mai 1789 à 1790. La révolution française. Mackenzie. Homéopathie. Le Flamenco. 21630
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Publié par (l.peltier) le 31 octobre 2008 En savoir plus

5 05 1789  

Les députés se réunissent en États Généraux dans la salle des Menus Plaisirs à Versailles : à l’ordre du jour, la modification de l’organisation politique de la France : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen les conduit à reconnaître l’égalité civile de tous les Français : ils abolissent les ordres, le servage – il y avait encore un million et demi de serfs en France – et accordent les droits civils aux étrangers, aux comédiens. Au départ, la grande question était de savoir comment l’on votait : chaque ordre aurait-il une voix ? ou bien le décompte des voix serait établi pour chaque député ?

Avant la Révolution, la valeur fondamentale, c’est le Roi, dont le sacre de Reims a fait le représentant de Dieu. C’est lui qui détient la souveraineté et auquel ses sujets sont rattachés. À partir de 1789, tout est bouleversé : la souveraineté est partagée entre tous les citoyens. Le sentiment d’appartenance à la collectivité nationale remplace la fidélité au monarque. Cette idée est violemment rejetée dans tous les États qui viennent à bout de Napoléon en 1815. Pour un Metternich, le chancelier autrichien, grand artisan de la Sainte Alliance, l’idée de nation est doublement dangereuse : elle remet en cause la prééminence des monarques, envoyés de Dieu sur terre, et provoque le réveil des minorités dans les grands empires multinationaux comme l’Autriche, la Russie et l’Empire ottoman.

Pierre Milza. Le Nouvel Observateur. Décembre 2007

Louis XVI dispose encore d’une large capacité de manœuvre, mais il a contre lui une partie de la cour et du Conseil du Roi, opposés aux réformes, Necker, qui se refuse à proposer aux États Généraux un programme de réforme, et… la maladie du petit dauphin qui va mourir de tuberculose le 4 juin, accablant roi et reine. Il répondra au député Bailly, président des députés du Tiers, qui ne cesse de lui demander des entrevues : N’y a-t-il pas un père parmi ces gens-là ?

Les historiens resteront bien divisés sur sa personne : Pendant tout le cours de cette longue histoire, où l’on voit successivement paraître tant de princes remarquables, plusieurs par l’esprit, quelques-uns par le génie, presque tous par le courage, on n’en rencontre pas un seul qui fasse effort pour rapprocher les classes et les unir autrement qu’en les soumettant toutes à une égale dépendance. Je me trompe : un seul l’a voulu et s’y est même appliqué de tout son cœur ; et celui-là, qui pourrait sonder les jugements de Dieu ! ce fut Louis XVI.

Alexis de Tocqueville. L’Ancien Régime et la Révolution, t. l, Gallimard, 1952.

Pour conjurer l’obésité menaçante, il chassait tous les jours, recherchait les rudes besognes, travaillait avec les ouvriers du château, maniant des poutres ou des blocs de pierre ; il se fit serrurier et forgeron. […] Il était gauche, timide, sauvage, honnête et bon, sans orgueil ni vanité, avec des instincts de justice, chrétien fervent, d’intelligence médiocre. La comtesse de La Mark le dépeint à Gustave III de Suède comme un homme sans esprit, sans connaissances, sans lectures. Du moins, il a du bon sens.

Ernest Lavisse. Histoire de France, 1910.

05 1789

Le prix du pain atteint des sommets ; il devient inabordable à la plupart des bourses. La Reine Marie-Antoinette aurait commenté : Ils n’ont plus de pain… qu’ils mangent de la brioche. [comme bien des formules, amplement reprises par des générations et des générations d’historiens, il est préférable de la mettre au conditionnel ; Antonia Fraser soutient que c’est une vieille blague de beauf qu’on se repassait de génération en génération au sein de la famille royale.]

La misère mène le peuple à la révolution et la révolution l’y ramène.

Victor Hugo

17 06 1789 

Les députés du Tiers État se constituent en assemblée autonome et se proclament Assemblée Nationale. S’étaient joints à eux près de la moitié des membres du clergé. [Situation du clergé en 1789 : 150 000 personnes, dont 135 évêques, 60 000 prêtres séculiers, 30 000 religieux et 40 000 religieuses]. Trois jours plus tard, réunis dans la Salle du Jeu de Paume, – le roi a fait fermer leur salle de réunion – ils prêtent solennellement le serment de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution au royaume ; à un envoyé du roi qui, le 23 juin, lui donne l’ordre d’évacuer le lieu, Bailly, qui préside, répond : Il me semble que la nation assemblée n’a d’ordre à recevoir de personne. C’est un coup d’État, au regard du droit et des institutions monarchiques.

Qui étaient ces députés du Tiers État ?

La plupart des membres de ce tiers état sont des juristes ou des avocats. Jeunes, ce ne sont ni des gens du peuple, ni des bourgeois au sens capitaliste du terme ; ils représentent en revanche les élites de la bourgeoisie urbaine, qui lit, écrit et est cultivée. Certainement pas à l’image de la France, rurale à 80 %. D’ailleurs les rares gros laboureurs qui ont été élus députés du tiers état se sont moqués. Cela en dit long sur l’incompréhension entre les mondes urbain et rural… Ces députés de 1789 sont donc avant tout des hommes de prétoires et de plaidoiries, qui ne cherchent pas à expliquer la société telle qu’elle est, mais à produire du droit. Ils ont même une propension à tordre le réel par le droit. C’est fondamental pour comprendre à quel point les mots, les leurs, ont été importants lors de ces journées qui signent le renversement de la souveraineté du roi.

Emmanuel de Waresquiel. Télérama M 02773 du 14 au 20 11 2020

23 06 1789

Les réformes demandées par Louis XVI sont rejetées par les États Généraux.

Du 23 juin, il n’est resté, dans la mémoire collective, que l’exclamation de Mirabeau répondant au terme de la séance royale au marquis de Brézé, qui priait les députés de bien vouloir quitter la salle: je déclare que si l’on vous a chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordres pour employer la force ; car nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes.

Ils étaient arrivés le matin à la salle des Menus Plaisirs sous une pluie battante. Des détachements des gardes françaises, des suisses, des gardes de la prévôté et de la maréchaussée étaient déployés dans tout le quartier. On les avait fait entrer, deux par deux, dans un profond silence (l’attente avait duré une heure !). Quatre hérauts et le roi d’armes attendaient au centre de la salle. Le trône royal était placé au fond, sur une estrade. À ses pieds, les ministres étaient assis devant une table. Le tabouret de M. Necker était vide. Il avait refusé d’assister à la séance. Le roi était arrivé en voiture, avec sa fauconnerie, ses pages, ses écuyers, quatre compagnies de gardes du corps, les princes du sang, les ducs et pairs : tout l’appareil de l’ancienne France pour ce qui allait être son dernier ballet.

Les circonstances justifiaient pleinement cette solennité. Devant la perspective de la banqueroute, due à la politique imprudente d’emprunts par quoi Necker avait fait face aux dépenses de la guerre contre l’Angleterre, à la faiblesse et au désordre de la fiscalité, au refus des privilégiés de collaborer à la révolution royale qu’il leur avait proposée, en 1787, lors de la réunion de l’assemblée des notables, Louis XVI avait pris le risque de ressusciter la vieille institution des états généraux. Elle semblait seule à même de l’aider à surmonter la crise financière en consentant à de nouveaux impôts, en même temps que de lui permettre de s’appuyer sur les élites bourgeoises pour imposer aux privilégiés rétifs les réformes nécessaires. Ils avaient tourné, depuis leur ouverture, le 5 mai, à la confusion et au chaos. La liberté consentie à l’occasion de la campagne électorale avait débouché sur la parution de milliers de libelles, où chacun y allait de sa proposition de réforme. Les députés du Tiers, auxquels le roi avait accordé que leur représentation soit doublée pour prendre en compte le grand nombre de leurs mandants, exigeaient le vote par tête qui, niant toute spécificité, tout privilège à la noblesse et au clergé, leur permettrait de s’imposer à la majorité et mettrait fin à la société d’ordres. Louis XVI refusait de l’admettre, convaincu que les droits acquis par l’impôt du sang ou rendus nécessaires par la mission d’évangélisation et d’éducation étaient au principe de la société organique dont il était le garant et la tête. Qu’ils étaient indissociablement liés au système de dévouement mutuel, de service rendu et de loyauté personnelle sur lequel était fondée la constitution monarchique, en même temps qu’à l’identité chrétienne de la France, au caractère sacré de la royauté. Il n’en était pas moins acquis à la nécessité de moderniser la monarchie française. D’assurer une représentation des élites et une plus grande justice dans la répartition de l’impôt.

Ce 23 juin, c’est le programme que, repoussant la prétention manifestée, la semaine précédente, par les députés du Tiers d’usurper la souveraineté en se proclamant seuls représentants d’une nation qu’il prétendait lui-même incarner, il avait décidé de leur proposer. Dans un discours tour à tour prononcé par lui-même et lu par l’un de ses secrétaires d’État, il leur avait présenté une batterie de réformes qui prévoyaient la réunion régulière des états généraux, l’examen public du budget par les députés, l’institution d’états provinciaux chargés de l’administration locale (hôpitaux, prisons, eaux et forêts, œuvres sociales, tutelle des municipalités), la liberté de la presse, l’abrogation des lettres de cachet, la liberté de circulation des marchandises à l’intérieur des frontières, la mise en chantier d’une réforme des lois civiles et criminelles, une plus large ouverture des offices réservés à la noblesse, la disparition de la taille, de la mainmorte et de la corvée, l’adoucissement de la gabelle, afin d’arriver, à terme, et après recueil du consentement de la noblesse et du clergé, à l’égalité de tous devant l’impôt.

Ce projet, où se trouvait, trois semaines avant la prise de la Bastille, l’essentiel de ce que la Révolution française a pu apporter de positif à la France, avait été rejeté avec mépris par les députés.

J’avoue que ce que vous venez d’entendre, avait cyniquement répondu Mirabeau, pourrait être le salut de la patrie si les présents du despotisme n’étaient pas toujours dangereux.

L’ambitieuse réforme avait été repoussée parce que, selon le mot de Sieyès, le tiers état n’entendait plus collaborer au Bien commun mais affirmer haut et fort qu’il était la seule incarnation de la nation. Qu’est-ce que le tiers état? Tout. Cela supposait la destruction de la société d’ordres en préalable à l’examen de tout autre projet. Face à un pouvoir royal hésitant, incertain de la fidélité des troupes dont l’intervention lui aurait été nécessaire pour imposer sa volonté, les députés useraient tout à la fois de l’intimidation (dès le 20 juin, le seul représentant du Tiers qui ait voté contre le serment du Jeu de paume avait dû être exfiltré pour échapper au lynchage), de la rhétorique de prétoire (Quelle est cette insultante dictature? L’appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d’être heureux ! avait encore lancé, le 23 juin, Mirabeau) et de la manipulation des foules (on diffuserait bientôt à Paris la rumeur que le roi prévoyait une Saint-Barthélemy des patriotes). Ils joueraient, délibérément, la rue contre les pouvoirs institués.

Le 14 juillet, les têtes du gouverneur de la Bastille et du prévôt des marchands de Paris, fichées sur une pique, auraient valeur d’avertissement. Dans les semaines qui suivraient, le régime se désagrégerait sous l’effet combiné de la Grande Peur (l’attaque des châteaux par des paysans révoltés sous prétexte d’un fantomatique complot aristocratique), de la démission des municipalités, de la fuite des intendants (peu soucieux d’être assassinés comme celui de Paris, Bertier de Sauvigny, le 22 juillet) et de la création désordonnée de gardes nationales mal contrôlées. En octobre, Versailles serait lui-même investi par des harpies ivres et dépoitraillées. Emmené à Paris entre les têtes coupées des seuls gardes qui lui fussent restés fidèles, le roi, aux Tuileries, serait d’ores et déjà prisonnier. Contre les propositions concrètes qu’il avait formulées et par quoi un flot de sang eût été épargné, on s’était enivré de la logique abstraite des concepts, on avait jeté à bas les institutions éprouvées, on avait accordé aux émeutiers un pouvoir d’arbitrage, donné le premier rôle à l’intimidation et à la peur, versé le sang innocent pour imprimer un caractère irrémédiable à l’élan révolutionnaire. La machine infernale, dès lors, était enclenchée. Elle se retournerait bientôt jusque contre ses premiers ordonnateurs.

Michel de Jaegere. Le Figaro du v22 06 2018

26 06 1789 

Le roi fait venir 20 000 soldats étrangers aux portes de Paris.

06 1789

Morris, avocat américain qui a participé à la rédaction de la Constitution, est venu en France pour y mettre en place l’importation de tabac en gros : c’est un observateur attentif de la vie politique française ; il écrit à son gouvernement : Il n’y a pas grand-chose à attendre du roi, dans quelque domaine que ce soit. Quant à Marie Antoinette, elle est haïe, humiliée, mortifiée, et bien qu’elle se soit efforcée de sauvegarder quelques restes délabrés de l’autorité royale, il suffit de la savoir favorable à une mesure pour que ce soit la meilleure façon d’en empêcher d’une manière certaine la réussite.

2 07 1789

Le roi demande à la Noblesse et au Clergé de se joindre au Tiers État.

4 07 1789   

Emprisonné depuis 1784 à la Bastille, le marquis de Sade est transféré à l’hospice de Charenton. Auparavant, il était emprisonné depuis 1777 au château de Vincennes à la demande de sa belle-mère, Madame de Montreuil, fatiguée de le voir dilapider la dot de sa fille. À force de ne plus pouvoir satisfaire ses appétits sexuels, il était devenu gras comme un cochon. Il laisse dans sa cellule un godemiché empli de manuscrits, – découverts plus tard –  témoins surtout de son immense gourmandise satisfaite par les bons soins de sa femme.

9 07 1789 

À partir de la mi-juillet, nombreuses émeutes antiféodales en Suisse, Hongrie, Italie. L’assemblée nationale se déclare constituante.

Les citoyens qui se nomment des représentants, renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer ; le peuple ne peut parler et agir que par ses représentants.

Siéyès

11 07 1789   

Le roi renvoie Necker. Il le rappellera.

12 07 1789

Une émeute entraîne la fermeture des théâtres et de l’opéra.

13 07 1789 

Citoyens, j’arrive de Versailles. Necker est chassé. C’est le signal d’une Saint Barthélémy des patriotes. Ce soir même, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Nous n’avons plus qu’une ressource, c’est de courir aux armes.

Camille Desmoulins, publiciste

Les hommes du régiment Royal-Allemand commandés par le prince de Lambesc se font caillasser. Ils répliquent en maniant le sabre.

14 07 1789

La Révolution, c’est l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice.

Jules Michelet 1798 – 1874

Alors que, avec l’état progressif, on voit se développer dans les ateliers et les manufactures, les manifestations de la lutte des classes, la Révolution française se caractérise par une unité fondamentale sous l’égide d’un front antinobiliaire qui ne peut être que temporaire. C’est une révolution bourgeoise et libérale à soutien populaire et paysan. Ce n’est pas un dérapage, un accident. C’est un phénomène essentiel lié à l’impossibilité d’ébaucher les réformes institutionnelles, à l’impossibilité d’une conciliation à l’anglaise, du fait de l’antagonisme entre la résistance obstinée de la noblesse pour conserver les revenus tirés des droits féodaux et la farouche et têtue volonté des paysans d’en finir avec ces survivances féodales. Mais de révolution paysanne axée sur l’abolition sans compromis du régime seigneurial féodal elle devient, sous l’effet de circonstances parisiennes, une révolution bourgeoise point de départ d’une société capitaliste libérale. C’est une unicité à facettes multiples.

Réunis institutionnellement dans le tiers état, bourgeois et masses populaires constituent un front antinobiliaire temporaire et fragile.

Yves Carsalade. Les grandes étapes de l’histoire économique. Les éditions de l’École polytechnique 2009

Des milices bourgeoises se sont constituées, qui ont besoin d’armes pour faire face aux soldats étrangers appelés par le roi et éviter tout débordement : quelques simplets s’égarent à l’opéra pour s’emparer des haches et massues qu’utilisaient les acteurs, jusqu’à découvrir qu’elle sont en carton ! mais le gros des milices s’empare des 32 000 fusils et des 24 canons entreposés dans l’hospice militaire des Invalides ; hélas, les munitions sont ailleurs… à la Bastille. Les Invalides n’ont opposé aucune résistance, et les militaires détachés pour parlementer avec le gouverneur de la Bastille, le marquis de Launay sont reçus fort civilement : l’un des sous-officiers qualifiera le déjeuner de très cordial.

