mesures juridiques qui s’imposent. Les larges masses de la société exigent que ces gens soient punis, et s’abstenir de les punir ce serait aller à l’encontre de la volonté populaire. […]

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10 12 1957 

Albert CAMUS reçoit à Stockholm le prix Nobel de littérature.

En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ?

J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m’a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m’égaler à lui en m’appuyant sur mes seuls mérites, je n’ai rien trouvé d’autre pour m’aider que ce qui m’a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l’idée que je me fais de mon art et du rôle de l’écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d’amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.

Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.

Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art.

Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir – le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression.

Pendant plus de vingt ans d’une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l’espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd’hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes. Et je suis même d’avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire.

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l’honneur que vous venez de me faire.

Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

Ramené ainsi a ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.

Albert Camus Discours de Suède

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30 06 1960

Patrice LUMUMBA, premier ministre et ministre de la défense nationale de la République du Congo, prend la parole lors de la cérémonie de l’Indépendance à Léopoldville. Il la prend, car personne ne la lui a donnée : son discours n’était pas prévu au programme !

Congolais et Congolaises, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux, Je vous salue au nom du gouvernement congolais, A vous tous, mes amis, qui avez lutté sans relâche à nos côtés, je vous demande de faire de ce 30 juin 1960 une date illustre que vous garderez ineffaçablement gravée dans vos cours, une date dont vous enseignerez avec fierté la signification à vos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l’histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.
Car cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise (applaudissements), une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu’au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.

Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant, exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls blancs? Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort.

Nous avons connu que la loi n’était jamais la même selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir: accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même. Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les blancs et des paillotes croulantes pour les noirs, qu’un noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dit européens; qu’un noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du blanc dans sa cabine de luxe.

Qui oubliera enfin les fusillades où périrent tant de nos frères, les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation (applaudissements) (1).

Tout cela, mes frères, nous en avons profondément souffert. Mais tout cela aussi, nous que le vote de vos représentants élus a agréés pour diriger notre cher pays, nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cour de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini. La République du Congo a été proclamée et notre pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants. Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail (applaudissements).

Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière. Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses enfants. Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens jouissent pleinement des libertés fondamentales prévues dans la déclaration des Droits de l’Homme (applaudissements). Nous allons supprimer efficacement toute discrimination quelle qu’elle soit et donner à chacun la juste place que lui vaudra sa dignité humaine, son travail et son dévouement au pays. Nous allons faire régner non pas la paix des fusils et des baïonnettes, mais la paix des cours et des bonnes volontés (applaudissements).

Et pour tout cela, chers compatriotes, soyez sûrs que nous pourrons compter non seulement sur nos forces énormes et nos richesses immenses, mais sur l’assistance de nombreux pays étrangers dont nous accepterons la collaboration chaque fois qu’elle sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique quelle qu’elle soit (applaudissements). Dans ce domaine, la Belgique qui, comprenant enfin le sens de l’histoire, n’a pas essayé de s’opposer à notre indépendance, est prête à nous accorder son aide et son amitié, et un traité vient d’être signé dans ce sens entre nos deux pays égaux et indépendants. Cette coopération, j’en suis sûr, sera profitable aux deux pays.

De notre côté, tout en restant vigilants, nous saurons respecter les engagements librement consentis. Ainsi, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le Congo nouveau, notre chère République que mon gouvernement va créer, sera un pays riche, libre et prospère. Mais pour que nous arrivions sans retard à ce but, vous tous, législateurs et citoyens congolais, je vous demande de m’aider de toutes vos forces. Je vous demande à tous d’oublier les querelles tribales qui nous épuisent et risquent de nous faire mépriser à l’étranger. Je demande à la minorité parlementaire d’aider mon gouvernement par une opposition constructive et de rester strictement dans les voies légales et démocratiques. Je vous demande à tous de ne reculer devant aucun sacrifice pour assurer la réussite de notre grandiose entreprise. Je vous demande enfin de respecter inconditionnellement la vie et les biens de vos concitoyens et des étrangers établis dans notre pays. Si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, notre justice sera prompte à les expulser du territoire de la République; si par contre leur conduite est bonne, il faut les laisser en paix, car eux aussi travaillent à la prospérité de notre pays. L’indépendance du Congo marque un pas décisif vers la libération de tout le continent africain (applaudissements).

Voilà, Sire, Excellences, Mesdames, Messieurs, mes chers compatriotes, mes frères de race, mes frères de lutte, ce que j’ai voulu vous dire au nom du gouvernement en ce jour magnifique de notre indépendance complète et souveraine (applaudissements). Notre gouvernement fort, national, populaire, sera le salut de ce pays. J’invite tous les citoyens congolais, hommes, femmes et enfants, à se mettre résolument au travail en vue de créer une économie nationale prospère qui consacrera notre indépendance économique.

Hommage aux combattants de la liberté nationale !
Vive l’indépendance de l’Unité africaine !
Vive le Congo indépendant et souverain ! (applaudissements prolongés).

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28 08 1963

I MADE A DREAM              MARTIN LUTHER KING,

À Washington, on célèbre le centenaire de l’abolition de l’esclavage : 200 000 personnes ont envahi le Mall, et écoutent Martin Luther King, sur les marches du Lincoln Memorial : l’homme n’est pas seul : Harry Belafonte a mobilisé le Tout Hollywood, Kennedy défie le Congrès sur un projet de loi égalitaire. Le discours de Martin Luther King est d’une éloquente clarté politique… quand Mahalla Jackson le pousse du coude : Parle leur de ton rêve. Et c’est I have a dream, puissant et beau comme le sermon sur la montagne.

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… Je fais le rêve qu’un jour cette nation va se lever et se conformer au véritable sens de sa croyance :

Nous tenons cette vérité comme allant de soi, que tous les hommes naissent égaux.

Je fais le rêve qu’un jour, sur les collines rouges de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les filles des anciens propriétaires d’esclaves seront en mesure de s’asseoir ensemble à la table de la fraternité.

Je fais le rêve qu’un jour, même l’État du Mississippi, un désert étouffant d’injustice et d’oppression, se transformera en une oasis de liberté et de justice.

Je fais le rêve que mes quatre enfants, un jour, vivront dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau mais sur la valeur de leur personnalité.

Je fais un rêve aujourd’hui.

Je fais le rêve qu’un jour l’État d’Alabama, où les lèvres du gouverneur ne s’ouvrent que pour prononcer des paroles de refus et d’interdiction, se transformera en un lieu où les petits garçons et les petites filles noirs prendront la main des petites filles et des petits garçons blancs pour marcher ensemble comme frères et sœurs.

Je fais un rêve aujourd’hui.

Je fais le rêve qu’un jour, chaque vallée sera rehaussée, chaque colline et montagne nivelée, que les lieux accidentés seront aplanis et les lieux tortueux redressés, que la gloire du Seigneur se révélera en pleine lumière et que toute chair l’exaltera.

Voilà notre espoir. C’est cette fois qui m’accompagnera pendant mon voyage dans le Sud. Grâce à cette foi, nous saurons tailler dans la montagne du désespoir la pierre de l’espoir. Grâce à cette foi, nous serons en mesure de transformer les querelles discordantes qui déchirent notre nation en une magnifique symphonie de fraternité.

Grâce à cette foi, nous parviendrons à travailler ensemble, à prier ensemble, à lutter ensemble, à prendre ensemble fait et cause pour la liberté, sans oublier qu’un jour, nous serons libres.

Quand viendra ce jour, tous les enfants de Dieu pourront entonner ce chant en lui donnant un sens nouveau : « Mon pays, c’est toi, douce terre de liberté, que je chante. Terre où mes pères sont morts, terre de fierté pour les pèlerins, terre où la liberté résonne au-dessus de tes montagnes ».

Tout cela doit se réaliser si l’Amérique veut devenir une grande nation. Que la liberté retentisse sur les hauteurs du New Hampshire. Qu’elle retentisse sur les puissantes montagnes de New-York. Qu’elle retentisse sur les monts Alleheny de Pennsylvanie ! Que la liberté retentisse depuis les Rocheuses enneigées du Colorado ! Qu’elle retentisse depuis les pics de Californie! Mais aussi, qu’elle résonne depuis les Stone Mountains de la Géorgie ! Que la liberté retentisse depuis la Lookout Mountain du Tennessee ! Que la liberté retentisse sur chaque colline et chaque taupinière du Mississippi. Sur chaque montagne, que la liberté retentisse !

En faisant ainsi résonner la liberté depuis chaque village et chaque hameau, chaque État et chaque ville, nous nous rapprochons du jour où tous les enfants de Dieu, noirs et blancs, juifs et gentils, protestants et catholiques, se prendront la main pour chanter les paroles de ce vieux gospel :

Enfin libres ! Enfin libres ! Merci, Dieu tout-puissant, nous sommes enfin libres !

Le Civil Rights Act sera voté en 1964, et le Voting Right Act, en 1965.

*****

19 12 1964

André MALRAUX, ministre de la Culture, pour le transfert des cendres de Jean Moulin du cimetière du Père Lachaise au Panthéon.

Monsieur le Président de la République,

Voilà donc plus de vingt ans que Jean Moulin partit, par un temps de décembre sans doute semblable à celui-ci, pour être parachuté sur la terre de Provence, et devenir le chef d’un peuple de la nuit. Sans cette cérémonie, combien d’enfants de France sauraient son nom ? Il ne le retrouva lui-même que pour être tué; et, depuis, sont nés seize millions d’enfants…

Puissent les commémorations des deux guerres s’achever aujour d’hui par la résurrection du peuple d’ombres que cet homme anima, qu’il symbolise, et qu’il fait entrer ici comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort.

Après vingt ans, la Résistance est devenue un monde de limbes où la légende se mêle à l’organisation. Le sentiment profond, organique, millénaire, qui a pris son accent légendaire, voici comment je l’ai rencontré. Dans un village de Corrèze, les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné ordre au maire de les faire enterrer en secret, à l’aube. Il est d’usage, dans cette région, que chaque femme assiste aux obsèques de tout mort de son village en se tenant sur la tombe de sa propre famille. Nul ne connaissait ces morts, qui étaient des Alsaciens. Quand ils atteignirent le cimetière, portés par nos paysans sous la garde menaçante des mitraillettes allemandes, la nuit qui se retirait comme la mer laissa paraître les femmes noires de Corrèze, immobiles du haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe des siens, l’ensevelissement des morts français. Ce sentiment qui appelle la légende, sans lequel la Résistance n’eût jamais existé, – et qui nous réunit aujourd’hui – c’est peut-être simplement l’accent invincible de la fraternité.

Comment organiser cette fraternité pour en faire un combat ? On sait ce que Jean Moulin pensait de la Résistance, au moment où il partit pour Londres : « Il serait fou et criminel de ne pas utiliser, en cas d’action alliée sur le continent, ces troupes prêtes aux sacrifices les plus grands, éparses et anarchiques aujourd’hui, mais pouvant constituer demain une armée cohérente de parachutistes déjà en place, connaissant les lieux, ayant choisi leur adversaire et déterminé leur objectif. » C’était bien l’opinion du général de Gaulle. Néanmoins, lorsque, le 1er janvier 1942, Jean Moulin fut parachuté en France, la Résistance n’était encore qu’un désordre de courage : une presse clandestine, une source d’informations, une conspiration pour rassembler ces troupes qui n’existaient pas encore. Or, ces informations étaient destinées à tel ou tel allié, ces troupes se lèveraient lorsque les Alliés débarqueraient. Certes, les résistants étaient les combattants fidèles aux Alliés. Mais ils voulaient cesser d’être des Français résistants et devenir la Résistance française.

C’est pourquoi Jean Moulin est allé à Londres. Pas seulement parce que s’y trouvaient des combattants français (qui eussent pu n’être qu’une légion), pas seulement parce qu’une partie de l’empire avait rallié la France Libre. S’il venait demander au général de Gaulle de l’argent et des armes, il venait aussi lui demander « une approbation morale, des liaisons fréquentes, rapides et sûres avec lui ». Le Général assumait alors le Non du premier jour; le maintien du combat, quel qu’en fût le lieu, quelle qu’en fût la forme; enfin, le destin de la France. La force des appels de juin 40 tenait moins aux« forces immenses qui n’avaient pas encore donné », qu’à: «Il faut que la France soit présente à la victoire. Alors, elle retrouvera sa liberté et sa grandeur. » La France, et non telle légion de combattants français. C’était par la France Libre, que les résistants de Bir-Hakeim se conjuguaient, formaient une France combattante restée au combat. Chaque groupe de résistants pouvait se légitimer par l’allié qui l’armait et le soutenait, voire par son seul courage; le général de Gaulle seul pouvait appeler les mouvements de Résistance à l’union entre eux et avec tous les autres combats, car c’était à travers lui seul, que la France livrait un seul combat. C’est pourquoi – même lorsque le président Roosevelt croira assister à une rivalité de généraux ou de partis – l’armée d’Afrique, depuis la Provence jusqu’aux Vosges, combattra au nom du gaullisme – comme feront les troupes du parti communiste. C’est pourquoi Jean Moulin avait emporté, dans le double fond d’une boîte d’allumettes, la micro-photo du très simple ordre suivant: M. Moulin a pour mission de réaliser, dans la zone non directement occupée de la métropole, l’unité d’action de tous les éléments qui résistent à l’ennemi et à ses collaborateurs.

