1291 au 26 avril 1336. Philippe le Bel extermine les Templiers de France. Trecento. Ibn Battuta. Pétrarque. 27805
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Publié par (l.peltier) le 3 décembre 2008 En savoir plus

17 06 1291 

L’armée musulmane emmenée par Khalil, fils de Qalaoun, pénètre dans Acre : le roi Henry, son entourage et l’Ordre des Hospitaliers parviennent à se réfugier à Chypre, les autres Franj sont tous capturés et tués.

Nombreux furent les captifs, conduits dans la capitale égyptienne, où ils attendirent parfois longtemps leur rachat. Le frère hospitalier Roger de Stranegrave raconte comment, capturé en 1281 sur le champ de bataille de Homs, il demeura prisonnier au Caire pendant trente-cinq ans, avant d’être racheté par un juif travaillant en Égypte pour le compte d’un marchand génois. Malgré des conditions de détention très rudes, les Latins disposaient parfois d’une certaine liberté de mouvement : une église était même à leur disposition dans l’enceinte de la capitale du Caire. Beaucoup travaillaient sur les chantiers du sultan, affectés aux tâches les plus pénibles. Ils furent aussi sollicités pour leurs talents de maçon. C’est sans doute à des artisans latins que plusieurs monuments du Caire doivent le dessin d’inspiration gothique des ouvertures qui ornent leurs façades, à l’image de l’hôpital édifié en 1284-1285 par le sultan Qulawun.

Julien Loiseau. L’Histoire n° 435 Mais 2017

La neuvième et dernière croisade menée par Nicolas IV, n’est pas parvenue à sauver Acre : les dernières villes franques de Palestine retournent dans le giron des Sarrasins. C’en est fini de la présence des Croisés en Terre Sainte. Ce genre d’événement donne lieu à des réflexes de survie : on sauve l’essentiel. En l’occurrence, c’est une famille Ange qui se chargea de sauver la maison de la Vierge à Nazareth, en la démontant pièce par pièce pour la remonter en lieu sur : Loretto en Italie, au sud d’Ancône, donnant ainsi naissance au pèlerinage de Notre Dame de Lorette. Le nom de la famille à l’initiative du projet était on ne peut mieux placé pour que s’y engouffre la légende qui veut que la maison de la Vierge ait été transportée de Nazareth à Loretto par des anges ! Il n’empêche que des études ont été faites sur la pierre qui constitue l’intérieur des murs de la Santa Casa de Loretto, pierre qui ressemble étrangement à de la brique, et il se révèle que, si elle n’est pas de la région de Nazareth, elle l’est de la région des Nabatéens, alors proches de la Palestine. On ne peut plus parler de la face extérieure de ces trois murs depuis qu’ils ont été revêtus des fantastiques marbres de Bramante.

En apparence, le monde arabe venait de remporter une victoire éclatante. Si l’Occident cherchait, par ses invasions successives, à contenir la poussée de l’islam, le résultat fut exactement inverse. Non seulement les États francs d’Orient se retrouvaient déracinés après deux siècles de colonisation, mais les musulmans s’étaient si bien repris qu’ils allaient repartir, sous le drapeau des Turcs ottomans, à la conquête de l’Europe elle-même. En 1453, Constantinople tombait entre leurs mains. En 1529, leurs cavaliers campaient sous les murs de Vienne.

Ce n’est, disions-nous, que l’apparence. Car, avec le recul historique, une constatation s’impose : à l’époque des croisades, le monde arabe, de l’Espagne à l’Irak, est encore intellectuellement et matériellement le dépositaire de la civilisation la plus avancée de la planète. Après, le centre du monde se déplace résolument vers l’ouest. Y a-t-il là relation de cause à effet ? Peut-on aller jusqu’à affirmer que les croi­sades ont donné le signal de l’essor de l’Europe occidentale  – qui allait progressivement dominer le monde – et sonné le glas de la civilisation arabe ?

Sans être faux, un tel jugement doit être nuancé. Les Arabes souffraient, dès avant les croisades, de certaines infirmités que la présence franque a mises en lumière et peut-être aggravées, mais qu’elle n’a pas créées de toutes pièces.

Le peuple du Prophète avait perdu, dès le IX° siècle, le contrôle de sa destinée. Ses dirigeants étaient pratiquement tous des étrangers. De cette multitude de personnages que nous avons vu défiler au cours de deux siècles d’occupation franque, lesquels étaient arabes ? Les chroniqueurs, les cadis, quelques roitelets locaux – Ibn Ammar, Ibn Mouqidh – et les impuissants califes. Mais les détenteurs réels du pouvoir, et mêmes les principaux héros de la lutte contre les Franj – Zinki, Noureddin, Qoutouz, Baibars, Qalaoun – étaient turcs ; al-Afdal, lui, était arménien ; Chirkouh, Saladin, al el, al-Kamel étaient kurdes. Bien entendu, la plupart de ces hommes d’État étaient arabisés culturellement et affectivement ; mais n’oublions pas que avons vu en 1134 le sultan Massoud discuter avec le calife al-Moustarchid par l’intermédiaire d’un interprète, parce que le Seldjoukide, quatre-vingts ans après la prise de Baghdad par son clan, ne parlait toujours pas un mot d’arabe. Plus grave encore : un nombre considérable de guerriers des steppes, sans aucun lien avec les civilisations arabes ou méditerranéennes, venaient régulièrement s’intégrer à la caste militaire dirigeante. Dominés, opprimées, bafoués, étrangers sur leur propre terre, les Arabes ne pouvaient poursuivre leur épanouissement culturel amorcé au VII° siècle. Au moment de l’arrivée des Franj, ils piétinaient déjà, se contentant de vivre sur les acquis du passé. Et s’ils étaient encore nettement en avance sur ces nouveaux envahisseurs dans la plupart des domaines, leur déclin était amorcé.

Seconde infirmité des Arabes, qui n’est pas sans lien avec la première, c’est leur incapacité à bâtir des institutions stables. Les Franj, dès leur arrivée en Orient, ont réussi à créer de véritables États. À Jérusalem, la succession se passait généralement sans heurts ; un conseil du royaume exerçait un contrôle effectif sur la politique du monarque et le clergé un rôle reconnu dans le jeu du pouvoir. Dans les États musulmans, rien de tel. Toute monarchie était menacée à la mort du monarque, toute transmission du pouvoir provoquait une guerre civile. Faut-il rejeter l’entière responsabilité de ce phénomène sur les invasions successives, qui remettaient constamment en cause l’existence même des États ? Faut-il incriminer les origines nomades des peuples qui ont dominé cette région, qu’il s’agisse des Arabes eux-mêmes, des Turcs ou des Mongols ? On ne peut, dans le cadre de cet épilogue, trancher une telle question. Contentons-nous de préciser qu’elle se pose toujours, en des termes à peine différents, dans le monde arabe de la fin du XX° siècle. L’absence d’institutions stables et reconnues ne pouvait être sans conséquences pour les libertés. Chez les Occidentaux, le pouvoir des monarques est régi, à l’époque des croisades, par des principes qu’il est difficile de transgresser. Oussama a remarqué, lors d’une visite au royaume de Jérusalem que lorsque les chevaliers rendent une sentence, celle-ci ne peut être modifiée ni cassée par le roi. Encore plus significatif est ce témoignage d’Ibn Jobair aux derniers jours de son voyage en Orient :

En quittant Tibnin (près de Tyr), nous avons traversé une suite ininterrompue de fermes et de villages aux terres efficacement exploitées. Leurs habitants sont tous musulmans, mais ils vivent dans le bien-être avec les Franj – que Dieu nous préserve contre les tentations ! Leurs habitations leur appartiennent et tous leurs biens leur sont laissés. Toutes les régions contrôlées par les Franj en Syrie sont soumises à ce même régime : les domaines fonciers, villages et fermes sont restées aux mains des musulmans. Or le doute pénètre dans le cœur d’un grand nombre de ces hommes quand ils comparent leur sort à celui de leurs frères qui vivent en territoire musulman. Ces derniers souffrent, en effet, de l’injustice de leurs coreligionnaires, alors que les Franj agissent avec équité.

Ibn Jobair a raison de s’inquiéter, car il vient de découvrir, sur les routes de l’actuel Liban-Sud, une réalité lourde de conséquences : même si la conception de la justice chez les Franj présente certains aspects qu’on pourrait qualifier de barbares, ainsi qu’Oussama l’a souligné, leur société a l’avantage d’être distributrice de droits. La notion de citoyen n’existe certes pas encore, mais les féodaux, les chevaliers, le clergé, l’université, les bourgeois et même les paysans infidèles ont tous des droits bien établis. Dans l’Orient arabe, la procédure des tribunaux est plus rationnelle ; néanmoins, il n’y a aucune limite au pouvoir arbitraire du prince. Le développement des cités marchandes, comme l’évolution des idées, ne pouvait qu’en être retardé.

La réaction d’Ibn Jobair mérite même un examen plus attentif. S’il a l’honnêteté de reconnaître des qualités à l’ennemi maudit, il se confond ensuite en imprécations, estimant que l’équité des Franj et leur bonne administration constituent un danger mortel pour les musulmans. Ceux-ci ne risquent-ils pas en effet de tourner le dos à leurs coreligionnaires – et à leur religion – s’ils trouvaient le bien-être dans la société franque ? Pour compréhensible qu’elle soit, l’attitude du voyageur n’en est pas moins symptomatique d’un mal dont souffrent ses frères : tout au long des croisades, les Arabes ont refusé de s’ouvrir aux idées venues de l’occident. Et c’est là, probablement, l’effet le plus désastreux des agressions dont ils ont été les victimes. Pour l’envahisseur, apprendre la langue du peuple conquis est une habileté ; pour ce dernier, apprendre la langue du conquérant est une compromission, voire une trahison. De fait, les Franj ont été nombreux à apprendre l’arabe alors que les habitants du pays, à l’exception de quelques chrétiens, sont demeurés imperméables aux langues des Occidentaux. On pourrait multiplier les exemples, car, dans tous les domaines, les Franj se sont mis à l’école arabe, aussi bien en Syrie qu’en Espagne ou en Sicile. Et ce qu’ils y ont appris était indispensable à leur expansion ultérieure. L’héritage de civilisation grecque n’aura été transmis à l’Europe occidentale que par l’intermédiaire des Arabes, traducteurs et continuateurs. En médecine, en astronomie, en chimie, en géographie, en mathématiques, en architecture, les Franj ont tiré connaissance des livres arabes qu’ils ont assimilés, imités, puis dépassés. Que de mots en portent encore le témoignage : zénith, nadir, azimut, algèbre, algorithme, ou simplement chiffre. S’agissant de l’industrie,, les Européens ont repris avant de les améliorer, les procédés utilisés par les Arabes pour la fabrication du papier, le travail du cuir, le textile, la distillation de l’alcool et du sucre – encore deux mots empruntés à l’arabe. On ne peut non plus oublier à quel point l’agriculture européenne s’est elle aussi enrichie au contact de l’Orient : abricots, aubergines, échalotes, oranges, pastèques… La liste des mots arabes est interminable.

Alors que pour l’Europe occidentale l’époque des croisades était l’amorce d’une véritable révolution, à la fois économique et culturelle, en Orient, ces guerres saintes allaient déboucher sur de longs siècles de décadence et d’obscurantisme. Assailli de toutes parts, le monde musulman se recroqueville sur lui-même. Il est devenu frileux, défensif, intolérant, stérile, autant d’attitudes qui s’aggravent à mesure que se poursuit l’évolution planétaire, par rapport à laquelle il se sent marginalisé. Le progrès, c’est désormais l’autre. Le modernisme, c’est l’autre. Fallait-il affirmer son identité culturelle et religieuse en rejetant ce modernisme que symbolisait l’Occident ? Fallait-il, au contraire, s’engager résolument sur la voie de la modernisation en prenant le risque de perdre son identité ? Ni l’Iran, ni la Turquie, ni le monde arabe n’ont réussi à résoudre ce dilemme ; [écrites dans les années 1970, au plus 1980, ces lignes ne pouvaient prévoir l’extraordinaire bon en avant économique de la Turquie dans les années 2000 ; aujourd’hui, elle n’est plus assimilable au reste des pays du Moyen Orient. ndlr] et c’est pourquoi aujourd’hui encore on continue d’assister à une alternance souvent brutale entre des phases d’occidentalisation forcée et des phases d’intégrisme outrancier, fortement xénophobe.

À la fois fasciné et effrayé par ces Franj qu’il a connus barbares, qu’il a vaincus mais qui, depuis, ont réussi à dominer la terre, le monde arabe ne peut se résoudre à considérer les croisades comme un simple épisode d’un passé révolu. On est souvent surpris de découvrir à quel point l’attitude des Arabes, et des musulmans en général, à l’égard de l’Occident reste influencée, aujourd’hui encore, par des événements qui sont censés avoir trouvé leur terme il y a sept siècles.

Or, à la veille du troisième millénaire, les responsables politiques et religieux du monde arabe se réfèrent constamment à Saladin, à la chute de Jérusalem et à sa reprise. Israël est assimilé, dans l’acception populaire comme dans certains discours officiels, à un nouvel État croisé. Des trois divisions de l’Armée de libération palestinienne, l’une porte encore le nom de Hittin et une autre celui d’Ain Jalout. Le président Nasser, du temps de sa gloire, était régulièrement comparé à Saladin qui, comme lui, avait réuni la Syrie et l’Égypte  – et même le Yémen ! Quant à l’expédition de Suez de 1956, elle fut perçue, à l’égal de celle de 1191, comme une croisade menée par les Français et les Anglais.

Il est vrai que les similitudes sont troublantes. Comment ne pas penser au président Sadate en écoutant Sibt Ibn al-Jawzi dénoncer, devant le peuple de Damas, la trahison du maître du Caire, al-Kamel, qui a osé reconnaître la souveraineté de l’ennemi sur la Ville sainte ? Comment distinguer le passé du présent quand il s’agit de la lutte entre Damas et Jérusalem pour le contrôle du Golan ou de la Beeka ? Comment ne pas demeurer songeur en lisant les réflexions d’Oussama sur la supériorité militaire des envahisseurs !

Dans un monde musulman perpétuellement agressé, on ne peut empêcher l’émergence d’un sentiment de persécution, qui prend, chez certains fanatiques, la forme d’une dangereuse obsession : n’a-t-on pas vu, le 13 mai 1981, le turc Mehemet Ali Agca tirer sur le pape après avoir expliqué dans une lettre : J’ai décidé de tuer Jean-Paul II, commandant suprême des croisés. Au- delà de cet acte individuel, l’Orient arabe voit toujours en l’Occident un ennemi naturel. Contre lui, tout acte hostile, qu’il soit politique, militaire ou pétrolier, n’est que revanche légitime. Et l’on ne peut douter que la cassure entre ces deux mondes date des croisades, ressenties par les Arabes, aujourd’hui encore, comme un viol.

Amin Maalouf. Les Croisades vues par les Arabes. J.C. Lattès 1983

C’est la fin des croisades. Les derniers établissements latins en Palestine tombent les uns après les autres. En 1291, la chute de Saint Jean d’Acre marque la fin de cette incroyable aventure. En apparence, il ne demeure pas grand-chose de cet effort impressionnant. Simplement des communautés chrétiennes : au Liban, en Palestine et en Égypte. Ceci pourtant : des hommes comme Urbain II et Innocent III, des saints comme Bernard et Louis, roi de France, ont donné leur vie pour cette quête presque désespérée. Ceux-là voulaient retrouver le tombeau du Christ. Malgré tout ce qu’on a pu dire, l’histoire a retenu cette folie mystique. Il y a quelque chose de saisissant dans cette volonté acharnée mise au service d’une fidélité religieuse et historique.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois. 2000

Parmi les améliorations dans la fabrication du papier, l’utilisation par les Italiens de peaux d’animaux améliorera beaucoup la durée de vie du papier, grâce à la gélatine qu’elle contient ; tant qu’elle était fabriquée exclusivement avec du végétal, la pâte à papier donnait un papier à durée de vie très limitée.

1 08 1291    

Fondation de la Confédération Helvétique, sur le Grütli, une prairie au bord du lac des Quatre Cantons, ou à Brunnen, un peu plus à l’est : les trois cantons fondateurs : Uri, Schwyz, et Nidwald [1]y scellent un pacte de liberté et d’alliance éternelle – le serment du Rütli – contre les Habsbourg, l’oppresseur. La formule du serment est due à Schiller dans son Guillaume Tell (1804). Il fallait certes un sacré culot à ces paysans pour ainsi s’opposer à l’empereur, mais ils avaient bien pris conscience depuis 60 ans que l’ouverture de la route du Saint Gothard – en 1230 – avait donné à leurs terres une puissance stratégique jusqu’alors inconnue.

Chez les Suisses, la liberté conquise avec tant de valeur, ne fût souillée par aucun forfait ; aussi cette nation, récompensée de sa justice et de son humanité, vivant au sein de la gloire, jouit d’un bonheur durable, occupée tranquillement à organiser sa constitution politique. Il y eut une généreuse rivalité de patriotisme et de vertu entre les habitans des campagnes et les habitans des villes, qui tous se distinguèrent par leur attachement inviolable à la religion, et par leur soumission aux loix ainsi qu’aux magistrats : cette république fédérative n’offre, à cette époque, que des traits paisibles de modération, une aimable monotonie de prospérité, de calme, peu propres à orner les fastes de l’histoire qui ne vit, pour ainsi dire, que de grandes révolutions. Désormais, c’est parmi les bergers des Alpes que l’imagination, fatiguée du récit des combats et des guerres civiles, doit se transporter pour se distraire un moment. Glaris, Zug et Berne entrèrent dans la confédération helvétique, et cette dernière ville, par son accession à la république des Suisses, se guérit des maux de l’anarchie, et partagea le sort fortuné des cantons.

M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808

Mais toute médaille à un revers, et rares sont les Suisses à en avoir conscience : Dans Mémoires d’un Européen, Denis de Rougemont constate : La Suisse n’est pas un État, c’est une communauté de défense. Il est de fait qu’historiquement la Confédération helvétique est née de la lente et progressive réunion de régions, de vallées, de villes libres d’Empire, d’anciens fiefs et de communes en rébellion. Cette croissance organique a débuté au XII° siècle, et l’arbre a atteint sa taille maximale six siècles plus tard, au milieu du XIX°.

À chaque époque de l’Histoire, les Suisses ont marché à contre-courant, faisant exactement le contraire de leurs voisins. La fin du XI° siècle a vu naître en Europe les grandes monarchies féodales, qui parvinrent à leur apogée aux XIV° et XV° siècles. Les Suisses, à l’inverse, chassèrent leurs féodaux – étrangers ou natifs – et créèrent, d’abord dans le massif du Gothard, puis dans les vallées vers le nord, l’est et l’ouest, des entités d’autogestion corporative ou plus exactement des États paysans. Vint ensuite la fraternisation avec les municipes rebelles des villes libres d’Empire et les régions du Mittelland ; l’organisation interne de ces entités était souvent foncièrement différente : la démocratie directe de la commune rurale régissait les États paysans du noyau originel, tandis que les villes étaient dominées par les corporations ou le patriciat. Six siècles durant, la seule finalité de la Confédération fut l’assistance mutuelle face à l’étranger, l’entraide militaire contre les attaques des grandes monarchies féodales d’outre-Rhin ou d’outre-Jura, et la défense commune de libertés localement différentes.

L’anachronisme s’est poursuivi au XIX° siècle. Alors que, dans toute l’Europe, se renforçaient les États nationaux souverains et centralisés, les Suisses firent encore exactement le contraire : ils créèrent un État fédéral qui était surtout une fédération et à peine un État. La Constitution de 1848 – encore en vigueur aujourd’hui – laisse leur souveraineté aux cantons dans des domaines décisifs : fisc, enseignement, justice, police, etc. La fédération exerce uniquement les compétences qui lui ont expressément été transférées par la Constitution. Chaque canton a son gouvernement élu, son parlement. Je connais des collègues des deux sexes qui refusent d’être candidats au Conseil national (le Parlement de la Confédération). Ils entendent rester conseillers cantonaux, estimant que c’est à ce niveau seulement qu’on fait vraiment de la politique.

La Constitution fédérale suisse commence par ces mots : Au nom de Dieu tout-puissant, la Confédération, dans sa volonté de renforcer l’alliance entre les confédérés, de préserver et de promouvoir l’unité, la force et l’honneur de la nation suisse, a adopté la Constitution suivante…

La nation est conçue comme une alliance entre des populations largement autonomes, dont chacune possède sa langue, sa culture, sa religion, son histoire. Comme une confédération consentie par serment et dont l’unité vient de l’extérieur. Comme une association à fin de commune autodéfense.

Un mythe européen voudrait que cette confédération vive de sa culture plurielle. Cette culture plurielle est une fiction. Elle n’a pas d’existence. Ce qui existe, ce sont quatre cultures véritables (romanche, française romande, alémanique et italienne); elles coexistent bel et bien dans un étroit espace ; mais des années-lumière séparent un vigneron du Léman d’un berger d’Uri, ou un avocat d’affaires de Lugano d’un moine de Sankt Gallen. Un chasseur de l’Engadine est aussi différent d’un ouvrier chimiste bâlois ou d’un employé de banque zurichois qu’un Esquimau d’un Pygmée.

Je le répète : c’est une illusion de voir la Suisse comme un État plurinational. Et ce pour deux raisons. La première est que les peuples n’y vivent pas ensemble, mais côte à côte dans une mutuelle ignorance (et tolérance). La seconde est que la Suisse n’est pas vraiment un État ; elle est une communauté de défense. Nous avons besoin de l’étranger. Seul l’étranger préserve la Suisse de la dissolution. Plus précisément : il faut que l’étranger soit démonisé. S’il ne représentait plus un danger, d’où viendrait la pression extérieure dont nous avons besoin pour assurer notre cohésion interne ?

 La peur de l’étranger, de la critique étrangère, s’inscrit dans une logique historique qui répond à une nécessité immanente.

 […] Les Suisses sont un peuple aimable et pacifique. Ils n’ont qu’une passion, celle de ne pas se trouver coupables.

Jean Ziegler. La Suisse, l’or et les morts… Seuil 1997

1291  

Philippe le Bel crée l’administration des Eaux et Forêts.

