595 à 709. Gloire de l’Islam. La Kahina. En Chine, Ta’i Tsong. 22787
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Publié par (l.peltier) le 17 décembre 2008 En savoir plus

595 

Mahomet conduit les caravanes de Khadidja, belle et riche veuve, qu’il épouse ; elle a 40 ans, il en a 25. Il restera monogame jusqu’à ce qu’elle meure, en 619. Ils ont une fille, Fatima Zarah, qui épousera Ali, cousin de Mahomet et futur quatrième calife qui, eux-mêmes, auront quatre enfants : deux garçons, Hassan et Husayn (ou Hussein) et deux filles Zaynab – Zaynab la Grande – et Oum Kaltoum – Zaynab la Petite -.

600

Un traité chinois mentionne les propriétés explosives d’un mélange à base de salpêtre. La composition chimique de la poudre sera connue en 1044, et ses usages militaires se développeront du XII° au XIV° siècle. Des moines bouddhistes de Chine s’en vont au Japon avec, dans leurs bagages, un cépage nommé Koshu qui donnera jusqu’au XIX° siècle un bon raisin de table. Puis, des cultivateurs de Yamanashi, à l’ouest de Tokyo se mettront en tête de tailler des croupières aux deux boissons nationales que sont la bière et le saké : ils  se mettront à en faire un très bon petit blanc qui parviendra même à s’exporter à l’aube du XXI° siècle.

Les érables ont tous perdu leurs feuilles et une odeur aigre se répand aux abords d’un temple dont on devine la forme sous la vapeur d’eau. Dans la montagne, au sud-est de la touristique ville de Nara, non loin de l’impériale Kyoto, des moines bouddhistes de l’école ésotérique Shingon sont alignés face à un grand baril de riz. Devant eux, du saké en préparation.

Nous sommes en janvier 2023 et se tient, au temple bouddhique Shoryaku, la cérémonie annuelle lors de laquelle les moines locaux prient pour la bonne fermentation du saké. Les bonzes s’adressent en musique aux esprits du shinto, ces dieux nippons peuplant la nature. Puis ils récitent le sutra du cœur, court enseignement bouddhique louant la vacuité du monde.

Les chants s’arrêtent et, quittant son air solennel, l’abbé du temple s’empare d’un micro en regardant la foule présente pour l’occasion : Une fois les explications historiques terminées, il faudra quand même que vous alliez goûter le saké proposé à l’entrée du temple, car tant qu’il y a du saké, il y a du bonheur !

Pourquoi un abbé de temple bouddhique prie-t-il les esprits shintoïstes en louant la consommation d’alcool ? Il faut, pour le comprendre, revenir sur les origines de cette boisson emblématique du Japon […].

Le saké est un alcool fermenté produit à base d’eau, de riz et de koji, un champignon permettant d’enclencher la saccharification de l’amidon contenu dans le riz, essentielle au processus de fermentation alcoolique.

Le breuvage, dont le degré alcoolique se situe en moyenne à 15 %, se décline en une infinité de variétés, dépendant chacune du riz utilisé et de son polissage, des techniques de fermentation utilisées, des levures, des temps de cuisson, du vieillissement, etc. Ce grand ensemble hétéroclite se regroupe au Japon sous le terme de nihonshu, littéralement alcool japonais, montrant par là le caractère identitaire de la boisson.
Mais le saké est d’abord une boisson d’origine religieuse. Comme le note le géographe Nicolas Baumert (Le Saké. Une exception japonaise, Presses universitaires François-Rabelais, 2011), le Japon n’a pas suivi la tendance, présente dans le reste de l’Asie sinisée, conduisant à délaisser la fermentation du riz pour se reporter vers des alcools distillés, à partir du XIII° siècle. Et pour cause : à la différence d’autres boissons, le saké n’est pas uniquement récréatif ou à but médicinal : il constitue aussi un élément spirituel puissamment enraciné dans la conscience collective des Japonais.

Il est même lié aux pratiques fondamentales du shintoïsme. Contrairement au bouddhisme avec lequel il ne cessera d’évoluer et de se transformer, le shinto n’est pas basé sur un corpus de textes et n’a pas pour vocation le salut des êtres. Fondé sur des pratiques collectives tournées vers les éléments de la nature abritant les divinités, ce culte endémique est inséparable de la riziculture.

En tant qu’élément naturel, le riz est lui-même le produit d’une nature divinisé : il est issu de l’eau des montagnes, de la terre souvent argileuse des rizières, il est en proie aux vents et aux pluies parfois dévastatrices. Sa bonne récolte, soumise aux humeurs des dieux, est le témoignage d’un apaisement divin.

Ainsi, encore aujourd’hui, des pratiques chamaniques précèdent parfois les plantations : on entoure les rizières de cordes de protection divine, on fait des offrandes visant à apaiser les dieux qui seuls décident du bon déroulement de la moisson. Le riz finalement récolté sera offert et consacré à son tour, bouclant le grand cycle naturel duquel l’homme ne peut se départir.

Le processus de fermentation produisant le saké est perçu comme une opération quasi magique, visant à transformer l’élément primitif accordé par les dieux en une boisson alcoolisée. De là, il est possible de comprendre pourquoi des barils de saké trônent devant les portes des sanctuaires japonais, pourquoi le saké accompagne les rites ponctuant la vie nippone, de l’accueil d’un invité au départ d’un proche, du passage à l’âge adulte au mariage, en passant par les nombreuses festivités marquant la saisonnalité.

Des moines du temple Shoryaku se rendant à la cérémonie à, Nara, le 9 janvier 2023.

Des moines du temple Shoryaku se rendant à la cérémonie à, Nara, le 9 janvier 2023. YOHEI YASUI.

On va jusqu’à louer les dieux tutélaires du saké, souvent associés à des sanctuaires érigés sur la source d’une eau particulièrement adaptée au brassage. Et il est de nos jours considéré que le naorai, la pratique collective consistant à boire en présence des dieux, est l’une des origines historiques de l’étiquette de la table adoptée par les Japonais.
Le shinto est une religion nationale : il n’a pas un regard universel ou missionnaire sur le monde. Il s’agit, en consacrant le riz, de bénir la communauté, de la protéger et, par extension, de sauvegarder l’Archipel. Boire le saké permet donc de partager un fort sentiment d’appartenance au groupe, consolidé par la riziculture elle-même qui demande une gestion collective et négociée de l’irrigation.

À l’ordre divin correspond donc aussi un ordre social et culturel, où l’individu n’est jamais posé seul face à son destin. Ces éléments du shinto sont encore présents dans la manière de faire le saké aujourd’hui, et chaque brasserie traditionnelle contient son petit autel religieux rappelant aux brasseurs la vocation première de la boisson, confondant le lieu de fabrication du saké avec l’espace du culte, et faisant du maître brasseur le responsable symbolique d’une bonne entente avec les dieux.

Très peu de documents clairs existent sur la provenance d’une boisson fermentée à base de riz, et beaucoup de théories voulant statuer sur l’origine du saké continuent de coexister, comme celle de l’usage de la moisissure sur du riz séché dans la province d’Harima, ou encore de la pratique de mastication du riz cru dans la province d’Osumi, permettant de faire démarrer la fermentation grâce aux enzymes contenues dans la salive.

L’Engishiki, la première typologie des méthodes de fabrication du saké, publiée entre 905 et 927, mentionne que la production d’alcool fut d’abord destinée aux membres de la famille royale, aux fonctionnaires comme part du salaire versé, ainsi qu’aux fêtes religieuses. Ce saké produit au sein du palais est directement rattaché au département de la cour impériale jusqu’au début de l’ère Heian (794-1185).

Sous l’influence des classes guerrières issues de l’aristocratie, la production pénètre dans le secteur privé au milieu du IX° siècle, permettant une levée de fonds évidente grâce à un système de taxation des produits alcoolisés. Comme le note le chercheur en agronomie Yoshida Hajime, dans son ouvrage Saké (2015, non traduit), le brassage va alors progressivement reposer sur les grands complexes bouddhiques et sur les sanctuaires shintoïstes locaux, les deux religions coexistant et partageant parfois les mêmes parcelles de terre.

À partir du XII° siècle, dans la jeune économie monétaire japonaise où le peuple a enfin accès à cet alcool autrefois capté par la cour, les temples vont commencer à vendre du soboshu, un saké fermenté et commercialisé par les moines, principalement dans les actuelles préfectures de Nara, de Kyoto et d’Osaka. Les immenses complexes religieux de l’époque, semblables à des petites villes, arrivent ainsi à dégager des revenus significatifs.

En comparaison des sanctuaires shintoïstes, le clergé bouddhique dispose à l’époque d’avantages comparatifs certains : une abondance de riz provenant à la fois des shoen (domaines exploitables accordés par l’empereur, à la fiscalité avantageuse) et de diverses donations issues de la noblesse, un nombre important de jeunes novices et moines-soldats pouvant servir de main-d’œuvre, une grande connaissance des techniques agricoles et du brassage de l’alcool grâce aux moines envoyés en Chine pour suivre leur formation religieuse et, surtout, du temps et de l’espace permettant la recherche et l’expérimentation.

Alors que les grandes zones de production d’alcool étaient soumises aux aléas politiques et économiques, aux guerres ou aux révoltes liées à la culture du riz, les moines pouvaient continuer leur développement loin des turbulences du monde, installant le soboshu comme l’un des sakés les plus qualitatifs du pays.

Situé au sud-est de la ville de Nara, le temple Shoryaku est à l’origine des innovations les plus importantes : addition en plusieurs étapes de riz, d’eau et de koji, utilisation de riz blanc dans le pot de fermentation, technique de pressurage dans des sacs en coton… En outre, près de trois cents ans avant Pasteur (1822-1895), le saké y est déjà pasteurisé à basse température.

L’agrochimiste Sakaguchi Kin’ichiro (1897-1994), figure nationale ayant rédigé un best-seller sur l’histoire du saké, relève que ce sont toutes ces innovations qui vont permettre un meilleur conditionnement, un transport adéquat et un taux d’alcool mieux maîtrisé, limitant également le développement des germes. Les nouvelles techniques de filtration mises au point par les moines vont transformer le saké, alors trouble et rustique, en saké raffiné : c’est l’une des origines du seishu, le saké clair aujourd’hui servi dans tous les bars de l’Archipel.

Au gré des progrès techniques du XX° siècle, de grands pôles de production de saké vont se développer au Japon, comme à Itami et Nada, dans la préfecture de Hyogo. Face aux resserrements des réglementations et à la difficulté de produire un tel saké, la tradition du temple Shoryaku disparaît peu à peu. Les moines arrêtent progressivement de brasser durant l’ère Taisho (1912-1926), notamment en raison de la généralisation du sokujomoto, une méthode moderne de fermentation où l’acide lactique liquide est directement injecté.

Les brasseurs contemporains bénéficient néanmoins des techniques héritées des moines. En 1996, un groupe de brasseurs et d’universitaires de Nara se crée autour des documents retrouvés dans des temples de la région. Ils déchiffrent les notices techniques sur le brassage traditionnel entre le XIV°et le XVI° siècle, notamment à partir du Goshu no Nikki et du Domoshuzoki, cahiers permettant de retracer un lien direct avec le temple Shoryaku. Un jeune brasseur, Yamamoto san, figure de proue d’une génération soucieuse de conserver les techniques du saké traditionnel, va jusqu’à publier une thèse sur le sujet.

En 1998, le temple obtient officiellement une nouvelle licence de brassage et, avec l’aide de l’abbé principal, la production du saké monastique y est finalement relancée. Si aujourd’hui le temple ne commercialise pas de saké à échelle industrielle, les moines y cultivent toujours le shubo, un démarreur de levure hérité des pratiques anciennes, assistés des brasseurs de la région.

C’est ce démarreur de levure qui est loué et consacré en prière une fois par an, au mois de janvier. Une fois les rites terminés, les brasseurs présents pour l’occasion rapportent ce qui deviendra le pied de cuve dans leurs brasseries respectives, afin de faire leur propre saké, dérivé de la même souche. Dans un pays où, chaque année, des brasseries ferment et où la consommation de saké s’écroule autant que le sentiment traditionnel, un retour aux origines était probablement nécessaire, connectant d’une autre manière les Japonais avec un pan fondamental de leur histoire.

Tözan Sans, moine zen, né français sous le nom de Clément Sans. Le Monde du 28 03 2023

602

Après 20 ans du très sage, intègre et pieux gouvernement de Maurice, – c’est lui qui a choisi le 15 août pour fêter l’Assomption -, l’empire d’Orient retombe dans les convulsions avec l’arrivée au pouvoir de Phocas, un incapable qui compromit irrémédiablement l’œuvre de Justinien et de Maurice. Intolérance religieuse, guerre ruineuse contre la Perse vont faire perdre à l’empire son universalisme romain et il s’hellénisera.

603

Les Alpes,  jeunes  à l’échelle géologique, vieillissent tout de même comme tout le monde :

Cette année-ci, la grande montagne du Tauredunum dans le diocèse du Valais s’écroula si brusquement qu’elle écrasa un bourg qui était proche, des villages et en même temps tous leurs habitants. Sa chute mit aussi en mouvement tout le lac [Leman] qui, sortant de ses deux rives, détruisit des villages très anciens avec hommes et bétail. Le lac démolit même beaucoup d’églises avec ceux qui les desservaient. Enfin, il emporta dans sa violence le pont de Genève, les moulins et les hommes et, entrant dans la cité de Genève, il tua beaucoup d’hommes.

Marius d’Avenches

604

Yang Kouang, empereur de Chine, passé à la postérité sous le nom de Yang-ti, entreprend l’achèvement de la construction du Yunho – le Grand Canal – ainsi que la fortification de la Grande Muraille : l’histoire rapporte que parmi les  5 millions de travailleurs qui furent employés à ces gigantesques travaux, ceux qui essayaient de s’échapper étaient décapités.

La Chine pratiqua peu l’esclavage. En fait tous les Chinois devaient des prestations à l’empereur ou au seigneur. Les canaux qui irriguaient les champs permettaient la communication entre les diverses provinces et qui devaient réellement amener l’unification du pays furent essentiellement construits par le recours au travail forcé. Pour élargir le canal du Yang tseu au fleuve Jaune, au VII° siècle de notre ère, quelques cinq millions et demi d’ouvriers, englobant tous les roturiers entre quinze et cinquante ans, furent rassemblés sous la surveillance de 50 000 hommes d’armes, en vertu d’un système tout à fait classique de corvée.

Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986

606

En Inde, Harchavardhana, arrive à la tête de l’Hindoustan et parvient à regrouper toute l’Inde du nord. Ce roi, poète à ses heures, marque le début de l’empire Harcha.

Entre 600 et 650, l’Inde de Harcha et de Poulakeçin est véritablement la fleur du monde. Ni la Byzance d’Héraclius, ni la Perse de Chosroes Parviz, ni la Chine des T’ang ne la surpassent en éclat, en puissance, en prospérité, en raffinement.

Sylvain Levi

608

Un incendie ravage la Kaaba, le saint des saints de la Mecque, et c’est à un architecte byzantin que l’on fait appel pour reconstruire le sanctuaire à la manière des églises syriennes : des fresques furent peintes, représentant Abraham, Jésus, Marie : plusieurs fois reconstruite par après, elle gardera ses dimensions : 15 mètres de haut, 12 de large.

610  

Au 26 ou 27 du mois de Ramadan, le neuvième jour de l’année lunaire, sur le Mont Hira, au nord-est de La Mecque, Mahomet reçoit la première Révélation, de l’ange Gabriel, qui l’enjoint à réciter la parole de Dieu : Lis au nom de ton Seigneur qui a tout crée. Lis se dit qara’a ou encore quran : le Coran.  Mahomet a vu le jour en 570 ou 571 à la Mecque ; sa mère avait eu la révélation qu’elle donnerait naissance à un être extraordinaire : Tu portes le Seigneur de ce peuple et, quand il naîtra, tu diras : je le confie au sein de l’Unique pour qu’il le garde du mal, et tu l’appelleras Muhammad. (Sira)

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En 610 se produit l’événement qui change le cours de sa vie. Selon la tradition, alors qu’il est assis dans une grotte non loin de La Mecque où il aime à se reposer, lui apparaît l’ange Gabriel lui annonçant que Dieu l’a choisi pour porter aux hommes son message. Mahomet refuse d’abord cette charge qu’il juge écrasante, puis se soumet. Commence la succession des révélations. Elles dureront vingt ans. À chaque fois, l’homme les transmet à ceux qui l’entourent, sa femme Khadija, puis ses premiers compagnons, qui les notent comme ils le peuvent. Les premières sont d’un ordre général. Ils insistent sur l’unicité de Dieu, annoncent la prochaine fin des temps. Ils portent aussi un clair message social, insistant sur la nécessité de protéger les humbles contre les puissants, d’aider les pauvres.

François Reynaert. La Grande histoire du monde. Fayard 2016

Quand le Coran a-t-il été mis par écrit ? N’y a-t-il d’ailleurs toujours eu qu’un seul Coran ? Quelles sont ses influences littéraires, culturelles ou religieuses ? L’historien Mohammad Ali Amir-Moezzi revient aux sources de l’énigmatique livre sacré de l’islam, dans un entretien au Monde.

Mohammad Ali Amir-Moezzi est directeur d’études en islamologie à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE, Paris). Codirecteur, en 2019, du Coran des historiens (Cerf, 4 372 pages, 89 euros), ouvrage monumental réunissant trente éminents spécialistes de l’islam, il a copublié L’Histoire du Coran (Cerf, 1 092 pages, 34 euros), qui synthétise, complète et met à jour une partie des textes du premier.

Ce dernier livre s’intéresse tout particulièrement au contexte historique, politique, religieux et culturel qui a vu naître le Coran, placé à la croisée des nombreuses traditions et religions de l’Antiquité tardive, à commencer par le judaïsme et le christianisme oriental. Dans un entretien au Monde, il résume les dernières avancées de la recherche sur l’énigmatique livre sacré des musulmans.

Que sait-on de la date de rédaction du Coran ?

Pour les musulmans, le Coran est la Parole de Dieu révélée à Muhammad [Mahomet, 571-632]. Elle est transmise au Prophète par l’ange Gabriel, qui lui apparaît à de multiples reprises pendant une vingtaine d’années. Au fur et à mesure qu’il reçoit cette révélation, Muhammad la dicte à des copistes. Quelques années après sa mort, alors qu’Othman est devenu calife (644-656), les multiples fragments de la révélation sont réunis en un livre unique. Voilà ce qu’est le Coran selon la tradition musulmane.

