1839 à 1844. Guerre de l’opium. Prophylaxie. Giuseppe Verdi. Viollet le Duc. 28428
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Publié par (l.peltier) le 16 octobre 2008 En savoir plus

18 03 1839     

Traditionnellement, la Chine en était restée à une politique protectionniste : exportatrice de thé, de soie et de porcelaine, via le seul port de Canton, elle taxait lourdement l’importation de produits étrangers : ainsi depuis la moitié du XVII° siècle, 28 000 tonnes d’argent étaient passées du continent européen au continent chinois. Le Royaume Uni en arrivait à devoir emprunter de l’argent aux autres pays européens, situation perçue comme inacceptable à la longue. Aussi avait-on trouvé le produit miracle pour remettre de l’ordre dans tout cela, fabriqué en Inde à partir du pavot : l’opium, dont la vente, via la Compagnie des Indes Orientales, venait rétablir l’équilibre de la balance commerciale… La Compagnie avait été supprimée en 1833, mais la production d’opium se poursuivait. Les fumeries s’étaient multipliées. De 200 caisses (1 caisse = 64 kg) importées par la Chine en 1729, on était passé à  3 750 en 1800, 37 500 en 1830, 40 000 en 1838, 75 000 en 1890, tout cela payé en argent.

Quelques quarante ans plus tôt, les Anglais s’étaient essayés à officialiser les relations mais, n’ayant pas voulu prendre la mesure de l’importance des rites confucéens de présentation, Lord Macartney, l’envoyé britannique ne s’était pas plié au kowtow – le salut devant l’empereur – et cela n’avait fait qu’attiser les susceptibilités de chaque camp ; l’empereur Qianlong  avait finalement confié en 1793 à l’ambassadeur une lettre pour le roi George III : Notre empire céleste possède toutes choses en abondance et ne manque de rien dans ses frontières. Il n’y a donc nulle nécessité d’échanger les produits des barbares étrangers contre les nôtres. L’empire avait déjà des pieds d’argile et l’empereur ne voulait pas le voir.

Le gouvernement impérial de la dynastie Qing avait jusque là gardé sur le trafic d’opium les yeux à moitié ouverts, en bannissant son usage en 1836, tout en sachant bien que l’ampleur des gains réalisés par ce trafic permettait de corrompre les fonctionnaires ; il commence alors à s’inquiéter des dégâts causés sur la santé des consommateurs, – estimés au nombre de deux millions – mais surtout des énormes sorties d’argent que ce trafic représentait, ruinant le commerce de l’Empire : il décide d’ouvrir complètement les yeux, en nommant à Canton le commissaire Lin Tsö-siu, où le précède sa réputation d’incorruptible, fondée sur un mémoire dans lequel il fustige les ravages de la drogue : il commence par intimer l’ordre au Co-hong, un cartel qui monopolisait le trafic de le suspendre, menaces de peines capitales à la clef : le capitaine commissaire anglais, Charles Eliot, se trouve alors dans l’obligation de livrer 20 283 caisses…, l’équivalent d’une année d’importation, que le commissaire Lin fait arroser d’eau salée et de chaux, puis jeter à la mer, tout en écrivant lui-même à la Reine Victoria : Comment pouvez-vous exporter de l’opium en Chine et l’interdire chez vous en raison de ses dangereux effets ? Le commerce ne devrait-il pas profiter à tous ? La lettre restera sans réponse.

C’est insupportable pour l’Angleterre qui, à une courte majorité, décide de l’envoi d’une expédition militaire : 16 vaisseaux de ligne, 4 canonnières, 28 navires de transport, 540 canons et 4 000 hommes arrivent dans la rivière des Perles en juin 1840 pour que la Chine ouvre grandes ses portes à l’opium de Sa Très Gracieuse Majesté ; les Chinois en étaient encore à la voile quand les Anglais avaient déjà des navires à vapeur, qui peuvent aller face au vent, chose impossible à un voilier ; l’artillerie anglaise était incroyablement supérieures aux canons chinois : Canton, bombardée, tombe et les Anglais prennent le contrôle des ports du Yang Tse, privant ainsi la Chine des taxes que le commerce légal lui procurait…

Une guerre aux causes plus injustes, une guerre plus propre à couvrir notre pays d’une honte éternelle, je n’en connais pas.

William Gladstone, 7 avril 1840 au Parlement

C’est sans doute la première fois qu’on peut parler d’argent de la drogue au sens où le financement d’une politique impériale est délibérément obtenu par la drogue, en misant sur la toxicomanie de l’autre.

Marie-Claude Mahias

Avant les Anglais, il ne se trouvait en Inde aucun gouvernement pour encourager le mal qu’est l’usage de l’opium et en organiser l’exportation à des fins fiscales comme l’ont fait les Anglais.

Gandhi

Pareil trafic supposait évidemment des protagonistes : les gouvernements sont trop heureux de laisser à d’autres l’organisation de tout cela. Coté fournisseurs, hors Compagnie des Indes Orientales, la palme revient aux Anglais William Jardine et James Matheson [1]  qui avaient fondé le 1° juillet 1832 la compagnie éponyme à Guangzhou. Ce sont eux qui pousseront  leur gouvernement à ouvrir les hostilités ; Thomas Curtin, un américain cherchera à prendre une place sur le marché, en se fournissant en opium en Turquie. Ces gens avaient affaire en Chine essentiellement à Howqua, le membre le plus influent des Co-Hong, dont l’activité principale était tout de même l’exportation de thé. Ces Co-Hong, au nombre de treize, était en quelque sorte un patronat des commerçants par lequel devaient obligatoirement passer les fournisseurs étrangers pour entrer sur le marché chinois : leur aval était indispensable. Howqua, dit-on, serait devenu l’homme le plus riche du monde ; il éprouvait une telle méfiance pour ses concitoyens qu’il plaça une grande partie de son argent aux États-Unis, et fut à l’origine de plusieurs grandes fortunes américaines, dont celle des Roosevelt. Il était le principal acheteur de la Compagnie des Indes Orientales. Il mourra en 1843, au lendemain du traité de Nankin.

30 06 1839  

Le général anglais Elphinstone prend Kaboul dont il incendie le bazar, avec 16 500 soldats de l’armée de la Compagnie des Indes. L’affaire ne durera pas plus de deux ans et demi : une armée de 30 000 afghans tailla en pièces l’armée de Sa Très Gracieuse Majesté : 16 000 soldats anglais et 38 000 porteurs et serviteurs indiens moururent là en plein hiver.

Visiter l’Afghanistan est encore un privilège. Il n’y a pas si longtemps, c’était un exploit. Faute de pouvoir tenir solidement le pays, l’armée anglaise des Indes en bloquait hermétiquement les accès pas l’est et par le sud. Pour leur part, les Afghans s’étaient engagés à interdire leur territoire à tout Européen. Ils ont presque tenu parole et s’en sont fort bien trouvés. De 1800 à 1922, c’est à peine si une douzaine de risque-tout (déserteurs des régiments du Bengale, illuminés, agents du tzar ou espions de la Reine déguisés en pèlerins) sont parvenus à forcer la consigne et à parcourir le pays. Les savants étaient moins heureux. Faute de pouvoir franchir le Khyber Pass, l’Indianiste Darmesteter, spécialiste du folklore pathan, en fut réduit à chercher ses informateurs dans les prisons d’Attok ou de Peshawar. L’archéologue Aurel Stein attendit vingt et un ans son visa pour Kaboul, et le reçut juste à temps pour aller y mourir.

[…] Il faut connaître l’abominable indiscrétion qui règne dans d’autres régions de l’Asie pour mesurer ce que cette retenue a d’exceptionnel et d’appréciable. On pense ici que témoigner trop d’intérêt ou de bonhomie nuirait à l’hospitalité. Selon une chanson populaire afghane, le personnage grotesque, c’est celui qui reçoit son hôte en lui demandant d’où il vient, puis le tue de questions des pieds à la tête. Vis à vis de l’Occidental, les Afghans ne changent en rien leur manière. Pas trace de veulerie, pas trace de ce psychisme avantageux que vous opposent certains Indiens médiocres. Est-ce l’effet de la montagne ? C’est plutôt que les Afghans n’ont jamais été colonisés. À deux reprises, les Anglais les ont battus, ont forcé le Khyber Pass et occupé Kaboul. À deux reprises aussi, les Afghans ont administré à ces mêmes troupes anglaises une correction mémorable, et ramené la marque à zéro. Donc pas d’affront à laver, ni de complexe à guérir. Un étranger ? Un firanghi ? un homme, quoi ! on lui fait place, on veille à ce qu’il soit servi, et chacun retourne à ses affaires.

[…] le même mot : tarbour signifie à la fois cousin et ennemi. [et, dans un autre registre, il n’y a encore qu’un mot – arus – dans le dialecte dari – pour signifier mariée et poupée. ndlr].

Nicolas Bouvier. L’usage du monde. 1° édition 1963 Droz. [2]

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British and Indian troops storm Ghazni, an immense and foreboding fortress built upon a mountaintop. Feints helped the attackers place explosives at a key gate.

1 07 1839                              

La goélette négrière Amistad  a appareillé de La Havane pour les plantations de Puerto Principe (îles Camagüey) avec à son bord 49 esclaves et 4 enfants dont 3 fillettes. C’est une nuit sans lune. Quelques heures plus tôt les esclaves ont décidé de se révolter. L’un d’eux, parvenu à briser le cadenas qui le maintenait enchaîné à ses frères, les en libère dans le silence. Cinqué, Faquorna, Moru et Kimbo, se hissent sur le pont principal, se saisissent d’armes de fortune, tuent le cuisinier et ouvrent une caisse de couteaux à canne – la bien connue machette africaine -. Deux marins chargés de les surveiller se jettent à l’eau. Le capitaine Ramon Ferrer tue un rebelle et en blesse un autre mortellement, avant d’être lui-même tué. Les deux hommes qui se disaient être leur propriétaire, Jose Ruiz et Pedro Montes sont enfermés. Les révoltés veulent retourner en Sierra-Leone, mais ne connaissant rien à la navigation, ordonnent à Pedro Montes – il a été capitaine de navire marchand – de le faire : il s’exécute… de jour, faisant le nécessaire pour aller le plus lentement possible mais, de nuit, à l’insu de ses nouveaux maîtres, il fait demi-tour et fait route vers l’ouest, si bien que huit semaines plus tard, il se fait arrêter par un bâtiment hydrographique de la marine américaine : ils débarquent à New Haven. Les anciens esclaves deviennent prisonniers aux États-Unis, au cœur d’une très grande bataille juridique : vont-ils être extradés à Cuba, à la demande des Espagnols pour y être surement exécutés, pour révolte, assassinat et piraterie ou bien libérés comme l’exigent les abolitionnistes américains ? L’Angleterre a aboli la traite en 1807 et interdit l’esclavage en 1833. Ils seront finalement libérés en 1841 après une homérique bataille politique : c’est aussi une victoire historique pour le mouvement abolitionniste. Les anciens esclaves rejoindront leur terre natale, la Sierra Leone, en janvier 1842.