1292

Premier arsenal maritime en France, construit par des Génois, au clos des Galées de Rouen. L’institution typiquement parisienne des concierges est déjà en place.

1293 [ou 1295]

Un religieux vient dire que la religion, ce n’est peut-être pas tout dans la vie : Le Traité des contrats, rédigé à Narbonne, par le franciscain Pierre de Jean Olivi. Abondamment diffusé autour du XVI° siècle, tombé dans l’oubli puis redécouvert dans les années 1970, ce texte constitue un moment ­clé dans l’histoire de la pensée économique occidentale. Destiné à réglementer les échanges marchands et financiers qui se développaient alors dans le Bas­ Languedoc, Olivi défend l’idée qu’il faut pour cela ouvrir un espace de pensée qui ne relève pas à proprement parler de la théologie, mais, écrit Piron, d’une zone inférieure de moralité dans laquelle la justice divine n’est que faiblement impliquée. Ce traité aborde également la question du juste prix, et celle du profit futur d’un capital investi dans des opérations commerciales. Il marque ainsi, selon le philosophe Dominique Bourg, une nouvelle approche de la réalité sociale qui finira par déboucher sur l’idée qu’il existe un domaine spécifique, celui des relations économiques.

Catherine Vincent. Le Monde du 24 juillet 2020

1294

Après un conclave qui aura duré 27 mois, les cardinaux élisent un ermite qui avait fondé l’ordre des Célestins, qui prend le nom de Célestin V ; symboliquement, il entrera dans Rome juché sur un âne, et, quelques mois plus tard, dépassé, se retirera en refusant la charge, ce que Dante stigmatisera sous le nom de grand refus. En 2011, le thème sera repris dans le film Habemus Papam. Et en 2013, Benoît XVI démissionnera, mais après avoir exercé plusieurs années.

Mort de l’Anglais Roger Bacon, franciscain, né en 1214, surnommé Le Docteur Admirable. Il avait eu pour pour maitre un autre franciscain anglais célèbre, Robert Grosseteste. Il s’orienta vers les sciences expérimentales et suggéra que, grâce à l’énergie solaire, il serait un jour possible d’avoir des bateaux sans rameurs, des voitures sans chevaux et des machines capables de voler. Il n’inventa pas à proprement parler les lunettes mais il les annonça quand même, dès 1268 : Si on examine des lettres ou des petits objets au moyen d’un cristal ou d’un verre dont la forme soit celle du segment inférieur d’une sphère, avec le coté convexe du coté de l’œil, on verra les lettres plus nettes et plus grandes. Un tel instrument est utile à tout le monde. Soupçonné par la hiérarchie de l’Église de nécromancie et d’hérésie, il passa de longues années consigné à Paris où ses supérieurs gardaient un œil sur lui. Le supérieur général des franciscains n’était autre que Jean de Fidanza, qui allait devenir Saint Bonaventure ; Bacon acceptait l’alchimie et l’astrologie, Bonaventure s’y opposait catégoriquement et avait interdit toute publication chez les franciscains d’ouvrages traitant de ces questions sans son autorisation expresse. Bacon avait contourné l’oukase. De plus, il avait énoncé quelques principes alors sulfureux :

Il existe quatre obstacles à l’appréhension de la vérité des choses :

  • Une autorité débile et incompétente
  • De vieilles habitudes
  • Une opinion publique ignorante
  • La dissimulation de l’ignorance individuelle sous un étalage de sagesse apparente.

Premières horloges mécaniques à Exeter et Canterbury, en Angleterre. L’horloge existe depuis l’Antiquité, puisque le même mot recouvre tous les systèmes d’indication du temps, que ce soit les clepsydres, les sabliers ou les horloges mécaniques. Cette ambiguïté dans le terme employé ne facilite pas la tâche de l’historien, les textes médiévaux ne précisant pas en général le type de technique utilisé dans les horloges mentionnées. La détermination précise du passage de l’horloge hydraulique à l’horloge mécanique n’en est que plus délicate. De nombreux ingénieurs nourrissaient une véritable passion pour la mécanique sous ses différentes formes et tentaient de doter les cathédrales – là était le pouvoir, et donc les finances – d’automates, comme l’ange et l’aigle mécaniques de Villard de Honnecourt.

Il ne s’agit sûrement là que de simples amusements de techniciens, mais ils témoignent d’un milieu technique ouvert aux innovations, pour autant que la volonté de réaliser de tels objets techniques soit suffisamment forte. Si c’est dans le cadre du pouvoir spirituel que naît la première demande en horloges mécaniques, pour l’appel des fidèles à la prière, c’est le pouvoir temporel qui leur donnera leur véritable élan. Un élan qui ne cessera de s’étendre jusqu’à aujourd’hui, affinant peu à peu cette mesure du temps vers des portions de plus en plus infimes. Dans la société rurale traditionnelle, les rythmes de la vie sont fondés sur les phénomènes naturels : le cycle du jour, celui des saisons. L’ordre monastique, et notamment la règle de saint Benoît, fixent, sous l’empire carolingien, les rythmes de vie des populations occidentales et scandent les événements du jour et de l’année par les sonneries de cloches. Les églises romanes ont des clochers, mais pas encore de dispositif d’affichage de l’heure. L’expansion urbaine d’après l’an mille va profondément modifier cet état de choses. Le pouvoir de la ville va peu à peu se substituer au pouvoir de l’Église. Dans leurs premiers travaux de construction, les villes d’Europe du Nord se dotent de murs d’enceinte et de beffrois, tours qui, comme le clocher, ont pour fonction de montrer un pouvoir autant par leur taille que par leurs cloches qui imposent un rythme aux populations. Jusqu’à la fin du XIII° siècle, ces cloches sont actionnées manuellement, le temps étant réglé sur des cadrans solaires ou des clepsydres. Les automates mécaniques des églises ont pour correspondants les jacquemarts des beffrois. C’est probablement de cette proximité entre dispositifs mécaniques et hydrauliques que naîtra l’idée de réaliser des machines capables de sonner les cloches, d’indiquer périodiquement l’heure à l’oreille, avant de l’afficher en continu à l’aide d’un cadran. L’horloge mécanique, c’est finalement la fusion du cadran de la clepsydre et du mécanisme de l’automate. Au moment où le moulin à eau devient le principal générateur de force motrice, on peut s’étonner de voir la technique hydraulique de la mesure du temps, maîtrisée depuis des siècles, remplacée par une mécanique imprécise et d’entretien difficile. On peut voir une raison simple à ce changement technique. Nous sommes au XIII° siècle et le foyer d’innovation et de développement urbain se trouve dans l’Europe du Nord…. Or, les clepsydres ont l’inconvénient, dans ces régions, de geler l’hiver, contrairement aux pays méditerranéens ; cet inconvénient sera fatal aux horloges à eau qui verront alors leur usage restreint aux curiosités historiques.

Bruno Jacomy. Une Histoire des techniques. Seuil 1990

L’horloge a été précédée de longs tâtonnements. Très tôt, les hommes inventent la clepsydre qui signifie en grec voleur de l’eau et qui convertit l’écoulement de l’eau en morceaux de temps, en durée. Plus ancien encore et probablement premier lecteur de temps, voici le gnomon, le cadran solaire, qui permet d’étalonner la course du soleil. Les prostituées japonaises évaluent le prix de leur corps et celui, variable, des différents morceaux de leur corps, grâce à des marques qu’elles font sur des bougies allumées. Les pupilles des chats indiquent l’heure aux moines du Tibet. La prière est une autre horloge. Si le requin s’appelle requin, c’est que ses malheureuses proies ont juste le temps de réciter un requiem avant de trépasser. Certains vents sont si réguliers que les paysans s’en servaient comme d’une horloge et, dans les pays secs et chauds, les horribles concerts des cigales ou des grillons commandaient au repos, aux labours et aux semailles. Tous ces dispositifs sont les premiers comptables du temps. Ils sont rudimentaires, grossiers et peu fiables. Les heures qu’ils mesurent sont mal découpées et ces heures sont naturelles puisqu’elles reproduisent les parcours du soleil ou des étoiles. Comme ces parcours varient avec les saisons, les heures que débite le gnomon sont inégales. Jules César franchit le Rubicon à une heure inégale. Le Christ meurt à une heure inégale. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, les heures égales sont emmagasinées au fond des horloges mécaniques qui n’existent pas encore. C’est à partir du XIII° siècle, à peu près, que les ingénieurs apprennent à les produire. C’est alors qu’elles asservissent nos journées à leur loi. Mon Dieu, dit un poète de la Renaissance, rendez-nous nos heures inégales.

Il n’empêche, même si ses heures sont encore taillées au hasard du soleil et de la lune, le gnomon fait une première éraflure dans l’étoffe lisse du temps. Il annonce qu’un nouvel acteur a fait son entrée sur le théâtre de l’Histoire et qu’un jour cet acteur pliera à son gouvernement, à sa loi de fer, nos douleurs, nos industries, notre naissance et notre mort, nos joies. Au début, les poètes sont les seuls à mesurer la virulence de ces instruments. Les géomètres et les philosophes sont plus lents. Dès que la clepsydre apparaît à Athènes, introduite, dit-on, par Platon, Plaute lance un cri d’alarme. Il insulte l’horloge à eau du Forum : Que les dieux damnent celui qui a fait placer ici cette horloge qui me divise pour mon malheur et abrège mes journées. Quand j’étais enfant, j’avais mon ventre pour horloge. C’était de toutes, celle qui marchait le mieux et qui était la plus exacte.

Un autre instrument complète la collection des garde ­temps. Il est plus tardif. C’est le sablier qui apparaît au XII° ou même au XIII° siècle. On l’appelle aussi l’ampoule à sable, ou le poudrier ou le verre. C’est un objet raffiné et savant, surtout le sablier de marine. Sa fabrication fait appel à des techniques dissemblables. Les fabricants de ces ampoules sont des ouvriers d’exception. Ils doivent maîtriser les secrets du verre, bien entendu, de la serrurerie, pour façonner le cuivre ou le laiton, de la minéralogie, pour choisir le sable, et enfin de l’astronomie pour régler leur chef d’œuvre. Un des plus illustres créateurs de sabliers, maître Erhard Etzlaub, se pare du titre d’astronomus.

Ernst Jünger a rassemblé, dans son magnifique Traité du Sablier, les secrets de ces artisans. Le sable qui coule entre l’ampoule supérieure et l’ampoule inférieure doit être homogène, lisse et sans le moindre grumeau, de manière qu’il glisse à une vitesse égale sur les flancs du ballon de verre, surtout au moment où il franchit le minuscule goulot qui relie et sépare la bulle supérieure et la bulle inférieure.

Les fabricants font appel à des matières raffinées, la plus prisée étant la poussière de marbre, bouillie dans du vin. Les sabliers présentent différentes couleurs. Le sable rouge est recherché à cause de l’éclat qu’il donne au temps. On l’obtient en faisant cuire la poudre de marbre dans une poêle. Le sable jaune, qui est peut-être cet or du temps dont parle André Breton, se récolte tout simplement dans la nature. On peut faire du sable blanc avec des coquilles d’ œufs broyées et calcinées et du sable gris avec de la poudre d’étain ou de plomb.

Jünger cite un poème qu’un vendeur de sabliers de Nuremberg avait écrit en 1648 pour séduire sa clientèle :

Je fais l’horloge de voyage
Polie et selon la mesure
De verre clair et de fin sable
Bien faite afin que longtemps dure.
De bois je lui mets sa monture
Où je l’enclos avec adresse
La peins en vert, gris, rouge et bleu
Pour indiquer l’heure et les quarts.

L’ampoule à sable du marin est communément façonnée pour mesurer les demi-heures. La durée du quart, c’est-à-dire du temps durant lequel le marin doit surveiller la mer, est ordinairement de quatre heures, soit huit sabliers. Certains marins cossards, ivrognes ou désinvoltes mangeaient le sable : ils retournaient le verre avant que le sable ne fût écoulé […]. Leur ruse pouvait entraîner des effets mortels. Elle brouillait l’heure et la mesure des distances. Elle froissait la mappemonde. Elle effaçait certaines îles, en dévoilait d’autres. Elle risquait de fracasser le bateau sur un récif, de découvrir une autre terre que celle qu’on avait découverte, de noyer un équipage.

Les sabliers mesurent la vitesse du navire. Certains, que l’on nomme les sabliers de timonerie, sont rapides : ils se vident en 28 secondes, parfois en 14 secondes. Ce sont des compteurs de vitesse : ils permettent de déterminer approximativement la rapidité du navire quand on jette le loch, qui est une planche immergée au bout d’une corde graduée de nœuds. Avant l’invention du sablier, les marins se contentaient de lancer un objet à la mer et ils mesuraient le chemin que celui-ci avait fait, le long de la coque, pendant qu’ils disaient un Ave ou un Miserere.

Le sablier de marine a une autre vocation. Il donne une heure identique à tous les hommes de l’équipage. Il gère la société que forme le navire. Il réglemente la vie et le travail de chacun. Il découpe le temps en petits compartiments dont aucun ne doit être inutile et dont chacun s’emboîte avec les autres comme dans une marqueterie. Le sablier – théoriquement du moins – est à la fois le maître de chaque matelot et le dénominateur commun à tous. Sans lui, un équipage n’est qu’une collection d’individus disparates et chacun en fait à sa tête. […]

Le couvent est une autre horloge. Sa singularité est qu’elle affiche sur son cadran deux durées incompatibles, dont une qui n’existe pas : l’heure éternelle d’une part, et, d’autre part, le temps des semailles, des amours ou des guerres. Les moines clopinent entre l’éternité et le temps. Le même marqueur de temps, qui est la prière et la célébration, étalonne à la fois le programme des journées et le temps de Dieu qui est hors du temps.

La règle qui ordonne la vie quotidienne des religieux n’est pas seulement une horloge. Elle est également un calendrier. Elle découpe le cercle des années en segments, à mesure que défilent la naissance du Christ, ses démêlés avec les marchands du Temple, la rencontre avec les disciples d’Emmaüs, le Sermon sur la montagne, le supplice du Golgotha. Elle célèbre l’Avent et le Carême, la Passion, la Résurrection, l’Assomption. De la même manière, elle étalonne chaque journée, matines au lever du Soleil et complies à son coucher, sixte quand le Soleil est au zénith, prime et tierce le matin et l’après-midi, none et vêpres. À l’intérieur du grand cercle de l’année, la prière dessine les cercles plus petits et inscrits dans le premier de ceux-ci, le cercle de l’année, celui des jours, celui des heures, des minutes, des secondes. Le temps du couvent a des façons de poupées russes ou de boîtier de montre : si on le dévisse, on aperçoit un tas de petits rouages entraînés les uns par les autres, un tas de durées entrelacées. Et pour embrouiller un peu l’affaire, tous ces temps sont eux-mêmes enclos dans une enveloppe plus surprenante, inconcevable même et incalculable, celle de l’absence de durée qu’est l’éternité.

Cette formidable machine à prières qu’est le couvent est une machine à compter le temps et à l’exhiber, une machine à être le temps. Les prières des moines forment l’aiguille de l’immobile éternité et également, celle des heures qui passent, des minutes, des secondes, des siècles. Elles font du corps du prieur, de ceux des moines et des frères convers, les ressorts, les engrenages, les poulies, les cordes et les poids de cette horloge vive qu’est le monastère.

Ainsi, avant même que les artisans eurent façonné les premières horloges mécaniques, deux objets au moins avaient déjà arraisonné le temps, le bateau avec le concours du sablier, et le couvent par ses prières. L’un comme l’autre pourchassent le même but que l’horloge mais aussi que la géographie : maîtriser l’informe, le chaos. Colmater les brèches par où l’infini peur nous envahir.

L’horloge mécanique est un engin prodigieux. Son invention fut l’une des prouesses du génie humain. Ses rouages et ses dentelures, ses balanciers, son jeu de poids et ses carillons, son oscillateur ou ses cristaux de quartz, son mécanisme d’échappement, ses foliots, son balancier commandent encore nos sociétés. Nous n’irions pas sur la Lune sans elle et pour faire exploser une bombe, pour naître à l’heure ou pour tuer à l’heure, il nous faut un réveil. Pourtant, quand l’horloge s’est introduite dans nos sociétés, nul ne l’a remarquée. Une des plus formidables créations des hommes s’est glissée parmi nous à pas de loup, sans tintouin ni trompette, avec des manières d’ombre. Personne n’a assisté à son arrivée. Nous ignorons jusqu’au siècle où elle a commencé à débiter ses heures. Nous ne savons pas quelle est la première minute tombée de cet assemblage délicat de rouages et d’aiguilles. Si nous la retrouvions, cette minute, elle mériterait d’être présentée dans un musée et sous la protection d’une vitre bien plus blindée que celle de la Joconde.

Le génie qui combina ces rouages n’a pas de nom. Nous ignorons sa nationalité et sa date de naissance. Le paratonnerre, nous savons qu’il est sorti de la cervelle fructueuse de Franklin. La poubelle, c’est le préfet Poubelle, et le gardénia, c’est le botaniste écossais Garden, au XVIII° siècle. Le godillot, c’est Alexis Godillot, fournisseur de l’armée au XIX° siècle. Mais l’effrayant génie qui a mis la main sur le temps et qui gouverne encore, par ses horloges, nos per­sonnes et nos sociétés d’une main de fer, est anonyme.

Quand il fait son coup, personne ne le remarque. Très vite, cependant, on soupçonne qu’avec l’horloge à échappement, une étoffe nouvelle et qui n’était pas au monde a fait son entrée dans nos sociétés, et qu’à l’avenir c’est sur ce tissu-là que l’histoire des sociétés inscrira ses consonnes et ses voyelles. Une secousse énorme, muette, s’est produite dans les coulisses du temps, mais quoi exactement ? Le sûr est que les hommes se sont embarqués, sans le faire exprès, dans un véhicule inconnu qu’a usiné on ne sait pas qui.

Les historiens modernes se sont lancés à la traque de cet individu. Ils ont jeté leurs filets et ont attrapé plusieurs suspects. La récolte est abondante mais douteuse. Le premier de la liste fut Gerbert d’Aurillac, un berger français extrêmement intelligent, qui devient moine clunisien, précepteur du fils d’Hugues Capet, archevêque de Reims, de Ravenne, puis pape sous le nom de Sylvestre II. L’ennui, c’est qu’il régnait en l’an 1000 alors que les minutes nouvelles n’entreront pas dans la carrière avant le XII° ou le XIII° siècle. En réalité, Gerbert a probablement trafiqué dans le temps mais il n’a pas inventé l’horloge mécanique. On lui prête l’invention du nocrurlabe. Ce nocrurlabe est un outil réservé aux heures de la nuit. On sait que les étoiles, la nuit, accomplissent un tour complet autour de l’étoile Polaire. Le nocrurlabe permet de se représenter ce tour. Il prélève au­ dessus de l’horizon une étoile brillante. La droite qui relie cette étoile à la Polaire avance comme une immense aiguille et indique le compte des heures. Telle serait l’invention de Sylvestre II. Et encore est-il probable que Sylvestre II a seulement réalisé cette machine qui aurait été imaginée par un Italien d’un siècle précédent.

En tout cas, il n’en faut pas plus pour que ce pape Sylvestre II soit mal considéré des siècles qui suivent. On le décrit comme un démiurge, un Faust, un démon qui a patouillé dans les propriétés de Dieu, qui a créé un outil sacrilège capable de mesurer ce qui est sans mesure, le Temps duquel Dieu s’était réservé le gouvernement, un peu comme le même Dieu avait fait son nom imprononçable et comme les géographies de la Renaissance sont à peine des approximations, des faux, des copies bâclées de la carte réelle, du Padrão real. Pauvre Gerbert d’Aurillac ! Il n’a pas trouvé grand-chose et pourtant, le verdict tombe : c’est un nécromant.

D’autres noms sont avancés. Deux prétendants tiennent la corde : un moine nommé Henri de Wick qui aurait façonné des horloges mais les horloges tournaient déjà depuis un siècle, semble-t-il, quand Henri de Wick a façonné une belle horloge sonnante pour le roi de France Charles V. Il est donc rayé de la liste des prétendants. Un autre nom est proposé : Guillaume de Hirsau, qui est le supérieur d’un monastère bénédictin. Ce n’est pas un mince personnage : c’est lui qui soumet les monastères allemands à la règle de Cluny, désignée sous le nom de règle de Hirsau. Pourtant, Guillaume de Hirsau vit au XI° siècle alors que les premières horloges mécaniques ne semblent pas avoir été en usage avant le XIII° siècle. Le mystère demeure.

Des moines, en tout cas. Voilà qui confirme ce que la perfection des monastères et la ronde réglée de leurs prières et de leurs activités nous avaient laissé entrevoir : les machines à mesurer le temps étaient déjà à l’ouvrage bien avant d’avoir été inventées. Elles étaient au monde mais ne le savaient pas. Elles régissaient certains dispositifs des sociétés humaines, en catimini. De même que les navires formaient une sorte d’horloge dans les rouages subtils de laquelle les heures, comme du reste les individus, étaient moulinées, comptabilisées et emprisonnées, de même le couvent, avant l’horloge mécanique, forme une pendule à l’état naturel. Tout se passe comme si une machine à dire le temps était déjà au travail, secrètement, dans le navire primitif, dans le couvent, et que l’inventeur de la montre se soit contenté de fournir à cette pendule naturelle son logis de métal, de bois et de verre, tout en affinant le décompte des heures et en les faisant égales.

Les premières pendules mécaniques, celles qui sortent des couvents de la Forêt-Noire, sont grossières. Elles n’ont qu’une seule aiguille. Il arrive qu’elles prennent une heure de retard en une seule journée. On dit qu’elles ber­loquent. C’est en gros morceaux qu’elles découpent le temps. Les minutes du Moyen Âge sont cabossées. Mais, dès la Renaissance, les hommes se lancent dans une grande opération : la mise au point d’une machine à lire le temps sans incertitude ni usure. Ce n’est pas une entreprise simple : entre le moment où la première minute tombe des horloges rhénanes et le moment où les marins disposeront d’un chronomètre assez fiable pour leur permettre de faire le point, quatre siècles vont passer.