Reste qu’un historien doit d’emblée insister sur un point : selon les sources musulmanes elles-mêmes, pendant les quatre premiers siècles de l’islam, il existait plusieurs versions du Coran. Ce n’est qu’au IV° siècle de l’hégire [début du calendrier islamique], c’est-à-dire au X° siècle de l’ère chrétienne, que le Coran officiel, celui qui aurait été transcrit sous Othman, s’impose comme la seule et unique version du texte.

Jusque-là, les musulmans étaient divisés en plusieurs factions hostiles, et les affrontements avaient notamment pour enjeu le contenu du livre sacré. Depuis que le Coran othmanien s’est imposé chez tous les musulmans, les versions divergentes ont disparu. Le récit orthodoxe les a effacées.

Comment ce Coran d’Othman s’est-il imposé comme unique version du texte sacré ?

Jusqu’au X° siècle, de nombreux groupes – et avant tout les chiites – mettent en question le Coran d’Othman. Or, à cette date, ces derniers parviennent à prendre le pouvoir dans l’empire musulman. Les nouveaux dirigeants chiites comprennent très vite combien les sunnites, qui sont majoritaires, sont attachés à cette version du livre. Pour éviter que les masses sunnites ne se révoltent contre eux, ils gomment donc leurs caractéristiques les plus explicitement chiites.

Ils ne font ainsi plus mention de la thèse de la falsification du Coran othmanien, selon laquelle certains passages du texte révélé auraient été supprimés. Paradoxalement, c’est une forme d’autocensure chiite qui a donc permis au Coran d’Othman de s’imposer comme seule et unique version du texte sacré.

Selon la tradition, le Coran d’Othman aurait donc été élaboré à partir des multiples fragments de la révélation pris en note à l’époque de Muhammad. Qu’en disent les historiens ?

Commençons par dire que le Coran est un ouvrage d’une grande complexité. C’est un corpus plus qu’un livre, au sens où il réunit des textes très différents les uns des autres qui se succèdent et se mélangent sans logique narrative. On y retrouve des prières, des préceptes moraux ou juridiques, des histoires, comme celles de Moïse ou d’Abraham, qui sont coupées en morceaux dispersés tout au long du texte coranique… Cela rend très difficile la datation des différentes parties.

Pour autant, de plus en plus de spécialistes considèrent aujourd’hui que le Coran que l’on connaît n’a pas été élaboré sous Othman comme le dit la tradition, mais plutôt sous Abd Al-Malik, calife de 685 à 705.

Certains morceaux du Coran remonteraient à Muhammad lui-même

On se situe alors après les premières grandes conquêtes arabes, et ce calife gouverne un territoire gigantesque qui s’étend de la Libye aux confins de la Chine. La situation est donc radicalement différente de celle qui prévalait à l’époque de Muhammad ou d’Othman, lesquels vivaient dans un contexte qui demeurait local et tribal.

Abd Al-Malik semble habité par une ambition impériale : il entend faire des terres conquises un empire unifié. Il impose par exemple des poids et mesures communs, ou bien fait de l’arabe la langue officielle de l’administration.

Or un véritable empire doit avoir sa religion propre. L’empire byzantin a le christianisme, l’empire perse sassanide le zoroastrisme, et son empire à lui aura l’islam. Dans cette optique, il aurait rendu publique une version officielle du Coran. Simplement, il n’en revendique pas la paternité pour lui-même. Il proclame en effet que c’est sous Othman que cette version fut élaborée. S’il fait cela, c’est probablement parce qu’Othman appartenait comme lui à la dynastie omeyyade : faire du calife Othman le père du livre saint est donc un moyen de légitimer le pouvoir de sa propre famille.

Dans le Coran, peut-on repérer diverses couches correspondant à diverses époques de rédaction, depuis Muhammad jusqu’à Abd Al-Malik ?

Selon beaucoup de spécialistes, certains morceaux remonteraient à Muhammad lui-même. C’est par exemple le cas de l’apocalyptique coranique, c’est-à-dire l’évocation de la fin du monde, que l’on retrouve dans les 30-35 dernières sourates. Deux arguments principaux conduisent à considérer qu’on a ici affaire à la couche la plus ancienne du texte.

Premièrement, c’est là qu’est employé l’arabe le plus archaïque. Ensuite, dans ces sourates, Muhammad annonce l’imminence de la fin du monde. Comme on sait, elle n’a pas eu lieu. Les musulmans postérieurs n’avaient donc aucun intérêt à fabriquer ces passages qui, en quelque sorte, décrédibilisent leur prophète : ceux-ci doivent donc réellement remonter à Muhammad.

À l’inverse, certains savants pensent que la majorité des passages qui portent sur le djihad dateraient plutôt des grandes conquêtes, puisqu’ils sont un excellent moyen de légitimer ces dernières. Ils seraient donc postérieurs à Muhammad sans qu’on puisse pourtant déterminer avec certitude leur date.

Vous avez évoqué la présence de l’histoire d’Abraham ou de celle de Moïse : quelle influence de la Bible peut-on déceler dans le Coran ?

La présence biblique est gigantesque, même si elle fut longtemps minimisée. La tradition musulmane a fait de l’Arabie préislamique une terre de l’ignorance où l’on adorait les idoles. Si quelques rares versets font en effet référence au paganisme préislamique, le Coran contient surtout des milliers de références à la Bible. De nombreuses figures bibliques y sont présentes, d’Adam à Jésus, en passant par Noé, David, Salomon et, bien sûr, Abraham et Moïse, qui ont une place fondamentale. Qui plus est, les grands thèmes du Coran sont des thèmes bibliques.

La majorité des passages qui portent sur le djihad seraient postérieurs à Muhammad

On peut résumer le credo coranique par trois points. Le monothéisme, c’est-à-dire qu’il n’est qu’un seul dieu. Le prophétisme, c’est-à-dire que Dieu révèle sa Parole aux hommes par l’intermédiaire de quelques individus choisis que sont les prophètes. Enfin, le Jugement dernier, c’est-à-dire que dans l’au-delà, les hommes recevront récompense ou châtiment selon leurs actes. Tout cela est évidemment déjà présent dans la Bible et correspond aux croyances des juifs et des chrétiens. On peut d’ailleurs ajouter que les références bibliques sont parfois convoquées de manière allusive dans le Coran, sans préciser des détails que l’on suppose connus. Cela signifie que les auditeurs en étaient familiers.

Autre indice : le vocabulaire lui-même. Le Coran est évidemment rédigé en arabe, mais de nombreux termes coraniques sont en réalité issus des langues liturgiques employées par les chrétiens d’Orient – le syriaque – ou par les juifs – l’hébreu. Le mot Coran lui-même viendrait de qiriyâna, qui désigne un livre de prières en syriaque. Les termes salat, qui désigne la prière quotidienne, ou zakat, qui renvoie à l’aumône, seraient également issus du syriaque, tandis que le hadj – le pèlerinage à La Mecque – proviendrait de l’hébreu.

Comment l’influence biblique s’est-elle répandue dans l’Arabie de Muhammad ?

L’Arabie n’est pas une île. À l’époque de Muhammad, elle se situe au milieu de civilisations où le judaïsme, le manichéisme et surtout les différents courants chrétiens sont bien installés. Au Nord se trouvent l’empire byzantin, chrétien, et l’empire iranien, qui compte aussi beaucoup de chrétiens, tandis qu’au Sud se trouve le Yémen, où le judaïsme puis le christianisme se sont implantés. Or les Arabes de l’ouest de la péninsule Arabique – et, selon la tradition, Muhammad lui-même – sont des marchands qui circulent entre ces pays. Les livres, les croyances, les hommes ont pu se répandre ainsi.

Ajoutons que l’Arabie était traversée par des moines itinérants, propagandistes zélés qui ont pu répandre des croyances et pratiques chrétiennes, tandis que certaines tribus arabes avaient quant à elles embrassé le judaïsme. C’est ainsi que l’Arabie a pu être imprégnée de culture biblique, imprégnation que l’on retrouve dans le Coran.

Vous avez mentionné la présence de Jésus dans le Coran. Comment y est-il évoqué ?

Jésus y est une figure très importante. Il y est appelé Jésus, fils de Marie, mais aussi le Messie, ou bien le Verbe de Dieu ou encore l’Esprit de Dieu. En revanche, il n’est jamais désigné comme le Fils de Dieu. Cela renvoie à une christologie bien particulière. En effet, de nombreux courants chrétiens de l’époque, comme les nestoriens ou les ariens, refusaient la filiation divine du Christ telle qu’elle fut proclamée aux conciles de Nicée (325) et de Chalcédoine (451).

La crucifixion de Jésus est également évoquée. Le Coran indique que les juifs ont dit avoir crucifié Jésus, mais il précise immédiatement : C’est ce qui leur a semblé, ou cela leur est apparu comme tel. Pour le Coran, Jésus n’a donc pas été véritablement crucifié : celui qui fut cloué sur la croix était une sorte de sosie, tandis que le véritable Jésus fut enlevé au Ciel. Cela correspond à la doctrine du docétisme – du grec dokein, paraître – un courant du christianisme antique qui postule que la crucifixion fut une illusion.

Vous avez codirigé Le Coran des historiens et Histoire du Coran, dans lesquels vous proposez une analyse historico-critique du Coran. Comment cette démarche est-elle reçue chez les musulmans ?

L’historien essaie d’appréhender le Coran de manière froide, objective, pas avec un regard confessant. Le Coran est pour lui un document historique que l’on doit contextualiser et appréhender avec une nécessaire distance critique. Disons simplement que l’historien analyse le Coran comme il analyserait l’Odyssée ou Les Misérables. Cela soulève bien sûr des difficultés dans les milieux religieux.

L’analyse historique met en question certaines croyances mais pas la foi.

Le dogme orthodoxe est que le Coran est la Parole incréée de Dieu, ce qui signifie que Dieu s’y exprime directement. Dans ces conditions, l’analyser pour découvrir comment il s’est constitué humainement, dans une histoire et une géographie, est inenvisageable.

Les milieux religieux opposent donc une fin de non-recevoir au travail historico-critique. La mosquée Al-Azhar du Caire, autorité religieuse majeure du sunnisme, a ainsi vertement condamnéLe Coran des historiens, l’accusant de malveillance à l’égard de la Parole de Dieu.

Cela étant dit, la réception est beaucoup plus positive dans les milieux intellectuels du monde musulman, au sein desquels on trouve aussi des croyants. Ces milieux commencent à trouver intéressant d’avoir un regard distancié sur leurs propres traditions, sans doute à cause de tout ce qui se fait au nom de l’islam et dont les musulmans sont les premières victimes. Pour eux, l’approche historique du Coran est une véritable opportunité.

Le regard de l’historien est-il une menace pour la foi du croyant ?

Je suis persuadé du contraire. Bien sûr, l’analyse historique met en question certaines croyances mais pas la foi, qui reste un mystère. D’ailleurs, certains penseurs de l’islam classique, comme Al-Ghazali (1058-1111) ou Ibn Arabi (1165-1240), distinguant les deux choses, considéraient que certaines croyances sont nocives pour la foi et que s’en débarrasser consoliderait cette dernière.

613

Le roi d’Espagne Sisebut exige des Juifs qu’ils se convertissent au catholicisme : ceux qui ne le font pas devront quitter le pays : c’est la première vague d’émigration juive vers l’Afrique du nord, et la naissance des premières communautés de conversos, ces juifs qui ne se donnaient que l’apparence de la conversion au catholicisme et pratiquaient en secret la religion juive.

614

Chosroes II, empereur des Perses, en guerre contre Heraclius, empereur d’Orient, occupe l’Arménie, la Syrie, et Jérusalem, où il s’empare de la vraie Croix pour l’emmener à Ctésiphon (au nord de Babylone, sur le Tigre). Mais il laisse échapper une toile de lin de la dimension d’un grand mouchoir qui aurait été appliqué sur le visage du Christ à la descente de croix. Dans l’Arca santa – un coffre de cèdre, elle va arriver à Séville, puis, quelques années plus tard, face à l’invasion arabe, être mise en sécurité à Oviedo, dans les Asturies : le Suaire d’Oviedo, dont l’emplacement des tâches de sang est identique à celles du linceul de Turin. Le sang, lui aussi, est du même groupe : AB.

07 622

Mahomet quitte la Mecque pour Yathrib, la future Médine.- la ville du Prophète -. Il reviendra à la Mecque huit ans plus tard et y mourra en 632.

Les notables de La Mecque, qui vivent du polythéisme, avaient fini par s’émouvoir de ces conceptions nouvelles propres à ruiner leur commerce et leur crédit. Après la mort de sa femme et de son oncle, qui protégeaient Mahomet, la situation de celui que ses compagnons appellent le Prophète est intenable. Toujours selon la tradition religieuse, qui est l’une des seules sources dont on dispose pour établir ce récit, des envoyés d’une oasis, ayant entendu parler de sa sagesse, viennent lui proposer de s’installer chez eux pour y faire la paix entre les tribus qui ne cessent de s’y quereller.

En 622, Mahomet fuit sa ville pour s’y rendre. L’oasis, située à quelques centaines de kilomètres de La Mecque, se nomme Yathrib. À cause de l’importance de celui qui s’y installe, on ne l’appelle plus que Madinat an-Nabi, la ville du Prophète, Médine. L’année où il s’installe est également essentielle Elle marque l’hégire – un mot d’origine arabe signifiant l’exil, la fuite -, qui est le point de départ du calendrier islamique car le rôle de Mahomet change. Jusque-là, il était un prophète. À Médine, il est à la tête d’un petit État qui rassemble l’Oumma, la communauté des croyants appelée à s’étendre à tous les hommes jusqu’à devenir universelle. Les messages de Dieu changent de nature. Les révélations mecquoises étaient générales, celles dites médinoise semblent adaptées à un homme qui a charge d’âmes, et paraissent plus précises, touchent aux normes de la vie quotidienne, au mariage, à l’héritage, à la façon dont il faut prier, etc. L’autre grande préoccupation du moment est de nourrir la population. Les gens de Yathrib ont recours à l’antique tradition bédouine de la razzia, du pillage des caravanes passant à leur portée. Les plus nombreuses sont celles des Mecquois, avec qui une lutte s’engage. Ce contexte explique pourquoi la guerre est si présente dans le Coran. Après de nombreuses batailles, les troupes du Prophète la remportent. En 630, Mahomet peut entrer en vainqueur dans La Mecque et y détruire les idoles, symbole des cultes anciens. Il ne conserve que la Pierre noire, sertie dans la Kaaba, la construction qui l’entoure, et instaure l’adoration du dieu unique.

François Reynaert. La Grande histoire du monde. Fayard 2016

… morceaux choisis, sur la place de la femme :

Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur étoffe sur leurs poitrines.

Sourate 24, verset 31

Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles de grandes étoffes : elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées.

Sourate 33 Al-Ahzab (les Coalisés), verset 59. Coran

Il faut bien noter que cela est probablement nouveau, car, dans l’Arabie préislamique, une coutume tribale voulait que durant les batailles, les femmes montent en haut des dunes et montrent leurs poitrines à leurs époux guerriers pour exciter leur ardeur au combat et les inciter à revenir vivants afin de profiter de ces charmes.

Encyclopédie de l’Islam. Éditions Leyde.

Le Coran n’ignore pas le Christ, considéré comme un prophète, le seul à être né de la Parole divine :

Marie, Dieu te fait l’annonce d’une Parole de Lui venue. Son nom est le Messie Jésus, fils de Marie, prodigieux dans cette vie comme dans l’autre, et du petit nombre des rapprochés…

– Mon seigneur, dit-elle, comment enfanterais-je, sans qu’un homme ne m’ait touchée ?

–  C’est ainsi (dit l’ange)

Coran, III, 45-47

Jésus n’est pas un prophète parmi d’autres. D’ailleurs, le Coran lui-même ne met pas le prophète de l’islam et Jésus à égalité, puisque Jésus procède de l’Esprit même de Dieu par une naissance virginale, alors que Mohammed s’inscrit dans la tradition des générations humaines. Donc, du point de vue même de l’islam, il y a une supériorité dans l’ordre de la sainteté de Jésus par rapport à Mohammed : Jésus n’est pas le dernier des prophètes, mais il est le plus grand dans l’ordre de la sainteté : il est le sceau de la sainteté.

Claude Geffré, dominicain, ancien directeur de l’École Biblique de Jérusalem.  Avec ou sans Dieu ? Bayard 2006

Ils (les Juifs) ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, mais l’illusion les en a possédés. (…) Ils ne l’ont pas tué en certitude. Mais Dieu l’éleva vers Lui. Dieu est Tout Puissant et sage.

Coran, Sourate IV, versets 156-159

Le djihad est le moteur de l’extraordinaire expansion de l’islam au lendemain de la mort du prophète, pendant tout le VII° siècle. La guerre sainte appartient à l’islam originel, tandis que pour le christianisme elle est le fruit d’une révolution doctrinale : il a fallu mille ans au christianisme pour justifier la violence.

[] Le djihad utilise les armes pour soumettre les territoires à l’Islam mais pas pour convertir. À cette époque, le monde musulman concilie la guerre sainte et la tolérance : c’est la raison de ses succès et de la rapidité de son expansion.

Jean Flori Le Point n° 1649 Avril 2004

623

À Badr, proche de la Mecque, Mahomet remporte la victoire sur sa propre tribu, les Quraychites, qui n’acceptaient pas sa prédication. Mais, dès 624, il oriente vers la Kaaba de la Mecque la prière des musulmans – muslimun : celui qui remet son âme à Allah – jusque là tournée vers Jérusalem et ses compagnons les plus proches sont des Mecquois, exilés avec lui. Et à sa mort en 632, c’est un Mecquois Abu Bakr, qui sera élu premier calife – successeur -, avec l’appui de sa fille Aïcha, l’épouse préférée du Prophète, respectueux de la coutume – la sunna -. Ils vont représenter la très grande majorité, 90 % des Musulmans : les sunnites. D’autres, partisans d’une succession familiale, prennent le parti d’Ali, cousin et gendre de Mahomet : c’est la naissance des chiites, scission qui est donc purement politique, sans que l’interprétation du Coran soit en cause.

Vous ne les avez pas tués, c’est Dieu qui les a tués. Et ce n’est pas toi qui tirais quand tu tirais, c’est Dieu.