La Bastille est défendue par 33 gardes suisses, détachés là depuis une semaine sous les ordres du lieutenant Louis Deflue et 95 invalides, ces soldats blessés au combat mais qui continuent de servir. Mais l’essentiel des gardes suisses commandés par le baron de Besenval se trouve à Saint Cloud. L’armement est imposant : 15 canons aux créneaux des tours, 3 autres chargés à mitraille dans la cour, face à la porte d’entrée, 12 fusils de rempart chargés à une livre et demie de balles. 500 boulets, autant de biscaïens de balles (petites balles composant la mitraille), 20 000 cartouches, 250 barils de poudre en train d’être transférés de l’Arsenal voisin. Il y a de quoi se défendre … mais encore faut-il en avoir l’envie : dès le premier jour, j’ai appris à connaître cet homme par tous les préparatifs qu’il faisait pour la défense de son poste, et qui ne rimaient à rien. Et par son inquiétude continuelle et son irrésolution, je vis clairement que nous serions bien mal commandés si nous étions attaqués.

Lieutenant Louis Deflue

Le baron de Besenval, venu inspecter les défenses quelques jours plus tôt, aurait en vain prié le maréchal de Broglie, commandant les troupes dépêchées sur Versailles et Paris de le remplacer.

À l’extérieur des remparts un brasseur du faubourg Saint Antoine, déjà connu des services de police, harangue la foule pour mettre le feu à tout ça : les ci-devant Tournay et Bonnemère grimpent sur le toit d’une boutique accolée aux remparts et, accédant à l’intérieur, brisent les chaînes du pont levis : un groupe s’engouffre et de Launay donne l’ordre d’ouvrir le feu : une quinzaine de miliciens sont transportés à l’hôtel de ville.

Dans l’après-midi, une soixantaine de gardes français arrivent sur les lieux sous la conduite d’Élie, officier et de Hulin, sous-officier, qui prennent fait et cause pour les émeutiers et installent une batterie de cinq canons, arguments suffisamment parlants pour inciter le gouverneur à se rendre : nos officiers ont assuré que les gardes suisses et les vétérans seraient épargnés, ainsi que Monsieur de Launay, bien entendu.

Mais la foule envahit la Bastille et la violence ensanglante la cour. Voulant arracher le Major de la Bastille des mains du peuple, le marquis de Pellepont se fait massacrer. Traîné vers l’Hôtel de Ville, de Launay est pris une fois par la foule, repris par ses gardes, repris une seconde fois par la foule, repris par ses gardes. La troisième fois, les gardes ne pourront plus le reprendre : un certain Desnot, cuisinier au chômage mais qui sait travailler les viandes, lui coupe la tête, ainsi qu’à cinq de ses hommes. Jacques de Flesselles, prévôt des marchands, accusé d’avoir voulu sauver la Bastille, est tué d’un coup de feu, puis décapité : sa tête sera promenée dans Paris, empalée sur l’une des piques qu’il avait fait faire la veille, pour armer les milices bourgeoises ! Une fois la forteresse mise à sac, on se souvint des prisonniers : ils étaient sept : un fou, trois faussaires, un escroc, un aristocrate incestueux, le comte de Lorges qui demandera qu’on le tue car il ne savait pas où aller, étant là depuis trop longtemps, et un certain Charpentier, complice de Damien qui, trente ans plus tôt avait tenté de renverser Louis XV. La Bastille était une prison exclusivement réservée aux gens arrêtés sur ordre direct du roi ; à ce titre, ils avaient droit à un traitement de faveur, qui coûtait aux caisses de l’État dix fois plus cher par tête que pour les autres prisonniers ordinaires.

Le peuple parisien entreprit spontanément sa destruction. Le sieur Palloy se tailla une réputation, ainsi qu’une petite fortune, en sculptant dans les pierres ainsi mises à terre de petites bastilles et autres souvenirs, qui furent envoyées dans tous les départements. Il proposait aussi aux communes des projets de monuments commémoratifs, exécutés en pierres du cachot de la Bastille. Il ne les prendra pas toutes, et nombre d’entre elles serviront pour la construction du pont de la Concorde par Jean Rodolphe Perronet, primitivement nommé Pont Louis XVI, puis Pont de la Révolution, puis Pont de la Concorde, et encore Pont Louis XVI à la Restauration et finalement à nouveau Pont de la Concorde. Le soir même, le duc de Liancourt [voir à 1780 et 1804 pour faire plus ample connaissance avec cet excellent homme] épuise son cheval pour donner la nouvelle à Versailles ; mais le Roi dort déjà et on ne saurait le réveiller. Il insiste et on le laisse entrer dans la chambre royale, et raconter la journée :

– C’est donc une révolte, dit le Roi
– Non, Sire, c’est une révolution, s’entend-il répondre.

Le Roi restait encore populaire : on voyait communément circuler son portrait encadré des vers suivants :

Cette affreuse Bastille
N’existe déjà plus.
D’ardeur, chacun pétille
Ses murs sont abattus.
Français, reprends courage
Sous Louis et Necker

ou encore

Du peuple à ton avènement
Louis, tu te montras le père
Et de son premier mouvement
Il te nomma Le Populaire

À son entrée à Paris le 17 juillet, La Fayette lui remet la cocarde tricolore ; une banderole l’accueille ainsi : Père des Français, et roi d’un peuple libre

Cet événement prendre place dans l’histoire de la France contemporaine au rang de Fête Nationale [1], supplantant le 15 août, depuis que Louis XIII avait fait don de la France à la Vierge Marie. Napoléon III redonnera du galon au 15 Août, pour fêter l’anniversaire de la naissance de Napoléon Bonaparte, qu’il pensait être son oncle. Sa mère était Hortense de Beauharnais, donc fille du général de Beauharnais, et son père était basque : neuf mois avant sa naissance, Hortense avait séjourné à Cauterets.

Le 14 juillet le Peuple de Paris prend la Bastille

L’Écossais Alexander Mackenzie atteint sur les côtes arctiques de l’Amérique du Nord l’embouchure du fleuve qui prendra son nom. Parti avec un groupe d’indiens en canoë de Fort Chippewyan, sur le lac Athabasca, en juin de la même année, il était de retour le 12 septembre.

Montagnes et fleuves vont jouer, dès lors, jusqu’à l’océan, à se côtoyer, se contourner, se traverser, à la condition que l’ampleur du fleuve soit toujours respectée. Une seule fois cependant les masses granitiques se resserrent subitement, comme pour arrêter le fleuve ; mais celui-ci, se précipitant avec une force redoublée, maintient l’obstacle en deux remparts parallèles, amas fantastique de tours et donjons aux créneaux béants (…) Plus loin dans la zone polaire, le fleuve se place résolument vis à vis du nord ; et, entre deux baies hautaines de montagnes et de glaciers aux cimes resplendissantes, il descend une avenue très large et très droite de 70 lieues.

Père Duchaussois

15 07 1789 

Necker revient : Breteuil sera resté en poste 100 heures. À la cour, les plus proches de la famille royale partent à l’étranger : la duchesse de Polignac, le comte et la comtesse d’Artois et les princes de sang, Condé et Conti, et encore l’abbé Vermond, lecteur et conseiller de la reine depuis 20 ans. La princesse de Conti a probablement suivi son mari très laid, qu’elle trompait donc vergogne. Un jour,  il lui avait dit :

–  Madame, je vous recommande de ne pas me tromper pendant mon absence.
–  Monsieur, vous pouvez partir tranquille : je n’ai envie de vous tromper que lorsque je vous
vois.

30 07 1789 

Les corvettes Descubierta et Atrevida appareillent de Cadix pour un tour du monde axé sur la recherche ethnographique, naturaliste et géographique, sous la responsabilité scientifique d’Alessandro Malaspina, né en Toscane, qui s’était mis au service de l’Espagne en commençant par y devenir un brillant officier de marine : elles ne feront pas réellement le tour du monde, mais exploreront de façon approfondie les rivages Pacifique  des Amériques, de la Terre de Feu à l’Alaska, puis effectueront la traversée aller-retour du Pacifique, en allant jusqu’à Macao, via les Philippines et la Nouvelle Zélande. À la recherche du passage du nord-ouest, elles parviendront jusqu’à Yakutat, en Alaska, trop à l’est pour passer le détroit de Behring. Elles seront de retour le 21 septembre 1794. Malaspina présentera un an plus tard un rapport, Viaje político-científico alrededor del mundo, qui comprend des observations critiques de caractère politique sur les institutions coloniales espagnoles ; il suggérera d’accorder une large autonomie aux colonies espagnoles d’Amérique et du Pacifique au sein d’une confédération d’États liés grâce au commerce, ce qui lui vaudra de se voir accusé par Manuel Godoy d’être un révolutionnaire et un conspirateur, et d’être arrêté. Après un simulacre de jugement, il sera condamné à dix ans de prison au château San Antón de La Corogne. Mais fin 1802 il sera libéré grâce aux pressions de Napoléon, sur les instances de Francesco Melzi d’Eril et expulsé en Italie où il terminera sa vie.

Cadix, le 15 avril.— Les corvettes Descubierta – la Découverte – et Atrevida – l’Audacieuse et la goélette la Légère, parties de Cadix à la fin de juillet 1789 pour reconnaître les côtes de l’Amérique méridionale et des îles adjacentes, depuis le cap de Horn jusqu’à l’extrémité du nord-ouest de l’Amérique, sont maintenant de retour dans les ports espagnols. Les découvertes faites pendant cette expédition ont donné la certitude qu’il n’existe aucun passage dans l’océan Atlantique sur les côtes nord-ouest de l’Amérique entre les 59e60e et 61e degrés de latitude. Les goélettes la Légère et la Mexicaine, détachées, au commencement de 1792, des autres bâtiments, ont contribué, de concert avec les vaisseaux anglais sous les ordres du capitaine Van-Coover, à déterminer la position de l’archipel immense connu sous le nom de l’amiral Fronte et Jacques de Fucea. Ces corvettes ont employé la meilleure partie de la même année à l’examen des îles Marianne, Philippines et Macao, sur les côtes de la Chine. Elles ont navigué ensemble entre l’île de Mendanao et celle de la Nouvelle-Guinée, et passant au delà de la ligne, en tirant vers l’orient, elles ont parcouru, sur des mers inconnues, un espace de cinq cents lieues. Elles ont traversé les nouvelles Hébrides, visité la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Hollande et l’archipel des îles des Amis, en prenant par celles de Babau, qui n’avaient été jusqu’à ce jour reconnues par aucun navigateur étranger. Ce voyage a considérablement augmenté les connaissances en botanique, en lithologie et en hydrographie. Les expériences faites sur la gravité des corps, répétées à diverses latitudes, doivent conduire à d’importantes découvertes sur l’irrégularité de la figure de la terre ; découvertes qui serviront de base à une mesure universelle, qu’on pourra établir en Europe. En étudiant l’histoire civile et politique des nations qui ont été visitées, on a dû acquérir de grandes connaissances sur l’homme, et l’on a réuni des monuments qui répandent de grandes lumières sur les migrations de ces peuples et les progrès de leur civilisation. La nature a répandu dans l’immense étendue des possessions espagnoles des productions inconnues jusqu’à ce jour, qui peuvent, en donnant lieu à de nouvelles spéculations, augmenter les moyens et la force de cette puissance. Cette expédition n’a coûté aucune larme au genre humain, ce qui est sans exemple parmi toutes les entreprises de cette sorte, tant anciennes que modernes. Toutes les tribus, toutes les peuplades qui ont été visitées, n’ont point vu ces nouveaux Argonautes se rougir de leur sang, mais ils ont reçu des idées nouvelles, des instruments inconnus et d’utiles semences. Les corvettes elles-mêmes ont parfaitement réussi dans la conservation de leurs équipages. Toute leur perte se réduit à celle de trois ou quatre personnes qui ont péri sur chacune d’elles, bien qu’elles aient été exposées pendant un temps très-long, aux chaleurs ardentes de la zone torride. La mort de don Antonio Pineda est le seul événement qu’on puisse regarder comme malheureux pendant toute cette expédition. L’histoire de ce voyage sera imprimée : déjà l’on en prépare le prospectus.

4 08 1789  

Du 20 juillet au 6 août la Jacquerie des paysans a donné naissance à la Grande Peur : elle se répand sur la moitié du territoire : les paysans brûlent les terriers où se trouvaient fixés les droits seigneuriaux. Leurs attaques ne cesseront qu’avec l’abolition des privilèges par les députés : l’égalité des citoyens est timidement proclamée : désormais tout soldat a son bâton de maréchal dans sa giberne.

À l’Assemblée Nationale, le débat aura été plus que vif et plus partagé qu’on ne pourrait le croire : les Lumières avaient pénétré de nombreux nobles au premier rang desquels le vicomte de Noailles qui appelle vigoureusement la fin de tous les privilèges. Son envolée galvanise l’assemblée. On lira le lendemain dans le Courrier de Versailles à Paris : Les paroles de Noailles excitèrent un tel enthousiasme dans les galeries qu’une des personnes qui étaient présentes lui adressa sur-le-champ un quatrain qu’il répéta assez haut pour que tous ceux qui l’environnaient l’entendissent. Je ne me rappelle que les deux derniers vers :

Un monstre nous restait : la féodalité
Abattu par Noailles, il hurle, tombe, expire.

Au fil de la soirée, on décide l’abolition de la qualité de serf, des juridictions seigneuriales, de tous privilèges et immunités pécuniaires, du droit exclusif de la chasse, des colombiers, des garennes. On décide également l’égalité des impôts, l’abandon de la dîme, l’accès libre aux emplois civils et militaires, la justice gratuite, la suppression de la vénalité des offices, la destruction des pensions obtenues sans titre… Tout ce grand chambardement va libérer à peu près 4 millions d’hectares, soit pas loin de 10 % du territoire !  Le clergé ne fut pas oublié : L’Église remet tous les droits qui lui appartiennent à la nation française, juste et généreuse, comme le proclame l’archevêque de Paris. Plus tard, le clergé décidera de livrer à l’État tous les vases et ornements en or et en argent qui ne sont pas indispensables au culte. Il s’agit de venir en aide à ceux qu’on désignerait aujourd’hui sous le terme d’exclus.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois 2000

Ci-après la retranscription de la La Gazette nationale des échanges enflammés qui ont animé la séance de l’Assemblée nationale dans la nuit du 4 au 5 août 1789, pendant laquelle les privilèges sont abolis :

Suite de la séance de la nuit du 4 août.

Suite du discours de M. le duc d’Aiguillon [l’homme le plus riche de France après le Roi],

En établissant les droits de l’homme, il faut convenir de la liberté. Plusieurs membres de cette Assemblée trouvent inutile de traiter des droits de l’homme, disant qu’ils existent dans le cœur, que le Peuple les sent ; mais qu’il ne faut les lui faire connaître que d’une manière simple et à la portée de tous. Les droits de l’homme ont été jugés être les préliminaires de la constitution ; ils tendent à rendre les hommes libres ; pour qu’ils le soient, il faut convenir qu’il n’y a qu’un Peuple, une Nation libre, et un souverain ; il faut convenir des sacrifices de la féodalité nécessaires à la liberté et à une bonne constitution ; autrement il existe des droits de champarts [part du produit du champ due par le paysan au seigneur], des chefs rentes, des fiscalités, des greffiers, des droits de monte ; nous verrons toujours exercer la tyrannie de l’aristocratie et le despotisme ; la société sera malheureuse ; nous ne ferons enfin de bonnes lois qu’en nous organisant sur un code qui exile l’esclavage. Il ne faut pas, Messieurs, remonter à l’origine des causes qui ont successivement produit l’asservissement de la Nation française, ni démontrer que la force seule et la violence des grands nous ont soumis à un régime féodal. Suivons l’exemple de l’Amérique anglaise, uniquement composée de propriétaires, qui ne connaissent aucune trace de la féodalité. (…) C’est l’unique moyen d’arrêter le cours de l’oppression des sujets, et de conserver les droits légitimes des seigneurs. C’est un de ceux que je présente à cette auguste Assemblée, pour le bonheur de la Nation. Je finis par rendre hommage aux vertus patriotiques des deux respectables préopinans (sic) qui, quoique seigneurs distingués, ont eu les premiers le courage de publier des vérités jusqu’ici ensevelies dans les ténèbres de la féodalité, et qui sont si puissantes pour opérer la félicité de la France.

