484 à 592. Gloire de Byzance. Clovis. Les Bénédictins. 19617
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Publié par (l.peltier) le 18 décembre 2008 En savoir plus

484 

Le Vandale Hunéric, fils de Genséric convoque à Carthage, un grand colloque contradictoire entre évêques ariens et orthodoxes, qui n’est qu’un piège pour se livrer à une impitoyable persécution contre les catholiques : les évêques catholiques sont jetés hors de la ville… ils mourront de travail forcé… les fidèles de Tipasa auront la langue coupée… L’Église d’Afrique, avec plus de 5 000 martyrs, ne se relèvera pas de cette persécution.  Elle était suffisamment implantée pour avoir déjà construit une basilique à Alger : on en retrouvera des vestiges à l’occasion des travaux pour la première ligne de métro en 2009.

Les Huns envahissent et razzient l’Inde du Nord, mettant fin à la puissance des Goupta. Farouches ennemis du bouddhisme, ils détruisent les monastères et exterminent les moines : leur domination va durer un demi-siècle.

vers 485 

Saint Guénolé fonde l’abbaye de Landévennec, dans le fond de la rade de Brest, à l’embouchure de l’Aulne. Détruite à la Révolution, elle sera reconstruite un peu plus haut dans les années 1950, sur les plans d’un architecte qui aura bien du mal à s’éloigner du style caserne. Mais l’église est belle, avec des menuiseries dans le chœur d’une exceptionnelle qualité. À une portée de flèche en amont, dans le dernier méandre de l’Aulne, un cimetière de navires, plus purgatoire que cimetière puisqu’on les en sort pour leur dernier voyage soit par océanolise – pieuse litote pour dire qu’on les coule en haute mer au canon -, soit qu’on les convoie jusqu’à l’abattoir : jusqu’à présent des entreprises italiennes de La Spezia, qui les coupe en tranches : les Italiens n’ont pas de fer et en récupèrent donc là où ils peuvent.

L’ancienne

La Nouvelle

Landévennec : perle de l'Aulne. - Martine Passion Photos

Le cimetière de la Royale

486

Clovis, fils de Childeric, craint le rapprochement de Syagrius, le rex Romanorum (en fait simplement le maître de la milice) avec les Wisigoths, – ils sont tous deux ariens – et lui inflige une défaite près de Poitiers, ce qui, accroissant son prestige, accroît aussi la jalousie des autres roitelets francs : il va se débarrasser d’eux un par un, les Chararic, Rachagnaire et autres, et soumet sans se hâter les villes de l’État de Syagrius. C’est là que se place l’histoire du vase de Soissons, une des pièces, probablement en agathe du butin pris pas Clovis en la cathédrale de Soissons, et réclamé par son évêque. Reconnu par tous ses hommes comme faisant partie de la part de Clovis, sauf par un teigneux qui le brisa, ou cabossa, d’un coup de francisque ; il paiera son audace d’un coup mortel de Clovis un an plus tard avec le mot : ainsi as-tu fait au vase de Soissons ! .

11 08 490   

Théodoric d’Amale, roi des Ostrogoths, soutenu par l’empereur Zénon, envahit l’Italie du nord et défait Odoacre devant Pavie, puis le tranche en deux d’un coup d’épée depuis le cou jusqu’aux reins, lors d’un banquet à Ravenne. Théodoric comprit qu’il ne garderait l’Italie qu’avec l’assentiment des Italiens, beaucoup plus nombreux que ses Goths, et de l’empereur d’Orient, beaucoup plus puissant qu’un chef barbare : il devint le grand roi de l’Occident, même avec une fin de règne marquée par l’amertume de celui qui se sera refusé à épouser le prosélytisme des religieux : les extrémistes ont toujours en horreur les modérés et les tolérants. Au pouvoir pendant plus de trente ans, – il mourra en 526 – il saura redonner à l’Italie une prospérité qu’elle n’avait plus connu depuis longtemps : d’importatrice de blé, elle en redevint exportatrice ; chrétien, il protégera les Juifs ; il s’alliera les Francs, ayant épousé la sœur de Clovis et se montrera habile négociateur avec tous ses voisins.

496

La bataille de Tolbiac qui avait vu la victoire de Clovis sur les Alamans,  avait donné lieu à un engagement de Clovis : Si Dieu m’accorde la victoire, je me convertirai à la religion chrétienne. Et ce qui fut dit fut fait.

25 12 499  

Rémi, évêque de Reims, baptise Clovis, et 3 000 de ses guerriers francs :

Courbe la tête, fier Sicambre.
Désormais, tu brûleras ce que tu as adoré
Tu adoreras ce que tu as brûlé.

*****

Baptême solennel du seigneur roi Clovis, souverain des deux Belgique et de la Gaule du Nord jusqu’aux rives du fleuve Loire, bien aimé de Dieu, protecteur des Chrétiens qui suivent la voie juste… La reine Clotilde (princesse burgonde épousée 6 ans plus tôt. ndlr) rayonne. Elle parvient mal à vêtir de gravité, encore moins d’humilité, la satisfaction que lui apporte sa victoire. Ce baptême [1] est l’œuvre de sa vie, le couronnement d’années de patience, de ténacité, d’intrigues, de complaisances. Elle marche, altière, entourée de ses enfants que portent des nourrices au sein généreux.

Cavanna. Le Dieu de Clotilde.

L’accès à la romanité a signifié la christianisation. L’Évangile atteint les Goths en Crimée dès le III° siècle. Au milieu du IV°, la prédication de l’évêque Ulfila assure leur conversion massive, mais les met dans le camp de l’arianisme, c’est à dire, d’une théologie simplifiée par l’effacement de ce qui reste la plus grande difficulté du christianisme, le dogme de la Trinité. Chrétiens, mais d’une foi condamnée par le Concile de Nicée (325), leur conversion fait paradoxalement des Goths et des Burgondes ariens de véritables intrus en Occident. La chance de Clovis est, en revanche, de céder à la persuasion des évêques gallo-romains et à la sollicitation de Clotilde, l’une des rares princesses burgondes à n’avoir pas embrassé l’arianisme. Aux populations gallo-romaines, parmi lesquelles ils ne sont qu’une petite minorité, Clovis et des Francs apparaissent d’emblée comme les meilleurs barbares possibles. Cette acceptation sans réserves sera lourde de conséquences. Elle sera la condition du nouveau visage de l’Occident quand, renversant au VIII° siècle un mouvement vers l’ouest deux fois millénaire, les armées du roi franc et les missionnaires du pape partiront ensemble à la conquête de la Germanie.

Jean Favier. Les grandes découvertes. Livre de poche Fayard 1991.

Fichier:François Louis Dejuinne 08265 baptême de CLovis.JPG — Wikipédia

Baptême de Clovis à Reims le 25 décembre 496, par Dejuinne François-Louis (1786-1844). Château de Versailles

499

Un prêtre bouddhiste, venant de Chine, visite Mexico. Les Chinois se croyant le centre du monde, il ne deviendra pas plus leur Marco Polo que leur Christophe Colomb. La sagesse bouddhiste l’aidera à garder pour lui tout l’enchantement de ses découvertes.

En Inde, les artisans du fer sont à même de couler des colonnes dont on peut voir un exemplaire à  Delhi : plus de 7 m. de haut, un diamètre qui va de 30 à 40 cm, plus de 6 tonnes de fer forgé, qui, de plus, se révèle dans le temps inoxydable : sans doute un traitement de surface après la fabrication, mais on ne sait lequel.

vers 500

Les Romains construisent à Gaza l’horloge d’Hercule, qui par ses dimensions, va détrôner celle d’Athènes, construite 600 ans plus tôt.

Reconstitution de l’Horloge d’Hercule. L’édifice fait 6 m. de haut pour 2.7 m de large. Dans la partie haute de la structure se trouve une tête de gorgone qui roule les yeux à droite et à gauche à l’heure sonnante ; dessous, une première rangée de douze ouvertures carrées. Elle sert à indiquer les douze heures de nuit (heures temporaires) par une lumière spéciale, se déplaçant à chaque heure ; une seconde rangée de douze portes à double battant va servir à indiquer les heures temporaires de jour. Ces portes cachent douze statuettes d’Hercule avec des attributs correspondant à ses douze travaux ; une statue d’Hélios, tenant une mappemonde dans les mains, se déplace d’heure en heure devant les douze portes des heures de jour ; au-dessus de chaque porte un aigle attend, tenant dans ses serres une couronne de lauriers. À la fin de la première heure de jour, Hélios se présente devant la porte correspondante qui s’ouvre et laisse s’avancer la statuette d’Hercule portant l’emblème de sa première victoire, la peau du lion de Némée ; l’aigle, placé au-dessus, déploie alors ses ailes et vient présenter sa couronne de lauriers sur la tête de la statuette. Puis, Hercule se retirait, les portes se refermaient et l’aigle refermait ses ailes. Le scénario se reproduisait d’heure en heure jusqu’au coucher du Soleil. Dans la partie inférieure de l’édifice se trouvent trois dais à colonnes abritant chacun une statue d’Hercule. Au centre la statue sonne les heures en frappant un gong avec sa massue. Le détail de la sonnerie est connu : un coup était frappé à la fin de la première heure, puis deux, trois… jusqu’à six pour l’heure de midi. Le cycle recommençait de un à six pour les heures du soir. Au-dessus du dais, une statuette de Pan dressait l’oreille à chaque sonnerie du gong et, le couple de satyres qui l’entourait se moquait de lui en grimaçant. Sous le dais de gauche, Hercule est représenté, supposé en marche, il est surmonté d’un pâtre immobile ; sous le dais de droite, Hercule est prêt à décocher une flèche, il est surmonté d’une statuette de Diomède annonçant à son de trompette la douzième heure, fin de la journée de Soleil et de travail. Entre les dais, en retrait, deux esclaves courent vers Hercule sonnant les heures, l’un apportant la nourriture du matin à la première heure, l’autre l’eau pour le bain du soir à la dernière heure. Cette description imagée de Procope n’indique aucun mécanisme pilotant le système, mais on se rend compte, à travers elle, de la grande complexité de cette merveilleuse horloge à eau. Selon Diels, cette horloge serait la plus ancienne installation horlogère accompagnée d’une sonnerie mécanique des heures.

Dans la vallée du Mississipi, les Iroquois forment une confédération de Mohawks, Oneidas, Onondagas, Cayugas et Senecas, tous unis par la même langue. Vivant d’une agriculture sophistiquée, ils ont aussi construit une ville importante – on parle de 30 000 habitants – : Cahokia, qui réunit tanneurs, potiers, bijoutiers, tisserands, saliniers, graveurs sur cuivre céramistes, etc.

507 

Clovis franchit la Loire. Alaric II, roi des Wisigoths, accourt pour le contrer et se fait battre à Vouillé, près de Poitiers, y laissant la vie. Clovis s’empare d’Angoulême, puis de Toulouse et de son trésor royal, constitué pour partie de celui du Roi Salomon, aux mains des Wisigoths depuis le sac de Rome en août 410… Cet Alaric II avait promulgué un recueil de lois – le Bréviaire d’Alaric – reconnaissant juridiquement la tradition de chaque peuple, en quelque sorte le fondement historique de l’esprit de tolérance de l’Occitanie. Pour ce qui est du trésor du Roi Salomon, c’est à peu près son dernier domicile connu : il se perd ensuite dans les méandres entre légendes, intox, approximations, et paranoïa. Mais dans Conquistadors, Éric Vuillard dit en savoir un peu plus :

Atahualpa ignorait que là-bas, par delà les mers, existaient des millions d’hommes assoiffés d’or. Il ignorait que l’Europe entière accumulait une richesse prodigieuse, une masse sphérique et compacte, longue série de chiffres enroulée sur elle-même et suspendue dans le ciel pour un nouvel épisode du calvaire.

Il ignorait que le trésor d’Alaric, transporté à Carcassonne pendant la retraite des Wisigoths devant Clovis, dans lequel se trouvait une grande partie des objets pris à Rome, lors du sac de 410, mais aussi des joyaux saisis par Titus lors de la prise et de la destruction de Jérusalem en 70 de notre ère, il ignorait que ce trésor, après la bataille de Vouillé et le triomphe des Francs, Clovis s’en emparerait à Toulouse pour l’essentiel, mais qu’une partie importante parviendrait sans doute à Barcelone puis serait transférée à Tolède. Oui, Atahualpa ne pouvait savoir que toutes les richesses du monde devraient se refléter dans le Tage, il ne pouvait savoir à quel point les Espagnols voulaient de l’or, il ne pouvait savoir que tout un continent voulait de l’or, un continent insatiable, qui en désirait toujours plus.

*****

Les Wisigoths étaient des gens impossibles.

Certaines des plus belle filles de Toulouse, qui fut leur capitale, en Gaule, leur doivent encore leur blondeur éclatante, leurs yeux clairs insolents, leur port de tête hautain et leur épouvantable caractère. Quand on sait l’abâtardissement de nos populations, on imagine, à ses derniers éclats, l’impétuosité du sang wisigoth.

Barbares d’élite, venus de Scandinavie après un séjour sur le Danube, une escale sanglante en Grèce et un sac de Rome bien torché, ils apparurent dans le midi de la France au début du V° siècle. Ils faisaient un tapage épouvantable. D’abord, des hordes de cavaliers aux casques encornés, puis d’interminables convois de chariots bruissant d’une marmaille blonde et sauvage, les femmes comme les gorgones érotiques et dépoitraillées pendues aux mors des chevaux hennissant, tandis que se vidaient alentour les plaines et les montagnes au passage de la nation wisigothe en marche. Race de seigneurs, née pour commander. Ils n’alignèrent jamais plus de dix mille guerriers, et, à leur apogée, sept fois seulement ce chiffre pour leur nation entière, race autant que nation, tirant sa force de son intégrité, sa puissance de son homogénéité. Pas de terroir qui leur colla plébéiennement aux talons, mais la fusion de la chair, la communion des cœurs, dans le fracas des chariots et des chevaux : une nation ! Le jeu simple et brutal d’Alaric, leur roi, n’avait pas d’autre signification.

Et en plus, des provocateurs ! On aurait dit qu’ils le faisaient exprès, s’habillant ostensiblement de peaux de bêtes, graissant abominablement leurs cheveux et trainant partout avec eux, dans un cliquetis ostentatoire, leurs armes de géants. Ils accumulaient leurs différences agressives et proclamèrent, dès leur établissement à Toulouse, l’interdiction des mariages entre Wisigoths et Gallo-Romains. Un défi permanent, et avec ça, haïs des notables et populaires chez les basses gens. Enfin, pour compléter le tableau et montrer qu’ils n’avaient peur de rien, ils se mirent à dos l’Église traditionnelle établie, c’est-à-dire romaine, et se précipitèrent, tête baissée, dans le schisme arien. Ce qui les perdit.

Car le petit Clovis, plus malin, grenouillait et composait avec tout ce que vomissaient les Wisigoths, avec les notables, l’Église, le pape de Rome, l’empereur d’Orient, on serait même tenté de dire : avec les banquiers. Exactement le petit parvenu qui met tout le monde dans sa poche, on se souvient du célèbre marché: Dieu de Clotilde! si tu me donnes la victoire ! La France, clef en mains ! On se serait cru dans l’immobilier, tout y respirait la combine. Les Wisigoths ne mangeaient pas de ce pain là. On leur fit le coup de la croisade, déjà ! Montségur, ce serait pour plus tard. Pour le moment, ce fut Vouillé. En 507, à Vouillé, Clovis, grâce à la supériorité numérique de son armée, régla leur compte aux Wisigoths. L’Occitanie, c’était raté, inutile d’y revenir. Dès le VI° siècle, selon l’historien britannique Gibbon, plus trace de Wisigoths en Gaule. Les Français Latouche et Grousset soulignent également ce mystère sans parvenir à l’éclaircir : le disparition des Wisigoths en un quart de siècle ! Leur nation s’était dissoute, ne laissant à la surface que quelques rares noms de lieu et certaine résurgences ethniques, comme celle des filles de Toulouse, ou des grands blonds aux yeux verts du nord de la Provence, dont je suis.