Coran 8 / 17

Le corps de doctrine islamique, c’est-à-dire l’ensemble des croyances sur la Divinité, ainsi que sur les destinées de l’homme, est sommaire et clair : il est d’une grande simplicité et le fidèle n’est pas plongé dans une atmosphère de mystère. La confession de foi musulmane est bien connue : Il n’y a de divinité qu’Allah et Mahomet est Son Prophète. Il faut donc attester l’unité de Dieu et la mission prophétique de Mahomet. Les théologiens, conformément à ce principe, ont toujours proscrit le culte des saints, mais ils n’ont pu empêcher nulle part, et à aucune époque, les musulmans de s’adresser à des intermédiaires plus accessibles, à ceux qu’une vie austère ou une certaine puissance surnaturelle avaient fait considérer comme saints. Le credo islamique admet l’existence d’anges et de démons, ainsi que la nécessité d’un Jugement dernier, qui fera, suivant les mérites, participer l’être humain aux joies du Paradis ou le vouera aux peines de l’Enfer.

La législation musulmane n’impose pas au croyant qu’un acte de foi : elle a prescrit des devoirs envers Dieu, ce qui constitue le culte, et a, en outre, posé des règles précises pour la plupart des actes courants.

Le culte proprement dit comporte cinq obligations essentielles, que le croyant ne peut éluder. Il doit réciter la confession citée ci-dessus, particulièrement dans les circonstances solennelles et notamment à l’article de la mort. Cinq prières sont obligatoires chaque jour, à l’aube, à midi, au milieu de l’après-midi, au coucher du soleil et à la nuit. Les moments en sont annoncés par la voix humaine. Prière est un mot auquel on est habitué, mais il est impropre : la prière musulmane est un acte d’adoration de la Divinité, à laquelle il serait malséant et inopérant d’adresser une demande. Il n’est pas nécessaire que la prière soit accomplie dans l’édifice spécialement consacré au culte, à la mosquée, et l’on peut s’en acquitter n’importe où. Le croyant a l’obligation de se placer dans la direction de La Mecque. On sait que les mosquées sont orientées dans cette direction : celle-ci se nomme la kibla, toujours indiquée dans le sanctuaire par une niche qu’on appelle le mihrab. En cas de prière en commun, un des fidèles se place en avant des rangs pour diriger la prière, et les assistants accomplissent en même temps que lui les rites de prosternement, d’inclination, de pause assis ou debout que comporte la prière musulmane. Avant d’adorer Dieu, le croyant doit s’être purifié par des ablutions qui concernent la tête et le visage, les mains, les avant-bras et les pieds : elles doivent être accomplies avec de l’eau parfaitement pure, et, lorsqu’elle manque, on peut la remplacer par du sable. Le jeûne prescrit au musulman est l’exemple le plus typique du syncrétisme opéré par l’Islam : il a la durée environ du jeûne chrétien et la rigidité du jeûne juif. Pendant les trente jours du mois de ramadan, neuvième mois de l’année lunaire musulmane, le croyant ne doit, entre le lever et le coucher du soleil, absorber aucune nourriture ou boisson, ni fumer, et doit observer la continence charnelle. Une aumône du dixième des revenus, payable en nature ou en numéraire, est obligatoire, au profit de la communauté musulmane. Le pèlerinage au temple de La Mecque est sans doute une obligation pour tout croyant, mais il est soumis à des conditions de santé et d’argent qui en font un devoir moins absolu. Ce voyage rituel est un rattachement à la tradition d’Abraham des cérémonies païennes qui se déroulaient à La Mecque avant l’hégire.

[…] Ainsi les Arabes étaient animés d’un double enthousiasme, d’ordre matériel et spirituel. On trouvait dans l’armée arabe de ces musulmans de la première heure, avides de répandre la nouvelle doctrine, et pour lesquels la mort sur le champ de bataille offrait une chance supplémentaire de gagner le paradis. Nous n’avons aucune raison de sous-estimer les résultats de la prédication de Mahomet, qui avait communiqué aux peuples de la péninsule un idéal commun, en exaspérant à la fois leurs convictions religieuses et leur chauvinisme.

D’autres, moins désintéressés, étaient soucieux de pillage : pour eux, mieux valait risquer sa vie dans l’espoir d’acquérir d’immenses richesses que de reprendre sur le sol natal une existence de chameliers faméliques. Une telle perspective devait également contribuer à rendre l’ardeur des soldats irrésistible. Le butin avait été considérable et cette aubaine avait excité la jalousie des vétérans des combats de Bedr et d’Ohod, qui affirmaient, non sans raison, qu’ils avaient procuré à l’Islam un développement inattendu. On ne peut fixer d’une façon précise la date à laquelle le calife Omar organisa le service des pensions aux anciens combattants, mais son institution est antérieure à l’achèvement de la conquête de l’Égypte.

Gaston Wiet, de l’Institut. L’Islam. 1956

Depuis plusieurs siècles les Arabes avaient envahi pacifiquement l’Empire Romain et avaient pu, au III° siècle, fonder un grand État éphémère à Palmyre. Les tribus nomades glissaient le long des confins des Empires romain et perse et s’infiltraient dans leur territoire à la faveur de chaque crise… À ces éléments dispersés et autonomes la religion vint à point donner la cohésion indispensable à l’action. L’Islam réveilla l’hostilité du vieil Orient asiatique contre la culture grecque et européenne et contre son aboutissement, le christianisme. Le mazdéisme iranien s’était déjà dressé à maintes reprises contre l’orthodoxie byzantine, mais le Christ avait définitivement vaincu Ahoura Mazda lorsque Héraclius avait abattu Chosroês II. L’Orient n’accepta pas cette défaite. Il incarna sa haine de l’hellénisme dans l’Islam, ruina à jamais l’œuvre d’Alexandre le Grand, de César et de Trajan et fut bien près de soumettre à sa domination l’Occident même. L’Empire romain, en proie aux querelles religieuses nées elles aussi du particularisme oriental, fut incapable de résister à une attaque menée avec une ardeur inlassable et une implacable volonté de vaincre. Il perdit toutes ses provinces africaines et asiatiques, sauf l’Anatolie, et devint l’Empire byzantin ; mais Constantinople résista à tous les assauts des ennemis du christianisme jusqu’en 1453. La grande cité apparut comme le rempart de l’Europe contre la ruée asiatique et lorsque, épuisée, elle succomba, l’Occident avait eu le temps de développer sa culture et de constituer des forces pour échapper au péril.

[…] Une autre conséquence des conquêtes arabes fut la création à côté de l’Empire byzantin d’un État puissant aux prétentions universelles. Jusqu’à Héraclius, le seul royaume civilisé qui fût capable de rivaliser avec l’Empire byzantin était celui des Perses sassanides. Leur souverain, le Roi des Rois, se regardait comme supérieur aux autres monarques et ne composait qu’avec l’Empereur de Byzance. Dans son royaume, une religion d’État, le mazdéisme, s’opposait au christianisme, religion d’État byzantine. Devenu seul basileus par sa victoire, Héraclius vit se dresser en peu d’années aux frontières de son Empire le pouvoir théocratique du calife, successeur de Mahomet. La conquête de la Perse donna aux Arabes les principes administratifs et politiques qui leur manquaient. En peu de temps, les Iraniens dominèrent dans le califat et lui donnèrent ses cadres. Une religion dynamique et envahissante vint menacer dangereusement l’existence du christianisme et arrêta, en tout cas, son expansion en Orient. Pour des raisons avant tout religieuses, le maître de l’Islam entendit soumettre le monde à sa domination. En théorie, en effet, le califat était une fonction plus religieuse que politique ; le calife était avant tout le chef d’un groupe religieux et son premier devoir était de défendre la foi ; son gouvernement prétendait être par la religion celui de Dieu. Ayant un pouvoir presque absolu, limité seulement par le Coran, qu’il faisait interpréter à son gré, le calife était le seul souverain qui, théoriquement et pratiquement, pouvait rivaliser dans tous les domaines avec le basileus.

Rodolphe Guilland. L’empire d’orient à l’apparition de l’Islam. 1986

La Méditerranée, ce lac byzantin sous Justinien, devint une mer arabe : les nations chrétiennes, écrit Ibn Khaldoun, ne pouvaient même plus y faire flotter une planche. Une dose certaine de vantardise n’est sans doute pas à exclure du propos et les Musulmans se sont emparés en fait d’une mer déjà à moitié vide, de par la régression économique du haut moyen âge, consécutive à la chute de l’empire romain.  La régression économique d’ensemble pouvait laisser place à la réalisation de chefs d’œuvre pour certains rois et reines : ainsi dans l’actuelle Angleterre, des orfèvres ont-ils laissé des trésors d’or soudé, ce que l’on ne savait pas faire alors sur le continent, dans le bateau-tombe de  Sutton Hoo, dans le Suffolk, et à Staffordshire, dans le centre, où Terry Herbert, chômeur, a trouvé en 2009 quelque 1 500 objets pesant au total 5 kg d’or et 1.3 kg d’argent. Qui, en ces âges sombres, portait ces objets ? Peut-être l’un des monarques de Mercie, royaume disparu par après.

À l’est la conquête arabe ressemble en tous points à celle de l’ouest :

Chaque peuple  se laisse aisément persuader que ses coutumes, ses habitudes, ses lois, sont meilleures que celles des autres, et qu’il est en quelque sorte un peuple élu. Moins cela est justifié, et plus cette conviction de supériorité s’affirme avec violence. La conception monothéiste donne à ce sentiment de supériorité une sorte de sanction divine, car le Dieu unique est naturellement celui de la tribu, et le groupe prend alors entre ses mains l’œuvre de Dieu, qui, apparemment, ne saurait pas organiser lui-même sa propagande. C’est pourquoi, les peuples monothéistes ont toujours été agressifs, intolérants, destructeurs. Le monothéisme le plus intransigeant est inévitablement le plus impérialiste. Le monothéisme de Mohammed n’était pas une philosophie, mais un dogme, exigeant une foi simple et sans compromis. La religion qui en résulta fut la plus orgueilleuse, la plus sûre d’elle-même, la plus férocement destructive des religions et cultures que le monde ait connues. Le monothéisme plus nuancé des Chrétiens ne lui est comparable que dans ses périodes d’obscurantisme.

Armés de leur foi et de leurs épées, sûrs d’avoir de leur côté l’unique dieu, les Arabes se lancèrent avec enthousiasme et fougue à la conquête du monde. Il s’en fallut de peu qu’ils n’y réussissent pleinement ; et la bannière de l’islam flotta bientôt sur les ruines des temples, des bibliothèques, des cités, d’un immense territoire s’étendant de l’Espagne à l’Asie centrale. L’idéal islamique fut imposé à un vaste assemblage de peuples, dont les seuls survivants furent ceux qui adoptèrent la religion des nouveaux conquérants. À partir du moment où les Musulmans arrivent dans l’Inde, l’histoire de l’Inde n’a plus grand intérêt. C’est une longue et monotone série de meurtres, de massacres, de spoliations, de destructions. C’est, comme toujours, au nom de la guerre sainte, de la foi, du Dieu unique dont ils se croient les agents que les Barbares ont détruit les civilisations, anéanti les peuples et en ont fait un acte méritoire. Sous la direction de chefs à la fois temporels et spirituels, appelés califes, qui, à partir de 632, prirent la direction du monde islamique, les conquêtes musulmanes se continuèrent pendant de longs siècles, vers l’Europe, l’Inde, l’Asie du sud-est, l’Asie centrale et la Chine. Il y eut naturellement des intermèdes, sous de bons califes ou empereurs, qui cherchèrent à pratiquer la tolérance, s’intéressèrent aux sciences, aux arts, aux philosophies des pays non islamisés. Ce sont eux qui créèrent les grandes périodes de civilisation islamique. Mais ils ne furent que des intermèdes ; le fanatisme destructeur reprit toujours finalement le dessus.

Dès le début, les Arabes avaient convoité les riches territoires et les grands ports commerciaux de l’Inde. Déjà vers 637, une armée arabe fut envoyée pour essayer de se saisir de Thana, près de Bombay. Cette expédition fut suivie d’autres, dirigées sur Broach (dans le golfe de Cambay), le golfe de Debal dans le Sind, et Al-Kikan (la région de Kelat, en Bélouchistan). Vers le milieu du VII° siècle, la satrapie de Zaranj, dans le sud de l’Afghanistan, tomba aux mains des Arabes. Puis ce fut le tour de Makran, au Bélouchistan. Les Arabes attaquèrent à maintes reprises le roi de Kaboul, qui était probablement un descendant du grand Kanishka. Kaboul réussit toutefois à maintenir une indépendance précaire, jusqu’aux dernières années du IX° siècle. En revanche, le souverain de Zabul, dans la haute vallée de la rivière Helmund, près de Kandahar, succomba, malgré une courageuse résistance.

Ayant conquis le Bélouchistan, les Arabes se lancèrent contre le Sind. Les souverains du Sind étaient, à l’époque, des Brahmanes. Le roi Dahar sut repousser les premières expéditions envoyées par al-Hajjaj, gouverneur de l’Irak. Celui-ci dépêcha alors son beau-fils Muhammad ibn-Kasim, à la tête d’une importante armée. Dahar fut trahi par des moines bouddhistes et par certains de ses vassaux, qui aidèrent les troupes arabes à traverser l’Indus. Au cours d’une héroïque bataille, près de Raor, en 712, Dahar fut vaincu et tué. Sa veuve dirigea une magnifique mais vaine résistance dans la forteresse de Raor. Les envahisseurs se dirigèrent ensuite sur Bahmanabad et Alor, et prirent Multan, assurant ainsi leur domination sur toute la basse vallée de l’Indus.

Alain Daniélou. Histoire de l’Inde. Fayard 1985

Les victoires de l’empereur  Heraclius ne furent profitables qu’à un ennemi nouveau et plus terrible : la même année qu’il partit de Constantinople pour son expédition contre les Perses, en 622, Mahomet s’enfuyoit de la Mecque à Médine, époque si célèbre chez les Orientaux, sous le nom d’hégire. Lorsque Héraclius rentroit triomphant à Constantinople, le chef des Musulmans, vainqueur de ses concitoyens, vainqueur des tribus arabes, changeoit tout à coup la face de l’Orient ; une poignée de brigands exécutèrent les entreprises les plus hardies, et réussirent ; l’esprit de Mahomet passa dans l’âme de ses compatriotes, et mit toute l’Arabie en mouvement. Le nombre de nos jours est marqué disoit ce fanatique, à la fois prophète et conquérant, nul ne peut prolonger ses jours au delà du terme prescrit : qu’importe quant à la manière, au lieu, aux circonstances. Avec cette doctrine le faux prophète rendit invincibles les Arabes ; et les joies du paradis sensuel qu’il faisoit sans cesse briller à leurs yeux, les fit voler avec impétuosité dans les combats. Mourir les armes à la main, étoit le plus glorieux de tous les destins, puisqu’ils cueilloient la palme du martyre.

Jamais valeur ne fut plus impétueuse que celle de ces fanatiques ; jamais succès ne furent plus rapides : les Abu-Obéir, les Dérar, les Amron, les Caled et les Saad, généraux intrépides, battirent, dispersèrent les troupes romaines, et subjuguèrent les plus belles provinces de l’Asie ; les journées de Mouta, d’Emèse et de Césarée, si fatales à l’empire, couvrirent de gloire les Musulmans, et leur valurent les plus belles conquêtes. Le vainqueur de Chosroës auroit pu couper le mal dans ses racines, s’il ne se fût honteusement endormi sur ses propres trophées : si quelquefois Héraclius se réveilloit, c’étoit pour agiter uniquement des disputes théologiques, et favoriser l’hérésie des Monothélites. Avant de mourir, cet empereur, d’un caractère vraiment inexplicable, vit toute l’Asie en feu, la monarchie des Perses ébranlée, le courage des Romains abattu, et les calamités des peuples parvenues à leur comble.

[…] Les Musulmans  envahirent le royaume de Chosroes. Les Perses combattant pour leur religion, pour leur indépendance, firent des prodiges de valeur mais les Musulmans en firent encore de plus extraordinaires, et leur général Saad resta vainqueur à la journée de Merga ou de Cadésia. Isdergeld III s’enfonça dans l’intérieur de la Perse, et les conquérans renversant les pyrées ou temples des idolâtres, établirent leur domination dans toute la Mésopotamie.

Chez les Arabes, Mahomet, simple conducteur de chameaux durant sa jeunesse, avant de finir sa carrière, étoit le plus redoutable et le plus puissant monarque de l’Univers. Le vieillard Aboubéker lui succéda, et prit le nom de calife, mot qui en langue arabe, signifie vicaire. Durant le court espace de son règne, les Musulmans poussèrent leurs conquêtes dans les trois parties du continent. Caled, le plus intrépide des généraux musulmans, Caled, surnommé l’épée de Dieu, porta la terreur et la mort dans les armées romaines : Paradis devant vous, enfer derrière, étoit toute la harangue que prononçait ce chef arabe, près de livrer bataille.

Longtemps la ville de Damas arrêta les efforts de ces fanatiques ; Dérar, un des plus intrépides généraux, tomba au pouvoir des assiégés. Les Musulmans découragés pensoient à lever le siège : Ne savez-vous pas, dit un autre de leurs chefs, Rasi, que ceux qui tournent le dos à l’ennemi, offensent Dieu et le prophète ; que le paradis n’est ouvert qu’à ceux qui combattent jusqu’à la mort ? Qu’importe après tout, que Dérar soit tué ou prisonnier ? Courons pour venger sa mort ou le délivrer. Suivez-moi, je vais vous donner l’exemple. Il délivra effectivement Dérar, et les assiégeans terrassèrent une armée de cent mille Grecs, qui s’avançoit pour faire lever le siège de Damas. Les habitans fatiguèrent à la fin le courage fanatique des Arabes qui se retirèrent, harcelés dans la retraite par les Damasciens ; des femmes musulmanes, armées de piquets de tente, combattirent avec la dernière intrépidité.

Caled ayant reçu de nouveaux renforts, défit entièrement, l’année suivante, une autre armée grecque, à la journée d’Ainadir. La ville de Damas, assiégée une seconde fois, se vit réduite à capituler, et les habitans obtinrent la permission d’aller chercher un asile sur les terres de l’empire ; mais le farouche Caled poursuivit ces malheureux fugitifs, les atteignit, et massacra les chrétiens qui opposèrent la plus vigoureuse résistance contre leurs parjures ennemis. Le gendre d’Héraclius périt, et la fille de cet empereur tomba au pouvoir de Caled qui renvoya cette princesse à son père, en disant : Si je lui rends aujourd’hui sa fille c’est dans l’espérance que j’ai de le faire bientôt prisonnier lui-même.