[…] Messieurs, je comptais faire ce qu’a fait Monsieur le Vicomte de Noailles ; il a prévenu ma démarche, j’ose croire qu’il n’a pas prévenu mes sentiments ni mon cœur. Je suis bien loin d’en être jaloux : je le remercie au contraire d’avoir été mon fidèle interprète.[…] Le désordre n’est pas le fait de brigands mais du peuple, insurgé contre l’inégalité, l’arbitraire, l’iniquité des droits. Coupable mais explicable est l’attaque des châteaux. Pour l’arrêter, des sacrifices sont nécessaires et les droits féodaux, propriétés qui blessent l’humanité, doivent être rachetables, mais être jusque-là perçus.

Une multitude de voix s’élèvent Ce discours est vivement applaudi. L’enthousiasme saisit toutes les âmes. Des motions sans nombre, plus importantes les unes que les autres, sont successivement proposées. M. le marquis de Foucault fait une motion vigoureuse contre l’abus des pensions militaires ; il demande que le premier des sacrifices soit celui que feront les grands, et cette portion de la noblesse, très opulente par elle-même, qui vit sous les yeux du prince, et sur laquelle il verse sans mesure et accumule des dons, des largesses, des traitemens (sic) excessifs, fournis et pris sur la pure substance des campagnes. (…)

  1. le vicomte de Beauharnais propose l’égalité des peines sur toutes les classes des citoyens, et leur admissibilité dans tous les emplois ecclésiastiques, civils et militaires.
  2. M. Cottin représente les Peuples gémissant sous la tyrannie des agens (sic) inférieurs des justices seigneuriales, dont il demande l’extinction, ainsi que celle de tous les débris du régime féodal qui écrase l’agriculture. (…)
  3. M. l’évêque de Chartres, représentant le droit exclusif de la chasse comme un fléau pour les campagnes, ruinées depuis plus d’un an par les élémens (sic), demande l’abolition de ce droit, et il en fait l’abandon pour lui. Heureux, dit-il, de pouvoir donner aux autres propriétaires du royaume cette leçon d’humanité et de justice.

À ce mot, une multitude de voix s’élèvent ; elles partent de MM. de la noblesse, et se réunissent pour consommer cette renonciation à l’heure même, sous l’unique réserve de ne permettre l’usage de la chasse qu’aux seuls propriétaires, avec des mesures de prudence, pour ne pas compromettre la sûreté publique. Tout le clergé se lève pour adhérer à la proposition ; il se forme un tel ensemble d’applaudissement et l’expression de bienveillance, que la délibération reste suspendue pendant quelque tems (sic). Excusable effervescence

Bientôt le zèle du bien public calmant cette excusable effervescence, M. de Saint Fargeau développe des considérations de bienfaisance et de justice, d’après lesquelles, pour le soulagement des laboureurs et propriétaires accablés de tant d’infortunes, il croyait devoir stipuler que la renonciation aux privilèges et immunités pécuniaires, s’appliquât à la présente année, et que les communes des campagnes ressentissent sur le champ ce soulagement, par la cotisation des nobles et des autres exempts, faite à leur décharge, dans la forme qui serait jugée la plus convenable par les assemblées provinciales. (…) Plusieurs curés demandent qu’il leur soit permis de sacrifier leur casuel [rétribution aléatoire accordée au clergé pour l’exercice de certains ministères : baptêmes, bénédictions, funérailles, mariages].

À ces mots, un membre de la noblesse réclame pour cette classe précieuse des ministres du culte, l’accroissement des portions congrues. Les applaudissemens (sic) redoublent de la part des citoyens de tous les ordres. (…)

Les signes de transports et l’Effusion de sentimens (sic) généreux dont l’Assemblée présentait le tableau, plus vif et plus animé d’heure en heure, n’ont pu qu’à peine laisser le tems (sic) de stipuler les mesures de prudence avec lesquelles il convenait de réaliser ces projets salutaires, votés par tant de mémoires, d’opinions touchantes, et de vives réclamations dans les assemblées provinciales, dans les assemblées des bailliages, et dans les autres lieux où les citoyens avaient pu se réunir depuis dix-huit mois. Quelques-uns des membres de la noblesse offrent de sacrifier jusqu’à leur droit exclusif de colombier. (…)

  1. l’archevêque d’Aix, dépeignant avec énergie les maux de la féodalité, prouve la nécessité de les prévenir par la prohibition de toutes les conventions de ce genre, que la misère des colons pourrait dicter par la suite, et d’annuler d’avance toute clause capable de les faire revivre : il rappelle les maux non moins effrayans (sic) que l’extension arbitraire des impôts, et surtout des droits prétendus domaniaux, de la gabelle et des aides, a produits dans tout le royaume, où l’esprit de fiscalité corrompt la loyauté et la droiture des sentimens (sic) du Peuple, comme il altère la sincérité des contrats et des actes, absorbe l’aisance, et arrête la circulation des fonds. Après cette observation, qui semblait épuiser le sujet si étendu des réformes, l’attention et la sensibilité de l’Assemblée ont été encore réveillées et attachées par des offres d’un ordre tout nouveau. (…) Messieurs, il faut terminer cette séance comme vous l’avez commencée et comme vous l’avez remplie. Il faut y mettre un dernier sceau digne d’elle et de vous. Je ne sais si mon cœur m’entraîne trop loin ; mais s’il se trompait, j’en accuserais cette ivresse dont votre patriotisme le remplit : je ne crois cependant pas qu’il s’égare. Messieurs, au milieu de ces élans, au milieu de ces transports qui confondent tous nos sentimens (sic), tous nos vœux, toutes nos âmes, ne devons nous pas nous souvenir du roi ; du roi qui nous a convoqués, lorsque les Assemblées nationales étaient interrompues depuis près de deux siècles ; du roi qui nous a abandonné de lui-même tous les droits que sa justice a reconnu ne pas devoir conserver ; du roi enfin qui est venu se jeter dans nos bras, et qui, ce matin encore, nous offrait et nous demandait une constante et amicale confiance ! Dans ce beau jour, que chacun recueille sa récompense, que chacun ait son bonheur ; que le bonheur public en soit le dernier résultat ; que l’union du roi et du peuple couronne l’union de tous les ordres, de toutes les provinces et de tous les citoyens. Félicitations mutuelles. C’est au milieu des États Généraux que Louis XII a été proclamé Père du Peuple, je propose qu’au milieu de cette Assemblée nationale, la plus auguste la plus utile qui fut jamais, Louis XVI soit proclamé le restaurateur de la liberté française. La proclamation a été faite à l’instant par les députés, par le Peuple, par tous ceux qui étaient présens (sic), et l’Assemblée nationale a retenti pendant un quart d’heure des cris de vive le roi ! vive Louis XVI, restaurateur de la liberté française !

La séance s’était étendue bien avant dans la nuit, quand M. le président, après avoir pris le vœu de l’Assemblée, suspend le cours de ces déclarations patriotiques, pour en relire les chefs principaux, et les faire décréter par l’Assemblée, sauf la rédaction ; ce qui est exécuté sur l’heure à l’unanimité, sous la réserve exigée par les sermens (sic) et les mandats des divers comettans (sic). Suivent les articles arrêtés.

Abolition de la qualité de serf et de la mainmorte, sous quelque domination qu’elle existe. Faculté de rembourser les droits seigneuriaux.
Abolition des juridictions seigneuriales.
Suppression du droit exclusif de la chasse, des colombiers, des garennes.
Taxe en argent, représentative de la dîme.
Rachat possible de toutes les dîmes, de quelque espèce que ce soit.
Abolition de tous privilèges et immunités pécuniaires.
Egalité des impôts, de quelqu’espèce que ce soit, à compter du commencement de l’année 1789, suivant ce qui sera réglé (sic) par les assemblées provinciales.
Admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires.
Déclaration de l’établissement prochain d’une justice gratuite, et de la suppression de la vénalité des offices.
Abandon du privilège particulier des provinces et des villes.
Déclaration des députés qui ont des mandats impératifs, qu’ils vont écrire à leurs commetans (sic) pour solliciter leur adhésion.
Abandon des privilèges de plusieurs villes, Paris, Lyon, Bordeaux, etc.
Suppression du droit de déport et vacat, des annates, de la pluralité des bénéfices. Destruction des pensions obtenues sans titres.
Réformation de Jurandes.
Une médaille frappée pour éterniser la mémoire de ce jour.

Un Te Deum solennel, et l’Assemblée nationale en députation auprès du roi, pour lui porter l’hommage de l’Assemblée, et le titre de Restaurateur de la liberté française, avec prière d’assister personnellement au Te Deum. Les cris de vive le roi ! Les témoignages de l’allégresse publique variés sous toutes les formes, les félicitations mutuelles des députés et du peuple présent, terminent la séance. (…)

La séance est suspendue à 2 heures après minuit, et continuée à demain midi.

La Gazette nationale ou le Moniteur universel. BNF. Ensemble réalisé en partenariat avec Retronews, le site de presse Le Monde du 6 08 2019

Cependant, les modalités d’application – nos fameux décrets d’application d’aujourd’hui – ne seront publiés que le 15 mars 1790, réduisant considérablement la portée de la déclaration d’origine : seuls étaient abolis gratuitement la dîme et les droits féodaux honorifiques et personnels. La dîme était certes très lourde, et sa suppression fût évidemment bien accueillie, néanmoins les multiples redevances ou droits réels devaient être rachetés à un taux onéreux ! On n’en aura pas terminé avec les troubles paysans !

La Révolution de 1789 et la suppression des privilèges débarrassa le réseau routier des dernières entraves à la circulation. La disparition des péages s’avéra un des facteurs essentiels du miracle économique du XIX° siècle.

Pierre A Clément. Les chemins à travers les âges. Les presses du Languedoc.1983.

C’est sans doute au début de la Révolution française que se firent le plus nettement sentir les effets psychologiques perturbants d’un vide politique. Reprenons brièvement le film des événements. En mai 1789, les états généraux se réunissent sur convocation de Louis XVI. Mais, le 19 juin, le roi suspend leurs séances et, le 23, leur enjoint de ne plus délibérer que séparément. Le 27, il revient sur cette décision et accepte de les considérer désormais comme Assemblée nationale. En réalité, ce n’est qu’une feinte puisqu’il rassemble des troupes et, le 11 juillet, renvoie Necker. Six jours après, il le rappelle, ayant été instruit par les événements de Paris. Les troupes retournent alors dans leurs casernes, pour la plus grande inquiétude de la classe aisée. Le 4 août, l’Assemblée vote la suppression (théorique) des droits féodaux. Mais le roi refuse de contresigner la décision des députés. Conduit à Paris le 6 octobre par la foule enfiévrée, il accepte alors les fameux décrets. En outre, pendant ces dix mois chauds, les Français partagés entre d’immenses espoirs et de vives appréhensions, ont assisté à la désagrégation de l’armée, à la fuite des nobles les plus en vue, au remplacement des autorités locales paralysées par de nouvelles municipalités hâtivement mises sur pied. L’armature étatique de l’Ancien Régime s’est dissoute ; à quoi s’est ajoutée la menace de la banqueroute. D’où un sentiment profond d’insécurité dans un pays qui se crut ouvert aux brigands, aux complots, aux armées étrangères. Il fallait d’urgence inventer les moyens d’une autodéfense et éliminer les multiples ennemis dont on redoutait l’action. Tel fut le climat qui permit la multiplication et la diffusion des frayeurs locales connues sous le nom de Grande Peur.

Jean Delumeau. La peur en Occident. Arthème. Fayard 1978

23 08 1789                

Partisans et adversaires du Roi se réunissent autour de lui : les premiers sont à sa droite, les seconds à sa gauche : c’est la naissance de la droite et de la gauche en politique, que la création des chambres parlementaires viendra conforter. On s’apprête à publier les fondements de l’ère nouvelle : le marquis de La Fayette, qui a pris dans ses bagages ceux des États-Unis, y apporte une très large contribution.

La Fayette voulait garder la monarchie à la française en la teintant de fortes doses de républicanisme à l’américaine.

Laurent Zecchini

La Révolution française, c’est, se substituant à une société de sujets, à l’intérieur d’un code hiérarchique (les ordres du royaume), une société d’individus libres et égaux. De cette donnée philosophique de base découle la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la suppression des corporations, jurandes et maîtrises (loi Le Chapelier, 1791) qui quadrillaient la vie économique, l’interdiction des coalitions (grèves) et des associations entre gens de même métier (syndicats). Il faudra attendre 1864 à propos des premières et 1884 à propos de secondes pour voir atténuer la rigueur de cet individualisme économique, dont Marx dénonce à la même époque le caractère mystificateur.

Jacques Julliard. Le Nouvel Observateur. Décembre 2007

DECLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET DU CITOYEN (SIC [2])

Décrétés par l’Assemblée Nationale, dans les séances des 20, 21, 23, 24 et 26 août 1789, acceptés par le roi

AUX REPRESENTANS DU PEUPLE FRANCOIS.

PRÉAMBULE

LES représentans du peuple François constitués en assembles nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli et le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernemens ont résolu d’exposer dans une déclaration solemnelle les droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme afin que cette déclaration constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés, afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et du bonheur de tous.

En conséquence, l’assemblée nationale reconnoit et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême les droits suivants de l’homme et du citoyen.

ARTICLE PREMIER.

I LES hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune

II LE but de toute association politique est la conservation des droits naturels et inprescriptibles de l’homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance

III LE principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

IV LA liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme, n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ; ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

V LA loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut-être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

VI LA loi est l’expression de la volonté générale ; tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentans, à sa formation ; elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux a ses yeux, sont également admissibles a toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talens.

VII NUL homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites, ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l’instant, il se rend coupable par la résistance.

VIII LA loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaire, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

IX TOUT homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.

X NUL ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

XI LA libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

XII LA garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée.

XIII POUR l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre les citoyens en raison de leurs facultés.

XIV LES citoyens ont le droit de consacrer par eux-mêmes ou par leurs représentans, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.

XV LA société a le droit de demander compte a tout agent public de son administration.

XVI TOUTE société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni les séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution.

XVII LES propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.

Parmi les signatures, celle de … Louis XVI.

Que reste-t-il de la Déclaration universelle des droits de l'homme ? | CNRS Le journal

au Musée Carnavalet

Les détracteurs ne manqueront pas de s’exprimer : S’ils avaient dit les droits du Citoyen ou de l’homme-citoyen, je les comprendrais encore ; mais j’avoue que l’homme, distingué du citoyen, est un être que je ne connais pas du tout. J’ai vu dans le cours de ma vie des Français, des Anglais, des Italiens, des Allemands, des Russes, etc… : j’ai même appris, dans un livre célèbre, qu’on peut-être Persan. Mais je n’ai jamais vu l’homme, s’il a des droits, je m’en moque.