Pourquoi les marins, les cosmographes, les géographes ­ont-ils besoin d’horloges incorruptibles et parfaites, des engins qui ne barloquent point, s’ils veulent connaître ou dessiner les contours de la Terre ? Faire le point en mer exige de croiser deux informations – la latitude qui me dit le lieu que j’occupe entre le pôle et l’équateur (distance angulaire du point où je suis par rapport à l’équateur mesurée en degrés par l’arc du méridien terrestre), et la longitude qui m’indique où je me trouve, à l’ouest ou à l’est du port dans lequel j’ai embarqué (distance angulaire, mesurée en degrés, du point où me voici rendu par rapport au méridien d’origine).

La latitude, les marins savent la calculer dès le XV° siècle en observant par le moyen de l’astrolabe la hauteur des astres au-dessus de l’horizon. La longitude, au contraire, ne peut être calculée que si l’on tient compte du décalage horaire qui existe entre deux points du globe. En principe, l’opération est simple : elle impose de conserver l’heure du méridien d’origine et de la comparer avec l’heure solaire du lieu où vous êtes rendu. Mais son exécution est difficile. Elle exige des chronomètres sûrs et assez robustes pour résister aux longs voyages, à la dilatation thermique des instruments et aux secousses des tempêtes. Or, toutes les pendules à ressort dont on disposait étaient sujettes à des variations quotidiennes et délivraient des heures de rencontre.

Le XVIII° siècle va remédier à ces insuffisances. En même temps qu’il lance des navigateurs sur toutes les mers du globe, il a conscience que la découverte de nouvelles terres comme aussi la mise en ordre des terres déjà inventoriées lors des précédentes navigations réclament des chrono­mètres parfaits.

Les Anglais, qui jouent un rôle premier dans les explorations maritimes, se vouent à cette tâche : le Parlement britannique, sans doute sur la suggestion de Newton lui-même, promet une récompense de vingt mille livres à l’horloger qui saura construire pareil instrument.

Trois hommes réalisent le chef-d’œuvre. Le premier est le mécanicien anglais John Harrison (1693-1776) dont l’horloge achevée en 1761 permet de mesurer la longitude avec une marge d’erreur très faible. Le plus grand explorateur du siècle, Thomas Cook, a embarqué un chronomètre Harrison dès son deuxième voyage, en 1772. En France, un horloger se met au travail : Pierre Le Roy (1717-1785), maître des horlogers de Paris. De son côté, le Suisse Ferdinand Berthoud (1727-1807) présente en 1768 deux chronomètres qui seront testés par la corvette Isis au cours d’un voyage dans l’Atlantique. Quand l’Isis regagne le port de Rochefort, après un an d’absence, on constate l’exactitude et la robustesse des deux horloges. Dès lors, cette longitude qui échappait au contrôle des hommes est attrapée. Le temps de la navigation scientifique commence. Les grandes expéditions françaises sont équipées de l’horloge de Berthoud. En 1785, Jean François de Galaup, comte de La Pérouse, appareille de Brest, pour un vaste périple qui s’achèvera mal puisqu’il disparaît, probablement tué par les indigènes de l’île Vanikoro, en Australie. En ce temps-là, la France est occupée à d’autres besognes. Elle fait la Révolution. En 1791, le chevalier d’Entrecasteaux part aux nouvelles. Il périra lui-même en Océanie, en 1793.

À présent qu’ils sont équipés de ces horloges irréprochables, les navigateurs et les cosmographes s’en donnent à cœur joie. Ils révisent le monde. Ils enregistrent dans leurs archives les brouillons de leurs prédécesseurs après les avoir rectifiés et recopiés au propre. Pour la première fois, l’homme sait où il se trouve. Il peut dresser des mappemondes quasi exactes. L’horloge de Harrison ou celle de Berthoud jettent aux oubliettes les terres imaginaires entrevues par les anciens navigateurs. La Pérouse, avant le désastre, a le temps de refaire les mers qu’il traverse. Il efface des îles. Il en déplace d’autres. Il est très content quand il anéantit une de ces nombreuses îles qui se sont introduites par supercherie dans les mappemondes de ses prédécesseurs. Il consacre beaucoup de temps à cette tâche. Il publie son tableau de chasse : en quinze jours, il éclaircit un point de géographie très important puisqu’il enlève des cartes cinq ou six îles qui n’existent pas.

Équipés de leurs beaux chronomètres, les nouveaux géographes produisent le dessin définitif, presque définitif, des continents et de leurs rivages. Étonnant détour : pour pein­turer la Terre au plus près, la géographie a dû remplacer le temps naturel, les heures fantasques ou inégales qui sortaient des clepsydres ou des cadrans solaires, par un temps mathématique qui n’existe pas. Pour représenter le réel du globe, il fallait d’abord recourir aux services d’un temps irréel.

Gilles Lapouge. La légende de la géographie. Albin Michel 2009

Pour mieux cadrer cette nécessité d’obtenir des chronomètres fiables pour déterminer la longitude, il faut tout de même préciser que c’est une obligation pour un marin, qui navigue sur une surface en mouvement permanent, dans un habitacle de volume limité. Donc, en mer, seul le chronomètre peut y parvenir. Mais à terre, avec des instruments encombrants et sur un sol stable, Jean Dominique Cassini [1625-1712] était parvenu à déterminer la longitude avec précision en mesurant le décalage horaire des éclipses de lune, ne faisant qu’appliquer une suggestion du grec Hipparque dès le II° siècle av. J.C. Avant Cassini, Galilée avait pensé à mesurer les éclipses de Jupiter. Les découvertes de Cassini seront exploitées par les cartographes Nicolas Sanson, Alexis Hubert Jaillot et ses propres petits fils et arrière petit fils, César François et Jean Dominique.

Les édiles de Florence décident de la rénovation de la basilique Santa Maria Reparata, et livrent en préambule leur sentiment sur cette démarche : Attendu qu’il est de la souveraine prudence d’un peuple de grande origine de procéder à ses affaires de telle façon que par ses œuvres extérieures se reconnaissent non moins la sagesse que la magnanimité de sa conduite, il est ordonné à Arnolfo, maître architecte de notre commune, de faire les modèles ou dessins pour la rénovation de Santa Maria Reparata avec la plus haute et la plus prodigue magnificence, afin que l’industrie et la puissance des hommes n’inventent ni ne puissent jamais entreprendre quoi que ce soit de plus vaste et de plus beau.

Et il en est d’autres pour tenir le même propos : Che i Fiorentini meritano piu di altre genti. Que les Florentins méritent plus que les autres.

Goro Dati

1295 

Les habitants de Carcassonne se révoltent contre l’Inquisition, emmenés par Bernard Délicieux, membre des spirituels, franciscains dissidents d’abord, hérétiques ensuite, nés des contestations sur le statut de l’ordre face à l’obligation de pauvreté. Il ira à Paris négocier à la cour, obtenant le départ d’un inquisiteur, mais finalement finira sa vie en prison, où il mourra en 1320. Au XIX° siècle, le peintre Laurens lui consacrera une toile : L’agitateur du Languedoc, à la vue de laquelle Sainte Beuve dira : Et il fera trembler dans les tribunaux, les juges devant lesquels on le cite.

En 1295, l’inquisiteur Foulques de Saint Georges vient arrêter dans le couvent de Bernard Délicieux des pauvres gens, soupçonnés d’être cathares. Bernard Délicieux lui refuse l’entrée. Pour le moine et ses frères franciscains les cathares ne sont que des chrétiens en déshérence religieuse qui méritent plus de tolérance. Alertés, les habitants de Carcassonne accourent en soutien et pillent la demeure de l’inquisiteur. En représailles, ce dernier excommunie la ville et s’enfuit. Cet incident est grave car on ne fréquente pas une ville excommuniée et Carcassonne la rebelle connaît un rapide déclin commercial. Pour protester contre cette mesure inique, les Carcassonnais décident d’envoyer une délégation à Rome auprès du pape Boniface VIII. Conduite par Aimeric Castel, elle est reçue par le souverain pontife qui propose d’ouvrir une enquête, mais exige … dix mille florins en contrepartie ! Les envoyés languedociens n’acceptent pas ce chantage et provoquent la colère du pape qui menace la ville du bûcher. Le 8 octobre 1299, les consuls de Carcassonne demandent à nouveau l’absolution pour leur ville excommuniée. Cette fois-çi, l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville accepte, mais châtie cruellement douze des chefs de la révolte en les jetant dans la terrible prison de Carcassonne. En juin 1300, il se présente au couvent des frères franciscains de Carcassonne, devenu le quartier général de l’insurrection contre les inquisiteurs mais Bernard Délicieux refuse à nouveau d’ouvrir ses portes et ameute la population qui vient à son secours.

À la cour, Philippe le Bel, inquiet de ce qu’on lui rapporte, désigne Jean de Picquigny comme enquêteur royal, qui découvre les horreurs perpétrés en Languedoc, et repart auprès du roi en compagnie de Bernard Délicieux, qui déballe tout : l’inquisition arrête et torture dans le seul but de s’enrichir, car les biens des condamnés sont confisqués ; à Albi, l’évêque Bernard de Castanet a besoin de beaucoup d’argent pour construire la cathédrale Sainte Cécile, et pour ce faire, met en œuvre systématiquement la torture. Le 2 décembre 1302, frère Bernard emmène nombre de femmes d’Albi jusqu’à Carcassonne où leurs maris sont emprisonnés : la foule qui gronde apeure les édiles qui transfèrent les prisonniers vers les prisons royales, moins terribles.

Résumé de Passeurs d’histoire(s) 1 000 en Languedoc et en Roussillon de Bernard Bourrié. Le Papillon rouge 2016

Fichier:Beaux-Arts de Carcassonne - La Délivrance des emmurés de Carcassonne 1879 - Jean Paul Laurens.jpg — Wikipédia

La Délivrance des emmurés de Carcassonne 1879 – Jean Paul Laurens

Fichier:Augustins - L'Agitateur du Languedoc - Jean-Paul Laurens RO 699.jpg

L’Agitateur du Languedoc – 1887-. Jean-Paul Laurens. Musée des Augustins, Toulouse

8 01 1297

François Rainier Grimaldi prend aux Génois la principauté de Monaco : 700 ans plus tard, la famille est encore là, moyennant quelques petits arrangements avec la transmission du nom et quelques amitiés bien utiles, comme celle de Talleyrand en 1815, qui leur évita la disparition pure et simple lors du traité de Vienne.

Au XIII° siècle, couvrant l’actuel territoire de l’ouest du Nigeria et du Bénin, débute l’une des plus brillantes civilisations d’Afrique Noire : la civilisation urbaine du Yoruba et du Bénin, ayant pour capitale Ife, aujourd’hui dans l’ouest du Nigeria. Le pouvoir est contrôlé par des sociétés secrètes politico-religieuses. Deux cents ans plus tard, les Yorubas vont se faire les meilleurs pourvoyeurs d’esclaves pour les Portugais, ce qui finira par entraîner leur perte, lorsqu’ils durent razzier sur leur propre territoire, les populations voisines restantes s’étant réfugiées dans des endroits inaccessibles.

22 02 1300

Le pape Boniface VIII décide d’accorder une indulgence plénière [2] à tout chrétien qui ira prier à Rome : c’est le jubilé, dont le succès va être grandiose, le premier événement de masse à l’échelle de l’Occident chrétien. Les chroniqueurs parlent de 200 000 pèlerins présents. Le principe avait été arrêté de le fêter une fois par siècle, mais la demande se révélera si forte et les profits si considérables que l’intervalle sera réduit à cinquante ans, puis à trente-cinq et enfin à vingt-cinq.

Ce jubilé marqua la fin du rêve médiéval d’un salut collectif de l’humanité, et ouvrit l’âge de la recherche du salut individuel.

Giulia Barone

Début de la dévotion au purgatoire, issu de la croyance chrétienne, bien ancienne, en la possibilité du rachat de certains péchés dans certaines conditions après la mort. Elle apparaît d’abord dans des pratiques : prières pour les morts, et ensemble d’actes en faveur du salut des défunts qu’on appela bientôt les suffrages. Saint Augustin, Grégoire le Grand et Origène en sont les premiers inventeurs. On le retrouvera tout au long de La Divine Comédie de Dante. Ce n’est qu’après coup que les théologiens, lui cherchèrent des fondements scripturaires, qui se ramènent à quatre textes :

  • Ancien Testament [II Maccabées, XII, 41-46], le sacrifice ordonné par Judas Maccabée pour le rachat des péchés des soldats tombés dans une bataille.
  • Dans le Nouveau Testament, le texte de Matthieu [XII,31-32] évoquant la remise des péchés dans l’autre monde
  • La première épître de Paul aux Corinthiens [III, 11-15], décrivant la purification après la mort de certaines catégories de pêcheurs.
  • L’histoire du pauvre Lazare et du mauvais riche, chez Luc [XVI, 19-31]

vers 1300 

En Extrême Orient, au sud-ouest du détroit de Behring, sur la côte pacifique de l’Asie, il est deux îles, Yttygran et Arakamchechen,  par 64°45’N, sur lesquelles des hommes – Yuit et Tchouktches – dressent des allées de mâchoires de baleines, orientées est-ouest ; sur 400 mètres de distance, 13 groupes de gigantesques crânes – 47 – de une tonne et demie chacun, sont espacés sur le littoral, le long d’une plage, à 50 centimètres au-dessus de la haute mer, par groupes de 2, puis groupes de 4. Au centre géométrique  se trouve une surface formant un demi-cercle en amphithéâtre de 4-5 mètres au pourtour délimité par d’énormes blocs de pierre. Pour Jean Malaurie, qui nommera cet endroit l’Allée des Baleines, c’est un haut lieu du chamanisme, dans lequel la baleine tient une place centrale.

De façon générale, dans tout l’Occident, on assiste à un refroidissement du climat, qui va durer à peu près 150 ans, de 1300 à 1450 : vers 1200, des paysans suisses avaient construit une canalisation en bois de mélèze, pour prendre de l’eau du glacier d’Aletsch : cette canalisation a du être détournée en 1240 pour éviter les glaces, puis abandonnée en 1370. Près de Zermatt, un village serait encore enfoui sous la glace.

Mise au point de la brouette (contraction de barre et de roue): les principaux utilisateurs en seront les bâtisseurs de cathédrale. Celle attribuée à Pascal ne sera qu’une chaise à porteur montée sur roues.

Une bascule de l’économie s’annonce : Durant la période d’euphorie, le centre […de l’économie] s’était fixé, pour un bon siècle, dans le quadrilatère remuant des foires de Champagne. Autour de ce centre oscillait le fléau d’une balance essentielle : dans un plateau, les Pays-Bas ; dans l’autre, l’Italie du Nord avec ses villes, vraies multinationales, Venise, Milan, Gênes, Florence. Le Nord, c’est l’industrie drapante ; le Sud, le commerce et la banque – ce dernier plateau plus lourd assurément que l’autre. Par suite, le déclin des foires de Champagne marquera un tournant : leur prospérité, en ce qui concerne les marchandises, ne dépassera pas la fin du XIII° siècle ; les paiements de foire en foire, c’est-à-dire la machine du crédit, se maintiendront au plus tard jusqu’en 1320. Dès 1296, on voit des négociants florentins émigrer à Lyon. Le revenu des foires [pour le fisc] serait passé de 6 à 8 000 livres, au XIII° siècle, à 1 700 au début du XIV° siècle, pour remonter péniblement à 2 630 livres en 1340.

Au total, un tournant décisif pour l’Europe et pour la France. En 1297, l’Italie a réussi, en effet, sa première liaison directe et régulière par Gibraltar jusqu’à Southampton, Londres et Bruges, grâce aux grosses caraques de Gênes que vont suivre, plus ou moins vite, les autres navires de Méditerranée [les galées de Venise inaugureront leur liaison directe seulement en 1317]. En même temps, les routes terrestres les plus actives à travers les Alpes se déplacent vers l’est : au Mont Cenis et au Grand-Saint-Bernard se substituent le Simplon, le Saint-Gothard, le Brenner. L’isthme français ne tombe pas en panne, mais se trouve concurrencé et, au vrai, déclassé. Le métal des mines d’argent allemandes a été, sans doute, un des moteurs de ces déviations.

Finalement, la France que le trafic des foires de Champagne vivifiait – du moins en partie, ainsi dans la vallée du Rhône, dans l’Est et le Centre du Bassin Parisien – se trouve déconnectée, à peu près hors des routes principales du capitalisme européen. Et cette mise à l’écart sera de longue durée. Les pays que favorisera le capitalisme à venir sont curieusement situés sur un cercle qui entoure la France à bonne distance : routes d’Allemagne, itinéraires des navires méditerranéens qui touchent à Marseille, à Aigues-Mortes, mais surtout à Barcelone, à Valence, à Séville, à Lisbonne, et prennent ensuite, vers le nord, la route directe du golfe de Gascogne – laquelle gagne Southampton, Londres et Bruges sans toucher, sauf accident, les ports français (sauf peut-être La Rochelle où des marchands florentins, qui protègent la ville, sont en place durant la guerre de Cent Ans). Ainsi se ferme le cercle qui nous entoure.

Ces nouvelles liaisons ont été lentes à s’organiser, comme le veut ce genre de processus. Cependant, avec le mouvement de bascule qui se produit alors, c’est l’Italie qui l’emporte. Si bien que, dans les temps gris et plus que maussades qui s’instaurent, elle se trouvera relativement à l’abri, comme disent les économistes.

Du coup, la lutte pour la primauté devient serrée, dramatique, entre les grandes villes de la péninsule qui sont chacune, déjà, de grands centres liés à l’économie internationale. Florence qui, jusque-là, avec l’Arte di Calimala. se contentait de teindre les draps écrus achetés dans le Nord, naturalise chez elle la fabrication des draps avec l’essor rapide de son Arte della Lana ; elle est à la fois victorieuse sur le plan industriel et sur le plan plus risqué, mais qu’elle pratique depuis longtemps déjà, de la banque, de la finance. Elle aura joué, contre la France, la carte anglaise. Gênes, la première comme toujours à flairer le vent, a ouvert la nouvelle (et dès lors régulière) route du Nord, par Gibraltar. Milan, en pleine activité, s’approche de ce qui aurait pu être, des siècles à l’avance, la Révolution industrielle. Est-ce la crise (elle existe, même pour les privilégiés) qui l’a privée de ce succès, seulement frôlé et pourtant étonnant, sensationnel aux yeux des historiens ?

Finalement, c’est Venise qui l’emporte sur toutes ses rivales, et grâce à un capitalisme marchand – et non bancaire – que je qualifierai de capitalisme vieux jeu, traditionnel. Certes, mais le moteur de l’économie, dans ce qu’elle a d’international et de plus fructueux, n’est-ce pas alors à l’Est de l’Europe, la mer Noire et la route de la soie, jusqu’à l’invasion mongole de 1340 ? Et ensuite le Levant, particulièrement l’Égypte (qui draine le poivre et les épices de l’océan Indien, plus l’or en poudre du Niger), dont Venise s’ouvre à nouveau la porte vers les années 1340 ? D’ailleurs, c’est sur mer et sur les marchés du Moyen-Orient et de la mer Noire que Gênes et Venise se livreront leur guerre sans merci. Le combat restera longtemps indécis puisque ce n’est qu’à la fin du XIV° siècle, après sa victoire à l’issue de la guerre dramatique de Chioggia (1383), que Venise sera enfin débarrassée du rival génois et s’installera dans sa primauté, dès lors tranquille. Et cette primauté déclasse la France qui, pour longtemps, est bel et bien hors jeu. Qui le restera lorsque, finalement, l’Europe sortira du tunnel.

Fernand Braudel. L’identité de la France. Arthaud Flammarion 1986

04 1302  

Philippe le Bel ordonne la réunion des représentants des 3 ordres, la noblesse, le clergé et la bourgeoisie des villes, cette dernière formant l’amorce de ce qui sera plus tard le Tiers État. Le mot n’est pas prononcé, mais il s’agit bien d’États Généraux, qui naissent ainsi à l’initiative du pouvoir royal. Et où donc va-t-on mettre tout ce beau monde – cela fait à peu près 1 000 personnes – eh bien ! ce sera à Notre Dame de Paris, tout juste terminée depuis 50 ans… dans laquelle on verra le chancelier Pierre Flote se livrer à un violent réquisitoire contre la papauté !

11 07 1302

La Flandre, riche de ses draperies et de ses grandes villes, est tiraillée entre France et Angleterre, et aussi convoitée par les deux pays. Philippe le Bel veut en découdre : ses troupes conduites par Robert d’Artois, se réjouissent de voir qu’en face, il n’y a que les clauwaerts – le petit peuple, à pied, bien sûr -. La cavalerie française se lance dans la grande plaine marécageuse de Courtrai, au bout de laquelle a été creusé un profond fossé, bien masqué, au fond duquel viennent chuter les lourds chevaux et leurs cavaliers, rapidement égorgés par les Flamands. La piétaille a eu le dessus sur la cavalerie ! Il faudra attendre deux ans pour tenir la revanche à Mons en Pévèle, en 1304.

8 11 1302  

Le pape Boniface VIII édicte la Bulle Unam Sanctam : Il faut que le glaive soit sous le glaive, et l’autorité temporelle sous l’autorité spirituelle. Le pouvoir spirituel institue le pouvoir terrestre et, s’il est mauvais, il le juge. […] être soumis au pontife romain demeure pour toute créature nécessité de salut.

Cela ne pouvait plaire à Philippe le Bel qui n’en était pas à son premier conflit avec le pape. L’année suivante, il envoyait des lettres dans tous les baillages, les sénéchaussées et les villes du royaume, pour dresser ses sujets contre le pape, et son envoyé Guillaume de Nogaret insultait directement le pape à Agnani. Juriste de formation, le bonhomme versait volontiers dans un mysticisme adossé à une grande culture biblique et eschatologique ; il exaltait la nature religieuse de l’autorité royale de Philippe le Bel, le faisant quasiment pape en son royaume.

1302

Un tremblement de terre détruit ce qu’il reste du phare d’Alexandrie.

1303

Bacon les avait annoncées et elles arrivent, avec Bernard de Gordon qui crée les premières lunettes de correction en France. On n’en connaît pas le véritable inventeur, qui aurait été soit un moine de Florence : Spina, soit un membre de la Guilde des Verriers de Venise : on corrigeait la presbytie et l’hypermétropie dès 1285. En 1352, Thomas de Modène fera le portrait d’un dominicain portant lunettes. De 1466 à 1475, un apothicaire de Venise, originaire d’Arezzo, en expédiera près de 100 000 paires à Damas.