Jean Raspail. Pêcheur de lunes.  Qui se souvient des hommes … Robert Laffont 1990

10 07 518  

Justin I° devient empereur d’Orient : d’origine modeste, il ne devait son ascension qu’à son mérite et son bon sens. Il a alors 68 ans, et s’entoure dès son intronisation de son neveu Justinien, 36 ans, lequel va régner jusqu’en 565.

Doté d’une puissance de travail peu commune, – on le nomma l’empereur qui ne dort pas –, il s’attacha à rétablir l’unité de l’empire, unité politique et religieuse, avec un bonheur mitigé, mais une dureté sans pareil, même si celle-ci s’exerçait d’un jour à l’autre de façon contradictoire, selon l’influence qu’exerçait sur lui son exceptionnelle épouse Théodora qui garda intactes ses sympathies monophysites jusqu’à sa mort en 548 : mais les persécutions contre les hérétiques monophysites furent acharnées : fermetures de couvents, emprisonnement des moines, dispersion des communautés. Seule l’Égypte, entièrement monophysite, fût épargnée dans un premier temps, par prudence.

Eglise San Vital. Ravenne

525

Denys le Petit, moine, mathématicien et astronome, propose au pape l’utilisation de l’expression A.D. : Anno Domini, qui faisait partir la datation de la naissance du Christ, calculée par ses soins comme s’étant passée 753 ans après la fondation de Rome ; jusqu’alors, la datation se basait sur l’avènement de Constantin en 312. Ce n’est qu’au XVII° siècle que l’on commença à utiliser l’expression av. J.C.

europe-527-royaume-europe | Royaume Europe

527 – 528 

Justinien exclue les hérétiques de toutes les fonctions publiques et des professions libérales, supprime leurs assemblées et leur retire une partie de leurs droits civils.

Il ordonne la fondation dans une haute [1570 m] vallée du massif du Sinaï du couvent de Sainte Catherine, où, dixit la légende, le corps de Sainte Catherine fut transporté par les anges depuis Alexandrie. La bibliothèque, qu’on ne visite plus depuis 1988, contient une collection de 3 300 manuscrits enluminés ; elle est considérée comme la plus riche du monde après celle du Vatican. Le monastère dépend aujourd’hui du patriarcat de l’Église orthodoxe de Jérusalem. Le Sinaï est un massif, non un sommet. Les deux principaux sommets sont le Jébel Mûsa [mont Moïse où le prophète reçut les tables de la Loi], qui s’élève à 2 637 m, et le Jébel el Thabt  [montagne Sainte Catherine], à 2 438 m.

St.Catherine Monastery, Mount Sinai | Egypt tours, Sea resort, Egypt travel

Un texte d'Hippocrate découvert sur un manuscrit du monastère Sainte- Catherine – Portail catholique suisse

Pierre Loti  sera dans la région en mars 1894. À l’approche du Sinaï, la caravane rencontre un élément qu’elle n’attendait pas : la neige, qui va l’amener à faire amplement connaissance avec le monastère de Sainte Catherine.

Par mille mètres d’altitude environ, nous campons, au crépuscule d’hiver, entre des roches de cauchemar. C’est à l’ouverture d’une vallée large, sorte de plaine, murée de partout comme avec des amas de monstres morts.
[…] Et toujours la neige tombe, tombe sur notre campement perdu.
Alors, on sent bien ne pas être tout à fait des hommes de la tente, malgré le charme de la vie nomade par les belles journées de soleil ; l’homme des maisons de pierre, qui s’est formé au fond de nous-mêmes par des atavismes si longs, s’angoisse vaguement de n’avoir pas de toit, pas de murs, et de savoir qu’il n’y en a nulle part alentour, dans ce désert assombri dont l’étendue fait peur…
Au matin, quand nous levons le camp, le ciel est moins bas et la neige ne tombe plus ; mais de gros nuages se tiennent immobiles contre des granits géants qui sont partout, qui se dressent, de tous les côtés à la fois, au-dessus des amas de bêtes pétrifiées, et dont nous n’avions pas soupçonné la présence dans les obscurités nébuleuses d’hier.
Nous reprenons notre route ascendante par des gorges d’un aspect effroyable, sortes de couloirs sablés, entre des murailles toujours plus hautes, plus hautes et plus sombres. Nous sortons de la région des formes animales grises, pour rentrer dans les granits bruns aux farouches attitudes droites. Le froid augmente et l’air se fait plus étrangement sonore. À midi, pendant l’heure du repos, quand nos Bédouins passent, caravane transie au milieu de cette ombre glacée, leur clameur se répercute et se prolonge comme la fugue des grandes orgues dans des cathédrales infinies. Il y a des lointains fermés et noirs, au fond desquels la blancheur morte des neiges éclate çà et là, parmi des nuées mystérieuses qui stationnent.
D’heure en heure tout devient plus gigantesque. Et sur le soir enfin, parmi des cimes granitiques enténébrées de nuages, les hauts remparts et les quelque cyprès du couvent du Sinaï nous apparaissent, au travers des flocons blancs dont l’air est rayé. Hélas ! comme elle est silencieuse, sinistre et froide, cette apparition de la montagne très sainte, dont le nom seul, à distance, flamboyait encore pour nous. Les temps sont trop lointains sans doute, trop révolus à jamais, ou l’Éternel y descendit dans des nuées de feu, au son terrible des cors ; fini, tout cela, elle est vide à présent, comme le ciel et comme nos modernes âmes ; elle ne renferme plus que de vains simulacres glacés, auxquels les fils des hommes auront bientôt cessé de croire…
Nos tentes sont là, déjà montées, parmi des éboulements de vieilles murailles, dans une gorge où le vent s’engouffre, et le suaire blanc qui couvre la terre est jonché de nos bagages ; notre pauvre campement a un air de désarroi lamentable, sous ces rafales qui le secouent pour l’emporter et sous cette neige qui maintenant tombe en tourmente. Tremblant de froid, dans nos burnous mouillés, nous descendons de nos grandes bêtes, qui souffrent et qui se plaignent, inquiètes de cette obscurité blanche, de ce vent cinglant, de ces trop hautes montagnes…
Vraiment la situation semble impossible à tenir ici pendant la nuit qui s’annonce, et, par un messager, j’envoie au supérieur du couvent  une lettre de recommandation spéciale que le patriarche du Caire a bien voulu me donner pour lui. Je lui fais savoir en même temps notre détresse, lui demandant de nous laisser camper plus près, quelque part à l’abri des rafales, tout contre ses murs.
La réponse nous est bientôt apportée par un jeune père en robe noire, qui parle un peu le français : Il n’y a pas, dit-il, de lieu de campement plus rapproché ; dans la gorge où le couvent est bâti, on ne trouverait pas la largeur d’une tente entre les roches et les remparts. Mais, si nous voulons, nous pouvons coucher au couvent même et y résider tant que bon nous semblera.
Nous acceptons l’offre, retenant le moine, pour lui faire partager notre repas du soir, avant de nous rendre là-haut avec lui. Et nous nous mettons à table ensemble, au vent glacial, tandis que nos Bédouins font constamment tomber la neige qui s’amoncelle en poids dangereux sur nos tentes.
Mais voici que nous arrive, avec effarement, le frère portier, tenant un grand fanal et des clefs énormes : Jamais, dit-il en grec, jamais au grand jamais la porte du couvent n’est restée si tard ouverte ! Par faveur toute spéciale on nous a attendus jusqu’à cette heure ; cependant il faut venir tout de suite, sous peine d’être abandonnés pour la nuit dans la tourmente du dehors.
Donc, laissant tout, nous nous hâtons de partir, en cortège, aux lanternes. Il faut retenir à deux mains nos burnous envolés, et, tout en enfonçant jusqu’aux chevilles dans les épaisseurs blanches, grimper, dans la nuit trouble, entre des blocs et des éboulements de granit.
Un quart d’heure, vingt minutes d’ascension, pieds nus, nos babouches perdues, glissant à chaque pas sur la neige.
Enfin un mur est devant nous, qui semble gigantesque, mais dont le sommet se perd dans l’obscurité, et une petite porte s’ouvre là dedans, toute basse, entièrement bardée de fer, et millénaire pour le moins. Nous passons. Deux autres petites portes semblables viennent après, coupant un chemin voûté qui tourne dans l’épaisseur d’un rempart. Elles se referment après notre passage, avec un bruit de heurt d’armures. Nous sommes entrés.
Et tout cela, nos costumes aidant, est du plein Moyen Age : quelque arrivée nocturne de Sarrasins, dans un château de jadis…
Grimpons encore, sur des granits vaguement taillés en forme de marches, grimpons par une série d’escaliers croulants, dans l’intérieur de cette forteresse où se superposent et se confondent, aux lueurs de nos lanternes, de bizarres assemblages de maisonnettes arabes. C’est tout en haut que nous devons habiter, dans une sorte d’hôtellerie pour les pèlerins, dont les chambres pauvres et primitives donnent toutes sur un même long balcon aux balustrades déjetées.
Des moines hospitaliers, en robe noire et en longs cheveux de femme, s’empressent de nous réconforter avec un peu de café chaud, avec un peu de braise allumée pour nous dans des vases de cuivre. Tout a un air de misère insouciante et de délabrement oriental, dans ce couvent âgé d’une quinzaine de siècles. Nos chambres, pareilles, sont comme dans les maisons turques les plus humbles : murs à la chaux blanche, plafonds et fenêtres en bois non peint que le temps a noirci, divans larges recouverts de vieilles indiennes aux fleurs fanées. Et chacun de nous a chez soi, sur sa muraille nue, une modeste icône encadrée de bois blanc devant laquelle une veilleuse brûle.
Sur nos divans très durs, qui ont dû servir à coucher des quantités de pèlerins, on étend des draps, des couvre-pieds raides comme du carton, et nous nous couchons là, ravis du logis, écoutant le vent et la neige en tourmente dehors, songeant à nos tentes restées en bas, à nos pauvres Bédouins, à nos pauvres chameaux qu’il a été impossible de faire entrer et qui gisent sans abri, sous un suaire de neige.
Tandis que vient le sommeil, je regarde autour de ma tête les inscriptions dont la chaux du mur est criblée : noms de pèlerins qui sont venus ici de tous les coins du monde, des noms russes, des noms grecs, des noms arabes, et un seul nom français : prince de Beauvau, 1866.
Peu à peu, le vent s’apaise, et un silence profond s’épand avec la nuit sur la demeure de la solitude…
La petite veilleuse, qui tremblotait devant l’icône, finit par s’éteindre, au moment où m’éveillent des cloches sonnant matines, en vibrations d’argent dans un absolu silence.
Puis, je reperds conscience de tout, jusqu’à l’heure où je vois filtrer, au travers du bois de ma fenêtre, un jet de clair soleil.
Ouvrir sa porte est un instant de surprise, d’émerveillement presque, tant le lieu est étrange… Les fantastiques choses, entrevues hier à notre arrivée nocturne, sont là, par ce froid matin, debout et bien réelles, étonnamment nettes sous une implacable lumière blanche, échafaudées invraisemblablement, comme plaquées les unes sur les autres sans perspective, tant l’atmosphère est pure, et silencieuses, silencieuses comme si elles étaient mortes de leur vieillesse millénaire. Une église byzantine, une mosquée, des maisonnettes, des cloîtres ; un enchevêtrement d’escaliers, de galeries, d’arceaux, descendant aux précipices d’en dessous ; tout cela en miniature, superposé dans un rien d’espace ; tout cela entouré de formidables remparts de trente pieds de haut, et accroché aux flancs du Sinaï gigantesque. La longue véranda sur laquelle nos cellules s’ouvrent fait partie elle-même de cet ensemble de constructions sans âge, déjetées, contournées, caduques ; les unes presque en ruine, ayant repris la teinte rouge du granit originel ; les autres toutes blanches de chaux avec un peinturlurage oriental sur leurs bois vermoulus. On a conscience, rien qu’en respirant l’air trop vif, d’être à une altitude excessive, et cependant on est surplombé de partout, comme au fond d’un puits ; toutes les extrêmes pointes du Sinaï se dressent en l’air, escaladent le ciel, sortes de titanesques murailles, découpées et striées, tout en granit rouge – mais d’un rouge de sanguine, sans une tache et sans une ombre -, trop verticales et montant trop haut, donnant presque du vertige et de la terreur.
Le peu qu’on voit du ciel est d’une profonde limpidité bleue et le soleil éclaire magnifiquement.
De la neige étincelante saupoudre encore toutes ces choses ; elle couronne d’un velours blanc le dessus de tous les vieux murs ; elle indique çà et là d’une raie blanche les stries de tous les granits formidables que l’on suit, en levant beaucoup la tête, dans leur montée vers le zénith éblouissant.
Et toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère, dont l’antiquité s’accentue encore sous ce soleil et sous cette neige. On sent que c’est vraiment bien là cette demeure de la solitude entourée partout de déserts.
Sur notre véranda paisible et ensoleillée, nous nous promenons vêtus comme Aladin, ayant fait apporter du camp, par déférence pour les moines, nos plus belles robes de soie d’Asie. Nous nous disons même que nos costumes, dont les couleurs s’avivent les unes par les autres, doivent faire bien sur le fond des vieilles chaux blanches et des rouges granit. Mais personne n’est là pour nous voir…
De temps à autre, un moine à cheveux blancs et à vêtements noirs, d’une allure cassée, monte ou descend par l’un des petits escaliers de ce labyrinthe, puis s’enfonce sous quelque voûte, et disparaît sans bruit dans quelque cellule. Et aussitôt, la paix de la mort retombe…
Cependant l’aimable père Daniel, celui qui a partagé hier au soir notre dîner sous la tente, arrive enfin et nous propose de descendre avec lui à l’église, située en contrebas de nos logis de pèlerins. Et nous le suivons, dans la série des petits couloirs, escaliers, passages voûtés où s’égouttent des neiges qui fondent. Tout est contourné, déformé et fruste. Il y a de vieilles portes de style arabe ou de style cophte, les unes sculptées, les autres en marqueterie. Il y a des inscriptions arabes, grecques ou syriaques, dont les plus jeunes ont des siècles…
Au fond d’un creux où nous sommes descendus, voici enfin la basilique. On ouvre devant nous les deux battants d’une porte de cèdre, qui fut sculptée il y a treize cents ans, et nous entrons dans les étonnements de ce lieu, unique au monde, que sa situation au désert a préservé des révolutions, des pillages, de toutes les retouches humaines, et qui est à peu près demeuré tel que le fit construire, en l’an 530, l’empereur Justinien.
La vue, au premier instant, est éblouie et déconcertée par la profusion des lustres, des lampes d’argent qui descendent d’en haut, formant, au-dessus des parquets de mosaïques, une sorte de seconde voûte suspendue, compliquée, étincelante.
Et puis, on est saisi de l’archaïsme presque sauvage de ce sanctuaire, plus encore que de sa richesse. C’est une relique des vieux temps, étonnamment conservée ; on se sent plongé là dans un passé naïf et magnifique, si lointain et pourtant si présent, qu’il inquiète l’esprit.
Les lourdes colonnes ont des chapiteaux irréguliers et semi-barbares. Les murs sont couverts de peintures et de dorures byzantines, de mosaïques de marbre, de vieilles broderies éteintes et de vieux brocarts mourants. Tout le fond de l’église est d’un byzantin presque arabe, surchargé naïvement, et le voile qui, suivant le rite grec, masque le tabernacle, est fait d’une de ces merveilleuses étoffes persanes lamées dont s’habillaient les sultans d’autrefois.