Inépuisablement, il montra aux chefs des groupements, le danger qu’entraînerait le déchirement de la Résistance entre des tuteurs différents. Chaque événement capital – entrée en guerre de la Russie, puis des Etats-Unis, débarquement en Afrique du Nord – renforce sa position. A partir du débarquement, il devient évident que la France va redevenir un théâtre d’opérations. Mais la presse clandestine, les renseignements (même enrichis par l’action du noyautage des Administrations publiques) sont à l’échelle de l’occupation, non de la guerre.

Si la Résistance sait qu’elle ne délivrera pas la France sans les Alliés, elle n’ignore plus l’aide militaire que son unité pourrait leur apporter. Elle a peu à peu appris que s’il est relativement facile de faire sauter un pont, il n’est pas moins facile de le réparer; alors que, s’il est facile à la Résistance de faire sauter deux cents ponts, il est difficile aux Allemands de les réparer à la fois. En un mot, elle sait qu’une aide efficace aux armées du débarquement est inséparable d’un plan d’ensemble. Il faut que sur toutes les routes, sur toutes les voies ferrées de France, les combattants clandestins désorganisent méthodiquement la concentration des divisions cuirassées allemandes. Et un tel plan d’ensemble ne peut être conçu, et exécuté, que par l’unité de la Résistance.

C’est à quoi Jean Moulin s’emploie jour après jour, peine après peine, un mouvement de Résistance après l’autre: « Et maintenant, essayons de calmer les colères d’en face… » Il y a, inévitablement, des problèmes de personnes; et bien davantage, la misère de la France combattante, l’exaspérante certitude, pour chaque maquis ou chaque groupe-franc, d’être spolié au bénéfice d’un autre maquis ou d’un autre groupe, qu’indignent, au même moment, les mêmes illusions…

Qui donc sait encore ce qu’il fallut d’acharnement pour parler le même langage à des instituteurs radicaux ou réactionnaires, des officiers réactionnaires ou libéraux, des trotskistes ou communistes retour de Moscou, tous promis à la même délivrance ou à la même prison; ce qu’il fallut de rigueur à un ami de la République espagnole, à un ancien « préfet de gauche», chassé par Vichy, pour exiger d’accueillir dans le combat commun tels rescapés de la Cagoule !

Jean Moulin n’a nul besoin d’une gloire usurpée: ce n’est pas lui qui a créé Combat, Libération, Franc-Tireur, c’est Frenay, d’Astier, Jean Pierre Lévy. Ce n’est pas lui qui a créé les nombreux mouvements de la zone Nord dont l’histoire recueillera tous les noms. Ce n’est pas lui qui a fait les régiments, mais c’est lui qui a fait l’armée.

Attribuer peu d’importance aux opinions dites politiques, lorsque la nation est en péril de mort -la nation, non pas un nationalisme alors écrasé sous les chars hitlériens, mais la donnée invincible et mystérieuse qui allait emplir le siècle; penser qu’elle dominerait bientôt les doctrines totalitaires dont retentissait l’Europe; voir dans l’unité de la Résistance le moyen capital du combat pour l’unité de la nation, c’était peut-être affirmer ce qu’on a, depuis, appelé le gaullisme.

C’était certainement proclamer la survie de la France. En février, ce laïc passionné avait établi sa liaison par radio avec Londres, dans le grenier d’un presbytère. En avril, le Service d’information et de propagande, puis le Comité Général d’Etudes étaient formés; en septembre, le noyautage des Administrations publiques.

Enfin, le général de Gaulle décidait la création d’un « Comité de Coordination» que présiderait Jean Moulin, assisté du chef de l’Armée secrète unifiée. La préhistoire avait pris fin. Coordinateur de la Résistance en zone Sud, Jean Moulin en devenait le chef. En janvier 1943, le Comité directeur des Mouvements Unis de la Résistance (ce que, jusqu’à la Libération, nous appellerions les Murs) était créé sous sa présidence. En février, il repartait pour Londres avec le général Delestraint, chef de l’Armée secrète, et Jacques Dalsace.

De ce séjour, le témoignage le plus émouvant a été donné par le colonel Passy.

Je revois Moulin, blême, saisi par l’émotion qui nous étreignait tous, se tenant à quelques pas devant le Général et celui-ci disant, presque à voix basse : Mettez-vous au garde-à-vous, puis : Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la Libération de la France, dans l’honneur et par la victoire. Et, pendant que de Gaulle lui donnait l’accolade, une larme, lourde de reconnaissance, de fierté et de farouche volonté, coulait doucement le long de la joue pâle de notre camarade Moulin. Comme il avait la tête levée, nous pouvions voir encore, au travers de sa gorge, les traces du coup de rasoir qu’il s’était donné, en 1940, pour éviter de céder sous les tortures de l’ennemi.

Les tortures de l’ennemi… En mars, chargé de constituer et de présider le Conseil National de la Résistance, Jean Moulin monte dans l’avion qui va le parachuter au nord de Roanne.

Ce Conseil National de la Résistance, qui groupe les mouvements, les partis et les syndicats de toute la France, c’est l’unité précairement conquise, mais aussi la certitude qu’au jour du débarquement l’armée en haillons de la Résistance attendra les divisions blindées de la Libération.

Jean Moulin en retrouve les membres, qu’il rassemblera si. difficilement. Il retrouve aussi une Résistance tragiquement transformée. Jusque-là, elle avait combattu comme une armée, en face de la victoire, de la mort ou de la captivité. Elle commence à découvrir l’univers concentrationnaire, la certitude de la torture. Désormais, elle va combattre en face de l’enfer.

Ayant reçu un rapport sur les camps de concentration, il dit à son agent de liaison, Suzette Olivier: « J’espère qu’ils nous fusilleront avant. » Ils ne devaient pas avoir besoin de le fusiller.

La Résistance grandit, les réfractaires du Service Obligatoire vont bientôt emplir les maquis; la Gestapo grandit aussi, la milice est partout. C’est le temps où, dans la campagne, nous interrogeons les aboiements des chiens au fond de la nuit; le temps où les parachutes multicolores, chargés d’armes et de cigarettes, tombent du ciel dans la lueur des feux des clairières ou des causses; le temps des caves, et de ces cris désespérés que poussent les torturés avec des voix d’enfants… La grande lutte des ténèbres a commencé.

Le 27 mai 1943, a lieu à Paris, rue du Four, la première réunion du Conseil National de la Résistance.

Jean Moulin rappelle les buts de la France Libre: « Faire la guerre; rendre la parole au peuple français; rétablir les libertés républicaines dans un Etat d’où la justice sociale ne sera pas exclue et qui aura le sens de la grandeur; travailler avec les Alliés à l’établissement d’une collaboration internationale réelle sur le plan économique et social, dans un monde où la France aura regagné son prestige. »

Puis, il donne lecture d’un message du général de Gaulle, qui fixe pour premier but au premier Conseil de la Résistance, le maintien de l’unité de cette Résistance qu’il représente.

Au péril quotidien de la vie de chacun de ses membres.

Le 9 juin, le général Delestraint, chef de l’Armée secrète enfin unifiée, est pris à Paris.

Aucun successeur ne s’impose. Ce qui est fréquent dans la clandestinité : Jean Moulin aura dit maintes fois avant l’arrivée de Serreules : « Si j’étais pris, je n’aurais pas même eu le temps de mettre un adjoint au courant… » Il veut donc désigner ce successeur avec l’accord des

mouvements, notamment de ceux de la zone Sud. Il rencontra leurs délégués le 21, à Caluire.

Ils l’y attendent, en effet. La Gestapo aussi.

La trahison joue son rôle – et le destin, qui veut qu’aux trois quarts d’heure de retard de Jean Moulin, presque toujours ponctuel, corresponde un long retard de la police allemande. Assez vite, celle-ci apprend qu’elle tient le chef de la Résistance.

En vain. Le jour où, au Fort Montluc à Lyon, après l’avoir fait torturer, l’agent de la Gestapo lui tend de quoi écrire puisqu’il ne peut plus parler, Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau. Pour la terrible suite, écoutons seulement les mots si simples de sa sœur : « Son rôle est joué, et son calvaire commence. Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous. »

Comprenons bien que pendant les quelques jours où il pourrait encore parler ou écrire, le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme. Comme le dit Mlle Moulin, il savait tout.

Georges Bidault prendra sa succession. Mais voici la victoire de ce silence atrocement payé : le destin bascule. Chef de la Résistance martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent nos compagnons: elles portent le portent le deuil de la France, et le tien. Regarde glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un drapeau fait de mousselines nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu’elle ne croit qu’aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande pourquoi on lui donne une salle de bains – il n’a pas encore entendu parler de la baignoire. Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d’ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures. Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la

Normandie à travers les longues plaintes des bestiaux réveillés: grâce ‘à toi, les chars n’arriveront pas à temps. Et quand la trouée des Alliés commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de France les commissaires de la République – sauf lorsqu’on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques de Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes formées aux bazookas, l’une des premières divisions cuirassées de l’empire hitlérien, la division Das Reich.

Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique et les combats d’Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle – nos frères dans l’ordre de la Nuit…

Commémorant l’anniversaire de la Libération de Paris, je disais: « Ecoute ce soir, jeunesse de mon pays, les cloches d’anniversaire qui sonneront comme celles d’il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi. »

L’hommage d’aujourd’hui n’appelle que le chant qui va s’élever maintenant, ce Chant des Partisans que j’ai entendu murmurer comme un chant de complicité puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois. d’Alsace, mêlé au cri perdu des moutons, des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient, à la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Ecoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France.

*****

Discours d’André Malraux au Palais des sports à Paris au nom de l’association Pour la Ve République le 15 décembre 1965, pour le second tour de l’élection présidentielle qui oppose François Mitterrand à Charles de Gaulle.

 

Nous savons tous, et M. Mitterrand le premier, que pour le général de Gaulle, la gauche et la droite se définissent par ce que l’une et l’autre peuvent faire pour la France.

Nous savons aussi que les associés de M. Mitterrand, devant le plus récent drame de notre histoire, celui de l’Algérie, ont passé leur temps à faire faire à la gauche la politique de la droite.

Et nous savons enfin que, par deux fois, le général de Gaulle a failli être tué par cette droite même, Monsieur Mitterrand, qui vous apporte aujourd’hui ses voix, en raison, n’est-ce pas ! de son passé hautement républicain.

Si la gauche ne signifiait que la présence au gouvernement d’une équipe déterminée de politiciens, il n’y aurait pas même lieu d’en parler. Mais je crois, comme M. Mitterrand, que le mot gauche signifie, heureusement, autre chose que ceux qui s’en servent.

D’abord, évidemment, la Révolution française. A tel point qu’il ne serait pas déraisonnable de dire qu’un homme de droite, c’est celui pour qui la Révolution signifie la guillotine, et un homme de gauche, celui pour qui elle signifie Fleurus. J’ai entendu, comme chacun, le petit cantique de M. Mitterrand à son amour de la liberté. Ce poujadisme sentimental semblait bien mince, en face d’un si grand héritage ! Pour nous, la gauche, c’est la présence, dans l’histoire, de la générosité par laquelle la France a été la France pour le monde.

Au musée mexicain de Puebla, l’instituteur me parlait de la France avec cette chaleur que nous rencontrons souvent en Amérique latine. Sur les murs, les fresques représentaient les combats des troupes mexicaines contre les zouaves. Je lui demandai : Comment votre sympathie pour mon pays est-elle restée si grande, malgré l’expédition du Mexique ?  II me répondit : II y a quelques textes – très peu – que tous nos enfants apprennent à l’école. Entre .autres, la lettre de Victor Hugo à Juarez – au temps des victoires de l’empereur Maximilien. Cette lettre que tous les enfants du Mexique savent par cœur, peu d’enfants de France la connaissent. La voici :

Si vous devenez vainqueur, Monsieur le Président, vous trouverez chez moi l’hospitalité du citoyen ; si vous êtes vaincu, vous y trouverez l’hospitalité du proscrit.

La France, pour le Mexique, c’est cette lettre. Mais l’instituteur s’était précipité à Mexico pour y applaudir le général de Gaulle. Je doute qu’il s’y fût précipité pour y accueillir M. Mitterrand. Car il s’agissait de signification historique, et, pour l’histoire, conquérir la liberté ne se conjugue pas au conditionnel. Un Mexicain trouve très drôle d’entendre attaquer un homme que toute l’Amérique latine appelle Libertador, comme les fondateurs de ses républiques, par un homme qui n’a jamais rien libéré – et d’entendre parler d’une union des républicains contre un homme qui a sauvé deux fois la République.