Tremblement de terre en Chine, où l’on comptera plus de 800 000 victimes.

1305  

Bafoué, bousculé par Philippe le Bel, Boniface VIII est mort en octobre 1303. Philippe le Bel fait élire à la tête de l’Église Bertrand de Got, gascon et français, archevêque de Bordeaux qui deviendra Clément V, passera 4 ans à Rome, très souvent au milieu de troubles graves.

Le théologien musulman de Daams Ibn Taymiyya (1263-1328) participe à la destruction d’un premier rocher couvert d’ex-voto portant une empreinte de pied de l’imam Ali. Il va plaider pour la réforme d’un islam jugé déclinant en proposant un retour à l’âge d’or de ses premiers et pieux croyants, les salaf – le prophète et ses quatre successeurs, les premiers califes. Il s’élève ainsi contre le culte des saints et critique même le mawlid, la fête anniversaire très populaire de Mahomet qui apparaît à la fin du VIII° siècle. Ses positions, très critiquées, lui vaudront l’emprisonnement.

21 07 1306

Les Juifs sont expulsés une nouvelle fois du Royaume de France : c’est Philippe le Bel qui l’ordonne : il confisque au passage leurs biens, et, quand ils seront autorisés à revenir en 1315, ne leur en rendra que le tiers. Sa réputation de roi-faux-monnayeur n’est pas fausse : il s’arrangera d’une dette croissante de l’État en opérant des refontes successives du métal en circulation, en jouant sur la monnaie par des dévaluations et des réévaluations incessantes.

1306

L’ordre des Hospitaliers met l’île de Rhodes dans son escarcelle.

23 03 1307

Fin d’un siège de presque trois ans sur le Mont Rubello, dans le Valsesia, au sud-ouest du lac Majeur, en Italie du Nord, où les Frères apostoliques, menés par Fra Dolcino Tornielli, [Dulcin, pour les français] avaient résisté dans un camp fortifié au siège des militaires menés par l’évêque de Vercelli : depuis plus de trois mois, toutes les voies de communication avaient été coupées, et on dénombra parmi les assiégés près de 400 morts de faim. Il restait 140 survivants.

Les Frères apostoliques avaient été fondés en 1260 par Segarelli, et, à sa mort sur le bûcher en 1300, Dolcino avait pris sa suite. Ce mouvement dolcinien, dans la ligne des théories millénaristes de Joachim de Flore, se définissait par quelques prises de position précises : refus de la hiérarchie ecclésiastique et retour aux idéaux originaux de pauvreté et d’humilité, refus du système féodal, libération de toute contrainte et de tout assujettissement, organisation d’une société égalitaire d’aide et de respect mutuel, mettant en commun les biens et respectant l’égalité des sexes.

Fra Dolcino et sa compagne Margherita Boninsegna n’auront même pas droit à un procès : le 1° juin 1307, Fra Dolcino sera castré, et, après leur mort, les deux corps seront démembrés. On ne les oubliera pas vite : 15 ans plus tard, l’Église brûlera à Padoue 100 frères apostoliques…

24 08 1307

Le pape Clément V, pourtant créature de Philippe le Bel, face aux prétentions exorbitantes de ce dernier [ouverture d’un procès posthume contre Boniface VIII, levée des anathèmes contre l’attentat d’Agnani], lui écrit pour lui faire part de l’ouverture d’une enquête sur les Templiers, à la demande même de ces derniers qui voient avec inquiétude grossir dans l’entourage royal les rumeurs de mala fama – mauvaise réputation – .

Quel en est le contenu ? Il semble bien que leur richesse, si elle suscitait bien des convoitises, n’ait pas été au premier rang des motifs. Il faudrait plutôt aller voir du coté du catholicisme exalté de Guillaume de Nogaret qui lui faisait prêter les deux oreilles à la littérature prophétique de l’époque, et précisément celle du cistercien calabrais Joachim de Flore, selon lequel l’Antéchrist annoncé dans l’apocalypse de Jean, s’installerait dans le temple de Jérusalem, lequel avait donné son nom aux Templiers. On avait tricoté des mensonges tous plus gros les uns que les autres sur de secrètes pratiques diaboliques. Et il est vrai aussi que leur image s’était dégradée depuis la perte de leurs dernières positions de Terre Sainte, en 1291.

13 09 1307 

La procédure annoncée par le pape sur les Templiers risque de couper l’herbe sous les pieds de Philippe le Bel, lui enlevant toute maîtrise de l’affaire : il ordonne à tous ses représentants en France, baillis et sénéchaux, commissaires spécialement nommés, de préparer leur arrestation.

12 10 1307

Jacques de Molay, grand maître de l’ordre du Temple, assiste en compagnie de Philippe le Bel aux funérailles de la belle sœur du roi.

13 10 1307

Philippe le Bel fait arrêter à la même heure, dans toutes les villes de France l’ensemble des Templiers : c’est certainement la première rafle policière d’importance.

Le temple, comme tous les ordres militaires, dérivait de Cîteaux. Le réformateur de Cîteaux, saint Bernard, de la même plume qui commentait le Cantique des Cantiques, donna aux chevaliers leur règle enthousiaste et austère. Cette règle, c’était l’exil et la guerre sainte jusqu’à la mort. Les Templiers devaient toujours accepter le combat, fût-ce d’un contre trois, ne jamais demander quartier, ne point donner de rançon, pas un pan de mur, par un pouce de terre. Ils n’avaient pas de repos à espérer. On ne leur permettait pas de passer dans les ordres moins austères.

Allez heureux, allez paisible, leur dit Saint Bernard ; chassez d’un cœur intrépide les ennemis de la croix du Christ, bien sûrs que ni la vie ni la mort ne pourront vous mettre hors l’amour de Dieu qui est en Jésus. En tout péril, redites-vous la parole : Vivants ou morts, nous sommes au Seigneur… Glorieux les vainqueurs, heureux les martyrs !

Voici la rude esquisse qu’il nous donne de la figure du Templier : Cheveux tondus, poil hérissé, souillé de poussière ; noir de fer, noir de hâle et de soleil… Ils aiment les chevaux ardents et rapides, mais non parés, bigarrés, caparaçonnés… Ce qui charme dans cette foule, dans ce torrent qui coule à la Terre sainte, c’est que vous n’y voyez que des scélérats et des impies. Christ, d’un ennemi, se fait un champion : du persécuteur Saül, il fait un saint Paul… Puis, dans un éloquent itinéraire, il conduit les guerriers pénitents de Bethléem au Calvaire, de Nazareth au Saint-Sépulcre.

Le soldat a la gloire, le moine le repos. Le Templier abjurait l’un et l’autre. Il réunissait ce que les deux vies ont de plus dur, les périls et les abstinences. La grande affaire du moyen-âge fut longtemps la guerre sainte, la croisade ; l’idéal de la croisade semblait réalisé dans l’ordre du Temple. C’était la croisade devenue fixe et permanente.

Associés aux Hospitaliers dans la défense des saints lieux, ils en différaient en ce que la guerre était plus particulièrement le but de leur institution. Les uns et les autres rendaient les plus grands services. Quel bonheur n’était-ce pas pour le pèlerin qui voyageait sur la route poudreuse de Jaffa à Jérusalem, et qui croyait à tout moment voir fondre sur lui les brigands arabes, de rencontrer un chevalier, de reconnaître la secourable croix-rouge sur le manteau blanc de l’ordre du Temple ! En bataille, les deux ordres fournissaient alternativement l’avant-garde et l’arrière-garde. On mettait au milieu les croisés nouveaux venus et peu habitués aux guerres d’Asie. Les chevaliers les entouraient, les protégeaient, dit fièrement un des leurs, comme une mère son enfant. Ces auxiliaires passagers reconnaissaient ordinairement assez mal ce dévouement. Ils servaient moins les chevaliers qu’ils ne les embarrassaient. Orgueilleux et fervents à leur arrivée, bien sûrs qu’un miracle allait se faire exprès pour eux, ils ne manquaient pas de rompre les trêves ; ils entraînaient les chevaliers dans des périls inutiles, se faisaient battre et partaient, leur laissant le poids de la guerre et les accusant de les avoir mal soutenus. Les Templiers formaient l’avant-garde à Mansourah, lorsque ce jeune fou de comte d’Artois s’obstina à la poursuite, malgré leur conseil, et se jeta dans la ville ; ils le suivirent par honneur et furent tous tués.

On avait cru avec raison ne pouvoir jamais assez pour un ordre si dévoué et si utile. Les privilèges les plus magnifiques leur furent accordés. D’abord, ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si loin et si haut n’était guère réclamé ; ainsi les Templiers étaient juges dans leur causes. Ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté ! Il leur était défendu d’accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage.

Chacun désirait naturellement participer à de tels privilèges. Innocent III lui-même voulut être affilié à l’ordre ; Philippe le Bel le demanda en vain.

Mais quand cet ordre n’eut pas eu ces grands et magnifiques privilèges, on s’y serait présenté en foule. Le Temple avait pour les imaginations un attrait de mystère et de vague terreur. Les réceptions avaient lieu dans les églises de l’ordre, la nuit et portes fermées. Les membres inférieurs en étaient exclus. On disait que si le roi de France lui-même y eût pénétré, il n’en serait pas sorti.

La forme de réception était empruntée aux rites dramatiques et bizarres, aux mystères dont l’Eglise antique ne craignait pas d’entourer les choses saintes. Le récipiendaire était présenté d’abord comme un pêcheur, un mauvais chrétien, un renégat. Il reniait, à l’exemple de saint Pierre ;  le reniement, dans cette pantomime, s’exprimait par un acte, cracher sur la croix. L’ordre se chargeait de réhabiliter ce renégat, de l’élever d’autant plus haut que sa chute était plus profonde. Ainsi, dans la Fête des fols ou idiots, l’homme offrait l’hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l’Église qui devait le régénérer. Ces comédies sacrées, chaque jour moins comprises, étaient de plus en plus dangereuses, plus capables de scandaliser un âge prosaïque, qui ne voyait que la lettre et perdait le sens du symbole.

Elles avaient ici un autre danger. L’orgueil du Temple pouvait laisser dans ces formes une équivoque impie. Le récipiendaire pouvait croire qu’au-delà du christianisme vulgaire, l’ordre allait lui révéler une religion plus haute, lui ouvrir un sanctuaire derrière le sanctuaire.

Ce nom du Temple n’était pas sacré pour les seuls chrétiens. S’il exprimait pour eux le Saint-Sépulcre, il rappelait aux Juifs, aux musulmans, le temple de Salomon. L’’idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l’Église, planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L’Église datait, et le temple ne datait pas. Contemporain de tous les âges, c’était comme un symbole de la perpétuité religieuse. Même après la ruine des Templiers, le Temple subsiste, au moins comme tradition, dans les enseignements d’une foule de sociétés secrètes, jusqu’aux Rose-Croix, jusqu’aux Francs-Maçons.

L’Église est la maison du Christ, le Temple celle du Saint-Esprit. Les gnostiques prenaient pour leur grande fête, non pas Noël ou Pâques, mais la Pentecôte, le jour où l’Esprit descendit. Jusqu’à quel point ces vieilles sectes subsistèrent-elles au moyen-âge ? Les Templiers y furent-ils affiliés ? De telles questions, malgré les ingénieuses conjectures des modernes, resteront toujours obscures dans l’insuffisance des monuments.

Ces doctrines intérieures du Temple semblent tout à la fois vouloir se montrer et se cacher. On croit les reconnaître, soit dans les emblèmes étranges sculptés au portail de quelques églises, soit dans le dernier cycle épique du moyen-âge, dans ces poèmes où la chevalerie épurée n’est plus qu’une odyssée, un voyage héroïque et pieux à la recherche du Graal. On appelait ainsi la sainte coupe qui reçut le sang du Sauveur. La simple vue de cette coupe prolonge la vie de cinq cents années. Les enfants seuls peuvent en approcher sans mourir. Autour du Temple qui la contient, veillent en armes les Templiers ou chevaliers du Graal.

Cette chevalerie plus qu’ecclésiastique, ce froid et trop pur idéal, qui fut le fin du moyen-âge et sa dernière rêverie, se trouvait, par sa hauteur même, étranger à toute réalité, inaccessible à toute pratique. Le templiste resta dans les poèmes, figure nuageuse et quasi divine. Le templier s’enfonça dans la brutalité.

Je ne voudrais pas m’associer aux persécuteurs de ce grand ordre. L’ennemi des Templiers les a lavés sans le vouloir : les tortures par lesquelles il leur arracha de honteux aveux semble une présomption d’innocence. On est tenté de ne pas croire les malheureux qui s’accusent dans les gênes. S’il y eut des souillures, on est tenté de ne plus les voir, effacées qu’elles furent dans la flamme des bûchers.

Il subsiste cependant de graves aveux, obtenus hors de la question et des tortures. Les points mêmes qui ne furent pas prouvés n’en sont pas moins vraisemblables pour qui connaît la nature humaine, pour qui considère sérieusement la situation de l’ordre dans ses derniers temps.

Il était naturel que le relâchement s’introduisit parmi des moines guerriers, des cadets de la noblesse, qui couraient les aventures loin de la chrétienté, souvent loin des yeux de leurs chefs, entre les périls d’une guerre à mort et les  tentations d’un climat brûlant, d’un pays d’esclaves, de la luxurieuse Syrie. L’orgueil et l’honneur les soutinrent tant qu’il y eut espoir pour la terre sainte. Sachons-leur gré d’avoir résisté si longtemps, lorsqu’à chaque croisade, leur attente était tristement déçue, lorsque toute prédiction mentait, que les miracles promis s’ajournaient toujours. Il n’y avait pas de semaine que la cloche de Jérusalem ne sonnât l’apparition des Arabes dans la plaine désolée. C’était toujours aux Templiers, aux Hospitaliers à monter à cheval ; à sortir des murs… Enfin ils perdirent Jérusalem, puis Saint Jean d’Acre. Soldats délaissés, sentinelles perdues, faut-il s’étonner si, au soir de cette bataille de deux siècles, les bras leur tombèrent ?

La chute est grave après les grands efforts. L’âme montée si haut dans l’héroïsme et la sainteté tombe bien lourde en terre… Malade et aigrie, elle se plonge dans le mal avec une faim sauvage, comme pour se venger d’avoir cru.

Telle paraît avoir été la chute du Temple. Tout ce qu’il y avait eu de saint en l’ordre devint péché et souillure. Après avoir tendu de l’homme à Dieu, il tourna de Dieu à la bête. Les pieuses agapes, les fraternités héroïques, couvrirent de sales amours de moines. Ils cachèrent l’infamie en s’y mettant plus avant. Et l’orgueil y trouvait encore son compte ; ce peuple éternel, sans famille ni génération charnelle, recruté par l’élection et l’esprit, faisait montre de son mépris pour la femme, se suffisant à lui-même et n’aimant rien hors de soi.

Comme ils se passaient de femmes, ils se passaient aussi de prêtres, pêchant et se confessant entre eux. Et ils se passèrent de Dieu encore. Ils essayèrent des superstitions orientales, de la magie sarrasine. D’abord symbolique, le reniement devint réel ; ils abjurèrent un dieu qui ne donnait pas la victoire ; ils le traitèrent comme un allié infidèle qui les trahissait, l’outragèrent, crachèrent sur la croix.

Leur vrai dieu, ce semble, devint l’ordre même. Ils adorèrent le Temple, et les Templiers, leurs chefs, comme Temples vivants. Ils symbolisèrent par les cérémonies les plus sales et les plus repoussantes le dévouement aveugle, l’abandon complet de la volonté. L’ordre, se serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu’il y a de souverainement diabolique dans le Diable, c’est de s’adorer.

Voilà, dira-t-on, des conjectures. Mais elles ressortent trop naturellement d’un grand nombre d’aveux obtenus sans avoir recours à la torture, particulièrement en Angleterre.

Que tel ait été d’ailleurs le caractère général de l’ordre, que les statuts soient devenus expressément honteux et impies, c’est ce que je suis loin d’affirmer. De telles choses ne s’écrivent pas. La corruption entre dans un ordre par connivence mutuelle et tacite. Les formes subsistent, changeant de sens, et perverties par une mauvaise interprétation que personne n’avoue tout haut.

Mais quand ces infamies, ces impiétés auraient été universelles dans l’ordre, elles n’auraient pas suffi pour entraîner sa destruction. Le clergé les aurait couvertes et étouffées, comme tant d’autres désordres ecclésiastiques. La cause de la ruine du Temple, c’est qu’il était trop riche et trop puissant. Il y eut une autre cause plus intime, mais je la dirais tout à l’heure.

À mesure que la ferveur des guerres saintes diminuait en Europe, à mesure qu’on allait moins à la croisade, on donnait davantage au Temple pour s’en dispenser. Les affiliés de l’ordre étaient innombrables. Il suffisait de payer deux ou trois deniers par an. Beaucoup de gens offraient tous leurs biens, leurs personnes mêmes. Deux comtes de Provence se donnèrent ainsi. Un roi d’Aragon légua son royaume (Alphonse le Batailleur, 1131-1132) ; mais le royaume n’y consentit pas.

On peut juger du nombre prodigieux des possessions des Templiers par celui des terres, des fermes, des forts ruinés qui, dans nos villes ou nos campagnes, portent encore le nom du Temple. Ils possédaient, dit-on, plus de neuf mille manoirs dans la chrétienté. En une seule province d’Espagne, au royaume de Valence, ils avaient dix-sept places fortes. Ils achetèrent argent comptant le royaume de Chypres, qu’ils ne purent, il est vrai, garder.

Avec de tels privilèges, de telles richesses, de telles possessions, il était bien difficile de rester humbles. Richard Cœur de Lion disait en mourant : Je laisse mon avarice aux moines de Cîteaux, ma luxure aux moines gris, ma superbe aux Templiers.

Au défaut de Musulmans, cette milice inquiète et indomptable guerroyait contre les chrétiens. Ils firent la guerre au roi de Chypre, et au prince d’Antioche. Ils détrônèrent le roi de Jérusalem Henri II et le duc de Croatie. Ils ravagèrent la Thrace et la Grèce. Tous les Croisés qui revenaient de Syrie ne parlaient que des trahisons des Templiers, de leurs liaisons avec les infidèles. Ils étaient notoirement en rapport avec les Assassins de Syrie ; le peuple remarquait avec effroi l’analogie de leur costume avec celui des sectateurs du Vieux de la Montagne. Ils avaient accueilli le soudan dans leur maison, permis le culte mahométan, averti les Infidèles de l’arrivée de Frédéric II. Dans leurs rivalités furieuses contre les Hospitaliers, ils avaient été jusqu’à lancer des flèches dans le Saint Sépulcre. On assurait qu’ils avaient tué un chef musulman qui voulait se faire chrétien pour ne plus leur payer tribut.

La maison de France particulièrement croyait avoir à se plaindre des Templiers. Ils avaient tué Robert de Brienne à Athènes. Ils avaient refusé d’aider à la rançon de Saint Louis. En dernier lieu, ils s’étaient déclarés pour la Maison d’Aragon contre celle d’Anjou.

Cependant la Terre Sainte avait été définitivement perdue en 1191, et la croisade terminée. Les chevaliers revenaient inutiles, formidables, odieux. Ils rapportaient au milieu de ce royaume épuisé, et sous les yeux d’un roi famélique, un monstrueux trésor de cent cinquante mille florins d’or, et en argent la charge de dix mulets. Qu’allaient-ils faire en pleine paix de tant de forces et de richesses ? Ne seraient-ils pas tentés de se créer une souveraineté dans l’Occident, comme les chevaliers teutoniques l’ont fait en Prusse, les Hospitaliers dans les îles de la Méditerranée, et les Jésuites au Paraguay. S’ils s’étaient unis aux Hospitaliers, aucun roi du monde n’eut pu leur résister. Il n’était point d’État où ils n’eussent des places fortes. Ils tenaient à toutes les familles nobles. Ils n’étaient guère en tout, il est vrai plus de quinze mille chevaliers ; mais c’étaient des hommes aguerris, au milieu d’un peuple qui ne l’était plus, depuis la cessation des guerres des seigneurs. C’étaient d’admirables cavaliers, les rivaux des Mameluks, aussi intelligents, lestes et rapides que la pesante cavalerie féodale était lourde et inerte. On les voyait partout orgueilleusement chevaucher sur leurs admirables chevaux arabes, suivis chacun d’un écuyer, d’un page, d’un servant d’armes, sans compter les esclaves noirs. Ils ne pouvaient varier leurs vêtements, mais ils avaient de précieuses armes orientales, d’un acier de fine trempe et damasquinés richement.

Ils sentaient bien leur force. Les Templiers d’Angleterre avaient osé dire au roi Henri III : Vous serez roi tant que vous serez juste. Dans leur bouche, ce mot était une menace. Tout cela donnait à penser à Philippe le Bel.

Il en voulait à plusieurs d’entre eux de n’avoir souscrit l’appel contre Boniface qu’avec réserve, sub protestationibus. Ils avaient refusé d’admettre le roi dans l’ordre. Ils l’avaient refusé, et ils l’avaient servi, double humiliation. Il leur devait de l’argent ; le Temple était une sorte de banque, comme l’ont été souvent les banques de l’antiquité. Lorsqu’en 1306, il trouva un asile chez eux contre le peuple soulevé, ce fut sans doute pour lui une occasion d’admirer ces trésors de l’ordre : les chevaliers éteint trop confiants, trop fiers pour lui rien cacher.

La tentation était forte pour le roi. Sa victoire de Mons-en Puelle l’avait ruiné. Déjà contraint de rendre la Guyenne, il l’avait été encore de lâcher la Flandre flamande. Sa détresse pécuniaire était extrême, et pourtant, il lui fallut révoquer un impôt contre lequel la Normandie s’était soulevée. Le peuple était déjà si ému qu’on défendit les rassemblements de plus de cinq personnes. Le roi ne pouvait sortir de cette situation désespérée que par quelque grande confiscation. Or, les Juifs avaient été chassés, le coup ne pouvait frapper que sur les prêtres ou sur le nobles, ou bien sur un ordre qui appartenait aux uns ou aux autres, mais qui, par cela même, n’appartenant exclusivement ni à ceux-ci, ni à ceux-là, ne serait défendu par personne. Loin d’être défendus, les Templiers furent plutôt attaqués par leurs défenseurs naturels. Les moines les poursuivirent. Les nobles, les plus grands seigneurs de France, donnèrent par écrit leur adhésion au procès.