Aboubecker, avant de mourir, dicta ce singulier testament : Au nom de Dieu très-miséricordieux, Aboubecker, etc., a fait, son testament, près de sortir de ce monde pour passer en l’autre dans le moment où les infidèles croient, où les impies n’ont plus de doute, où les menteurs disent la vérité. Je nomme Omar-ebn-al-Khetab pour gouverner après moi, sur la bonne opinion que j’ai de sa probité ; je compte qu’il régnera selon la justice : s’il fait autrement, il recevra selon ses œuvres; j’ai fait pour le mieux Portez-vous bien. Que la miséricorde et la bénédiction du ciel soient sur vous. Ce vieil enthousiaste mourut quelques jours après, en 634 et les Arabes reconnurent pour calife, Omar, plus enthousiaste, plus fanatique encore que son prédécesseur.

Il fit aux chrétiens une guerre opiniâtre et terrible : les moines, principaux objets de sa vengeance et de sa fureur, apprirent à le redouter ; ses généraux ne leur faisoient aucun quartier. Les villes de Balbeck et d’Émesse devinrent leur proie, et la victoire signalée qu’ils remportèrent à Yermouth, acheva de répandre l’épouvante dans les armées grecques qui n’osèrent plus se mesurer contre des adversaires, au courage desquels rien ne pouvoit plus résister. La prise de Jérusalem couronna ce mémorable exploit ; Omar entra dans cette ville sainte en 637, non avec le faste d’un conquérant, mais comme un mendiant, monté sur un chameau roux qui portoit deux petits sacs d’orge, de riz et de froment mondé, seules provisions du calife, et dont il se contenta toute sa vie. Les habitans éprouvèrent, de sa part, un traitement assez favorable. Alep soutint un siège en règle, et la valeur d’Youkinna, commandant de la garnison chrétienne, devint fatale aux assiégeans qu’il repoussa dans plusieurs sorties ; mais la ville capitula, malgré la bravoure de son gouverneur qui, furieux de cette lâcheté, après avoir abattu la tête de son propre frère et de trois cents citoyens, auteurs de la capitulation, après s’être défendu dans un château, se voyant sur le point d’être forcé, embrassa la religion musulmane, pour conserver sa vie, et se rendit ensuite la terreur des chrétiens : il retourna cependant parmi eux , mais pour les trahir, et les livrer aux Musulmans.

Le lâche Héraclius, tremblant dans son palais de Constantinople, abandonnoit indignement ses sujets au fer de l’ennemi, et le vainqueur de Chosroës faisoit rougir la victoire elle-même des avantages qu’elle lui avoit autrefois procurés : s’il eût paru à la tête des troupes, sa présence les eût ranimées. De pauvres montagnards attachés au christianisme, prouvèrent, en opposant courage à courage, qu’il étoit possible de vaincre les Arabes ; le spectacle des riches contrées que les Musulmans parcouroient, enflammoit leur imagination : La terre, disoit Amrou, eu parlant de la Palestine, appartient à Dieu qui la donne pour héritage à qui il veut ; nous sommes ses serviteurs, il la livre à nos armes…. Nous avons assez habité nos déserts brûlans et stériles ; nous voulons jouir de ce pays délicieux, et en achever la conquête ; il est juste que nous en jouissions à notre tour.

Avec cette puissante logique du fanatisme, appuyée des armes, ils annonçoient assez leurs projets de la conquête universelle du globe ; la Palestine, la Syrie entière et la Phénicie reçurent la loi de ces conquérans. Amrou envahit l’Égypte en 639, et les hérétiques jacobites et eutychéens, par haine contre les orthodoxes, lui facilitèrent les moyens de conquérir cette fertile contrée. La prise d’Alexandrie en 640 entraîna la perte de toute l’Égypte.

Amrou, moins grossier, plus éclairé que ses compatriotes, auroit désiré sauver la magnifique bibliothèque de cette ville ; mais son maître ignorant et fanatique, lui enjoignit de brûler cet inappréciable dépôt des connoissances humaines : les efforts mêmes qu’à la prière de Jean le grammairien ; Amrou tenta , devinrent funestes aux lettres, en éveillant la barbare jalousie du calife. Il écrivit à son lieutenant ces mots : Ou ce que contiennent les livres dont vous parlez s’accorde avec ce qui est contenu dans le livre de Dieu, ou ne s’y accorde pas : s’il s’y  accorde, alors Talcoran suffit, et ces livres sont inutiles : s’il ne s’y accorde pas, il faut les détruire. Avec ce dilemme imaginé par l’ignorance, Amrou ne put se dispenser d’obéir aux ordres de son souverain : du reste ce général se conduisit avec beaucoup de sagesse et de douceur, à l’égard des Égyptiens, abolit des usages que réprouvoit l’humanité, rétablit le canal de communication entre la Méditerranée et la mer Rouge, canal aujourd’hui encombré, et ouvrit à l’Égypte de nouvelles sources de commerce et d’industrie. Les Musulmans envahirent le reste de l’Afrique, battirent, dispersèrent les armées romaines, et pénétrèrent jusqu’en Éthiopie ; mais ils ne conservèrent que l’Égypte dans celle partie du monde.

M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808

627 

Second empereur de la dynastie des T’ang, T’ai-tsong va se révéler, au cours de ses 22 ans de règne, l’un des plus grands empereurs de Chine, tant par la gloire de ses expéditions sur les marches occidentales de l’empire où il soumit les mongols que par la sagesse et la bienfaisance de son administration, dans un pays ravagé par les troubles et les divisions depuis près de 4 siècles.

Conquêtes de Tang Taizong dans le Xiyu (territoires de l’Ouest) 640–648

On peut lire sur une inscription de Kocho-Tsaïdam, entre le lac Baïkal et l’ancienne capitale mongole de Karakorum :

Les fils des seigneurs turcs [1] devinrent esclaves du peuple chinois, leurs pures filles devinrent serves. Les nobles turcs abandonnèrent leurs titres turcs et, recevant des titres chinois, ils se soumirent au qahan chinois et, pendant cinquante ans, lui vouèrent leur travail et leur force. Pour lui, vers le soleil levant comme vers l’ouest jusqu’aux Portes de Fer, ils firent des expéditions. Mais au qahan chinois ils livraient leur empire et leurs institutions.

L’autorité de T’ai-tsong s’étendit jusque sur le Tibet et le Pamir, allant jusqu’à accorder en 641 au roi du Tibet Songsten Gampo une épouse chinoise : la princesse Wen Gheng  :

De gauche à droite : Bhrikuti, la coépouse, Songsten Gampo et Wencheng

Tsuglagkhang Temple | temple, Lhasa, Tibet, China | Britannica

Temple Tsuglagkhang

Ceux qui ont soumis les barbares, ce sont seulement Ts’in Che Houang-ti et Han Wou-ti. Mais en prenant mon épée de trois pieds de long, j’ai subjugué les Deux Cents Royaumes, imposé silence aux Quatre Mers, et les barbares lointains sont venus se soumettre les uns après les autres !

Il réforma le code pénal des Souei, la dynastie précédente, en revenant au droit coutumier, qui laissait plus de place à l’interprétation ; selon le ministre des Châtiments, ne restaient en prison, à la mort de T’ai-tsong, que 50 détenus, dont 2 condamnés à mort et ceci, pour tout l’empire !

Il perfectionna l’organisation de l’administration centrale et régionale.  Les Trois Percepteurs ou les Trois Ducs gardèrent leur dignité, mais il fit en sorte que cela devint un coquille vide. Les Grands Ministres, au nombre de 2 à 10 voire plus, se réunissent tous les jours en Grand Conseil pour donner leur avis à l’empereur, lequel tranche en dernier ressort. Ils ont sous leurs ordres les Trois Départements : le Département des Affaires d’État, le Grand Secrétariat et la Chancellerie Impériale. Le Département des Affaires d’État, de beaucoup le plus important, coiffe les ministères des Fonctionnaires, des Finances, des Titres, de l’Armée, de la Justice, des Travaux Publics. Parallèlement aux ministères, plus ou moins dépendant d’eux, quantité de services, la plupart étant ceux du palais de l’empereur : bibliothèque impériale, tribunal des observations astronomiques, tribunal des censeurs, chargés de la répression des fraudes administratives, cour des sacrifices impériaux, cour des banquets impériaux, cour des insignes impériaux ; la cour de la direction de l’agriculture est chargée des greniers de l’État, percevant les impôts payables en grain et rétribuant, toujours en grain, les fonctionnaires. La cour du Trésor impérial est chargée de la garde des ressources et des contributions en tissus, lingots d’argent et matières précieuses provenant des préfectures.

L’Université fut tout particulièrement soumise à des modifications profondes, dans l’esprit comme dans la forme. En effet, le règne de T’ai-tsong vit une tentative étonnante et largement couronnée de succès, pour fonder la société sur une base intellectuelle, pour former une aristocratie de cerveaux. L’empereur, ce soldat, marqua, au moins au début de son règne, une aversion profonde pour la religion de renoncement et d’abdication venue de l’Inde, comme pour les quêtes métaphysiques des taoïstes. L’empereur Leang Wou-ti, remarquait-il un jour, a si bien prêché le bouddhisme à ses officiers que ceux-ci n’ont pas su monter à cheval pour le défendre contre les révoltés. L’empereur Yuan-ti expliquait à ses officiers les textes de Lao-tseu au lieu de marcher contre les Huns qui ravageaient son empire. Ces faits en disent long à qui sait les entendre. Ses sympathies allaient vers les doctrines confucianistes, dans lesquelles il se montrait fort érudit. Il s’attacha donc à accroître le nombre et la valeur des lettrés. D’ailleurs toute dynastie qui se fonde n’a-t-elle pas besoin, pour établir sa légitimité, de l’appui du mandarinat ? Le développement, sous son règne, en Chine, de l’imprimerie allait le servir dans ses préférences. En effet, c’est du début du VII° siècle que date l’édition définitive des classiques, accompagnée d’une glose officielle – compilation de tous les commentaires antérieurs autorisés – et qui fournissait au lecteur l’interprétation orthodoxe des textes. La culture pouvait désormais se répandre à relativement peu de frais dans les provinces les plus éloignées et dans les familles modestes qui n’auraient jamais pu envoyer leurs fils, de longues années durant, dans les universités ; les bases du recrutement de l’administration s’en trouvèrent élargies.

De cette époque date, en Chine, l’importance des examens, pierres de touche des études personnelles et portes ouvertes sur toutes les carrières sans distinction de rang ni de fortune. Notons pour la première fois, sous les T’ang, au programme de ces examens, d’autres sujets que les classiques, qui demeurent toutefois prépondérants : histoire, droit, mathématiques, versification, calligraphie (celle-ci s’était affirmée comme un art dès l’époque des Six Dynasties) et médecine.

De toutes ces réformes, les plus importantes furent cependant celles qui touchaient à la vie provinciale. Depuis les troubles sociaux qui marquèrent la fin des Han, les grandes familles avaient peu à peu usurpé l’autorité sur de vastes territoires et sur leurs habitants. Leurs protégés se comptaient par dizaines de milliers, les suivant même dans leurs déplacements, rentrant ou sortant provisoirement de leur état de dépendance suivant le bonheur de la dynastie régnante. C’étaient des membres de ces familles, généralement des militaires, qui s’assuraient, grâce à leurs appuis à la Cour, les hautes charges provinciales. Pour T’ai-tsong, le problème fut d’abord de rendre la liberté aux clients des propriétaires des latifundia. La réforme du régime foncier joua d’ailleurs plus en faveur des familles de niveau moyen qu’en faveur des couches pauvres de la paysannerie. On sait que, depuis les Ts’in, les distributions de terres et les concessions viagères se renouvelaient régulièrement suivant des modalités qui variaient à chaque dynastie. Sous les T’ang, chaque propriétaire roturier recevait en principe, à dix-huit ans, une terre de quatre hectares dont il ne pouvait disposer, mais qui lui était laissée jusqu’à sa mort ou jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de soixante ans ; les chefs de famille recevaient, de plus, un hectare à titre de propriété héréditaire, d’ailleurs également inaliénable. Cette nationalisation des terres cultivées avait pour but d’éviter les accaparements de terrains, si redoutés. Certes, dans la pratique, les chiffres légaux n’étaient pas toujours atteints dans les villages à l’étroit du Nord surpeuplé mais, en revanche, souvent dépassés dans les villages au large du Midi. Quoi qu’il en soit, une famille de quatre enfants avait donc droit à une propriété d’une vingtaine d’hectares, ce qui suffisait à assurer l’indépendance des lettrés pauvres, petits employés des commanderies ou des préfectures, à l’égard des grands dont ils avaient été les clients. Quant à ceux-ci, ils furent progressivement remplacés, grâce aux soins personnels de T’ai-tsong, par des fonctionnaires civils, choisis pour leurs mérites, suivant le système des examens. Les gouverneurs des provinces servaient alors d’intermédiaires entre la capitale et les sous-préfectures, dirigeaient les services locaux des finances, de l’armée, de la justice et des travaux publics, et faisaient parvenir à Tch’ang-ngan, une fois l’an, les tributs de la région et leurs appréciations sur les fonctionnaires locaux. Dans les pays occupés par les armées chinoises, le contrôle de l’administration et le commandement des troupes revenaient à un protecteur général.

[…] Le règne de ce grand roi, aussi vaillant capitaine que génial administrateur, marqua l’apogée de la puissance chinoise. Mieux encore, la stabilité qu’il sut assurer à ce début de dynastie, le prestige incontesté et durable que valurent à la Chine ses victoires, rendirent possible l’éclosion, puis le rayonnement à travers tout l’Extrême-Orient d’une culture d’un tel luxe, d’un tel éclat qu’un historien a pu appeler cette époque celle de la Chine joyeuse. Enfin, par lui fût assurée, pour la première fois de façon durable, l’unité de l’Empire. Avant son règne, elle avait été le fait – passager – de quelques fortes dynasties. La division avait été la règle. Après la mort de T’ai-tsong, le 10 juillet 649 les périodes d’unité eurent le dessus sur celles où les conquêtes partielles du territoire par l’étranger ou bien l’affaiblissement de la dynastie régnante portèrent atteinte à l’intégrité du territoire.

René Grousset, Sylvie Regnault-Gatier. L’Extrême Orient. 1956

Le principe des examens remonte à Confucius, qui a fait de l’érudit le seul sage à même d’aider le prince à assurer la justice dans le royaume. L’idée de les recruter par concours remonte aux Han, mais  la généralisation du système apparaît sous les Tang. L’impératrice Wu Zetian passe pour y avoir joué un rôle essentiel. Dans le but probable de se débarrasser de l’influence des grandes familles qui contestaient sa légitimité, elle poussa à cette méritocratie absolue. La pratique est incroyablement novatrice si on la compare avec ce qui se passe en Occident. À cette époque, et pour longtemps encore, les rois y choisissent ceux qui les servent par bon vouloir, surtout en fonction des intérêts claniques. En France, par exemple, le système des concours n’arrive qu’avec la Révolution française, qui entend faire primer le mérite sur la naissance. Un millénaire auparavant, l’empereur de Chine fait recruter tous ceux qui le servent, du plus petit des fonctionnaires au plus titré des ministres, sur concours.

À date fixe, à tous les échelons, celui de la commune, de la province ou encore du palais impérial, et pour tous les grades, ont lieu les fameux examens. Leur programme porte sur des domaines divers : la poésie, la capacité de gouverner et, bien sûr, les classiques confucéens, les livres de l’Antiquité, dont Confucius jugeait qu’ils devaient être la base de la culture d’un homme accompli. Le déroulement des examens suit un rituel minutieux et impressionnant, Fairbank, dans son Histoire de la Chine, nous raconte comment les candidats étaient minutieusement fouillés, puis enfermés dans des petites cases où ils demeuraient plusieurs jours, avant que leur travail ne soit récupéré, et soigneusement recopié par un tiers, pour être sûr de garantir l’anonymat, et donc l’impartialité du jury.

La puissante armée de fonctionnaires produite par cette sélection est classée ensuite selon une hiérarchie complexe, qui se distingue en fonction des habits portés, de la forme des manches, des coiffures Elle quadrille l’empire de la capitale au plus petit village. Il s’agit de faire descendre jusqu’au peuple les volontés de l’empereur et de ses ministres, mais aussi de faire remonter jusqu’à eux les informations qui les renseigneront sur l’état du pays et du peuple. Tous les ans, chaque gouverneur doit ainsi envoyer au palais un rapport détaillé. Tout en haut de l’échelle sont les puissants mandarins de Ia cour, ceux qui ont l’immense privilège de servir l’empereur directement, de l’éclairer sur les décisions qu’il aura à prendre ou, nous explique l’historien Ivan Kamenarovic, de lui faire des remontrances sur celles qu’il est en train de prendre, si elles sont contraires aux traditions. Certains lettrés ont même le pouvoir de censurer des décisions déjà prises. Ils l’exercent rarement.

Vertueux sur le papier, ce système, mis en pratique, s’avère plus problématique. Les examens de recrutement aux postes les plus prestigieux demandent une telle préparation qu’ils sont vite monopolisés par les familles les plus riches. Par ailleurs, en donnant un poids à ses lettrés, gardiens tatillons d’un ordre conservateur, le procédé dérive vers une sclérose bureaucratique et finit par encourager la corruption – un mal endémique chinois qui n’a d’ailleurs pas cessé au XXI° siècle. Il n’empêche que le mandarinat durera jusqu’en 1905. Entre-temps, il aura fait l’admiration de l’Occident des Lumières. Pour Voltaire ou Diderot, un empire qui régnait grâce à des érudits recrutés sur le mérite touchait de près à leur idéal de monarchie éclairée.

François Reynaert. La Grande Histoire du Monde. Fayard 2016

627

Héraclius, empereur d’Orient, a pu remplir les caisses dégarnies de l’empire avec l’argent de l’Église, et ainsi reconstituer une armée : il défait les Perses à Ninive, au bout d’une longue guerre, pendant laquelle ses ennemis – Perses alliés aux Avars – furent à deux doigts de s’emparer de Constantinople, le 7 août 626. L’affaire avait pris l’allure d’une croisade, en lutte contre les ennemis de la religion orthodoxe. On n’avait pas vu de victoire aussi glorieuse depuis Trajan et c’en était fini de la Perse conquérante. Dans son butin de guerre, la vraie Croix qu’il rapportera triomphalement à Jérusalem trois ans plus tard, premier empereur chrétien à pénétrer dans la ville sainte. Elle fut démontée en au moins deux pièces à ce moment-là dont l’une sera mise en lieu sur à Constantinople en 635 et l’autre restera à Jérusalem dans le Saint Sépulcre.