Par une petite porte latérale toute basse, nous pénétrons, derrière ce voile fermé, dans le lieu plus surprenant encore où le tabernacle se tient. Ici, la voûte est de mosaïque d’or, comme à Sainte-Sophie, mais intacte, relique sans prix, qu’a préservée le désert d’alentour. Le tabernacle, les chaises pour les évêques, sont en fines marqueteries de marbre ; les étoffes, de style à peu près inconnu, ont d’inimitables broderies fanées. Il y a deux châsses, jadis offertes par la Russie pour sainte Catherine, qui sont entièrement en argent repoussé et gravé ; sur chacune d’elles, la sainte, en vêtements d’or rehaussés de turquoises, de rubis et d’émeraudes, est couchée, la tête sur un oreiller d’argent dont les ciselures patientes et merveilleuses imitent la trame des vieux lampas [épisode du buisson ardent]. On comprend qu’il faille de puissantes murailles pour protéger de tels trésors. À profusion, sont accrochées, aux parois de marbre, les icônes d’argent, d’or et de pierres précieuses. Et, sur des pupitres, sont posés des évangiles, manuscrits sur parchemin qui ont mille ou douze cents ans, reliés de pierreries et d’or…
Derrière le tabernacle est le lieu sacré par excellence, la crypte du Buisson ardent, où l’un des moines nous conduit par des petites portes encore plus basses, au milieu d’une pénombre de caverne. Dans une sorte de vestibule où les vieux tapis d’Orient ont des épaisseurs de velours, il nous arrête, avant de nous laisser entrer, pour nous faire quitter nos babouches : par obéissance au commandement de l’Exode, on ne pénètre que pieds nus dans ce sanctuaire profond. Et enfin, le seuil franchi, nous nous trouvons en plein V° siècle, dans les naïves merveilles des vieux temps morts.
Le lieu est sombre, entièrement revêtu de faïences antiques d’un bleu vert ou de mosaïques d’or, lesquelles disparaissent sous les icônes d’or et de pierreries accrochées au mur, sous la profusion des lampes d’argent et d’or qui descendent du plafond bas. Des saintes rigides, en robes de vermeil, dont le visage reste dans un effacement sombre sous leurs barbares couronnes étincelantes, nous regardent entrer. Nous avions prévu leurs regards, sans doute, et c’était pour elles nos recherches de costume oriental ; vraiment nous nous serions sentis profanateurs envers les artistes enfantins et splendides d’autrefois, peintres, émailleurs ou orfèvres, si nous étions venus ici dans les vêtements de notre siècle mesquin et impie. Jamais, nulle part, nous n’avions eu si complète encore l’impression d’un recul dans l’antérieur des âges. Les générations, les peuples et les empires ont coulé comme des fleuves, depuis que ces petites choses précieuses sont là, tranquilles aux mêmes places, brillant d’un éclat pareil, très lentement terni. Même ce moine qui nous accompagne, avec ses longs cheveux roux couvrant ses épaules, et sa pâle beauté d’ascète, doit être en tout semblable aux illuminés des époques premières, et ses conceptions doivent s’éloigner infiniment des nôtres. Même ce vague reflet de soleil, qui arrive par l’unique petite fenêtre, amoindri dans l’épaisseur du mur, et qui dessine comme un cercle spectral sur les icônes et les faïences, a l’air d’être quelque lueur des jours anciens, quelque lueur d’il y a mille ans…
Une sorte de loge, qui est pavée d’argent ciselé et où des lampes brûlent, occupe le fond de la crypte : c’est là que, d’après la tradition vénérée, l’ange de l’Éternel apparut à Moïse, du milieu du buisson en flamme.
Il y a d’autres chapelles encore, où l’on nous mène par les petits escaliers et les petites voûtes : étroites, obscures, mystérieuses, elles sont nichées çà et là dans des recoins du vieux dédale, parmi les cellules sordides et les gîtes de misère. Elles renferment toutes d’étonnantes choses archaïques, dont les années, les vers, la moisissure auront bientôt fait de la cendre.
Il y a des bibliothèques aussi, grandes au plus comme des cabines de navire, mais ne contenant que d’uniques et introuvables œuvres. Celle-ci, remplie de manuscrits syriaques ; celle-là, de manuscrits grecs contemporains de Byzance, vieux parchemins sans prix, enluminés patiemment dans le silence des palais ou des cloîtres, livres écrits de la propre main de saint Basile ou de saint Chysostome, évangiles calligraphiés par l’empereur Théodose … Et la poussière les ronge de siècle en siècle ; et la neige des hivers, qui fond sur les toits, y dessine des taches noires, en suintant – comme aujourd’hui – à travers la pourriture des plafonds.
Sortis de l’humidité glacée des cloîtres et des chapelles, nous allons nous promener autour des remparts, sur les chemins de ronde, sur les hautes terrasses blanchies à la chaux où le soleil d’Arabie flambe et brûle, malgré le vent cinglant et malgré la neige voisine.
La vue plonge de là-haut sur des précipices de granit rouge, au fond desquels, dans l’ombre froide, sont attroupés une centaine de Bédouins en haillons noirâtres, affamés venus des lointains du désert : c’est que tout à l’heure va se faire la distribution de pain, qui a lieu trois fois par semaine. Jamais, jamais les moines ne laissent un Bédouin franchir les portes étroites du couvent, de peur, sans doute, qu’il n’en aperçoive les richesses. Mais deux frères d’ordre inférieur se tiennent dans l’une des guérites avancées qui surplombent les précipices, et qui jadis, au temps où les portes ne devaient jamais s’ouvrir, servaient à hisser les pèlerins dans des paniers. Ces frères, quand l’heure des aumônes est venue, font descendre une corde, qui court dans une poulie ; les Bédouins alors se précipitent, y attachent chacun un vêtement, et on remonte aussitôt ce paquet énorme de guenilles. Puis, un des moines, prenant au hasard une loque, l’agite au-dessus de l’abîme, en demandant :
—    À qui ce burnous ?
—    À moi ! répond une voix d’en bas.
—     Combien êtes-vous dans la famille ?
—     Sept!
On enveloppe sept pains noirs dans le burnous, et de trente pieds de haut, on le rejette au dehors… Ainsi de suite, jusqu’au dernier.
Pauvres gens de l’ombre d’en dessous, aux têtes sauvages et aux yeux de convoitise, nous devons leur sembler des princes des Mille et Une Nuits, nous promenant en vêtements de soie dans le soleil d’en haut. Mais ces grands murs protecteurs ne nous séparent pas d’eux pour bien longtemps. Déjà nos tentes et nos bagages, restés dehors, nous semblent trop à leur merci, et nous leur serons bientôt livrés nous-mêmes, quand nous recommencerons notre vie nomade dans une direction moins fréquentée et moins sûre.
C’est ici et c’est aujourd’hui que nous devons prendre un parti définitif au sujet de notre passage par le désert de Pétra.
Et cela donne sujet à de longs conciliabules avec notre guide, avec les Arabes de notre escorte et avec les prudents moines de ce couvent, discussions de Babel où se parlent le grec, l’arabe, le turc, le français et l’anglais. Le tout se complique de l’interdiction aux Bédouins de pénétrer dans le monastère ; les nôtres tiennent donc leur conseil particulier en bas, dans le chaos des rochers rouges, assis en rond sur le granit, et, chaque fois qu’on a besoin de leur demander un avis ou de leur communiquer une idée nouvelle, il faut descendre quatre à quatre, par la série des petits escaliers croulants, et franchir les triples portes des remparts.
Enfin, voici notre décision prise : le plus fidèle de nos Bédouins va partir ce soir, sur le plus rapide de nos dromadaires, pour aller trouver le cheik rebelle. Il lui portera la lettre du séïd Omar, une autre d’un saint hadji de La Mecque, qui nous recommande à sa bienveillance, et une troisième que je lui adresse moi-même, lui demandant s’il consentira à nous laisser passer, quelle rançon il exigera de nous et combien de jours il nous retiendra dans sa tribu.
Ce Bédouin, réputé sûr, est, en outre, chargé de lui dire que nous voulons une réponse écrite, signée de lui et scellée de son sceau ; que nous attendrons cette réponse ici, derrière les murs du couvent ; que, si elle est mauvaise, nous retournerons à Suez, renonçant au désert arabe, pour nous rendre à Jérusalem par mer. Mais ces derniers points sont ruses et mensonges, car nous quitterons le couvent dans trois jours pour aller au-devant de notre messager (qui demande six journées et sept nuits pour accomplir son voyage) et l’attendre en un point convenu, à trois étapes d’ici, au croisement de deux vallées, qui vont, l’une vers Pétra, l’autre vers Nackel. Si la réponse est mauvaise ou si le messager ne revient pas, nous obliquerons de là sur l’oasis de Nackel, pour contourner les territoires du grand cheik sans qu’il se doute de notre passage.
Nous voilà donc, pour trois jours de plus, les hôtes du couvent funèbre que nous pensions quitter demain matin. Cette décision prise, nous avons une impression de paix et d’attente mélancolique, dans cette demeure de la solitude qui va rester la nôtre pour tant d’heures encore.
Cherchant le dernier soleil de la journée, nous allons errer sur les plus hauts remparts. Quatre heures à peine, et déjà ce soleil va disparaître derrière les effrayants granits qui encombrent le ciel, écrans monstrueux découpés au-dessus de nos têtes avec une netteté si dure, dominant et écrasant tout.
Il se cache, le soleil, masqué subitement par l’une de ces vertigineuses dentelures de roches, et aussitôt l’ombre nous envahit, très froide, tandis que la dentelure pareille d’en face demeurera longtemps encore éclairée, fulgurante, vue de la demi-obscurité où nous sommes, et d’un rouge presque infernal sur le bleu cru du ciel.
Le père Daniel, qui a fini ses devoirs religieux, vient alors nous proposer de descendre avec lui dans les jardins, et nous nous enfonçons une fois de plus dans cette sorte de puits, qui est le monastère, pour sortir de ses murailles. Il fait de plus en plus froid ; il faut se draper et tenir à deux mains ses burnous, que le vent tourmente.
Les jardins, peu à peu gagnés sur l’aridité de la montagne, sont en terrasses successives, entourés, eux aussi, de grands murs, mais non fortifiés ; en cas de siège, évidemment, on les abandonnerait. Il y pousse des cyprès, des oliviers, des vignes, quelques citronniers, aux feuilles roussies par la grêle et la neige. Sous de vieux arbres est une sorte d’enclos désolé que le moine, dans son français étrange, appelle la mortification : c’est le cimetière de la communauté, où dorment pêlemêle, dans un renoncement suprême, des morts sans personnalité et sans nom. Nous sommes déjà en plein crépuscule ici, tandis que sur nos têtes les granits surplombants et menaçants baignent encore dans le soleil. Il fait si froid qu’il faut rentrer.
Avant de franchir de nouveau les remparts énormes, nous nous arrêtons pour regarder la première des petites portes basses, au-dessus de laquelle s’avancent les guérites de pierre pour jeter sur les assaillants l’eau et l’huile bouillantes ; elle est surmontée de deux plaques de marbre, disant, l’une en grec, l’autre en syriaque, que ce couvent fut construit, en l’an 550, sous le règne de Justinianus, imperator.
Nous rentrons décidément. Il est temps, d’ailleurs, car les trois portes de fer doivent toujours être verrouillées avant la nuit. Tandis que nous regrimpons par les petits escaliers et les petites rampes disjointes, le père nous conte les sièges que ce couvent a subis, les armées sarrasines accourues du Nord et de l’Orient, les Bédouins en hordes attroupés sous ces murs pour essayer de piller les saints trésors… Et, devenus tout à fait des hommes du Moyen Age, nous montons, si haut que nous pouvons monter, pour regarder, des terrasses couronnant les remparts, notre messager qui s’éloigne, à longues enjambées de chameau, dans le désert…
Puis la nuit vient, amenant un excès de silence.
Et nous regagnons nos chambrettes pauvres, où la lueur des veilleuses, devant les icônes, est agitée par de petits souffles glacés.
Encore un vent glacé, qui balaye le ciel étincelant de lumière. Cependant nous voyons fondre peu à peu la neige aux plis des rouges granits surplombants.
Dans nos chambrettes pauvres, où ce vent filtre par tous les joints des vieux bois, il fait un froid mortel. Et nous préférons employer dehors nos heures de retraite, à errer sur les petites terrasses ou sous les petites voûtes, dans les petits escaliers ou le long des petites galeries très vieilles qui mènent aux minuscules chapelles des anciens âges. Le silence est inouï ; on est dans des ruines, chez des morts. Et comme cette nécropole gît à deux mille mètres de haut au milieu de contrées dépourvues de toute vie humaine ou animale, l’air qui y passe est irrespiré, presque vierge.
À longs intervalles seulement, le va-et-vient espacé de quelques moines silencieux, dont les uns glissent au-dessus de nous, les autres au-dessous, et qui se hâtent de se terrer, par des portes comme des chatières, dans des niches en pisé rougeâtre, vieillards aux longues chevelures, ayant l’aspect de troglodytes qui rentreraient dans des trous de cavernes.
Des chats font comme nous ; errant sans bruit sur les petits toits abrités, sur le haut des petits murs, ils cherchent un peu de ce chaud soleil qui, de si bonne heure, va disparaître derrière les effrayantes masses de granit d’en haut.
Quel isolement ici, et quelle paix sépulcrale, avec la sensation de n’avoir autour de soi, de tous côtés et indéfiniment, que le linceul du désert !
À certaines heures du jour ou de la nuit : Pan ! pan ! pan ! Un moine, dans le clocher, frappe avec une mailloche, d’une façon spéciale et bizarrement rythmée, sur une longue pièce de bois qui est là suspendue, morceau de quelque arbre contemporain des empereurs grecs. C’est le synamdre instrument des temps passés, dont l’usage vint aux églises des premiers siècles, quand la tyrannie sarrasine interdisait le branle des cloches. Il a des sonorités sèches, tristes comme un bruit de heurt d’ossements ; et les coups, tantôt séparés, tantôt réunis deux à deux, tantôt lents et tantôt rapides, suivant d’immuables règles âgées de plus de mille ans, semblent un mystérieux langage d’initiés.
À l’appel du synamdre, ils sortent, les moines, de leurs petits oratoires, de leurs petites cellules, d’en haut, d’en bas, de tous leurs pauvres trous en pisé croulant ; une vingtaine environ, pour la plupart vieux et cassés, avec de longs cheveux blancs, de longues barbes blanches traînant sur les robes noires ; ils se dirigent vers l’escalier de la basilique, passent les étonnantes portes de cèdre et entrent à pas lents dans l’incomparable sanctuaire.
Le soir, comme les captifs dans les citadelles de jadis, nous nous tenons sur un angle avancé des hauts remparts, le seul d’où l’on ait une échappée de vue sur le lointain désert de sable, par une baie entre les masses de granits enveloppantes.
Et nous regardons de grosses nuées noires arriver du fond de cet horizon sinistre. Un vent gémissant les chasse vers nous, de là-bas ; elles montent très vite, assombrissant le ciel et chargées de neiges encore pour la nuit.
C’est l’heure du coucher du soleil et les portes de la forteresse se ferment, en bas, sous nos pieds, nous séparant de toute la froide désolation d’alentour.
Puis, les moines viennent nous avertir, en nous souhaitant bonne nuit, qu’une caravane partira demain matin, après la liturgie, pour le petit port de Tore et prendra, si vous voulons, nos lettres pour le monde habité.
Déjà nous sommes faits à la demeure de la solitude, au dédale de ses petites constructions, montantes ou descendantes et comme volontairement enchevêtrées.
Et nous démêlons mieux cet ensemble : en somme, un carré, de soixante-dix à quatre-vingts mètres de côté, espèce de puits profond, avec des remparts à défier les assauts et les siècles, et, au milieu, cette merveilleuse châsse de granit recouvert de plomb, qui est la basilique.
Entre les remparts et l’église, s’étage au hasard l’amas secondaire des petites constructions en pisé, en bois, en plâtre, sorte de village oriental, tassé dans un rien d’espace et habité par des vieillards muets qui sont gardiens de reliques millénaires. De temps à autre, près de l’église immuable, les maisonnettes de terre battue s’effondrent, et on les rebâtit pareilles, sans plus de soins, par les mêmes procédés primitifs. Elles n’ont de particulier, d’ailleurs, que leur antiquité et leur rudesse, avec pourtant, çà et là, de petits détails exquis : une vieille porte de travail cophte, en marqueterie de cèdre et d’ivoire ; une vieille fenêtre découpée à festons sarrasins ; un vieux marbre arabe finement ciselé.
Il y avait eu cette nuit grands sifflements de vent et tourmentes de neige. Mais tout s’est apaisé avant le lever du jour.
Et ce matin, le synamdre et les cloches du dimanche tintent dans un air immobile, appelant les moines à la basilique. Lorsque nous ouvrons nos portes sur notre véranda suspendue, le soleil d’Arabie, très radieux, très chaud, est là pour égayer et éblouir. Des coqs chantent dans le jardin muré, un chien aboie ; il y a presque des musiques de vie, qui vibrent et s’allongent en échos, entre les parois des granits géants. Et un charme de printemps, bien inutile et étrange sur cette demeure de fantômes, plane dans l’atmosphère attiédie. Il fait presque chaud, malgré la neige encore amoncelée dans les recoins d’ombre.
Elles sont nombreuses, ces bêtes, nous dit-on, dans la partie du désert où nous allons nous engager maintenant.
La basilique, d’où les moines viennent de sortir, est remplie le matin de tout l’encens du dimanche, qui flotte encore, en léger nuage gris, à mi-hauteur de colonnes. Nous y trouvons le frère au beau visage de cire et aux longs cheveux en boucles, qui nous avait ouvert l’autre jour la crypte sainte, et qui est un des rares jeunes hommes de la communauté.
Avec une lenteur hiératique, il s’occupe à rallumer des veilleuses dans des lampes d’argent. Sa pâleur, ses yeux d’illuminé inspirent presque une crainte religieuse, tant il ressemble, sur ces fonds d’or atténués par les siècles, à quelque image byzantine du Christ, qui aurait pris vie… Oh ! l’étrange figure d’ascète, rayonnante et grave, dans le nimbe d’une chevelure rousse épandue magnifiquement ! Et bientôt, la ressemblance s’accentuant par degrés, dans ce milieu propice au rêve, on dirait, non plus une icône animée, mais le Christ lui-même, le Christ occupé humblement à d’humaines besognes, parmi des objets si anciens qu’ils contribuent à donner l’impression de son temps…
Il n’est cependant qu’un simple frère, voué aux petits soins inférieurs de l’église et à l’entretien du feu. C’est lui qui patiemment nous montre en détail le sanctuaire, découvrant les marbres, les mosaïques, les icônes d’argent et d’or, soulevant les housses de vieux brocart dont ces choses sont enveloppées.
Dans le lieu du tabernacle ensuite, c’est encore lui qui, sur la prière du père Daniel, nous ouvre les deux grandes châsses d’argent envoyées jadis par un empereur de Russie. Elles ne renferment que des ornements d’église, des étoffes du XII° et du XIII° siècle, des vases et des croix d’ancienne orfèvrerie.
Mais, d’une troisième châsse qui est en simple marbre, il retire, pour nous les montrer, deux coffrets massifs d’or ciselé qui contiennent des reliques plus sombres. Dans l’un, la main desséchée et noire de sainte Catherine, qui pose avec ses bagues et ses bracelets sur un coussinet de soie. Dans l’autre, la tête de la sainte, que couronne un diadème de pierres précieuses, débris effroyable entouré de ouate et sentant le naprum des momies… Et puis, pour des années sans doute, on referme tout cela soigneusement ; le lourd couvercle en marbre de la châsse est tiré de nouveau sur les deux coffrets d’or, et une housse, faite d’un exquis brocart rose, est jeté par-dessus.
Tandis que le moine se penche, pour rectifier les plis de l’étoffe autour de cette forme de cercueil, les boucles de ses cheveux tombent sur la soie magnifique, et on a l’impression de contempler un Christ ensevelisseur…
Avant de nous éloigner dans le désert, nous voulons revoir la crypte du buisson ardent ; et nous entrons là une dernière fois, pieds nus, traînant sur les tapis nos dalmatiques blanches.
Tout y est tel qu’hier, et qu’il y a mille ans. La toute petite fenêtre, profonde comme une percée de remparts, envoie sa même lueur, à travers ses archaïques verrières, sur les faïences et les orfèvreries des murs. Les saints, les martyrs, regardent de même, du fond de leurs auréoles de pierreries et d’or. Et, à nos yeux, ce moine aux longs cheveux roux et au beau visage pur, est devenu tout à fait le Christ, le Christ, en simple robe noire au milieu de ces richesses amoncelées, qui est là près de nous, qui vit et se meut ; sa présence ne surprend même plus, dans ce cadre des premiers siècles, évocateur d’ombres saintes…
Un autre lieu de spectres et de poussière est une salle demi-obscure, attenante à cette bibliothèque des parchemins grecs où sont conservés les évangiles écrits par l’empereur Théodose. Salle de travail, pour les moines et leurs visiteurs. Par des arceaux en plein cintre, elle s’éclaire vaguement à la mode mauresque sur une cour intérieure ; une admirable fontaine persane en marbre y est posée comme chose perdue, et les sièges dont on se sert là, comme d’objets courants et vulgaires, sont de ces fauteuils du Moyen Age en forme d’X qui seraient des pièces de musée. Des portraits de saints et d’évêques, peints à la manière des primitifs, sont accrochés aux murailles, et, par d’autres arceaux, on communique avec de petits oratoires absolument ténébreux, au fond desquels des lampes brûlent, recoins de mystère et de mort, emplis d’étranges reliques des vieux âges. Tout cela a des aspects d’abandon, de délabrement irrémédiable ; tout cela est petit, contourné, étouffé par manque d’espace entre les écrasants remparts, et la neige fondue tombe goutte à goutte des plafonds, imitant le suintement des cavernes.
Cependant au-dehors, le soleil resplendit, toujours plus chaud. Il y a vraiment comme un silence et un repos du dimanche planant aujourd’hui sur le couvent sonore, tandis que les vieux toits se dépouillent peu à peu du suaire blanc que les dernières nuits y avaient jeté. Elles fondent, les neiges ; tous les chats sont sortis, cherchant les recoins secs, bien ensoleillés, et un moine, qui est centenaire et affranchi de la discipline, se promène avec eux, tout courbé sous sa longue chevelure blanche, marmottant de continuels chapelets.
En bas, au pied des grands remparts, dans les tristes jardins murés, on a une impression de printemps oriental ; les oliviers gris, les amandiers tout blancs de fleurs et les poiriers tout roses se détachent en nuances fraîches et claires sur ces implacables fonds de granit rouge, dentelés, striés, qui remplacent ici le ciel, le ciel si haut monté qu’on l’oublie… Et il est singulier, ce printemps-là, qu’on sent venu uniquement pour ce jardin artificiel et pour ce cimetière planté d’arbres, puisque nulle part ailleurs il ne trouvera rien à reverdir, dans l’infini des sables et des pierres mortes…
C’est notre dernier jour ici. Au soleil couchant, nous montons, comme chaque soir, sur ces plus hautes terrasses d’où l’on aperçoit, par une fissure entre les granits immenses, un coin d’horizon. Cette fois, c’est pour interroger des yeux la petite échappée, visible de ce désert où nous retournerons demain : le ciel là-bas est calmé, tranquille, pur, et aucune tempête nouvelle n’est à prévoir de ce coté, pour notre départ.
Dans la partie du couvent que nous habitons, notre présence a jeté un peu de vie. Les moines ascètes, qui ne pouvaient nous offrir que le gîte et non la table, nous ont permis de faire entrer nos domestiques syriens et d’apporter nos provisions de route.
Ce soir, en particulier, nos gens se livrent à de grandes cuisines et rôtissent un agneau acheté aux Bédouins d’en-bas, car le père Daniel et le père économe doivent partager notre dernier souper, pour l’adieu, qui sera vraisemblablement éternel…