Philippe le Bel avait été élevé par un dominicain. Longtemps, ces moines avaient été amis des templiers, au point même qu’ils s’étaient engagés à solliciter de chaque mourant qu’il confesserait un legs pour le Temple. Mais peu à peu, les deux ordres étaient devenus rivaux. Les dominicains avaient un ordre militaire à eux, les Cavalieri gaudenti, qui ne prit pas grand essor. À cette rivalité accidentelle, il faut ajouter une cause fondamentale de haine. Les templiers étaient nobles ; les dominicains, les Mendiants, étaient en grande partie roturiers, quoique dans le tiers ordre ils comptassent des laïcs illustres et même des rois.

Dans les Mendiants, comme dans les légistes conseillers de Philippe le Bel, il y avait contre les nobles, les hommes d’armes, les chevaliers, un fonds commun de malveillance, un levain de haine niveleuse. Les légistes devaient haïr les Templiers comme moines ; les dominicains les détestaient comme gens d’armes, comme moines mondains, qui réunissaient les profits de la sainteté et l’orgueil de la vie militaire. L’ordre de saint Dominique, inquisiteur de naissance, pouvait se croire obligé en conscience de perdre en ses rivaux des mécréants, doublement dangereux, et par l’importation des superstitions sarrasines, et par leurs liaisons avec les mystiques occidentaux, qui ne voulaient plus adorer que le Saint-Esprit.

Le coup ne fut pas imprévu, comme on l’a dit. Les templiers eurent le temps de le voir venir. Mais l’orgueil les perdit : ils crurent toujours qu’on n’oserait.

Le roi hésitait en effet. Il avait d’abord essayé les moyens indirects. Par exemple, il avait demandé à être admis dans l’ordre. S’il y eut réussi, il se serait probablement fait grand maître, comme fit Ferdinand le Catholique pour les ordres militaires d’Espagne. Il aurait appliqué les biens du Temple à son usage, et l’ordre eut été conservé.

Depuis la perte de la terre sainte, et même antérieurement, on avait fait entendre aux Templiers qu’il serait urgent de les réunir aux Hospitaliers. Réuni à un ordre plus docile, le Temple eût présenté peu de résistance aux rois.

Ils ne voulurent point entendre à cela, Le grand maître, Jacques Molay, pauvre chevalier de Bourgogne, mais vieux et brave soldat qui venait de s’honorer en Orient par les derniers combats qu’y rendirent les chrétiens, répondit que saint Louis avait, il est vrai, proposé autrefois la réunion des deux ordres, mais que le roi d’Espagne n’y avait point consenti ; que pour que les Hospitaliers fussent réunis aux Templiers, il faudrait qu’ils s’amendassent fort ; que les Templiers étaient plus exclusivement fondés pour la guerre. Il finissait par ces paroles hautaines : On trouve beaucoup de gens qui voudraient ôter aux religieux leurs biens, plutôt que de leur en donner Mais si l’on fait cette union des deux ordres, cette Religion sera si forte et si puissante qu’elle pourra bien défendre ses droits contre toute personne au monde.

Pendant que les Templiers résistaient si fièrement à toute concession, les mauvais bruits allaient se fortifiant  Eux-mêmes y contribuaient Un chevalier disait à Raoul de Presles, l’un des hommes les plus graves du temps que dans le chapitre général de l’ordre, il y avait une chose si secrète, que si pour son malheur quelqu’un la voyait, fût-ce le roi de France, nulle crainte de tourment n’empêcherait ceux du chapitre de le tuer, selon leur pouvoir.

Un Templier nouvellement reçu avait protesté contre la forme de réception devant l’official de Paris. Un autre s’en était confessé à un cordelier qui lui donna pour pénitence de jeûner tous les vendredis un an durant sans chemise. Un autre enfin, qui était de la maison du pape lui avait ingénument confessé tout le mal qu’il avait reconnu en son ordre, en présence d’un cardinal son cousin, qui écrivit à l’instant cette déposition.

On faisait en même temps courir des bruits sinistres sur les prisons terribles où les chefs de l’ordre plongeaient les membres récalcitrants. Un des chevaliers déclara qu’un de ses oncles était entré dans l’ordre sain et gai, avec chiens et faucons ; au bout de trois jours, il était mort.

Le peuple accueillait avidement ces bruits, il trouvait les Templiers trop riches et peu généreux. Quoique le grand maître dans ses interrogatoires vante la munificence de l’ordre, un des griefs porté contre cette opulente corporation, c’est que les aumônes ne s’y faisaient pas comme il convenait.

Les choses étaient mûres. Le roi appela à Paris le grand maître et les chefs ; il les caresse, les combla, les endormit. Ils vinrent se faire prendre au filet comme les protestants à la Saint Barthélémy.

Il venait d’augmenter leurs privilèges. Il avait prié le grand maître d’être parrain d’un de ses enfants. Le 12 octobre, Jacques Molay, désigné par lui avec d’autres grands personnages, avait tenu le poêle à l’enterrement de la belle-sœur de Philippe. Le 13, il fût arrêté avec les cent quarante Templiers qui étaient à Paris. Le même jour, soixante le furent à Beaucaire, puis une foule d’autres par toute la France.

On s’assura de l’assentiment du peuple et de l’Université. Le jour même de l’arrestation, les bourgeois furent appelés par paroisses et par confréries au jardin du roi dans la Cité ; des moines y prêchèrent. On peut juger de la violence de ces prédications populaires par celle de la lettre royale, qui courut par toute la France : Une chose amère, une chose déplorable, une chose horrible à penser, terrible à entendre ! chose exécrable de scélératesse, détestable d’infamie ! … Un esprit doué de raison compatit et se trouble dans sa compassion, en voyant une nature qui s’exile elle-même hors des bornes de la nature, qui oublie son principe, qui méconnaît sa dignité, qui, prodigue de soi, s’assimile aux bêtes dépourvues de sens ; que dis-je ? qui dépasse la brutalité des bêtes elles-mêmes ! … On juge de la terreur et du saisissement avec lesquels une telle lettre fut reçue de toute âme chrétienne. C’était comme un coup de trompette du jugement dernier.

Suivait l’indication sommaire des accusations : reniement, trahison de la chrétienté au profit des Infidèles, initiation dégoûtante, prostitution mutuelle ; enfin, le comble de l’horreur, cracher sur la croix !

Tout cela avait été dénoncé par des Templiers. Deux chevaliers, un Gascon et un Italien, en prison pour leurs méfaits, avaient, disait-on, révélé trous les secrets de l’ordre.

Ce qui frappait le plus l’imagination, c’étaient les bruits étranges qui couraient sur une idole [3] qu’auraient adoré les Templiers. Les rapports variaient. Selon les uns, c’était une tête barbue ; d’autres disaient une tête à trois faces. Elle avait, disait-on encore, des yeux étincelants. Selon quelques-uns, c’était un crâne d’homme. D’autres y substituaient un chat.

Quoiqu’il en fût de ces bruits, Philippe le Bel n’avait pas perdu de temps. Le jour-même de l’arrestation, il vint de sa personne s’établir au Temple avec son trésor et son Trésor des chartes, avec une armée de gens de loi, pour instrumenter, inventorier. Cette belle saisie l’avait fait riche tout d’un coup.

Jules Michelet. Histoire de France. 1867

Il y avait au Moyen-Âge, à l’approche du nouvel an, une journée des fous. Ce jour-là, dans les abbayes, dans les monastères, dans les églises, la hiérarchie religieuse valse dans la liesse. Un simple diacre se proclame évêque et revêt les ornements pontificaux. Un moine discret devient pape. Les principes les plus élémentaires sont piétinés. Les prêtres, barbouillés de lie, chantent des chansons obscènes. Ils vont jusqu’à promener par la ville des hommes entièrement nus. Les dés roulent dans les églises, les voyous prennent possession de la rue, les jongleurs et les acrobates sont les rois de la cité. Chacun endosse les habits d’un autre et joue un rôle. La journée des fous est attendue par tous et donne lieu à de formidables réjouissances populaires. L’ordre des choses a vécu. Le lendemain pourtant, chacun revient à sa place, comme délivré des chimères de la révolte par cette parenthèse festive.

Pauline Dreyfus. Le déjeuner des barricades. Grasset 2017

vers 1307  

La situation de l’Italie ne convient pas du tout à Dante, installé alors à Vérone : Ah ! Italie esclave, maison de douleur, navire sans nocher [pilote] en grande tempête, non plus maîtresse de provinces mais bordel !… Maintenant, chez toi, tes fils vivants sont tous en guerre et se rongent entre eux, chacun enfermé derrière un mur et un fossé… Toutes les cités d’Italie sont pleines de tyrans et tout vilain qui se présente, devient, à la faveur des partis, un Marcellus.

Dante  [4]

L’auteur de la Comédie – ce n’est qu’au XVI° siècle qu’on la qualifiera de divine – est considéré comme le père de la langue italienne : publiée de 1314 à 1320, la Comédie est la première œuvre d’importance à être écrite dans une langue commune à toute l’Italie, dont le socle de base est tout naturellement le parler toscan, mais qui fait de nombreux emprunts aux autre langues vernaculaires.  C’est à Dante que l’on doit les noms de nos langues : il avait choisit de les nommer par leur oui, et c’est ainsi que l’on eut la Langue d’Oc, la langue d’Oïl, l’italien étant la langue de Si. Et c’est encore à Dante que l’on doit le mot artiste : non content du mot existant artigiano – artisan – pour glorifier Giotto dans le Purgatoire, il invente artista.

Mais il s’en faudra de quelques années pour que jaillisse, malgré ou peut-être à cause de ces luttes intestines, le splendide Trecento italien lors duquel humanistes, artistes – ils ont pour nom Dante, Pétrarque, Giotto… – mais aussi marchands et banquiers, inaugurent la Renaissance : – là encore, la réalité aura existé avant que d’être nommée : le mot ne viendra que très tard, dans la bouche de Giorgio Vasari, peintre et architecte des Médicis et de la papauté :  Rinascita, en 1550 -. C’est à Pétrarque que l’on doit le retour au milieu des hommes de quelques textes majeurs tombés dans l’oubli : à Liège il découvrit le Pro Archia de Cicéron, à Vérone, ses Ad Atticum, Ad Quintum et Ad Brutum. À Paris il retrouva les poèmes élégiaques de Properce. En 1350,  Quintillien. Il recomposa la première et la quatrième décade de l’Histoire Romaine de Tite Live à partir de fragments,  et restaura des textes de Virgile.

Chose singulière au premier abord, mais dont une observation quelque peu intuitive montre la fréquence, et presque la nécessité. On assiste, si on poursuit ce parallèle entre le Japon et la Grèce, à un renversement des lois que leur esprit politique révèle. L’art grec, dans son ensemble, présente une sérénité dans l’ordre qui l’a fait parfois taxer de froideur. L’art japonais, malgré la continuité imperturbable de son style décoratif, offre une nervosité qui révèle l’agitation de l’esprit. Il semble qu’on rencontre ici un exemple de plus de cette étrange loi qui contraint tous les peuples à chercher, dans les manifestations de leur univers esthétique, un contrepoids aux exigences de leur univers moral. C’est ainsi que chez les Hindous, le mouvement de flot de la grande sculpture rupestre compense la rigidité du régime des castes. C’est ainsi que l’Égyptien s’évade d’un appareil théocratique immuable en cherchant, entre les plans catégoriques des statues qui l’expriment, des ondulations infinies où l’âme humaine atteint peut-être le degré de subtilité musicale le plus insaisissable auquel elle ait pu prétendre. C’est ainsi que la mesure de l’art français contrebalance l’instabilité d’opinions, de modes, de jugements qui caractérise la France. C’est ainsi que l’arabesque qui réunit, dans la peinture italienne, les formes et les mouvements, offre aux conflits des passions dont les cœurs italiens sont si constamment le théâtre, l’abri d’une unité spirituelle irréalisable dans le domaine social. C’est ainsi que le lyrisme de la poésie anglaise rachète le positivisme de la morale et de la politique des Anglais. C’est ainsi que la musique allemande refoule, par une reprise victorieuse de sa volonté de construire, la manie germanique d’accumuler des multitudes d’idées, d’objets et de faits sans lien visible. Peut-être le contraste offert sur ce terrain entre le Japonais et le Grec est-il le signe, chez le Grec, de la prédominance des éléments blanc et noir sur l’élément jaune, et, chez les Japonais, de la prédominance des éléments jaune et blanc sur l’élément noir ? Mais le fait est que la Grèce vient à bout de son désordre politique par un ordre esthétique rigoureux. Et que le Japon, par la continuité et la fermeté de sa direction morale, réagit contre ce que son génie artistique peut avoir de trop inquiet. Il n’est pas inutile d’ajouter que cette impressionnabilité a justement favorisé, chez l’artiste japonais, une invention infatigable dans les rythmes et les motifs du décor et de la technique, comme le désordre politique grec faisait naître, chez les moralistes et les psychologues, une incroyable abondance de vues nouvelles et de fécondes directions. La contradiction apparente que nous avons dénoncée aboutit à nous révéler, entre le Japon et la Grèce, une ressemblance de plus.

Élie Faure. Histoire de l’Art. Denoël 1985 [Première édition 1909]

Ce climat de luttes politiques incessantes n’a pourtant pas empêché le développement de la brillante Renaissance italienne. D’une certaine façon, il l’a même favorisé, chaque cité voulant rivaliser avec ses voisines par le faste de sa production littéraire et artistique. Princes, communes et églises engagent dans leurs chancelleries des hommes de lettres qui servent leur propagande et lancent des guerres idéologiques presque aussi décisives que celles menées par les condottieri. Ainsi, la multiplicité des pouvoirs politiques permet à de nombreux intellectuels de voyager d’un protecteur à l’autre, créant ainsi, à défaut d’unité politique, une remarquable identité culturelle italienne.

[…] Ce renouveau est aussi le fruit du dynamisme économique. Gênes et Venise ont pratiquement acquis le monopole du commerce avec l’Orient. Les marchands connaissent parfaitement les routes maritimes et terrestres et possèdent des comptoirs dans les terres d’Islam et dans l’empire byzantin, presque colonisé. De grands centres artisanaux (Lucques et Florence pour le textile, Milan pour les armes et la métallurgie) exportent des produits luxueux et raffinés.

Enfin, grâce à la maîtrise des techniques commerciales (la lettre de change, la comptabilité à partie double), les banquiers toscans et lombards dominent l’Europe. Ils contrôlent les foires de Champagne et le commerce de Bruges. Ils conseillent les financiers du pape et des rois de France et d’Angleterre. Mères des Arts, l’Italie est aussi celle de l’économie moderne, et, pendant des siècles, elle fournira ses modèles à l’Europe.

L’Histoire du Monde. Le Moyen Age. 1995

La volonté individuelle de l’artiste de ne pas être seulement fils de, petit fils de les amenait fréquemment sinon à changer de nom, du moins à le modifier :

Ni ascendance, ni descendance : n’exister que par mes tableaux. Et d’abord, quitter ce nom de  Mérisi, qui était le nom de mon père, de mon grand’père, de mon arrière grand-père, de tous ceux dont je résultais et qui formaient depuis Adam une chaîne ininterrompue. Briser cette chaine. Renoncer à cette estampille. Refuser de m’appeler d’un nom qui avait servi à tant d’autres. En prendre un qui ne serait qu’à moi.

Je passais en revue les divers pseudonymes adoptés par les peintres. Le métier de leur père, qu’ils avaient eux-mêmes exercé dans leur jeunesse les avait souvent inspirés. Andrea del Sarto, fils et apprenti du Tailleur, Tintoretto, fils du Teinturier et petit teinturier. Pollaiolo, qui s’appelait Benci, avait choisi ce sobriquet parce que son père faisait commerce de poulets. D’autres s’étaient contentés de rallonger leur prénom : faisant de Donato Donatello, de Giorgio Giorgione, de Tommaso Masolino. Sa spécialité avait fourni son surnom à Fra Angelico, ses mœurs à Sodoma (quel mauvais goût, tout de même !), son lieu d’origine à Véronèse, à Léonard de Vinci, à Perugino. Tiens ! Pourquoi pas Caravaggio ?  Il me passa bien par la tête que c’était une autre façon de m’ancrer dans le passé, que de porter le nom de mon village natal, mais j’écartais l’objection.

Caravaggio, ces quatre syllabes me plaisaient. Longueur d’un bon coup d’épée. Le mot rimait avec Selvaggio, avec Malvaggio. Il avait je ne sais quoi de fierté et d’audace. Flottait comme un étendard. Claquait comme une gifle. Caravaggio. Le double g, qui sonne comme une charge. Allitération avec caravansérail : odeur de Malte, de Sud, d’Orient. Je fus si content de m’avoir trouvé ce pseudonyme, que je m’exerçai pendant un jour entier à inventer une nouvelle signature, tantôt régulière, tantôt fantasque et biscornue.

Dominique Fernandez. La course à l’abîme. Grasset 2002

La maison, la parentèle, la guilde, la corporation : tels étaient les tuteurs sur lesquels s’appuyait l’idée de personne. L’indépendance et l’autosuffisance n’avaient pas de valeur : à peine concevables, elles ne pouvaient être prisées. L’identité s’accompagnait d’une position précise et bien comprise dans une chaîne de commandement et d’obéissance.

Stephen Greenblatt. Quattrocento. Flammarion. 2011

En Angleterre, les barons modifient le serment que prête le roi, lors du sacre d’Édouard II, en y insérant une clause selon laquelle le souverain s’engageait à garder les lois et justes coutumes que la communauté de votre royaume aura choisi. Les légistes anglais avaient déjà inventé la formule : le roi est sous Dieu et sous la loi. Peu après, les barons vont faire entendre que l’hommage et le serment de fidélité sont dus à la couronne plutôt qu’au roi. Si le roi n’agit pas comme il convient qu’il agisse, ses hommes liges sont tenus de le ramener dans le droit chemin

9 03 1309

Clément V s’attarde fréquemment en France. Ce jour-là, il est en Avignon pour y préparer le concile qui devrait décider du sort des Templiers, et décide de s’y installer provisoirement. Les tribunaux ecclésiastiques, d’où la torture est exclue, avaient vu les Templiers revenir sur les aveux arrachés par les tribunaux du roi de France : ils devenaient dès lors relaps, et donc, passibles de la peine de mort. Au concile de Vienne, en 1311 et 1312, évêques, cardinaux et pères conciliaires s’opposeront à toute peine de mort à l’encontre des Templiers, émanant tant du roi que du pape : les Templiers doivent continuer à vivre et l’État doit leur restituer leurs biens. Il nommera 23 cardinaux français, dont 20 de langue d’oc… assurant ainsi pour plusieurs années l’élection de papes français. Jacques Fournier, ariégeois de Saverdun, ancien élève du Collège des Bernardins, devenu le pape Benoît XII fera construire par le maître d’œuvre Pierre Poisson, de Mirepoix le [vieux] Palais des Papes à partir de 1335.

1309

Les moines de Cluny achèvent un nouveau pont sur le Rhône : le Pont Saint Esprit : ils l’avaient commencé 44 ans plus tôt ! Première Bourse de commerce, à Bruges, dans l’actuelle Belgique.

avril 1310

Pèire Autier, notaire à Ax, dans le comté de Foix, était parti en Italie se faire ordonner bonhomme et était revenu à Toulouse pour activer des réseaux clandestins. Capturé par l’inquisiteur Bernard Gui, il est brûlé avec ses livres  devant la cathédrale St Étienne de Toulouse.

2 06 1310

Marguerite Porete est brûlée en place de Grève. Elle est béguine, un tiers ordre qui ressemble  comme deux gouttes d’eau à un ordre religieux si ce n’est que les tiers ordres ne prononcent pas de vœux. Qu’a-t-elle donc fait ? Elle a écrit Mirouer des simples âmes anéanties, le titre complet étant Mirouer des simples ames anienties et qui seulement demourent en vouloir et desir d’amour (en dialecte rouchi, c’est à dire picard) : Ces gens que je traite d’ânes, ils cherchent Dieu dans les créatures, dans les monastères par des prières, dans les paradis créés, les paroles humaines et les Écritures… […] Vertus, je prends congé de vous pour toujours : j’en aurai le cœur plus libre et plus gai, votre service est trop coûteux, je le sais. […]  Celui qui brûle n’a pas froid, et celui qui se noie n’a pas soif. Or cette âme est si brûlante en la fournaise du feu d’amour, qu’elle est devenue feu, à proprement parler, si bien qu’elle ne sent pas le feu, puisqu’elle est feu en elle-même par la force d’Amour qui l’a transformée en feu d’amour.  Et, en prison : Penser ne vaut plus rien ici, /Ni œuvrer ni parler./Amour me tire si haut 

Le livre a été condamné une première fois par l’évêque de Cambrai, mais Marguerite n’a pas obtempéré et a continué à le diffuser.

Vers le moulin saint Antoine et pour voir après ce ensuivant, la veille de l’Ascencion de Nostre-Seigneur J.C., les autres Templiers en ce lieu meisme furent ars (brûlés), et les chars (chairs) et les os ramenés en poudre … Et le lundi ensuivant, fut arsé au lieu devant dit In communi platea Gravi [place de Grève], une béguine clergesse qui estoit appellée Marguerite la Porete, qui avoit trespassée et transcendée l’escripture devine, et ès articles de la foy avoit erré ; et du sacrement de l’autel avoit dit paroles contraires et préjudiciables ; et, pour ce, des maistres expers de théologie avoit esté condampnée. 

Les grandes chroniques de France

Deux ans plus tard, en 1312, cette condamnation contribua à la rédaction d’un canon du Concile de Vienne qui dénonçait l’hérésie du Libre-Esprit. Les théologiens d’aujourd’hui diront clairement qu’il n’y avait dans son livre aucune matière à condamnation.