Nous fûmes jetés nus dans la cale du navire, les hommes regroupés d’un côté, les femmes de l’autre ; la cale était si basse que nous ne pouvions pas tenir debout et devions donc nous accroupir ou nous asseoir par terre ; le jour et la nuit ne faisaient aucune différence pour nous, il nous était impossible de dormir dans cet espace trop étroit et la souffrance et la fatigue  nous plongeaient dans le désespoir. […] Nous avons reçu pour toute nourriture pendant le voyage des céréales qu’on avait fait macérer puis cuire. […] Nous manquions cruellement d’eau. Nous avions droit à un demi-litre par jour, pas plus, et beaucoup d’esclaves mouraient pendant la traversée. […] Quand l’un de nous se révoltait, on lui entaillait la chair et on étalait du poivre et du vinaigre sur les plaies.

Anonyme. Récit de la même époque, sur un autre navire. Rapporté par Northrup 2002

3 07 1839     

Le daguerréotype se hisse au niveau des grandes inventions : L’astronome et député républicain François Arago s’adresse aux députés pour les inviter à offrir à l’humanité une invention qui doit révolutionner les représentations du monde : le daguerréotype qui fixe l’image de la chambre noire sur une plaque d’argent. Dès la fin du mois, le gouvernement vote une pension à Niépce fils et Daguerre. Le 19 août, Arago divulgue le secret devant l’Académie des sciences et publie une brochure qui détaille les procédés. Il y célèbre la France éclairant le monde : Cette découverte, la France l’a adoptée ; dès le premier moment elle s’est montrée fière de pouvoir en doter libéralement le monde entier.

Si les administrations sont diligentes, c’est que dans tous les pays industrialisés, opticiens, chimistes et inventeurs cherche à fixer l’image de la camera obscura. Niepce père est sans doute le premier dans les années 1820, mais Daguerre n’est plus seul. Outre Hyppolyte Bayard qui met au point à Paris, un positif sur papier en mars 1839, William Henry Fox Talbot a déjà réalisé un négatif sur papier baptisé le calotype (ou talbotype) en Angleterre. Dans un contexte de tension entre la France et le Royaume, il s’agit pour Arago de prendre le monde de vitesse et de faire de la photographie l’invention d’une France universaliste. Le ministre de l’Intérieur le dit devant l’Assemblée : Vous ne souffrirez pas que nous laissions jamais aux nations étrangères la gloire de doter le monde savant et artiste d’une des plus merveilleuses découvertes dont s’honore notre pays. Jouant la carte publicitaire, Daguerre expédie des plaques à Metternich, à Léopold I° et à quantité d’ambassadeurs. Louis-Philippe lui-même, qui se fera portraiturer en 1842, fait expédier des daguerréotypes en guise de cadeaux diplomatiques.

Si la demande de pension vient des bancs républicains, c’est que cette divulgation se veut démocratique. La pension contraint en effet Daguerre et Niepce fils à donner communication de leurs procédés et des améliorations à venir. La France doit rester le berceau d’une photographie accessible à tous. Mais ce don au monde est aussi pragmatique. Malheureusement, note le ministre de l’Intérieur, pour les auteurs de cette belle découverte, il leur est impossible d’en faire un objet d’industrie […] Leur invention n’est pas susceptible d’être protégée par un brevet. Dès qu’elle sera connue, chacun pourra s’en servir. Assemblage de procédés, la daguerréotype est difficile à breveter, d’autant qu’il n’existe pas de brevets internationaux. Le geste d’Arago permet d’en faire aux yeux du monde une invention française, sans empêcher les multiplication des brevets en France comme en Angleterre. Aux États-Unis, plus de 70 brevets sont enregistrés entre 1840 et 1860. 

Manuel Charpy. Histoire Mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron et 132 auteurs encadrés par Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou. Seuil 2018

C’est la demande de portraits qui fera l’immense succès du daguerréotype… on en demandera et on en redemandera…

14 07 1839     

Inauguration de la ligne de chemin de fer Nîmes Beaucaire, 28 km : ce sont les frères Paulin et Jules Talabot, natifs de Limoges, qui ont obtenu la concession et l’ont réalisé. Les locomotives ont été achetées à l’Anglais Georges Stephenson.

25 08 1839    

Le duc d’Orléans, fils aîné de Louis-Philippe pose la première pierre du pont canal qui enjambe la Garonne, terminus du canal latéral à la Garonne, dit pont canal d’Agen. Dès la mise en service du canal du Midi en 1681, s’était posé la question de la nature de la navigation entre Toulouse et l’estuaire de la Garonne : soit la navigation sur la Garonne elle-même, avec tous les aléas d’une navigation sur un élément naturel – crues, etc – , soit la construction d’un canal latéral à la Garonne qui permettre de s’affranchir de ces aléas. Bien évidemment les choses avaient traîné, et de plus, faute d’argent, le chantier s’arrêtera en 1841. Quand il reprendra, la Compagnie des chemins de fer du midi qui construisait la ligne Bordeaux-Toulouse, prendra la concession du canal jusqu’en 1898 : elle pratiquera donc des tarifs très élevés pour les bateliers pour que les péniches ne viennent pas concurrencer le train sur les marchandises aptes aux deux modes de transport ;  fausser la concurrence : rien de plus efficace pour couler l’autre : train contre péniche, la péniche est touchée, coulée. La clé de voûte finale sera posée en 1843, le canal sera inauguré en 1856. Il avait des écluses de 38,5 m. dites Freycinet,  quand celles du canal du Midi étaient de 30 m. On nommera dès lors canal des Deux Mers l’ensemble canal latéral de la Garonne et canal du Midi, de Sète à Toulouse. D’ouest en est, jusqu’à Sète, on transportait essentiellement des céréales, de Bordeaux à Arles, la pâte à papier, et, d’est en ouest, bauxite, pyrite.

1 09 1839   

Inauguration du chemin de fer Mulhouse-Thann, construite par Nicolas Koechlin. Un an plus tard, il ouvrira la ligne Strasbourg-Bâle.

09 1839  

Victor Hugo est au Rhigi, en Suisse, en compagnie de Juliette Drouet, sa maîtresse, ce qui ne l’empêche pas d’écrire à sa femme : Je me suis écarté de la route, et au milieu de quelques grosses roches éboulées j’ai trouvé la petite source claire et joyeuse qui a fait éclore là, à deux mille pieds au-dessus du sol, d’abord une chapelle, puis une maison de santé. C’est la marche ordinaire des choses dans ce pays que ses grandes montagnes rendent religieux ; d’abord l’âme, ensuite le corps. La source tombe d’une fente de rochers en longs filandres de cristal, j’ai détaché de son clou rouillé la vieille écuelle de fer des pèlerins, et j’ai bu de cette eau excellente, puis je suis entré dans la chapelle qui touche la source.

Un autel encombré d’un luxe catholique assez délabré, une madone, force fleurs fanées, force vases dédorés, une collection d’ex-voto où il y a de tout, des jambes de cire, des mains de fer-blanc, des tableaux-enseignes figurant des naufrages sur le lac, des effigies d’enfants accordés ou sauvés, des carcans de galériens avec leurs chaînes, et jusqu’à des bandages herniaires ; voilà l’intérieur de la chapelle.

Rien ne me pressait ; j’ai fait une promenade aux environs de la source, pendant que mon guide se reposait et buvait quelque kirsch dans la maison. Le soleil avait reparu. Un bruit vague de grelots m’attirait. Je suis arrivé ainsi au bord d’un ravin très encaissé. Quelques chèvres y broutaient sur l’escarpement, pendues aux broussailles. J’y suis descendu, un peu à quatre pattes comme elles.

Là, tout était petit et charmant ; le gazon était fin et doux ; de belles fleurs bleues à long corsage se mettaient aux fenêtres à travers les ronces, et semblaient admirer une jolie araignée jaune et noire qui exécutait des voltiges, comme un saltimbanque, sur un fil imperceptible tendu d’une broussaille à l’autre.

Le ravin paraissait fermé comme une chambre. Après avoir regardé l’araignée, comme faisaient les fleurs (ce qui a paru la flatter, soit dit en passant, car elle a été admirable d’audace et d’agilité tant qu’elle m’a vu là), j’ai avisé un couloir étroit à l’extrémité du ravin, et, ce couloir franchi, la scène a brusquement changé.

J’étais sur une étroite esplanade de roche et de gazon accrochée comme un balcon au mur démesuré du Righi. J’avais devant moi dans tout leur développement, le Bürgen, le Buochserhorn et le Pilate ; sous moi, à une profondeur immense, le lac de Lucerne, morcelé par les nases et les golfes, où se miraient ses faces de géants comme dans un miroir cassé.

Au-dessus du Pilate, au fond de l’horizon, resplendissaient vingt cimes de neige ; l’ombre et la verdure recouvrèrent les muscles puissants des collines, le soleil faisait saillir l’oncologie colossale des Alpes ; les granites ridés se plissaient dans les lointains comme des fronts soucieux ; les rayons pleuvant des nuées donnaient un aspect ravissant à ces belles vallées que remplissent à certaines heures les bruits effrayants de la montagne ; deux ou trois barques microscopiques couraient sur le lac, traînant après elles un grand sillage ouvert comme une queue d’argent ; je voyais les toits des villages avec leurs fumées qui montent et les rochers avec leurs cascades pareilles à des fumées qui tombent.

C’était un ensemble prodigieux de choses harmonieuses et magnifiques pleines de grandeur de Dieu. Je me suis retourné, me demandant à quel être supérieur et choisi la nature servait ce merveilleux festin de montagnes, de nuages et de soleil, et cherchant un témoin sublime à ce sublime paysage. Il y avait un témoin en effet, un seul, car du reste l’esplanade était sauvage, abrupte et déserte.

Je n’oublierai cela de ma vie. Dans une anfractuosité du rocher, assis les jambes pendantes sur une grosse pierre, un idiot, un goitreux, à corps grêle et à face énorme, riait d’un rire stupide, le visage en plein soleil, et regardait au hasard devant lui.

O abîme ! les Alpes étaient le spectacle, le spectateur était un crétin.