Pierre Loti. Le Désert   Voyages 1782-1913 Bouquins  Robert Laffont 1991

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529                                      

Justinien ferme l’Université d’Athènes, ordonne la conversion en masse des païens et la fermeture des sanctuaires d’Isis et d’Amon, persécute les Juifs et tous les autres hérétiques.

Justinien enfonce le clou et durcit la législation chrétienne contre l’hétérodoxe. Interdiction d’hériter ou de transmettre ses biens à des païens pour des non-chrétiens ; interdiction de témoigner en justice contre des sectateurs de l’Église ; interdiction d’employer des esclaves chrétiens ; interdiction d’accomplir un acte légal ; interdiction de la liberté de conscience ( ! ) en 529 et obligation pour les païens [2] de se faire instruire dans la religion chrétienne, puis d’obtenir le baptême sous peine d’exil ou de confiscation de leurs biens ; interdiction de revenir au paganisme pour les convertis à la religion d’amour ; interdiction d’enseigner ou de disposer de pensions publiques.

Michel Onfray. Traité d’athéologie. Grasset 2005

Saint Benoît de Nursie, après avoir mené la vie d’anachorète pendant 3 ans à Subiacco, fonde un monastère au Mont Cassin, où il se met à rédiger la règle bénédictine, puisant son inspiration dans les traditions monastiques d’Occident, en particulier celle de Saint Cassien le maître de Saint Victor de Marseille, et d’Orient, règle de Saint Basile, évêque de Césarée et encore d’une Règle du Maître, supérieur d’une communauté religieuse proche, dont la rédaction est un peu antérieure à celle de Saint Benoît : il s’agit essentiellement d’une série de conseils simples rappelant les normes élémentaires de la vie chrétienne :

Craindre le jour du jugement. Redouter l’enfer. Garder sa langue de tout propos mauvais ou pernicieux. Ne pas aimer à beaucoup parler. Ne pas dire de paroles vaines ou qui portent à rire. Ne point aimer le rire trop fréquent ou aux éclats. Aimer la chasteté. Ne haïr personne. Ne pas avoir de jalousie. Ne pas agir par envie. Ne pas aimer à contester. Fuir les honneurs. Vénérer les anciens. Aimer les plus jeunes…

Et ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.

[] Qui donc que tu sois, qui te hâtes vers la patrie céleste, accomplis avec l’aide du Christ cette toute petite règle, écrite pour les débutants. Cela fait, tu parviendras avec la protection de Dieu aux plus hautes cimes de la doctrine et des vertus que nous venons de rappeler.

La relation avec son prochain devait être la suivante (Chapitre IV) :

Soulager les pauvres
Vêtir ceux qui sont nus
Visiter les malades
Aider ceux qui sont dans le désarroi.

Disposition très sensible : l’abbé, – le supérieur de la communauté – est élu à vie par les moines. Les Bénédictins vont devenir le grand outil de l’expansion de la chrétienté en Occident.

Mont-Cassin. Ensemble du monastère

Mont-Cassin. Ensemble du monastère, vers 1910. Photo de Collinet Guérin

11 01 532

À Constantinople, le pouvoir de Justinien est mis à mal par la sédition Nika : l’empereur est insulté par les Verts à l’hippodrome. La basilique Sainte Sophie, cathédrale de Constantinople, est incendiée. À l’origine Verts et Bleus n’étaient que des associations sportives qui s’étaient politisées au fil des ans de par le soutien qu’apportait l’empereur à l’une ou l’autre. Le mécontentement dû aux exactions du gouvernement avait provoqué ce soulèvement. Les Bleus s’étaient joints aux Verts dans un premier temps, et Justinien, assiégé dans son palais, songeait à la fuite quand Théodora prit l’affaire en main, la pourpre est un beau linceul, lui dit-elle, et confia la répression à l’un des plus grands généraux : Bélisaire, qui enferma les révoltés dans l’hippodrome et en massacra 30 000.

Dans Constantinople s’éleva une sédition, la plus terrible, la plus sanglante dont les annales des peuples nous ayent conservé le souvenir ; elle fut occasionnée par les factions du cirque. Justinien ne voulait point relâcher deux cochers du cirque, condamnés, pour leur crime, au dernier supplice ; la multitude furieuse, se précipita sur le palais, tailla en pièces une partie de la garde impériale, revêtit les deux neveux d’Anastase, Hypace et Pompée, de la pourpre, et mit le feu dans plusieurs quartiers de la ville. Le danger devenait pressant ; depuis neuf jours duraient ces scènes de carnage ; le faible Justinien, assiégé dans son palais, étoit près de s’enfuir. Théodora, aussi intrépide que Bélisaire, rassura son époux, en lui tenant ce langage héroïque Un empereur qui traîne, dans l’exil, une vie ignominieuse, ne vaut pas un homme mort… je ne vous suivrai point, le trône est le tombeau le plus glorieux. Tout paraissoit désespéré, lorsque le dixième jour, Mondon, Bélisaire et Narsès tentèrent un nouvel effort, poussèrent, renfermèrent les séditieux dans le cirque, et tuèrent trente mille hommes. Hypace et Pompée furent décapités.

M.E. Jondot.  Tableau historique des nations. 1808

533

Mercurius est élu pape : porter le nom du dieu romain du commerce quand on est pape, ça fait un peu désordre : aussi change-t-il de nom pour se prénommer Jean II. Cela fera jurisprudence et les papes appelés à régner changeront désormais de nom en arrivant sur le trône pontifical.

La culture et maîtrise écrite de la langue deviennent chose rare : ainsi le concile d’Orléans doit-il prescrire qu’en aucun cas l’on ordonne un prêtre ou un diacre illettré ou ignorant le rite du baptême, injonction qui sera reprise 60 ans plus tard au concile de Narbonne. L’écriture tend à devenir le monopole des hommes d’Église, surtout des moines et son usage, pourtant étendu durant toute la période mérovingienne, décroît.

Alors que l’empire romain se désagrégeait, que les villes se délabraient, que le commerce déclinait et que la population scrutait l’horizon avec une angoisse croissante, de peur de voir surgir les armées de barbares, tout le système éducatif élémentaire et supérieur romain se délita. De l’appauvrissement on passa à l’abandon pur et simple. Les écoles fermèrent, les bibliothèques et académies mirent la clé sous la porte, les grammairiens et professeurs de rhétorique se retrouvèrent sans emploi. Il y avait des sujets d’inquiétude plus graves que le sort des livres.

[…] Au milieu du VI° siècle, au cours de la guerre des Goths et dans la période plus sombre qui suivit, les derniers ateliers de fabrication de livres fermèrent et ce qui restait du marché du livre périclita. Tout commerce avec les fabricants de papyrus d’Égypte avait cessé depuis longtemps, et en l’absence d’un marché commercial de livres, les ateliers de parcheminerie, où les peaux d’animaux étaient transformées en supports d’écriture, étaient tombés en désuétude. Les moines durent alors appendre l’art difficile de restaurer le parchemin existant et d’en fabriquer de nouveaux. Leur objectif n’était pas d’imiter les élites païennes en plaçant les livres ou l’écriture au centre de la société, ni d’affirmer l’importance de la rhétorique ou de la grammaire, ni de valoriser l’érudition ou le débat, mais de fait ils devinrent les principaux lecteurs, producteurs et conservateurs des livres dans le monde occidental.