Il y a des pays qui ne sont jamais plus grands que lorsqu’ils sont contraints de se replier sur eux-mêmes : l’Angleterre de Drake et de la bataille de Londres. Il y a des pays qui ne sont jamais plus grands que lorsqu’ils tentent de l’être pour tous les autres : la France des croisades et de la Révolution. Sur bien des routes de l’Orient, il y a des tombes de chevaliers français ; sous bien des champs de l’Europe occidentale, il y a des corps de soldats de l’an II. Un peuple ramassa l’épée de Turenne, lança à travers l’Europe la première armée de la justice, et pendant cent ans, cette armée en haillons emplit les plus nobles rêves du monde :

Ils avaient chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,

Et leur âme chantait dans le clairon d’airain…

Qu’est-ce que vous et moi avons à faire, Monsieur Mitterrand, avec ces ombres immenses, qui firent danser l’Europe au son de la liberté ? Candidat unique des républicains, de quel droit venez-vous vous prévaloir de Fleurus – vous qui n’étiez pas même en Espagne ? Vous avez été onze fois ministre de la IVe, vous auriez pu l’être de la IIIe, de la seconde, peut-être. Ni vous ni moi n’aurions pu l’être de la première.

Candidat unique des républicains, laissez dormir la République !…

Cette République-là est morte avec le XIXe siècle. Mais non ce qu’elle portait en elle. C’est la volonté de justice – et d’abord de justice sociale. C’est la volonté d’indépendance nationale. Pas le nationalisme : l’indépendance. C’est la volonté de liberté individuelle, que vous feignez de croire menacée. Que reste-t-il de ces volontés ? Aux yeux du monde, aux yeux de la France elle-même, non pas ce qu’on en dit, mais ce qu’on fait pour elles.

Pour qu’il existât une gauche, il fallait d’abord – non ? qu’existât la République… Le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’allait pas très bien, en 1944. Ô mes compagnons, qui avez défendu Strasbourg un contre vingt, vous qui savez ce qui se serait passé dans une ville, déjà abandonnée par l’armée américaine, sans le général de Gaulle, avez-vous oublié qu’en ce temps, la République et le général de Gaulle étaient inséparables ? Qui vous eût dit qu’il serait un jour attaqué, au nom de cette torche que nous avons si douloureusement rallumée ensemble, par les éphémères qui ont mis douze ans à voleter autour ?

La République exigeait un minimum de justice politique. Et d’abord, le vote des femmes. Les politiciens au pouvoir le refusaient encore aux femmes françaises, quand il était accordé aux femmes turques. Il était inévitable ? Oui – depuis vingt ans : le général de Gaulle a dit et fait ce que les politiciens disaient et ne faisaient pas.

Puisque la résurrection de la France exigeait une autorité véritable, il fallait que cette autorité fût fondée sur le peuple, et que le président de la République fût élu au suffrage universel. Cette fois, il ne suffit pas de dire que les libertés ont été rétablies ou établies par le général de Gaulle. C’est au nom de cette liberté-là que vous êtes aujourd’hui candidat, Monsieur Mitterrand. Et elle n’a pas été seulement, comme les autres, établie sans vous : elle a été établie malgré vous. En octobre 1962, au congrès des maires de la Nièvre, vous déclariez que l’élection du président de la République par tous les citoyens dépossédait les élus de leurs droits.

Dans le domaine social, il y a eu, depuis vingt ans, deux décisions capitales : les nationalisations, la Sécurité sociale. Qui les a prises ?

Dans le domaine de justice humaine le plus dramatique depuis la guerre de 1940, celui de la décolonisation, le système auquel vous apparteniez était à la veille de faire de l’Afrique noire une immense Indochine – en marge de l’Algérie où vous n’aviez su ni faire la guerre, ni faire la paix. La figure qui est aujourd’hui celle de la France depuis Brazzaville jusqu’à Alger – jusqu’à Alger ! – c’est celle de la droite ou de la monarchie, n’est-ce pas ? Et lorsque le président du Sénégal écrit : De notre point de vue, c’est le général de Gaulle qui a une position socialiste révolutionnaire et ce sont ses adversaires qui ont une position conservatrice, parce que néo-colonialiste, c’est sans doute par respect du pouvoir personnel. Au surplus, le président Senghor ne connaît pas l’Afrique.

Enfin, il est sans doute antirépublicain que, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, les soldats français ne se battent plus.

Le général de Gaulle a donc rétabli la République, établi le droit de vote des femmes, l’élection du président de la République au suffrage universel, les nationalisations, la Sécurité sociale, les allocations familiales, les comités d’entreprises ; réussi une décolonisation qui a rendu à la France son visage historique ; résolu le terrible problème algérien, apporté la paix en menant la seule vraie lutte contre la seule droite meurtrière, celle du putsch d’Alger et du Petit Clamart.

Vous, qu’avez-vous fait ?

Vous avez rêvé la gauche. Vous croyez que vous la faites quand vous parlez d’elle. Un ouvrier m’écrivait hier : Dites bien que si moi je vote pour de Gaulle, c’est parce que avec lui on n’a pas les CRS sur le dos, alors qu’avec Mitterrand, on les avait tout le temps ! Vous n’êtes pas le défenseur de la justice ; chaque fois qu’elle a été tragiquement en cause, vous n’avez pas existé. Vous n’êtes pas le défenseur des libertés individuelles, qui ne sont nullement menacées. Vous n’êtes pas le défenseur de l’indépendance nationale.

Puisque vous ne symbolisez en rien une véritable action de la gauche, puisque vous ne symbolisez pas la République, et puisque, néanmoins, vous symbolisez incontestablement quelque chose, que symbolisez-vous ?

D’abord, le mélange de désir émouvant et d’inévitable démagogie qu’implique l’éternelle intention politique, opposée à l’action politique. Il est plus facile d’accorder les électeurs sur le désir d’aller au ciel, que de leur donner les moyens d’y aller. Vous croyez d’instinct que les écrasants obstacles de l’histoire ont une solution parlementaire. Vous dites : Si je suis élu, je dissous l’Assemblée, et je gouverne avec la majorité que dégageront les élections. Bien. Vous espérez que cette majorité sera formée de voix semblables à celles que vous venez de rassembler. Supposons-le. Mais moins de la moitié de vos voix sont pour l’Europe intégrée, c’est-à-dire américaine ; plus de la moitié, communiste, est contre. Il s’agit d’une question capitale, non d’un point de détail. Qu’y changera votre jeu parlementaire ? Couperez-vous la France en deux ? Ou en quatre, car vous êtes le candidat unique de quatre gauches – dont l’extrême droite.

Depuis que je vous écoute à la télévision, je m’aperçois que tous les problèmes que le général de Gaulle a posés comme des problèmes d’histoire, vous espérez les résoudre par des combinaisons, par des contrats loyaux (il y a des contrats déloyaux ?) avec tel ou tel parti. Mais la gauche de Jaurès, ce n’était pas une combinaison. Le choix auquel est appelé le pays, et qui n’est nullement entre la droite et la gauche, est entre un homme de l’histoire et les politiciens.

Je n’ai rien contre les politiciens. Ils ne sont pas particuliers à la IVe République. Ils ont peu changé depuis la Grèce. En gros, ils forment, depuis des siècles, un club de négociateurs. Aux objectifs historiques – donc à long terme – ils substituent toujours l’objectif immédiat, c’est-à-dire, dans les temps modernes, électoral. Le gouvernement que M. Mitterrand nous promet, c’est de l’histoire fiction, comme il y a la science-fiction. Qu’est-ce que cette politique de gauche qui n’ose pas prononcer les mots classe ouvrière ; qu’est-ce que cette autorité que s’arroge M. Mitterrand sur le parti communiste ? Mais s’il avait la moindre autorité, le parti communiste ne le soutiendrait pas, les chefs des autres partis, pas davantage ! Dans ce cache-cache où chacun attend l’autre au coin d’un bois, M. Mitterrand a le choix entre Daladier et Kerensky. Il n’y a pas d’union des gauches, le peuple entier le sait, et les politiciens le proclameraient dès que le pouvoir serait atteint : l’objet réel de l’union, c’est l’élection. Je ne veux pas parler ici d’intérêt, mais d’une réalité historique plus profonde, que j’appellerai le compromis comme moyen naturel de gouvernement. La fin de la IIIe République en fut l’expression la plus dramatique, et la IVe, l’expression la plus pitoyable. Lorsque, avant la guerre de 1940, il fallut concilier les défenseurs des divisions cuirassées et ceux des armes traditionnelles, on mit un demi soldat dans un demi char – et le résultat ne se fit pas attendre. Cette conception du gouvernement n’a jamais résisté au danger de la patrie, depuis la Convention jusqu’à Clemenceau ; elle ne résiste pas davantage à la transformation sans précédent de la civilisation, à laquelle sont confrontés les États modernes. Mais elle a conservé sa valeur électorale, parce qu’un programme commun concerne ce qu’on fera, non ce qu’on fait. Le génie du politicien, c’est de contourner l’obstacle. D’où sa singulière incapacité – on l’a vu en 1940 – à faire face au drame. D’où la nécessité où sont les politiciens d’inventer un monde imaginaire dans lequel les obstacles réels – le sous-développement, les autres nations, la misère, la transformation sans précédent du monde – sont remplacés par un seul adversaire : l’adversaire politique, transformé en diable. La religion des États totalitaires, c’est le manichéisme épique : celle des politiciens, depuis bien longtemps, c’est le manichéisme électoral.

C’est pour cela, et nullement par hasard, que M. Mitterrand a suggéré que le gouvernement avait truqué les urnes des Comores, et donné à ces îles le poids de cinq départements métropolitains (les plus petits) qui totalisent 384 000 électeurs, alors que les Comores en ont 113 000. Ce qu’il devrait savoir mieux que moi, puisqu’il a été ministre de la France d’outre-mer. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui que du nombre des votes gaullistes.

C’est pour cela qu’il faut flétrir la carence de notre Éducation nationale dont le gouvernement a doublé le budget, et pour laquelle les onze gouvernements auxquels appartint M. Mitterrand n’avaient rien fait.

C’est pour cela qu’il faut dire, avec une belle énergie : Je rétablirai les relations avec le Marché commun agricole ! Alors que ces relations ne sont pas rompues ; que si le président de la République avait été élu le 5, une conférence aurait sans doute déjà eu lieu en Italie. Alors que si la France n’avait pas exigé que l’agriculture fût inscrite dans le développement de l’Europe, l’agriculture n’y aurait sans doute jamais été inscrite; alors qu’aucun agriculteur, vendeur de ses produits, n’accepterait de passer avec son acheteur un contrat dont l’acheteur pourrait modifier les conditions sans son accord.

C’est pour cela qu’il faut feindre de ne pas comprendre que le général de Gaulle a dit avant-hier assurances sociales pour Sécurité sociale, et affirmer qu’il se prévaut de ce qui fut fait en 1930.

C’est pour cela qu’il faut dire que le général de Gaulle n’a pas de politique étrangère, et répéter comme un refrain : Cette politique a échoué ; alors, on en a essayé une autre. Fasse la chance, Monsieur Mitterrand, que vous trouviez une politique étrangère si mauvaise, qu’elle rende à la France la place qu’elle avait perdue depuis trente ans !

C’est pour cela qu’il faut dire que nous avons joué la Chine contre la Russie. N’ayant pas joué la Chine du tout, nous n’avons eu à la jouer contre personne. Le général de Gaulle a décidé que la France faisait sa diplomatie elle-même. Or, n’avoir pas droit à sa propre politique étrangère, c’est la définition même des États satellites.

Cette semaine, la politique étrangère de M. Mitterrand, c’est la conciliation de celle du MRP, des socialistes et des communistes. Comme une si singulière conciliation n’est possible que pour une politique future, une politique qu’on ne fait pas, la conclusion prudente est qu’il faut garder les anciens alliés et en conquérir de nouveaux. Quelle différence, alors, avec ce que tente le général de Gaulle ? M. Mitterrand dit qu’il sera plus aimable. Peut-être… Peut-être, aussi, moins respecté. Et que de bruit pour un sourire ?

C’est pour cela qu’il faut dire que le plan de stabilisation a pour but la stagnation, alors qu’il a évidemment pour but la garantie de l’expansion.

C’est pour cela qu’il faut placarder dans le métro – ce que M. Mitterrand ne fait pas, mais d’autres le font à son profit, même s’il le réprouve, ce que je souhaite : Si votre grand-père a soixante-quinze ans, lui confiez-vous vos affaires ? Bon. Mais si vos enfants sont malades, les confiez-vous au docteur Schweitzer, ou à un médecin de quarante-neuf ans – qui a déjà tué onze malades ?

C’est pour cela qu’il faut parler du pouvoir personnel, en confondant soigneusement l’autorité que la transformation des sociétés exige, aux États-Unis comme en Union soviétique, comme en Chine, avec les pires souvenirs de la monarchie. Le général de Gaulle a déjà été Napoléon III. S’il devenait Louis XV ? ou XIV, XIII, XII, XI… Stop : surtout, pas Louis IX. Le chef fasciste d’avant-hier, le plébiscitaire d’hier est en ballottage, ce qui arrivait tous les matins, n’est-ce pas, à Hitler et à Napoléon III ? Passons, passons… Et M. Mitterrand, l’œil durement fixé sur le pauvre objectif ahuri de la caméra, nous dit, comme l’héroïque victime devant l’éternel bourreau : À la volonté d’un seul homme, nous opposerons la volonté nationale ! avec l’accent des hommes de 89 proclamant les droits de l’homme – au moment même où il fait appel à cette volonté nationale grâce à un scrutin apporté par cet homme – et qui peut dimanche, l’écarter en un jour.