L’Église comme le pourvoir séculier avaient le procès facile : en France on sortait à peine de la mise à mort des Templiers ; un mois plus tôt, on brûlait Pèire Autier, un notaire d’Ax, dans le comté de Foix, devenu bonhomme ; en Italie du Nord, c’étaient les Frères apostoliques qui avaient été éliminés. Tout ce qui, de près ou de loin pouvait remettre en question l’autorité de l’Église catholique était violemment combattu.

Seigneur, qu’est-ce que je comprends de votre puissance, de votre sagesse ou de votre bonté ? Ce que je comprends de ma faiblesse, de ma sottise et de ma mauvaiseté. Seigneur, qu’est-ce que je comprends de ma faiblesse, de ma sottise et de ma méchanceté ? Ce que je comprends de votre puissance, de votre sagesse et de votre bonté. Et si je pouvais comprendre l’une de ces deux natures, je les comprendrais toutes deux. Car si je pouvais comprendre votre bonté, je comprendrais ma mauvaiseté. Et si je pouvais comprendre ma mauvaiseté : telle est la mesure. 

[…] Et ce simple vouloir, qui est divin vouloir, met l’Âme en divin état. Plus haut, nul ne peut aller ni descendre plus profond ni être homme plus annulé. Qui veut entendre cela se garde des pièges de Nature, car aussi subtilement que le soleil tire l’eau hors du drap, sans qu’on s’en aperçoive, même en le regardant, pareillement Nature se trompe à son insu si elle ne se tient sur ses gardes grâce à sa très grande expérience. 

[…] Ah ! Dieu, que Nature est subtile en bien des points en demandant sous apparence de bonté et sous couleur de nécessité ce qui nullement ne lui revient.

Marguerite Porete. Mirouer des simples âmes anéanties

Elle n’était pas seule à savoir tenir une plume :

Couvre-moi du manteau de ton long désir

Laisse mon corps nu mourir au froid du monde, 
Ne le retire pas de sa douleur,
Laisse le devenir ombre de ta douleur,
Bois de ta croix, tuteur de ton corps mort.
Perce-moi des clous qui ont percé tes mains,
Que mon corps devenu croix te porte après avoir été porté.
J’accueille les clous de ta chair.
J’accueille le sang de tes plaies.
J’accueille la souffrance de ton dos et de tes épaules.
J’accueille le cri de ton désespoir,
Le doute par lequel tu meurs.
J’accueille ma solitude après ta mise au tombeau,
Mon infinie solitude, séparée de ton corps ressuscité.
Et je te porterai encore dans le feu qui me consumera.
Je te porterai comme une croix de cendre,
Une croix de vent et de néant.
Je te porterai au cœur même de ma fin, dans ma nuit,
Au point où défaite de matière et de temps
Ne subsistera de moi que la longue étreinte de ta grâce.
Et au cœur même de cette étreinte,
Le secret de ton amour et de mon éternité :
Le long désir.

Mathilde, béguine de Ruhl, 1324

Chez nous, il y a des femmes qu’on nomme béguines. Un certain nombre d’entre elles excellent en arguties et raffolent de nouveautés. Elles lisent la Bible en groupe, sans respect, d’une manière pleine d’audace, et cela en petites assemblées, dans des ateliers et même en pleine rue, s’offusque le moine Guibert de Tournai, lors du concile de Lyon, en 1274. Et de s’inquiéter de l’ampleur prise par ce mouvement spirituel féminin depuis sa naissance, un peu mystérieuse, à la fin du XII° siècle. Le nom de ces femmes est d’ailleurs un sobriquet aux origines mal connues, qui fait vraisemblablement allusion au fait de ressasser des prières, explique Sylvain Piron, médiéviste à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il dérive peut-être du moyen néerlandais beggan, dont le sens est réciter, psalmodier.

C’est en tout cas vers 1 180 que se constituent, de manière probablement spontanée, des communautés de femmes en Europe du Nord, dans les provinces de Liège et du Brabant, posant les bases d’une des expériences religieuses les plus novatrices de l’Occident médiéval. À une époque où l’horizon des femmes s’avère restreint, entre vie maritale ou vie religieuse, les béguines refusent cette alternative. Ni épouses ni moniales, elles inventent un état intermédiaire où elles se trouvent libres de la tutelle des hommes. Libres de prier, de travailler. Libres de ne pas prononcer de vœux – même si elles restent chastes. Libres aussi de mettre fin à ce statut si elles le souhaitent, pour se marier ou se faire nonnes.

Il est vrai qu’aux XI° et XII° siècles les innovations sont dans l’air du temps. Soutenue par un redressement démographique notable, la société se transforme. L’amélioration des techniques agricoles permet de meilleurs rendements, tandis que les forêts et les friches reculent, d’où le développement de cités nouvelles aux noms évocateurs (Villeneuve, Neufchâteau…). Dans ces bourgades, les commerçants et artisans s’organisent en confréries et en corporations, libérés du joug du seigneur ou du prince. Revitalisée par l’essor de nouvelles voies commerciales, l’économie se transforme en profondeur, jetant les bases du capitalisme moderne. Dans les villes, la bourgeoisie naissante fait reposer son pouvoir sur l’argent, qui circule sous la forme de pièces métalliques.

De tels bouleversements ne sont pas sans générer une inquiétude diffuse parmi les contemporains. En consacrant le règne de l’argent, ne sont-ils pas en train de vendre leur âme au diable ? Dès les années 1 180, des prédicateurs appellent à se méfier de ces rondelles de métal qui deviennent la quintessence de la saleté, observe Sylvain Piron. Saint François d’Assise – lui-même fils d’une riche famille marchande – est de ceux qui dénoncent la puanteur de l’argent, exhortant à revenir à une vie simple, conforme aux idéaux de l’Évangile. La réforme grégorienne, durant la seconde moitié du XI° siècle, entend mettre fin à certaines lacunes du clergé, invité à davantage de dépouillement et d’exigence morale. Le fondateur de l’ordre des franciscains est loin d’être le seul à nourrir cette aspiration de retour au modèle évangélique. Régulièrement accusée de s’en être éloignée, l’Église catholique se voit dans l’obligation de prendre en compte ce désir de pureté. La réforme grégorienne, opérée durant la seconde moitié du XI° siècle, entend mettre fin à certaines lacunes du clergé, invité à davantage de dépouillement et d’exigence morale. De nouvelles fondations religieuses vont plus loin encore dans leur incitation à la vie ascétique : l’ordre de Cîteaux (fondé en 1098), puis les ordres mendiants – en particulier les franciscains (1209) et les dominicains (1215). 

Mais cet appel à la perfection évangélique est tel que des courants hérétiques estimant l’Église incapable de se réformer en profondeur voient le jour – bogomiles, cathares, vaudois ou secte du Libre-Esprit, parfois rapprochée du mouvement des béguines -, suscitant l’inquiétude des autorités ecclésiastiques. En 1022, des chanoines de la cathédrale d’Orléans sont jugés hérétiques et remis au roi Robert le Pieux qui les condamne au châtiment suprême. Premier bûcher de la chrétienté, qui allait en connaître bien d’autres jusqu’à l’époque moderne.

Implantées dans les villes et portées par une exigence spirituelle intense, les béguines s’inscrivent pleinement dans ce contexte d’effervescence sociétale et religieuse. Vivant pieusement et pauvrement, elles ne forment toutefois pas un courant uniforme : certaines sont actives auprès des malades, d’autres itinérantes, d’autres encore vivent recluses au cœur des bourgs, parfois réunies en petits groupes dans des maisons nommées plus tard béguinages. Notons que des collectifs masculins fonctionnant sur le même modèle, les bégards, se forment aussi, de manière cependant plus discrète et moins pérenne.

De ces premières générations d’ascètes féminines, l’histoire a retenu le nom de Marie d’Oignies (1177-1213), dont la vie exemplaire au service des lépreux a été relatée par le théologien Jacques de Vitry, ou celui de Christine dite l’Admirable (morte en 1224). Haute en couleur, l’existence de cette prédicatrice mendiante a été ponctuée de phénomènes extraordinaires dès son plus jeune âge, puisqu’elle se serait réveillée d’une mort apparente lors de sa messe de funérailles. Elle fut pendant longtemps incapable de s’approcher des humains, indisposée par l’odeur de péché qui émanait d’eux, raconte Sylvain Piron, auteur d’une biographie de la sainte (éditions Vues de l’esprit, 2021)C’est pourquoi elle vivait dans les arbres ou grimpait au sommet des bâtiments.

Quoique embarrassé par le mode de vie atypique de ces femmes, le pape Grégoire IX est conscient du potentiel spirituel de celles qu’on désigne alors par le nom latin de mulieres religiosae – femmes religieuses –, terme qu’il faut entendre au sens de pieuses. En 1233, il autorise ces collectivités féminines placées sous la direction d’une maîtresse. Dans toute l’Europe, prise d’une sorte de béguine mania, les béguinages commencent à pulluler dès 1240. Les saintes femmes y vivent protégées à l’abri de l’enceinte, mais demeurent libres d’en sortir afin de vaquer à leurs occupations à l’extérieur pendant la journée – surtout pour prendre soin des malades et des mendiants, moyen pour elles d’honorer l’humanité du Christ -.

Impressionnés par ces femmes vertueuses et dévouées, de grands seigneurs les placent sous leur protection et encouragent de nouvelles fondations. Jusqu’au roi Saint Louis, qui crée en 1264, à Paris, le grand béguinage royal dans le quartier du Marais. En Europe, il y aurait eu à peu près un million de béguines au sommet de l’expansion du mouvement, au XIII° siècle, selon une estimation donnée par Silvana Panciera, autrice des Béguines, une communauté de femmes libres (Almora, 2021). En ce siècle, on dénombre par exemple 85 béguinages à Strasbourg, qui compte alors 15 000 habitants. 

Nous décidons que leur manière de vivre soit interdite et qu’elles soient exclues de l’Église de Dieu, décrète le pape Clément V, lors du concile de Vienne de 1311-1312

Versées dans l’étude des textes sacrés, ces laïques issues de tous les milieux sociaux (des plus aisés aux plus modestes), telles Hadewijch d’Anvers et Marguerite Porete, ont écrit parmi les plus belles pages de la littérature mystique. D’autres ont exercé une autorité intellectuelle remarquable, à l’instar d’Agnès d’Orchies, qui dirigeait le béguinage de Paris. De fait, il n’était pas impossible que des femmes accèdent à des charges prestigieuses aux XII° et XIII° siècles : à l’abbaye de Fontevraud (dans l’actuel Maine-et-Loire) fondée par l’ermite et prédicateur itinérant Robert d’Arbrissel en 1101, des religieux des deux sexes cohabitaient pendant le culte, la direction étant assurée par une femme, Pétronille de Chemillé.

Néanmoins, ces situations, déjà rares en elles-mêmes, ne se rencontraient que chez les religieuses ou les femmes de haut rang, ces dernières étant en outre exaltées dans la littérature courtoise – la puissante Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), par exemple. Les béguines, elles, ouvrent la voie vers une possible sanctification laïque, qui plus est féminine : du jamais vu. Mais si l’historien jésuite Michel de Certeau (1925-1986) qualifiait les béguinages de républiques féminines fort indépendantes, faut-il considérer les mulieres religiosae comme des féministes à part entière ? Cela serait anachronique, tempère le médiéviste Sylvain Piron, bien qu’il s’agisse clairement d’un mouvement de femmes qui voulaient faire des choses par elles-mêmes. Sans doute serait-il plus juste de voir en elles les pionnières de courants féministes ultérieurs.

Toujours est-il que cette dimension avant-gardiste va rapidement leur porter préjudice. Des voix se lèvent pour railler le mode de vie jugé immoral des béguines, trop autonomes et en odeur d’hérésie. Dans son Dit des Béguines, le poète Rutebeuf (XIII° siècle) les taxe d’hypocrisie : 

Si une Béguine se marie
c’est là son genre de vie à elle :
ses vœux, sa profession
ne sont pas pour toute la vie.
Celle-ci pleure, celle-ci prie,
et celle-ci prendra un époux.
Tantôt elle est Marthe, tantôt Marie,
tantôt elle se garde, tantôt elle se marie

Plusieurs conciles les vouent aux gémonies, et certaines finissent sur le bûcher – Lutgarde de Trèves en 1231, Aleydis de Cambrai en 1236, Marguerite Porète en 1310. Lors du concile de Vienne en 1311-1312, le pape Clément V s’indigne : Puisqu’elles ne promettent obéissance à personne, elles ne sont en rien religieuses, c’est pourquoi nous décidons que leur manière de vivre soit pour toujours interdite et qu’elles soient exclues de l’Église de Dieu. Et ordonne la fermeture de toutes les communautés, à l’exception de celles du Nord, finalement protégées par deux bulles papales.

Les béguinages ne pourront s’y maintenir qu’après une enquête ecclésiastique sur leur foi et leurs mœurs, et à condition de se rapprocher d’ordres religieux conventionnels, en particulier franciscains. Si une forme d’autonomie subsiste, le souffle de liberté n’est plus le même qu’aux débuts du mouvement. Les mulieres religiosae poursuivent néanmoins leur chemin, certes plus escarpé. En 1960, six cents d’entre elles subsistent en Flandre. La dernière béguine traditionnelle, Marcella Pattyn, s’est éteinte à Courtrai en 2013. La fin de l’aventure béguinale ? Pas si sûr. Depuis quelques années, des lieux de vie communautaire, sortes de colocations spirituelles, éclosent çà et là en Europe. Béguinages des temps nouveaux, ils reprennent en partie les intuitions des fondatrices du Moyen Age, décidément trop modernes en leur époque.

Virginie Larousse.  Le Monde du 26 07 2022

1310

Sur la décennie qui commence, des pluies diluviennes vont entraîner trois années de famine.

1311

Les Vénitiens achèvent la construction du Palais des Doges.

04 1312

Cinq ans plus tôt, La Grande Philippine avait établi l’autorité de Philippe le Bel sur Lyon, où la juridiction temporelle de l’archevêque et des seigneurs historiques du lieu s’exercerait désormais sous la souveraineté – superioritas –  du roi de France. Mais en 1310 l’archevêque s’était révolté, l’armée de Philippe le Bel avait du intervenir.  Philippe le Bel procède à la confiscation de la juridiction du prélat, ce qui, de fait, est une annexion pure et simple de Lyon au royaume de France.

Le pape cède à Philippe le Bel sur le sort des Templiers.

18 03 1314

Philippe le Bel et Guillaume de Nogaret ont juré depuis 3 ans la perte des Templiers, par le fer et le feu de l’Inquisition. Les procès truffés de contre vérités ne leur font pas peur, et  géhenne aidant, 54 exécutions ont déjà eu lieu. Le grand maître, Jacques de Molay et le précepteur de Normandie, Geoffroy de Charnay, avaient avoué des crimes fabriqués par l’accusation, mais après 7 ans d’emprisonnement, ils reconnaissent cette trahison, et les deux relaps meurent sur le bûcher, dans l’île des juifs, face au quai des Augustins. La meilleure preuve de leur innocence tient surtout dans l’échec général des autres procédures déclenchées dans les autres pays d’Europe où l’ordre était implanté, sauf, dans les rares cas où la torture fût employée, alors qu’elle fût systématique en France. Tous les biens passent aux Hospitaliers [de Saint Jean de Jérusalem, ou encore l’ordre de Malte]. Clément V, pour sauver une indépendance de façade, s’était résigné à dissoudre l’ordre en 1312, sur injonction de Philippe le Bel. Il va multiplier la création d’évêchés dans le Midi. En Espagne l’Ordre de Montesa prendra la suite des Templiers, au Portugal, ce sera l’Ordre du Christ, avec un bel Hermès Trismégiste – trois fois grand – à Tomar. Le 25 mai 1420, Henri le navigateur en sera nommé gouverneur, jusqu’à sa mort, en consacrant ses importants bénéfices aux explorations et campagnes maritimes.

Cavaleiros Guardiães de Santa Maria do Olival: O tesouro ...

Hermès Trismégiste serait un des fondateurs de l’alchimie. Voir à vers 1460

1314 

À Caen, première horloge publique française, pourvue de poids et de balancier.

On brûle les Templiers, certes, mais on ne badine pas avec l’amour : Au début de l’année 1314, un grand scandale éclata à la Cour de France. Les trois brus du roi (Philippe le Bel), Marguerite de Bourgogne, femme du prince Louis, roi de Navarre (le futur Louis X), Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe, comte de Poitiers (le futur Philippe V), Blanche de Bourgogne, femme de Charles, comte de La Marche (le futur Charles IV), furent arrêtées et emprisonnées pour avoir été compromises par Philippe et Gautier d’Aunay, deux chevaliers de la Cour. C’est l’histoire qu’Alexandre Dumas a portée à la scène dans le mélodrame de la Tour de Nesle. Il est inutile d’ajouter que la Tour de Nesle et Buridan sont étrangers à cette affaire. Les deux galants furent sommairement exécutés, après avoir été fort amoindris. Les trois princesses furent emprisonnées. On mit rapidement hors de cause la princesse Jeanne de Bourgogne, contre laquelle on relevait seulement l’accusation d’avoir connu la double intrigue de ses belles-sœurs, et de ne l’avoir pas dénoncée. Mais Marguerite et Blanche restèrent en prison. Marguerite y mourut et Blanche, après sept années de séjour au Château Gaillard, fut répudiée au moment où son mari arrivait au trône de France et mourut au couvent peu après. Les princesses étaient-elles coupables ou étaient-elles les victimes des calomnies de leur belle-sœur, Isabelle de France, qui avait épousé le roi d’Angleterre Édouard II, qu’elle fit assassiner [5] plus tard ? Il n’est pas possible de trancher la question. Mais ce qu’il faut retenir de cette sombre histoire, c’est que le roi de France, au moment où la dynastie capétienne est à son apogée, n’hésite pas, quand un adultère est commis dans sa famille, à punir publiquement les coupables, sans étouffer le scandale qui couvrait, au moins de ridicule, ses trois fils. On reconnaîtra qu’il est difficile de pousser plus loin le souci des bonnes mœurs.

Robert Fawtier. Les Capétiens directs 1986

15 11 1315 

Le duc Léopold I° lève une ramée de vingt mille hommes pour soumettre les montagnards suisses. À Mortgarten, les combattants suisses, liés entre eux par des cordes, dévalent la montagne et prennent comme dans une nasse la cavalerie des Habsbourg. À coups de hallebarde, ils taillent et massacrent, causant tant d’effroi à leurs adversaires que les survivants, pour leur échapper, se jettent dans le lac d’Ägerie, où ils meurent noyés. La Confédération helvétique était désormais bien soudée.

L’Histoire du Monde. Le Moyen Age 1995

Une nation pauvre, ignorée, perdue dans les étroites vallées d’un pays hérissé de montagnes, paroît sur la scène du monde en même temps que les Turcs. La cruauté de Gesler, bailli ou gouverneur de ce pays, et le dévouement de Guillaume Tell opérèrent une révolution : à la vue d’une maison commode et d’un agréable aspect, le tyran eut l’imprudence de s’écrier : Peut-on souffrir qu’un paysan soit aussi bien logé ? L’honneur des femmes outragé, des insultes journalières, des excès de tous les genres indignèrent des cœurs magnanimes et nés pour la liberté ; trois habitants, Walter-Furst, Stou-Fach et Arnold de Melchtal se mirent à la tête de leurs compatriotes qui se contentèrent de renvoyer les tyrans qui contristaient, par des violences inouïes, des hommes qui sentaient tout le prix de la liberté et de la vertu. Léopold, duc d’Autriche, s’avança pour détruire cette république naissante de montagnards, postés sur les hauteurs de Morgarten ; ils écrasèrent avec des quartiers de rochers, la cavalerie ennemie, mirent en déroute l’armée autrichienne ; et les vainqueurs, dans les transports de leur enthousiasme religieux, tombèrent à genoux sur le champ de bataille, pour remercier le ciel qui venait de leur accorder un si glorieux triomphe.

M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808

1315 

À Arras, une commission mixte de délégués de maître drapiers et de valets des foulons fait droit à la réclamation de ces derniers qui désiraient des journées plus longues et des salaires plus élevés. Nicolas Sarkozy nous chantera la même chanson !

1316

Philippe le Bel est mort en 1314. Son fils aîné monte sur le trône devenant Louis X le Hutin, mais son décès prématuré 2 ans plus tard donne lieu à une situation inédite. Jusqu’à présent, depuis 300 ans, les rois avaient toujours eu un fils et donc s’était ancré dans les esprits l’idée qu’au royaume de France, le pouvoir ne pouvait être que masculin. Dans la succession présente, en prenant le droit d’aînesse, le trône serait revenu à la fille de ce fils aîné Louis X le Hutin. Diable ! quelle hérésie ! Et pour bien montrer que l’on n’était effectivement pas loin de l’hérésie, ces messieurs les juristes allèrent faire dire aux traditions remontant aux Francs Saliens ce qu’elles ne disaient pas, à savoir que le pouvoir ne pouvait être que masculin : la loi salique était promulguée mais seulement à l’occasion de la succession de Louis X le Hutin et non à celle d’on ne sait quel roi Franc. Le royaume des lis ne doit point tomber en quenouille. Et c’est ainsi que furent préférés les frères puînés du fils défunt, Philippe V le Long (1316-1322), Charles IV le Bel (1322-1328).

22 08 1320

Réunis en conclave depuis 1314, les cardinaux ont fini par élire, au bout de 2 ans, Jean Duèse né à Cahors, auparavant évêque de Porto : il est pape sous le nom de Jean XXII, depuis 1316. Il a décidé de continuer à résider en Avignon où il dote l’Église de structures administratives, à l’instar des souverains de l’époque pour leurs états. Il a rassemblé 10 experts : théologiens, maîtres d’université, pour répondre à la question : ceux qui se livrent à des maléfices doivent-ils être tenus pour hérétiques ou doivent-ils seulement être jugés comme sortilèges ? Et comment doivent-ils être punis : selon l’une ou l’autre de ces qualifications ? La réponse fera basculer la sorcellerie du camp de simple d’esprit à celui d’hérétique : et rapidement une bulle autorise l’inquisiteur de Carcassonne à châtier les sorcières : de 1330 à 1350, 600 d’entre elles finiront sur les bûchers de Toulouse et Carcassonne.