1839  

Antoine Becquerel, père d’Henri, découvre l’effet photovoltaïque. Ouverture de la ligne de chemin de fer Montpellier-Sète. L’écossais Kirkpatrick Mac Millan invente la bicyclette, qu’il nomme draisienne améliorée déjà vue par Léonard de Vinci trois siècles plus tôt. Le système de pédales permet de ne plus mettre pied à terre.

L’Angleterre s’empare de la Nouvelle Zélande et signe un traité avec les autochtones : les Maoris. Mais ces derniers n’ont pas un caractère à supporter facilement la fourberie du colonisateur et il faudra à ce dernier deux guerres : de 1843 à 1847, puis de 1860 à 1870, pour décimer les Maoris et anéantir l’économie de l’île.

François Edmond Pâris, servant à bord de l’Artémise fait escale à Papeete où il espère découvrir la pirogue de guerre du roi O-Too, décrite par Cook : plus de 30 mètres de long, 144 pagayeurs. Il ne découvre que quelques villages déserts, des hangars vides : la destruction de la pirogue avait été ordonnée par les missions catholiques et protestantes, obsédées par l’éradication des objets associés aux rituels paganistes.  Un séisme d’une magnitude aujourd’hui estimée à 8, ravage la Martinique.

Prosper Mérimée vient en Corse à la demande du préfet. Il avait déjà introduit en littérature le bandit corse avec Mateo Falcone, en 1829. Il va rencontrer cette fois-ci Colomba Bartoli, à Fozzano : J’ai vu une véritable héroïne, Madame Colomba, qui excelle dans la fabrication des cartouches et qui s’entend même fort bien à les renvoyer aux personnes qui ont le malheur de lui déplaire. Mais sa fille Catherine l’impressionnera plus encore : Vingt ans, belle comme les amours, avec des cheveux qui tombent par terre, trente deux perles dans la bouche, des lèvres du tonnerre de Dieu, cinq pieds trois pouces…

Colomba sera publié l’année suivante et connaîtra un immense succès. De sa remarquable activité aux Monuments historiques, son époque dira que jamais un incrédule anticlérical n’a sauvé tant d’églises menacées par la sottise des municipalités ou le zèle maladroit de curés embellisseurs. Il trouvait facilement matière à exercer sa verve lors de ses déplacements en province : L’Auvergne ignore l’usage de servir séparément la soupe et les cheveux.

Léonie d’Aunet, 1820-1879, est parvenue en 1839 à pouvoir accompagner son fiancé, le peintre François Auguste Biard, dans l’expédition de la corvette La Recherche, dans les parages du Spitzberg. Pendant deux ou trois jours, la pensée d’un hivernage possible m’obséda ; il paraît que je n’étais pas seule à bord à m’en préoccuper, et voici comment j’en fus instruite : Un matin, j’étais silencieusement assise sur un canon, blottie sous un énorme manteau de fourrure, regardant tout à tour le ciel, la mer et leurs aspects étranges, lorsque mon nom prononcé au milieu d’un petit groupe de matelots attira mon attention. Les premiers mots que j’entendis distinctement furet ceux-ci :

  • Aussi, quelle idée d’avoir emmené une femme ! Est-ce que c’est des courses de femmes, des voyages comme celui-ci ?
  • Ah ! ça c’est vrai, dit un autre, et si nous sommes pris dans ces beaux cristaux-là, comme ti viens de l’expliquer, on peut être bien sur qu’elle partira la première.
  • Eh ! mon vieux, reprit le premier, elle ouvrira seulement la marche ; nous la suivrons de près, va ! Nous avons bien un an de vivres à bord, mais nous n’avons pas de combustibles ; ici, on ne trouve pas de bois de quoi allumer une pipe, et l’hiver, il doit y avoir une drôle de bise, à en juger par la canicule !
  • Et puis, quelle femme est-ce ? dit un timonier sur un ton légèrement méprisant ; une femme pâlotte, menue, maigrelette, avec des pieds fragiles comme des biscuits à la cuiller et des mains à ne pas soulever un aviron ; une femme à casser sur le genou et à mettre les morceaux dans sa poche. Si c’était une femme de chez nous, encore ! (il était breton) Dans le Ponant nous avons des commères qui ne sont pas embarrassées pour hisser une voile et manœuvrer une barque ; nos femmes valent presqu’un homme ; mais celle-là, avec sa mine mièvre de Parisienne, elle est frileuse comme une perruche du Sénégal ! Â supposer que nous soyons pris, elle mourra au premier froid, c’est sûr !

Il y eut un silence pendant lequel chacun ranima sa pipe ; puis celui qui avait parlé le premier reprit en manière de conclusion : Ah ! après tout, ça ne nous regarde pas ; c’est à ceux qui ont fait la bêtise de l’amener à s’en inquiéter. Eh bien ! si on hiberne, elle fera comme elle pourra ; elle fera comme tout le monde.

Le maître d’équipage avait jusque là écouté la conversation sans y prendre part ; à ce moment, il ne renoua le fil interrompu en disant : Mes enfants, j’en suis fâché pour vous, mais vous n’avez pas le sens commun pour le quart d’heure ; comment vous, les quatre meilleurs et plus anciens matelots de l’équipage, vous n’avez pas plus d’esprit et de coup d’œil que ça ! Sur un point, je suis de votre avis : on a peut-être eu tort d’embarquer cette petite dame, mais c’est pour elle que ça peut être malheureux ; pour nous, c’est très heureux, si nous hivernons dans ce chien de pays, que si nous nous en tirons.

  • Comment cela ? dirent les matelots.
  • C’est bien simple ; je vais vous l’expliquer. Elle est faible, elle est délicate, n’est-ce pas ? Tant mieux ! Ce serait elle qui partirait la première si on était pris ? Tant mieux encore. Tout ça, c’est autant de raisons pour nous la rendre précieuse. Le plus dangereux, dans les hivernages, voyez-vous, le plus difficile à éviter, c’est la démoralisation de l’équipage. La capitaine Parry raconte que c’est contre le découragement de ses hommes qu’il eut surtout à lutter ; il dit dans sa relation combien il redoutait encore plus la faiblesse des esprits frappés d’épouvante que les rigueurs horribles du climat. Eh bien ! nous autres, ici, nous n’aurions rien à craindre de cette démoralisation si nous parvenions à conserver la vie de la jeune femme ; on dirait aux hommes qui molliraient : Allons donc, n’avez-vous pas honte ? Le froid n’est pas encore trop dur, vous le voyez bien, puisqu’une femme le supporte. Et, je vous le dis, il faudrait tout faire pour conserver la vie de la petite dame ; sa présence au milieu de nous serait le courage et la santé de l’équipage ; du reste, le capitaine pense juste comme moi là-dessus, et il le disait l’autre jour au premier lieutenant en se promenant avec lui.
  • Ah ! si le capitaine l’a dit, conclurent les matelots, alors c’est vrai.

J’en avais assez entendu ; je me glissais doucement chez moi, dans la crainte d’être aperçue, et assurée que désormais, si la redoutable conjoncture d’un hivernage nous était destinée, l’égoïsme bien entendu de mes compagnons de voyage m’apporterait tout le secours nécessaire pour retarder ma mort autant que possible. Au reste, je regardais ma mort comme certaine, dans le cas où nous aurions été pris, à cause du malaise dont j’étais atteinte, malgré les soins qui m’étaient prodigués. J’occupais à bord l’appartement du capitaine et il avait eu l’extrême bonté, en me le cédant, de le faire aménager de la façon la plus commode et la plus chaude : on avait couvert le plancher de plusieurs peaux de rennes, on avait hermétiquement fermé tous les hublots, on avait comblé le lit d’édredon ; c’était, à vrai dire, bien plus un nid qu’une chambre, et un nid où il y avait seulement la place, et à grand peine ! Eh bien, malgré toutes ces excellentes précautions, je souffrais beaucoup du froid, et j’étais parfois obligée de me relever la nuit pour faire de l’exercice afin de me réchauffer. Ajoutez que je dormais à peine ; je ne me couchais jamais avant deux ou trois heures du matin, et souvent même, à cette heure avancée, je ne pouvais trouver du repos. Ce jour continuel, ce ciel bizarre, invariable, ne subissant aucune modification à l’heure où nous avons coutume de le voir se couvrir d’ombre ; minuit devenu le frère jumeau de midi ; l’étrangeté de tout ce qui m’entourait, l’âpreté du climat, le bouleversement de toutes mes habitudes, et probablement aussi une nourriture ultratonique, indispensable dans ces latitudes, mais très inusitée pour moi, tout cela me tenait dans une agitation nerveuse particulière ; il me semblait traverser un cauchemar.

Dans ces conditions d’existence si exceptionnelles, mon costume avait aussi dû subir de profondes variations ; il était devenu très commode et parfaitement disgracieux ; je portais un pantalon d’homme et une chemise de mousse en gros drap bleu faisant blouse, une grosse cravate de laine rouge, une ceinture de cuir noir ; des bottes doublées de feutre et une casquette de marin complétaient cet ensemble de toilette qui ne sera pas imité ; inutile d’ajouter qu’en dessous j’étais bourré de flanelle. Lorsque je montais sur le pont, j’ajoutais à cette montagne de lainage un épais caban à capuchon qui faisait de moi le plus informe paquet ; j’avais coupé mes cheveux, impossibles à démêler, à cause de leur longueur, par les roulis effroyables de la traversée ; additions et retranchements concouraient, comme vous voyez, à me rendre étrangement laide : mais, en pareil lieu, on ne songe qu’à souffrir du froid le moins possible, et toute coquetterie a tort.

Léonie d’Aunet   Voyage d’une femme au Spitzberg 1854. Publié 20 ans après les faits, l’écriture est donc celle d’une femme de 34 ans, mais qui rend compte du ressenti d’une jeune femme de 19 ans.

En 1843 Léonie devient la maîtresse de Victor Hugo. Le , elle est surprise avec Hugo en flagrant délit d’adultère dans un hôtel du passage Saint Roch. Le commissaire laisse partir Hugo lorsque celui-ci invoque son inviolabilité de statut de pair de France, mais Léonie Biard est arrêtée et emmenée à la prison Saint Lazare. Au bout de deux mois, elle est transférée au couvent des Dames de Saint-Michel. Elle entre dans la carrière littéraire sous son nom de jeune fille, après sa séparation judiciaire de son mari en 1855.