La puissance militaire perse, qui assurait la stabilité en Égypte, en Palestine et en Syrie, a disparu. Héraclius a vaincu, mais il est à bout de souffle. D’ailleurs, pourquoi installerait-il des forces militaires tout au long des rivages méditerranéens ? C’est du coté du Danube, une fois de plus, qu’il concentre ses forces. En réalité, les deux empires antagonistes assuraient la stabilité de la région. Personne ne songeait à se révolter sérieusement face à ces puissances idéologiques et militaires. La disparition de l’Empire perse déséquilibre tout le système. Les invasions arabes ne vont rencontrer que des résistances sporadiques. Les victoires d’Héraclius ont déblayé leur route.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois 2000

628

Brahmagupta, grand mathématicien indien, écrit le Traité qui introduit le zéro, à l’origine de ce que nous appellerons les chiffres arabes : Al-Kharezmi, mathématicien arabe les introduira dans le monde islamique en 814, et Gerbert d’Aurillac, un siècle plus tard en Occident.

Qui dira le temps qu’il fallut aux chiffres indiens, dits arabes, pour venir de leur patrie d’origine en Méditerranée Occidentale, par la Syrie et les relais du monde arabe, Afrique du Nord ou Espagne ? qui dira le temps qu’il leur fallut ensuite pour triompher des chiffres romains jugés plus difficiles à falsifier ? En 1299, l’Arte di Calimala, les interdisait à Florence ; en 1520 encore, les nouveaux chiffres étaient interdits à Fribourg ; ils n’entrèrent en usage à Anvers qu’avec la fin du XVI° siècle. Qui dira le voyage des apologues, issus des Indes ou de la Perse, repris par la fable grecque et la fable latine où puisera La Fontaine – et qui fleurissent aujourd’hui encore, d’un printemps sans répit, dans la Mauritanie atlantique ? Qui dira le temps, les siècles nécessaires pour que la cloche, de chinoise, devienne chrétienne, au VII° siècle, et se loge en haut des Églises ? À en croire certains, il aurait fallu attendre que les clochers eux-mêmes passent d’Asie Mineure en Occident. Le cheminement du papier n’est pas moins long. Inventé en Chine en 105 après J.C. sous la forme d’un papier végétal, le secret de sa fabrication aurait été révélé à Samarkand, en 751, par des Chinois faits prisonniers. Après quoi, les Arabes auraient substitué les chiffons aux plantes et le papier de chiffons aurait commencé sa carrière à Bagdad dès 794. De là, il aurait gagné lentement le reste du monde musulman. Au XI° siècle, sa présence était signalée en Arabie et en Espagne, mais la première fabrique de Xativa (aujourd’hui San Felipe à Valence) ne serait pas antérieure au milieu du XII° siècle. Au XI° siècle, il était connu en Grèce et, vers 1350, il supplantait le parchemin en Occident.

Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. 2. Destins collectifs et mouvements d’ensemble. Armand Colin 9° éd. 1990

Dans ces années là, dans le Dekkan, sous le règne de Poulakeçin II, non seulement les soldats s’enivraient avant le combat, mais pour que tout aille bien à l’unisson, on se chargeait d’enivrer aussi les éléphants !

Hiuan-tsang est né dans une famille de lettrés et de mandarins chinois, élevé dans la plus pure tradition confucéenne. Il se convertit au bouddhisme à l’âge de 13 ans : cela se passe à Lo-yang, la capitale de la dynastie Souei, alors en pleine anarchie : La ville impériale était devenue une caverne de brigands, et le Ho-nan une caverne de bêtes féroces. Les rues de Lo-Yang étaient jonchées de cadavres. Les magistrats étaient massacrées. Quant aux enfants de la loi bouddhique, ils étaient réduits à périr ou à prendre la fuite.

Accompagné de son frère, Hiuan-tsang va approfondir sa formation bouddhiste, avec beaucoup d’éclectisme, dans la capitale du Sseu-tch’ouan, puis à Tch’ang-ngan, où, fort de son appellation de Maître de la Loi, il est troublé par le désaccord qui règne entre les plus célèbres théologiens.

Le Maître de la Loi, rapporte son biographe, reconnût que chacun de ces docteurs avait un mérite éminent, mais lorsqu’il voulut vérifier leurs doctrines, il y reconnût de graves discordances, de sorte qu’il ne savait plus quel système suivre. Il fit alors le serment de voyager dans les contrées de l’Ouest pour interroger les sages sur les points qui troublaient son esprit.

Il demande à l’empereur l’autorisation de quitter la Chine, laquelle lui est refusée : régions à haut risque, dit en quelque sorte le décret impérial. Eh bien… il s’en passera, et son voyage durera plus de 16 ans ! Pour se rendre aux Indes, il va emprunter la partie méridionale de la Route de la Soie, passant par Tourfan, Karacharhr et Koutcha, dans le bassin du Tarim. Le roi de Tourfan veut le retenir comme chef de la communauté spirituelle, et il a le plus grand mal à faire accepter son refus, pour finalement poursuivre son périple couvert de cadeaux. Il séjourne à Koutcha, carrefour d’influences gréco-romaines, indiennes, haut lieu du bouddhisme depuis le IV° siècle. Près du lac Issik-koul, il découvre les dernières hordes mongoles, à la veille de l’écroulement de leur empire :

Les chevaux des barbares étaient extrêmement nombreux. Le khan portait un manteau de satin vert et laissait voir toute sa chevelure ; seulement son front était ceint d’une bande de soie, longue de dix pieds, qui faisait plusieurs tours et tombait par derrière. Il était entouré d’environ deux cents officiers, vêtus de manteaux de brocart et ayant les cheveux nattés. Le reste des troupes se composait de cavaliers montés sur des chameaux ou sur des chevaux, vêtus de fourrures et de tissus de laine fine et portant de longues lances, des bannières et des arcs droits. Leur multitude s’étendait tellement loin que l’œil n’en pouvait discerner la fin.

Par l’Afghanistan et le Pakistan, il gagne l’Inde où il va passer 14 ans. À Bamiyan, dans le nord-ouest de l’Afghanistan, au bord du lac Band-e Amir, il parle d’un Boudhha inachevé  à proximité des deux autres déjà en place dans leurs niches : une statue couchée de Bouddha entrant dans le nirvana longue de plus de 1 000 pieds. Les archéologues chercheront, chercheront, en vain : il est après tout bien possible que ce géant [1000 pieds, c’est 300 mètres] joue dans la même catégorie que la sardine qui bouchait le port de Marseille, à moins que ce ne soit dans la catégorie des onze mille vierges – le nom du cap à l’est du détroit de Magellan -, passées de 11 à 11 000 par une simple erreur de typographie.

De retour au pays en 644, il avait dans ses bagages 7 statues indiennes, un résumé de la grammaire sanscrite, un tableau des langues, institutions, mœurs, superstitions, religions et philosophie des différents pays traversés, et enfin, des informations très précises sur le caractère et la politique des souverains avec lesquels il avait été en rapport. L’empereur T’ai-tsong se montra fort satisfait de toutes ces relations, et voulut lui donner rang de ministre, ce qu’il refusa. Il s’installa au couvent de la Grande Bienfaisance, proche du palais où l’appelait fréquemment l’empereur. Les deux hommes, que tout opposait dans leur jeunesse, se retrouvaient amis au soir de leur vie bien remplie. À la demande du Maître de la Loi, T’ai-tsong autorisa de nouvelles ordinations monastiques et consentit à paraître sur le parcours de la procession solennelle à laquelle donna lieu la consécration du couvent de la Grande Bienfaisance. Le bouddhisme était réhabilité.

633

Dagobert I° met les juifs devant l’alternative : soit se convertir au Christianisme, soit quitter le royaume. C’est à lui que l’on doit la première basilique de Saint Denis, premier évêque de Paris martyrisé vers 250.

Dagobert, le premier de nos monarques, abandonna le pouvoir suprême aux mains d’un maire de son palais, Pépin de Landen, et s’endormit dans les bras de la volupté. En vain des historiens vantent la magnificence de ce roi qui bâtit l’église de Saint Denis ; la postérité ne lui reprochera pas moins, outre une coupable insouciance, l’empoisonnement d’un neveu, ses honteux désordres, et la criminelle légèreté avec laquelle Dagobert répudia sa femme pour épouser une religieuse.

M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808

635  

Il y a des chrétiens en Chine : Longtemps on a pensé que la Chine n’avait été évangélisée que fort tard, et seulement à l’époque où le célèbre et courageux Ricci pénétra dans l’empire, vers la deuxième moitié du XVI° siècle ; mais la découverte du monument et de l’inscription de Si-ngan-fou [2], autrefois capitale de la Chine, prouve, d’une manière incontestable, qu’en 635, la religion chrétienne y était répandue et même florissante.

Cette inscription parle des nombreuses églises élevées par la piété des empereurs, et des titres magnifiques accordés au prêtre Olopen [3] qu’on désigne sous le nom de Souverain gardien du royaume de la grande loi, c’est-à-dire primat de la religion chrétienne. En 712, les bonzes excitèrent une persécution contre les chrétiens, qui triomphèrent bientôt, après quelques épreuves passagères.

Alors, comme porte l’inscription, la religion, qui avait été opprimée quelque temps, commença de nouveau à se relever. La pierre de la doctrine, penchée un instant, fut redressée et mise en équilibre. L’an 744, il y eut un prêtre du royaume de Ta-thsin [4] qui vint à la Chine saluer l’empereur, qui ordonna au prêtre Lohan et à six autres d’offrir ensemble, avec l’envoyé de Ta-thsin, les sacrifices chrétiens dans le palais de Him-kim. Alors l’empereur fit suspendre, à la porte de l’église, une inscription écrite de sa main. Cette auguste tablette brilla d’un vif éclat ; c’est pourquoi toute la terre eut un très grand respect pour la religion. Toutes les affaires furent parfaitement bien administrées, et la félicité provenant de la religion, fut profitable au genre humain. Tous les ans, l’empereur Taï-tsoung, au jour de la Nativité de Jésus-Christ, donnait à l’église des parfums célestes ; il distribuait à la multitude chrétienne des viandes impériales, pour la rendre plus remarquable et plus célèbre. Le prêtre Y-sou, grand bienfaiteur de la religion et tout à la fois grand de la cour, lieutenant du vice roi de So-fan et inspecteur du palais, à qui l’empereur a fait présent d’une robe de religieux d’une couleur bleu clair, est un homme de mœurs douces et d’un esprit porté à faire toute sorte de bien. Aussitôt qu’il eut reçu dans son cœur la véritable doctrine, il la mit sans cesse en usage. Il est venu à la Chine d’un pays lointain ; il surpasse en industrie tous ceux qui ont fleuri sous les trois premières dynasties ; il a une très parfaite intelligence des sciences et des arts. Au commencement, lorsqu’il travaillait à la cour, il rendit d’excellents services à l’État, et s’acquit une très haute estime auprès de l’empereur.

Cette pierre, conclut l’inscription, a été établie et dressée la seconde année du règne de Taï-tsoung (l’an 629 de J.C.). En ce temps-là, le prêtre Niu-chou, seigneur de la loi, c’est-à-dire pontife de la religion, gouvernait la multitude des chrétiens dans la contrée orientale. Lioù-siou-yen, conseiller du palais et auparavant membre du conseil de guerre, a écrit cette inscription.

M Huc, ancien missionnaire apostolique en Chine. L’empire chinois.1854

Ce fut par un certain Théodore, revenant d’Orient et peut-être des Indes, que Grégoire a été informé ; était-ce un pèlerin ou un chrétien des Indes ? On ne le sait, mais par lui il a pu recevoir la nouvelle déformée d’une activité missionnaire chrétienne en Asie. Car dans les échanges indirects de l’Orient et de l’Occident, sur le plan religieux l’Occident a davantage donné que reçu.

Une source chinoise parle de l’accueil réservé au prêtre A-lo-pen par l’empereur T’ai-tsong. Mais pas plus que l’inscription de Si-ngan-fou n’est le seul souvenir de l’ancienne chrétienté chinoise, la Chine ne fut ni la première ni la seule à être touchée par la doctrine de Nestorius. Dès 540, des évêchés nestoriens ont été fondés à Hérat et à Samarcande ; auprès de cette ville, on a découvert des tombes chrétiennes datant de 576 et 600, dont l’une était celle d’un prêtre envoyé à l’entour pour visiter les églises. Au milieu du VII° siècle, une lettre d’un patriarche nestorien mentionne l’existence de communautés au Khorassan et dans les Indes. A-lo-pen venait peut-être de l’un de ces groupes ; mais fut-il le premier à pénétrer en Chine ? Est-il même certain qu’il fût hérétique ? Le sens de l’inscription de Si-ngan-fou, non plus que d’autres documents découverts au début du siècle par sir Aurel Stein et par Paul Pelliot ne décèlent pas des traces absolument nettes de nestorianisme. La partie narrative de l’instruction de Si-ngan-fou est ainsi rédigée :

Quand T’ai-tsong commença son glorieux règne […] il y avait sur la terre de Ta-tsin un homme de haute vertu nommé A-lo-pen, qui, augurant des nuages bleus (les bonnes dispositions de l’empereur), un climat favorable, apporta les Écritures véridiques ; observant l’équilibre des vents (les circonstances), il se hâta d’affronter les difficultés et les dangers. Dans la neuvième année de Chêng-kuan (635) il vint à Ch’ang an. L’empereur envoya le ministre d’État, le duc Fang Hsüan-ling conduire une escorte au faubourg de l’ouest à la rencontre de l ‘hôte pour le mener au palais. Quand les livres eurent été portés à la bibliothèque et que la doctrine eut été étudiée dans ses appartements privés, l’empereur comprit son originalité et sa vérité, puis il en ordonna spécialement l’enseignement et la prédication.

Dans la douzième année de Chêng-kuan, à l’automne, dans le courant du septième mois, il fut décrété ce qui suit : La voie n’a pas changé de nom, ni les sages changé de méthode. L’enseignement existe pour faire savoir au pays que tout être vivant peut être sauvé. L’homme de grande vertu, A-lo-pen, de la terre de Ta-tsin, apportant livres et images, est venu de loin dans notre principale capitale. Si nous examinons avec soin la signification de son enseignement, il nous apparaît mystérieux, merveilleux, riche de quiétude. Si nous considérons son principe fondamental, nous voyons qu’il détermine l’essence de la création et de la perfection. Son discours ne contient pas une multitude de mots ; en lui est le parfait accomplissement. Il est le salut des vivants ; il est la richesse des hommes. Il est juste qu’il ait libre carrière sous le Ciel. En conséquence, que les fonctionnaires du lieu permettent la construction d’un monastère Ta-tsin dans le quartier I-ning de la capitale, avec 21 moines réguliers.

L’œuvre en tout cas fut assez solide pour qu’à la fin du VIII° siècle l’Église nestorienne comptât 4 sièges métropolitains en Chine, 1 dans l’Inde et 4 dans l’Asie centrale. De ce moment date l’un des plus curieux souvenirs de l’ancienne chrétienté chinoise, la transcription d’un texte syrien du Gloria in Excelsis Deo :

HYMNE À L’ÉCLATANTE LOUANGE DE LA TRIPLE MAJESTÉ POUR OBTENIR LE SALUT

Celui que le plus haut des Cieux adore avec une profonde révérence,
Celui qui garde la terre dans la paix et dans l’harmonie,
Celui de qui toute nature reçoit foi et quiétude,
C’est toi, A-lo-he, Père miséricordieux de l’Univers.
Père miséricordieux, Fils éclatant de lumière, Esprit Saint,
Difficile à trouver, impossible à atteindre,
Rectitude, Vérité, Éternité, Roi,
De tous les rois, tu es le Roi Suprême,
Du monde entier, monarque des Esprits.
Tu es notre grand maître, Père miséricordieux,
Tu es notre grand maître, Seigneur Saint,
Tu es notre grand maître, Roi des Esprits,
Tu es notre grand maître, Sauveur et Libérateur de tous.

Michel Mollat. Les Explorateurs. NLF 1955

août 636

Les Arabes défont les byzantins à Yarmouk en Palestine, prenant ainsi l’essentiel du domaine oriental de Rome : Syrie, Palestine, Afrique du Nord, et probablement la même année, à Qadissiya, [rive droite de l’Euphrate, un peu au nord de Nadjaf, en Irak] ils défont aussi les Perses sassanides.

L’empire byzantin se trouvait donc confronté de façon de plus en plus aigüe aux problèmes des frontières : une réorganisation militaire parvint à régler partiellement le problème, mais… en en créant d’autres : l’ensemble de l’empire avait été divisé en thèmes : des régions militaires, au sein desquelles opéraient encore des mercenaires mais aussi d’anciens paysans affranchis, ces derniers acceptant le principe d’un service militaire en contrepartie des terres qu’ils se voyaient attribuées. Ainsi, les communes paysannes libres retrouvèrent-elles une nouvelle jeunesse, et un nouveau pouvoir avec les thèmes qui s’avérèrent efficaces pour défendre les marches de l’empire ; ce nouveau pouvoir leur permit de venir s’opposer aux fastes de la ville et surtout de la première d’entre elles : Constantinople. Ce renforcement des communes fit le succès des Pauliciens, une secte chrétienne née en Arménie, qu’insupportait la haute Église byzantine, ses clercs infatués, son insupportable richesse. Leur territoire s’étendait autour des deux cours supérieurs de l’Euphrate, et leur opposition à Byzance était telle qu’ils n’hésitèrent pas à se réfugier parfois en territoire arabe, sous le contrôle de l’émir de Mélitène, puis, à s’établir à partir de 843 en État indépendant, sous la conduite de Carbeas, s’offrant une armée pour lancer quelques très sérieux raids contre Byzance qui les mèneront jusqu’à Nicée. Ce n’est qu’en 872 que les vents contraires amorceront leur disparition.