Joseph de Maistre. Lettres d’un royaliste savoisien

Sire, le peuple sur lequel vous régnez a donné des preuves non équivoques de sa patience. C’est un peuple martyr à qui la vie semble n’avoir été laissée que pour la faire souffrir plus longtemps. Telles sont les paroles qu’a prononcées l’évêque de Nancy en l’église Saint Louis de Versailles, lors de la messe d’ouverture des États Généraux.
Paroles graves, mais paroles justes, qui cependant n’ont pas suffisamment alarmé un souverain en qui la France avait mis tant d’espoir. Aujourd’hui, c’est à dire à peine quelques mois plus tard, la révolte gronde, les violences ont commencé. Les réformes ne sauraient plus être différées. Il paraît difficile qu’elles puissent être réalisées dans l’ordre et le calme.
Au cours des deux derniers siècles, l’accroissement du pouvoir royal avait été salué comme une libération. Le roi était apparu alors comme un protecteur contre les exactions des grands, une sorte de monarque patriarcal, détenteur de la justice suprême. Mais à l’apogée de la puissance royale- sous le règne du roi Soleil -, un changement a commencé à se faire sentir.
L’absolutisme du pouvoir royal ne s’exerce plus pour le bienfait de tous : il s’avère que le roi a perdu le contact avec la nation.
Quant à la noblesse et au clergé, ils se sont éloignés aussi du peuple pour venir vivre au contact de la cour. Un fossé de plus en plus large sépare le pays en deux blocs.
D’un côté, 140 000 nobles et 130 000 membres du clergé possédant les deux tiers des terres mais payant peu d’impôts au roi et jouissant du droit de percevoir des taxes diverses. De l’autre, le peuple, c’est à dire 24 millions de non-privilégiés, se partageant l’autre tiers des terres et devant payer taxes et impôts royaux, une foule de droits féodaux, la dîme au clergé, sans compter les aides, gabelles et saisies, droits de chasse, de fuie et autres. Après paiement de toutes ces taxes multiples, on sait qu’il ne restait plus au paysan censitaire que le cinquième à peine du produit de son travail.
Tel était le système à la veille de ce 4 août qui vit la Noblesse et le Clergé, fraternellement unis au Tiers, décider la suppression des privilèges et l’abolition des droits féodaux, l’égalité devant les charges, l’accès de tous à tous les emplois, l’établissement d’une justice gratuite.
Ce triomphe de l’Égalité et de la Fraternité a été précédé de l’affirmation de la Liberté. La prise de la Bastille a signifié l’anéantissement de l’arbitraire. Mais il convient aujourd’hui de promouvoir un système qui garantisse formellement à la nation ses droits sacrés et en organise le fonctionnement harmonieux grâce à des institutions rationnelles. C’est de cette tâche qu’est saisie l’Assemblée constituante, et elle la mettra en œuvre selon les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qu’elle vient de proclamer.
Le peuple est décidé à fonder, avec le roi, un ordre nouveau, signifiant pour tous le bonheur et le droit de vivre.

Le Journal du Monde, sous la direction de Gérard Caillet. Denoël. 1975

4 10 1789  

Sur le drapeau de la France, La Fayette intercale le blanc entre le bleu et le rouge, couleurs de la cocarde de la Garde Nationale : le blanc, c’est le blanc royal inspiré de la chemise de la Sainte Vierge conservée à Chartres. Le bleu, c’est celui de la capâ de Saint Martin et le rouge, celui de l’oriflamme de Saint Denis.

5 10 1789 

Une parisienne s’empare d’un tambour dans un corps de garde et très vite elles se trouvent nombreuses à crier autour d’elle : du pain ! La foule grossit, pour bientôt se diriger sur Versailles, pour y demander du pain, en fait pour ramener la famille royale à Paris. Le coup a été bien orchestré depuis le QG de l’opposition au Roi et à la Reine qui n’est autre que le Palais Royal du duc d’Orléans, où s’affaire entre autres Choderlos de Laclos. La Fayette a tenté de s’opposer au mouvement, mais avec un temps de retard et finalement il se contente de la suivre. Louis XVI reçoit une délégation et on temporise, non sans que la foule ait tout de même tué deux gardes de la Reine.

6 10 1789 

Le peuple emporte finalement la décision de revenir à Paris accompagné de la famille royale, nous ramènerons le boulanger, la boulangère et le petit mitron [3]. Ils s’installent au Palais des Tuileries, abandonné depuis plus de cents ans : bien des vitres sont cassées, la poussière est partout, il n’y a ni meuble, ni lit, ni chandelle ! Mi-convoi funèbre, mi-cavalcade, enterrement de la monarchie et carnaval du peuple, écrira Stefan Zweig.

Pourquoi donc, d’un coup de balai,
Un tel roi se laisse-t-il chasser ?
S’ils avaient été de vrais souverains
Tous seraient encore en vie.

Goethe

Les œuvres d’art du château de Versailles vont être déménagées au Musée central des Arts, qui va devenir le Louvre. Le mobilier sera vendu en 1793 et 1794.

2 11 1789 

L’Assemblée se prononce pour le dépouillement de l’Église  et même la liquidation des ordres religieux : Le 10 octobre 1789, un pas de plus est accompli. Sur proposition de Talleyrand (1754-1838), l’assemblée envisage la sécularisation de l’ensemble des biens de l’Église. Cette fois, les membres du clergé qui sont encore là (la plupart sont retournés dans leur province et dans leur cure) s’élèvent contre ce coup de force. L’assemblée hésite. Mais les clubs – les voilà -, celui des Jacobins tout particulièrement, pèsent de tout leur poids sur les députés. Le 2 novembre, le projet de Talleyrand est adopté par cinq cent soixante-huit voix contre trois cent quatre-vingt-six. Désormais, tout appartient à l’État, à charge pour lui de veiller au culte et d’assurer le salaire des curés. C’est à ce moment qu’apparaît la notion de salaire moyen, en l’espèce deux mille quatre cents francs garantis. Un chiffre relativement raisonnable pour l’époque.

On ne peut que s’étonner de la rapidité de cet ensemble de décisions. En quelques mois, la très riche Église de France se retrouve dépossédée de tous ses biens. C’est une gigantesque spoliation. La Révolution bénéficie du vieux gallicanisme : personne ne se demande ce que Rome va penser de ces coups de force successifs. Pour le moment, le pape se tait.

Cette nationalisation des biens du clergé représente, d’après la Constituante, environ trois milliards de francs. Le Trésor décide de mettre en vente sans tarder ces biens, meubles et immeubles. Pour gagner du temps, on émet un papier-monnaie qui sera remboursé lorsque l’État aura récupéré le produit de cette opération financière. Ce sont les assignats – ce mot indique que leur valeur est assignée sur la valeur estimée des biens du clergé. Bien entendu, ils ne seront jamais remboursés, et seront emportés par l’inflation. Néanmoins, la Révolution, jusqu’en 1801, vivra du produit des biens du clergé. C’est l’Église de France qui a financé, certes sans le vouloir, l’aventure révolutionnaire. Et c’est la bourgeoisie marchande qui récupère à bon prix les biens proposés : une nouvelle classe vient de voir le jour ; elle défendra avec fermeté l’ordre nouveau, parce qu’elle ne veut pas perdre demain ce qu’elle a conquis par un coup de poker.

On pourrait croire que cette série de décisions est purement économique et financière. C’est inexact. La sécularisation des ordres religieux dépasse de loin la transmission des monastères à l’État. D’ailleurs, les textes sont clairs : il est désormais interdit de prononcer des vœux engageant la vie entière ; tous les religieux qui le souhaitent peuvent retrouver la vie civile. C’était l’expression d’une volonté de liquidation des ordres monastiques.

Le rythme de la mise sous tutelle de l’Église s’accélère. L’attitude de bon nombre de moines (environ un tiers), qui acceptent sans débat leur retour à l’état laïque, donne aux constituants le sentiment que rien ne s’oppose à la révolution religieuse dont ils sont les auteurs. À Cluny, par exemple, sur quarante moines, trente-huit quittent leur ordre. Les députés, au demeurant, prennent soin d’affirmer haut et fort que l’Église catholique est la religion du public (Mirabeau). N’empêche que les premières tensions visibles entre les ecclésiastiques siégeant à l’assemblée et le reste des députés se font sentir à cette époque.

Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois 2000

19 12 1789

Création des assignats : des billets, portant intérêt à 5 %, d’achat prélevé sur les biens du clergé. On en émettra près de 50 milliards pour faire face aux dépenses, avilissant ainsi la monnaie-papier, dont la valeur ne cessera de se dégrader.

24 12 1789 

L’Assemblée donne aux protestants la citoyenneté à part entière.

Clermont Tonnerre, député de la noblesse, dans une formule lapidaire, définit l’attitude envers les Juifs : la Révolution comme la République l’adopteront : Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. Un mois plus tard, les juifs du Midi – Avignon, Bordeaux, Bayonne – obtiendront la citoyenneté française, mais pas ceux de Lorraine et d’Alsace.

1789 

Le marquis de Lessert, auvergnat, souffre affreusement du dos et du foie : en promenade à Évian, il boit l’eau d’une fontaine dans le jardin de M. Cachat : le soulagement ressenti est net et important, et il se met à en vanter les mérites ; les compliments ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd : M. Cachat enclot sa source et commercialise l’eau ; les premiers bains seront ouverts dès 1824. Elle passe, dit-on là-bas, environ 15 ans dans les entrailles de la région à se charger en minéraux, avant de se mettre à l’air.

Madame Galvani, de Bologne, a un gros rhume. Là-bas, on soigne cela avec du bouillon de grenouille, ce que lui fait préparer son mari, Louis Galvani, (1737-1795) professeur d’anatomie et de physiologie à l’université. Ainsi, sur la grande table qui doit servir à préparer les repas, mais où se trouvent aussi quelques instruments dudit professeur, des grenouilles sans tête se retrouvent voisines de bouteilles de Leyde, d’un éclateur et d’une machine électrique. À la stupéfaction générale, le faux mouvement d’un assistant fait sauter une grenouille. On renouvelle l’expérience des centaines de fois pour constater que les membres d’une grenouille décapitée éprouvent de fortes contractions quand on interpose deux lames de métaux différents entre un muscle et un nerf. La nouvelle se propage dans toute l’Europe ; les physiologistes s’en emparent et, se méprisant gravement, parlent de la découverte du principe vital, d’où une floraison de romans de science-fiction du type Frankenstein.

Le physicien Alessandro Volta (1745-1828), de l’université de Côme, puis Pavie, puis Paris, où il sera appelé par Bonaparte en 1801, commence par adhérer aux conclusions de son collègue de Bologne, puis reprendra ses expériences en réalisant que le fluide électrique n’apparaît que si l’arc est composé de deux métaux différents, en liaison par l’humidité saline du muscle. Il n’existe donc pas d’électricité animale. Il renouvelle l’expérience avec deux électrodes de cuivre et de zinc trempées dans une solution saline, puis, pour en augmenter les effets, met en série une cinquantaine de couples élémentaires composés de deux électrodes circulaires de cuivre et de zinc séparées par un drap humide d’une solution saline, et les empile, – d’où le nom de pile – . On dispose ainsi d’un fluide électrique que André-Marie Ampère (1775-1836) nommera courant électrique : la fée électricité était née ; s’ensuivront les grandes lois de l’électrostatique, de l’électrocinétique et de l’électromagnétisme.

Au sein de la médecine allopathique, mais après s’en être mis en marge, le docteur Samuel Hahnemann, né le 10 avril 1755 à Meissen, en Saxe, et mort le 2 juillet 1843 à Paris, met en forme l’homéopathie, angle d’approche totalement nouveau de la maladie, qui a le grand tort d’être incroyablement plus économique que les médicaments allopathiques. Combattu dans son pays, il sera largement reconnu en France. Le docteur Bernard Long, médecin homéopathique uniciste,  en tracera les grands traits dans son introduction à Vivre avec l’homéopathieL’homéopathie ne peut être assimilée à la médecine allopathique, issue directement de la médecine expérimentale de Claude Bernard, qui considère l’organisme comme un objet extérieur à l’observateur et ramené à un modèle mécanique simple. Par contre, l’homéopathie reste une médecine empirique, basée sur l’expérience existentielle, qui inclut l’imaginaire du patient et la globalité de son individu.

[…] Tous les stades de la vie peuvent être accompagnés par l’homéopathie. On peut utiliser l’homéopathie pour les petits bobos. Les mamans savent très bien que l’arnica dilué est un médicament efficace pour les coups. Le petit enfant qui se cogne la tête aura tout de suite de l’arnica pour prévenir les bosses. On peut utiliser l’homéopathie pour les maladies ordinaires de la vie : maladies infantiles, rhumes, douleurs. On peut utiliser l’homéopathie pour accompagner la vie depuis la naissance jusqu’à la mort. L’enfant encore en symbiose avec sa mère manque de défenses. Il a souvent besoin du médicament Calcarea carbonica, issu de la coquille d’huître, protectrice de son mollusque par l’épaisseur de sa cuirasse calcaire. Puis l’enfant découvre son territoire, et on lui donne parfois le médicament Lycopodium (étymologiquement le pied de loup) qui va l’aider dans la conquête difficile de son environnement, conquête proche de celle de l’animal qui défend son domaine et apprend à connaître et à respecter la hiérarchie, la différenciation des sexes et des générations. À ce moment-là, des médicaments comme Ignatia, Natrum muriaticum peuvent l’accompagner. Il va connaître le deuil, la mort et parfois Arsenicum album. Il va grandir en connaissance et en sagesse : Sulfur ou un médicament équivalent l’aideront. Il pourra aussi régresser vers un infantilisme et revenir à un stade proche de celui de la symbiose de départ lors de chocs importants ou de l’usure des ans. C’est alors vivre toute sa vie avec l’homéopathie.

L’homéopathie (ou homœopathie car les deux graphies sont possibles) est née en 1790, un an après la Révolution française. Un médecin allemand, Samuel Hahnemann l’a découverte. Hahnemann est né le 10 avril 1755 à Meissen et mort en 1843 à Paris. En 1779, il soutient sa thèse de médecine intitulée Aperçu des causes et du traitement des états spasmodiques. Il arrête de pratiquer la médecine, car il la trouve peu fiable. Il a peur de trop saigner et de purger les malades déjà affaiblis par la maladie. Il décide alors de vivre de traductions. Hahnemann étudie la chimie, la métallurgie et traduit de nombreux ouvrages médicaux. Dans une annotation à sa traduction de la Materia Medica de Cullen, [Médecin écossais -1710-1790-] il écrit : Les saignées, les remèdes de fièvre, les bains tièdes, les boissons débilitantes, le régime affaiblissant, les dépuratifs sanguins, les laxatifs et clystères perpétuels constituent le cercle dans lequel les médecins allemands ordinaires tournent en rond en permanence.

En traduisant ce livre de Cullen, Hahnemann ne comprend pas pourquoi l’écorce de quinquina est efficace contre la fièvre intermittente (le paludisme) grâce à une prétendue action tonique sur l’estomac. Il décide de prendre des gouttes de quinquina deux fois par jour pendant plusieurs jours et de noter avec soin ce qu’il ressent. Il écrit : Au début, mes pieds et les extrémités de mes doigts sont devenus froids ; je suis devenu languissant et somnolent ; ensuite j’eus des palpitations ; mon pouls devint dur et rapide ; anxiété insupportable et tremblements ; prostration dans les membres, pulsations dans la tête, rougeur des joues, soif, en bref, tous les symptômes qui pour moi sont typiques de la fièvre intermittente apparurent successivement. […] Les paroxysmes duraient deux à trois heures chaque fois et recommençaient lorsque je répétais la dose et pas autrement. Je cessai la médication et recouvrai à nouveau la santé. Il met en évidence un lien de cause à effet entre la prise du quinquina et le déclenchement de crise qui ressemble à un accès de paludisme. Ce faisant, il a employé un procédé actuellement utilisé par les spécialistes des effets secondaires des médicaments : on interrompt la prise d’un médicament ; si l’effet secondaire cesse et reprend à chaque réintroduction du médicament, il y a de fortes présomptions pour qu’il soit en cause. Le plus troublant pour Hahnemann était que le quinquina fut aussi un médicament utilisé contre le paludisme et capable de déclencher une crise semblable à un accès de paludisme. Hahnemann se rappelle alors Hippocrate, considéré comme le père de la médecine occidentale, et son principe du Similia similibus curentur (on peut traiter les semblables par les semblables, ou loi des semblables). Aussi écrit-il : L’écorce péruvienne, qui est utilisée comme remède dans le cas de fièvre intermittente, agit parce qu’elle peut produire des symptômes similaires à ceux de la fièvre intermittente chez les sujets sains.

À partir de là, Hahnemann essaie de nouvelles substances animales, végétales ou minérales sur lui-même et sur son entourage. Il vérifie surtout le principe des semblables en administrant aux malades la substance qui a déclenché chez des sujets sains un ensemble de symptômes semblables. Il élabore définitivement un système thérapeutique basé sur la loi des semblables, fruit de la constatation empirique d’une expérience clinique dont le but premier est de guérir les malades et non d’expliquer à tout prix la manière dont on croit pouvoir les guérir. L’expérience du quinquina constitue la première exploration systématique de l’effet d’un médicament sur un sujet non malade : on appelle cette expérience pathogénésie (les Anglo-Saxons disent proving).