C’est une manœuvre enfantine, mais facile à analyser, que de jouer sur le sens des mots pouvoir personnel, quand on a fait soi-même, onze fois – dont une au côté d’un homme de la valeur de Mendès France -, l’expression de l’impuissance impersonnelle. Résumons. Il s’agit de savoir où la France peut trouver la meilleure voie de son action, les meilleurs instruments de son destin.

Il y a d’un côté un fait historique. Accidentel, soit, puisque le général de Gaulle aurait pu être tué avant 1958, ou au Petit Clamart. Un homme, chargé pour le monde entier de l’honneur que donne le souvenir de la plus grande fermeté dans le plus grand malheur, et uniquement soucieux du destin de la nation, a reçu des Français, depuis sept ans, la charge de ce destin. Il peut l’assumer encore, avec sa gloire et ses faiblesses. Tout ne va pas bien pour tous, loin de là. Et il ne s’agit pas de savoir si les choses continueront ainsi, il s’agit de savoir comment elles changeront. Il s’agit de l’avenir. Si je ne me souviens pas que le général de Gaulle, en 1958, ait quémandé les voix des députés, je me souviens qu’il m’a dit, assez tristement, à l’hôtel Lapérouse : Et peut-être aurai-je la chance de revoir une jeunesse française… Cet homme a fait ce que personne, depuis bien longtemps, n’avait fait dans une démocratie : il a osé maintenir un plan d’austérité, au temps même de l’élection suprême, parce qu’il le jugeait nécessaire à la nation.

En face, il y a des hommes de bonne volonté (laissons les autres) dont aucun ne peut disposer, ni chez nous, ni dans le monde, de la puissance d’arbitrage du général de Gaulle, parce que cette puissance ne se limite pas à celle d’une personne. Il ne s’agit pas d’un pouvoir personnel, mais d’un pouvoir historique.

Ce pouvoir est au service de la France, et nous pensons qu’elle aurait tort de s’en priver. Il y a un dialogue – bon ou mauvais – entre les États-Unis, l’Union soviétique et le général de Gaulle ; pour Mao Tsé-toung comme hier pour Nehru, la France, c’est la Révolution et le général de Gaulle. Il y a un dialogue – bon ou mauvais – entre la droite, la gauche et le général de Gaulle, parce qu’elles savent qu’il n’appartient ni à l’une ni à l’autre. Son successeur fera de son mieux, mais il ne sera son successeur dans le destin de la France, que s’il échappe à l’univers où l’on confond les compromis avec les décisions, les intentions avec l’action, la France que l’on souhaite ou que l’on rêve, avec la France que l’on fait.

Or, le gouvernement qu’envisage M. Mitterrand, c’est déjà le compromis. Non la conjugaison de tendances parentes : le compromis fondamental. Ses vingt-huit options ne forment pas une politique, mais un catalogue d’intentions. Il n’est pas le successeur du général de Gaulle : il est son prédécesseur. Il s’agit de choisir entre un homme de l’histoire, qui a assumé la France et que la France ne retrouvera pas demain, et les politiciens, que l’on retrouve toujours.

J’ai terminé. Quelques-uns d’entre vous connaissent la lettre que Bernanos écrivit à ses amis en 1942 : Ne vous tourmentez donc pas, la France a inventé Jeanne d’Arc, elle a inventé Saint-Just, elle a inventé Clemenceau, elle n’a pas fini d’en inventer ! C’est son affaire !

La nôtre, ce serait d’empêcher qu’on les brûle !…

Espoir, 1973, n° 2.

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29 05 1966

Charles de GAULLE, président le la République, est à Douaumont pour le cinquantième anniversaire de la bataille Verdun

Un demi-siècle a passé depuis que se déroula la grande bataille de Verdun. Combien, pourtant, demeure profond le mouvement des âmes que soulève son souvenir ! Cela est vrai des anciens combattants et, d’abord, de ceux d’entre eux qui sont venus attester aujourd’hui leur fierté et leur fidélité. Cela est vrai, aussi, d’innombrables Français et Françaises qui savent que, pour notre pays, tout dépendit de ce qui fut alors joué et gagné ici. Cela est vrai, enfin, de tant et tant d’hommes et de femmes qui, partout dans le monde, s’émeuvent encore à la pensée du drame dont l’Histoire a été marquée sur le terrain que voilà. De part et d’autre de la Meuse, dans un secteur étroit de 24 kilomètres, entre le 21 février 1916 et le 7 septembre 1917, les armées de deux grands peuples guerriers tentèrent de se broyer mutuellement sur place. Lutte si dure, qu’au total, plus de deux millions d’hommes y prirent part, plus de 700 000 y tombèrent, plus de 200 000 y moururent, plus de 50 millions d’obus y furent tirés. Lutte si sombre que, pour prendre ou perdre tour à tour quelques lambeaux d’un terrain pulvérisé, des dépenses inouïes de valeur et de sacrifice furent prodiguées de part et d’autre, sans que la lumière du triomphe ait lui sur aucun des deux camps.

Les Allemands avaient pris l’offensive. Pour Falkenhayn, qui les commandait au nom de l’empereur Guillaume II, il s’agissait en effet de régler son compte à notre armée. A l’Est, les Russes venaient d’être refoulés par les forces germaniques et austro-hongroises. A l’Ouest, les Britanniques n’étaient pas encore en mesure de déployer toutes leurs possibilités et celles des Belges, malgré leur valeur, ne pouvaient être que limitées, tandis que les Français se trouvaient fort éprouvés par leurs assauts coûteux de l’année 1915, sérieusement engagés en Orient contre les Turcs et les Bulgares et, au surplus, dépourvus d’une artillerie lourde moderne. Par contre, on pouvait prévoir, qu’avant longtemps, les troupes du tsar repartiraient en avant, que celles de Haig auraient reçu des renforts importants, que celles de Joffre commenceraient à utiliser la masse des gros canons que fabriquaient maintenant nos usines, que l’entrée en ligne de l’Italie, celle d’une partie de la Grèce, la constance de la Serbie, l’intervention attendue de la Roumanie, poseraient aux Empires de nouveaux et difficiles problèmes. L’état-major allemand jugeait donc bon de prendre les devants en enfonçant l’adversaire principal. Comme objectif, il se donnait la charnière de Verdun. Car, stratégiquement, il pourrait y briser l’articulation des deux branches Nord et Est de notre front et exploiter ensuite cette rupture ; tactiquement, la forme enveloppante des lignes de l’assaillant favoriserait à l’extrême l’action concentrique de sa formidable artillerie ; symboliquement, l’enlèvement d’une place, connue depuis toujours comme le boulevard de la France, serait la revanche de la Marne.

Le 21 février, la Ve armée allemande, sous les ordres du Kronprinz, entame l’action. Pendant six mois, sans relâche, ses attaques vont se succéder. Tout d’abord, elle essaie de percer nos positions d’un seul coup sur la rive droite de la Meuse, depuis Ornes jusqu’à Brabant. Mais, bien que son avance atteigne le fort de Douaumont, elle ne peut rompre la défense qui, malgré de lourdes pertes, se retrouve, dès le 26, cohérente et continue. C’est alors, à la rive gauche, qu’au début du mois de mars s’étend l’effort de l’ennemi, arrêté bientôt sur les pentes du Mort-Homme et de la Côte de l’Oie. Peu après, en lisière de la Woëvre, il aborde le fort de Vaux, sans pouvoir encore l’enlever. Le 9 avril, sur tout le front entre Avaucourt et Damloup, il passe à l’attaque générale. Mais, en dépit de quelques progrès, celle-ci se heurte à une résistance dans l’ensemble irréductible.

Cependant, l’assaillant s’acharne. Jusqu’au mois d’août, il entreprend de s’emparer successivement de chacun des points d’appui français. Actions brutales à l’extrême, qui consistent à concentrer sur un objectif limité le feu intense des batteries, puis à donner l’assaut aux défenseurs décimés et atterrés par l’infernal bombardement. Parfois, peuvent être conquises de cette façon quelques parcelles ravagées, à moins que l’attaque ne soit bloquée par le tir des fantassins français restés vivants et résolus et par nos barrages d’artillerie. Ainsi, sont mis tour à tour au terrible ordre du jour : Douaumont, Thiaumont, Fleury, le fort et le village de Vaux, les Côtes du Poivre, de Talou, de l’Oie, le Mort-Homme, la cote 304, etc., où les unes après les autres, 70 de nos divisions occupent les positions bouleversées, les réparent et les défendent ; chacune n’étant relevée, suivant la règle, qu’après avoir perdu le tiers de son effectif.

Pourtant, tout en déployant dans cette zone des efforts massifs, les deux adversaires se gardent d’y engager tous leurs moyens. Joffre, qui prépare pour l’été une grande offensive sur la Somme, cherche à limiter sur la Meuse les dépenses d’hommes et de munitions. Falkenhayn, qui a vu sa tentative initiale de rupture tourner en vains combats d’usure, s’attend à subir bientôt de puissantes attaques à l’Ouest et à l’Est et se ménage des réserves. D’ailleurs, dans cette phase de la guerre, la fortification continue du front et le fait que l’armement, s’il est puissant, ne peut être mobile excluent la surprise, la manœuvre et le mouvement. Aussi la bataille, enfermée dans un étroit champ clos, n’est-elle que la mise en œuvre d’une énorme et écrasante machinerie de la destruction.

Dans ces conditions, qu’il s’agisse de mettre en ligne, sur des positions continuellement détruites, des troupes sans cesse renouvelées, combattant ou veillant le jour, cheminant ou travaillant la nuit, au milieu des débris, des entonnoirs et des cadavres ; ou d’installer des batteries en perpétuelle mutation ; ou de rétablir indéfiniment les réseaux interrompus de communications, de transmissions, d’observation ; ou de remanier sans relâche et déclencher à tout instant les plans de feux, de renseignements, de liaisons, établis à chaque échelon ; ou de porter vers l’avant la masse incroyable de matériel, de munitions, d’approvisionnements, que consomme le front de combat et qui, pour les Français, vient de l’arrière par la seule route Bar-le-Duc – Verdun ; ou de faire en sorte que, du haut en bas, responsables et exécutants soient entraînés dans l‘engrenage irrésistible des missions claires, des ordres précis et des contraintes calculées, l’art militaire a pour traits essentiels : la prévoyance, la méthode, l’organisation, puis, quand l’action est déclenchée avec son flot habituels d’alarmes et de faux semblants, une sérénité silencieuse que ne doivent ébranler ni les secousses, ni les mirages, et à laquelle, du fond de leur angoisse, les surbordonnés répondent par leur propre abnégation.

Ces dons de chef, Pétain les possède par excellence. Mis, le 26 février, à la tête de la IIe armée par Joffre, qui décide en même temps de tenir ferme à Verdun, il installe son poste à Souilly. C’est là que, jusqu’au 1er mai, il va commander la défense, de telle sorte que notre dispositif, articulé en quatre groupements : Guillaumat, Balfourier et Duchêne sur la rive droite, Bazelaire sur la rive gauche, ne cessera jamais, dans son ensemble, d’être bien agencé, bien pourvu et bien résolu, et que l’offensive de l’ennemi échouera décidément malgré la supériorité de feu que lui assurent 1 000 pièces d’artillerie lourde. Si, par malheur, en d’autres temps, dans l’extrême hiver de sa vie et au milieu d’événements excessifs, l’usure de l’âge mena le Maréchal Pétain à des défaillances condamnables, la gloire que, vingt-cinq ans plus tôt, il avait acquise à Verdun, puis gardée en conduisant ensuite l’armée française à la victoire, ne saurait être contestée, ni méconnue, par la patrie.

A partir du mois d’août 1916, une fois brisés les derniers assauts des Allemands, Falkenhayn étant remplacé à leur tête par Hindenburg, il nous fallait reprendre à l’ennemi le terrain, qu’au prix de tant d’efforts, il nous avait arraché pas à pas. C’est ce qui fut fait, grâce à la concentration et à l’appui d’une puissante artillerie, en trois brèves et brillantes attaques. La première, déclenchée le 24 octobre, sur l’ordre de Nivelle qui a succédé à Pétain au commandement de la IIe armée, nous remet en possession de Fleury, de Thiaumont, de Vaux, de Douaumont. C’est Mangin qui a préparé et conduit cette éclatante opération. Le 15 décembre, Guillaumat, qui à son tour commande l’armée de Verdun, lance de nouveau Mangin en avant. Du coup, retombent entre nos mains la Côte du Poivre, Louvemont, Bezonvaux, Hardaumont. Enfin, le 20 août 1917, une avance générale, exécutée sur les deux rives de la Meuse, nous rend Beaumont, Samognieux, la Côte de Talou, Champneuville, Regnéville, la Côte de l’Oie, Cumières et tout l’ensemble des massifs du Mort-Homme et de la cote 304. Le gigantesque affrontement, qui pendant dix-huit mois a mis aux prises à Verdun les deux armées les plus fortes du monde, se termine donc par un succès français. Hindenburg peut écrire : « Pour nous, c’est une blessure qui ne se refermera plus ».