Complot des lépreux en Languedoc et Aquitaine : facilement reconnaissables par leurs vêtements marqués et le port d’une cliquette, ils furent accusés d’avoir reçu de l’argent des juifs pour empoisonner l’eau des puits et des fontaines, poison constitué de sang humain, d’urine et d’hosties consacrées… nombre d’entre eux finirent sur le bûcher.

En 1318, la Curie avait envoyé au bûcher 4 béguins à Marseille, qui défendaient l’idéal de pauvreté des Franciscains. Leur persécution se poursuivra encore sept ans en Languedoc. Le souci de pauvreté originel avait été assez rapidement oublié.

Les magistrats de Provins organisent un scrutin pour délibérer sur la nécessité de confier l’administration locale aux agents royaux : 156 votants sur 2701 (dont 350 femmes) souhaitent rester sous le gouvernement des maires et échevins contre 2545 qui désirent n’être plus gouvernés que par le roi seul.

1320 

Une crue de l’Aude rompt la digue que les Romains avaient construite pour dévier ses nombreux bras vers le grau de Vendres, et maintenir le cours principal sur Narbonne : en se créant un nouveau lit, l’Aude trouve une embouchure sur la mer bien loin de Narbonne, dont elle amorce ainsi la décadence.

               24 08 1321               

Guilhem Bélibaste, dernier résistant cathare est brûlé vif dans la cour du château de Villerouge-Termenès, dans les Corbières. 

1321

Des pirates croates tentent de s’emparer de l’abbaye cistercienne Santa Maria a mare sur l’île San Nicola, une des îles Tremiti sur l’Adriatique italienne, au large des Pouilles. Les moines ont une solide réputation de valeureux défenseurs de leurs biens et ils ont jusqu’alors toujours eu le dessus sur les assaillants… mais cette fois-ci, les pirates se sont montrés plus malins que d’habitude, déclarant qu’un des leurs, avant de mourir, avait demandé à être enterré chrétiennement : ce qui fût accordé. Mais le lascar était bien vivant dans son cercueil, accompagné d’un confortable lot d’armes : il en bondit juste avant l’entrée dans l’église. Il n’y eut aucun survivant et l’abbaye resta sans moines pendant des décennies.

Odoric da Pordenone, missionnaire franciscain, visite Java : D’en costé ce royaume est une isle qui a nom Fana, qui a bien trois mille milles de tour. Li rois de ceste isle a sept rois tous couronnez. Ceste isle est moult habitée et est la seconde meilleur qui soit en tout le monde. On y treuve les clous de giroffle, les cubebes, nois muscades et plusieurs autres espices qui y croissent et toutes manières de vivres en très grand habondance fors de vin. Le roy de ceste isle demeure en un merveilleux palais et très grant. Les degrez sont tellement fait, que l’un est d’or et l’autre d’argent, et du pavement aussi. Les murs sont couvers de platines d’or. Et sont les parois en ce palais entaillies hommes à cheval tout à or fin… Le grant Caan de Cathay qui est le souverain empereur de tous les Tartres a souvent meu guerre à ce roy cy, et souvent à lui s’est assemblés à bataille ; mais ciltz roys cy a tousjours vaincu et desconfit.

On pensera longtemps qu’il avait été le premier européen à être entré au Tibet, mais il est beaucoup plus probable qu’il n’en fit mention que de seconde main en ayant entendu parler lors de son passage dans le Sichuan.

1307 – 1330

Le règne de Kankan Moussa marque l’apogée de l’empire mandingue, essentiellement peuplé de Malinkés. Né au XII° siècle avec Soundiata Keita – le Lion du Mali – : le Mali s’étend de la forêt au Sahel et du Bas Sénégal au Moyen Niger ; ayant soumis, outre les anciens feudataires du Ghana, les Touaregs et les Songhaï, Kankan Moussa développe l’instruction, attire à sa cour des savants et architectes arabes, entretient des relations avec le Maghreb – il y a de l’or en Afrique du nord – et l’Égypte. Son pays est riche de sel, cuivre, fer, or et les provinces paient un tribut. La capitale se nomme Mali : c’est aujourd’hui le village de Niani, à la frontière du Mali et de la Guinée, sur le fleuve Sankarani. Le nom de Mali était resté du discours fondateur de Soundiata Keita aux chefs des ethnies vaincues – Malinké, Bambara, Sosso, Soninké, Dioula, Peuhl -: Tous les rois qui ont lutté contre moi et qui ont été vaincus conserveront leurs royaumes. L’animal le plus puissant, aussi bien dans l’eau que sur terre est l’hippopotame [mali en bambara] et tous ensemble, nous formons une force encore plus importante que celle de l’hippopotame et c’est pourquoi l’empira aura pour nom Mali.

En 1324, le mansa – roi – part pour La Mecque, avec 50 000 soldats, 12 000 esclaves chargées d’or, revêtus de tuniques de brocart et de soie du Yemen, des chameaux portant quatre-vingt charges de poudre d’or pesant chacune trois quintaux qu’il distribue sans parcimonie aux différentes étapes, la plus importante étant celle du Caire où cela entraîna une belle inflation, puis La Mecque et Médine : il fait ainsi connaître son empire au monde. Le voyage durera dix-huit mois. Les grandes villes du pays, Oualata, Tombouctou, Gao, Djenné, deviennent des haltes obligées sur les routes transsahariennes. Le dernier mansa du Mali sera défait en 1645. Mais 8 ans plus tard, tout cela devait encore présenter de beaux restes puisqu’en 1653, Ramusio, secrétaire des Doges de Venise, s’adressait ainsi à ses pairs en parlant des marchands italiens :

Laissons les aller et faire des affaires avec les rois de Tombouctou et du Mali, et il est certain qu’ils seront bien reçus et bien traités, eux, leurs navires et leurs marchandises. Ils s’y verront accorder tout ce qu’ils désirent.

Aujourd’hui, il nous reste quantité de manuscrits – environ 300 000 -, exhumés dans les années 2000 à Tombouctou, venant confirmer, – c’est encore souvent nécessaire -, que l’Afrique n’a pas connu qu’une tradition orale, mais a bien eu sa tradition écrite. Une petite partie de ces manuscrits – le principal avait été mis en sécurité – partira en fumée le 28 janvier 2013, quand les islamistes primaires et incultes  mettront le feu au centre Ahmed Baba, où se trouvaient nombre d’entre eux, fuyant l’arrivée des forces françaises et maliennes.

1323  

Épidémie de peste.

En 13 ans d’exercice l’inquisiteur principal de Toulouse a prononcé 40 condamnations au bûcher. Il laisse des conseils : Si l’on n’obtient rien et si l’inquisiteur et l’évêque croient en toute bonne foi que l’accusé leur cache la vérité, alors, qu’ils le fassent torturer modérément, et sans effusion de sang… Si l’on n’avance pas par ces moyens, on torture l’accusé de la manière traditionnelle, sans chercher de nouveaux supplices… S’il n’avoue pas, on lui montrera les instruments d’un nouveau type de tourment en lui disant qu’il lui faudra les subir tous. Lorsque l’accusé, soumis à toutes les tortures prévues, n’a toujours pas avoué, il part libre.

Bernard Gui, juge de l’Inquisition à Toulouse, de 1310 à 1323

14 06 1325   

Abou Abd Allah Mohammed, qui va devenir Ibn Battuta, marocain sunnite de rite malékite, vient de terminer ses études de droit à Tanger : plein du désir de visiter les illustres sanctuaires, il quitte famille, pays, seul, sans compagnon avec qui il pût vivre familièrement, sans caravane dont il pût faire partie. Pour autant, il n’était certainement pas démuni d’argent et surtout, de relations. L’esprit d’aventure et une insatiable curiosité intellectuelle lui feront dépasser très nettement La Mecque, puisqu’il alla jusqu’en Chine, via la Volga, Samarkand, Goa, Ceylan, les Maldives où, nulle part dans l’univers, il ne trouva de femmes d’un commerce plus agréable, les îles Nicobar, Sumatra ; son aventure dura 24 ans ; probablement le plus grand voyageur du Moyen Age.

1325  

Le chanoine italien Etienne Musique achève l’horloge à carillon de la cathédrale de Beauvais, et à Grenade, les Arabes commencent la construction de l’Alhambra. Il était dans la tradition islamique que chaque souverain construise un nouveau palais plutôt que d’occuper celui de ses prédécesseurs. Il en fût ainsi pour Yusuf I et son fils Muhammad V, qui le nommèrent Al Hambra – la Rouge -, de la couleur de la citadelle primitive et du nom du fondateur de la dynastie des Nasrides, Muhammad I Al Ahmar – le Rouge -. Il dût y en avoir des palais dans l’Espagne mozarabe ! probablement recouverte d’un rouge manteau de palais, comme l’Europe au XI° siècle l’avait été, pour reprendre les mots du moine Glaber, d’un blanc manteau d’églises.

Venus des steppes désertiques du nord du Mexique, des Mexicas, se laissent guider par le colibri du sud, – Huitzilopotchli – dieu du Soleil au zénith, Mexitli étant le dieu de la guerre. Sur un îlot au milieu du lac de Texcoco, ils voient se matérialiser la prédiction annonciatrice de la fin de leur errance : un aigle, sur un cactus, dévore une figue de Barbarie : c’est donc là qu’ils fondent leur capitale : Tenochtitlán. On les nommera dès lors Aztèques, nom d’une tribu des Mexicas. Ils vont créer une chapelet d’îles artificielles constitué de branchages mêlés à de la boue prise sur le fond du lac : ces jardins flottants, les chinampas s’enracineront peu à peu au fond de la lagune, contribuant ainsi à son assèchement partiel. Deux siècles plus tard, des palais et des chaussées auront été construits, mais la plupart des rues sont des canaux. Pour les Aztèques, l’Univers est en état d’instabilité permanente ; pour éviter que le soleil ne disparaisse, il faut lui offrir sa nourriture, l’eau précieuse, qui n’est autre que le sang des hommes. Et, comme ceux-là sont rarement consentants, on les prend parmi les prisonniers ennemis, et s’il n’y en a plus, on fait à nouveau la guerre.

1326 

Nouvelle formulation de la fin des édits royaux : car tel est notre bon plaisir… la formule durera jusqu’à la chute de la monarchie, en août 1792. Premier moulin à papier, près d’Ambert. Le papier tend à remplacer le parchemin.

Ibn Battuta a quitté son pays depuis plus d’un an pour un pèlerinage à la Mecque. Il s’est marié à Sfax ; un désaccord avec son beau-père lui a fait prendre une autre femme à Tripoli. À Alexandrie, il décrit la colonne des Piliers, dite de Pompée, et ce qu’il reste du phare, qui aura disparu quand il reviendra. De la Mecque, il repart pour l’Irak, l’Iran, le Yémen, la côte est de l’Afrique. Il va passer un an en Asie Mineure, sera en Inde en 1335, où il va passer 7 ans à la cour du sultan de Delhi, puis sera juge –  cadi – aux Maldives. Il serait peut-être allé jusqu’à Pékin. Il sera de retour chez lui en 1345. Ayant joui très vite d’une grande notoriété, les divers cadeaux offerts partout où il passait lui auront permis de vivre dans l’aisance. Il sera envoyé en février 1352 par son sultan vers le Sud, pour reconnaître le pays : le sultan rêvait d’agrandir son royaume de Fès à Gabès. Il prendra la route des caravanes de l’or, du sel [6], du cuivre, des étoffes et des esclaves. Les échanges se font à la limite entre caravanes chamelières du nord et files de porteurs ou pirogues du sud. 25 jours pour arriver à Teghazza, (aujourd’hui Thrasa), la ville du sel, puis Walata dernière ville du royaume de Mali avant le désert (aujourd’hui au sud-est de la Mauritanie) :

C’est alors que je regrettai de m’être rendu dans le pays des nègres, à cause de leur mauvaise éducation et du peu d’égards qu’ils ont pour les hommes blancs

*****

Il s’accommode mal de mœurs qui lui paraissent éloignées des prescriptions du Prophète. Les femmes jouissent à Walata d’une liberté qui le choque et de droits qui le bouleversent. Non seulement l’héritage passe par les femmes, ce qu’Ibn Battuta n’a vu nulle part, sinon sur la côte du Malabar, mais les femmes ignorent le voile et conversent avec les hommes. Que le mari ne s’inquiète pas de trouver en rentrant sa femme seule avec un homme, voire avec un étranger, voilà qui laisse éberlué l’ancien pèlerin de La Mecque. Il juge les femmes sans pudeur, les hommes veules.

Jean Favier. Les Grandes Découvertes. Livre de poche Fayard 1991

Le 28 juillet 1352, il est à Mali, aujourd’hui le village de Niani ; l’empire du Mali est alors à son apogée. Il y reste 7 mois.

J’ai assisté, dans la capitale du Mali, à deux fêtes : celle du Adhâ [fête du sacrifice], et celle du Fitr [rupture du jeûne]. Les gens sortirent vers le lieu de prière collective à ciel ouvert qui est à proximité du palais du sultan. Ils portaient de beaux vêtements blancs. Le sultan était à cheval, un châle de prière sur la tête. Les Noirs ne portent le châle de prière que pour la Fête, à l’exception du cadi [juge], du prédicateur et des juristes, qui le portent habituellement. Ces derniers étaient, le jour de la Fête, devant le sultan, prononçant le shahâda [profession de foi] et disant Allahu Akbar. Devant lui, il y avait des étendards de soie rouge. Une tente était dressée sur le méchouar [grande place où les sujets font allégeance publique]: le sultan y entre pour se préparer. Il sortit ensuite sur le mechouar et la prière fut dite, suivie du sermon. Le prédicateur descendit ensuite de sa tribune et s’assit devant le sultan et parla assez longuement. Il y avait là un homme, avec une lance en main, expliquant aux gens dans leur langue le discours du prédicateur. C’était exhortations, rappels de souvenirs et éloges à l’adresse du sultan, avec encouragement à persévérer dans l’obéissance et à s’acquitter de ses obligations envers lui. […]

Le jour de la Fête […], les poètes viennent. On les appelle dyeli. Chacun d’eux se glisse dans le creux d’une figure faite avec des plumes, ressemblant à un shikshâk, sur laquelle est disposée une tête en bois munie d’un bec rouge, exactement comme la tête du shikshâk. Ils se tiennent devant le sultan dans cet accoutrement ridicule et récitent leurs vers. On m’a rapporté que leur poésie est une sorte d’exhortation, dans laquelle ils disent au sultan que sur l’estrade sur laquelle il se trouve était assis tel roi qui avait accompli telles bonnes actions, qu’il y avait eu untel, qui avait fait telles actions : Fais donc aussi du bien qu’on rappellera après toi.

Ensuite, le chef des poètes gravit les marches de l’estrade, place sa tête dans le giron du sultan ; puis il monte au plus haut de l’estrade et met sa tête sur l’épaule droite du sultan puis sur l’épaule gauche, en parlant dans leur langue. Ensuite, il descend.

On m’a informé que cette manière de faire remonte à l’ancien temps avant l’islam et qu’ils y sont restés fidèles. […]

Parmi leurs bonnes actions, on peut noter : […]

  • la complète sécurité dans leur pays ; ni le voyageur, ni celui qui séjourne n’ont à craindre des voleurs et des agresseurs ;
  • leur assiduité à la prière et leur fidélité à la pratiquer collectivement, obligeant même leurs enfants. Le vendredi, si on ne se rend pas tôt à la mosquée, on ne trouve pas de place à cause de la grande affluence. Chacun a coutume d’envoyer un jeune serviteur étendre pour lui la natte de prière au lieu qui lui revient en attendant qu’il se rende à la mosquée. Leurs nattes sont faites avec les feuilles d’un arbre qui ressemble au palmier, mais qui ne donne pas de fruits ;
  • leurs habits sont de beaux vêtements blancs le jour du vendredi. Si quelqu’un ne possède qu’un boubou usé, il le lave et le rend propre pour assister à la prière le vendredi ;
  • leur application à apprendre par cœur le saint Coran ; ils mettent des liens à leurs enfants, si se manifeste, à leur avis, un ralentissement à l’apprendre et ils ne les leur enlèvent pas avant que le Coran ne soit connu par cœur. […]

Parmi leurs actions blâmables :

  • le fait pour les servantes, les esclaves et les jeunes filles, de paraître nues en public, les parties honteuses découvertes. J’en ai vu beaucoup durant le mois de Ramadan dans cet état. C’est la coutume des princes de rompre le jeûne dans la maison du sultan, chacun y recevant son repas qu’apportent ses femmes esclaves, au nombre de vingt et même plus, qui sont nues ;
  • le fait que les femmes se présentent au sultan nues, sans aucun voile. Même ses filles sont nues. J’ai vu, lors de la vingt septième nuit de Ramadan, une centaine des femmes esclaves sortir toutes nues du palais avec de la nourriture. Il y avait avec elles deux filles du sultan aux seins arrondis et elles n’avaient aucun voile sur elles ;
  • le fait de se mettre de la terre ou de la cendre sur la tête sous prétexte de bonne éducation ;
  • la bouffonnerie déjà signalée, lors de la récitation des vers par les poètes ;
  • le fait que beaucoup d’entre eux mangent des animaux non rituellement immolés, ainsi que des chiens et des ânes.

Reparti de Mali, en route pour la ville de Takkada, [près d’Agadès] il traverse la région occupée par la tribu berbère des Bardama : Les caravanes ne se déplacent jamais que sous leur protection et dans ce domaine la femme joue chez eux un plus grand rôle que l’homme. Ce sont des nomades, qui ne stationnent pas. Leurs tentes ont une forme curieuse : on plante des pieux en bois, sur lesquels on superpose des nattes, puis des branches enchevêtrées et enfin des pieux ou des tissus de coton. Les femmes sont les plus belles du monde, et les plus jolies de figure. Elles sont d’un blanc [7] pur, et ont de l’embonpoint.  Je n’ai vu dans aucun pays de l’univers de femmes aussi grasses que celles-ci. Elles se nourrissent de lait de vache et de millet pilé grossièrement qu’elle boivent, matin et soir, mélangé avec de l’eau et sans cuisson. Quiconque veut se marier parmi ces femmes doit habiter avec elles dans le lieu le plus rapproché de leur contrée et il ne doit pas les emmener plus loin que Kaw-Kaw [Gao] et Iwalatan […] Nous marchâmes encore dix jours pour arriver dans le Hoggar, qui est le pays d’une tribu de Berbères [les Touaregs] qui portent un voile sur la figure. Il y a peu de bien à en dire. Ce sont des vauriens. Un de leurs chefs vint à notre rencontre, arrêta la caravane jusqu’à ce quelle versât un tribut de tissus et autres marchandises.[…] Nous voyageâmes un mois dans le Hoggar : c’est une région où la végétation est rare, qui est rocailleuse et dont la route est accidentée. Nous arrivâmes le jour de la fête de la rupture de jeûne dans le pays de ces Berbères voilés comme les précédents.

En janvier 1354, il est de retour à Fès ; il a parcouru la moitié du globe et conclue : l’Occident est le plus beau pays du monde.

25 05 1328

Guillaume d’Ockham, franciscain en délicatesse avec la papauté de par ses prises de position théologiques, et notamment sur l’application de la pauvreté au sein des ordres religieux, s’enfuit à Munich. Il dit alors à l’empereur : O Imperator, defende me gladio et ego defendam te verbo (Défends-moi par l’épée, et je te défendrai par le verbe). Mais qui est donc cet anglais qui vient bousculer la place faite à Saint Thomas d’Aquin au sein de la théologie catholique ?

Les innovations les plus substantielles se situaient au sein des facultés de théologie dans les universités de Paris et d’Oxford, pépinières de prélats et de prédicateurs. La fissure décisive par où devait s’introduire toutes les libérations de la pensée savante s’était produite en 1277. Une décision de l’autorité religieuse, qui interdit alors à Paris l’enseignement des thèses d’Averroès, condamna du même coup certaines propositions énoncées par Saint Thomas d’Aquin. Elle revêtait de suspicion tout l’effort poursuivi depuis cinquante ans par les Dominicains de Paris pour assimiler au christianisme la philosophie aristotélicienne, et pour atteindre enfin à la conciliation entre foi et raison, dont tous les penseurs de la chrétienté latine avaient rêvé depuis la fin du XI° siècle. Contre cette condamnation, l’ordre dominicain réagit. Ses chapitres généraux de 1309 et 1313 interdirent au sein du corps tout reniement du thomisme. Il obtint en 1323 la canonisation de saint Thomas. Il s’employa par tous les moyens, et notamment par l’utilisation de l’image peinte, à faire reconnaître par tous sa justification. Il y parvint en Italie, où les universités demeurèrent durant tout le Trecento fidèles à l’enseignement d’Aristote et aux méthodes traditionnelles de la scolastique. Mais, à Paris et à Oxford, la position des Frères prêcheurs fut suffisamment ébranlée pour que la pointe avancée de la recherche théologique se transférât vers 1300 dans l’ordre rival, les Franciscains.

Deux frères mineurs – deux maîtres anglais formés aux écoles d’Oxford, dont l’enseignement depuis longtemps mettait l’accent sur les mathématiques et sur l’observation des choses – imposèrent à la pensée chrétienne un complet renversement. Le but, jusqu’alors, avait été d’utiliser les méthodes rationnelles de la logique aristotélicienne pour élucider les mystères de la révélation. John Duns, dit l’Écossais, exposa que seul un nombre très restreint de vérités dogmatiques pouvait être fondés par la raison, qu’il ne fallait pas s’efforcer de démontrer les autres mais simplement croire en elles. Après lui, Guillaume d’Ockham [1285-1347 ndlr] ouvrit vraiment la voie moderne. Sa pensée s’oppose de manière fondamentale à celle d’Aristote en ce qu’il considère que les concepts sont des signes et ne possèdent pas de réalité, que la connaissance ne peut-être qu’intuitive et individuelle, que la démarche du raisonnement abstrait s’avère donc parfaitement inutile, – qu’il s’agisse d’atteindre Dieu ou de comprendre le monde. L’homme ne peut y parvenir que par deux chemins strictement séparés, soit par un acte de foi, soit par une adhésion profonde de l’âme à des vérités indémontrables, comme le sont l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme, soit par la déduction logique, mais appliquée seulement à ce qui, dans le monde créé, est susceptible d’observation directe.