La loi des semblables est le principe absolument indispensable à l’homéopathie. Elle est la base de l’homéopathie. On peut se poser la question : pourquoi et comment les dilutions ? Au début de son aventure, nous l’avons vu, Hahnemann fit l’expérience sur des sujets sains et sur des malades de produits qui pouvaient être parfois toxiques. Il utilisait comme les autres médecins de l’époque des doses substantielles de produits comme la belladone, la ciguë, l’antimoine… Ces quantités de médicament, utilisées selon la loi des semblables, avaient un inconvénient majeur : ils induisaient une aggravation au début du traitement (avant l‘amélioration) qui était due à la toxicité du produit administré en quan­tité non négligeable. En fait, le traitement ajoutait à l‘organisme malade une maladie inutile induite par la toxicité de la substance trop concentrée. Hahnemann eut assez rapidement l‘idée de diluer ses préparations pour limiter la toxicité du traitement. Il obtenait ainsi une action plus douce et plus fiable. La dilution des substances était évidemment une trouvaille qui, parfois, assurait une meilleure action du médicament, plus sûre en tout cas. Mais cette dilution pouvait aussi parfois diminuer la puissance du médicament. Cette dilution se faisait, et se fait toujours, dans un mélange liquide d’eau et d’alcool.

Dans un deuxième temps, Hahnemann eut une autre idée. Il eut l’idée de dynamiser ses préparations pour leur donner de la puissance, de la force. Il avait en tête la notion que le médicament était une force subtile, dont l’énergie venait se substituer à celle de la maladie. Le médicament en était l’image miroir, c’est-à-dire que la qualité de l’énergie du médicament doit être semblable à celle de la maladie comme une image dans un miroir. On raconte à propos de la dynamisation une belle histoire, sans doute un peu romancée. Hahnemann aurait utilisé, lors de ses visites à cheval au chevet des malades, des médicaments qu’il transportait sur sa selle. Il aurait remarqué que ses fioles vivement secouées par un mouvement puissant de haut en bas, avec un rebond sur une surface élastique mais ferme, avaient une force inhabituelle dans le traitement de la maladie. La dynamisation ne se résume pas à une simple agitation de la préparation. Elle implique un mouvement répété, vif et puissant du flacon avec percussion sur une surface ferme et élastique. L’excipient hydro-alcoolique est ainsi profondément ébranlé. L’action est radicalement différente de l’agitation simple. Si on fait l’expérience de cette dynamisation, on voit le mouvement intense qui se produit dans le liquide et on peut ainsi réaliser l’impact du principe actif médicamenteux sur l’excipient.

Mais avant d’aller plus loin, précisons que l’homéopathie n’est pas assimilable aux autres médecines naturelles. L’homéopathie est différente de la phytothérapie ou médecine par les plantes. Elle puise ses ingrédients dans les trois règnes :

  • minéral (le soufre, le sel, le zinc) ;
  • végétal (quinquina, anémone pulsatile, belladone) ;
  • animal (sèche, abeille, lait).

L’homéopathie est basée sur l’expérience qui consiste à rechercher les symptômes que peut déclencher une substance sur des individus sains. La phytothérapie est basée sur une tradition ou sur une étude pharmacologique de ses composants. Rappelons-le : la notion d’homéopathie implique obligatoirement une pathogénésie, c’est-à-dire l’expérience d’une intoxication sur des sujets sains avec une substance issue de l’un des trois règnes. Certes, l’homéopathie a un lien avec la naturopathie, mais elle implique la loi de similitude.

La naturopathie considère l’homme solidaire de son milieu (comme l’homéopathie), mais elle ignore la loi des semblables. Par ailleurs, l’homéopathie n’est pas forcément synonyme de médicament dilué. Bien des médicaments dilués et préparés selon la méthode de la pharmacie homéopathique ne méritent pas d’être appelés médicaments homéopathiques, car ils n’ont pas été testés sur des sujets sains, comme Hahnemann le fit avec l’écorce de quinquina. L’homéopathie n’est pas non plus une médecine orientale, elle est un héritage direct de la médecine occidentale. Elle est utilisée actuellement avec profit sur la plupart des continents du monde, notamment en Inde – où elle est une médecine officielle, Gandhi l’ayant trouvée efficace, peu coûteuse et respectueuse de l’individu [4] – et en Amérique du Sud où ont été fondées de grandes écoles d’homéopathie.

Enfin, l’homéopathie n’est en aucun cas liée à une notion religieuse. L’homéopathie fait partie de la médecine, à part entière, et n’exclut nullement le recours à d’autres thérapeutiques lorsque c’est nécessaire, y compris bien sûr l’allopathie.

Quels sont alors les grands principes de l’homéopathie ? Ils sont au nombre de trois. Le principe incontournable, le principe de base de l’homéopathie, est le principe de similitude. C’est le fondement de l’homéopathie. Que signifie similitude ? La similitude n’est pas l’identité. On parle toujours de l’homéopathie comme de la thérapeutique du mal par le mal. C‘est une erreur, en tout cas c’est inexact. Soigner le mal par le mal consisterait à donner au malade l’agent responsable de son affection pour le guérir. Par exemple, on pourrait donner des crachats de tuberculeux pour soigner la tuberculose ou bien donner en dilution des sérosités de vésicules de varicelle pour soigner la varicelle, donner de l’intestin dilué pour soigner la colite. Il s’agirait non pas de similitude, mais d’identité. En prenant l’agent responsable de la maladie comme médicament, on se limite à une identité de l’agent causal de la maladie. La similitude n’est pas non plus une ressemblance vague. La recherche de ressemblances en thérapeutique peut aboutir à des démarches variées, comme faire porter à un enfant rougeoleux une étoffe rouge, faire transpirer un malade fébrile avec des boissons chaudes ou par exemple donner de la chélidoine, qui a un suc jaune, contre les maladies du foie.

La similitude est une ressemblance profonde, une sorte de caricature. La similitude homéopathique n’est pas une simple relation de ressemblance entre un malade et un médicament, elle est une véritable équivalence. On peut rapprocher la similitude de la caricature. La caricature d’un homme connu n’est pas un tableau réaliste, ni une vague imitation, elle est l’équivalent de l’aspect du sujet, saisi par quelques traits particuliers qui donnent toute la puissance et le caractère durable dans le temps (car basé sur des traits stables) de l’évocation graphique. Ainsi, le médicament homéopathique est-il une image-miroir de la maladie du malade, donc du malade. Cette idée d’imitation des symptômes du malade par ceux qui ont été déclenchés sur des sujets sains par une substance implique obligatoirement la réalisation de pathogénésies qui sont les répliques de l’expérience que fit Hahnemann sur lui-même avec le quinquina, expériences qui ont été systématisées sur de nombreuses personnes.

Ainsi, la similitude n’est-elle ni une vague ressemblance qui n’aurait pas de résonance profonde dans l’individu, ni une identité de l’agent causal de la maladie. Il ne s’agit pas non plus de l’identité du malade (ce qui équivaudrait à sélectionner tous les symptômes du malade qui est le lieu où surgit la maladie). Il s’agit de choisir une image caractéristique du mode réactionnel du malade à la maladie.

Le second principe de l’homéopathie est le principe de globalité. L’homéopathie considère l’organisme vivant comme une totalité, évoluant en relation avec son environnement. C’est-à-dire que tous les organes sont considérés dans leur fonctionnement interactif entre eux et avec le psychisme. La vie organique n’est pas considérée de façon mécaniste, comme si on pouvait isoler certains éléments dans un modèle séparé de l’organisme entier. On ne peut pas en effet considérer une main, une tête, un foie, comme fonctionnant de façon isolée. L’une des particularités fondamentales de l’homéopathie, comme de la plupart des médecines empiriques, est que le système vivant n’est pas considéré comme une entité séparée du reste de l’univers vivant, comme si on pouvait la cultiver in vitro, mais bien au contraire qu’elle n’existe pas en dehors d’un échange permanent de tous les éléments de son économie avec le reste du monde. En soi, un système vivant existe apparemment indépendamment (nous reconnaissons son identité dans le temps et dans l’espace), mais il n’existe pas sans une évolution constante de chacun de ses éléments en fonction de l’environnement et en fonction de son propre système. Pour ces médecines, un système vivant n’est pas un objet au sens ordinaire du terme, mais c’est un individu traversé et transfusé par une multitude de relations de communication entre son monde microcosmique et le monde macroscosmique. On peut affirmer que le principe de globalité ou de totalité est un principe fondamental dans la plupart des médecines empiriques. Le corps n’est pas objet mais bien interface relationnelle entre le sujet et le réel du monde. Les systèmes vivants sont fondamentalement des systèmes qui communiquent. La consultation médicale elle-même relève de ce principe : c’est un espace intersubjectif entre deux systèmes complexes, celui du malade et celui du médecin. Le principe de globalité et d’interdépendance rend très difficile la mise en équation et l’étude systématique des effets de l’homéopathie. Le malade ne peut jamais, en effet, être étudié comme un objet isolé, car l’espace thérapeutique est une interrelation étroite entre le médecin et le patient. Le principe d’individualisation est le troisième principe. Il faut bien insister sur le fait qu’il n’existe pratiquement pas de traitement homéopathique spécifique d’une maladie. Une angine n’est pas systématiquement traitée par Belladona ou Mercurius.

Chaque malade exprime sa maladie de façon personnelle, elle est sa manière d’exprimer son mal-être. Si je suis angoissé pendant une maladie, si tout à coup j’ai peur de l’orage, si je ressens une brûlure du pied à dix-sept heures, si je fais un cauchemar à cette occasion, c’est que j’exprime ma maladie, non pas par un diagnostic, mais par mon être entier. C’est cette expression qui est ma maladie. C’est une information, c’est du sens. Le médicament doit être l’image-miroir de cette information. Ce principe d’individualisation est lié au fait que l’homéopathie n’est pas une thérapeutique chimique, mais une thérapeutique de la communication. Le médicament est porteur d’un message.

Les principes de globalité et d’individualisation sont vraiment (en dehors du principe fondateur de la similitude) à la racine de l’homéopathie. Bien sûr, les premières dilutions (en tout cas jusqu’à la 11° dilution centésimale – 11 CH) peuvent encore contenir des molécules, mais au-delà de cette dilution, il n’y a pratiquement pas de probabilité de présence moléculaire. Ce constat hérisse la plupart des pharmacologues, qui n’imaginent pas que le corps puisse obéir à un autre ordre que l’ordre chimique. Toutefois, personne ne doute de l’action de sa carte de crédit lorsqu’il va retirer de l’argent à la banque, pourtant son action n’est pas chimique mais électromagnétique. Nous n’injectons pas des molécules dans le corps pour pallier à un défaut de fonctionnement du système. Nous introduisons un message porteur de sens qui est reconnu et déclenche par sa vibration spécifique une foule de réactions en chaînes. À notre sens, la notion de communication doit passer par un substrat matériel dont le concept actuel le plus approprié pourrait bien être cette notion de vibration électromagnétique. S’il est vrai que l’univers s’est organisé chimiquement à partir d’une nébuleuse d’énergie, comment n’aurions-nous pas la réminiscence de cet état initial et ne serions-nous composés uniquement que de molécules ? Si nous sommes issus d’un big-bang vibratoire d’où proviennent nos molécules, comment peut-on imaginer n’être plus que des molécules capables de réagir avec des récepteurs chimiques ? Nous sommes cela, mais nous sommes sans doute plus que cela. On peut donc conceptualiser le fonctionnement homéopathique non pas sur le versant chimique, mais plutôt sur le versant plus subtil de la communication et du sens, porté par un substrat proche de la vibration électromagnétique.

Le monde infiniment respectable, établi et indispensable de la chimie est un monde tangible dont les effets sont assez facilement démontrables par les lois statistiques. Le monde de la communication est au contraire extrêmement individualisé. Ses données sont complexes, car le système vital est complexe. Il est plus difficile de formaliser ses résultats, car le paradigme n’est pas le même que celui de la chimie. Cette différence n’infirme pas le bien-fondé de l’homéopathie. On peut regarder un paysage avec des jumelles, mais on peut aussi utiliser les jumelles à l’envers. Le fait que le paysage soit petit au lieu d’être grand veut simplement dire qu’il y a plusieurs façons de l’appréhender et que personne n’a le monopole de la vision juste des choses. Il faut considérer de façon tolérante et ouverte que ces visions différentes peuvent être complémentaires et non pas un sujet de bataille.

Pourquoi le principe fondamental de la similitude est-il thérapeutique ? Fondamentalement, au départ, l’organisme vivant est à la recherche d’un équilibre. Il s’agit de trouver une position stable dans sa structure interne et vis-à-vis de son environnement. On appelle cet équilibre structural l’homéostasie. L’organisme déstabilisé cherche à retrouver son équilibre, comme le promeneur qui fait un faux pas avance quelques mètres en vacillant, en étendant les bras, en émettant des signes qui sont les témoins de sa tendance spontanée, réflexe pour éviter la chute. Effectivement, en général, la chute est évitée après la courte maladie qui fut caractérisée par des gestes apparemment désordonnés. Parfois, malheureusement, la tentative échoue et c’est l’entorse, voire la fracture. La maladie s’aggrave, ou même devient chronique. On peut considérer que, de même que les pulsions sont compensatoires, les symptômes sont compensatoires, c’est-à-dire qu’ils sont (en tout cas au début) une tentative d’autoguérison. La fièvre augmente les défenses contre les germes, l’inflammation augmente les défenses contre la maladie, la soif rafraîchit, le vomissement élimine, etc. On peut également considérer que les symptômes préviennent l’individu d’un danger, comme peuvent le faire les voyants qui s’allument dans une automobile. Si le conducteur ne prête pas attention à ces messages, on peut considérer que :

  • le conducteur est distrait ou insouciant : le sujet ne s’en fait pas et n’a cure de tout ce qui pourrait déranger sa conduite ;
  • le conducteur est fou : c’est le cas d’une conduite ordalique. Le sujet veut aller de plus en plus vite, sans considérer les dangers qu’il court et fait peut-être courir aux autres ;
  • le conducteur est aveugle : il lui manque une fonction ;
  • les voyants sont inaccessibles : ils sont recouverts de journaux ou de poussière, si bien qu’on ne peut pas les lire. Le sujet est trop occupé, il a dans sa vie des parasites qui l’empêchent de se projeter dans l’environnement ; il n’est absolument pas centré sur lui (ce qui est différent du nombrilisme) ;
  • les voyants ne sont pas lus : pour une raison ou pour une autre, leur signification est ignorée par le conducteur. Avant l’arrêt complet du véhicule, il va y avoir tentative de déplacement du sens, avec formation d’indices de dysfonctionnement : par exemple, il peut s’élever une odeur de brûlé ou une fumée. Il va y avoir, face à l’impossibilité de symbolisation du malade, un déplacement de sens vers des somatisations de plus en plus importantes avant l’arrêt complet du fonctionnement vital ;
  • le véhicule est ancien ou en mauvais état, ou bien les voyants sont incompréhensibles ou écrits dans une langue étrangère : c’est tout le problème de la maladie héritée, de l’hérédité. C’est tout le problème de l’accès au sens de la maladie. La maladie a certainement un sens, mais la plupart du temps nous n’y avons pas accès. Nous n’avons pas accès au sens ultime de la maladie ; il faut considérer l’usure normale du véhicule : les sages meurent aussi, bien que leur vision du monde soit profonde. Le corps vieillit. La problématique de la médecine n’est pas l’éternité, mais de vivre et mourir dans un certain équilibre entre les forces de la vie et de la mort. Les symptômes constituent la composante phénoménologique de la maladie puisqu’ils sont, en s’organisant en une unité morbide, la face déchiffrable de la maladie. La maladie, comme les symptômes, peuvent avoir un rôle. Au départ, elle est une tentative compensatoire de l’organisme d’accéder à l‘homéostasie. Une force de cohésion interne, la natura hippocratique, tente de rééquilibrer l’homéostasie au moyen de symptômes dont le rôle est double : alerte et autoguérison. Si la maladie compensatoire échoue et perd le contrôle, elle devient un danger pour l’organisme. Si la force de cohésion vitale est affaiblie, la maladie est incurable par la seule force de l’individu : il faut utiliser des remèdes palliatifs. Malheureusement, la tentative de retrouver l‘équilibre homéostasique manque souvent d’énergie ou se bloque, car la maladie compensatoire n’a pas la force de combattre le désordre primitif. Comment sortir de cette situation ? Une des voies que la nature a choisie est l’imitation, l’analogie. Une des activités fondamentales de l’individu au cours de la structuration de sa personnalité est l’imitation. L’enfant imite, joue à faire semblant : c’est ainsi qu’il se développe au contact de l’environnement maternel puis général, et qu’il mûrit les couches supérieures de son encéphale. Il communique et symbolise, il se forme un langage pour aboutir au langage, à la communication. Évidemment, cette imitation ne sera possible et efficace que sur un terrain propice. L’être vivant est la condition sine qua non sans laquelle ce processus ne pourrait aboutir. Également, une graine ne pourrait jamais donner de fleur sans la terre qui l’accueille, malgré les potentialités dont elle dispose. On peut dire que ce processus d’imitation existe dans toute la nature. Mais ce n’est pas son seul mouvement évolutif. On connaît dans la nature des processus dont le mouvement semble contraire à celui envers lequel se fait la réaction : la pluie succède à la sécheresse. Toutefois, les actes fondateurs du développement de l’individu vivant semblent bien basés sur l‘imitation. L’imitation est une voie privilégiée autant pour le développement de l’individu que pour la thérapeutique. Pendant des siècles, les thérapeutes ont cherché des correspondances, des analogies pour soigner. Actuellement, la plupart des psychothérapies passent par une tentative de revivre de façon analogique le chemin qui a conduit au conflit pour en sortir. L’histoire de l’homme qui avait coincé sa tête dans l’anfractuosité d’un mur est édifiante. Tout le monde était désespéré de voir souffrir ainsi cet homme, la tête prise au piège. On lui apportait un peu de nourriture, qu’il arrivait à grignoter, mais au bout de quelques jours, on se mit à craindre pour sa vie. On essaya de tirer son corps, mais on risquait de lui arracher la tête, on tenta de mettre dans le trou des substances capables de faciliter son retrait, en vain. On pensait bien devoir abandonner quand quelqu’un lui demanda comment il s’y était pris pour se coincer la tête. Aussitôt, notre homme se mit à imiter le mouvement qu’il avait fait pour entrer le crâne, mais à l’envers, et, sans la moindre difficulté, il se dégagea ! Ainsi donc, l’imitation de son geste lui sauva la vie. Tirer son corps pour lui sortir la tête (médecine des contraires), lubrifier la paroi (ce qui n’est ni contraire ni semblable, ce qui est allopathique ou autre) échouèrent. Seule l’imitation, qui permit de revivre le processus de l’accident, en le ramenant à la surface du vécu par un procédé mimétique, le tira d’affaire. Ainsi, de façon analogue, une information médicinale (ou parfois d’une autre nature) semblable à la maladie compensatoire, mais de force (énergie) supérieure à la première et donnée avec le but d’aller dans le sens compensatoire, peut aider le sujet à sortir de son conflit. Que ce soit, comme dans la répétition de mythes créateurs, dans l’analogie symbolique, dans le drame psychanalytique ou dans la relation homéopathique, nous sommes en présence du même processus, celui de la thérapeutique imitative. La totalité des symptômes homéopathiques correspond à la similitude de la maladie et non pas à une vague analogie, ni à l’identité de la maladie. La similitude représente le maximum du sens de la maladie. Elle est la forme essentielle de la maladie sous son aspect le plus concentré. Si le médicament homéopathique est bien choisi d’après la totalité des symptômes particuliers du malade, il va permettre, par la similitude de la tentative de rééquilibrage de l’organisme, par une mimesis active, d’accéder à un niveau énergétique supérieur capable de ramener cet organisme à l’homéostasie.