Dans cette zone du front, de toutes la plus bouleversée et la plus creusée de tombeaux, la bataille s’assoupit alors. Cependant, un an après, quelques semaines avant la fin de la guerre et tandis que Foch mène l’offensive générale des Alliés, la jeune armée américaine de Pershing, aidée par le corps français de Claudel, attaquera vaillamment au nord de Verdun. Le 26 septembre 1918, sur la rive gauche de la Meuse, elle s’emparera des positions allemandes entre Forges et Avaucourt et parviendra jusqu’à Monfaucon. Puis, en octobre, elle progressera sur la rive droite au-delà de la ligne Ornes-Brabant d’où était naguère parti le grand assaut de l’ennemi. Bientôt, là comme ailleurs, l’armistice victorieux du 11 novembre fera taire la voix des canons.

Celle de l’Histoire lui succède. Sans doute, depuis cinquante ans, d’autres graves événements ont-ils bouleversé les nations. Sans doute, le destin de la France, qui avait pu paraître assuré à l’issue de la première Guerre mondiale, ne fut-il sauvé dans la Deuxième, après un effondrement sans mesure, qu’en vertu d’une sorte de prodige et non sans de cruels ravages matériels et moraux. Pourtant, rien de tout cela n’infirme, bien au contraire ! les leçons que nous tirons de la grande épreuve de Verdun.

L’une se rapporte à nous-mêmes. Sur ce champ de bataille, il fut démontré, qu’en dépit de l’inconstance et de la dispersion qui nous sont trop souvent naturelles, le fait est, qu’en nous soumettant aux lois de la cohésion, nous sommes capables d’une ténacité et d’une solidarité magnifiques et exemplaires. En demeurent les symboles, comme ils en furent les artisans au milieu du plus grand drame possible, tous nos soldats couchés dessus le sol à la face de Dieu [1] et dont les restes sont enterrés sur cette pente en rangs de tombes pareilles ou confondues dans cet ossuaire fraternel. C’est pourquoi leur sépulture est, pour jamais, un monument d’union nationale que ne doit troubler rien de ce qui, par la suite, divisa les survivants. Telle est, au demeurant, la règle posée par notre sage et séculaire tradition qui consacre nos cimetières militaires aux seuls combattants tués sur le terrain [2].

Une autre leçon qu’enseigne Verdun s’adresse aux deux peuples dont les armées y furent si chèrement et si courageusement aux prises. Sans oublier que leurs vertus militaires atteignirent ici les sommets, Français et Allemands peuvent conclure des événements de la bataille, comme de ceux qui l’avaient précédée et de ceux qui l’ont suivie, qu’en fin de compte les fruits de leurs combats ne sont rien que des douleurs. Dans une Europe qui doit se réunir tout entière après d’affreux déchirements, se réorganiser en foyer capital de la civilisation, redevenir le guide principal d’un monde tourné vers le progrès, ces deux grands pays voisins, faits pour se compléter l’un l’autre, voient maintenant s’ouvrir devant eux la carrière de l’action commune, fermée depuis qu’à Verdun même, il y a 1 123 ans, se divisa l’Empire de Charlemagne. Cette coopération directe et privilégiée, la France l’a voulue, non sans mérite mais délibérément, quand, en 1963, elle concluait avec l’Allemagne un traité plein de promesses. Elle y est prête encore aujourd’hui.

La troisième leçon concerne nos rapports avec tous les peuples de la terre. Notre pays ayant fait ce qu’il a fait, souffert ce qu’il a souffert, sacrifié ce qu’il a sacrifié,ici comme partout et comme toujours, pour la liberté du monde, a droit à la confiance des autres. S’il l’a montré hier en combattant, il le prouve aujourd’hui en agissant au milieu de l’univers, non point pour prendre ou dominer, mais au contraire pour aider, où que ce soit, à l’équilibre, au progrès et à la paix. C’est ainsi que le souvenir de Verdun est lié directement à nos efforts d’à présent. Puissent en être affermies la foi de tous les Français et l’espérance de tous les hommes en l’éternelle vocation de la France !

Vive la France !

*****

 16 09 1969 

Discours de politique générale de Jacques CHABAN DELMAS, Premier Ministre, sur la Nouvelle Société.

Mesdames, messieurs, comment s’adresser aux Français sans évoquer le rôle que la France peut aspirer à jouer dans le monde ? Le général de Gaulle l’a clairement défini : assurer l’indépendance nationale, condition du combat pour la paix du monde et pour la solidarité entre tous les peuples.

Mais il serait illusoire d’affirmer, en ces domaines majeurs, une telle continuité pleine d’exigences, si nous ne dotions pas la France des moyens de réaliser nos raisonnables ambitions.

Or, j’affirme qu’aujourd’hui, plus encore qu’hier, l’action internationale de la France ne saurait être efficace si l’évolution de son économie ne lui permettait pas d’accéder au rang de véritable puissance industrielle.

Depuis vingt ans passés, de multiples efforts ont été faits dans ce sens. La France industrielle a commencé à devenir une réalité. Mais l’ouverture toujours plus large des frontières, la compétition plus vive qui en découle, nous commandent des changements profonds d’objectifs, de structures, de moyens et même, et peut-être surtout, de mentalité.

Je ne m’attarderai pas à rappeler et à justifier l’ajustement monétaire, non plus que les mesures d’assainissement économique. Je me bornerai à souligner qu’il s’agissait de fonder l’action de demain sur des bases solides.

Pour cela, il faut redresser la conjoncture fort et vite, sans compromettre le niveau de vie, c’est-à-dire en demandant davantage aux mieux pourvus et en commençant à améliorer le sort des plus défavorisés.

Quant au taux choisi, il est celui qui restaure le rapport réel de compétitivité, sans nous donner d’avantages artificiels qui auraient compromis la coopération internationale, et notamment européenne.

Ces mesures d’assainissement étaient certes indispensables. Mais elles laissent entiers les problèmes de fond.

Ces problèmes, nous devons les examiner lucidement, sans avoir peur ni des mots ni des faits. Telle est en tout cas la détermination du Gouvernement, qui a choisi, ainsi que je l’ai dit à plusieurs reprises, de considérer les citoyens comme des adultes et qui est convaincu que seule, la vérité permet d’obtenir une adhésion raisonnée aux objectifs nationaux et de mobiliser les efforts de tous pour les atteindre.

Cet assentiment de la nation à l’action gouvernementale pour l’assainissement entrepris comme pour le redressement dont je vais maintenant traiter, il nous faut d’abord le recevoir du Parlement. C’est le sens qu’aura le vote que je vous demande au nom du Gouvernement.

Le malaise que notre mutation accélérée suscite tient, pour une large part, au fait multiple que nous vivons dans une société bloquée. Mais l’espoir qui peut mobiliser la nation, il nous faut le clarifier, si nous voulons conquérir un avenir qui en vaille la peine.

De cette société bloquée, je retiens trois éléments essentiels, au demeurant liés les uns aux autres de la façon la plus étroite : la fragilité de notre économie, le fonctionnement souvent défectueux de l’Etat, enfin l’archaïsme et le conservatisme de nos structures sociales.

Notre économie est encore fragile. Une preuve en est que nous ne pouvons accéder au plein emploi sans tomber dans l’inflation. C’est cette tendance à l’inflation qui nous menace en permanence d’avoir à subir la récession ou la dépendance.

Pourquoi cette fragilité ? Avant tout, à cause de l’insuffisance de notre industrie.

Le rapport, récemment publié, du comité du développement industriel est à cet égard éloquent : d’abord, la part de l’industrie dans notre production est trop réduite ; ensuite, alors que les industries du passé sont hypertrophiées, que la rentabilité immédiate des industries de pointe est souvent faible, l’insuffisance est patente en ce qui concerne l’essentiel, c’est à dire les industries tournées vers le présent. Bien plus ce retard s’accroît puisque, depuis plusieurs années, l’industrie n’est pour rien dans l’augmentation nette du nombre des emplois.

Or la faiblesse de notre base industrielle handicape tout notre développement économique.

Sur le plan extérieur, elle est à l’origine de ce que la composition de nos exportations n’est pas celle d’un pays entièrement développé.

Sur le plan intérieur, elle freine l’indispensable mutation agricole, encourage la prolifération des services, alourdit les charges de la vie collective et, en définitive, retentit directement sur notre niveau de vie.

Serions-nous donc inaptes au développement industriel ?

Certainement pas ! Dans l’ensemble, nous ne travaillons pas moins que les autres et, dans certains domaines, nous travaillons aussi bien et parfois mieux.

Mais nous supportons aujourd’hui le poids d’un long passé. (Exclamations sur les bancs de la fédération de la gauche démocrate et socialiste.) Jusqu’à la dernière guerre mondiale, nous avons cru pouvoir nous soustraire, dans une large mesure, à l’effort d’industrialisation. L’équilibre de notre balance des paiements était assuré par les revenus des avoirs dont nous disposions à l’extérieur. Grâce à cette situation, nous avons pu développer de multiples protections, d’abord vis-à-vis de l’étranger et aussi sur le plan interne. D’où la multiplication, dans notre société, de garanties de toute nature qui, à court terme, assuraient la sécurité, mais qui n’en étaient pas moins des obstacles au développement industriel.

Aujourd’hui, nous avons à faire face à une situation bien différente. Les facilités de l’avant-guerre ont disparu, nous sommes confrontés quotidiennement à la nécessité d’assurer par notre travail 1’équilibre de nos paiements. Or nous avons des appétits de consommation qui sont ceux d’une société très développée, sans posséder la base industrielle d’une telle société : d’où, comme je l’ai dit, la tendance permanente chez nous à l’inflation. Le remède est évidemment de développer notre base industrielle.

Mais ici l’économie rejoint le politique et le social. En effet, le fonctionnement défectueux de l’Etat et l’archaïsme de nos structures sociales sont autant d’obstacles au développement économique qui nous est nécessaire.

Tentaculaire, et en même temps inefficace : voilà, nous le savons tous, ce qu’est en passe de devenir l’Etat, et cela en dépit de l’existence d’un corps de fonctionnaires, très généralement compétents et parfois remarquables.

Tentaculaire, car, par l’extension indéfinie de ses responsabilités, il a peu à peu mis en tutelle la société française tout entière.

Cette évolution ne se serait point produite si, dans ses profondeurs, notre société ne l’avait réclamée. Or c’est bien ce qui s’est passé. Le renouveau de la France après la Libération, s’il a mobilisé les énergies, a aussi consolidé une vieille tradition colbertiste et jacobine, faisant de l’Etat une nouvelle providence. Il n’est presque aucune profession, il n’est aucune catégorie sociale qui n’ait, depuis vingt-cinq ans, réclamé ou exigé de lui protection, subventions, détaxation ou réglementation.

Mais, si l’Etat ainsi sollicité a constamment étendu son emprise, son efficacité ne s’est pas accrue car souvent les modalités de ses interventions ne lui permettent pas d’atteindre ses buts.

Est-il besoin de citer des exemples ?

Nos collectivités locales étouffent sous le poids de la tutelle. Nos entreprises publiques, passées sous la coupe des bureaux des ministères, ont perdu la maîtrise de leurs décisions essentielles : investissements, prix, salaires. Les entreprises privées elles-mêmes sont accablées par une réglementation proliférante.

Le résultat de tout cela ? C’est d’abord le gonflement des masses budgétaires. C’est ensuite, pour les partenaires de l’Etat, un encouragement à la passivité et à l’irresponsabilité.

Et si encore toutes nos interventions, qu’il s’agisse de prélèvements fiscaux ou des subventions publiques, atteignaient leur but !

Mais il s’en faut de beaucoup.

Notre système fiscal est ressenti comme étant à bien des égards affecté par l’inégalité et faussé par la fraude.

La fiscalité est en outre le domaine d’élection du perfectionnisme administratif et, permettez-moi de le dire, parlementaire. A force de vouloir, par des subtilités sans nombre, rendre l’impôt plus juste ou plus efficace, on l’a rendu souvent inintelligible, ce qui le prédispose à être inefficace et injuste.

S’agit-il des subventions ?

Parmi les subventions économiques, la majeure part, et de loin, va non pas à des activités d’avenir, ni à des opérations de reconversion, mais au soutien d’activités devenues non rentables.

Quant aux subventions sociales, leur distribution est dominée par une conception étroitement juridique de l’égalité qui aboutit à l’absence d’équité. Sous prétexte de ne pas faire de différence entre les bénéficiaires, on fournit des aides identiques à ceux qui en ont le plus grand besoin, à ceux qui en ont modérément besoin et aussi à ceux qui n’en ont pas besoin du tout. Résultat : les buts initiaux ne sont pas atteints.