On pourrait se livrer à un exposé des différences qu’ils cultivaient dans la pratique de leur religion avec celle de Byzance, mais, en reprenant quasiment intégralement celles que les Réformés de Luther manifesteront, près de 1 000 ans plus tard, avec ardeur contre Rome, on a la même chose : lecture et interprétation directe des Saintes Écritures par chacun, sans l’intermédiaire d’un prêtre, suppression de la plupart des sacrements, véhémence contre l’adoration de la croix, le culte des saints, des icônes. On retrouve les mêmes constantes, un réel besoin  de retrouver la pauvreté originelle de la première Église et le lien direct de chacun avec Jésus Christ ; et, à l’origine de ces déviances de l’Église, toujours la cupidité, toujours la volonté de puissance.

636

Isidore, évêque de Séville, meurt, en laissant une œuvre théologique et scientifique considérable, qui fait de lui un encyclopédiste, surtout pour son ouvrage majeur, en 20 volumes : Les Etymologies. L’Espagne était alors wisigothe et arienne. Il s’était donc essentiellement attaché à contrer l’arianisme. Dans l’introduction de l’un de ses ouvrages, il dit sa méthode :

Nous avons pris certains épisodes de l’Histoire Sacrée en les citant tels, dans leur forme symbolique et figurative, nous avons également rassemblé dans ce petit livre les opinions et les idées des plus anciens hommes de l’Église sur ces textes, comme on fait un choix de fleurs de diverses prairies. Nous avons pu ainsi présenter brièvement des matières très importantes, nous bornant à quelques rectifications et à quelques annotations. Nous offrons cet ouvrage non seulement aux lecteurs studieux, mais aussi à tous ceux qui détestent les longueurs.

637

Après la Syrie et la Mésopotamie, les Arabes prennent Jérusalem. Héraclius avait fait transporter la Croix de Jérusalem à Constantinople 2 ans plus tôt ; des morceaux en furent alors distribués dans les sanctuaires de la Chrétienté.

Certes, les pays de Terre Sainte sont passés aux mains des Infidèles depuis le VII° siècle, mais les Arabes laissent l’accès des Lieux Saints plus ou moins libre à qui se présente en croyant et en homme pacifique. Aux lendemains de l’an mil, encore, c’est le voyage par excellence.

Jean Favier. Les Grandes découvertes. Livre de poche Fayard 1991

de 640 à 642

Les Arabes prennent l’Égypte, où ils sont accueillis en libérateurs par des égyptiens qui détestaient leurs maîtres grecs. Les moines hérétiques vont se réfugier à Carthage.

Le plus surprenant est sans doute que la conquête de l’Égypte ne faisait pas partie du plan arabe. Omar était fasciné par Constantinople. Il avait simplement accepté que l’un de ses généraux, Amrou, aille avec 4 000 hommes faire une démonstration de force à la frontière égyptienne.

Or Amrou emporte, presque sans combat une première forteresse : El Arisch, en décembre 639. Amrou expose la situation à Omar : pour lui, l’Égypte est à prendre. Mais il lui faut quelques renforts. Le calife lui expédie 12 000 hommes. Avec sa petite armée, Amrou, sans doute guidé par des Égyptiens, prend Péluse après deux mois de siège. Puis, habilement, il évite le delta et fonce à travers le désert. Il réapparaît soudain devant Héliopolis. Il bat les troupes impériales et encercle Alexandrie. Le siège dure longtemps. Mais en 641, la forteresse capitule.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois 2000

En Égypte, les divisions des chrétiens et la guerre que se livraient l’Église orthodoxe officielle byzantine et l’Église monophysite égyptienne favorisèrent la conversion à l’Islam car le petit peuple chrétien, étranger aux querelles théologiques qui opposaient les clercs, fût séduit par la clarté du message monothéiste et égalitaire véhiculé part les conquérants. Cette donnée ajoutée à la lourde imposition des non-musulmans explique largement pour quoi l’Égypte, pays quasi exclusivement chrétien, se convertit aussi massivement et rapidement à l’islam.

644

Abdallah ibn Saïd et ses 20 000 hommes atteignent le sud de la Tunisie, tenue par les Byzantins avec à leur tête le patrice Grégoire qui vient à leur rencontre et se retranche dans Subutela [Sbeitla], mais se fait piéger par l’adversaire, qui, feignant un repli, l’attire à l’extérieur et lui inflige une correction. Mais les Byzantins restaient puissants et, après une année d’occupation, un accord sera trouvé, moyennant finances, la contrepartie étant le retour des Arabes en Tripolitaine, où ils retrouveront les querelles dynastiques, qui laisseront un répit de 17 ans aux Byzantins et aux Berbères.

La Mésopotamie est entièrement soumise avant 650 avec la victoire de Qadisiya, et la Perse sassanide s’effondre en 651. L’Arménie devient alors un état presque indépendant où deux familles rivales alternent au pouvoir : les Mamikonian et les Bagratouni. « Presque », car, à partir de la victoire des Arabes sur Byzance en 693, ceux-ci imposeront à l’Arménie une administration directe, créant la province d’Arminiya ; le gouverneur arabe résidant à Dvin va remplacer le tribut par un impôt foncier et les obligations militaires par la capitation.

Au Tibet, le roi Srong-btsan Sgam-po, qui a épousé deux princesses bouddhistes, l’une chinoise, l’autre népalaise, fonde la capitale Lhassa et entreprend la construction de la grande forteresse du Potala.

vers 650  

Allwyn, chef viking a été blessé lors d’une expédition contre Dunkerque : les habitants de la ville vont l’achever quand Saint Eloi, évêque de Tournai et trésorier du roi Sigebert, le sauve et le convertit. Il devient alors protecteur de la cité, géant bienfaisant, seigneur du carnaval. Allwyn… Halloween  – veille des saints – est bien de chez nous. Il y avait là en même temps résurgence d’une antique  célébration des morts dans la religion druidique des Celtes.

Pour y accrocher les cloches qui nous viennent de Chine, nos églises édifient des clochers. Va alors se mettre en place au fil des siècles tout un langage des cloches qui permettront aux paysans dans leurs champs de connaître les heures bien avant qu’elles ne les sonnent avec leur nombre (autant de coups que d’heures), en ayant un indicatif pour chaque heure : matines au cours de la nuit, laudes à l’aurore, prime à la première heure du jour, tierce à la troisième heure, sexte à midi, none en milieu d’après-midi, vêpres en fin d’après-midi (du latin Vesper : le soir), complies avant le coucher. Sonneries spécifiques encore à l’annonce des grandes fêtes religieuses : Toussaint, Noël, Pâques, Pentecôte, Ascension. Naissances et obsèques : on savait si l’on allait enterrer demain une femme, un homme ou un enfant, si le nouveau-né était fille ou garçon. Et ces carillons, de la composition du musicien local – allez écouter celui de la Chapelle d’Abondance, en Haute-Savoie – il est magnifique. À la révolution, elles furent confisquées pour devenir canons, mais certaines en réchapperont et l’administration les rendra à leur paroisse d’origine, non sans quelques erreurs, vite repérées car les paroissiens venaient se plaindre : la cloche que vous nous avez rendue, ce n’est pas la nôtre ! La porte de la Cloche de Bordeaux rend compte de ses fonctions : J’appelle aux armes, / J’annonce les jours, / Je donne les heures, / Je fais part des naissances, / Je fais part des morts, / Je chasse l’orage, / Je sonne les fêtes, / Je crie à l’incendie.

Les aristocrates qui formaient jusqu’alors le gouvernement royal ne savent plus écrire, et dès lors, les clercs n’ont aucune ruse à déployer pour prendre leur place, tant dans la chancellerie du roi que dans celle du maire du palais.

Le vrai roi alors, c’est le prêtre. Au milieu même de ces bruyantes invasions de barbares, qui semblaient près de tout détruire, l’Église avait fait son chemin à petit bruit. Forte, patiente, industrieuse, elle avait en quelque sorte étreint toute la société nouvelle, de manière à la pénétrer. De bonne heure, elle avait abandonné la spéculation pour l’action : elle avait repoussé la hardiesse du pélagianisme, ajourné la grande question de la liberté humaine.

Héritière du gouvernement municipal, l’Église était sortie des murs à l’approche des barbares ; elle s’était portée pour arbitre entre elle et les vaincus. Et une fois hors des murs, elle s’arrêta dans les campagnes. Fille de la cité, elle comprit que tout n’était pas dans la cité ; elle créa des évêques des champs et des bourgades, des chorévêques. Sa protection s’étendit à tous : ceux même qu’elle n’ordonna point, elle les couvrit du signe protecteur de la tonsure. Elle devint un immense asile. Asile pour les vaincus, pour les Romains, pour les serfs des Romains ; les serfs se précipitèrent dans l’Église ; plus d’une fois, on fut obligé de leur en fermer les portes ; il n’y eut personne pour cultiver la terre. Asile pour les vainqueurs, ils se réfugièrent dans l’Église contre le tumulte de la vie barbare, contre leurs passions, leurs violences, dont ils souffraient autant que les vaincus.

En même temps, d’immenses donations enlevaient la terre aux usages profanes pour en faire la dot des hommes pacifiques, des pauvres, des serfs. Les barbares donnèrent ce qu’ils avaient pris ; ils se trouvèrent avoir vaincu pour l’Église.

Les évêques du Midi, trop civilisés, rhéteurs et raisonneurs, agissent peu sur les hommes de la première race. Les anciens sièges métropolitains d’Arles, de Vienne, de Lyon même et de Bourges, perdent de leur influence. Les évêques par excellence, les varis patriarches de la France, sont ceux de Reims et de Tours. Saint Martin de Tours est l’oracle, ce que Delphes était pour la Grèce, l’ombilicus terrarum.

C’est saint Martin qui garantit les traités. Les rois le consultent à chaque instant sur leurs affaires, même sur leurs crimes. Chilpéric, poursuivant son malheureux fils Mérovée, dépose un papier sur le tombeau de saint Martin pour savoir s’il lui est permis de tirer le suppliant de la basilique. Le papier restera blanc, dit Grégoire de Tours. Ces suppliants, pour la plupart gens farouches, et non moins violents que ceux qui les poursuivent, embarrassent quelquefois terriblement l’évêque ; ils deviennent les tyrans de l’asile qui les protège. Il faut voir dans le livre du bon évêque de Tours l’histoire de cet Éberulf qui veut tuer Grégoire, qui frappe les clercs s’ils tardent à lui apporter du vin. Les servantes du barbare, réfugiées avec lui dans la basilique, scandalisent tout le clergé en regardant curieusement les peintures sacrées qui en décoraient les parois.

Tours, Reims, et toutes leurs dépendances, sont exemptes d’impôts. Les possessions de Reims s’étendent dans les pays les plus éloignés, dans l’Ostrasie, dans l’Aquitaine. Chaque crime des rois barbares vaut à l’Église quelque donation nouvelle. Tout le monde désire être donné à l’Église ; c’est une sorte d’affranchissement. Les évêques ne se font nul scrupule de provoquer, d’étendre par des fraudes pieuses les concessions des rois. Le témoignage des gens du pays les soutiendra, s’il le faut. Tous, au besoin, attesteront que cette terre, ce village, ont été jadis donnés par Clovis, par le bon Gontran, au monastère, à l’évêché voisin, lequel n’en a été dépouillé que par une violence impie. Chaque jour, la connivence des prêtres et du peuple devait ainsi enlever quelque chose au barbare, et profiter de sa crédulité, de sa dévotion, de ses remords. Sous Dagobert, les concessions remontent à Clovis ; sous Pépin le Bref, à Dagobert. Celui-ci donne en une seule fois vingt-sept bourgades à l’abbaye Saint Denis. Son fils, dit l’honnête Sigerbert de Gemblours, fonda douze monastères et donna à Saint Rémacle, évêques de Tongres, douze lieus de long, douze lieus de large dans la forêt d’Ardenne.

Jules Michelet. Histoire de France 1867

652

À l’est, le droit de la guerre place l’esclavage au cœur des traités : Par les Arabes, les origines de la servitude noire plongent dans la nuit médiévale. Les esclaves viennent de tout un continent pour être vendu aux portes innombrables du monde des vainqueurs. Dés 666, une traite immense, de la Nubie, de la Somalie et du Mozambique, à l’est du Ghana, à l’ouest, le destin du continent noir semble scellé : il doit payer son tribut humain. Ces conquêtes rentraient dans le cadre de la foudroyante expansion arabe qui, après la mort du prophète Mohammed, se déclencha en diverses directions et devait porter fort loin. Soumis aux assauts des troupes arabes, les habitants de Dongola l’un des royaumes de la Nubie, après la chute de l’empire de Méroé se défendirent bien mais, devant les pressions exercées, ils préférèrent acheter la paix en concluant en 652 un traité connu sous le nom de bakt. La redevance est fixé au prix de 360 esclaves par an. Le système fonctionna régulièrement, semble-t-il pendant plusieurs siècles.

http://les.traitesnegrieres.free.fr/25_esclavage_la_traite_antique.html

655 

Première victoire navale musulmane en Méditerranée, remportée sur la flotte de l’empereur Constant II : bataille des Mâts, au large de Phoenix, sur la côte sud-ouest de l’Asie Mineure. Les arabes avaient enchaînés leurs navires, ainsi devenus bloc impénétrable et après avoir pris les navires byzantins à l’abordage, ils avaient coupé leurs gréements. L’empereur n’échappa que de justesse au massacre. Cela ne se reproduira pas : Byzance réagira et les arabes échoueront par 3 fois au siège de Constantinople, en 668-669, puis 673-678 et 717-718. Byzance parviendra à rester puissance navale et les Arabes ne contrôleront plus toute la Méditerranée.

657

Ali, le gendre de Mahomet, a finalement été élu calife – commandeur des croyants -, après les trois premiers califes, et, à la suite de la bataille de Siffin contre Moawiya – qui sera le fondateur du califat des Omeyyades – il accepte un compromis en sa défaveur, ce que ne lui pardonnent pas ses partisans extrémistes, les kharidjites, qui le tuent dans la mosquée de Kufa, en Irak,  en 661. Il sera enterré à Najaf. Son fils Hassan sera rapidement écarté du pouvoir par Moawiya. Les kharidjites sont aujourd’hui les Ibadites d’Oman, et les mozzabites du Mzab algérien, à Ghardaïa. Les chiites ne joueront aucun rôle de premier plan avant que la dynastie des Safavides, d’origine turque, ne le fasse en s’installant à la tête de l’Iran en 1501. Mais les musulmans d’Afghanistan partisans d’Ali, estimant son lieu de sépulture trop exposé aux risques de profanation, et aussi probablement trop éloigné de leur territoire, vinrent l’exhumer, mirent son corps sur une chamelle blanche, qu’ils laissèrent courir dans le désert : là où elle s’effondrerait, là serait le tombeau d’Ali. Et ce fut Mazar-i-Sharif, qui signifie la tombe de l’élevé, dans le nord de l’Afghanistan, haut lieu de pèlerinage, dont le plus important : celui du nouvel an des chiites : le norouz, le 21 mars, équinoxe de printemps.

11 02 660 

Jimmu Teno quitte l’île de Kyûshû pour Yamato, sur l’île principale du Japon : il y fonde l’empire japonais. L’empereur est dit d’origine divine, descendant en ligne directe d’Amaterasu, déesse du soleil. Le bouddhisme va rapidement s’intégrer au pays où il assimilera sans difficulté le shintoïsme. Les Japonais adopteront à marche forcée l’encadrement et les traditions politiques chinoises.

661

Le calife Moawiya fonde la dynastie des Omeyyades et fait transférer le siège de l’empire de Médine à Damas. Il remporte la victoire sur les Byzantins dans le sud tunisien, mais se contente de rassembler son butin pour repartir d’où il était venu : il en était resté à la politique du rezzou et les Arabes se rendirent compte qu’il faudrait changer de stratégie s’ils voulaient aller plus loin.

670

Uqba ibn Nafi, à la tête de 10 000 cavaliers arabes occupe l’est du Maghreb – l’occident -, où il fondent Kairouan. Il ira jusqu’à l’Atlantique et sera tué en 683 sur le chemin du retour.

672

Quatre royaumes se partageaient jusqu’alors la Corée : Gaya, Baekje, Koguryŏ et Silla ; avec l’aide de la Chine Tang, ce dernier parvient à soumettre les trois premiers et à unifier le pays, en ayant soin d’expulser les Chinois quatre ans plus tard. Avec Munmu, le trentième roi, va débuter une période de prospérité, avec l’alliance retrouvée des Chinois. La capitale Kumsong – aujourd’hui Gyeongju – comptera pas loin d’un million d’habitants. Les divisons anciennes referont surface en 735 et l’instabilité dominera à nouveau.

673

Le calife Moawiya attaque Constantinople : une nombreuse flotte musulmane vient assiéger la capitale et, malgré des échecs répétés, essaie par tous les moyens de surprendre la ville. Constantinople résista victorieusement à tous les assauts grâce à ses remparts et à la technique militaire supérieure des Byzantins, auxquels un Syrien venait d’apporter une matière explosive inflammable même sur l’eau, le feu grégeois, que les assiégés lançaient à de grandes distances au moyen de tubes et de grenades.

Emilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956

Empressé de réparer les maux causés par son prédécesseur, Constantin apaise les troubles de l’Église, et se dispose à résister courageusement aux Sarrasins qui vinrent assiéger, par mer, Constantinople. Pendant sept années consécutives, les infidèles renouvellent leurs attaques et, malgré leurs efforts opiniâtres, furent toujours repoussés : il est vrai que le siège ménagea un secours imprévu à Constantin. La capitale était perdue, ainsi que tout l’empire, sans le génie du syrien Callinicus, inventeur du feu grégeois : les assiégés firent tomber sur les galères musulmanes une pluie de feu qui les consumoit dans l’eau même. La perte des Sarrasins fût aussi grande que leur opiniâtreté ; leur calife Moavias, obligé de demander la paix, se soumit à un honteux tribut.

M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808

Abou al-Muhajir lance la quatrième campagne de conquête de l’ouest : pour isoler des forces byzantines retranchées dans les villes, il cherche à convertir les populations berbères… qui ne se laissent pas faire. Cela l’amène dans la région de l’actuel Tlemcen où il parvient à capturer leur chef Kosaïla, prince des berbères Awreba et l’emprisonne à Kairouan.