Wikipedia

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François-Auguste Biard (1798-1882) Naufragés sur la banquise, 1876-1877

6 02 1840  

500 chefs Maori signent la version maori du traité de Waitangi et 39 la version anglaise : il règle la cohabitation entre Anglais et Maoris en Nouvelle Zélande. À l’évidence, 150 ans plus tard, le traité n’aura pas donné entièrement satisfaction : On en revient toujours au traité. Vous avez une grande maison, beaucoup d’espace, et vous voulez cohabiter. Mais, 153 ans plus tard, nous nous retrouvons dans une niche dehors, et vous avez la maison et nous faites payer un loyer. Et vous oubliez que vous avez signé un bail.

Papaaranghi Reid 1994

03 1840 

Heinrich Heine est dans une brasserie de Munich, y cherchant un dérivatif à son angoisse. Il écrit : Le christianisme a adouci la brutale ardeur belliqueuse des Germains, mais il n’a pu la détruire et quand la Croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens guerriers… Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques. Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, chers voisins de France. La pensée précède l’action, comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre d’Allemagne est allemand, à la vérité. Il n’est pas très leste et roule avec lenteur. Mais il viendra et quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. On exécutera alors un drame auprès duquel la Révolution française n’aura été qu’une innocente idylle.

Prémonition ? Cent ans avant ? …

19 04 1840   

Un incendie ravage Sallanches, en Savoie, (ce n’est que plus tard qu’elle deviendra Haute Savoie)

04 1840

Il était une fois un Iroquois résidant près de Montréal, qui était allé voir ailleurs si l’herbe était plus verte : il se faisait nommer Ignace La Mousse, et se disait catholique, preuve que les Jésuites que ses aïeux avaient massacrés deux cents ans plus tôt n’étaient finalement pas morts pour rien. Ignace était donc parti avec quelques compagnons jusque chez les Têtes Plates du Montana dont tout le monde savait qu’ils étaient les gens les plus accueillants du monde. Et de fait, ils furent bien accueillis et Ignace se mit en tête de leur enseigner quelques rudiments de sa religion ; mais c’était insuffisant  et comme l’on avait entendu dire par des voyageurs qu’il y avait des missionnaires installées dans le Missouri, Ignace partit à leur rencontre, à plus de 2 000 kilomètres : cinq mois de voyage ; bien accueilli là encore, il repartit chez les Têtes Plates dès qu’on lui eut promis que notre grand chef noir pourvoira le plus tôt possible aux besoins de votre peuplade. Hélas, sur le chemin du retour, Ignace se fit massacrer par des Sioux.

Qu’à cela ne tienne, les Têtes Plates avaient mordu à l’hameçon et ne le lâchèrent pas : ils renvoyèrent une nouvelle délégation comprenant encore deux Iroquois ; ils rencontrèrent De Smet chez les Potowatomies à Council Bluff, qui, emballé par la proposition – enfin une opportunité de quitter ces soûlards de Potowatomies -, n’attendit que le feu vert de ses supérieurs pour se mettre en route, accompagné d’un des jeunes Iroquois : et nous voilà en route pour trois mois de chevauchées. Il rend compte de la puissance de la haine du Blanc chez les populations traversées, pour la plupart victimes de déportation : Ces sauvages emportent avec eux une haine implacable contre les Blancs qui les ont injustement chassés loin des tombeaux de leurs pères et dépossédés de leur héritage N’est-il pas à craindre qu’avec le temps, ces tribus ne s’organisent en bandes de pillards et d’assassins, qui auront pour coursiers les chevaux légers de la prairie, le désert pour théâtre de leurs brigandages, et des rochers inaccessibles comme asile de leur vie et de leur butin ?

En route, il fait connaissance des Serpents, une tribu qui croit faire un festin quand elle peut trouver quelques racines et quelques baies amères pour améliorer l’ordinaire fait de sauterelles et de fourmis, et qui, quand fourmis et sauterelles viennent à manquer, mangent leurs propres enfants et leurs proches. Il récupère un compatriote flamand, De Welder, ancien grenadier de Napoléon, évadé des geôles anglaises en Espagne, à bord d’un bateau américain, et qui, depuis lors, chasse le castor dans les Rocheuses ; ils arrivent chez les Têtes Plates en juillet  1840.

Le dépaysement est total, tant pour la nature que pour les hommes : Jamais personne n’est accusé de vol. Tout ce qu’on trouve est porté à la loge du chef, qui proclame les objets et les remets au propriétaire. La médisance est inconnue, même chez les femmes ; le mensonge surtout leur est odieux […] Ils ont horreur des langues fourchues […]. Toute querelle, tout emportement est sévèrement puni. Nul ne souffre sans que ses frères viennent au secours de sa détresse, aussi n’y-a-t-il point d’orphelins parmi eux… Ils sont d’humeur joviale et très hospitalière. Leurs loges sont ouvertes à tout le monde ; ils ne connaissent pas même l’usage des clefs et des serrures. Un seul homme, grâce à l’influence qu’il a acquise par sa valeur dans les combats et sa sagesse dans les conseils, gouverne la peuplade entière : il n’a besoin ni de gardes, ni de verrous, ni de barreaux de fer, ni de prisons d’État.

Et tout se passe si bien que vient à germer l’idée : et si l’on refaisait ici les réductions que les Jésuites avaient mis en place il y a plus de cent ans près du Rio de la Plata ?

Seulement dans l’est des Rocheuses, la terre d’une dure savane ne peut pas être aussi généreuse que celle bien irriguée entre deux fleuves, l’Uruguay et le Paraná, les sous-sols non plus ne peuvent se comparer et surtout, politiquement, la situation est bien différente. Les premières années des réductions d’Amérique du Sud, bénéficièrent de la très profonde rivalité entre les Portugais et les Espagnols. Ces derniers, sous l’influence de Las Cases, de la controverse de Valladolid, avaient tout de même mis de l’eau dans leur vin quant au statut de l’esclavage dans leur empire, tandis que les Portugais avaient conservé leur brutalité des premiers temps de la colonisation, s’adonnant aux razzias au sein des tribus indiennes pour approvisionner les marchés aux esclaves. Le pouvoir espagnol avait donc soutenu l’initiative des Jésuites, allant même jusqu’à les armer pour se défendre des bandeirantes portugais. Ce n’est que vers la fin de la première moitié du XVIII° siècle que la volonté de s’accorder avec les Portugais sur le tracé des frontières joua en défaveur des Jésuites et que l’Espagne les lâcha. Rien de tel dans les Rocheuses : comment donc un papiste inféodé à Rome aurait-il pu attendre un quelconque soutien de la part de ces WASP [White Ango-Saxon Protestant] de Washington, austères presbytériens, farouchement opposés à la hiérarchie catholique ? Ce n’est que plus tard, quand sa renommée auprès des Indiens aura fait de lui un interlocuteur incontournable que les autorités gouvernementales lui feront de grands sourires. Donc le Père Jean De Smet resta seul avec ses Têtes Plates, et la réduction, au moins celle-là ne parvint pas à décoller.

16 05 1840   

François Arago, scientifique de haute volée, député des Pyrénées Orientales, puis de la Seine, demande le remplacement  du suffrage censitaire par le suffrage universel [c’est ainsi qu’on le nommait alors, mais il n’était encore qu’à moitié universel puisqu’il excluait les femmes]

Il faut donc revenir au principe de la souveraineté nationale : c’est le principe de notre gouvernement ; il est inscrit dans la Charte ; il est inscrit dans tous nos actes, il est inscrit dans les discours des ministres.
[…] Messieurs, la population de la France se compose de 34 millions d’âmes. Sur 34 millions d’âmes, 17 millions d’hommes, sur 17 millions d’hommes, d’après les tables de natalité les plus exactes, on a 8 millions d’hommes de 25 ans et au-dessus.
Vous savez pourquoi je prends la limite de vingt-cinq ans ; elle est indiquée dans la Charte.
Combien avez-vous d’électeurs, sur 8 millions d’hommes de vingt-cinq ans et au-dessus ? Vous en avez à peu près 200 000. Vous avez, par conséquent, un électeur sur 40 hommes ayant vingt-cinq ans et au-dessus.
Je soutiens, moi, que le principe de la souveraineté populaire n’est pas en action dans un pays où, sur quarante hommes, il n’y a qu’un électeur.
Après avoir examiné la question du chiffre, examinons la question des contributions.
Vous avez 9 millions de cotes foncières ; sur ces 9 millions de cotes, il y en a certainement 8 millions qui appartiennent à une classe de la population qui est privée du droit électoral.
[…] Je dis qu’il y a, dans la population, une partie considérable qui est privée de toute espèce de droits politiques, et qui non seulement est la plus nombreuse, mais encore qui paie la masse la plus considérable dans les contributions de l’État.
[…] Les pétitionnaires qui s’adressent à la Chambre, réclament au nom du droit. Le droit est imprescriptible, un droit ne périt pas pour avoir sommeillé pendant un certain nombre d’années. Le mot droit signifie ici justice, et qui réclame au nom de la justice, réclame au nom d’une autorité indivisible. Ce n’est pas par la force, par la violence, qu’on peut prôner le droit. Si vous voulez prouver que les pétitions doivent être repoussées par l’ordre du jour, il faut que vous prouviez que les pétitionnaires ne sont pas dans leur droit.
[…] Il est donc utile, il est donc naturel que les classes de la population, qui actuellement sont privées des droits politiques, viennent les réclamer, puisque dans l’exercice de nos droits politiques nous ne pouvons anéantir les droits naturels.

Le 24 mai, 10 000 ouvriers parisiens viendront l’acclamer devant l’Observatoire.

27 05 1840  

Niccolo Paganini meurt du choléra à Nice. Son talent est tel que d’aucuns le disent endiablé. Il faut dire que le chanoine Caffarelli, dépêché au chevet du mourant, crut bon d’engager ainsi la conversation : Ah, ah, Moussu Paganini, a hura, es plus l’oura de sonna lo zonzon – à présent ce n’est plus le moment de racler le crin-crin -, ce qui eut pour résultat immédiat de redonner au moribond la force nécessaire pour lui désigner la porte…

Mais les cadavres ne sont pas toujours exquis : l’enterrement religieux tout comme l’inhumation en terre consacrée lui sont refusées à Nice. Son ami le comte de Cessole fait embaumer le corps qui est exposé et est de nouveau pris pour l’incarnation du diable. Le comte de Cessole fait enlever par des amis de la haute société niçoise la dépouille qui va beaucoup voyager… Le corps sera successivement déposé à Nice dans la cuve à huile d’une propriété du comte de Cessole, à la pointe Saint-Hospice du cap Ferrat, au Lazaret de Villefranche. En avril 1844, il sera transféré dans la maison paternelle de Paganini à Romairone dans le val Polcevera près de Gênes, puis à la villa Paganini à Gaione près de Parme en 1853.  En 1876, 36 ans après sa mort, le pape Pie IX l’ayant réhabilité, le corps sera enfin transféré solennellement au cimetière de la Steccata à Parme, puis à la suite du déclassement de ce dernier vingt ans plus tard, dans un monument au centre du cimetière de la Villetta de Parme. La communauté musicale étant saisie de doute, après un tel périple, sur l’authenticité du corps, le cercueil sera ouvert en 1893 en présence de son fils et du violoniste František Ondříček et en 1896 puis en 1940 à l’occasion du centenaire de la mort de l’artiste.