Parce qu’elle épousait la tendance naturelle de la civilisation de ce temps à se laïciser, la doctrine ockhamiste anima, après la première moitié du XIV° siècle, toute la pensée d’occident. Or, elle proposait une double évasion des contraintes imposées par l’Église. En affirmant d’abord l’irrationalité du dogme, elle ménageait vers Dieu une voie qui n’était plus d’intelligence mais d’amour. Elle donnait libre cours au profond courant de mysticisme qui avait irrigué depuis Saint Augustin la chrétienté latine et que les succès de la scolastique avaient endigué, le refoulant vers les cloîtres, les couvents franciscains et les petites communautés de pénitence ascétique. Le christianisme du XIV° siècle, – et c’est pour cela qu’il put se vulgariser si largement, s’ouvrir en plein aux faibles, aux ignorants, aux petites gens, aux femmes – se veut mystique. Beaucoup plus personnelle, beaucoup moins communautaire, cette religion se dégage de la sorte de son clergé. En effet, puisque l’acte religieux fondamental paraît maintenant s’établir dans une recherche amoureuse de Dieu, dans l’espoir d’une fusion, d’une union, de noces entre la part la plus intime de l’âme individuelle, entre ce fond dont parle maitre Eckhart, et la substance divine, puisqu’il consiste en tout cas en un dialogue secret, quel peut-être le rôle du prêtre ? Sa mission n’est plus autant qu’autrefois liturgique puisque le fidèle ne peut s’en remettre à d’autres de prier pour lui et qu’il doit lui-même, par degrés successifs, parvenir à l’illumination intérieure, cela au prix d’exercices personnels, d’un contact direct avec la parole de Dieu, de l’imitation quotidienne de Jésus. La mission sacerdotale n’est plus d’enseignement, d’explication. Elle se limite à la médiation et à l’exemple. Le prêtre est le distributeur des grâces sacramentelles et le témoin du Christ. Ce qui rend beaucoup plus exigeant à son égard, plus sensible à tout ce qui, dans son attitude face au pouvoir, à la richesse, à toutes les convoitises, peut paraître en contradiction avec de telles fonctions. L’ockhamisme s’offrit ainsi en caution à toutes les critiques contre ce qui inclinait l’Église à s’enraciner dans le temporel, à toute campagne pour réduire ses ambitions, pour condamner les clercs indignes et impurs, pour confier au pouvoir civil la discipline du corps ecclésiastique et le soin de le contenir malgré lui dans la stricte spiritualité.

Mais d’autre part, lorsque Guillaume d’Ockham proposait à l’homme de pénétrer progressivement les secrets du monde sensible en raisonnant sur son expérience, il affirmait l’entière liberté de la connaissance scientifique. L’ockhamisme proclame en effet avant tout une stricte séparation du sacré et du profane. Le premier domaine, qui est celui du cœur, demeure sous le contrôle spirituel d’une Église purifiée. Quant au second, celui de l’intelligence, il doit échapper à toute ingérence ecclésiastique. Cette doctrine implique une laïcisation de la science. Mais du même coup, elle la délivre de toutes les métaphysiques, et notamment du système d’Aristote. Tel maître parisien, Nicolas d’Autrecourt, put affirmer bientôt qu’il existe un certain degré de certitude que les hommes peuvent atteindre s’ils appliquent leur esprit non à l’étude du Philosophe ou du Commentateur, mais à celle des choses. Prodigieusement stimulante est ainsi la voie moderne lorsqu’elle pousse à l’observation directe, critique, délivrée de tout système préconçu, de chaque phénomène singulier. Elle convie par conséquent à figurer ceux-ci tels qu’ils sont, dans leur diversité, donc à remplacer le signe d’un concept abstrait par l’image vraie de telle ou telle créature. L’ockhamisme engage de cette manière directement vers ce que nous appelons en art le réalisme. Aussi ne faut-il pas considérer la part de réalisme qui, peu à peu, dans le cours du XIV° siècle, envahit la peinture et la sculpture comme relevant du progrès d’un illusoire esprit bourgeois. L’art de ce temps, répétons-le, n’est pas sorti des bourgeoisies. Ses avant-postes étaient installés dans les domesticités princières où vivaient en familiarité les plus grands artistes et les plus grands savants. Le réalisme qu’il exprime accompagne dans ses conquêtes l’aile avancée de la pensée universitaire.

Or celle-ci se trouvait rejoindre, dans son évolution propre la tendance profonde issue de la culture chevaleresque à ne plus autant négliger le monde visible, à ne pas en mépriser les apparences, à les tenir pour bonnes et dignes d’attention. Dans ce qui les réunissait, les deux cultures appelaient à une réhabilitation optimiste de la création, cette civilisation que certains prétendent effondrée et déclinante, cette société plus diverse, plus instable, où les hommes capables de lire, de comprendre, de suivre un discours, d’analyser leurs sentiments et de mener personnellement une expérience religieuse devenaient de jour en jour moins rares. La modernité du XIV° siècle réside en grande part dans cet optimisme, dans cette attention sensible portée aux choses. Encore fallait-il inventer des formes qui parvinssent à l’exprimer.

Georges Duby. Le temps des cathédrales. Gallimard 1976

1328

Des missionnaires atteignent Lhassa : La ville est moult belle, toutes de blanches pierres et ses rues sont bien pavées.

Anonyme

État des paroisses et des feux, des baillis et sénéchaussées de France : c’est le premier recensement… pour, bien sûr, lever des impôts.

Charles IV, troisième fils de Philippe le Bel, meurt sans héritier mâle. Son cousin, le Valois Philippe VI devient roi, mais la couronne de France lui est disputée par Edouard III, roi d’Angleterre et fils de la sœur de Charles IV. 9 ans plus tard, on se mettra à croiser le fer.

Les Ermites de Saint Augustin créent une brasserie à Munich : la bière porte le nom de leur Saint Patron : Augustiner ; elle est toujours fabriquée même avec quelques changements de propriétaires. On peut la trouver à Paris à l’épicerie allemande du Marché de la Porte Saint Martin, Der tante Emma Laden.

1332 

On a faim à Montpellier, et les pauvres doivent se contenter d’herbe crue pendant tout l’hiver. L’oranger (orange amère) est introduit à Nice.

21 06 1334 

La ville impériale de Berne qui s’est beaucoup développée ces dernières années, l’a fait évidemment au détriment de ses voisins, notamment la ville alors la plus puissante de la confédération : Fribourg, qui se révolte et rallie plusieurs autres cantons ainsi que des troupes du duc de Savoie. Mais les Bernois sortent victorieux de la bataille de Laupen. Les soldats bernois portaient la croix blanche pour se distinguer des autres… elle deviendra le drapeau suisse un peu plus tard, quand Berne intégrera la confédération, en 1353.

File:Battle of Laupen.jpg

Bataille de Laupen par Diebold Schilling l’Ancien , 1480

26 04 1336 

Pétrarque est au sommet du Mont Ventoux, 1912 m., – du provençal venturi : qui se voit de loin -.

Le Ventoux est une montagne divine au-dessus des hommes, sacrée pour ceux qui vivent à ses pieds ou qui la voient de loin.

Paul Peyre cofondateur des Carnets du Ventoux, vivant à Malaucène

Pour les Provençaux, il est l’emblème de leur terre, et pour les écrivains et poètes, une terre d’inspiration, à la différence de la Sainte Victoire, montagne des peintres.

Bernard Mondon. Le Mont Ventoux. Encyclopédie d’une montagne provençale

Et c’est sans crier gare que le Ventoux fut là. Ce tumulus désertique, ce Sahara suspendu, ce pelé, ce galeux.

Antoine Blondin, en 1973.

La réverbération mange l’oxygène.

Roger Pingeon, qui y fut vainqueur d’une étape du Tour de France

Ventoux du ciel ! Ventoux du Diable !

Jacques Goddet, fondateur de L’Équipe, longtemps directeur du Tour de France

Un dieu du mal

Roland Barthes, Mythologies

*****

Aujourd’hui, mû par le seul désir de voir un lieu réputé pour sa hauteur, j’ai fait l’ascension d’un mont, le plus élevé de la région, nommé non sans raison Ventoux… Au début, surpris par cet air étrangement léger et par ce spectacle grandiose, je suis resté comme frappé de stupeur. Je regarde derrière moi : les nuages sont sous mes pieds et je commence à croire à la réalité de l’Athos et de l’Olympe en voyant de mes yeux, sur un mont moins fameux, tout ce que j’ai lu et entendu à son sujet. Je tourne mon regard vers les régions italiennes, où me porte particulièrement mon cœur ; et voici les Alpes immobiles et couronnées de neige (…) lointaines, elles semblent toutes proches. Je le confesse : j’ai pleuré ce ciel d’Italie que voyait mon âme et que cherchaient mes yeux…

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le lundi 20 juillet de l’an 1304, au lever de l’aurore, dans un faubourg d’Arezzo appelé l’Orto, je naquis, en exil, de parents honnêtes, Florentins de naissance et d’une fortune qui touchait à la pauvreté.

Après avoir suivi ses parents à Avignon, Francesco Petracchi [il latinisera plus tard son nom en Petrarca] fit ses études tour à tour à Carpentras où il apprit la grammaire et la rhétorique sous le Toscan Convennole, à Montpellier [de 1319 à 1322], à Bologne où il passa trois ans [1323 -1326] à l’école de jurisconsultes qu’il traite lui-même de divins. Au lieu de se livrer à l’étude du droit qui promettait à la sollicitude paternelle une profession lucrative, il lisait en secret Cicéron, Virgile, tous les classiques alors connus, malgré son père qui brûlait ses livres à l’occasion.

J’ai perdu ces sept années plus que je ne les ai vécues. Ce n’est pas que la majesté des lois ne me plût pas ; elle est grande sans aucun doute, et pleine de cette antiquité romaine qui me charme ; mais l’usage en a été corrompu par la perversité humaine. Aussi avais-je de la répugnance à apprendre une science dont je ne voulais pas me servir malhonnêtement, dont je pouvais à peine me servir honnêtement, et avec laquelle, si j’avais voulu être honnête, on eût attribué ma probité à l’ignorance

Après la mort de ses parents il prit l’habit clérical, sans avoir l’intention de s’engager au delà. Cet usage, fort suivi depuis, de se rendre apte à recueillir tous les bénéfices dont disposaient l’Église, les princes, les seigneurs, était plutôt un engagement littéraire, un mariage avec la science ou avec l’art, qui non seulement excluait l’autre, mais qui multipliait les chances de s’enrichir. Pétrarque en donnait un exemple éclatant qui devait trouver, surtout en Italie, des milliers d’imitateurs. De plus, son école de poésie amoureuse si religieusement suivie durant des siècles permettait aux adeptes de célébrer cette passion très humaine, sans blesser les convenances, de cacher parfois des feux très réels et des aiguillons médiocrement purs sous un voile de platonisme et de mysticité. On ne calomnie pas Pétrarque en disant qu’il a fait lui-même l’aveu de ses faiblesses, en ajoutant qu’il ouvrait à la poésie comme aux écrivains une ample carrière à laquelle Dante n’avait pas songé, et que les imperfections de l’humanité comme les circonstances du temps rendaient fructueuses. Il répond à Boccace qui l’exhortait à lire l’œuvre de son grand devancier, Dante :

Vous lui devez respect et reconnaissance comme au premier flambeau de votre éducation ; moi, je ne le vis qu’une fois et de loin dans ma tendre enfance. Il fut banni le même jour que mon père ; mais celui-ci se soumit à sa destinée, et employa tous ses soins à élever son fils. L’autre prit le chemin contraire ; il suivit le sentier qu’il s’était choisi, glorieux, il est vrai, et négligea tout autre objet. S’il vivait aujourd’hui, et si son caractère était semblable au mien, comme l’était son génie, il n’aurait pas d’ami plus intime que moi.

À travers les précautions qu’il prend pour expliquer son indifférence et s’affranchir de toute apparence d’envie, […] à la colère du proscrit il préfère visiblement la résignation philosophique ; sa destinée était de marcher toujours dans les chemins de l’exil, de n’y jamais trouver peut-être le repos, mais de chercher toujours le moyen d’y accommoder sa vie.

Des hommes actuels, la seule vue me blesse gravement ; tandis que les souvenirs, les noms illustres des Anciens me causent une joie profonde, magnifique et si inestimable que si le monde le pouvait savoir, il s’étonnerait de ce que je me plaise tant de converser avec les morts, et si peu avec les vivants.

*****

Les Anciens, avaient accoutumé de gagner Athènes lorsqu’ils voulaient étudier, du moins jusqu’au jour où Rome, source de la force militaire et de l’empire, le devint aussi des belles lettres. De nos jours, c’est à Paris ou à Bologne qu’on se rend, à Bologne où, tu t’en souviens, nous sommes allés, nous aussi, dans notre jeunesse… Ainsi la vie laborieuse des humains s’impose avec avidité des voyages coûteux et pénibles, elle ne recule devant aucune fatigue pour recueillir quelque partie d’une Philosophie gonflée de vent ou bien l’insidieux bavardage du Droit ; à puiser chacune de ces connaissances, elle épuise la totalité de sa jeunesse, car elle ne réserve pas un instant à de plus dignes soins…

Car je ne voudrais pas que tu la prisses pour la Philosophie véritable, cette philosophie qu’en une seule ville, professent mille personnes ; le bien n’est pas si commun que le croit la multitude. Cette philosophie qui est, sous nos yeux, prostituée au vulgaire, que veut-elle ? Que, jusqu’à l’anxieuse sollicitude, se préoccupent de questionnettes et de querelles de mots, des gens dont l’ignorance est, en général, non moins assurée et, peut-être, plus assurée que la science. On laisse la vérité tomber dans l’oubli, on néglige les bonnes mœurs, on méprise les objets mêmes de cette noble philosophie que nul ne trouve en défaut ; on ne prête attention qu’à des mots vides.

[…] Il disent qu’Aristote avait accoutumé de discuter de la sorte… Mais ils se trompent. Aristote, homme d’un génie ardent, traitait des sujets les plus élevés, tantôt par la discussion orale, tantôt dans ses écrits… Pourquoi donc ces gens-là s’écartent-ils si complètement de la voie suivie par leur chef ? Quel plaisir éprouvent-ils à se dire Aristotéliciens ? Comment ce titre ne leur fait-il point de honte ? Rien de moins semblable à ce grand philosophe qu’un homme qui n’écrit rien, qui comprend peu, qui crie beaucoup et sans utilité.

Mon ami, je ne te dirai que ce seul mot : Si tu poursuis la vérité et la vertu, évite les gens de cette espèce.

Pétrarque Lettre à son frère

Portrait de Pétrarque (Francesco Petrarca) (1304-...

école italienne

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Des plus beaux yeux et du plus cleir visage
Qui onques fut, et des plus beaux cheveux longs,
Qui faisaient l’or et le soleil moins blons
Du plus doux ris, et du plus doux langage,

Des bras et mains, qui eussent en servage,
Sans se bouger, mené les plus félons,
De celle qui du chef iusqu’aux talons
Sembloit divin plus qu’humain personnage,

Ie prenois vie. Or d’elle se consolent
Le Roy celeste et ses courriers qui volent,
Me laissant nud, aveugle en ce bas estre,

Un seul confort attendant à mon deuil,
C’est que là-haut, elle, qui sçait mon vueil,
M’impetrera qu’avec elle puisse estre.

Clément Marot               Sonnet de Pétrarque sur la mort de sa Dame Laure.

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Laura de Noves. Biblioteca Medicea Laurenziana

Si j’avais pensé qu’on eût attaché tant de prix à l’accent de mes soupirs en rimes, j’aurais fait celles-ci, dès l’origine même de mes soupirs, plus considérables par le nombre, plus rares par le style. Maintenant qu’Elle [Laure de Noves, emportée par la peste en 1347] est morte, celle qui me faisait parler, celle qui de mes pensées occupait la cime, je n’ai plus la force, je n’ai plus cette lime si douce, pour rendre suaves et brillantes des rimes âpres et sombres. Certes toute mon étude dans ce temps était de soulager en quelque façon mon cœur douloureux, non d’acquérir de la renommée.

Je ne voulais que pleurer, non me faire honneur de mes pleurs. Aujourd’hui je voudrais bien plaire, mais silencieux, fatigué, cette dame altière m’invite à la suivre.

On peut s’amuser au petit jeu des Et si… : Et si la peste n’avait pas emporté Laure, et si Laure s’était mise à aimer Pétrarque comme il l’aimait, et si elle l’avait épousé… eh bien, peut-être n’aurait-elle pas été au bout de ses peines, car c’est bien le même Pétrarque qui écrivait sur la femme en général : La femme … est un vrai diable, une ennemie de la paix, une source d’impatience, une occasion de disputes dont l’homme doit se tenir éloigné s’il veut goûter la tranquillité… Qu’ils se marient, ceux qui trouvent de l’attrait à la compagnie d’une épouse, aux étreintes nocturnes, aux glapissements des enfants et aux tourments de l’insomnie… Pour nous, si c’est en notre pouvoir, nous perpétuerons notre nom par le talent et non par le mariage, par des livres et non par des enfants, avec le concours de la vertu, et non avec celui d’une femme.

*****

Siècle fécond, jeune, sensible, dont l’admiration remuait les entrailles ; siècle qui obéissait à la lyre d’un grand poète, comme à la loi d’un législateur. C’est à Pétrarque que nous devons le retour du souverain pontife au Vatican, c’est sa voix qui a fait naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel-Ange.

François-René de Chateaubriand. Mémoires d’outre-tombe, 2° partie, livre 14, chapitre 2. Voyage dans le midi de la France, 1802

Ce sourcier de l’antique, dit joliment  Marc Lambron, académicien

1336 

En Inde, en plein cœur du Deccan les princes télougou fondent un empire avec pour capitale Vijayanâgara, qui atteindra son apogée au XVI° siècle. La cité a été décrite par des étrangers comme fabuleusement riche : l’empire contrôlait le commerce régional de coton et d’épices, et a probablement compté jusqu’à un demi-million d’habitants. Au XV° siècle Vijayanagara, entourée de sept enceintes fortifiées , couvrait une superficie de 43 km². Elle était alors la seconde plus grande ville au monde après Pékin. Après la défaite en 1565 de l’empire contre la coalition de sultanats musulmans du Deccan lors de la bataille de Talikota, l’empire s’effondrera brutalement et la ville sera pillée et abandonnée, laissant un ensemble de bâtiments remarquables dans un paysage insolite et grandiose : ce qu’il en reste aujourd’hui se nomme Hampi.

Hampi

les étables pour éléphants

Râtha en pierre du temple de Vittala

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[1] Nommé encore Unterwalden.

[2] la rémission des peines de l’Au-delà.

[3] Idole qui pourrait bien être le Mandylion, qui, bien plus tard, sera renommé Suaire de Turin : on le retrouvera en 1357 chez Geoffroy de Charny, qui l’aurait tenu de Geoffroy de Charnay, templier brûlé en même temps que Jacques de Molay.

[4] Lui-même avait été victime dès 1302 d’une mesure de bannissement de Florence, où il était élu au priorat : dans le long combat entre guelfes et gibelins, né d’une banale querelle entre deux lignages rivaux, il avait fini par être du coté des vaincus. Il animait le parti des guelfes blancs, partisans italiens des papes contre les empereurs germaniques, mais, dans le même temps, il s’opposait à la volonté théocratique du pape, lequel cherchait à ce que son autorité spirituelle devienne temporelle. Les gibelins d’Italie regroupaient les partisans des empereurs allemands contre les papes.

Et toi tu t’en tires en laissant en arrière
Ceux à côté desquels la vie aura coulé :
C’est là le premier coup qui frappe l’exilé.
Tu sentiras, bien loin de Florence et des nôtres,
Qu’il est dur de monter par l’escalier des autres,
Et combien est amer le pain de l’étranger !

Dante, Le Paradis, chant XVII

Et encore : Perché, pensando, consumai le ‘mprésa : Car, en pensant, je consommai l’action.

[5] Elle aussi avait pour cela quelques raisons : son Edouard II s’était révélé être bisexuel et entretenait un très dispendieux amant : Hugh le Despenser. Aidé de son amant Roger de Mortimer, elle fait assassiner le roi, devient régente, mais son fils Edouard III lui fera passer plus d’un quart de siècle en prison.

[6] Fernand Braudel, dans La Méditerranée au temps de Philippe II, donne la valeur du sel à cette époque : on raconte que le sel s’échange au Mali à égalité de poids avec l’or, en 1450. [ p 426] Prudent il dit : on raconte, néanmoins , il rapporte tout de même l’information, ce qu’il n’aurait pas fait s’il l’avait jugée parfaitement fantaisiste. Le  prudent on est en fait l’historien arabe Al Bakri, du XIV° siècle, géographe de Cordoue qui rapporta ce que lui apprenaient les marchands, mais sans jamais avoir quitté sa bonne ville.

[7] Ibn Battuta n’est plus là pour nous dire ce qu’il entend par blanc, car cela mériterait tout de même quelques explications !   Quant à l’embonpoint, l’estime que l’on avait alors pour lui était commun aux Blancs chrétiens et aux Arabes musulmans et ce n’est qu’une graphie récente qui en fait un terme à consonance péjorative, – ainsi vont les modes -, puisqu’au XVI ° siècle encore, des formes arrondies étaient dites en bon point, c’est-à-dire propres à aiguiser l’appétit … à telle enseigne que l’on s’était mis à fabriquer des faux culs, alors nommé embourrement ou hausse cul : le dialogue entre une maîtresse et sa servante en fait foi :

– Jeanneton, apporte-moi mon cul, s’il te plaît !

La pauvre Jeanneton revient bredouille, navrée :

– On ne trouve point le cul de Madame, le cul de Madame est perdu !

Là encore, comme trop souvent, on est passé de l’être à l’avoir : du il est en bon point, d’autrefois, constatation gratifiante d’un état d’équilibre, à une dégradation à connotation péjorative : il a de l’embonpoint, socle idéologique de la dictature du ventre plat. Il en est même pour nous expliquer que la mode mettrait au pinacle ce qui nous manque : quand on a faim, les signes d’abondance sont à la mode, quand on mange trop, c’est le contraire : on exalte la minceur. Et il est vrai que l’Afrique qui a faim, noire comme arabe, continue à avoir en grande estime les femmes plantureuses.