L’énergie perturbée du malade sous forme d’affection individualisée rencontre une énergie médicamenteuse sous forme d’image-miroir. Il existe au moment de cette rencontre une synchronicité (phénomène non causal) qui témoigne d’un lien sémantique existant entre deux mondes distincts, celui du malade et celui du médicament. Le médicament homéopathique est un objet sémantique, élément concret ni symbolique ni linguistique, traité en tant qu’élément d’information. Cette information n’existe pas en soi : elle n’a de réalité que reçue et traitée par le malade. Elle joue un rôle de médiation, c’est-à-dire un lien qui unit deux éléments tout en maintenant leur différence et en ayant une fonction d’opérateur. Une médiation est une différence créatrice qui lie deux états avec changement de niveau : les médicaments dilués et dynamisés provoquent le changement (il y a causalité) de l’état pathologique à l’état de guérison. Il y a mimesis active. Seule compte l’image de la réaction individuelle du malade à l’agent causal de la maladie. La typologie du malade ne doit pas toujours être considérée. Le malade peut ressembler à la typologie de Phosphorus (sujet élancé, sensible) et présenter une maladie semblable à Calcarea carbonica, il peut ressembler à un lion et avoir besoin de Pulsatilla, car la maladie n’est pas le malade. Le médicament homéopathique est l’image-miroir de la réaction compensatoire à la maladie. Nous sommes toujours ici dans le domaine homéopathique de la similitude. Si nous quittions le domaine de la similitude pour entrer dans celui de l’identité, nous serions dans le domaine de l‘isothérapie ou isopathie.

Il s’agit là d’utiliser pour soigner, la substance qui est la cause de la maladie, sous forme diluée et dynamisée : Apis mellifica, l’abeille entière peut être utilisée en cas de piqûre d’abeille ; le produit chimique identique dilué utilisé en cas de chimiothérapie, etc. Ce n’est évidemment pas une réponse médicamenteuse compensatoire générale à la maladie du malade comme dans l’homéopathie. C’est seulement une réponse compensatoire locale à la réaction physiopathologique de l’organisme. L’utilisation de l’isothérapie augmente la réaction de défense à l’agent agresseur de façon mécanique et locale. Par contre, l’utilisation de substances issues de germes infectieux (comme l’agent de la rougeole, du streptocoque, de maladies infectieuses diverses) peut être dangereuse pendant la maladie identique (rougeole, angine à streptocoque, etc.). En effet, dans ce cas, la compensation n’est pas semblable à celle du malade dans sa globalité, mais elle est identique à la réaction mécanique physiopathologique de l’organisme. On peut en perdre le contrôle et la réaction peut être imprévisible. Dans ce cas, il convient de ne pas donner le médicament isopathique pendant la maladie, mais on peut le donner avant (prophylaxie) ou après (pour compléter le rétablissement).

Tous les symptômes particuliers du malade doivent être pris en considération. On peut même utiliser les rêves, puisqu’ils sont des symptômes et qu’ils sont compensatoires (comme le prétend le psychiatre zurichois Jung). J’ai eu à traiter une femme de 45 ans, atteinte de polyarthrite rhumatoïde. Elle venait pour son genou gauche très gonflé, avec un énorme kyste synovial du creux poplité qui résistait à tous les traitements anti-inflammatoires depuis de nombreuses semaines. Elle était dans une passe difficile, après une opération orthopédique des poignets. Elle souffrait beaucoup. Bien sûr elle était raide, bien sûr elle ne supportait pas le temps humide, bien sûr elle était désespérée, car encore jeune et handicapée par cette maladie. Mais quelle était sa maladie ? L’inflammation, la déformation des articulations, son vécu de la maladie ? C’était tout cela, et particulièrement ce qui caractérisait sa maladie, la manière dont son corps et son esprit essayaient de la prévenir, de lui donner des solutions. Lors de la consultation, elle me raconta un rêve de la nuit précédente : J’étais dans un train et j’ai voulu sortir de la couchette ; l’ouverture était très étroite ; ma tête était coincée, alors je suis passée par la fenêtre et j’ai atterri dans un champ avec des vaches. Ce rêve n’a strictement rien à voir avec la polyarthrite. Son évocation pourrait faire hausser les épaules à un médecin qui ne prendrait pas en considération le vécu de la malade. Après le récit de ce rêve, je lui demandai ce qu’il lui évoquait. Elle évoqua spontanément les circonstances de sa naissance avec les forceps. Quel est le médicament homéopathique qui peut présenter des rhumatismes, qui est terriblement sensible à l’humidité et qui survient souvent après un traumatisme crânien, en l’occurrence celui qu’elle évoquait spontanément et qui lui était revenu à l’esprit juste avant la consultation, comme s’il voulait dire quelque chose ? C’est Natrum sulfuricum. La prise de Natrum sulfuricum a soulagé de façon spectaculaire cette crise. Cette cure montre que l’homéopathie (qui n’est pas une panacée, pas plus qu’aucune autre médecine) peut parfois aller chercher dans son processus compensatoire les moyens capables de remettre en route des conflits de l’organisme qu’on ne pourrait pas atteindre autrement (je dis cela sans minimiser le moins du monde les moyens actuels qu’offre la médecine expérimentale). Toutes les médecines ont leur mot à dire et ne devraient jamais s’exclure pour de simples raisons de conceptualisations différentes d’une même inconnue : la maladie.

Bernard Long. Introduction à Vivre avec l’homéopathie. Indigène éditions. Montpellier

La Compagnie d’Anzin emploie 4 000 ouvriers pour exploiter un charbon gras, de bonne qualité : on extrait alors 280 000 tonnes par an. On compte 1 426 relais de poste répartis sur 40 000 km de routes et de chemins.

Le roi de Naples Ferdinand I° promulgue un règlement pour la Real Colonia di San Leucio – manufacture royale de San Leucio -, sur la commune de Caserte, où se trouve le palais royal aux 1 200 pièces, au nord de Naples : Origine della popolazione di S. Leucio e suoi progressi fino al giorno d’oggi colle leggi corrispondenti al buon governo di essa di Ferdinando IV Re delle Sicilie. On va y faire de la soie. Les employés vivent dans des bâtiments construits à leur usage, en aval du bâtiment principal, ancien pavillon de chasse construit autour de la chapelle originelle et transformé pour la mise en service de métiers à tisser ; hommes et femmes y portent l’uniforme ; la dot requise pour le mariage des femmes est supprimée ; le but premier était de fournir une formation, un travail aux enfants. L’influence des Lumières y était certaine, mais aussi plus directement et plus simplement l’enfance de Ferdinand I°, qui avait été celle de tous les enfants de Naples, à tel point qu’on l’avait surnommé lazzaronne, – une variante de notre gavroche preuve de l’affection que lui portaient les Napolitains.

15 01 1790 

La loi relative à la constitution des assemblées primaires et des assemblées administratives prévoit, dans son article 1, qu’il sera fait une nouvelle division du royaume en départements, tant pour la représentation que pour l’administration. Au cours de l’année suivante, la commission des limites redessinera le territoire national en circonscriptions de tailles à peu près égales, nommées d’après la géographie et non l’histoire, faisant descendre la Révolution jusqu’à la moindre parcelle du territoire du royaume : 83 départements, – quatre vingt petits roquets plutôt que quinze gros chiens loups – mais on décide en même temps que les anciennes limites de province devaient être respectées toutes les fois qu’il n’y aurait pas utilité réelle ou nécessité absolue de la détruire. L’idée essentielle était de créer des circonscriptions telles qu’on put atteindre le chef-lieu de chaque département depuis le point le plus éloigné en une journée de cheval. Les départements furent divisés en districts – 9 au maximum – . Les habitants devaient pouvoir, dans le jour, aller à pied jusqu’au chef-lieu du district et s’en retourner. Les districts eux-mêmes comprirent un certain nombre de cantons. L’unité administrative élémentaire resta la paroisse, qui reçut le nom de commune.

31 01 1790 

Les Belges du Brabant ont vaincu les autres provinces sous la coupe de l’Autriche et créent les États-Belgique Unis qui auront une durée de vie à peine plus longue que celle d’un bébé dans le ventre de sa mère : dix mois.

10 05 1790 

Le comte de Mirabeau, redoutable orateur, incarnation de l’esprit de liberté, anarchisant avant la lettre, tient à défendre la monarchie, et s’engage – secrètement s’entend – à servir le roi avec loyauté, zèle, activité, énergie et courage.

J’ai professé les principes monarchiques lorsque je ne voyais de la cour que sa faiblesse et que, ne connaissant ni l’âme ni la pensée de la fille de Marie Thérèse, je ne pouvais compter sur cette auguste auxiliaire… J’ai servi le monarque lorsque je savais bien que je ne devais attendre d’un roi juste, mais trompé, ni bienfaits ni récompenses. Que ferai-je maintenant que la confiance a relevé mon courage et que la reconnaissance a fait de mes principes mes devoirs ? Je serai ce que j’ai toujours été, le défenseur du pouvoir monarchique, réglé par les lois, et l’apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. Mon cœur suivra la route que la raison seule m’avait tracée.

*****

Le Roi, n’a qu’un homme, c’est sa femme. Il n’y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l’autorité royale. J’aime à croire qu’elle ne voudrait pas de la vie sans la couronne ; mais de dont je suis bien sûr, c’est qu’elle ne conservera pas sa vie si elle ne conserve sa couronne. Le moment viendra bientôt où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval ; c’est pour elle une méthode de famille ; mais en attendant, il faut se mettre en mesure et ne pas croire pouvoir, soit à l’aide du hasard, soit à l’aide de combinaisons, sortir d’une crise extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires.

Mais il en est pour dire que, vu l’endettement permanent du personnage, les convictions comptaient pour peu, et ses services étaient ceux d’un mercenaire : On sait aux Tuileries, depuis les jours de septembre, que le chef redouté et admiré de l’Assemblée nationale, le comte de Mirabeau, le lion de la Révolution, est prêt à manger au râtelier de la monarchie. Faites donc, avait-il dit alors à un intermédiaire, qu’au château on me sache plus disposé pour eux que contre eux. Mais, aussi longtemps qu’elle avait vécu à Versailles, la cour s’était sentie trop sûre pour faire appel à lui. D’ailleurs la reine n’avait pas encore reconnu l’importance de cet homme, capable comme pas un de diriger la Révolution, parce qu’il était lui-même le génie de la révolte, l’incarnation de l’esprit de liberté, la force révolutionnaire faite homme, l’anarchie vivante. Les autres membres de l’Assemblée, braves savants bien intentionnés, hommes de loi sagaces, honnêtes démocrates, sont des idéalistes qui tous rêvent d’ordre et de réorganisation, mais lui ne voit dans le chaos de l’État que le moyen d’échapper à son chaos intérieur. Sa force volcanique, qu’il appelle avec orgueil une force de dix hommes, a besoin d’une tempête mondiale pour se déployer librement ; ébranlé lui-même dans sa situation morale, matérielle et familiale, il a besoin d’un État chancelant pour s’élever au-dessus des ruines. Toutes les explosions de sa nature élémentaire, pamphlets, enlèvements de femmes, duels et scandales, n’ont été jusqu’à présent que des soupapes insuffisantes à un tempérament excessif, que toutes les prisons de France n’ont pu dompter. Cette âme impétueuse a besoin d’espace, il faut des tâches plus vastes à cet homme extraordinaire ; comme un taureau furieux, enfermé trop longtemps dans une étable étroite, il se précipite dans l’arène de la Révolution et, du premier coup, brise les barrières vermoulues des États généraux. L’Assemblée nationale s’effraie quand, pour la première fois, elle entend tonner cette voix, mais elle plie sous son joug autoritaire ; esprit prodigieux autant que grand écrivain, Mirabeau, ce puissant ouvrier, forge et inscrit en quelques instants sur des tables d’airain les lois les plus difficiles, les formules les plus osées. Avec son éloquence fulgurante, il soumet toute l’Assemblée à sa volonté, et n’étaient la méfiance que suscite son passé trouble et l’inconsciente défense de l’esprit d’ordre contre ce messager du chaos, l’Assemblée nationale française n’aurait eu, à ses débuts, qu’une seule tête au lieu de douze cents, un seul chef au pouvoir illimité.

Mais ce stentor de la liberté n’est pas lui-même un homme libre : des dettes pèsent sur lui, il est pris dans un réseau de procès malpropres qui lui lient les mains. Un Mirabeau ne peut vivre, ne peut agir que s’il se gaspille. Il lui faut l’insouciance, le faste, les poches pleines d’or et tenir table ouverte ; il a besoin de secrétaires, de femmes, d’aides et de domestiques : il ne peut déployer sa plénitude que dans l’abondance Pour être ainsi libre, cet homme pourchassé par les créanciers s’offre à tous : à Necker, au duc d’Orléans, au frère du roi et, pour finir, à la cour elle-même. Mais Marie-Antoinette, qui ne déteste rien tant que les transfuges de la noblesse, se croit encore assez forte à Versailles pour pouvoir renoncer à la protection intéressée de ce monstre.

Stefan Zweig. Marie Antoinette. Insel  Verlag. Leipzig 1932

3 07 1790  

Marie Antoinette et Mirabeau se voient à 8 heures du matin, dans le parc de Saint Cloud. Bien sur, rien ne filtrera de l’entrevue qui restera sans suite. Mirabeau aurait dit à son neveu, à la sortie du parc : Elle est bien grande, bien noble et bien malheureuse, mais je la sauverai.