19 06 1840 

Dumont d’Urville découvre le sud-est de l’antarctique : il donnera à ce territoire le prénom de sa femme : ce sera la Terre Adélie. D’autres explorateurs sont déjà arrivés sur ce continent, dès 1820. Il était grand temps que des gens d’autorité commencent à fréquenter les parages : on estime à 1 200 000 pièces le nombre d’éléphants de mer et de phoques à fourrure massacrés en Géorgie du Sud de 1780 à 1810. De 1825 à 1830, dans les seules Shetland, ce sont 300 000 phoques qui furent assommés : tous ces massacres pour approvisionner essentiellement le marché chinois, friand de fourrures. Et à l’autre bout du monde, sur tout le permafrost sibérien, ce sont les mammouths sortis de leur gangue au gré des réchauffements saisonniers, qui fournissaient en ivoire le même marché chinois… les fameux ivoires chinois.

MARINES..sans marinettes - Page 3

L’Astrolabe en Antarctique par Ambroise Louis Garneray 1783-1857

Dumont d’Urville and the crew of Astrolabe, 1840

Dumont d’Urville fera partie des 57 morts de l’accident de train de Meudon, sur la ligne Versailles-Rive gauche le 8 mai 1842. Mal aimé de ses pairs, ces messieurs de la Société de Géographie, et en particulier Arago qui s’opposa à lui notamment sur des querelles quant à la hauteur des plus grandes vagues, ces derniers officialisèrent leur bêtise en faisant graver sur sa tombe au cimetière Montparnasse :

Point de deuil
Un peu de cendre
Un peu de terre
Beaucoup de bruit

inscription dont heureusement la durée de vie fût plus courte que celle de Dumont d’Urville.

Sur cette histoire de vagues, il se pourrait bien que Dumont d’Urville ait été le premier à avoir vu et ensuite à avoir survécu à ce que l’on appelle aujourd’hui une vague scélérate. Arago assurait qu’il ne pouvait exister de vagues de plus de 8 mètres de haut, Dumont d’Urville assurait en avoir vu d’environ 30 mètres ! d’où la réputation qu’il s’était faite d’impénitent raconteur de bobards. La formation de ces murs d’eau qui engloutit ses victimes sans leur laisser le plus souvent aucune chance de survie est due à un phénomène d’addition d’amplitudes tout à fait exceptionnel qui se rencontre de préférence dans l’Atlantique sud, entre l’Afrique du sud et l’Antarctique. En février 1995, le Queen Elizabeth II affrontera une vague de 30 m dans l’Atlantique Nord. Son commandant, le capitaine Warwick parlera de la rencontre : j’ai vu arriver un mur d’eau solide de 30 mètres de haut ! J’ai eu le sentiment de faire route droit sur les falaises de Douvres.

6 08 1840                 

Louis Napoléon Bonaparte et quelques comparses débarquent à Boulogne en criant : Vive l’Empereur. C’est un flop. Arrêté, il sera condamné à la détention perpétuelle au fort de Ham d’où il s’évadera le 25 mai 1846, en prenant ses habits au maçon Pinguet, et son sobriquet Badinguet. Il enlèvera vite les habits mais le sobriquet lui restera collé à la peau. Pendant toutes ces années de détention, il a beaucoup lu, – Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Louis Blanc, Saint Simon, mais surtout pas Marx, qu’il ne supporte pas, et c’est réciproque – et il écrit l’extinction du paupérisme : Le prélèvement de l’impôt peut se comparer à l’action du soleil qui absorbe les vapeurs de la terre pour les répartir ensuite à l’état de pluie, sur tous les lieux qui ont besoin d’eau pour être fécondé et pour produire. Lorsque cette restitution s’opère régulièrement, la fertilité s’ensuit, mais lorsque le ciel, dans sa colère, déverse partiellement en orages, en trombes et en tempêtes, les vapeurs absorbées, les germes de production sont détruits et il en résulte la stérilité… C’est toujours la même quantité d’eau qui a été prise et rendue. La répartition seule fait donc la différence. Équitable et régulière, elle crée l’abondance; prodigue et partielle, elle amène la disette.

Il en est de même d’une bonne ou mauvaise administration. Si les sommes prélevées chaque année sur la généralité des habitants sont employées à des usages improductifs, comme à créer des places inutiles, à élever des monuments stériles, à entretenir au milieu d’une paix profonde, une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à Austerlitz, l’impôt, dans ce cas devient un fardeau écrasant, il épuise le pays, il prend sans rendre… C’est dans le budget qu’il faut trouver le premier point d’appui de tout système, qui a pour but le soulagement de la classe ouvrière.

Il a aussi beaucoup rencontré, des membres de sa famille bien sûr, mais aussi Hortense Cornu, sa grande amie, indéfectible soutien et son mari, Louis Blanc, Chateaubriand, Dumas etc.

10 08 1840 

Inauguration du chemin de fer Nîmes-Alès, et 8 jours plus tard, de la ligne Alès-La Grand’ Combe, concession des frères Jules et Paulin Talabot. Le chemin de fer relie maintenant les mines du bassin houiller d’Alès au Rhône et donc, aux ports de la Méditerranée,  contribuant ainsi au développement de la marine à vapeur, et faisant baisser le prix du charbon.

15 09 1840 

Le Khédive – vice-roi d’Égypte -, s’est vu imposer le titre de pachalik d’Égypte par le sultan ottoman, titre qui  confirme le statut de l’Égypte, simple province de l’empire ottoman. Il a eu un mois pour accepter ce nouveau statut, mais, n’ayant pas donné de réponse, le sultan turc le dépose, au grand dam des puissances occidentales qui font la grimace à voir l’empire ottoman reprendre du poil de la bête. Le sultan accepte un compromis qui rogne un peu les ailes de l’Égypte, qui devra limiter les effectifs de son armée à 18 000 hommes et augmenter le montant du tribut versé à l’empire ottoman.

09 1840 

Hugo, toujours en compagnie de Juliette Drouet, voyage sur le Rhin : On peut passer à Saint Goar [Rive gauche du Rhin, à l’ouest de Francfort] une semaine for bien employée. Il faut avoir soin de prendre des croisées sur le Rhin dans le très confortable Gasthaus zur Lilie. Là on est entre le chat et la souris. À sa gauche on a la souris à demi-voilée au fond de l’horizon par les brumes du Rhin ; à sa droite et devant soi, le chat, robuste donjon enveloppé de tourelles, lequel, au haut de sa colline, occupe le sommet d’un triangle dont le pittoresque village de Saint Goarshausen, qui en fait la base au bord du Rhin, marque les deux angles avec ses deux vieilles tours, l’une carrée, l’autre ronde. Les deux châteaux ennemis se guettent et semblent se jeter des coups d’œil foudroyants à travers le paysage ; car, lorsqu’un donjon est en ruine, sa fenêtre regarde encore, mais avec ce regard hideux d’un œil crevé. En face, sur la rive droite, et comme prêt à mettre le holà entre les deux adversaires, veille le spectre colossal du château-palais des landgraves de Hesse, le Rheinfels.

À Saint Goar, le Rhin n’est plus un fleuve ; c’est un lac, un vrai lac du Jura fermé de toutes parts, avec son encaissement sombre, son miroitement profond et ses bruits immenses.

Si l’on reste chez soi, on a toute la journée le spectacle du Rhin, les radeaux, les longs bateaux à voile, les petites barques-flèches et les huit ou dix omnibus à vapeur qui vont et viennent, montent et descendent, et passent à chaque instant avec le clapotement d’un gros chien qui nage, fumants et pavoisés. Au loin, sur la rive opposée, sous de beaux noyers qui ombragent une pelouse, on voit manœuvrer les soldats de M. de Nassau en veste verte et en pantalon blanc,  et l’on entend le tambour tapageur d’un petit duc souverain. Tout près, sous sa croisée, on regarde passer les femmes de Saint-Goar avec leur bonnet bleu-ciel pareil à une tiare qui aurait été modifiée par un coup de poing, et l’on entend rire et jaser un tas de petits enfants qui viennent jouer avec le Rhin.

Pourquoi pas ? Ceux de Tréport et d’Étretat jouent bien avec l’océan. Au reste, les enfants du Rhin sont charmants. Aucun d’eux n’a cette mine rogue et sévère des marmots anglais, par exemple. Les marmots allemands ont l’air indulgent des vieux curés. Si l’on sort, on peut passer le Rhin pour six sous, prix d’un omnibus parisien, et l’on monte au chat. C’est dans ce manoir des barons de Katzenellenbogen que s’est accompli, en 1471, la lugubre aventure du chapelain Jean de Branich. Aujourd’hui, Die Katz est une belle ruine dont l’usufruit est loué par le duc de Nassau à un major prussien quatre ou cinq florins par an. Trois ou quatre visiteurs paient la rente. J’ai feuilleté le livre où s’inscrivent les étrangers, et sur trente pages – un an environ – je n’ai pas vu un seul nom français. Force noms allemands, quelques noms anglais, deux ou trois noms italiens, voilà tout le registre. Du reste, l’intérieur du chat est complètement démantelé. La salle basse de la tour, où le chapelain prépara le poison pour la comtesse, sert aujourd’hui de cellier. Quelques vignes maigres se tortillent autour de leurs échalas sur l’emplacement même où était la salle des portraits.

Victor Hugo. Le Rhin 1838-1840

15 12 1840     

Trois mois plus tôt, Louis Philippe a ordonné l’exhumation du corps de Napoléon à Sainte Hélène : contrairement à ce qui fût dit ça et là, le corps était bien décomposé, mais quelques temps après la mort, les ongles avaient continué à pousser, avec un entêtement tel que ceux des pieds en crevèrent le cuir des bottes ![3]

la solitude de l’exil et de la tombe a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige.

Chateaubriand

La frégate La Belle Poule – c’était le nom d’un pirate des Caraïbes -,va avoir l’honneur de rapporter la célèbre dépouille : elle accoste à Cherbourg le 29 novembre, attendue par 100 000 personnes ! Transférée sur Le Normandie jusqu’à Rouen, puis sur La Dorade jusqu’à Paris, elle arrivera en grand triomphe aux Invalides.