Stephen Greenblatt. Quattrocento. Flammarion 2011

Justinien a voulu réaliser l’unité législative de l’empire, et c’est le questeur Tribonien qui a été chargé de cet immense travail : le Code Justinien en 529, le Digeste ou Pandecte, qui en 533, reprend les règles de droit privé des anciens jurisconsultes romains, et enfin, la même année, les Institutes, manuel de droit destiné aux étudiants. Les lois civiles sont placées sous la protection divine : on trouve en tête du Code Justinien un exposé de la foi orthodoxe qui s’accompagne de menaces contre les hérétiques ; les lois impériales, destinées à régir l’organisation ecclésiastique, étaient insérées dans le Code. Et inversement, l’Église prenait en charge nombre de charges civiles :

Justinien confia même au clergé le contrôle des autorités laïques ; l’évêque visitait les prisons et dénonçait la négligence des fonctionnaires. Remplaçant le defensor civitatis, l’évêque tenait un rôle prépondérant dans l’administration municipale, contrôlant les finances, veillant à l’entretien et au ravitaillement de la ville, vérifiant les poids et mesures. Sous Tibère II, le patriarche d’Alexandrie aida à l’arrestation du préfet augustal prévaricateur ; sous Maurice, afin de remédier à la carence des services publics, l’évêque prit en main l’administration de la ville ; en 589, le patriarche d’Antioche rétablit d’abord l’ordre dans l’armée, et, en 591, il accueillit, d’accord avec l’évêque de Martyropolis, le roi de Perse Chosroès II en fuite.

[…] Ce fut encore Justinien qui codifia les règles de l’assistance. Il y eut des hospices destinés aux pauvres et aux voyageurs, dont les directeurs étaient toujours des clercs, et des hôpitaux desservis parfois par des clercs. Les orphelinats (orphanotrophia), dépendant au civil des fonctionnaires municipaux, étaient dirigés par des clercs soumis à l’évêque ; des crèches (brephotrophia) recueillaient les enfants abandonnés, des asiles (gérontokomia) recevaient les vieillards. Justinien et Théodora créèrent en outre, sur la rive asiatique du Bosphore, le monastère de la Pénitence pour les filles publiques repenties.

Rodolphe Guilland. L’empire d’Orient. 1956

L’unité politique, le retour à un seul empire romain faisait aussi partie de ses ambitions : il n’y parvint que partiellement, l’occident ne se laissant pas reconquérir en totalité.

Ce qu’on serait tenté d’appeler le mirage romain de Justinien prouve son sens de la grandeur romaine et la force de la tradition œcuménique. En dépit des événements graves qui avaient provoqué la chute de l’Empire en Occident, la fiction d’un Empire romain de la Crimée aux Colonnes d’Hercule était, au VI° siècle, très vivante dans tous les cœurs. Le pape reconnaissait l’empereur comme un souverain et il ne prenait aucune décision importante sans en référer à sa personne. Depuis Constantin le Grand, l’empereur apparaissait comme l’évêque du dehors, le protecteur attitré de l’orthodoxie. Les rois barbares de la partie occidentale de l’Empire observaient à son égard une attitude respectueuse, reconnaissant en lui une sorte de souverain supérieur qui leur déléguait son pouvoir. Ainsi, Théodoric n’était roi que de son peuple goth installé en Italie ; les Italiens ne le considéraient et lui-même ne se considérait que comme le représentant de l’empereur régnant à Constantinople.

Tous ces chefs barbares éprouvaient à l’égard de la civilisation romaine une sorte de respect craintif mêlé d’envie, qui les poussait à copier les usages romains et à revêtir des charges romaines : Clovis avait montré plus d’une fois son estime pour le consulat ; Théodoric s’était réjoui de sa nomination de César ; Thibert I°, roi d’Austrasie (534-548), avait porté avec fierté le titre de fils adoptif de Justinien. Sans doute ces relations empreintes de courtoisie dissimulaient mal l’indépendance effective des Barbares, mais il n’en restait pas moins que ceux-ci avaient conscience de la supériorité romaine, et que les Romains d’Orient, regardaient comme provisoire l’accident de 476, conservaient au fond d’eux-mêmes l’idéal de l’unité monarchique.

Justinien n’innovait donc pas, et c’est ce qu’il faut bien comprendre lorsqu’on étudie l’histoire européenne du VI° siècle. Héritier d’un passé brillant et d’une tradition œcuménique solide, Justinien crut le moment venu de rétablir la domination romaine partout où elle avait existé. À son avènement, tous les Romains d’Orient avaient les yeux tournés vers l’Occident dont ils désiraient de tous leurs vœux le retour à l’Empire. Justinien incarna en quelque sorte l’idéal de la reconquête, mais, plus soucieux que ses contemporains de faire une œuvre vraiment romaine, il porta ses efforts dans tous les domaines et tenta de restaurer dans toutes ses parties l’ordre romain.

Pour mieux comprendre la portée exacte de l’œuvre de Justinien, restaurateur romain, il faut essayer de se représenter quelle était la situation politique du monde méditerranéen au début du VI° siècle. L’unité politique, rompue apparemment en 476 mais atteinte en fait dès le IV° siècle, n’en laissait pas moins subsister une unité intellectuelle. Au bloc byzantin, compact et ordonné autour d’une capitale qui était la Nouvelle Rome, s’opposait la poussière des royaumes barbares où la substitution de la notion germanique de patrimoine à l’idée romaine d’État provoquait compétitions, morcellements, regroupements temporaires, suivis de divisions nouvelles. Toutefois les envahisseurs germains, peu nombreux au demeurant admiraient Rome ; leurs souverains, à l’instar de l’empereur, se comportaient en rois absolus et la force de la civilisation romaine s’affirmait aussi bien dans la production littéraire et artistique des territoires conquis que dans la faveur dont jouissaient dans les cours barbares des lettrés romains, tels Boèce et Cassiodore auprès de Théodoric, choisis parfois comme fonctionnaires par le conquérant. Il n’y avait pas seulement une unité intellectuelle il y avait aussi une unité économique, affirmée par la présence des commerçants syriens dans les diverses parties du monde méditerranéen, par la frappe des monnaies barbares imitées du type romain, par la persistance des villes romaines dans tout l’Occident et par le port de vêtements semblables dans les deux parties de l’ancien Empire. Enfin le christianisme donnait à toutes ces régions une unité spirituelle et morale dont les évêques étaient les soutiens désignés.

En face de cet Occident conquis mais non assimilé par des vainqueurs trop peu nombreux et impatients d’adopter des mœurs supérieures aux leurs, l’Empire romain oriental, appelé déjà, quoique prématurément, byzantin par les historiens, n’était pas un État en décadence mais un État en évolution continue, car tous les éléments de sa civilisation n’étaient pas parvenus au même degré de développement. Trop souvent qualifié de Bas-Empire avec une nuance péjorative, il n’était pas un État épuisé et sénescent, mais un État jeune et dynamique, né dans la lutte au milieu de mille dangers extérieurs et intérieurs.

Ce qui est proprement byzantin, c’est le creuset où s’est élaborée, sous l’influence de la Grèce et de l’Orient, une civilisation nouvelle, tout imprégnée de la tradition romaine. Une telle civilisation, à l’origine tout au moins, était paradoxale par plusieurs de ses aspects et c’est la raison pour laquelle plus d’un a vu décadence là où il y avait assimilation heurtée mais féconde. On peut dire qu’il y avait alors deux tendances qui se disputaient la prééminence dans l’Empire, l’ordre romain et la tradition orientale. Aucune ne pouvait triompher parce que, situées sur des plans différents, la première venait d’en haut et la seconde du peuple et de l’armée. Mais il y eut inévitablement contamination plus ou moins lente dans chaque domaine, contamination très lente, par exemple dans la langue et l’administration, plus rapide dans la vie privée, le costume et la vie militaire. Au VI° siècle, cette contamination était très imparfaite et sujette à des vicissitudes nombreuses par suite de la volonté impériale et de la fantaisie des fonctionnaires ; il existait à cette époque un État déjà quelque peu orientalisé, mais qui se voulait toujours romain. Le Sénat et l’aristocratie se dissimulaient plus ou moins consciemment l’aspect oriental de la monarchie et la majorité des Romains réclamaient dans la pratique la restauration de l’Empire universel ; Justinien, imbu des mêmes théories, restaura sous toutes ses formes et en tout cas le mieux qu’il put la romanité et s’opposa parfois violemment à toutes les influences contraires. Aussi son œuvre est-elle dans une large mesure une œuvre de réaction, privée parfois de fondements solides et vouée, de ce fait, à une existence précaire. Alors que Justinien, négligeant de parti pris les influences non romaines, se détournait de l’Orient, Théodora, plus fine et plus réaliste, sentait que là était l’avenir de l’Empire et s’efforçait d’attirer sur ce point, mais le plus souvent en vain, l’attention de son impérial époux.

Rodolphe Guilland. L’empire d’Orient. 1956

Le désintérêt de Justinien pour l’Orient n’alla pas jusqu’à négliger les intérêts commerciaux de l’empire : la Perse des Sassanides contrôlait jusqu’alors ses communications terrestres et maritimes avec l’Extrême Orient, essentiellement faites de soie, pierres précieuses et épices : il parvient à tourner l’obstacle au sud, en s’alliant avec le roi d’Éthiopie, ce qui lui donnait un accès direct à l’océan indien, et au nord, en créant un nouvel itinéraire vers l’est, passant par le nord de la Caspienne, ce qui permettait d’éviter le territoire persan. Il sût écouter des moines, qui avaient eu connaissance de la fabrication de la soie en Chine, et sût les utiliser :

Certains moines venus de l’Inde, sachant que l’empereur Justinien s’efforçait d’empêcher les Romains d’acheter la soie aux Perses, vinrent trouver le souverain et lui promirent de se charger de la fabrication de la soie pour dispenser désormais les Romains d’acheter cette marchandise. Ils avaient, disaient-ils, passé un certain temps dans une contrée nommée Sêrinda (au voisinage de l’Inde, de fait la Chine. ndlr). Ils expliquèrent que la soie était produite par certains vers, que la graine de ces vers était constituée par une multitude d’œufs, que longtemps après la ponte les gens recouvraient ces œufs de fumier, et, en les chauffant pendant un laps de temps suffisant, provoquaient la naissance des animaux. L’empereur engagea ces hommes à confirmer leurs dires par une expérience. Ils retournèrent à Sêrinda, rapportèrent des œufs à Byzance ; ils réussirent à les transformer en vers, nourrirent ces vers avec des feuilles de mûrier, et depuis on s’est mis à faire la soie chez les Romains.

Procope, byzantin

534  

Justinien, intervenant dans une succession Vandale à Carthage, y a envoyé son général en chef Bélisaire, qui a débarqué un an plus tôt avec 15 000 soldats et 500 bateaux, près de Sousse, au sud de Carthage, et parvient à faire capituler Gelimer, le dernier roi Vandale : c’en est fini de l’éphémère royaume Vandale. Le fondateur Genséric, ne se considérant pas comme un fédéré, n’avait pas réglé le partage des terres selon les lois de l’hospitalité, appliquées partout ailleurs, mais selon le droit du vainqueur : les haines ainsi attisées entre colons et colonisés ne sont pas propres à cimenter une nation. L’administration romaine réorganisée se substitua aux institutions vandales.

535

Justinien, qui a toujours considéré l’Italie comme partie de son empire a patiemment attendu que la zizanie s’installe à la cour des Ostrogoths, 9 ans après la mort de Théodoric, pour entreprendre une reconquête : celle-ci va durer pas moins de 19 ans, parsemée de massacres, de sièges n’en finissant pas ; le roi Franc Théodebert se mêla de la partie, ravageant Gênes, Pavie, et ne se laissa arrêter que par la peste. En 540, la soumission de l’Italie semblait assurée, mais un nouveau roi, Totila, élu à l’automne 541, galvanisa les Ostrogoths, ruina l’Italie, décima son peuple mais ne céda point : ses talents de chef de guerre le firent comparer à César.

27 12 537

Consécration de la nouvelle basilique Sainte Sophie : Justinien ne peut s’empêcher de taire son orgueil : Salomon, je t’ai surpassé !

À la demande de Justinien, et ce, dès l’année 532 – année de l’incendie de la première Sainte Sophie, lors de la sédition Nika -, Anthémios de Tralles et Isodore de Milet avaient dirigé les dix mille ouvriers du chantier. On n’aura pas mégoté sur les matériaux, faisant venir le calcaire de l’île de Korćula, sur la côte dalmate ; marbre et mosaïques sont omniprésents, en provenance le plus souvent d’Égypte et d’Afrique du Nord. Justinien aura visité le chantier tous les jours. Les deux architectes eurent ici plus un rôle de chef de chantier car c’est Justinien lui-même qui avait décidé et imposé le plan : forme de croix grecque, sur laquelle se dressait une coupole de trente et un mètres Ø, et dont le sommet s’élevait à cinquante trois mètres.

Il s’agit non pas du plan basilical généralement adopté pour les grands édifices, mais d’un plan centré. Le carré extérieur, dont un des cotés est constitué d’une absidiole, enferme un autre carré délimité par quatre puissants piliers chargés de supporter la coupole et épaulé au sud et au nord par des contreforts latéraux. À l’est et à l’ouest, l’espace central est prolongé par une abside voûtée d’un cul de four. Cette succession de voûtements étagés guide le regard vers la coupole, cœur du monument, tant sur le plan esthétique que sur le plan symbolique. Le passage entre le carré et les parties hautes d’une part, le carré et les parties latérales, d’autre part, est en outre facilité par un jeu étourdissant de colonnes de marbre et d’arcades. Elles permettent à la fois de réduire la muralité et de créer sur les deux niveaux des passages aisés entre les volumes tout en masquant les pendentifs et les quatre énormes piliers de la croisée. En même temps, les nombreux percements qui s’étagent sur sept niveaux donnent son caractère à l’édifice : au rez de chaussée, des baies sont aménagées dans le mur extérieur ; au deuxième niveau, celui des tribunes, dans les cul de four des quatre absidioles ; dans les murs nord et sud, sous l’arc de décharge de la coupole, deux niveaux d’ajouts ont été percés, celui du haut se prolonge dans les demi-calottes est et ouest, au-dessus des pendentifs et enfin dans les reins de la coupole. Grâce au nombre exceptionnel des baies, la lumière se diffuse ainsi largement à l’intérieur de l’édifice à toute heure du jour, durant toutes les saisons de l’année.