Notre politique agricole, notre politique des entreprises nationales, notre politique des transferts sociaux offrent les exemples les plus manifestes. Bien entendu, ce n’est pas par hasard qu’elles se sont introduites, depuis des dizaines d’années, dans le fonctionnement de l’Etat. Pour une large part, elles sont le reflet de structures sociales, voire mentales, encore archaïques ou trop conservatrices.

Nous sommes encore un pays de castes. Des écarts excessifs de revenus, une mobilité sociale insuffisante maintiennent des cloisons anachroniques entre les groupes sociaux. Des préjugés aussi : par exemple dans une certaine catégorie de la population ouvrière, à l’encontre des métiers techniques ou manuels.

J’ajoute que ce conservatisme des structures sociales entretient l’extrémisme des idéologies. On préfère trop souvent se battre pour des mots, même s’ils recouvrent des échecs dramatiques, plutôt que pour des réalités. C’est pourquoi nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu’en faisant semblant de faire des révolutions. (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la République, du groupe des républicains indépendants et sur de nombreux bancs du groupe Progrès et démocratie moderne.) La société française n’est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures.

Enfin, comme Tocqueville l’a montré, et ceci reste toujours vrai, il existe un rapport profond entre l’omnipotence de l’Etat et la faiblesse de la vie collective dans notre pays. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Les groupes sociaux et les groupes professionnels sont, par rapport à l’étranger, peu organisés et insuffisamment représentés. Ceci ne vise aucune organisation en particulier mais les concerne toutes, qu’il s’agisse des salariés, des agriculteurs, des travailleurs indépendants, des employeurs: le pourcentage des travailleurs syndiqués est particulièrement faible. Tout récemment encore, le malentendu sur l’assurance-maladie des non-salariés n’a été rendu possible que par l’insuffisance d’autorité des organisations professionnelles. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

La conséquence de cet état de choses est que chaque catégorie sociale ou professionnelle, ou plutôt ses représentants, faute de se sentir assez assurés pour pouvoir négocier directement de façon responsable, se réfugient dans la revendication vis-à-vis de l’Etat, en la compliquant souvent d’une surenchère plus ou moins voilée. A un dialogue social véritable, se substitue ainsi trop souvent un appel à la providence de l’Etat, qui ne fait que renforcer encore son emprise sur la vie collective, tout en faisant peser un poids trop lourd sur l’économie tout entière.

Ce tableau a été volontairement brossé en couleurs sombres. Je le crois nécessaire, comme je crois aussi que les Français sont aujourd’hui en état de le considérer et d’en tirer les leçons. C’est aussi parce que j’ai la conviction que nous entrons dans une époque nouvelle, où de grands changements sont possibles, et qu’en accord avec le Président de la République, avec le Gouvernement tout entier et, je l’espère, avec votre appui et votre soutien, j’ai la volonté d’entreprendre ces grands changements.

On me dira qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance des forces de résistance au changement.

Je le sais bien. Il y a un conservateur en chacun de nous, et ceci est vrai dans chacune des tendances de l’opinion, y compris celles qui se réclament de la révolution. (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la République. du groupe des républicains indépendants et sur plusieurs bancs du groupe Progrès et démocratie moderne.) Je le sais d’autant mieux que je le comprends.

Depuis vingt ans, la France, après avoir longtemps retardé les échéances et les mutations, s’est trouvée obligée de les affronter toutes à la fois: explosion démographique, bouleversement technologique, décolonisation, urbanisation, et maintenant compétition internationale pleine et entière.

Comment chacun de nous n’aurait-il pas, sur tel ou tel point, un réflexe de conservation ? Réflexe d’autant plus justifié que nous avons, en effet, bien des choses excellentes à conserver. Car nous sommes un vieux peuple, et nous avons beaucoup accumulé.

Et pourtant. je suis certain que nous devons aujourd’hui nous engager à fond dans la voie du changement.

Il y a à cela deux raisons principales:

La première est que, si nous ne le faisions pas, nous nous exposerions à un avenir qui ne serait guère souriant.

D’une part, nous risquerions de  » décrocher  » durablement par rapport aux grands pays voisins qui, par suite de circonstances diverses, ont commencé plus tôt que nous la révolution du développement économique et qui sont bien décidés à la poursuivre. Et il n’y a pas loin du retard économique à la subordination politique.

D’autre part, notre existence en tant que nation serait elle-même menacée. Nous sommes, en effet, une société fragile, encore déchirée par de vieilles divisions et, faute de pouvoir maintenir notre équilibre dans la routine et la stagnation, nous devons le trouver dans l’innovation et le développement.

La seconde raison, la raison positive, c’est que la conquête, d’un avenir meilleur pour tous justifie à elle seule tous les efforts, tous les changements.

Il y a peu de moments dans l’existence d’un peuple où il puisse autrement qu’en rêve se dire: « Quelle est la société dans laquelle je veux vivre »? et aussi construire effectivement cette société.

J’ai le sentiment que nous abordons un de ces moments. Nous commençons en effet à nous affranchir de la pénurie et de la pauvreté. qui ont pesé sur nous depuis des millénaires.

Le nouveau levain de jeunesse, de création, d’invention qui secoue notre vieille société peut faire lever la pâte de formes nouvelles et plus riches de démocratie et de participation, dans tous les organismes sociaux comme dans un Etat assoupli, décentralisé, désacralisé. Nous pouvons donc entreprendre de construire une nouvelle société.

Cette nouvelle société à laquelle nous aspirons, il serait vain de prétendre en fixer à l’avance tous les contours. Il faut laisser à l’avenir ce qui n’appartient qu’à lui et c’est la spontanéité du corps social qui en décidera.

Mais il est permis, il est même nécessaire d’en esquisser dès à présent les grands traits.

Cette nouvelle société, quant à moi, je la vois comme une société prospère, jeune, généreuse et libérée.

Une société prospère, parce que chacune des fins essentielles de notre vie collective suppose que nous disposions de grandes possibilités matérielles : parce que c’est la prospérité qui permet de faire passer le droit dans les faits et le rêve dans la réalité. Une société prospère, c’est-à-dire une société dans laquelle chacun des gestes qui concourent à la production soit plus efficace, parce qu’il incorpore plus de savoir et s’inscrit dans une organisation plus réfléchie et prend appui sur une plus grande quantité de capital accumulé.

Mais si la prospérité conditionne tout, elle n’est pas tout. L’exemple de pays plus avancés que nous dans la voie du développement économique le montre. La prospérité est nécessaire pour édifier une société meilleure : elle n’est pas suffisante, à beaucoup près, aux yeux de ceux qui ne manquent pas d’ambitions humaines.

Les mots qui les ont désignées, ces ambitions – liberté, égalité, fraternité – ont perdu, il est vrai, une partie de leur poids, d’abord parce qu’ils sont anciens, ensuite, peut-être, parce qu’ils sont abstraits. Mais c’est à nous qu’il appartient de leur donner un sens nouveau, une réalité nouvelle et concrète, que seul rend possible le développement économique.

Une société libérée, celle dont nous rêvons, est une société qui, au lieu de brider les imaginations, leur offre des possibilités concrètes de s’exercer et de se déployer.

C’est pourquoi notre société nouvelle aura tout d’abord le visage de la jeunesse. La vague démographique des vingt-cinq dernières années nous offre une chance unique de rajeunissement. En outre, l’éclosion des talents est souvent plus précoce aujourd’hui qu’il y a un siècle.

Comment refuserions-nous, au nom de principes caducs et en nous accrochant à des structures périmées, d’offrir à notre jeunesse une participation pleine et entière à la construction de l’avenir, de son avenir ?

Mais cette société ne sera vraiment la sienne, et du coup pleinement la nôtre, que, si elle est plus généreuse.

C’est sous l’égide de la générosité que je vous propose de placer notre action. Nous devons aller au-delà d’un égalitarisme de façade qui conduit à des transferts importants sans faire disparaître pour autant les véritables pauvretés morales et matérielles. Nous devons, par une solidarité renforcée, lutter contre toutes les formes d’inégalité des chances.

Nous devons aussi apprendre à mieux respecter la dignité de chacun, admettre les différences et les particularités, rendre vie aux communautés de base de notre société, humaniser les rapports entre administrations et administrés, en un mot transformer la vie quotidienne de chacun. Enfin – et c’est là l’essentiel – nous devons reprendre l’habitude de la fraternité, en remplaçant mépris et indifférence par compréhension et respect.

Rien de tout cela ne sera possible sans un vaste effort d’imagination et d’organisation dans tous les domaines, visant à la fois l’éducation permanente et le libre accès à l’information, la transformation des rapports sociaux et l’amélioration des conditions et de l’intérêt du travail, l’aménagement des villes et la diffusion de la culture et des loisirs. Quelle exaltante entreprise !

Bien entendu, ce n’est pas en un jour que nous atteindrons de tels objectifs. Ce n’est pas en un jour non plus que nous définirons les étapes et que nous fixerons les moyens.

Cela ne pourra être fait qu’après une consultation approfondie de l’ensemble des partenaires économiques et sociaux, et cette consultation s’engage en ce moment même avec la préparation du VIe Plan.

Comme vous le savez, les commissions spécialisées se réunissent à partir de ce mois-ci et c’est au printemps prochain qu’aura lieu le débat sur les grandes options. C’est dans ce cadre et à cette échéance que nous arrêterons de façon cohérente et complète l’ensemble de nos objectifs à moyen terme et comment les atteindre.

Le VIe Plan sera donc l’instrument économique indispensable à la satisfaction de nos ambitions sociales.

Mais dès à présent – car il faut agir vite – voici les orientations fondamentales et les premières mesures que je soumets à votre approbation.

Elles visent une meilleure formation et une meilleure information du citoyen, une redéfinition du rôle de l’Etat, le développement de notre compétitivité, enfin, un rajeunissement des structures sociales.

Le Gouvernement considère la politique de formation et d’enseignement comme prioritaire. Lorsque vous examinerez le projet de budget pour 1970, vous constaterez que les crédits de l’éducation nationale augmentent deux fois plus vite que l’ensemble des dépenses budgétaires.

Le Gouvernement continuera, avec les adaptations nécessaires, d’appliquer la loi d’orientation que le Parlement a votée. L’année universitaire 1969-1970 verra donc la mise en place de nouvelles universités et l’application du principe d’autonomie.

Par ailleurs, l’information scolaire et professionnelle sera développée au profit des enseignants, des parents, des élèves et des étudiants. Elle devra permettre une meilleure orientation des jeunes et faciliter, par voie de conséquence, le processus de démocratisation.

Sans oublier, pour autant, la finalité culturelle de l’éducation, le Gouvernement multipliera la possibilité d’insertion professionnelle des jeunes, notamment par la priorité donnée à l’enseignement technique et professionnel à tous les niveaux ; formation professionnelle accélérée à seize ans, brevets d’enseignement professionnel à dix-huit ans, baccalauréats techniques, diplômes des instituts universitaires de technologie, diversification des enseignements universitaires.

Mais il ne suffit pas de former des hommes ; il faut aussi les informer, complètement, c’est-à-dire contradictoirement.

Ceci concerne d’abord l’O. R. T. F. qui doit conserver son caractère de service public, garant de la qualité de l’ensemble des programmes. Mais, pour qu’il puisse répondre pleinement à sa vocation, son autonomie doit être assurée, une compétition véritable doit être organisée en son sein, et il doit être ouvert à tous.

D’abord l’autonomie.

Dès ma prise de fonctions, Je me suis porté personnellement garant de l’indépendance de l’Office et ses dirigeants ne m’ont saisi, depuis, d’aucune infraction au respect de cette indépendance.

C’est également pour renforcer cette autonomie que des textes préciseront dans les semaines à venir les droits et obligations réciproques de l’Office et de l’Etat en matière financière. Le régime fiscal de droit commun sera applicable à l’Office dès 1970 et celui-ci recouvrera progressivement, et dans un délai déterminé, la pleine responsabilité de l’emploi des ressources dont il peut disposer.

Dans le même esprit, sur le plan du personnel, l’Office sera doté d’un comité d’entreprise et le rôle des commissions paritaires sera développé.

Il faut aussi qu’une large décentralisation améliore le fonctionnement de l’Office et permette qu’une véritable compétition soit organisée en son sein, grâce, notamment, à l’existence de deux chaînes et, plus tard, d’une troisième. J’ai demandé aux responsables de l’Office de créer deux unités autonomes d’information correspondant aux deux chaînes existantes.

Le directeur de chacune de ces deux unités d’information choisira, librement, les journalistes de son équipe et utilisera sous sa seule autorité les moyens mis à sa disposition.

Afin de garantir leur indépendance, ces directeurs seront nommés pour une durée déterminée selon les normes de la profession et ne seront révocables que pour faute professionnelle grave, après avis du conseil d’administration.

Il s’agit ainsi de mettre progressivement en place une organisation responsable, dans laquelle la qualité des productions et l’objectivité de 1’infomation trouveront leur meilleure garantie dans le talent, la liberté, l’émulation et la conscience professionnelle des journalistes. (Applaudissements sur les bancs de I’union des démocrates pour la République et républicains indépendants et du groupe Progrès et démocratie moderne. Mouvements divers sur les bancs de la fédération de la gauche démocrate et socialiste.)