Sire, vous rentrerez dans votre capitale,
Sans tocsin, sans combat, sans lutte, sans fureur,
Traîné par six chevaux sous l’arche triomphale,
En habit d’empereur

Victor Hugo

1840   

Naissance de l’anarchie [4] : système politique ou social suivant lequel l’individu doit être émancipé de toute tutelle gouvernementale. La mémoire populaire ne voudra retenir de cette époque que les attentats un peu partout en Europe. En fait, cette vision politique fut partagée par beaucoup plus de monde que les seuls terroristes de l’époque. De nos jours, Brassens résumait bien son sentiment : Je n’aime pas les représentants de l’ordre que sont les policiers, donc pour traverser une rue, j’emprunte le passage clouté : ainsi je n’aurai pas à leur parler ; il y a sans doute une légère différence dans l’analyse par rapport au civisme tout simple, mais, dans les faits, on arrive au même résultat.

Alexis de Tocqueville publie De la Démocratie en Amérique. La prescience de ce qui se passera 170 plus tard ne cesse de nous étonner : Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses ; elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

Alexis de Tocqueville [5], De la Démocratie en Amérique 1840

France et Angleterre, embusquées derrière des favoris rivaux,  aiguisent leurs rivalités au Mont Liban : le commodore Napier bombarde Beyrouth : l’émir Béchir II le Grand est évincé et s’ensuivent 20 années de troubles. Les troubles vont gagner aussi les lieux saints qui verront s’affronter les chrétiens : en 1842 sera mis en place un évêché protestant à Jérusalem, puis un patriarcat grec-orthodoxe en 1845 et un patriarcat latin en 1847.

Les colonies du Canada – Le Haut Canada, actuel Ontario, majoritairement anglophone, le Québec, majoritairement francophone, le Nouveau Brunswick et la Nouvelle Ecosse -, forment une union, qui reste bien sûr sous domination anglaise.

Viollet le Duc a 26 ans : à la demande de Prosper Mérimée, il entreprend la restauration de la basilique de Vézelay, dont le dernier incendie date de 1819 : la reconstruction intégrale de la voûte de l’ancienne abbatiale va durer pratiquement vingt ans.

Les murs sont déjetés, fendus, pourris par l’humidité. On a peine à comprendre que la voûte, toute crevassée, subsiste encore. Lorsque je dessinais dans l’église, j’entendais à tout instant des petites pierres se détacher et tomber autour de moi. Le mal s’accroît tous les jours. Si l’on tarde encore à donner des secours à la Madeleine, il faudra bientôt prendre le parti de l’abattre pour éviter les accidents.

Prosper Mérimée 1835

Première fabrication industrielle de voitures d’enfants : cela se passe en Angleterre ; pas de lames de ressort pour le confort du bébé : c’est encore très rustique ; la première tendance est de donner à voir au bébé l’espace qu’il a sous les yeux ; ce n’est que plus tard qu’il regardera celui ou celle qui le pousse. Un peu comme la messe : d’abord dos au peuple, puis face au peuple. Il faudra attendre presqu’un siècle, vers 1930 pour qu’apparaissent les premiers landaus, bien plus confortables, qui deviendront poussettes.

Gustave Flaubert est en Corse ; il rapporte des habitudes qui font frémir l’écologiste qui sommeille ou veille en chacun de nous : À quelque distance des moutons se tient leur berger, petit homme noir et trapu, véritable pâtre antique, appuyé tristement sur son long bâton. À ses pieds dort un chien fauve. La nuit venue, ils se réunissent tous ensemble et allument de grands feux que, du fond des vallées, on voit briller sur la montagne. Toutes les côtes, chaque soir, sont ainsi couronnées de ces tâches lumineuses qui s’étendent dans tout l’horizon. J’ai vu dans toutes les forêts que j’ai traversées de grands pins calcinés encore debout, qu’ils allument sans les abattre pour passer la nuit autour de ces bûches de cent pieds. Ils reçoivent le bandit qui vient tranquillement se réchauffer à leur feu et ils attendent ainsi le jour tout en dormant ou en chantant.

La condition féminine n’est pas mieux servie que l’écologie : Il était tard quand nous sommes arrivés à Ghisoni, maigre village où il me semblait impossible de loger des gens honnêtes. On nous a conduits devant une grande maison grise et délabrée. Quoiqu’il fût nuit, je ne voyais aucune lumière aux fenêtres, et la porte qui s’ouvrait sur la rue était celle d’une salle basse où grognaient des pourceaux. À un angle de cette pièce enfumée était placée une large échelle en bois et dont les marches peu profondes ne permettaient de monter qu’en se tournant de coté. Nous avons trouvé le maître et sa femme qui ne nous attendaient que le lendemain. Ils se sont donc beaucoup excusés sur ce qu’ils avaient déjà diné et se sont mis tout de suite à préparer notre repas. La maîtresse était une grande femme maigre, vêtue d’une robe bleue, faite sans doute d’après une gravure de mode du temps de l’Empire, c’est là, du reste, tout ce que je puis dire d’elle, car elle ne nous a pas adressé un mot et nous a servis silencieusement et respectueusement comme une servante. C’est, du reste, une chose à remarquer en Corse que le rôle insignifiant qu’y joue la femme ; si son mari tient à la garder pure, ce n’est ni par amour ni par respect pour elle, c’est par orgueil pour lui-même, c’est par vénération pour le nom qu’il lui a donné. D’ailleurs, il n’y a entre eux deux aucune communication d’idées et de sentiments ; le fils, même enfant, est plus respecté et plus maître que sa mère. Je tiens d’un ami qu’il a vu un jeune garçon de douze ans environ s’amuser à tenir sa mère couchée en joue au bout de son fusil ; il lui faisait faire ainsi toutes les évolutions qu’il lui commandait et la faisait danser comme un chien avec un fouet. Le père était à deux pas de là et riait beaucoup de cette plaisanterie barbare.

Tandis que vous voyez l’homme bien vêtu, portant une veste de velours, un bon pantalon de gros drap, la pipe à la bouche et le fusil sur l’épaule, chevauchant à son aise sur une bonne bête, sa femme, à quelques pas de là, le suit pieds nus et portant tous les fardeaux. Vous voyagerez dans toute la Corse, vous y serez partout bien reçu, on vous accueillera d’une manière cordiale qui vous ira jusqu’au cœur, et le lendemain matin votre hôte pleurera presque en vous quittant ; de sa famille, vous ne connaîtrez que lui. En descendant de cheval, vous avez bien vu des enfants jouer devant la porte, ce sont les siens, mais ils ne paraissent pas à table ; leur mère ne se montre presque jamais et reste avec eux tant qu’ils sont jeunes. Les liens de famille sont forts, il est vrai, mais à la manière antique, entre frères, entre cousins, entre alliés, même à des degrés éloignés. Quand un membre de la famille est insulté, tout le reste est solidaire de sa vengeance ; s’il succombe c’est à eux de le remplacer, de sorte qu’instantanément il se forme une association de cinquante à soixante hommes, tous servant la même cause, gardant le même secret, animés de la même haine.

La femme compte pour peu de chose et on ne la consulte jamais pour prendre mari. Quand un fils a quatorze ou quinze ans, son père lui dit qu’il est temps d’être homme, qu’il faut se marier ; il lui choisit lui-même une femme, les deux familles négocient longtemps l’affaire, et avec toutes les précautions possibles, le pacte d’alliance se conclut, les noces se font avec pompe, on y chante des chansons guerrières ; puis les enfants arrivent dans le ménage, on leur apprend à tirer le fusil, on leur enseigne un peu de français, ils vont à la chasse et c’est là toute la vie, une vie de paresse, d’orgueil et de grandeur.

[…] Rien n’est défiant, soupçonneux comme un Corse. Du plus loin qu’il vous voit, il fixe sur vous un regard de faucon, vous aborde avec précaution, et vous scrute tout entier de la tête aux pieds. Si votre air lui plaît, si vous le traitez d’égal à égal, franchement, loyalement, il sera tout à vous dès la première heure, il se battra pour vous défendre, mentira auprès des juges, et le tout sans arrière pensée d’intérêt, mais à charge de revanche.

Après cette série de costumes Gustave Flaubert, pour parer aux risques de vendetta – on ne sait jamais –  ne pouvait faire moins que chanter la sensibilité, la culture locale, contre ceux qui, en voulant s’instruire, s’en éloignent…  flatterie et flagornerie n’en sont pas absentes : le bon Gustave se fait le chantre de l’obscurantisme ; ceci dit, il se positionne avec un bon siècle d’avance en prophète de la pub : priorité absolue au plaisir, à l’épidermique, à la sensualité, à la pulsion… tous les ingrédients d’une pub d’eau de toilette par Sébastien Chabal.  Et haro sur le bon sens, sur le raisonné, sur le raisonnable, bref les valeurs phares de celui qu’il convient de haïr : le bourgeois.  Bref… bobo avant l’heure, à l’exact opposé de ouvrir une école, c’est fermer une prison de Victor Hugo.

Nous avons été voir les prisons pour y trouver quelque bon type corse et non pour goûter la soupe comme les philanthropes. Le geôlier d’Ajaccio était un vigoureux gaillard, capable de résister seul à une émeute ; celui de Bastia est geignard et doucereux ; il se plaint de l’exigüité de son logement, quoiqu’il ait envahi une bonne partie des prisons ; un de ses fils est borgne et l‘autre est attaqué d’une maladie de poitrine ; ce dernier, nous a-t-il dit, est un fort bon sujet qui s’est rendu malade à force de travailler, nous n’avions qu’à demander au proviseur… Nous vîmes en effet étendu dans son lit un maigre jeune homme, toussant et crachant, pauvre brute que l‘ambition dévore et qui se tue pour devenir un savant ! Corse, Corse, gagne plutôt le maquis ! là, tu entendras sous le myrte la chanson des rossignols et tu n’auras pas besoin de dictionnaire pour la comprendre, le vent dans la forêt de Marmano te sifflera un autre rythme que celui de ton Virgile que tu ne comprends guère. Allons, philosophe, jette au feu ton Cousin dont tu voudrais bien être le valet, et va un peu le soir t‘étendre sur le sable du golfe de Lucia, à regarder les étoiles. Te voilà devenu professeur de philosophie dans ta ville natale, le maire te fait des compliments dans son discours au jour de la distribution des prix, et rougis sans doute devant l’auditoire avec une grâce charmante ; tu as des répétitions au collège et des leçons particulières en ville. Eh bien ! homme vertueux, homme d’esprit, homme que tes frères respectent et que ton père regarde ébahi, tu me parais, à te voir ainsi couché dans ce lit avec ton sot bonnet sur ta tête déjà chauve, et ne voyant de jour qu’à travers les barreaux de cette cage que tu illustres, tu me sembles plus misérable, plus stupide et plus condamnable que tous ceux qui sont derrière la muraille, aigles de la montagne qui soupirent après l’heure où ils pourront reprendre leur volée.