Alain Erlande Brandenburg. Grand Atlas de l’architecture mondiale. Encyclopædia Universalis. 1988

C’ est sa splendeur qui a conduit les Slaves, païens, à devenir orthodoxes au X° siècle. Dépêchés à Sainte ­Sophie de Constantinople pour enquêter sur le christianisme, les émissaires de Vladimir, grand­ prince de Kiev, sont subjugués : Ils nous conduisirent là où ils célébraient leur Dieu et nous ne savions plus si nous étions dans les cieux ou sur la Terre. Il n’y a, en effet, sur terre rien d’une telle beauté. C’est là que Dieu demeure avec les hommes ! 
Ébloui par la description qui lui est rapportée – la finesse des mosaïques, l’or des icônes, l’éclat des marbres –, celui qui sera considéré comme le fondateur de la Sainte Russie se convertit au christianisme oriental, et avec lui la majorité du peuple slave. Sainte­ Sophie valait bien une messe.
Dressé sur une colline surplombant la mer de Marmara, le monument a été construit au VI° siècle sur les ruines d’une église plus ancienne édifiée vers 325 par Constantin, le premier baptisé des empereurs romains. Mais l’édifice – déjà surnommé la Grande Eglise – subit les vicissitudes du temps et est détruit en 532 au cours de violentes émeutes dans la ville, qui compte alors quelque 400 000 habitants. Fervent chrétien – il persécute sans relâche les païens hérétiques -, l’empereur Justinien (483-­565) décide aussitôt de reconstruire la basilique.
Au terme d’un chantier ­éclair de cinq années conduit par les meilleurs architectes de l’époque, Isidore de Milet et Anthémios de Tralles, et qui voit s’affairer plus de 10 000 ouvriers, l’église de la Sainte ­Sagesse (Hagia Sophia, en grec) devient le monument le plus spectaculaire de la chrétienté. Avec ses 53 mètres de hauteur et ses 31 mètres Ø, son dôme est le plus grand du monde pendant plus de mille ans, jusqu’à ce que celui de la basilique Saint Pierre de Rome ne vienne le détrôner. Inaugurant son chef ­d’œuvre en 537, Justinien se serait exclamé : Je t’ai vaincu, ô Salomon !, en référence au Temple de Jérusalem.
Imposante de l’extérieur, la basilique de la nouvelle Rome se révèle au contraire tout en légèreté à l’intérieur, et comme suspendue au ciel par une chaîne d’ors’émerveille l’historien Procope de Césarée. Splendide, l’édifice n’en demeure pas moins fragile.
Les secousses sismiques provoquent régulièrement d’importants dommages – jusqu’à entraîner l’effondrement du dôme à plusieurs reprises.
Aux catastrophes naturelles s’ajoutent les troubles politiques, plus particulièrement le contexte de rivalité entre la papauté romaine et le patriarcat de Constantinople, en froid depuis le schisme de 1054. Détournée de ses objectifs initiaux – la reconquête des lieux saints de Jérusalem -, la quatrième croisade, en 1204, aboutit au sac de Constantinople par les croisés. Sainte Sophie est pillée, son autel détruit afin d’en récupérer les matériaux précieux, ses reliques emportées. La merveille de l’orthodoxie est consacrée en église catholique – sa première conversion -, et abrite le siège du patriarche latin de Constantinople, avant que les Byzantins ne reprennent la ville en 1261.
Deux siècles plus tard, la nouvelle Jérusalem tombe de nouveau, cette fois sous le joug des Turcs ottomans. L’Empire romain d’Orient ne se relèvera pas. Mais alors que les conquérants musulmans détruisent ou pillent la plupart des monuments chrétiens du pays, Hagia Sophia est épargnée par le sultan Mehmet II. Éclatant trophée de guerre, la basilique déchue devient la mosquée Aya Sofya (en turc) en 1453. Le symbole irrécusable de la victoire de l’islam sur le christianisme. Sitôt après sa conquête, Mehmet II viendra y faire la prière du vendredi.
Pour humiliant que cela soit aux yeux des vaincus, le fait de convertir un lieu de culte n’a rien d’exceptionnel à cette époque. Ainsi la mosquée de Cordoue, en Espagne, est­-elle devenue la cathédrale Notre ­Dame de l’Assomption après la Reconquista, en 1236. De même, nombre de monuments chrétiens ont été construits sur d’anciens temples païens – c’est d’ailleurs sans doute le cas de Sainte­ Sophie de Constantinople, qui pourrait avoir été bâtie sur les ruines d’un temple d’Apollon.
Toujours est-­il que Aya Sofya s’islamise peu à peu : les croix et les cloches sont retirées, les mosaïques et les peintures murales couvertes de lait de chaux – l’islam rejetant les représentations humaines -, tandis que l’imposante silhouette de la Grande Église se voit flanquée de quatre minarets. Et c’est paradoxalement l’ancien lieu de culte chrétien qui devient le modèle des mosquées ottomanes. Au XVI° siècle, Soliman le Magnifique, qui se rêve en nouveau Justinien, demande à son architecte Sinan de construire une mosquée – la Süleymaniye – sur le modèle
de Sainte­ Sophie, toute proche, même si son plan basilical s’avère inadapté au culte musulman. Demeurée, au fil du temps, une icône de l’architecture, l’ancienne basilique se trouve une nouvelle fois instrumentalisée après la première guerre mondiale. Mis en difficulté par les puissances de l’Entente, les Ottomans menacent de dynamiter Sainte­ Sophie de Constantinople – la ville reçoit officiellement le nom d’Istanbul en 1930. 

Tout autre sera la politique de Mustafa Kemal Atatürk. En 1934, le premier président de la République de Turquie désacralise la basilique­-mosquée pour l’offrir à l’humanité, la transformant en musée. Un geste qui s’inscrit dans sa volonté d’ancrer le pays dans la modernité et la laïcité, au même titre que le changement d’alphabet ou l’abolition du califat, en 1924. Cette politique a fait long feu : les velléités d’instrumentaliser un monument si puissamment symbolique ont rapidement refait surface. Les imposants panneaux calligraphiés aux noms d’Allah, de Mahomet, des quatre califes et des petits-­fils du Prophète, qu’Atatürk avait fait décrocher, sont remis en place dans les années 1950.
En 2012, des militants d’un parti islamiste et nationaliste organisent une prière musulmane sous la coupole byzantine.
Il y a une peur, un complexe derrière cette démarche de reconversion, analyse l’historien Edhem Eldem. On répète symboliquement l’acte de conquête. 

virginie larousse. Le Monde du 12 07 2020

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Ivoire Barberini

Ivoire Barberini, au musée du Louvre. Dimensions H : 34,20 cm. ; L : 26,80 cm. ; Pr : 2,80 cm. Il est seulement probable que le personnage central soit Justinien.

vers 538

Le roi de Kudara, le sud-ouest de l’actuelle Corée, envoie statuettes et sutra – les textes bouddhiques- à l’empereur Kimmei, qui règne sur le Yamato, l’actuel Japon en lui conseillant d’adopter cette nouvelle religion qui favorise la protection des États. Et la greffe va prendre, mariant la  défiance vis-à-vis de l’étranger avec la volonté de rattraper le retard dû au repliement sur soi.

541

À Peluse, sur le Nil, débute la première pandémie avérée de peste : elle vient probablement d’Afrique centrale. D’Alexandrie, Antioche, Constantinople, alors les trois plus grandes villes du monde, (on parle de 300 000 habitants à Ephèse), elle va gagner l’ensemble du bassin méditerranéen : c’est à peu près un quart de la population de l’Empire byzantin qui va être fauchée pendant presque deux siècles. Elle sévira sur les marches ouest l’Europe en 543 et s’éteindra au début du VIII° siècle, sans que l’on puisse savoir pourquoi.

Ceux dont le bubon prenait le plus d’accroissement et mûrissait en suppurant réchappèrent pour la plupart sans doute parce que la propriété maligne du venin, déjà bien affaiblie, avait été annihilée. […] Mais l’issue était fatale pour ceux chez qui le bubon conservait sa dureté.

Procope, byzantin

Les cercueils et les planches étant venus à manquer, on enterrait dix corps et même plus dans la même fosse […] Un certain dimanche, dans la basilique Saint Pierre, on compta jusqu’à trois cents cadavres. Or la mort était subite. Il naissait à l’aine ou à l’aisselle une plaie semblable à celle que produit la morsure d’un serpent et le venin agissait de telle manière sur les malades que le deuxième ou le troisième jour, ils rendaient l’âme…

Grégoire de Tours, évêque, de passage à Clermont Ferrand

Les dernières hypothèses sur la disparition de l’empire romain font des pandémies – et en particulier la peste – la raison principale :

Les germes auraient eu raison de Rome, de sa puissance et de son Empire. Oubliez donc Alamans, Burgondes, Ostrogoths, Wisigoths et autres Vandales. Remplacez les par Yersinia pestis, bacille de la peste bubonique, et quelques autres bactéries et virus. Vous comprendrez alors autrement pourquoi, vers 650 de notre ère, un effondrement vertigineux a frappé le plus durable et le plus florissant empire de l’histoire occidentale. De 75 millions d’habitants, on passe à moins de la moitié. La cité de Rome comptait près de 700 000 habitants, elle n’en compta plus que… 20 000 ! Aux pandémies mortelles que transmettaient efficacement les égouts romains, les bains et les thermes, infestés de rats et de puces, se seraient ajoutés, inaperçus jusqu’à présent, des changements climatiques. Un petit âge glaciaire, à partir des années 450, amoindrit les récoltes et transforme les échanges. Rome n’aurait donc été victime ni de sa décadence, ni de ses vices, ni de son gigantisme et de sa désorganisation politique et militaire, ni des assauts répétés de vagues migratoires successives. Ce qui l’aurait fait périr se nomme changement climatique et cataclysmes viraux. Cette nouvelle explication s’ajoute aux quelque 210 théories sur la chute de l’Empire romain récemment recensées. Mais son auteur n’est pas un extravagant ni un farfelu. Kyle Harper, professeur d’histoire à l’université d’Oklahoma (États-Unis), spécialiste de l’Antiquité tardive, auteur de plusieurs travaux estimés, s’est emparé de données récentes, issues de la climatologie et de l’archéologie des sépultures. Son travail n’est donc pas pure spéculation. Remarquablement documenté, il s’appuie sur les déchiffrements de carottes glaciaires et les analyses d’ADN d’ossements humains. Il croise ainsi, et ce n’est pas son moindre intérêt, découvertes scientifiques récentes et histoire antique. Au lieu de s’intéresser aux légions, aux campagnes militaires, aux démêlés des empereurs avec les barbares, Kyle Harper invite à tenir compte de données inhabituelles, issues de l’écologie et de l’économie, de la médecine et de l’hygiène, de la démographie. Le risque serait évidemment de croire qu’à elles seules elles expliquent tout. Mais il convient désormais de les ajouter à ce processus complexe, multifactoriel et surchargé qui a fait disparaître le monde antique – quitte à débattre interminablement des facteurs essentiels et des éléments secondaires. Il convient aussi de remarquer combien le genre chute de l’Empire, abondamment illustré depuis le siècle des Lumières et l’ouvrage classique d’Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776-1788), est constamment coloré par le présent. Gibbon insiste sur la faillite morale et politique des élites et de la culture romaines. Les historiens du XIX° siècle mettent l’accent sur les invasions barbares et leurs désastres. Les travaux du XX° siècle privilégient les facteurs économiques et sociaux. On ne s’étonnera donc pas de voir aujourd’hui émerger un scénario de la mort de Rome sous l’effet du changement climatique et des épidémies, deux de nos hantises. Cela ne veut pas dire que ces explications sont fausses, mais qu’elles sont partielles, et qu’elles parlent autant de leur époque que de l’Antiquité. À chaque siècle son effondrement.

Roger-Pol Droit. Le Monde du 4 01 2019

545 

Ciaran, irlandais et disciple de l’ermite Enda, fonde l’abbaye de Clon-mac-noïse, sur la côte ouest de l’Irlande. Après avoir bien œuvré, il laisse comme dernières paroles : awfull is the way to the world beyond – le chemin de l’au-delà est épouvantable -. 150 ans plus tard, Clon mac-noïse, avec 2 000 moines et moinillons, est la plus grande abbaye d’Europe, opulente, attisant la convoitise des Norses, Vikings [en  vieux norois, leur langue, vikingar signifie pillard], Normands [les hommes du nord] … pendant 800 ans, 20 fois pillée, brûlée, rasée, 20 fois reconstruite…

17 12 546 

Totila entre dans Rome, interdisant le massacre, mais autorisant le pillage des palais sénatoriaux.

vers 550

Childebert I°, fils de Clovis, roi franc de Paris, fait construire la cathédrale Saint Étienne, la plus grande église de la Gaule mérovingienne : 36 mètres de façade et 5 nefs.

Une inondation noie Olympie sous la boue, plongeant le site dans un oubli plus que millénaire. Ce sont les archéologues allemands qui en exhumeront les vestiges en 1875.

Un terrible incendie ravage Teotihuacan, la Cité des Dieux, proche de l’actuel Mexico, mais de plus, nombre d’œuvres d’art sont détruites ou vandalisées, comme pour en finir avec l’élite et ses représentants. Des murs furent même construits parfois devant les perrons des pyramides, signifiant leur fermeture et la fin des cérémonies et du culte des divinités. Une partie de la ville restera encore occupée une centaine d’années, se videra alors pour être occupée par des populations venues du nord-ouest.

551

Bérite – Beyrouth – la fleur du Proche Orient, est noyée sous un raz de marée : elle mettra 10 siècles à s’en relever.

06 552 

Une armée de 30 000 hommes levée par Justinien parvient à venir à bout de Totila, à Busta Gallorum, sur la voie Flaminienne, au nord de Rome. Des pillards alamans ravagèrent encore la plaine du Pô, et il fallut plus d’un an pour qu’au milieu des ruines et des campagnes dévastées, s’installe la paix.

552

Dans l’actuelle Arabie, le judaïsme est dominant dans les grandes oasis du nord du Hedjaz (dont Yathrib/Médine) et le christianisme sur les rivages du golfe arabo persique, œuvre des missionnaires de l’empire d’Orient. On y pratique donc un monothéisme pas trop porté sur la rigueur. Le Dieu d’Abraham, ancêtre commun des Juifs, Chrétiens et Musulmans à venir, avait pour nom Allah, terme proche de l’hébreu Helohim, avec la même racine étymologique. La Mecque est restée à l’écart de la conversion des élites au judaïsme et au christianisme. Les fouilles archéologiques – sur lesquelles l’actuel pouvoir saoudien entretient un silence assourdissant – ont mis à jour plusieurs églises qui permettent d’envisager l’existence à cette époque de 4 évêchés.

Son temple, la Kaaba, dans le sanctuaire de laquelle se réunissaient périodiquement les différentes tribus bédouines, devient un des foyers de résistance aux religions étrangères : on y rend des cultes multiples, qui vénèrent des déesses arabes : Al-Lat – la Déesse -, Al-Uzza – la Puissante – et Al-Manât – le Destin –, et surtout Hubal, divinité lunaire dont la statue anthropomorphe se dresse au sommet de l’édifice. Il fallait aussi une puissance du mal, et c’était Iblis – ou Saytãn, Satan -, accompagné de ses Djinns. La popularité de ces déesses contraindra Mahomet à les intégrer aux commencements de son enseignement ; elles seront escamotées par la suite. On vouait aussi un culte aux bétyles, des météorites dont le plus célèbre était la pierre noire, la Kaaba.

Économiquement, la péninsule arabique était au cœur du commerce des épices et de l’encens : venant des Indes, ils étaient débarquées au détroit de Bab-el-Mandeb, à la pointe sud de la péninsule – Aden – puis gagnaient par caravane la Méditerranée via la côte est de la mer Rouge pour continuer vers la Syrie ou reprendre le bateau pour l’Occident. Arrivaient aussi en Méditerranée les marchandises d’Afrique orientale et d’Éthiopie. Près l’Aden s’était développé le royaume de Hymiar – le Yemen -, riche d’une maîtrise sophistiquée de l’eau qui en avait fait  le jardin de la péninsule : c’était ce que les Romains avaient nommé Felix Arabia : l’Arabie heureuse. Au VI° siècle, le royaume éthiopien et  chrétien monophysite d’Aksoum, allié de Byzance, s’en était emparé, ce que ne pouvaient admettre les Perses qui guerroyèrent contre les Éthiopiens jusqu’à récupérer le Hymiar, à la fin du siècle. La guerre avait détruit le système d’irrigation du pays, qui ne sera pas reconstruit – exit Felix Arabia – et entraîné le passage au premier rang de Al-lah, Lah ou Allah. La tribu de La Mecque est surnommée la tribu d’Allah.

553 

Le concile de Constantinople II donne lieu à la querelle des Trois Chapitres, opposant les Écoles d’Antioche et d’Alexandrie, sur des questions touchant le nestorianisme.

13 08 554 

Avec la Pragmatique Sanction, Justinien rétablit prudemment son autorité sur l’Italie, jusque là aux mains des Ostrogoths : il maintient en vigueur les actes des rois Ostrogoths, sauf des deux derniers, Totila et Teia. Ce ne sont point les splendides basiliques construites à Naples, Rome et Ravenne qui empêcheront la misère de durer. Un maître des soldats réside à Oderzo, l’antique capitale des Venètes, placé sous l’autorité de l’exarque de Ravenne, nommé par Byzance : c’est la première autorité dans la région qui sera la Vénétie.