674                               

Wu Zetian, impératrice de Chine,  promeut le bouddhisme au détriment du taoïsme et bouscule les traditions confucianistes.  Ses douze décrets imposent notamment d’organiser des funérailles publiques pour les femmes sans­ abri, de prendre soin des veuves, de porter à trois ans la période de deuil pour rendre hommage à la mère, comme c’est la règle pour le père, et instaurent un accès aux emplois publics par concours plutôt que cooptation. À la mort de Gaozong, l’aîné de ses quatre fils accède au titre d’empereur, mais elle ne tarde pas à le faire empoisonner. Les trois autres vont se succéder selon le bon vouloir de leur mère, qui régente tout, faisant exiler ou décapiter les mandarins qui lui déplaisent tout en dirigeant ses armées, qui ont fort à faire pour repousser les Turcs. Elle scandalise, mais n’en a cure, en s’affichant avec un jeune bonze auquel elle confie la direction d’un monastère de Luoyang, la capitale. À 66 ans, Wu Zetian considère que l’heure des faux ­semblants n’a que trop duré. Elle écarte du pouvoir son quatrième fils, Ruizong, et se fait reconnaître fondatrice d’une nouvelle  dynastie.

10 10 680

Husayn, second fils d’Ali, cousin et gendre de Mahomet, († 632), venant de la Mecque, se dirige vers le cœur de l’Irak pour y faire valoir ses droits au califat. Il livre bataille aux troupes du calife Omeyyade de Damas, à Kerbala, 100 km au sud-ouest de Bagdad où il est tué par le calife Yazid I°. Le chiisme qui n’était jusqu’alors qu’une faction politique [chi’a : parti], devint alors une véritable secte religieuse se distinguant de la majorité musulmane sunnite. Le mausolée d’Husayn, va faire de cet oasis un haut lieu de pèlerinage du chiisme, l’anniversaire de sa mort – le 10 Maharram -, en étant le jour le plus célébré.

Il semblerait que le yézidisme prenne aussi son origine de ce Yazid I°. Beaucoup plus tard, il se structurera autour du Livre de la Gloire, appelé Chronique des Kurdes, de Cheref ed-Din Khan, écrit en 1597. Cet émir de Bitlis, près du lac de Van en Turquie, fait mention de sept grandes tribus kurdes, qui auraient été à un moment ou à un autre entièrement ou principalement yézidies. Ils font remonter leur calendrier à 4 750 av J.C. Les yézidis possèderaient deux livres sacrés : le Kitêba Cilwe le Livre des Révélations, et le Mishefa Res, le Livre noir. Le Kitêba Cilwe décrit Malek Taous, le premier des sept anges, émanation de Dieu et sa relation spéciale avec les yézidis, alors que le Mishefa Reş décrit la création de l’Univers, des sept grands anges, des yézidis et les lois que les yézidis doivent suivre. De toutes façons la transmission par voie orale est de beaucoup la plus importante qui intégrera nombre d’éléments des anciennes religions de l’Iran, et il est préférable qu’il en soit ainsi, car il n’est pas impossible que ces deux livres sacrés soient des faux. Au XXI° siècle, les yézédis seront estimé à un peu moins d’un million, essentiellement dans le Kurdistan irakien ; ils seront les principales victimes de l’État islamique.

En l’an 661, poussé par une grande partie de la communauté islamique, l’imam Hussein réclama le califat – autorité suprême du monde islamique – au calife omeyyade Yazid. Cela provoqua un conflit qui dégénéra en guerre. La première bataille se déroula à Karbala, aujourd’hui en Irak, où l’imam, abandonné de ceux qui lui avaient prêté serment d’allégeance, à l’exception d’une poignée de proches parents et de disciples, combattit vaillamment tout en sachant qu’il n’avait pas la moindre chance d’obtenir la victoire. Lui et ses compagnons furent impitoyablement massacrés, leurs épouses faites prisonnières. Cette grande bataille et le martyre de l’imam eurent lieu le dixième jour de moharram – premier mois du calendrier lunaire islamique -, et depuis cette date, le mois entier est une période de deuil pour les chiites. Pendant le mois de moharram, les musulmanes pratiquantes comme ma mère s’habillaient de noir et fuyaient les fêtes ; pas de mariages, pas de réceptions, pas de musique à la radio. À la place, c’étaient des cérémonies commémoratives, des processions dans les rues, des pénitents entonnant des chants funèbres et se flagellant, dans un paroxysme de chagrin collectif à tasua et achoura, jours mêmes du combat et du martyre de l’imam et de ses compagnons.

Comme pour la Passion de Jésus, le Martyre de l’imam Hussein constitue aujourd’hui la base d’un vaste édifice théosopho-philosophique dont les ramifications vont bien au-delà de l’Histoire, et qui, combinant des aspects du zoroastrisme, de la chrétienté et du judaïsme, a profondément influencé l’évolution de l’inconscient collectif persan. Il interroge la légitimité du gouvernement, la séparation du temporel et du sacré, les notions d’absolu et de contingence dans les affaires humaines, d’autres ramifications encore […] Qu’il suffise de dire que certaines horreurs perpétrées aujourd’hui en Iran, ainsi que la virulence du fondamentalisme chiite dans l’ensemble du Moyen-Orient, plongent leurs racines dans cet événement historique qui, aux yeux de l’infidèle, n’est qu’un conflit politique et militaire entre deux factions arabes – tout comme la crucifixion n’est, pour un agnostique, qu’un incident de la rébellion contre l’Empire romain. Mais aujourd’hui, on envoie des enfants à la guerre pour en faire des martyrs voués au paradis ; la jeunesse est assassinée parce qu’elle ose remettre en question la légitimité du pouvoir de l’imam actuel. Ceux qui se drapent du manteau du Prophète sèment la terreur…

Shusha Guppy. Un jardin à Téhéran. Phébus 1995

                      683                         

Au Maghreb, Kosaïla, prince des Berbères Awrâba s’est échappé de prison : il dispose de troupes assez nombreuses pour aller au-devant d’Oqba et lui barrer la route, aux environs de Biskra, dans l’actuelle Algérie. La rencontre a lieu à l’entrée du désert, près de Thouda. Oqba, qui avait morcelé son armée et n’était escorté que de trois cents cavaliers, ploya sous le nombre : il se fit tuer dans la petite oasis qui porte son nom. Ce fut pour l’Empire califal un désastre. Toute l’Ifrîqiya se révolta et refoula les Arabes jusqu’en Tripolitaine, et même au-delà de Barka. L’expansion musulmane vers l’ouest semblait définitivement arrêtée. Le calife Abd el-Malik ne put tolérer un tel échec. Il expédia en Afrique une forte armée avec l’un de ses meilleurs généraux, Zohaïr ben Qaïs. Kosaïla comprit que le choc décisif se préparait : il leva de nouveaux contingents berbères et renforça l’alliance avec les Grecs. En 686, sous les murs de Kairouan, une mêlée féroce opposa les chrétiens aux musulmans. À la tête de l’armée gréco-berbère, Kosaïla fit des prodiges de valeur, mais tomba en plein combat. Sa mort fit sans doute perdre aux siens la victoire. Zohaïr, cependant, renonça à toute poursuite et se hâta de regagner Barka où quelques soldats byzantins, qui venaient de débarquer pour faire une opération de diversion, surprirent son escorte et le tuèrent.

Emilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956

691

Sur le Mont du Temple, le calife Abd al-Malik fait construire le Dôme du Rocher à Jérusalem : c’est le premier monument de l’Islam. Alexandrie est conquise par les Arabes : selon une chronique chrétienne aujourd’hui discréditée, qui s’était inspirée de la Ta’rikh al-Hukuma, ou Chronique des sages d’Ibn al Kifti, le général musulman Amr ibn al-As, à son entrée à Alexandrie, aurait reçu l’ordre du calife Omar I° de mettre le feu au contenu de la Bibliothèque, les livres servant à alimenter les chaudières des bains publics, seules les œuvres d’Aristote étant épargnées : Si les contenus de ces livres sont conformes au Livre sacré, ils sont redondants. S’ils ne sont pas conformes, ils sont indésirables. Dans un cas comme dans l’autre, il faut les livrer aux flammes.

L’argument, apocryphe, est prêté à Omar I°. Mais il est bien possible encore que cet ordre soit une invention d’Ibn al Kifti, contemporain de Saladin, c’est-à-dire, qui vécut 6 siècles après les faits rapportés : partisan de Saladin, il aurait pu raconter cela dans le seul but de salir la mémoire d’Omar I°, d’un autre courant dynastique que Saladin. L’Islam était neuf et n’était pas encore devenu obscurantiste : il n’était pas dans sa culture de détruire les livres. Les chrétiens de Cyrille avaient été capables de lapider Hypathie… ils pouvaient très bien avoir détruits les livres de la bibliothèque d’Alexandrie.

Ce fut probablement le coup de grâce pour la Bibliothèque d’Alexandrie. Mais il est certain que les érudits n’avaient pas attendu l’arrivée des musulmans pour fuir, emportant avec eux de précieux manuscrits. La Bibliothèque connut alors un oubli total, jusqu’à sa résurrection au XXI° siècle, par les bons soins de l’UNESCO.

Abd al-Malik, 5° calife omeyyade [685 -705] licencie tous les fonctionnaires chrétiens, mais doit les rappeler pour éviter la paralysie de l’administration. Jean de Damas, qui deviendra saint Jean Damascène, issu d’une riche famille arabe sera ministre des finances et des Mouqatils – les combattants -, et ce sont des chrétiens qui contribuent à l’essor des arts et traduisent les philosophes, médecins et savants grecs.

                                     695                                 

Abd el-Malik envoie en Afrique une grande armée et la coalition gréco-berbère ne se reforme pas. Selon l’historien arabe Ibn Khaldoûn, les citadins, lassés des pillages de leurs alliés, préférèrent l’ordre du gouvernement califal à cette farouche guerre d’indépendance. Aussi, bien informé, Hassân débuta-t-il par une offensive contre les Grecs : il emporta Carthage par surprise et ainsi, isola les Berbères dans leurs montagnes. Ce plan habile faillit échouer. L’empereur s’émut de la chute de Carthage et, aussitôt, envoya une flotte qui réoccupa la ville. Quant aux Berbères, fanatisés par une vieille reine de l’Aurès, la Kâhina, la Prophétesse, [juive, ce nom aurait un sens en hébreu ? et berbère, mais son vrai nom était Dihya, de la tribu des Djerawa. ndlr] ils écrasèrent, près de Tebessa, les Arabes qui durent s’enfuir jusqu’en Tripolitaine. Cette résistance victorieuse décida Abd el-Malik, à jeter dans la guerre d’Afrique toutes les ressources du califat.

Emilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956

Comment la foi chrétienne, qui paraissait si vivante du III° au VI° siècle, et qui se manifestait par un nombre considérable de sièges épiscopaux [jusqu’à 320 !], a-t-elle pu disparaître dans sa totalité, ne laissant que des ruines effacées progressivement du sol africain par le temps ? […] Jusqu’au milieu du VII° siècle, le christianisme était culturellement dominant dans tout le Magreb, notamment dans la partie orientale. Dans les tribus berbères, il commençait à se répandre, surtout dans les campagnes proches des villes. Il est probable que son enracinement n’avait quelque profondeur que dans les milieux les plus romanisés, plus aptes à s’imprégner d’une culture chrétienne, latine ou grecque, langues du pouvoir et du savoir.

R.P. Cuoq. L’Église d’Afrique du Nord du II° au XII° siècle.1984

Comment l’Afrique du Nord, peuplée de Berbères en partie romanisés, en partie christianisés, est-elle devenue en quelques siècles un ensemble de pays entièrement musulmans et très largement arabisés, au point que la majeure partie de la population se dit et se croit d’origine arabe ? […] Comment expliquer que l’Africa, la Numidie et même les Maurétanies, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l’Empire et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu’aux portes même de l’Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestorines et Jacobites de Syrie et d’Iraq.

 Gabriel Camps. Les Berbères, mémoire et identité.1987

On peut arrêter à cinq les causes de la relative facilité de la conquête et de l’islamisation :

  • Faiblesse des Byzantins qui n’exerçaient leur présence que dans les villes et qui étaient rejetés par le monde rural berbère. Les soldats et les fonctionnaires byzantins étaient ces citadins que les conquérants arabes désignèrent sous le nom de Roum, tandis qu’ils appelaient les Berbères romanisés les Afariq
  • Divisions entre Berbères sédentaires et nomades, mais aussi entre Berbères romanisés vivant dans les villes et les ruraux, ceux que les Romains appelaient les Maures. De plus, Rome ayant détruit leurs États, les Berbères se redivisèrent en tribus et cet émiettement facilita la conquête.
  • Anarchie dans tout le pays, amplifiée par les Vandales dans la zone qu’ils contrôlaient (actuelle Tunisie et une petite partie de l’Algérie orientale avec comme limite occidentale Cirta et les Aurès).
  • À partie de 520, sous le règne du Vandale Thrasamond, la Byzacène fut attaquée et dévastée par les nomades berbères sahariens disposant du dromadaire.
  • Divisions dans toute l’Afrique du Nord chrétienne dues aux querelles théologiques, dont le donatisme, suivies dans la partie la plus orientale du Maghreb par les persécutions des Vandales convertis à l’arianisme. Avec la conquête byzantine en 533, de nouvelles querelles religieuses furent introduites.

Bernard Lugan. Histoire de l’Afrique. Des origines à nos jours  ellipses 2009

697 

Première élection d’un doge (du latin dux) à Venise. …. Inimaginable aventure vénitienne. Au début, rien ou presque. Une zone lagunaire étroite, parsemée d’îlots plus ou moins insalubres, groupés à fleur d’eau autour du méandre d’un ancien fleuve. Une population d’exilés, chassée de la terre ferme par les vagues successives d’envahisseurs barbares, et qui a fait souche dans ce bout de monde où l’on vit chichement du produit de la pêche, du sel récolté et des quelques légumes et céréales difficilement cultivés sur un espace réduit et fertile. Pour aboutir quelque mille ans plus tard à ce chef-d’œuvre imposé par les hommes à la nature – Christian Bec –  qui s’appelle Venise et qui a donné au monde Véronèse, Le Titien, Tiepolo, Vivaldi, Goldoni et tant d’autres …

Venant après les Goths, les Huns et les Ostrogoths de Théodoric, ce sont les Lombards qui, établis dans la plaine du Pô à partir de 568-570, ont suscité le départ massif et durable d’habitants de la Vénétie : petites gens, mais aussi propriétaires terriens, dignitaires civils et militaires, religieux, en quête d’un refuge dans les îles de la lagune et sur littoral : à Torcello, Murano, Burano, Malamocco, Rialto (de rivus altus où, selon la tradition, Venise aurait été fondée en 421), Chioggia, Caorle, Grado, Jesolo, etc. L’archevêque d’Aquilée se réfugie ainsi à Grado, le duc byzantin à Eraclea, devenue Cittanova, toutes ces cités demeurant sous l’autorité de l’exarque de Ravenne jusqu’en 751, date la prise de cette ville par les Lombards.

Avant même que ne disparaisse l’exarchat, la querelle iconoclaste a uni aux habitants des îles et de la lagune – qui, comme les autres populations de la Vénétie byzantine, ont opté pour le culte des images saintes, donc contre le basileus – d’affirmer leur volonté d’indépendance en se donnant une armée et en élisant un dux (doge) indigène du nom d’Orso, dont le fils s’installera à Malamocco. Le titre sera par la suite objet de rivalité entre quelques grandes milles patriciennes – les Parteciachi, Orseoli et autres Candiani – si bien qu’aucune ne parvienne à en imposer la transmission héréditaire au-delà de deux ou trois générations.

Au IX° siècle, Venise reste théoriquement dans la mouvance byzantine, mais nul ne conteste son indépendance de fait. Charlemagne a bien tenté d’annexer la Vénétie. Il a chargé son fils Pépin de conquérir la lagune, mais si celui-ci est parvenu à se rendre maître de Chioggia, Grado, Cittanova et Jesolo, il n’a pu venir à bout de la résistance des populations du Rialto. Un accord passé entre les Francs et Byzance établit l’autonomie du territoire qui réunit les îles de la lagune et quelques cités du littoral. Le petit État vénitien possède bientôt sa propre monnaie. Son doge, élu, a troqué le titre d’humble duc de province de Venise contre celui, autrement prestigieux, de glorieux duc des Vénitiens. Assisté de deux tribuns périodiquement renouvelés, qui comme lui sont issus de l’aristocratie foncière, il dispose de pouvoirs étendus. L’originalité de Venise tient au fait que si les réfugiés détenteurs de grands domaines sur le continent – la Terre ferme – ont conservé au moins une partie de cette richesse foncière, ils ont en même temps largement investi dans le grand commerce maritime. Nulle trace de féodalité donc dans cette partie de l’Italie septentrionale. Comme les Amalfitains, comme les Génois, la nature rebelle a poussé les Vénitiens vers la mer. Celle-ci leur a fourni, par la pêche et l’exploitation du sel, les moyens de survivre dans un environnement hostile. Ils sont devenus marins et n’ont pas tardé à mettre leur expérience de la navigation au service d’un grand dessein commercial, conscients de se trouver aux confins de trois mondes : monde byzantin auquel ils appartiennent, le monde slave des Balkans et le monde germanique des Lombards et des Carolingiens. Leur vocation sera donc maritime et fondée sur les échanges entre ces trois pôles : exportation vers l’Empire byzantin de quelques produits occidentaux et vers les pays musulmans du bois et des esclaves en provenance des Balkans et de l’Istrie ; importation des épices, soierie autres produits de luxe achetés par les marchands vénitiens à Constantinople et dans d’autres ports orientaux, puis redistribués dans le monde carolingien.

Ce commerce triangulaire implique que Venise s’assure la maîtrise des grandes routes maritimes, donc qu’elle possède une flotte puissante, capable de réduire les nids de la piraterie slave du littoral dalmate et de déloger de l’Adriatique les corsaires sarrasins qui font la loi au sud d’une ligne Ancône-Susak. Au moment où Byzance et l’Empire carolingien doivent faire face à de nouvelles attaques (hongrois slaves, musulmanes), ce sont ces menaces mêmes qui vont permettre aux Vénitiens d’affirmer leur indépendance en offrant à ces puissances – qui ne disposent ni l’une ni l’autre d’une force navale suffisante – l’appui de leur flotte. En 992, venu secrètement à Venise Otton III reconnaît la souveraineté du duché et cesse de recevoir le cens que celui-ci lui versait pour son approvisionnement. La même année, un chrysobulle de Basile II prend acte de l’émancipation de Venise dans le cadre de l’Empire byzantin et reconnaît à la Civitas Veneciarum une certaine autorité sur Amalfi et Bari : en échange quoi le doge Piero Orseolo s’engage à assurer le transport des troupes byzantines de Constantinople en Longobardie.