J’ai vu, dans les cellules des prisonniers, un jeune garçon de Sartene qui a porté faux témoignage ; il était condamné à un an de prison, mais il souriait, passant la main dans ses cheveux, il avait un large front et des dents blanches. J‘ai vu aussi plusieurs meurtriers qui m‘avaient l‘air fort heureux ; j’ai revu mon vieux Bastianesi qui va bientôt sortir ; il y avait de plus une femme adultère qui va bientôt accoucher et qui pense au fils qui va naître, et un Génois accusé de viol, qui a une figure fort bouffonne. Tous m’ont fait plus de plaisir à voir que toi, homme à bonne conduite, parce que ceux-là aiment et haïssent, qu’ils ont des souvenirs, des espoirs, des projets ; ils aiment la lumière, le grand jour, la liberté, la montagne ; mieux que toi, savant, ils comprennent l’élégie que soupire le laurier-rose à la brise du soir, le dithyrambe des pins qui se cassent, le monologue de l’orage qui hurle et de la haine quand elle emplit les cœurs vigoureux. Ils n’ont point de poitrine étriquée, de membres amaigris, d’esprit sec, de vanité misérable. Je te hais, fils de geôlier qui veut devenir académicien, et il n’a fallu rien de moins pour te faire oublier que l’excellent déjeuner que nous avons fait chez Letellier en compagnie du bon Multedo que j’avais retrouvé le matin dans la rue et des docteurs Arreghi et Manfredi.

Gustave Flaubert. Voyage aux Pyrénées et en Corse. 1840. Arléa 2007

Fin du monopole d’état sur les salines. La chimie industrielle n’est pas encore là, et on exploite les engrais naturels pour amender les sols surexploités, quitte à aller les chercher bien loin : Les laboratoires britanniques révélèrent les propriétés fertilisantes du guano péruvien et, à partir de 1840, son exportation massive commença. Pélicans et mouettes, nourris par les fabuleux bancs de poisson des courants qui lèchent les rivages, avaient accumulé sur les îles et les îlots, depuis des temps immémoriaux, de grandes montagnes d’excréments riches en azote, en ammoniac, en phosphates et en sels alcalins : le guano se conservait sans altération sur les côtes du Pérou où il ne pleut jamais. Peu après le lancement international du guano, la chimie agricole découvrit que les propriétés nutritives du salpêtre étaient supérieures et, en 1850, son emploi comme engrais était très répandu dans les campagnes européennes. Les terres du Vieux continent consacrées à la culture du blé, appauvries par l’érosion, absorbaient les cargaisons de nitrate de soude provenant des gisements péruviens de Tarapaca et, par la suite, de la province bolivienne d’Antofagasta. Grâce au salpêtre et au guano des côtes du Pacifique, presque à la portée des navires venues les chercher, le spectre de la faim s’éloigna de l’Europe.

Edouardo Galeano. Les veines ouvertes de l’Amérique Latine. Terre Humaine Plon

Un artisan doreur muni d’un flair certain achète des droits d’exploitation sur le talc : ce minerai soyeux, déjà utilisé dans les peintures rupestres de la grotte de Niaux, près de Tarascon sur Ariège, est à Trimouns, près de Luzenac, entre Tarascon sur Ariège et Ax les Thermes. 50 ans plus tard le développement de la papeterie et des chemins de fer entraîneront un grand développement de l’exploitation de ce minerai, jusqu’alors artisanal. Plus grand gisement mondial, le site produit au XXI° siècle 400 000 tonnes par an , soit 10 % de la production mondiale, pour les plastiques, la cosmétique, la peinture, la pharmacie, l’agriculture, l’alimentation … et les fesses des bébés.

Réorganisation du baccalauréat : écrit et oral. Un pont suspendu est construit sur la Gironde : il sera cassé par un ouragan en 1869.

Philippe Ignace Semmelweis est chirurgien obstétricien. Hongrois, il exerce à Vienne. À l’hôpital, il gère deux salles d’accouchement et constate que le taux de mortalité varie beaucoup d’une salle à l’autre ; la situation de la salle où le taux est le plus faible est analogue à celle des femmes qui accouchent à domicile, et il note moins de décès chez les femmes soignées par les sages-femmes que chez celles qui le sont par les étudiants. La mort d’un anatomiste de ses amis – il s’est fait une piqûre maladroite au cours d’une dissection – conduit Semmelweis à établir un rapport entre les nombreux décès des femmes enceintes et les étudiants. Ceux-ci entrent dans la salle au taux de mortalité élevée en sortant de la salle d’autopsie. Il décide alors d’une mesure inouïe : l’obligation de se laver les mains avant toute intervention. Le résultat est immédiat. Il étend la procédure à tous les instruments utilisés pour les soins, et là encore, le progrès est remarquable. Semmelweis venait d’inventer la prophylaxie. Mais on ne prend pas sa découverte au sérieux… cabales… refus des étudiants de ces lavages malsains ! Révoqué, empêché de pratiquer sa découverte… il repart en Hongrie, où il gagne la confiance d’une importante clientèle privée mais continue à se heurter au corps médical. Il perd la raison et meurt à 47 ans dans un asile d’aliénés d’une infection généralisée, consécutive à une infection sur un doigt opéré. Le docteur Destouches, qui deviendra le romancier Céline, lui consacrera sa thèse de médecine en 1924.

Apparition du premier timbre : ça se passe en Angleterre. Zang, ex-officier autrichien, s’installe au 92, Rue de Richelieu, à Paris, où il lance le pain fermenté uniquement à la levure : le pain viennois. Les techniques de fabrication du champagne s’améliorent beaucoup : remuage, élimination des dépôts, dosage du sucre, etc : les quantités produites vont augmenter régulièrement : 335 % de 1844 à 1910 : soit de 6 millions à 38 millions de bouteilles. Mais le prix, lui, ne baissera pas : il fallait que cela reste un produit de luxe et pour ce faire, il était indispensable que ce fut cher. Le sapin de Noël est introduit à Paris par la duchesse d’Orléans, princesse Hélène de Mecklembourg Schwerin, fille de Frédéric, prince héréditaire du grand-duché de Mecklembourg-Schwerin ; elle avait épousé l’aîné du roi Louis Philippe, Ferdinand-Philippe d’Orléans (1810-1842) ; plus tard l’impératrice Eugénie en fera une tradition. La même année, le prince Albert, mari de la reine Victoria, l’introduit au palais royal de Buckingham. Mais, venu du nord de l’Europe, il était installé en Alsace depuis le XVII° siècle.

22 02 1841 

Bugeaud est nommé gouverneur général de l’Algérie ; dès lors il ne cessera d’utiliser un argumentaire très éloigné de celui que l’on pourrait prêter à un colonisateur : À la tribune comme dans l’exercice de mon commandement, j’ai fait des efforts pour détourner mon pays de s’engager dans la conquête absolue de l’Algérie. Je pensais qu’il lui faudrait une nombreuse armée et de grands sacrifices pour atteindre ce but ; que, pendant la durée de cette vaste entreprise, sa politique pourrait en être embarrassée, sa prospérité intérieure retardée. Ma voix n’a pas été assez puissante pour arrêter un élan qui est peut-être l’ouvrage du destin. Le pays s’est engagé. Je dois le suivre.

Le lieutenant-général gouverneur général Bugeaud aux habitants de l’Algérie

En mais 1838, il écrivait à un ami : La restauration se targue de nous avoir donné l’Algérie, elle ne nous a donné qu’Alger et elle nous a fait un funeste présent. Je crains qu’il ne soit pour la monarchie de juillet ce que l’Espagne a été pour l’Empire.

En août 1839, il écrivait à Pierre Genty de Bussy, intendant civil à Alger de 1831 à 1835 : Ah ! misérable Afrique ! De quel embarras tu es aujourd’hui quand de grandes circonstances se présentent ! Je me trompe, tu as toujours été un embarras, à présent tu es un immense danger. Puis, quelques mois plus tard : un abîme où viennent s’engloutir chaque année 50 millions et 10 000 hommes.

*****

Bugeaud mettait en garde le gouvernement : pour bien mener la guerre en Algérie, il faudrait y déployer des forces importantes dont l’absence en Europe serait un immense danger pour le pays. L’intensité, la longueur et donc le coût de la guerre, il les explique, on l’a déjà exposé, par les caractères et les dons guerriers des peuples de l’Algérie et par le fait que, comme tous les peuples, ils ne veulent accepter le joug d’un conquérant sans chercher toutes les occasions de le briser. Même quand il sera devenu un colonisateur ardent, il ne manquera pas de souligner ce qui sépare ces peuples de la France : leur fanatisme religieux et leur sentiment national. Sur un autre point, capital, il s’oppose encore aux colonisateurs : ceux qui disaient que la France apportait ou apporterait aux Indigènes le bien-être matériel et les valeurs morales, spirituelles de la civilisation européenne. Il avait répondu : Les bienfaits de votre civilisation que ce peuple n’apprécie pas ne peuvent compenser de pareils sacrifices et il avait décrit les sacrifices que la présence française imposait à ce peuple : Vous allez le resserrer sur le sol, vous allez le forcer à réduire infiniment ses troupeaux, son aisance, vous allez l’obliger à travailler durement toute l’année, lorsqu’il ne travaillait que trois mois pour se procurer abondance d’orge et de froment ; pour lui, la France apportait une cruelle révolution. [6]

Se battant pour une colonisation militaire, autre combat qu’il devait perdre, il développait l’idée que, sans cette militarisation, de simples citoyens seraient incapables de dominer les peuple arabes : il est évident que cette colonisation incapable de se défendre des Arabes, qu’il faut spolier pour la placer devra être gardée perpétuellement par une armée croissante en proportion de l’extension de la colonie européenne. Parlant de fâcheuse conquête, de grand fardeau, Bugeaud n’explicite pas seulement les torts et les maux causés à la France, mais les maux dont les populations locales vont souffrir. Il fait ses analyses en étant soucieux avant tout de l’idée qu’il se fait de son pays, de sa grandeur, de son indépendance. Quand je compare les efforts et les sacrifices d’hommes et d’argent aux avantages qui peuvent résulter de la possession de tout le pays entre le désert, Tunis, le Maroc et la mer, quoique guerrier par goût et par profession, je ne me sens pas le courage de conseiller à mon pays cette conquête. Je ne sais point flatter l’amour propre de la nation aux dépens de ses plus chers intérêts ; et je suis convaincu que la conquête absolue de l’Afrique pourrait compromette son indépendance en Europe.