Enfin, il faut que l’Office soit ouvert également à tous. A cette fin, j’ai demandé de prévoir des modalités et des temps d’antenne pour que puissent s’exprimer régulièrement toutes les formations politiques et les organisations socio-professionnelles nationales.

Voilà pour ce qui sera accompli dès à présent dans le cadre du statut existant.

Par ailleurs, je vais confier à une commission restreinte, en nombre mais pas en qualité, et qui procédera à de larges consultations, mandat d’étudier les modifications à apporter au statut de l’Office. Le rapport de cette commission sera rendu public. Je ferai ensuite au Parlement les propositions nécessaires.

Voilà pour l’O.R.T.F..

Mais l’information n’est pas seulement l’affaire de l’Office. En particulier, les études et les rapports de toute nature qu’effectue l’administration à l’intention du Gouvernement sont devenus aujourd’hui une source d’information irremplaçable sur les questions qui intéressent tous les citoyens. C’est pourquoi ces rapports et ces études seront désormais publiés et les instructions nécessaires ont été données.

J’ai dit qu’il nous fallait redéfinir le rôle de l’Etat. Il doit désormais mieux faire son métier, mais s’en tenir là et ne pas chercher à faire aussi celui des autres.

Pour cela. il devra donner ou restituer aux collectivités locales, aux université, aux entreprises nationalisées, une autonomie véritable et. par suite, une responsabilité effective.

Pour les collectivités locales, il faut aller dans le sens de la décentralisation et une consultation de l’ensemble des associations représentatives va être engagée à cet effet.

Pour les universités, 1a loi d’orientation a fixé les principes; je n’y reviens pas.

Pour les entreprises publiques, il s’agit d’en faire de vraies entreprises. en leur restituant la maîtrise de leurs décisions, ce qui implique que la responsabilité de leurs dirigeants soit effectivement sanctionnable. (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates poser la République. du groupe des républicains indépendants et sur plusieurs bancs du groupe Progrès et démocratie moderne.)

Le Gouvernement vous présentera dans les prochaines semaines un nouveau projet de convention de la S.N.C.F. conforme à ces principes. Dans le même esprit, un contrat est en cours d’élaboration avec Electricité et Gaz de France, et les études préalables à une révision prochaine des relations entre l’Etat, les collectivités locales intéressées et la Régie autonome des transports parisiens ont été engagées. La contractualisation des rapports entre l’Etat et les entreprises publiques sera progressivement généralisée.

En second lieu, nous cesserons de considérer comme intangibles les missions et l’organisation des administrations, telles qu’elles se perpétuent d’année en année à travers un budget qu’on ne peut plus modifier que par addition. (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la République, des républicains indépendants et sur plusieurs bancs du groupe Progrès et démocratie moderne.)

Nous appliquerons donc systématiquement les méthodes modernes de rationalisation des choix budgétaires. Ceci se traduira dans les deux ans qui viennent par la présentation au Parlement d’un budget fonctionnel.

Ces méthodes, qui feront apparaître les doubles emplois et les missions inutiles, entraîneront sans doute la suppression d’un certain nombre de services, directions ou organismes extérieurs. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Mais, sans attendre ces conclusions, je prescris aux ministres de me présenter dans les trois mois un plan de réorganisation de leur administration centrale visant à la suppression de directions ou services dont la nécessité a cessé d’exister. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

Pas plus tard que demain sera proposée au conseil des ministres la suppression, pour des raisons de simplification et d’économie, d’un secrétariat général de ministère.

Plusieurs voix sur les bancs du groupe communiste. Quel ministère ?

M. le Premier ministre. Le ministère de l’intérieur.

Simultanément, pour mieux utiliser les personnels de l’Etat, nous les rendrons plus mobiles, géographiquement et administrativement, notamment pour faire face à des pénuries momentanées. Dès 1970, tout ou partie de la promotion sortante de l’école nationale d’administration, et notamment tous les élèves nommés dans les grands Corps, seront affectés pour un an aux ministères de l’éducation nationale, de la santé publique et de la sécurité sociale, et enfin du travail et de l’emploi. (Applaudissements sur divers bancs de 1’union des démocrates pour la République et des républicains indépendants.)

Dans le même esprit, pour accroître la souplesse de l’administration, seront constituées, sous mon égide, des équipes administratives douées d’une grande mobilité et susceptibles d’être affectées rapidement à des tâches urgentes ou à des missions nouvelles, sans pour autant accroître définitivement les moyens des administrations concernées.

C’est cette remise en cause des fonctions et de l’organisation de l’Etat qui nous permettra de réaliser des économies à la fois réelles et définitives.

J’ai pris l’engagement, et je le confirme devant vous, de contenir la progression des dépenses budgétaires à un taux inférieur à celui de la croissance de la production nationale.

Comme vous pourrez le constater, cet engagement sera tenu dès le budget de 1970. Il constitue à mes yeux le plus sûr moyen d’obliger les administrations à rechercher en permanence le meilleur emploi de leurs ressources. Pour l’année qui vient, il est vrai, compte tenu des courts délais dont nous disposions, nous avons été contraints de tailler dans certaines dépenses dont l’utilité est pourtant hors de doute, notamment des dépenses d’équipement, simplement parce qu’elles sont pratiquement les seules que l’on ait pu moduler dans les quelques semaines qui nous ont été imparties. Nous n’avons donc pas fait ce que nous aurions voulu. Mais, dès le budget suivant, les contraintes que je viens d’indiquer, en matière de réexamen approfondi des missions de l’administration, commenceront à produire leurs effets, c’est-à-dire à libérer des moyens en faveur des équipements collectifs inséparables à la fois du développement économique et de l’action sociale.

Notre troisième grand objectif est l’amélioration de la compétitivité nationale.

Pour cela, d’une part, nous développerons les bases humaines, matérielles et financières de l’économie: d’autre part, dans chaque secteur, nous mettrons en œuvre des politiques visant à la rénovation des structures et à la modernisation des mécanismes.

En ce qui concerne les bases du développement, et tout d’abord l’emploi et la formation professionnelle, le Gouvernement accélèrera la mise en œuvre d’une politique dynamique au service de la promotion des travailleurs.

En premier lieu, l’effort financier en faveur de la formation professionnelle va être notablement accru ; les ressources budgétaires affectées à cette politique seront majorées de 20 p. 100 en 1970 ; une taxe de formation professionnelle rénovant l’apprentissage est destinée à financer, compte tenu de l’apport propre de l’Etat, le développement des actions d’entretien et d’actualisation des connaissances, étape très importante de l’éducation permanente, elle-même essentielle pour l’avenir.

Par ailleurs, des dispositions particulières seront mises en œuvre en vue du recyclage et du réemploi des travailleurs de plus de cinquante ans, qui constituent près de 50 p. 100 des demandeurs d’emploi qui subsistent.

Nous avons libéré par anticipation une fraction du contingent: nous envisageons de poursuivre cette politique pour la fraction suivante. Le Parlement sera saisi, pour en statuer à sa session de printemps, d’une nouvelle loi ramenant la durée du service militaire à douze mois. (Applaudissements sur de nombreux bancs de l’Union des démocrates pour la République, des républicains indépendants et du groupe Progrès et démocratie moderne.)

Par de telles mesures, et, s’il le fallait, par des mesures complémentaires, à condition qu’elles ne désorganisent pas l’instruction militaire, nous augmenterons le potentiel de main-d’œuvre jeune et qualifiée.

Un effort intense visera, notamment à l’université, à former des cadres de gestion des entreprises dont le défaut se fait cruellement sentir.

En ce qui concerne maintenant les bases matérielles, trois cents kilomètres d’autoroutes au moins seront mis en chantier en 1970, soit plus du double de cette année. De nouvelles modalités de financement permettront d’atteindre ce rythme élevé de développement de notre réseau.

La progression des investissements consacrés au téléphone dépassera 40 p. 100 en 1970. (Exclamations sur les bancs de la fédération de la gauche démocrate et socialiste.)

M. Arthur Notebart. C’est la journée des étrennes !

M. le Premier ministre. Cet effort sera poursuivi au cours des années suivantes. Il rendra possible une baisse importante des prix d’installation. Il sera accompagné d’un assouplissement des structures de notre administration des postes et télécommunications. Ainsi, en 1973, nous ferons plus que doubler le trafic qui a été écoulé en 1968.

En matière de logement, notre politique visera d’abord à faire baisser les coûts. notamment par l’augmentation de l’offre de terrains à bâtir, par le regroupement et la rénovation des professions liées au bâtiment et par une mise en concurrence plus active des producteurs. Elle cherchera ensuite à redistribuer l’aide de L’État en faveur des catégories sociales les plus défavorisées. Elle se fixera enfin pour but d’adapter la production de logements aux besoins exprimés, en répartissant mieux les programmes de construction sur l’ensemble du territoire, en favorisant le régime de l’accession à la propriété et la construction de maisons individuelles. (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la République et du groupe des républicains indépendants.)

La politique d’aménagement du territoire sera poursuivie vigoureusement. Elle consiste d’abord à orienter des implantations nouvelles vers les régions industrielles ou agricoles à convertir : les aides prévues à cet effet seront maintenues et versées rapidement. Elle tend, en second lieu à établir, notamment par le développement des métropoles régionales, un meilleur équilibre entre la région parisienne et le reste de la France. Il y va de l’intérêt évident de l’une et de l’autre.

Les bases financières de notre développement seront elles-mêmes affermies et assainies : globalement, par la compression des dépenses publiques, l’équilibre du budget et les mesures d’encouragement à l’épargne ; par la diversification des titres de placement. permettant une gestion plus souple des sociétés et offrant plus de commodités aux épargnants pour accéder au marché financier auquel les entreprises doivent pouvoir faire largement appel : par l’égalisation des conditions de concurrence entre les divers établissements financiers et les divers circuits de collecte de l’épargne – ceci permettra d’accélérer le décloisonnement et la rationalisation du système bancaire, clef du développement industriel -, les mesures déjà prises pour le crédit agricole constituent l’amorce de cette politique ; enfin, par le renforcement de l’information due aux actionnaires par les conseils d’administration dont la moyenne d’âge fréquemment très élevée constitue trop souvent un frein au dynamisme de l’entreprise, ce qui pose un vrai problème.

Sur des bases ainsi renforcées, nous devrons rajeunir, dans chaque secteur, les structures et les mécanismes.

En ce qui concerne l’agriculture, dans le cadre d’une politique agricole commune dont nous voulons l’achèvement rapide, nos objectifs sont les suivants :

Favoriser le développement d’une agriculture de compétition ayant toutes les chances et capable de supporter toutes les charges d’une activité industrielle normale.

Pour l’agriculture de caractère social, favoriser une politique de transferts passant plus par l’aide aux personnes que par le soutien des produits (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la République, des républicains indépendants et sur plusieurs bancs du groupe Progrès et démocratie moderne).

Faciliter, notamment par le développement de la coopération et des groupements d’intérêt économique, et sans formalisme juridique, le passage du maximum d’exploitations vers l’agriculture compétitive, par la mise en commun des efforts et la transformation des produits.

Enfin, défendre à Bruxelles un infléchissement de la politique commune dans le sens d’une profonde réorientation des productions excédentaires vers les productions déficitaires.

S’agissant du développement industriel, il faut hisser au niveau mondial quelques groupes puissants et promouvoir au niveau national le plus possible d’entreprises moyennes dynamiques. L’Etat doit stimuler cette restructuration ; il doit aussi faciliter à l’ensemble des entreprises l’exercice de leurs deux missions essentielles : innover et exporter.

Des aides existent déjà dans ces divers domaines ; elles seront simplifiées et rendues plus sélectives, le ministère du développement industriel et scientifique jouant désormais, parmi les ministères concernés par les problèmes industriels, le rôle de chef de file.

Les mécanismes de financement et de restructuration seront complétés et même transformés par la création de l’Institut de développement industriel, organisme léger destiné à prendre des participations temporaires en fonds propres, dont la présidence sera confiée à une personnalité venant du secteur privé, dont la gestion sera assurée suivant les modalités du droit privé, et qui ne sera ni une banque d’Etat, ni un hospice pour entreprises menacées. (Applaudissements sur les bancs de 1’union des démocrate pour la République et du groupe des républicains indépendants.)

Le Gouvernement définira avec les professions des objectifs d’exportation par branches, qui seront inclus dans les contrats de programme. Concourra à ces objectifs l’ensemble des mesures prises depuis des années dans le domaine du crédit et de la fiscalité, et dont les préoccupations conjoncturelles ou le perfectionnisme administratif ne devront en aucun cas paralyser la mise en oeuvre.

En matière de recherche, le budget de 1970 marque une pause. Cela devra permettre de prendre les décisions d’assainissement et de faire les choix nécessaires. Mais l’effort du VI° Plan devra consister à porter progressivement à 3 p. 100 le pourcentage de notre production intérieure brute consacré à la recherche. Une importance particulière sera donnée à la recherche-développement et, de façon générale, à tout ce qui peut rapprocher la recherche de l’industrie pour rentabiliser cette dernière. L’aide aux techniques de pointe devra se concentrer sur les programmes ayant le plus de chances de nous ouvrir des marchés importants. Le Gouvernement s’attachera par ailleurs à favoriser la mobilité des chercheurs.