14 07 1790   

Tout Paris est sur le Champ de Mars pour la Fête de la Fédération, l’apogée de l’union entre le peuple et son roi. L’évêque d’Autun, Talleyrand célèbre la messe sur l’autel de la Patrie : il a quand même besoin d’un souffleur car il ne connaît pas vraiment bien son texte.

07 1790  

Une représentation corse est élue aux États Généraux en 1789 : Pascal Paoli quitte Londres pour revenir en Corse, en juillet 1790, après avoir fait un passage triomphal à Paris. Mais il éprouve déjà beaucoup de mal à faire rentrer les impôts nouveaux et la Corse vit des subsides de Paris. Attaché à la monarchie, il supporte mal l’exécution de Louis XVI, puis plus tard, ne soutient que mollement Bonaparte, qui quitte la Corse en juin 1793, poursuivi par les Paolistes. Il se tourne alors vers les Anglais, mais ceux-ci le marginalisent au profit de Pozzo di Borgo. Il repart en Angleterre et meurt à Londres en 1807.

22 08 1790  

Création de la caisse de retraite des fonctionnaires de l’État, qui inclut civils, ecclésiastiques et militaires.

31 08 1790 

Mutinerie des soldats Suisses de la garnison de Nancy : ils ne demandaient que le versement de leur salaire… ils seront écrasés par les troupes du marquis de Bouillé : 33 seront fusillés, 41 envoyés au bagne… et pourtant :… lorsqu’ils n’ont pas été payés depuis trop longtemps, ils roulent leurs drapeaux et laissent aller les choses ; d’où l’expression française Pas d’argent, pas de Suisses. Et quand ils le sont, leur solde est si maigre qu’ils ne peuvent pas offrir la tournée à leurs compagnons d’infortune. Ils boivent un ou deux verres à l’écart, seuls à une table ou dans leurs cantonnements, d’où la formule Boire en Suisse.

Nicolas Bouvier. L’échappée belle. 1993

28 10 1790

L’idée de la royauté fait son chemin : Aujourd’hui que les rois sont généralement reconnus pour n’être que les délégués et les mandataires des nations, dont ils avaient jusqu’à présent passé pour les propriétaires et les maîtres, qu’importe au peuple d’Alsace, qu’importe au peuple français les conventions qui, dans les temps du despotisme, ont eu pour objet d’unir le premier au second ? Le peuple alsacien s’est uni au peuple français parce qu’il l’a voulu.

Merlin de Douai à l’Assemblée nationale

11 1790

Proclamation de la Constitution civile du clergé, lequel va se scinder en prêtres jureurs – ceux qui acceptent de prêter serment – et prêtres réfractaires. Au XXI° siècle, on a quelque mal à comprendre la violence de l’opposition que suscita ce serment demandé aux prêtres car son contenu est aujourd’hui ce qui est tacitement accepté par tous les clergés de nos démocraties en Europe occidentale : Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse qui m’est confiée, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par L’Assemblée Nationale et acceptée par le Roi.

1790 

Sur proposition de Barnave, l’esclavage est maintenu aux colonies. Les assemblées coloniales sont interdites aux gens de couleur. Instauration de l’impôt foncier. Marie Fontaine, épouse Harel habitant à Camembert, donne naissance au camembert : ah le bel enfant que voilà ; il vivra très très longtemps et sera goûté de tous. L’ancêtre du vélo est présentée aux Parisiens : c’est le célérifère de Civrac, qui deviendra vélocifère, puis bien plus tard vélocipède. Alexandre Raditchev est déporté en Sibérie pour avoir dénoncé le servage et l’autocratie dans Le voyage de Saint Petersbourg à Moscou.

Mer glorieuse, sainte Baïkal

Mer glorieuse, sainte Baïkal,
Un remarquable bateau vogue sur tes eaux, plein d’omuls.
Hé toi, vent véloce, rend les vagues plus puissantes,
Je suis encore jeune mais mon but est atteint.
J’ai trop longtemps porté des chaînes,
Je me suis trop longtemps promené dans les montagnes Akatui,
Mon vieux camarade m’a aidé à m’échapper
Et je me sens vivifié par l’esprit de liberté.
J’ai marché des jours et des nuits,
J’ai été prudent à proximité des grandes villes,
Les paysans me donnaient du pain à manger
Et les gars du tabac à fumer.

L’Anglais Arthur Young a fait plusieurs voyages en France de 1789 à 1790. Il en rapporte ses impressions : ça commence plutôt bien pour ce qui est de la nourriture servie dans les auberges, et aussi de la literie, mais quand on en vient au confort général, cela ressemble assez à une volée de bois vert. Les Anglais semblent être habitués au confort hors les repas et hors le sommeil… peut-être avaient ils déjà leurs clubs … pour le fond, rien de tel en France, mais alors rien de rien… et pour la forme, bonjour pour l’amabilité. Maintenant que j’ai traversé le royaume, et vu différentes auberges de France, j’observerai qu’elles sont en général meilleures à deux égards, et pires pour tout le reste que celles d’Angleterre. Nous avons certainement mieux vécu que nous n’aurions fait en allant de Londres aux montagnes d’Écosse pour le double de l’argent. Mais quand on ordonne en Angleterre tout ce qu’il y a de mieux, sans s’embarrasser de la dépense, on vit mieux pour le double d’argent que nous n’avions fait en France ; la cuisine française a de grands avantages : il est vrai qu’ils font tout cuire jusqu’à ce que cela soit desséché, si on ne les en prévient pas ; mais ils donnent un si grand nombre, une si grande variété de plats, que vous en trouvez toujours quelques uns à votre goût. Il n’y a dans les auberges d’Angleterre rien de comparable aux desserts que celles de France, et les liqueurs ne sont pas à mépriser. Nous avons quelque fois trouvé de mauvais vins, mais en général bien meilleurs que le vin de Porto des auberges anglaises. Les lits sont meilleurs en France ; en Angleterre ils ne sont bons que dans les bonnes auberges, et nous n’eûmes pas l’embarras, si désagréable en Angleterre, de faire mettre les draps devant le feu ; car nous ne nous en inquiétâmes jamais, sans doute à cause du climat. Après ces deux objets, il n’y a plus rien : vous n’avez pas de salle à manger, on vous sert dans une chambre où il y a deux, trois ou quatre lits ; des appartements mal meublés, les murs blanchis, ou couverts de différentes sortes de papier dans la même chambre, ou de tapisseries si vieilles que ce ne sont que des nids à teigne ou à araignées, et les meubles sont si mauvais que les aubergistes anglais en feraient du feu ; partout en guise de table, on met une planche sur des barres de bois croisées, qui sont si bien arrangées qu’elles ne laissent de place pour les jambes qu’aux extrémités. Des chaises de chêne avec des fonds de jonc, et un dossier perpendiculaire, qui ôte toute idée de se reposer après la fatigue. Les portes donnent de la musique en laissant entrer le vent, qui souffle par toutes les crevasses, et les gonds écorchent les oreilles. Les fenêtres admettent la pluie avec le jour ; quand elles sont fermées, il n’est pas facile de les ouvrir, et quand elles sont ouvertes, pas aisé de les fermer. Les balais de laine ou autres, et les brosses à frotter le plancher ne sont pas dans le catalogue des articles nécessaires à une auberge française. Des sonnettes, il n’y en a pas ; il faut continuellement s’égosiller pour appeler la fille ; et quand elle paraît, elle n’est ni propre, ni bien mise, ni jolie. La cuisine est noire de fumée ; le maître est en général le cuisinier, et moins l’on voit de ses opérations, plus on est dans le cas d’avoir d’appétit pour dîner, mais cela n’est pas particulier à la France. Abondance de casseroles et de meubles de cuisine de cuivre, mais pas toujours bien étamés. La maîtresse ne classe pas la politesse et les égards pours ses convives au rang des qualités nécessaires pour son commerce.

Arthur Young. Voyages en France pendant les années 1787, 88, 89 et 90. 1794

vers 1790

En Espagne, la révolution se limite au domaine du chant, avec le succès du flamenco : Nous sommes à la fin du XVIII° siècle. Un jour d’été brûlant comme la région en connaît souvent, tirée par deux élégants chevaux, une calèche s’arrête devant une auberge, à l’entrée de Jerez de la Frontera. [au sud de l’Espagne, à l’embouchure du Guadalquivir, sur la côte atlantique] Trois hommes en descendent. L’un d’eux est le régisseur de la grande propriété rurale voisine. C’est lui qui recrute tout au long de l’année les travailleurs misérables qui vivent dans des conditions précaires selon le bon vouloir des maîtres. L’autre homme, vêtu avec une élégance recherchée, est le fils du propriétaire du domaine. Il se prétend étudiant à l’université de la capitale et vient passer quelques jours dans la maison de son père. L’autre compagnon est probablement un camarade d’étude.

Les trois hommes entrent dans l’auberge avec l’arrogance que procure l’aisance matérielle. Chapeau à large bord typique de l’Andalousie sur la tête, le port hautain et l’attitude suffisante, ils tiennent à se faire remarquer par l’assemblée d’ouvriers journaliers qui jouent paisiblement aux dominos. À l’entrée des notables, tout le monde s’arrête de parler et se fige. Les trois hommes s’accoudent au bar et demandent à boire avec l’impatience qui sied à leur rang.

Au même instant arrive un âne chargé de quatre jarres de terre cuite héritées des Maures, et s’arrête le long de la façade blanche que la lumière du soleil rend aveuglante. L’individu qui conduit l’animal arrive de la fontaine des Albarizones. Il soulève une des jarres et entre dans l’auberge. C’est l’aguador du quartier, celui qui vient approvisionner d’eau fraîche l’auberge et ses environs. Homme de peine, il dépose prudemment la jarre pleine derrière le bar et reprend celle qui est vide. Il s’apprête à repartir lorsqu’un des notables l’interpelle avec mépris :

Toi là-bas, viens ici ! On dit que tu sais chanter. Montre-nous ce que tu sais faire !

Le ton sans bienveillance, condescendant, autoritaire, est teinté de la marque du défi et se veut humiliant. L’aguador pose lentement sa jarre par terre, hésite, se racle la gorge et lance un chant profond et rauque qui ravit ses interlocuteurs.

Yo soy como el buen Viejo
Que esta puesto en el camino
Yo no me meto con naide
Y naide se meta conmigo.

Je suis comme ce bon vieux
Qui se promène sur un chemin
Je ne me dispute avec personne
Et personne ne se dispute avec moi.

Le poème qu’il a improvisé avec diplomatie apaise le climat tendu où il avait décelé une évidente hostilité. Il a chanté une Tonâ. Il s’appelle Tîo Luis el de la Juliana et c’est la première figure connue de l’histoire du flamenco. L’anecdote est sans doute légendaire, reconstituée par les chroniqueurs pour illustrer leurs propos mais le personnage et le chant sont réels. Ils appartiennent à l’aurore du répertoire public.

De cet homme mythique, on sait peu de choses. On croit qu’il est né aux environs de 1750 à Jerez, qu’il était gitan, qu’il possédait des talents vocaux étendus, qu’il se nommait Luis Montoya Garcés, qu’il aimait chanter, qu’il eut certains disciples parmi lesquels El Fillo. Autant d’affirmations invérifiables qui favorisent les interprétations les plus fantaisistes.

Cependant l’anecdote fait sens et permet de comprendre la complexité du flamenco dans sa portée sociale et politique. La fameuse Tonâ de Tîo Luis el de la Juliana qu’il a chantée devant son auditoire méprisant ne comporte pas sur le plan littéraire une signification contestataire. Neutre, d’une déférence qui n’est pas servile, elle cherche l’apaisement. Son habileté intuitive parvient à désarmer l’agressivité de l’homme qui a lancé l’ordre. L’obéissance qu’apparemment on lui a montrée le conforte dans son autorité de classe. C’est que le pauvre porteur d’eau n’est pas en position de force. À la merci des puissants, il sait qu’un mot peut le priver de son métier. Cependant, ne pouvant exprimer ouvertement sa révolte, il va faire passer sa colère dans sa voix, dans son interprétation. Son désaccord viscéral, son ressentiment envers une catégorie sociale qui le dédaigne se bloquent dans sa gorge pour révéler l’angoisse qui l’étreint et que comprennent sans peine les auditeurs de son milieu. Ainsi naît le cante jondo. Il devient l’expression évidente de ce que l’homme n’est pas libre d’exprimer. Il dit les choses sans les dire vraiment. Il suggère sans avouer. Il condamne sans prononcer de verdict. L’aficionado saisit instinctivement cette subtilité, le profane effleure son mystère. Et pourtant cette dualité musicale et poétique est la clé du cante, elle lui confère son universalité. La musique exprime ce que ne dit pas le mot. La lettre est neutre voire banale mais l’esprit dévoile la profonde vérité de la détresse. Message interne et secret qui sera instantanément capté par ses frères de misère. Souvent la transe et la furia qui traversent l’interprétation inspirée de certains artistes sont l’expression implicite d’une révolte ou d’une peine majuscule que les mots taisent par obligation et qui trouve son sens dans le paroxysme de la voix. Ainsi aimer et connaître le flamenco c’est d’abord saisir les valeurs secrètes d’un art avant d’en apprécier l’habillage externe.

Pour en comprendre l’esthétique, il est indispensable de se replonger une fois de plus dans le climat social qui entoure les classes défavorisées du pays. L’histoire retient que le XVIII° siècle est un siècle de renouveau. Le recensement de 1768 signale une forte poussée démographique. La population de l’Espagne est proche des dix millions d’habitants. Les grandes épidémies disparaissent. Le roi Charles III qui débute son règne en 1759 entreprend des réformes sociales qui touchent essentiellement les classes moyennes. Les ministres sont soutenus par les élites mais le peuple reste méfiant. L’Inquisition, qui utilise des méthodes plus douces, veille toujours sur les consciences. Elle s’efforce d’empêcher à tout prix l’introduction de livres subversifs et manifeste sa puissance lors du procès de Pablo de Olivade. Ce réformateur fervent qui déclenche la colère des milieux réactionnaires par sa liberté de ton finira par indisposer les puissants et connaîtra les geôles du régime à la suite de fausses accusations. En 1767, les jésuites sont expulsés. Le niveau de l’enseignement reste faible : il est préférable de maintenir les masses dans l’ignorance pour mieux les gouverner. Le débat démocratique est loin d’être ouvert.

Repliés sur eux-mêmes par soucis sécuritaires, par obligation économique, les exclus protègent leur singularité dans un cercle confidentiel qui restera par essence l’espace privilégié des aficionados. Même lorsque le flamenco émigrera dans les cafés cantantes, il conservera ces habitudes nées dans le contexte familial et restreint où il a vu le jour : une sobriété de moyens, une absence d’artifice, une puissance interprétative, une chaleur conviviale que la modernité malgré sa quête éperdue de superficialité ne parviendra pas à lui ôter.

[…] Il faudra attendre Charles III, esprit réformiste, pour voir apparaître enfin une pragmatique royale en 1783 qui va donner une légère ouverture sociale à ce peuple opprimé. On leur permet d’exercer un métier, d’éduquer leurs enfants dans les écoles primaires avant de les placer comme apprentis à l’âge de sept ans pour favoriser leur intégration. Progrès qui nous paraissent dérisoires mais qui pour le gitan pourchassé est une fragile promesse.

Ce n’est pas, comme on l’a écrit hâtivement dans une équation confortable et artificielle, cette pragmatique qui permet l’éclosion du flamenco. Le gitan peut s’exprimer alors le flamenco voit le jour ! Conclusion simpliste qui ne correspond pas à la réalité sociale du pays. Avec cette loi dépourvue de gratitude, la vie du gitan ne passe pas subitement de l’enfer au paradis. Il restera pourchassé durant des siècles mais dans son quotidien, il cohabite pacifiquement auprès des autres couches défavorisées. L’Inquisition prospère et pérore. Les structures sociales qu’elle impose obligent les pourchassés à s’aider, à s’unir pour échapper à la punition. Les moriscos méprisés, les Juifs convertis de force, les Andalous exploités, les gitans traqués forment une classe délaissée qui tisse patiemment, obscurément, silencieusement une culture qui n’est pas prise en compte par l’idéologie dominante occupée à sauvegarder ses privilèges. Mais dans cette nuit du sentiment, un chant qui ressemble à un cri pathétique voit peu à peu le jour. Le flamenco est la plainte d’un peuple dominé écrit justement Ricardo Molina.