Au début du XI° siècle, la marine vénitienne est devenue le bras armé de l’Empire byzantin dans l’Adriatique et en Méditerranée orientale. En l’an mille, Orseolo lance une expédition contre les Slaves de la Narenta, dont il détruit la flotte à Zara, première étape d’une progressive mainmise des Vénitiens sur le littoral dalmate. En 1002, il mène une campagne victorieuse contre les Sarrasins qui avaient assiégé Bari. La liberté de passage dans le canal d’Otrante est assurée, ce qui n’empêche pas le doge d’entretenir de bonnes relations avec les principautés arabes du pourtour de la Méditerranée que fréquentent les hommes d’affaires vénitiens.

À l’appel du basileus Alexis I° Comnène, le doge Domenico engage plusieurs campagnes contre les Normands de Robert Guiscard qui se sont emparés de Bari et d’Amalfi (1071), puis de Salerne (1076), menaçant les relations commerciales entre Venise et Constantinople. En échange de quoi le doge se voit reconnaître le titre perpétuel de protosébaste, assorti d’une pension à vie, tandis que sont accordées aux Vénitiens – par le chrysobulle de 1082 – d’importantes concessions à Constantinople et dans d’autres ports de l’Empire.

La fin du XI° siècle marque un premier apogée de la puissance vénitienne. En 1094, la basilique de Saint-Marc qui avait été détruite lors de l’incendie de 976 et reconstruite sur un mode grandiose fut consacrée et reçut les restes miraculeusement retrouvés du prestigieux évangéliste. La légende veut qu’en 828 deux marchands vénitiens aient rapporté d’Alexandrie le corps de saint Marc, dissimulé sous des quartiers de porc, échappant grâce à la protection de la relique à une effroyable tempête. Le doge ordonna que les restes de celui qui allait devenir le saint patron de la ville fussent déposés dans une église édifiée à côté de son palais. C’est en procédant à la reconstruction de la basilique qu’on retrouva dans le transept sud la relique disparue lors l’incendie de 976. Ce double miracle ne pouvait qu’accroître le prestige d’un monument qui – symbole en même temps de la richesse et de la fierté patriotique des Vénitiens – fut longtemps considéré comme la plus somptueuse réalisation de l’art religieux occidental.

Pierre Milza. Histoire de l’Italie. Pluriel 2005

698                       

Hassân réapparaît avec de nombreuses troupes. Il reprend facilement Carthage, évacuée au préalable par ses habitants terrorisés, et, pour marquer la domination musulmane il fait au fond du golfe, d’une pauvre bourgade punique, une ville nouvelle : Tunis. En vain une flotte byzantine tenta-t-elle de débarquer : elle fut anéantie.

Emilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956

701 

Witiza, le dernier souverain goth d’Espagne arrive au pouvoir. Mais Rodéric, gouverneur de Tolède, le fait assassiner et s’empare de la couronne. S’ensuit une règlement de comptes très compliqué qui amènera le comte Olban à solliciter l’aide du calife du Maroc, qui, intéressé par un possible butin se verra en plus proposer par les marins de Cadix, passés au rang des opposants, juifs, ariens et byzantins expulsés, le transport de ses 7 000 hommes. Et ce sera la bataille de Xérès, dix ans plus tard. Rodéric aura régné un an et demi.

                       702                         

Vainqueur des Roûm, Hassân attaque les Berbères et parvient à les détruire, près de Tabarka. Désespérée, la Kâhina tint encore quelque temps avec ses fidèles dans l’Aurès où, au terme d’une exténuante poursuite, elle fut enfin rejointe et tuée. Hassân expédia au calife la tête de la vieille reine, symbole de la soumission définitive de l’Afrique.

Le Maghreb fut, comme l’Ifrîqiya, soumis par Moûssâ grâce surtout à la désunion de ses habitants. Là, cependant, il n’y avait plus trace de villes et de domination byzantine, mais seulement des tribus berbères indépendantes et à demi nomades. Celles-ci se divisaient en deux ligues rivales, les Çanhâdja et les Zenata. Ce fut l’appui précieux des Çanhâdja qui permit aux troupes califales d’occuper rapidement le Tell, en particulier la côte de Kabylie et la côte marocaine.

Aussi Moûssâ put-il soumettre les deux Maurétanies et s’installer à Tanger, d’où il pouvait envier les riches plaines de l’Espagne méridionale, qui, au temps des Romains, avaient été réunies administrativement à la Maurétanie tingitane. De part et d’autre des Colonnes d’Hercule, les relations n’avaient jamais cessé. L’ancienne Bétique d’où les Vandales étaient sortis pour conquérir l’Afrique, l’Al-Andalus dont, plus tard, les premiers dinars des califes de Cordoue gardaient le souvenir, était depuis longtemps synonyme de Spania pour les commerçants juifs d’Afrique et d’Orient, et d’une Spania à la légendaire opulence, bien faite pour exciter les convoitises.

[…] L’islamisation durable d’une région si longtemps romaine et chrétienne pose un problème. On a tenté de l’expliquer par le caractère superficiel de la domination impériale. Certes, les survivances puniques furent tenaces, l’indépendance obstinée des tribus berbères s’exprima socialement par le banditisme et la jacquerie, religieusement par le donatisme et le mouvement des circoncellions, aux IV°-V° siècles, enfin l’accablante fiscalité byzantine lassa le loyalisme des citadins eux-mêmes. Mais on ne peut oublier que le califat faisait une guerre sainte, dont le but officiel était moins d’acquérir et gouverner de nouveaux territoires que de propager l’Islam : pour échapper à l’impôt de capitation ou de tolérance, il fallait devenir musulman. D’ailleurs, la foi religieuse anima longtemps la résistance des Africains. Si les Berbères apostasièrent douze fois dans les soixante-dix ans qui suivirent la conquête, peut-être fut-ce autant par haine du Coran que par indifférence au christianisme.

Des historiens comme E. F. Gautier ont mis l’accent sur la lutte implacable que se livrèrent nomades et sédentaires d’Afrique. Les citadins, incapables de vivre sans l’ordre apporté par un gouvernement régulier, et les cultivateurs, évincés de leurs champs par les empiétements des nomades pasteurs, préférèrent la domination califale à l’indépendance fondée sur l’alliance avec leurs ennemis berbères.

Emilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956

Certains l’ont imaginée juive, une sorte de Déborah berbère, parce que son nom, Kahena (devineresse, en arabe), pourrait aussi venir de l’hébreu kohen (prêtre) et que sa tribu des Djerawa serait issue de communautés de chameliers juifs de Cyrénaïque (Libye orientale) chassés vers les Aurès par les persécutions de l’empereur romain Trajan. D’autres l’ont dépeinte en chrétienne, car l’influence des Byzantins était encore prégnante en Ifriqiya avant la conquête arabe de la fin du VII° siècle. D’autres, enfin, l’ont décrite plutôt animiste, adoratrice de Gurzil, le dieu berbère de la guerre, figuré par un taureau. Quelle histoire chacun ne serait-il pas prêt à raconter pour récupérer pareil personnage ?

[…] Comment une telle figure n’aurait-elle pas enflammé les imaginations ? De son nid d’aigle de Thumar [capitale de l’Aurès] enchâssé dans le granit, elle a refait l’unité des confédérations tribales jusque-là rivales – les Botr nomades et les Branès sédentaires – pour contrer l’inexorable avancée des troupes arabes du général Hassan Ibn Numan al-Ghassani, envoyé par le calife omeyyade de Damas. L’islam triomphe alors en Orient et se déporte vers le Maghreb, l’ Occident. Pour les tribus autochtones, la mort du grand chef berbère chrétien Koceïla à la bataille de Mems, en 686, est un traumatisme. Mais voilà que la Kahena, forte des pouvoirs surnaturels qu’on lui attribue – les chroniqueurs arabes évoquent la sorcellerie –, hérite du sceptre et bâtit les défenses du pays.

La Berbérie d’Ifriqiya fait plus que résister. Ghassani est repoussé en 698 lors de la bataille de l’Oued Nini et il doit se réfugier de longues années en Cyrénaïque. Magnanime, la Kahena libère tous les prisonniers de l’armée musulmane défaite sauf un : le neveu de Ghassani, le scribe Khaled ben Yazid, qu’elle adopte et qui devient ainsi son troisième fils à l’issue d’une cérémonie rituelle à la pâte d’orge. Le jeune Arabe ne renie pas pour autant sa loyauté au califat de Damas. Il joue double jeu. Il se renseigne sur la stratégie du royaume de Berbérie et glisse dans des morceaux de pain ou des pommeaux de selle des messages adressés à Ghassani, qui, de son château de Cyrénaïque, concocte la contre-offensive.

Les nouvelles qu’il envoie sont de plus en plus positives pour le camp musulman. Car l’étoile de la Kahena pâlit. La reine s’est convaincue que la victoire passerait par de lourds sacrifices. Les Arabes veulent s’emparer des villes, de l’or et de l’argent, tandis que nous, nous ne désirons posséder que des champs pour les cultiver et nos montagnes pour y vivre, clame-t-elle. Il faut donc ne rien leur laisser, pratiquer la politique de la terre brûlée.

Le seul plan pour dissuader Hassan [al-Ghassani] et son armée, c’est de ruiner le pays, lance-t-elle. Pour les décourager, c’est de détruireAu grand désespoir de son peuple, elle ordonne ainsi d’incendier les oliveraies, de détruire les greniers à blé et d’empoisonner les puits. Brandons à la main, elle enflammait elle-même pierres et récoltes, écrit Gisèle Halimi dans son roman. Les cheveux en désordre, le regard incandescent, la prophétesse semait la mort. 

Dès lors, les Berbères se détournent progressivement d’elle, saisis d’incompréhension et de révolte. Anticipant l’offensive de Ghassani, elle fonce vers Kairouan (dans l’actuelle Tunisie) mais les notables de la ville refusent de la recevoir, tuant ses émissaires. Elle reflue sur les vestiges d’un théâtre romain, le colisée de Thysdrus (aujourd’hui El Jem), où son dernier carré de fidèles se terre dans la fosse aux fauves. Assiégés, ils parviennent à creuser des galeries pour s’enfuir. La Kahena regagne son nid d’aigle de Thumar, mais elle sait que c’est déjà la fin.

Frédéric Bobin                   Le Monde du 3 août 2022

Statue de la Reine guerrière Kahena à Khenchela en Algérie.

Statue de la Reine guerrière Kahina à Khenchela en Algérie.

La Kahena - Centre Pompidou

La Kahina. Centre Pompidou Jean-Michel Atlan. 1958

Gisèle Halimi écrira La Kahina, dans la collection Pocket, où elle résonnera haut et clair .

vers 705

Un rouleau de 6.2 mètres de long est imprimé en Chine, juste après la mort de l’impératrice  Wu. Il sera par la suite déposé dans un reliquaire que l’on trouvera dans la pagode de Pulgulska, en Corée, achevée en 751. C’est le document imprimé le plus ancien que l’on connaisse, et comme il ne s’agit pas d’un premier essai, l’invention chinoise de l’imprimerie lui est donc antérieure.

En Arménie, l’instauration par les arabes de l’impôt foncier et de la capitation suscitent des révoltes : Kasim, émir de Nakhidjevan convoque la cavalerie des princes et les fait brûler dans une église. L’affaiblissement du pouvoir des nobles incite les Arabes à choisir l’Église comme interlocutrice, d’où renforcement de l’autorité du catholicos.

709 

Les marées d’équinoxe sont particulièrement amples et, comme c’est dans la baie de l’actuel Mont Saint Michel que les amplitudes sont les plus importantes – jusqu’à 10 mètres -, l’imaginaire local s’en saisira pour forger une légende qui aura la vie dure : une forêt aurait occupé l’espace entre l’actuelle côte et une ligne allant en gros de Granville au cap Fréhel, passant par Chausey, où elle se nommait forêt de Scissy. Laquelle forêt aurait été engloutie par cette marée, qui n’aurait laissé émerger que l’île Chausey et les rochers de Mont Tombe – le futur Mont Saint Michel -, et le voisin Tombelaine. Aucun travail scientifique sur les lieux – sondages, fouilles – ne viendra confirmer cela.  Mais certains y croient, et non des moindres :

Une voie romaine, encore visible, menait de Coutances à Jersey. C’est en 709, nous l’avons dit, que l’océan a arraché Jersey à la France. Douze paroisses furent englouties. Des familles actuellement vivantes en Normandie ont encore la seigneurie de ces paroisses ; leur droit divin est sous l’eau ; cela arrive aux droits divins.

Victor Hugo. Les travailleurs de la mer.

Légende encore, mais beaucoup plus tardive, puisque introduite par Maupassant : celle de la vitesse d’avancée de la mer lors des grandes marées, semblable à celle d’un cheval au galop : les Montois nuancent le propos en disant : le galop du percheron de Du Guesclin à la rigueur, mais pas plus. Marseille a sa sardine pour boucher le port et le Mont sa mer pour galoper… Mais ce qui n’est pas une légende, ce sont bien les sables mouvants, nommés ainsi improprement car il s’agit en fait d’un mélange d’algues et de coquillages brisés, que les locaux nomment lise :

Pour le sable comme pour la femme, il y a une finesse qui est perfidie

Il sentit qu’il entrait dans l’eau, et qu’il avait sous ses pieds, non plus du pavé, mais de la vase.

Il arrive parfois, sur de certaines côtes de Bretagne ou d’Ecosse, qu’un homme, un voyageur ou un pêcheur, cheminant à marée basse sur la grève loin du rivage, s’aperçoit soudainement que depuis plusieurs minutes il marche avec quelque peine. La plage est sous ses pieds comme de la poix ; la semelle s’y attache ; ce n’est plus du sable, c’est de la glu. La grève est parfaitement sèche, mais à tous les pas qu’on fait, dès qu’on a levé le pied, l’empreinte qu’il laisse se remplit d’eau. L’œil, du reste, ne s’est aperçu d’aucun changement ; l’immense plage est unie et tranquille, tout le sable a le même aspect, rien ne distingue le sol qui est solide du sol qui ne l’est plus ; la petite nuée joyeuse des pucerons de mer continue de sauter tumultueusement sur les pieds du passant. L’homme suit sa route, va devant lui, appuie vers la terre, tâche de se rapprocher de la côte. Il n’est pas inquiet. Inquiet de quoi ? Seulement il sent quelque chose comme si la lourdeur de ses pieds croissait à chaque pas qu’il fait. Brusquement, il enfonce. Il enfonce de deux ou trois pouces. Décidément il n’est pas dans la bonne route ; il s’arrête pour s’orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont disparu. Le sable les couvre. Il retire ses pieds du sable, il veut revenir sur ses pas, il retourne en arrière ; il enfonce plus profondément. Le sable lui vient à la cheville, il s’en arrache et se jette à gauche, le sable lui vient à mi-jambe, il se jette à droite, le sable lui vient aux jarrets. Alors il reconnaît avec une indicible terreur qu’il est engagé dans de la grève mouvante, et qu’il a sous lui le milieu effroyable où l’homme ne peut pas plus marcher que le poisson n’y peut nager. Il jette son fardeau s’il en a un, il s’allège comme un navire en détresse ; il n’est déjà plus temps, le sable est au-dessus de ses genoux.

Il appelle, il agite son chapeau ou son mouchoir, le sable le gagne de plus en plus ; si la grève est déserte si la terre est trop loin, si le banc de sable est trop mal famé, s’il n’y a pas de héros dans les environs, c’est fini, il est condamné à l’enlizement. Il est condamné à cet épouvantable enterrement long, infaillible, implacable, impossible à retarder ni à hâter, qui dure des heures, qui n’en finit pas, qui vous prend debout, libre et en pleine santé, qui vous tire par les pieds, qui, à chaque effort que vous tentez, à chaque clameur que vous poussez, vous entraîne un peu plus bas, qui a l’air de vous punir de votre résistance par un redoublement d’étreinte, qui fait rentrer lentement l’homme dans la terre en lui laissant tout le temps de regarder l’horizon, les arbres, les campagnes vertes, les fumées des villages dans la plaine, les voiles des navires sur la mer, les oiseaux qui volent et qui chantent, le soleil, le ciel. L’enlizement, c’est le sépulcre qui se fait marée et qui monte du fond de la terre vers un vivant. Chaque minute est une ensevelisseuse inexorable. Le misérable essaye de s’asseoir, de se coucher, de ramper ; tous les mouvements qu’il fait l’enterrent ; il se redresse, il enfonce ; il se sent engloutir ; il hurle, implore, crie aux nuées, se tord les bras, désespère. Le voilà dans le sable jusqu’au ventre ; le sable atteint la poitrine ; il n’est plus qu’un buste. Il élève les mains, jette des gémissements furieux, crispe ses ongles sur la grève, veut se retenir à cette cendre, s’appuie sur les coudes pour s’arracher de cette gaine molle, sanglote frénétiquement ; le sable monte. Le sable atteint les épaules, le sable atteint le cou ; la face seule est visible maintenant. La bouche crie, le sable l’emplit ; silence. Les yeux regardent encore, le sable les ferme ; nuit. Puis le front décroît, un peu de chevelure frissonne au-dessus du sable ; une main sort, troue la surface de la grève, remue et s’agite, et disparaît. Sinistre effacement d’un homme.

Quelquefois le cavalier s’enlize avec le cheval ; quelquefois le charretier s’enlize avec la charrette ; tout sombre sous la grève. C’est le naufrage ailleurs que dans l’eau. C’est la terre noyant l’homme. La terre, pénétrée d’océan, devient piège. Elle s’offre comme une plaine et s’ouvre comme une onde. L’abîme a de ces trahisons.

Victor Hugo. Les Misérables. Livre troisième La boue, mais l’âme.

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[1] À l’origine, les Turcs sont un groupe de peuples nomades issus de l’Asie centrale. Unis par une langue commune, ils se divisent en trois branches. Les Mongols, les Mandchous et les Ouïgours, dont descendent les Turcs proprement dits.

[2] On peut voir à Paris, dans la Bibliothèque impériale, un fac-similé de cette célèbre inscription. Si-ngan-fou et Tch’ang-ngan sont les deux noms d’une même capitale.

[3] Tout porte à croire que cet Olopen était Syrien

[4] C’est ainsi que les Chinois désignaient, à cette époque, l’empire romain.