6 12 557   

Tremblement de terre près de Constantinople.

7 05 558

La coupole de Sainte Sophie s’effondre des suites de la fragilisation créée par le tremblement de terre : le fils d’Isidore de Milet la reconstruit, plus haute de huit mètres, mais d’un rayon plus court et donc, plus bombée. Elle sera à nouveau inaugurée le 26 décembre 562. Certaines nuits, Justinien entendra murmurer Salomon : es-tu donc bien sur, très cher empereur, qu’il était sage de m’invectiver ainsi… mon temple est resté debout pas loin de quatre cents ans, avant que d’être détruit par mes ennemis… ta basilique a perdu sa coupole moins de vingt ans après avoir été achevée,  par la force des entrailles de notre terre… alors, alors, un peu de retenue, que diable !

559 

L’empereur de Chine Gao Yang fait jeter depuis la tour du Phénix d’or plusieurs prisonniers ligotés chacun à un cerf volant. Seul le prince Yuan Huangtou en sort vivant en effectuant un vol de plusieurs centaines de mètres.

561

À la mort de Clotaire I°, fils de Clovis, l’empire franc n’est pas une petite affaire, allant des Pyrénées bien au-delà de la rive droite du Rhin, frontalier avec la Bavière, la Thuringe et la Saxe. Seule la Bretagne bretonnait et la Septimanie était wisigothe. Cet empire s’installe alors dans une guerre civile qui va voir s’entre tuer petits fils et arrière petits fils de Clovis. Les Mérovingiens s’y ruineront.  Et pourtant, ils avaient adopté des bases plutôt saines : existait alors le mund, qui symbolisait le devoir de protection du roi envers son peuple, mais aussi de l’homme envers la femme, la matérialisation de ce mund se trouvant dans la longueur de la crinière de chacun. L’Histoire leur a taillé un costume un peu grotesque que Gilles Lapouge tient à reprendre :

Les derniers Mérovingiens sont les Rois fainéants. […] Ils sont affalés dans un char à bœufs, recouverts de peaux de bêtes et de femmes assez nues. Ils ont de grandes moustaches en croc. Augustin Thierry et Arthur Rimbaud disent qu’ils beurrent leur chevelure. Lavisse, Malet et Isaac nous expliquent pourquoi ils voyagent tout le temps. C’est qu’ils s’ennuient car la réalité du pouvoir est passée aux mains des maires du Palais. Ce sont des rois sans divertissement. Donc, ils voyagent.

Je ne suis pas d’avis de Lavisse. La réputation de paresse qui est faite à ces princes et qui amuse tellement les écoliers, n’est pas avérée. Au temps des Mérovingiens, la science géographique a beaucoup décliné. Elle a oublié Anaximandre, Anaximène, Marin de Tyr et Thalès, Hécatée et Hipparque. Ptolémée a disparu. Cantino, Martin Benhaïm, Mercator, Cassini, ne sont pas encore entrés en scène. Pour les cartes, le premier Moyen Âge est nul. Ses cartes sont des billevesées.

Donc, les rois mérovingiens ne possédaient aucune image de leurs  royaumes et comment jouir de leur gloire s’ils ne savent même pas où s’étendent leurs  propriétés ? Comment sauraient-ils qu’ils sont des rois ? Un roi sans territoire, ça ne veut rien dire. Ça n’a pas de pouvoir. Ce n’est même pas un roi. C’est un imposteur.

Les souverains mérovingiens ont bien l’impression qu’ils règnent sur un bout de terre, mais ils ne savent pas où est ce bout et quel est son genre. Ils n’en connaissent ni les frontières ni les formes. Comment gèreraient-ils une France dont il n’est pas assuré qu’ils soient dedans ? Le Royaume d’un souverain sans cartes est un mirage. C’est une idée, à peine, une illusion ou un conte qu’on se répète de génération en génération sans y  comprendre rien, une histoire pleine d’infini et de flou, et dite par un géographe idiot. Les Mérovingiens sont des propriétaires sans terre, des monarques sans apanage. Quand ils prennent leur bain, le matin, ils ne peuvent même pas, comme le fait l’empereur chinois Hsieng Tung, suivre du bout des doigts le tracé de leurs frontières. D’ailleurs, à considérer les images du Malet et Isaac, ils ne doivent pas prendre beaucoup de bains.

Par chance, ils sont ingénieux. Ils connaissent la parade. Ils sont plus rusés que l’empereur au bain : privé de cartes, ils entreprennent de parcourir non pas une image de la France mais la France elle-même. Entre leur domaine et eux, ils suppriment cet intermédiaire qu’est la carte. Ils remplacent le dessin par son modèle. Ils utilisent leur Royaume comme ils le feraient d’une immense carte. Tel est le motif de leurs sempiternelles pérégrinations dans leurs chars à bœufs, et malgré le grincement des roues pleines, entre la Flandre et la Narbonnaise, et des Alpes à l’Océan. Ils ont confié les clefs de la maison à leurs maires du Palais qui sont chargés d’expédier les affaires courantes et ils sont montés dans leur carriole. C’est qu’ils se réservent les tâches nobles : donner réalité, forme et épaisseur, continuité géographique et donc historique, à cette légende, à cette idée et à ce récit, qu’on appelle la France.

Gilles Lapouge. La Légende de la géographie. Albin Michel 2009

Peut-être étaient ils vagabonds, mais ils – elles – portaient sur eux leur fortune – :

Parure de la reine Arégonde datant du VIe siècle. Elle a été retrouvée, en 1959, dans les fouilles de la basilique Saint-Denis.

Parure de la reine Arégonde, belle-fille de Clovis, datant du VI° siècle. Elle a été retrouvée, en 1959, dans les fouilles de la basilique Saint-Denis. JEAN-GILLES BERIZZI/MUSÉE D’ARCHÉOLOGIE NATIONALE

avril 568

Les Lombards descendent des Alpes Juliennes sur l’Italie, emportant Milan, Vérone. Pavie tiendra un an puis tombera. Nombre de réfugiés iront s’installer dans les marécages des environs de Venise. Trente ans plus tôt, le Romain Cassiodore avait déjà mentionné dans une lettre l’existence de quelques populations dans ces marécages, vivant de pêche, de transport aquatique et d’exploitation des salines et cela remontait à la fin de l’empire. Ce début de peuplement important de Venise tient aux facilités de défense qu’offre sa situation : côté terre, cette lagune est inaccessible aux chevaux des envahisseurs, en l’occurrence les Lombards ; côté mer, la très faible profondeur moyenne – 1 m, quelquefois moins – la rend aussi inaccessible aux bateaux ayant un tirant d’eau supérieur.

Toute médaille ayant son revers, il faudra déployer une fantastique énergie au cours des siècles à venir pour que ce milieu de pêcheurs, mariniers,  saulniers, artisans puisse s’ouvrir au développement économique et de venir l’incontournable puissance maritime des XII° au XVI° siècles. Ils avaient sans doute deviné que la situation exceptionnelle de ce carrefour européen [le Brenner, le col le plus bas des Alpes – 1375 m – est à 350 km de Venise par les vallées, 180 km à vol d’oiseau] était chargée de promesses.

La lagune de Venise, et son lido qui compte quatre ouvertures sur la mer, a été formée par les sédiments de l’Adige, de la Brenta, du Piave et du Pô. Le 17 octobre 589 verra la rupture de la Cucca, une crue spectaculaire de l’Adige qui a inondé toute la zone lagunaire, séparant les lagunes, multipliant les marécages, modifiant le cours des fleuves. Tout cela va entraîner d’importants travaux pour détourner de la lagune les fleuves les plus puissants dont l’apport sédimentaire risque de provoquer un comblement : le Pô, l’Adige et la Brenta seront détournés vers le sud, le Piave vers le nord. On laissera en l’état les rivières de moindre importance Les Dese, Osellino, Sile. Tout cela signifie tout un réseau de canaux, surtout sur la Brenta qui permettront d’assurer les liaisons entre Venise et l’arrière-pays, essentiellement Padoue. La Vénétie qui aura les plus anciennes écluses, et aujourd’hui on en voit de tous âges.

Sur la lagune elle-même, si l’on ne voulait pas que la protection de l’ennemi qu’offrait les hauts fonds, empêchant les gros navires d’y naviguer, ne se retourne contre le développement économique de la ville, il fallait creuser des chenaux – les plus profonds iront jusqu’à 15 mètres – pour permettre l’accès à Venise des gros navires marchands : il y aura ainsi tout un réseau, signalé par les bricoles – des pieux de chêne  ou de robinier [un acacia] plantés par trois dans le sol marin et dont les sommets au-dessus du niveau d’eau sont reliés comme une armature de tepees -. Quand le pieu est unique, il se nomme paline. Le taret, un mollusque bivalve qui attaque l’aubier du bois – des trous de 4 à 5 cm de long, le diamètre d’un stylo à bille – demande la changement des bricoles – palines tous les 10 ans. Il est des fabricants de meubles pour nommer leur bois bricole de Venise, après s’être débarrassé de l’aubier percé auprès des fabricants de contre-plaqué chez lesquels c’est la colle qui bouche les trous.

Et pour construire en dur, là encore l’ingéniosité sera au premier plan : Jusqu’à la fin du XI° siècle, Venise était une ville de bois hormis le palais du duc et quelques églises, mais des incendies ravageurs obligèrent à revoir les matériaux de construction. La brique l’emporta ensuite tandis que la pierre d’Istrie qui résiste à l’eau salée, occupaient les parties basses. Venise est construite sur une centaine d’îlots boueux, reliés par une myriade de canaux, et le défi consistera à édifier des fondations suffisamment solides pour supporter le poids des bâtiments, en s’appuyant  sur le sous-sol marin dur – le caranto -. Il fallait encore tenir prendre en compte cette spécificité vénitienne qu’est l’acqua alta, une marée qui doit son existence beaucoup plus au sirocco, un vent du sud, qu’à la lune.

Chronologiquement, deux méthodes ont été employées pour les fondations, utilisant l’une et l’autre des pilotis.
À partir du XV° siècle, la construction recourt à des pieux longs d’environ 4 mètres, mesurant quelque 20 centimètres de diamètre, en chêne, chêne rouvre ou mélèze. Dans les cas, assez rares, où le site offrait un substrat argileux stable, les pieux étaient directement et fer­mement fichés dans le sol. La plupart du temps néanmoins, il fallait construire un caisson autour de la zone de construction, puis assécher le fond, pour pouvoir finalement planter les pilotis de l’extérieur vers le centre, à raison de dix environ par mètre carré. Faut-il le préciser ? Ces pilotis étaient enfoncés sans autre outillage jusqu’au début du XX° siècle qu’une masse de bois soulevée par plusieurs hommes, dont un chant monotone rythmait souvent la manœuvre. Lorsque les pieux ne pouvaient descendre plus profondément, ils étaient mis à niveau avant de recevoir de lourds madriers transversaux. Sur ceux-ci étaient enfin disposées des planches de mélèze assujetties par un mortier auquel étaient incorporés des morceaux de pierre, de marbre ou de brique. On rencontre ce type de plancher, encore commun à Venise, dans beaucoup de palais et d’anciennes demeures.
La méthode utilisée avant le XV° siècle était globalement similaire, mais ne donnait pas des résultats aussi fiables, car les pieux, alors taillés dans de l’aulne, ne dépassaient pas 1 mètre de longueur. Le plancher ne comportait qu’une couche de mélèze ou d’orme.
Maintenant que les fondations sont posées, observons l’ingéniosité des architectes. Afin d’alléger les constructions, en particulier celles de styles byzantin et gothique, ils durent avoir recours à d’innombrables stratagèmes.
Ils privilégièrent l’usage du bois, accrurent l’importance accordée aux ouvertures, en les dotant en outre de nombreuses colonnes élancées, utilisèrent la brique (plutôt que les lourds blocs de pierre taillée), et la parèrent de fines plaques de marbre.
Sachant comment sont faites les fondations, on comprend pourquoi, malgré les soins apportés à leur construction, certains campaniles gîtent dangereusement, jusqu’à s’effondrer comme le fit, en 1902, le plus célèbre clocher vénitien, le campanile de Saint-Marc lui-même. Un tel événement ne s’cst heureusement pas reproduit depuis.
Les pieux anciens retirés lors des restaurations se révèlent tous parfaitement préservés : immergés en totalité, les bactéries à même d’attaquer le bois n’avaient pas l’oxygène nécessaire pour vivre. À la différence des bricoles qui balisent les canaux et sont tantôt sous l’eau, tantôt à l’air libre, les pilotis sont toujours immergés et protégés depuis des siècles par une gangue de boue.

http://venise2007.canalblog.com/archives/2007/02/07/3930697.html

Les îlots de la lagune de Venise, composés de matériaux de remblais et alluvionnaires, ne permettaient pas de construction traditionnelle car le sol humide et instable ne pouvait supporter le poids des bâtiments. La solution a été l’utilisation de pilotis, permettant la construction au-dessus de l’eau. La technique consiste à enfoncer ceux-ci dans le sol afin de leur faire porter une plate-forme constituée de madriers en chêne et en mélèze solidement attachés les uns aux autres, consolidant et nivelant le terrain. Ainsi par exemple, afin d’ériger la Basilique Santa Maria della salute, les Vénitiens utilisèrent 1 006 657 pilotis de 4 mètres de long, en chêne, aulne et mélèze.

Les contraintes liées à une construction sur l’eau avec des pilotis comme fondations font que les palais sont conçus à l’inverse des règles traditionnelles de l’architecture. En effet, si dans les palais terrestres, l’usage veut que l’on commence par les fondations sur lesquelles on pose l’infrastructure destinée à supporter le poids de l’ensemble architectural, à Venise la méthode est totalement inversée : on pose d’abord une grande boîte sur des portiques afin de transmettre la charge directement aux pilotis des fondations par un système d’arcs et de voûtes appropriés.

569

Justin II envoie un morceau de la vraie Croix à Radegonde, épouse répudiée de Clotaire I°, roi de Neustrie, fils de Clovis ; il sera déposé au monastère Sainte Croix de Poitiers.

570

On n’en a pas fini avec l’esclavage : Saint Augustin ayant déclaré que la cause première de l’esclavage est le péché qui a soumis l’homme au joug de l’homme, l’esclavage est d’abord accepté par l’Église catholique comme une conséquence du péché originel. Ce n’est que lors du concile de Lyon en 570 qu’elle allait seulement interdire de réduire en esclavage un chrétien. Ainsi les Saxons païens vaincus par Charlemagne en 780 furent en grande partie réduits en esclavage. C’est ce que Clovis, chef des Francs Saliens, avait pu faire près de trois siècles plus tôt par sa victoire à Tolbiac en 496, qu’il paya de son soutien à l’Église catholique puis de sa conversion et celle de ses armées. Pourtant cette victoire il l’avait obtenue sur les Alamans qui étaient déjà des chrétiens. Mais des arianistes ou ariens, c’est-à-dire des chrétiens certes mais schismatiques aux yeux des évêques et cardinaux de l’Église romaine, celle des descendants de Pierre et soumis à l’évêque de Rome. En effet, lorsqu’un chef barbare se tournait vers le christianisme pour tenter un rapprochement avec les populations autochtones romanisées, il optait plutôt pour l’arianisme, forme du christianisme qui permettait au roi de devenir le chef de l’Église. Qui peut dire ce qu’il en serait advenu de l’histoire de l’Europe si Clovis avait été battu et qu’un roi chrétien arianiste ait régné sur ce qui peu à peu allait devenir la France ? 