La loi de Charles III ne propulse pas le gitan sur la scène des privilèges. Il connaîtra encore beaucoup de misère et de mépris et pour son expérience intime cette date n’est pas l’aube d’une nouvelle ère de félicité. Son chemin, jusqu’à nos jours, est parsemé de pièges et de cahots.

[…] Avec ce peuple gitan nous sommes au cœur de la problématique du flamenco. Au cœur de la polémique aussi. Sa présence imposante en fait un acteur incontournable. La mythologie, la légende, les fantasmes de certains chroniqueurs l’ont hissé au sommet du panthéon comme un dieu intouchable. Les sentiments qu’il inspire ne sont jamais tièdes et souvent paradoxaux. Il est curieux par exemple de constater qu’au moment où il était la victime du racisme le plus sordide, naissait au XVIII° siècle une sorte de gitanophilie culturelle qui se traduisit par la passion soudaine d’une jeune génération urbaine envers les différents aspects de la vie gitane. Attitudes, coutumes, danses, musiques furent imitées et influencèrent le phénomène du majismo. L’image topicjue du beau gitan, noble, doté d’immenses capacités artistiques a d’ailleurs enraciné dans l’inconscient collectif une série de clichés pesants qui perdurent encore. De là, un jugement parfois faussé par des imageries fossilisées que nos auteurs romantiques ont contribué à développer avec paresse. De là, l’identification systématique du flamenco avec le gitan. Or s’il a hissé cet art au point culminant de la culture andalouse, le gitan ne l’a pas inventé. Le flamenco est andalou, il n’est pas gitan. C’est parce que se sont trouvées réunies à un moment donné de l’Histoire dans ce berceau accueillant un certain nombre de conditions sociales précises que cette expression a pu voir le jour. Sans Andalousie pas de flamenco. Creuset et carrefour des cultures, elle a su par son génie propre effectuer la fusion des énergies et des plaintes pour enfanter un joyau qui n’existe nulle part ailleurs. Le gitan y a sa part mais il n’est pas son créateur. Ce confort intellectuel qui lui confère des qualités qu’il ne possède pas entraîne hélas les néophytes à applaudir naïvement tout ce que font les gitans. Or, si le flamenco a bénéficié de l’apport exceptionnel d’artistes appartenant à ce peuple, il faut aussi avouer que certains tâcherons moins scrupuleux l’ont desservi par leur paresse et leur vulgarité. Une observation et une analyse sereine amènent à reconnaître que les gitans andalous ont conféré à cet art populaire une personnalité spécifique, par leurs qualités vocales, par leur sens rythmique extraordinaire. À talent égal, ils possèdent un feu, une profondeur qui surpassent les autres cantaores. Sans leur intervention, l’Andalousie aurait sans doute perdu une richesse culturelle admirable. Ils ont été et restent des passeurs indiscutables, ils n’en sont pas pour autant les représentants exclusifs.

Dans ce labyrinthe obscur de la plainte et de la mémoire, il est une communauté qui contribua également à forger l’art vocal andalou. Les moriscos vivent dans la péninsule depuis des siècles. Ces anciens Arabes convertis au christianisme se retrouvent peu à peu plongés dans l’atmosphère intolérante et obsessionnelle de l’unité religieuse. Si pendant longtemps, ils n’ont pas fait partie de la priorité répressive des autorités, les voilà désignés par Philippe II comme des éléments de trouble potentiel dont il faut régler le sort. À la mort de ce souverain, aucune loi n’est encore promulguée mais les mesures coercitives sont ébauchées. C’est son fils Philippe III, souverain déprimé sans réelle envergure, qui se chargera avec un zèle convaincu, de promouvoir les décrets d’expulsion. Cette population va donc être pourchassée à partir de 1609 dans des conditions effroyables. Les galères concentrées au Levant commencent à voyager vers le nord de l’Afrique. On interdit aux vieux chrétiens, viefos cristianos, communauté affamée sans aisance matérielle, de les cacher ou de les aider à fuir. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire. De nombreux moriscos partent volontiers tant ils sont écœurés par le climat d’intolérance qui sévit. On permet de rester seulement à ceux qui présentent un certificat de leur paroisse prouvant leur appartenance à la religion chrétienne depuis au moins deux ans. Pour les mariages mixtes avec enfants la solution adoptée est brutale : la mère morisque peut rester, le père jamais. On évalue à environ 300 000 le nombre des expulsés.

Les moriscos qui se fixent en Afrique du Nord vont apporter leur culture au pays qui les accueille. Des documents retrouvés au Caire en 1948 rapportent l’existence de certains chants originaires de Grenade, de Cordoue, de Séville et de Valence importés par cette population horticole qui possédait incontestablement un riche répertoire populaire.

Ceux qui restent en Espagne, par obligation, par conviction, par nécessité, sont devenus des parias qui fuient les forces d’Inquisition. La délation, devenue l’activité favorite de certains citoyens honorables, les contraint à adopter une attitude méfiante. Naturellement, sociologiquement, un groupe social les accueille et leur offre une hospitalité spontanée : la communauté gitane. À leur arrivée ces mêmes gitans avaient bénéficié d’une aide bienveillante des opprimés de tous horizons à commencer par les Juifs traqués, les Arabes persécutés et les paysans démunis. Cette cohabitation naturelle va faciliter les échanges culturels. Le gitan n’est ni guerrier, ni travailleur, ni avide de culture. Il aime observer, tendre une oreille attentive à un art qui lui parle et qui correspond à sa tragédie. Dans ce XVII° siècle ouvertement raciste, un transfert incontestable s’opère.

Les deux communautés possèdent un teint sombre, une similitude physique qui les fait se confondre par les forces policières. Certains grands propriétaires terriens engagent même pour un salaire de misère des moriscos dont l’habileté horticole est reconnue en les faisant passer pour des gitans. Ces Arabes humiliés dont les familles sont en Espagne depuis près de dix siècles possèdent un répertoire mûri pendant plusieurs générations. Certains sont détenteurs d’un savoir musical élaboré qu’ils vont développer devant des gitans au génie captateur incontestable : les villancicos, les seguidillas, les sarabandes et surtout les romances, tout ce folklore populaire dont parle Cervantes dans La Gitanilla.

Les romances – le mot n’a ici rien à voir avec le vocable français féminin -, hérités sur le plan littéraire de l’abondante poésie arabe, sont souvent des chroniques qui rapportent les exploits de chevaliers dont les actes courageux ont engendré l’admiration du peuple. Ils relatent parfois le sort d’un enfant qui n’a pas la liberté de son choix religieux ou sentimental. Interprétés sans accompagnement musical, ils entraînent une coutume novatrice : il faut chanter à voix ouvertement audible.

Lorsque le cante adoptera une thématique plus personnelle, il suivra cette même dynamique, cette même voie théâtrale. Le murmure, la complainte s’effaceront devant la force vocale conquérante.

Nous touchons là un des nœuds de l’énigme, le cœur de l’étincelle qui provoque l’éclair. Car c’est probablement dans cette cohabitation clandestine que s’accomplit l’alchimie, la transmission mystérieuse d’une culture vers l’aurore du flamenco. Un petit nombre de moriscos et de paysans andalous livrent à un groupe de gitans restreint un répertoire lyrique, répertoire ésotérique réservé à quelques initiés, qu’ils parviennent à enrichir et à habiller de leur talent. Rares sans doute sont ceux qui vont pouvoir le capter en tant qu’interprètes mais ceux-là vont le faire avec une profondeur admirable dans un périmètre limité de l’Andalousie, comme si cette terre possédait un secret millénaire issu de la superposition des cultures qui l’ont nourrie.

Il faut ici citer longuement l’écrivain Caballero Bonald pour mieux comprendre cette éclosion : Il y a quelque chose de particulièrement révélateur dans le fait que l’art flamenco surgit dans ce berceau géographique mentionné et que son monde expressif n’eut pas la moindre relation avec aucune des réélaborations folkloriques effectuées par les gitans d’aucun autre lieu d’Espagne ou du monde. Les gitans qui s’établissent dans les campagnes de Séville et Cadix à partir du XVI° siècle s’associent intimement et partagent leurs désirs et leurs misères avec les moriscos qui se sont réfugiés là après avoir été expulsés d’Espagne. Les échanges mutuels de sédiments culturels et de coutumes propres et étrangères furent le résultat logique d’une cohabitation qui dut être plus intime et persistante dans cette région que dans aucun autre lieu andalou. Au fur et à mesure que ces groupes de transfuges s’installaient dans les localités mentionnées -établissant de fréquents contacts entre les uns et les autres – le flamenco se structure secrètement et lentement jusqu’à se convertir dans l’habituel et le plus intime moyen d’intercommunication de ses propres expériences inconsolées. Rappelons en passant que les gitans qui n’ont pas voulu – ou pas pu – s’adapter à cette nouvelle vie plus ou moins stable errent encore aujourd’hui par le pays emportés par cet étrange nomadisme qui les a conduits en Espagne il y a cinq siècles. Entre eux et ceux qui préfèrent se faire sédentaires, subsistent actuellement de très claires différences. La majorité des gitans d’Andalousie se sentent aujourd’hui d’une certaine façon plus proches de leur compatriote du Sud que des gens errants de leur race. Et alors de telles distinctions se montrent plus évidentes si on se réfère à la gestation du flamenco : uniquement au sein d’un petit clan gitan, résidant dans le quadrilatère cité, se produisit la source définitive du chant et de la danse. Le reste des gitans espagnols les cultiva par ricochets ou de façon déformée en vertu d’un certain mimétisme racial. Comment alors ne pas penser au rôle décisif qu’eurent à jouer les moriscos des campagnes de Séville et de Cadix dans l’élaboration initiale du flamenco ?

Le chant arabe qui ignore la mesure du temps et que certains qualifient d’interminable va ainsi se transformer sous l’influence des gitans qui lui donnent un style plus concentré et percutant. Leur personnalité, leur sensibilité imposent une première transformation esthétique à un répertoire encore flou. Le chant de la campagne andaIouse se gitanise. Leur sens du pathétique et de la théâtralisation trouve là l’occasion idéale de s’exprimer. Les éléments tragiques déjà contenus dans le cante qu’ils reçoivent sont transfigurés par un jeu scénique d’une profonde intensité. Les formes régulées de la langue se condensent dans des approximations naïves, la poésie primaire de l’image touche parfois à la caricature.

Dans la nuit de cette mystérieuse alchimie, la romance abandonne sa prosodie ample pour une version de copla plus courte et dynamique de quelques vers. Il est évident que le gitan n’effectue pas ces modifications linguistiques pour répondre à une conception littéraire précise. Il choisit cette concision poétique parce que sa connaissance de l’idiome castillan est limitée malgré l’obligation théorique de la pratiquer dès son entrée sur le territoire. Intuitif, il comprend par instinct le sens du poème, l’habille de tournures personnelles empruntées à sa langue, le calô, et propose cette adaptation imprécise avec une conviction qui cache la faiblesse de son inspiration. De nombreux vers entrés dans le panorama flamenco ont été ainsi simplifiés par nécessité intellectuelle. Le gitan, qui se comporte davantage comme un imitateur que comme un créateur, est hermétique aux figures syntaxiques complexes. Il a besoin pour exprimer sa plainte d’une formule directe qui corresponde à l’urgence de sa condition. Ainsi certains vers de romance vont-ils se trouver modifiés pour mieux répondre à son égocentrisme exacerbé.

De grandes guerres s’annoncent entre l’Espagne et le Portugal : Sera puni de mort Celui qui ne veut pas s’embarquer, dit une romance sur le thème de la persécution. On le retrouvera plus tard vidé totalement de son contexte politique dans une copla gitane ainsi formulée : Dans le quartier de Triana On annonce à haute voix Que sera puni de mort Celui qui est gitan.

Transfert linguistique, thématique et rythmique qui colore un riche patrimoine d’une teinte gitane incontestable. Détenteurs et interprètes presque exclusifs de ce répertoire confidentiel qu’ils ont contribué indiscutablement à revitaliser, ils vont en déduire hâtivement qu’ils en sont les créateurs. Désormais rien ne les dissuadera de cette conviction.

Cette fameuse pragmatique charnière de 1783 promulguée par Charles III tente d’améliorer leur situation fragile tout en reprenant une idée ancienne déjà évoquée : les gitans ne sont plus des gitans ! Volonté royale qui s’apparente à un tour de prestidigitation et que le légiste formule ainsi : Que ceux qui s’appellent ou se disent gitans ne le sont ni par origine ni par nature, ni ne procèdent d’une racine infecte quelconque… J’interdis à tous mes vassaux qu’ils les appellent ou les nomment avec le terme gitan…

Charabia législatif confus et ridicule. Le souverain devait penser naïvement que les perturbations sociales attribuées à ce peuple disparaîtraient comme par enchantement puisque ce peuple n’existait plus légalement. La date cependant est charnière car elle marque le départ public du flamenco. Un art fragile qui demeurait confidentiel dans les campagnes isolées va devenir au fil du temps une expression tolérée dans certains lieux. Le gitan ne s’en trouve pas pour autant intégré à la vie économique de son pays mais il s’engouffre dans une brèche providentielle. À l’occasion d’un événement familial majeur – naissance, baptême, fiançailles, mariage, décès – il propose son intervention rémunérée qui lui permet de délaisser peu à peu un travail qui le révulse viscéralement même si la tâche est marginale comme celle de maquignon, de rétameur, de forgeron ou de vannier. Au cours de cet apprentissage public, l’interprète s’essaie à des mimiques spectaculaires, des expressions vocales paroxystiques et se construit peu à peu une personnalité scénique qui fascine les auditeurs. Il teste des versions nouvelles, sa mémoire faillible l’oblige à pallier ses lacunes par une improvisation qui peut parfois toucher au sublime. Dès lors, dans cette métamorphose progressive, dans ce glissement imperceptible vers la lumière, s’opère une rencontre décisive entre un art et un cercle d’auditeurs. Le silence devient cri, la parole prend son envol relayée par une assistance qui se reconnaît dans la plainte venue de peines et de misères ancestrales. L’aventure du flamenco commence.

Guy Bretéché. Histoire du Flamenco. Atlantica. Biarritz 2008

Le rythme, chez les Gitans, est comme un sentiment, une palpitation intime, ils sont les maîtres du compás, cet ordonnancement rythmique propre à chacun des chants, mesure et démesure, subtile succession de temps faibles, d’accents, ponctués de silences. Là-dessus, pas un ne rivalise. Ceux qui savent, claro, car il en est aussi qui n’ont aucune idée. Ce n’est pas le sang qui importe, mais d’être né dedans… À Santiago, Gitan ou pas, on se dit flamenco. Quatre Santigueros vous marquent un tempo de la paume, d’un claquement de doigts ou d’un A’sa ! sonore, et soudain, le monde vacille. Le soniquete de Jerez, ce crépitement syncopé, entêtant et toujours cadré, il vous ferait danser un mort. Je ne l’ai pas trouvé ailleurs. Il naît de la terre, on le dit, de la lumière d’ici, du vin lourd de soleil.

David Fauquenberg. Manuel El Negro. Arthème Fayard 2013

à Pampelone, plaza Consistorial.

Mais en Espagne, entre la Sardane et le Flamenco, il y a place aussi pour autre chose, en puisant dans le répertoire classique, tel cet Asturias de Albéniz :

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[1] Disons que l’erreur a été avalisée par l’histoire, car la Fête Nationale n’a été instituée qu’un an plus tard, le 14 juillet 1790, qui est la fête de la Fédération

[2] La mention SIC [ainsi, en  latin] signifie que lorsqu’un rédacteur veut reproduire un texte dans son écriture d’origine, quand il sait pertinemment que l’actualité de l’orthographe et de la syntaxe font que ce texte contient de nombreuses fautes, en regard de l’écriture actuelle, ou même des opinions auxquelles le rédacteur ne peut souscrire, le SIC dégage le rédacteur de toute responsabilité sur le contenu de ce texte, tant pour la forme que pour le fond.

[3] Le petit mitron est donc le cadet du petit dauphin, né en 1785 et qui mourra au Temple le 8 juin 1795.

[4] Le mahatma Gandhi fut un ardent défenseur de l’homéopathie. Il disait : L’homéopathie vient en aide à plus de personnes que toute autre science ; elle est sans doute le moyen de soigner le plus sûr et le moins onéreux.