Le capital productif, y compris le capital touristique, devant être mieux utilisé, le Gouvernement favorisera, notamment par des incitations fiscales, les entreprises qui, grâce à un aménagement rationnel des congés, et en accord avec leur personnel, cesseront de fermer leurs portes un mois par an et assureront ainsi le plein emploi d’équipements coûteux. (Applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la République et du groupe des républicains indépendants.)

Pour associer pleinement les cadres au développement des sociétés et les y intéresser, les dispositions législatives nécessaires vous seront proposées en vue de leur permettre d’acquérir des actions de leur entreprise, selon des mécanismes comparables à celui des stock-options employé avec succès dans les pays anglo-saxons.

L’évolution de notre société industrielle, loin d’amorcer un déclin de l’artisanat, confirme qu’il peut être un élément essentiel de dynamisme économique. Le VI° Plan comportera un ensemble de mesures visant à permettre aux entreprises artisanales de jouer pleinement leur rôle en matière de formation des hommes, de création d’emplois, de production de biens et de fourniture de services.

Comme je l’ai indiqué, notre dernier grand objectif sera le rajeunissement des structures sociales. Il implique la transformation des relations professionnelles, la revalorisation de la condition ouvrière, une redéfinition de la solidarité.

J’ai déjà dit l’importance que le Gouvernement attache à la transformation des relations professionnelles.

A cette fin, il propose d’abord au patronat et aux syndicats de coopérer avec l’Etat pour les tâches d’intérêt commun. C’est ainsi que peut être envisagée une gestion tripartite des services de l’emploi et de la formation professionnelle.

En second lieu, afin de moderniser et de rendre plus efficaces les accords collectifs entre le patronat et les syndicats, le Gouvernement se propose d’étudier avec les intéressés la rénovation du cadre et des modalités des conventions collectives. Les objectifs visés sont la mise en place d’un mécanisme souple de fixation des salaires réels, engageant de façon réciproque la responsabilité des parties à tous les échelons de la négociation et pour la durée des conventions.

Par ailleurs, la reconnaissance pleine et entière du fait syndical est l’un des fondements de la participation. Le Gouvernement veillera à l’application de la législation sur la section syndicale et mettra en place des chambres sociales auprès des tribunaux de grande instance pour le règlement des conflits collectifs. Dans le même esprit, il favorisera le développement de l’intéressement et le bon fonctionnement des comités d’entreprise.

Dans les entreprises nationales, de nouvelles procédures de détermination des salaires seront étudiées en liaison avec les organisations syndicales et pourront être appliquées dès l’année 1970. Elles permettront d’intéresser les travailleurs du secteur public à la fois aux fruits de l’expansion nationale et au progrès spécifique de chaque entreprise. Ainsi pourront être discutés et conclus par entreprise des contrats de progrès pluriannuels portant notamment sur l’amélioration des conditions de travail ainsi que sur les modalités destinées à assurer le bon fonctionnement et la continuité du service publie.

Enfin, le Gouvernement s’attachera, dans l’esprit même de la concertation permanente, à améliorer les conditions de participation des fonctionnaires à la solution des problèmes qui les concernent, notamment par les voies du conseil supérieur de la fonction publique et des comités techniques paritaires.

Nous devrons, en second lieu, mettre en œuvre une politique active de revalorisation de la condition ouvrière.

La mensualisation constitue un élément essentiel pour la transformation de cette condition. En vue de faciliter la négociation entre les partenaires sociaux et de faire avancer l’application de cette mesure, le Gouvernement demandera à quatre personnalités de tirer les enseignements des expériences menées à bien dans ce domaine et d’indiquer les conditions primordiales de la réussite.

L’amélioration de la condition ouvrière passe aussi par une réduction de la durée hebdomadaire du travail, de préférence à un nouvel allongement des congés annuels, et à condition de ne pas porter atteinte à la production. Une étude d’ensemble sera menée dans la préparation du VI° plan, en tenant compte des conditions sociales, économiques et financières elles-mêmes liées à la diversité des données régionales et professionnelles.

Nous devons enfin assurer une solidarité plus active envers les plus défavorisés.

Le Gouvernement s’attachera, par priorité, à la revalorisation des bas salaires ; d’une part, adoption concertée d’un nouveau régime pour le S.M.I.G. -, d’autre part, programme pluriannuel en faveur des petites catégories de la fonction publique.

Le VI° Plan, de son côté, comportera une programmation des cotisations et des prestations sociales, conformément aux dispositions de la loi du 31 juillet 1968. A cette occasion, et en vue du débat du printemps 1970 ici même sur les grandes options, il sera procédé à un examen d’ensemble de notre politique des transferts sociaux et de ses perspectives d’évolution à long terme.

Mais, sans attendre l’application du VI° Plan, le Gouvernement a décidé de tracer, dès l’année 1970, une première esquisse de programmation sociale.

Cette programmation visera, en premier lieu, à combler certaines lacunes de notre politique sociale. C’est ainsi que des mesures nouvelles interviendront en faveur des handicapés et des inadaptés. Le minimum vieillesse sera sensiblement revalorisé, tandis que des dispositions seront prises, sous condition de ressources, pour améliorer la situation des veuves et pour créer une allocation en faveur des orphelins. (Applaudissements sur de nombreux bancs de l’union des démocrates pour la République, du groupe des républicains indépendants et du groupe Progrès et démocratie moderne.)

Par ailleurs, la programmation sociale tendra à redéployer une partie des transferts dans le sens d’une plus grande efficacité pour les plus défavorisés. Dès 1970 sera mise en œuvre une réforme de l’allocation de salaire unique. Celle-ci sera sensiblement augmentée pour les familles aux revenus modestes, mais sera réduite pour les familles plus aisées et même supprimée pour celles qui n’en ont que faire. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Notre action serait incomplète si elle se limitait aux dépenses sociales et ignorait les autres formes de redistribution. L’aménagement de l’impôt sur le revenu sera poursuivi en fonction de trois orientations principales : meilleure connaissance des revenus réels, unification des bases et des conditions d’imposition, nouveau mode de compensation des charges familiales, compte tenu des possibilités de chaque famille.

Telles sont, mesdames, messieurs, les grandes lignes de l’action que le Gouvernement compte mener avec rigueur et obstination. Rien ne sera facile, certes, et rien ne sera possible sans un effort de travail et d’épargne de tous.

Dans l’immédiat, les mesures prises doivent nous permettre de limiter à quelques mois la phase d’austérité – d’ailleurs toute relative – et de retrouver des bases économiques saines. Qui peut contester que tout écart, par rapport à la rigueur nécessaire, prolongerait inutilement et dangereusement les déséquilibres actuels? Et ce seraient, comme à l’ordinaire, les travailleurs qui en feraient les frais.

Voilà pourquoi mon appel doit être entendu. Que chacun mesure ses responsabilités !

Certes, il est fort compréhensible que des revendications se fassent jour, notamment au sujet des conditions de travail, et il est vrai que, depuis six mois, les événements ont retardé l’examen de ces questions. Loin de moi l’idée de prendre prétexte de nos difficulté présentes pour repousser tout examen et tout commencement de solution.

Ce n’est pas en vain que j’ai parlé de concertation permanente. J’entends par là que le Gouvernement est disposé à écouter, à dialoguer, à discuter. Il existe, pour cela, des instances qualifiées dans chaque domaine, dans chaque entreprise. Dans ce cadre, toutes les questions peuvent être posées et trouver leur réponse dans la mesure compatible avec les exigences économiques et financières du moment. Des calendriers peuvent être établis pour que soient programmées les mesures à prendre. C’est l’esprit de toutes les décisions que je viens d’annoncer.

Dans ces conditions, pourquoi, avant d’avoir épuisé les possibilités normales de discussion, pourquoi ces arrêts brusques de travail, insupportables pour les usagers (Vifs applaudissements sur les bancs de l’union des démocrates pour la République, du groupe des républicains indépendants et sur de nombreux bancs du groupe Progrès et démocratie moderne) et dommageables pour le progrès des entreprises, c’est-à-dire l’intérêt même de leurs agents.

Je vous le demande, que deviendrait notre pays si chacun refusait d’observer les règles élémentaires sans lesquelles il ne peut exister ni démocratie ni paix civile ? (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Ainsi, par exemple, le Gouvernement ne tolérera pas que soit porté atteinte à des services d’intérêt général, telles les perceptions et les caisses mutuelles, alors que là aussi le dialogue a été offert et largement pratiqué.

Tant qu’il s’agit de revendications professionnelles, le Gouvernement a dit, et il le prouve, qu’il est bien celui de la concertation et du progrès.

Mais si, par contre, il s’agit pour certains de prendre appui sur ces revendications pour contester et menacer les autorités démocratiquement élues, alors le gouvernement légitime, le gouvernement de la République, saura prouver qu’il est là pour défendre la nation contre toute aventure. (Applaudissements vifs et prolongés sur les bancs de l’union des démocrates pour la République, du groupe des républicains indépendants et sur de nombreux bancs du groupe Progrès et démocratie moderne)

Au-delà de ces épisodes, c’est la transformation de notre pays que nous recherchons, c’est la construction d’une nouvelle société, fondée sur la générosité et la liberté.

Pour cela, nous avons besoin de votre confiance active, mesdames, messieurs, comme nous avons besoin de la confiance et du concours de tous les Français. (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs.)

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17 07 1970

Georges POMPIDOU, président de la République écrit  au Premier Ministre M. Jacques Chaban-Delmas.

Mon cher Premier Ministre,

J’ai eu par le plus grand des hasards, communication d’une circulaire du Ministre de l’Equipement – Direction des Routes et de la Circulation Routière – dont je vous fais parvenir photocopie. Cette circulaire, présentée comme un projet, a en fait déjà été communiquée à de nombreux fonctionnaires chargés de son application, puisque c’est par l’un d’eux que j’en ai appris l’existence. Elle appelle de ma part deux réflexions :
– la première, c’est qu’alors que le Conseil des Ministres est parfois saisi de questions mineures telles que l’augmentation d’une indemnité versée à quelques fonctionnaires, des décisions importantes sont prises par les services centraux d’un Ministère en dehors de tout contrôle gouvernemental ;
– la seconde, c’est que, bien que j’aie plusieurs fois exprimé en Conseil des Ministres ma volonté de sauvegarder « partout » les arbres, cette circulaire témoigne de la plus profonde indifférence à l’égard des souhaits du Président de la République. Il en ressort, en effet, que l’abattage des arbres le long des routes deviendra systématique sous prétexte de sécurité. Il est à noter par contre que l’on n’envisage qu’avec beaucoup de prudence et à titre de simple étude, le déplacement des poteaux électriques ou télégraphiques. C’est que là il y a des Administrations pour se défendre. Les arbres, eux, n’ont, semble-t-il, d’autres défenseurs que moi-même et il apparaît que cela ne compte pas.

La France n’est pas faite uniquement pour permettre aux Français de circuler en voiture, et, quelle que soit l’importance des problèmes de sécurité routière, cela ne doit pas aboutir à défigurer son paysage. D’ailleurs, une diminution durable des accidents de la circulation ne pourra résulter que de l’éducation des conducteurs, de l’instauration des règles simples et adaptées à la configuration de la route, alors que complication est recherchée comme à plaisir dans la signalisation sous toutes ses formes. Elle résultera également des règles moins lâches en matière d’alcoolémie, et je regrette à cet égard que le gouvernement se soit écarté de la position initialement retenue.

La sauvegarde des arbres plantés au bord des routes – et je pense en particulier aux magnifiques routes du Midi bordées de platanes – est essentielle pour la beauté de notre pays, pour la protection de la nature, pour la sauvegarde d’un milieu humain.

Je vous demande donc de faire rapporter la circulaire des Ponts et Chaussées, et de donner des instructions précises au Ministre de l’Equipement pour que, sous divers prétextes (vieillissement des arbres, demandes de municipalités circonvenues et fermées à tout souci d’esthétique, problèmes financiers que posent l’entretien des arbres et l’abattage des branches mortes), on ne poursuive pas dans la pratique ce qui n’aurait été abandonné que dans le principe et pour me donner satisfaction d’apparence.

La vie moderne dans son cadre de béton, de bitume et de néon créera de plus en plus chez tous un besoin d’évasion, de nature et de beauté. L’autoroute sera utilisée pour les transports qui n’ont d’autre objet que la rapidité. La route, elle, doit redevenir pour l’automobiliste de la fin du vingtième siècle ce qu’était le chemin pour le piéton ou le cavalier : un itinéraire que l’on emprunte sans se hâter, en en profitant pour voir la France. Que l’on se garde de détruire systématiquement ce qui en fait la beauté !

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[1] Citation de Charles Péguy

[2] Allusion à une campagne menée pour que les restes du maréchal Pétain, décédé en 1951, soient transférés à l’ossuaire de Douaumont.