L’inverse est éclairant. Car ce goût pour l’arianisme était courant chez les peuples barbares, ceux des grandes invasions venues de l’est, qui s’étalèrent dans tout l’espace de l’ancien Empire romain d’Occident détruit en 476. Ainsi les Wisigoths, convertis à l’arianisme, quand ils s’installèrent en Espagne y condamnèrent les Juifs à l’esclavage dont les Musulmans les délivrèrent en 711. Entretemps, le concile de Tolède en 589, officialisera la conversion au catholicisme des Wisigoths, sous le règne de Récarède I°. C’est lors de ce concile que sera introduite la formule  qui ex Patre Filioque procedit, c’est-à-dire, qui procède du Père et du Fils. La querelle du filioque pouvait commencer. Mais le temps de l’histoire est long. On trouvera dans la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 comme la queue d’une comète annoncée 1409 ans plus tôt par la victoire de Clovis.

Philippe San Marco. Sortir de l’impasse coloniale. Mon petit éditeur 2016

574

Les dernières années du règne de Justin II, successeur et neveu de Justinien,  voient la folie s’installer durablement  chez lui, entrecoupée de moments de lucidité. Son épouse Sophie met à profit l’un d’eux pour lui proposer une abdication en faveur du général Tibère :

Vous voyez les insignes du pouvoir souverain. Vous allez les recevoir, non de ma main, mais de celle de Dieu. Tenez-les en honneur et elles vous honoreront.

Respectez l’impératrice votre mère : vous étiez hier son serviteur, et vous êtes aujourd’hui son fils. Ne prenez pas plaisir à verser le sang des hommes ; abstenez-vous de la vengeance ; évitez les actions qui ont attiré sur moi la haine publique et, au lieu d’imiter votre prédécesseur, profitez de son expérience.

En qualité d’homme, j’ai commis des péchés, et j’en ai été puni sévèrement, même dès cette vie ; mais ces serviteurs [en montrant ses ministres], qui ont abusé de ma confiance et échauffé mes passions, paraîtront avec moi devant le tribunal de Jésus-Christ.

L’éclat du diadème m’a ébloui : soyez modeste et sage ; n’oubliez pas ce que vous avez été, et songez toujours à ce que vous êtes. Vous avez sous les yeux vos esclaves et vos enfants : en prenant l’autorité, prenez la tendresse d’un père. Aimez votre peuple à l’égal de vous-même ; cultivez l’affection et maintenez la discipline de l’armée ; protégez la fortune des riches, et soulagez la misère du pauvre.

Je ne vivrai plus qu’autant que vous le voudrez et un mot de votre bouche me donnera la mort. Puisse le Dieu du ciel et de la terre inspirer à votre cœur tout ce que j’ai négligé ou oublié.

            Discours repris par Jean d’Éphèse, puis par Edouard Gibbon, dans Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain.1788

580

Colomba et son disciple Gall, moines irlandais s’en vont évangéliser l’Europe : Colomba commence par l’Armorique où la vertu est à peu près inexistante. Il fondera des monastères à Luxeuil, où il restera 20 ans, Jumièges, Saint-Omer, et finalement Bobbio en Italie, via le col Septimer, 2310 m, au SO de Saint Moritz ; il y mourra. En Suisse, Gall laissera son nom à l’abbaye où l’on mettra en place une nouvelle notation musicale – les neumes – qui en fera le centre du renouveau grégorien dans l’Occident chrétien.

Le succès du monachisme celte dans ces régions qui étaient à peu près celle des frontières de l’empire romain tient pour beaucoup à ce que précisément elles n’avaient pas – ou à peine – été romanisées ; elles n’étaient pas pénétrées de culture classique et donc de polythéisme ; le latin n’était que le véhicule de la liturgie chrétienne quand, sur tout le pourtour méditerranéen, il était la langue de toute la culture classique, brillante et pesante, laquelle restera encore assez longtemps un frein à l’évangélisation.

Sans nul doute, saint Gall et saint Colomba sont passés par Clon-mac-noïse, ne serait-ce que le temps d’un repas éclair tant ils étaient pressés d’atteindre la côte française et d’en venir aux mains. Sitôt débarqués, cela se gâte. En Bourgogne, ils morigènent les barons sur le point de leurs concubines, bâtards et surtout – et c’est là trop – de leur goinfrerie, ils sont priés de déguerpir. Ils montent au nord jusqu’au lac de Constance dans lequel ils précipitent les idoles les plus sacrées de la nation des Suèves. Là encore, c’est trop. Ils fuient et se séparent. Saint Colomba cingle vers l’Italie à travers les cols alpins et fonde l’abbaye de Bobbio. Saint Gall se réfugie dans un vallon sauvage à l’ouest du lac et qui est propriété des ours. Il s’en débarrasse à coups de goupillon, mais c’est un goupillon bien reverdi par une sensibilité celtique toujours prête à traiter avec la nature, ses caprices, ses porte-parole.

Nicolas Bouvier. Journal d’Aran et d’autres lieux. 1990

585

Partout en Gaule, on a faim : Cette année-là, une famine horrible fit d’affreux ravages dans toute la Gaule. Un grand nombre furent réduits à manger des pépins de raisins, ou des fleurs de noisetier ; d’autres faisaient du pain avec de la racine de fougère desséchée réduite en poudre et mêlée avec un peu de farine […]      Beaucoup qui n’avaient point de farine, mangèrent de l’herbe des champs ; leur corps enfla, et les uns moururent de maladies, et les autres de faim.

Grégoire de Tours. 538-594. Histoire des Francs

8 05 589

Récarède, premier Wisigoth à devenir roi sans élection, du seul fait de l’hérédité, abjure solennellement l’arianisme au concile de Tolède, suivi en cela par la reine, la cour et la plupart des évêques hérétiques. Il avait déjà annoncé sa conversion au catholicisme deux ans plus tôt. Cause ou effet ? Difficile de le savoir, toujours est-il que l’Espagne wisigothique (qui comprenait alors le Languedoc) connut dès lors une évolution significative vers l’assimilation entre Wisigoths et Hispano-Romains. Encourageant la romanisation, la centralisation alla de pair, renforçant le gouvernement du Palais. Dès lors la reconquête byzantine du sud s’en trouvera définitivement arrêtée.

592

Grégoire , ancien préfet de Rome a été élu pape. Face à un exarque impuissant, il prend la tête de la défense de la ville assiégée par Agigulf, le duc de Turin. Il assumera la plupart des charges du gouvernement impérial défaillant : garde des greniers publics où s’entassaient les recettes en nature de l’État, distribution de vivres aux citadins épuisés par le siège, la famine et la peste. Se tournant vers les évêques de l’Italie du Nord occupée par les Lombards, il devint le souverain réel de toute l’Italie, lançant même des missions chez les Germains et les Anglo-Saxons, fondant de nombreux monastères bénédictins. Vénéré de son vivant comme un saint, il donna à la papauté un lustre oublié depuis le pontificat de Saint Léon.

Évidemment, l’information n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui et les couacs devaient être nombreux : Grégoire n’avait très probablement pas eu vent de la mission de Colomban en Europe 17 ans plus tôt et lance lui-même une mission précisément dans le sens contraire, pour évangéliser non pas l’Irlande, mais l’Angleterre, et qui sera couronnée de succès, puisque apportant dans la corbeille de la communauté chrétienne pas moins que l’Angleterre. C’en est à croire que 17 ans plus tôt, Colomba et ses compagnons avaient traversé le pays pour évangéliser l’Europe sans se soucier nullement d’évangéliser le premier pays traversé : l’Angleterre ; à moins qu’il soit allé directement d’Irlande sur le continent par la mer en se disant : autant éviter les Anglais, de toutes façons ils sont irrécupérables ! la mésentente entre Irlandais et Anglais aurait-elle été déjà si forte ?

Il ne sait pas qu’en Irlande, les chrétiens ont subsisté ; que saint Colomban et d’autres moines ont maintenu couvents, prédications et offices. Grégoire sait seulement qu’évêques, prêtres et fidèles sont, pour la plupart, allés se réfugier dans les régions celtes (Irlande, pays de Galles, Bretagne).

Il envoie donc une mission exceptionnelle. Elle comprend le prieur du monastère de Saint André, Augustin, un prêtre du couvent, et un moine appelé Jean Diacre. À Pâques 797, les trois missionnaires débarquent à l’embouchure de la Tamise. Puis Augustin fait parvenir à Éthelbart, roi du Kent, un message l’informant qu’il apporte de bonnes nouvelles. C’est un coup de poker qui réussit. La rencontre entre Ethelbart, sa cour et ses hommes en armes d’un coté, le petit groupe des missionnaires de l’autre, se déroule en plein air. Chacun chante les hymnes qui lui sont propres. Le 1° juin 597, le roi reçoit le baptême à Durovernum (qui deviendra plus tard Canterbury). La Grande Bretagne devient chrétienne.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois 2000

L’hédonisme n’était plus du tout de rigueur, et on ne rigolait pas tous les jours aux cotés de Grégoire I°, lui qui avait été capable de proférer : Le corps, cet abominable vêtement de l’âme.

Il n’est sans doute pas incongru de parler d’hédonisme pour cette époque, mais il conviendrait aujourd’hui de trouver un autre qualificatif, qui intègre plus l’aspect scientifique fourni par les extraordinaires progrès de la connaissance du cerveau, qui montrent que le corps est loin d’être seulement un vêtement pour l’âme et que l’abominable n’est qu’un qualificatif issu de l’ignorance, pour ne pas dire de la bêtise :

La morale de cette histoire, c’est que nous n’avons pas à choisir. Pendant des millénaires, on nous a dit : Choisis ton camp, le corps ou l’âme ? Puis, il nous a fallu faire la guerre à ceux qui s’étaient engagés dans l’autre camp.

Les combattants regroupés sous le noble étendard de l’âme méprisaient les adorateurs de la matière qui souillaient la condition humaine. À force d’abstractions, ils se sont transformés en intégristes de l’âme qui tentent d’éradiquer les explorateurs du corps.

Pendant ce temps, les défenseurs de la cause du corps récitaient à toute allure quelques théories biologiques aujourd’hui oubliées. À force de mesures qui leur donnaient l’illusion d’être savants, ils ont fini par coller sur les suppôts de l’âme une étiquette de précieuses ridicules.

Les découvertes étaient réelles pourtant, tant biologiques que psychologiques, mais le simple fait de se ranger sous une bannière exigeait de limiter volontairement nos connaissances. C’était une bonne affaire qui permettait de travailler peu en faisant croire quon en savait beaucoup. On accumulait des idées, des expérimentations et des arguments de plus en plus solides, vrais et défendables, construisant ainsi un château fort biologique d’où l’âme était expulsée. Pendant ce temps, les opposants décrivaient un paradis de pureté d’où la chair est bannie.

Pour avoir des certitudes, il est bon d’être ignorant. On se sent fort, on s’engage dans un camp qui défend un morceau de condition humaine cohérent, argumenté par des livres, des diplômes, des mouvements d’idées et des rencontres amicales. Cette aliénation nous rend heureux puisqu’elle renforce nos liens avec ceux qui partagent la même croyance.

Et ce qui aurait dû être un débat scientifique se transforme en technique d’influence culturelle et de puissance politique. Le pouvoir est au bout de la pensée unique. Plus on se spécialise, plus on a de chances d’appartenir au groupe des meilleurs. Mais cette stratégie de domination provoque un appauvrissement du monde. L’illusion d’explication que donne la récitation d’un métabolisme : Il déprime parce que son cerveau sécrète moins de sérotonine [l’hormone du bonheur], est combattue à armes égales par celle qui vous assène une interprétation moralisante : Il est malade parce que sa mère est mortifère.

Dans une telle stratégie de la connaissance, plus les idées sont claires, moins elles sont vraies, mais nous avons les moyens de les faire changer : Le principe dialogique signifie que deux ou plusieurs logiques sont différentes et liées La pensée complexe n’est pas très compliquée. Au contraire même, dans la pensée unique, quand on appartient au groupe des meilleurs spécialistes mondiaux d’une enzyme rare, on éprouve le sentiment d’être initié à un savoir que personne d’autre ne peut comprendre.

L’attitude opposée qui intègre des disciplines différentes empêche l’évolution sectaire de tout pouvoir qui se renforce en excluant ses opposants. Quand on cherche à englober les informations de nature différente dans un même système, chacun fait l’effort de se faire comprendre. Non seulement c’est agréable, mais en plus ça fait surgir des idées imprévues. Quand un neurologue rencontre un musicien, ils découvrent que son art façonne une partie du cerveau ; quand un vétérinaire s’accouple avec une linguiste, ils enfantent une méthode qui démontre comment l’expression des émotions de l’un impressionne les émotions de l’autre ; quand un psychanalyste échange avec un chimiste, ils découvrent comment le psychothérapeute renforce le cerveau de l’analysant en frayant des circuits tranquillisants.

L’invitation à découvrir les découvertes des autres empêche le dogmatisme spontané de toute discipline qui s’érige en institution. Dans un groupe doctrinaire, une seule idée est bonne : celle du chef qui distribue les postes et les honneurs. Quand l’ordre règne à ce point, la vie intellectuelle se transforme en récitation comme un leurre de pensée.

Les neurosciences posent aux psychologues des problèmes de science-fiction : comment un douillet affectif invente une manière de vivre qui le mène au bonheur ; comment l’organisation parfaite d’une société devient une fabrique de merveilleux sadiques; comment l’urbanisme technologique attire les damnés de la terre qui s’y installent avec leurs processus archaïques de socialisation par la violence ; et comment ce nouvel univers façonne le cerveau des enfants qui s’y développent.

La conscience n’est plus ce qu’elle était. Les neurones créent un lien biologique dans le vide entre deux personnes; les nouvelles galaxies affectives sculptent des formes étranges dans la pâte à modeler de nos cerveaux ; les déterminants humains sont si nombreux et de nature si variée que la durée d’une existence leur donne à peine le temps d’émerger. Chaque histoire de vie est une aventure humaine unique.

L’amélioration des conditions d’existence grâce à la technologie et aux droits de l’homme rendra peut-être un jour inutiles les couples et les familles. À l’époque où nous vivions dans des milieux naturels peuplés d’animaux qui nous mangeaient, quand le froid nous torturait et le climat nous affamait, le groupe constituait le seul refuge affectif, le seul lieu de sécurité qui permettait de survivre. Depuis que nos progrès techniques contrôlent ces catastrophes naturelles et en ajoutent d’autres, nos sociétés facilitent l’épanouissement des individus au point que le prix de la protection devient exorbitant. Quand on a moins besoin de famille, les enfants bien développés ressentent leur foyer comme un lieu de répression et non plus de protection. Ils perdent ainsi l’effet tranquillisant de l’attachement et, malgré leurs performances améliorées, ils deviennent vulnérables au moindre événement.

L’homme n’est plus sacré depuis qu’il n’est plus surnaturel. La technologie a tellement modifié la condition humaine qu’elle a naturalisé son âme. Peut-être même est-ce l’homme qui a donné à Dieu le pouvoir de le sécuriser en modifiant les circuits biologiques de son cerveau. Son corps n’est plus un destin depuis qu’il ne fabrique plus de social avec son sexe et ses muscles. On ne fait plus l’amour pour mettre au monde une âme mais pour se rencontrer et tisser un lien intime. Le courage des pères, la violence des hommes ne provoquent plus l’admiration de ceux qui en profitaient.

Quand le monde est cruel, c’est la force d’un corps qui permet de l’affronter, mais, quand la culture l’adoucit, c’est la bonté d’une âme qui aide à se socialiser.

Les yeux de mon âme et mon corps n’ont pas un différent langage…
mon corps est fait de votre argile     [Aragon.        Le fou d’Elsa]

C’est pourquoi il ne peut vivre que vêtu d’un manteau de paroles.

Boris Cyrulnik. De chair et d’âme. Odile Jacob 2006

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[1] A qui profite le chrême, persifle Dominique Jamet

[2] … païen qui est l’origine de notre paysan.