[…] Bugeaud était amer, de voir de jeunes français mourir pour implanter des Espagnols et des Italiens. Quand il quitte l’Algérie, en juin 1847, 47 274 Français étaient installés et 62 126 étrangers. Les Européens qu’il doit administrer, ce sont les gueux d’Espagne, d’Italie, de Malte. Il manifeste le même agacement, la même déception, ou plutôt de la répugnance – c’est son mot- en voyant arriver des colons allemands. En 1846, mécontent de recevoir plus de 450 Prussiens, par décision du Conseil des ministres, et s’engageant pourtant à tout faire pour qu’ils réussissent, il alla inspecter leur installation à La Stidia. Il écrivit à son ministre qu’il était très satisfait des travaux exécutés par les troupes et de toutes les dispositions paternelles et de bonne administration prises à l’égard de ces malheureuses familles, mais qu’il avait éprouvé un sentiment pénible en les voyant : 84 hommes seulement sur 467 personnes, et presque tous étaient faibles et maladifs…, les yeux très malades…, les membres décharnés et les muscles de la face ont presque disparu ; il estimait qu’il y en avait à peine une quinzaine susceptibles de faire un travail énergique. J’avoue que je n’ ai pu m’empêcher de déplorer que tant d’efforts de la part de nos soldats, tant de dépenses de la part de l’État soient appliqués à une population qui est si loin de répondre au but que nous devons nous proposer. Ah ! je vous en conjure, Monsieur le Ministre, dans l’intérêt de la France et de la colonie, qu’il ne soit plus envoyé de ces convois en masse des familles d’outre-Rhin, admises sans examen préalable et rigoureux. Et d’ailleurs qu’avons-nous besoin de familles allemandes pour peupler notre colonie, quand nos sous-officiers et nos soldats m’accablent tous les jours de leurs demandes pour coloniser ! Sachant que les cultivateurs, quand ils avaient des économies, n’avaient pas envie d’aller s’installer en Afrique, Bugeaud concluait qu’il faudrait faire venir des prolétaires et il ajoutait : Prolétaires pour prolétaires, ne vaut-il pas mieux prendre des Français et de préférence des Français choisis par les conseils de révision disciplinés et aguerris ? On comprend pourquoi il veut une colonisation militaire : ce seront des Français, des hommes jeunes, et il faudra les marier. Ce colon-là, entraîné et robuste, sera apte à l’agriculture, et, ayant appris à être toujours sur ses gardes, il ne laissera jamais rouiller son fusil.

Jeannine Verdès-Leroux.  Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Arthème Fayard 2001

21 03 1841 

La découverte de la misère ouvrière, de la forte mortalité infantile et de l’espérance de vie très réduite des ouvriers (28 à 30 ans) amènent Louis Philippe à promulguer la première loi sociale : le travail est interdit aux enfants de moins de huit ans ; de huit à douze, les enfants ne pourront travailler plus de 8 heures par jour, et de douze à seize, pas plus de 12 heures. Pas de travail de nuit avant treize ans. Mais cela ne concerne que les fabriques de plus de vingt ouvriers.

[…] jusque sous Charles X ou presque, des bordées de pauvres petits étaient employés dans nos arsenaux, dès leurs cinq ans, à décorder du vieux filin goudronné, à le réduire en brins, à le filer en étoupe, à le tordre de leurs petites mains vite calleuses, en ces longs serpents que le fer et le maillet enfoncent dans les coutures.

Sous la menace de la liane ou de la garcette, ces malheureux enfants, les calfatins, dans un silence absolu, au cours de journées de dix et douze heures de travail, peinaient sur cette sinistre besogne durant plus de dix ans avant de commencer leur véritable apprentissage de calfat. Ils étaient déjà marqués pour la vie et, c’est le mot : définitivement abrutis.

Armand Hayet. Us et coutumes à bord des long-courriers. 1939

Elle sera peu respectée, en dépit de la création d’une Inspection du travail. Louis Philippe n’est pas seul à s’émouvoir, l’Église aussi : [] si le paupérisme s’accroît de nos jours d’une manière effrayante, disons-le, c’est par l’accroissement même du mouvement industriel… car… le désir de richesse n’a pas eu de frein… les travailleurs fonctionnent entre mille rouages muets, comme un autre rouage moins dispendieux à entretenir, plus facile à remplacer, on dirait qu’ils sont descendus à l’état de machine.

Mgr Thibault, évêque de Montpellier, en 1841

Le paupérisme est un nouvel esclavage.

L’évêque de Paris, en 1841

Le faste insulte à la misère de l’ouvrier.

L’évêque de Lyon, en 1845

Et pour tout dire en un mot, la religion proteste contre l’exploitation de l’homme par l’homme qui spécule sur son semblable comme sur un vil bétail.

Mgr Giraud, évêque de Cambrai, Carême de 1845

Les conditions de travail sont dures. La journée est d’au moins quatorze heures. Il n’y a ni vacances, ni jours fériés. Le travail des femmes et des enfants est la règle. Pratiquement, les enfants sont mis au travail dès l’âge de six ans. L’ouvrier est dans la dépendance totale du patron. En France, depuis Napoléon I°, l’ouvrier doit avoir un livret de travail qui le soumet au contrôle de la police. En Angleterre, l’ouvrier qui quitte son patron est passible de prison. Au-delà des conditions de travail et de salaire, les conditions de vie sont effroyables. […] Le travail industriel tend à se concentrer dans les villes. De véritables ghettos urbains se constituent où, lorsque les familles ne sont pas contraintes de s’entasser dans des caves, les logements ouvriers sont misérables et sordides. Du fait de la faiblesse des salaires, la consommation est réduite au minimum. Le poste le plus important est l’alimentation : le pain est l’aliment de base, car la viande, les fruits et les légumes sont peu accessibles. L’habillement vient en deuxième position. Le solde couvre les autres dépenses nécessaires, toujours modestes. Mal logés, consommant une alimentation insuffisante et peu équilibrée, les ouvriers sont la proie de maladies et tout particulièrement de la tuberculose. L’alcoolisme fait des ravages. Sur les 224 000 ouvriers du Nord, 160 000 sont inscrits, en 1828, au bureau de bienfaisance. En 1840, Charles Dupin, dans un rapport à la Chambre des pairs, indique que sur 10 000 conscrits urbains, 9 000 doivent être réformés.

[…] Au milieu du  XIX° siècle, l’ouvrier est un réprouvé social craint pour son nombre qui croit. La main d’œuvre industrielle devient une classe dangereuse ».

Yves Carsalade. Les grandes étapes de l’histoire économique. Les éditions de l’École polytechnique. 2009

3 04 1841  

Début de la construction de l’enceinte de Paris, dite de Thiers : ses 39 km.  seront achevés quatre ans plus tard. L’installation du gaz s’accélère :

éclairage au gaz éclairage à l’huile
1841 36.5 % 63.5 %
1843 57.4 % 62.6 %
1852 97.9 % 2.1 %

En ce temps-là, pour la grande majorité des citoyens, la proximité avec le monde paysan et ses traditions occupait dans l’imaginaire de chacun une place certaine : on ne perdait rien, la luminosité de la lune comprise et donc on trouvait normal de continuer à utiliser cette source lumineuse autant que faire se peut, quel que soit la pratique pour le moins aléatoire du procédé :

Restait l’hypothèse constituée par l’habitude, héritée des temps obscurs– de se contenter, lorsque la lune éclaire Paris, du demi-allumage, selon une procédure complexe qui vise à prévoir si la lune sera bonne. Jusqu’en 1855, les réverbères sont, en effet divisés entre becs variables et becs permanents. Les premiers ne sont allumés que lorsque la nuit est noire et que la lune se cache; il s’agit de l’éclairage général. Si la lune procure suffisamment de lumière, seuls les becs permanents sont utilisés : on parle alors de demi-allumage, ou d’éclairage partiel. Les lanternes variables sont disposées en alternance avec les becs permanents, allumés du jour au jour pendant toute l’année. Quant aux espaces plus dégagés que sont quais, ponts, boulevards et places publiques ils sont, pendant la première moitié du siècle, dépourvus de becs permanents, et ne se trouvent donc éclairés que par la lune des nuits de demi-allumage, avec les conséquences que l’on imagine lorsque le moindre nuage vient s’interposer.

Suzanne Delattre Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIX° siècle. Albin Michel 2000

04 1841 

Solomon Northup est noir, fils d’un esclave affranchi à la mort de son maître et d’une femme née libre. Le statut de l’esclavage dépend alors des États : à New York, l’abolition a été prononcée, dans l’État voisin de Washington DC, non. L’arrêt de la traite des Noirs en provenance d’Afrique poussait les planteurs blancs du sud à kidnapper d’anciens esclaves dans le nord. Marié, 32 ans, père de trois enfants, il est agriculteur et musicien à Minerva, dans l’État de New York : il s’y fait accoster par deux blancs qui lui proposent un poste de musicien dans un cirque qui se trouve à… Washington. Il ne flaire pas le piège et accompagne les deux hommes à Washington où on le drogue pour le vendre sur un marché aux esclaves : il va le rester douze ans, dans les plantations du sud, avant de pouvoir saisir une occasion solide pour prévenir ses famille et amis qui parviendront à le faire libérer. Il consacrera le reste de ses jours à se faire l’avocat de l’abolition sur tout le territoire. Il n’obtiendra pas justice de ses kidnappeurs. Steve Mac Queen en fera un film en 2014 : Twelve Years a slave.

10 1841 

Suite à un séjour en Algérie, alors nommée La Régence d’Alger, Alexis de Tocqueville en rend compte : J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. […]  Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux.

Travail sur l’Algérie. in œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p. 704 et 705.

500 000 victimes ? Un million ? La vérité doit se situer entre ces chiffres. Diminuer serait amoindrir une terrible réalité.

Pierre Montagnon. La Conquête de l’Algérie, Paris, Pygmalion, 1986, p. 414.

L’historienne Denise Bouche estime à environ trois millions d’habitants la population algérienne en 1830.

Histoire de la colonisation française, tome II, Paris, Fayard, 1998, p. 23.

1841

Victor Hugo entre à l’Académie Française… et les premières vespasiennes à Paris. Le suisse Rüdolf Albert von Kölliker perce les secrets du spermatozoïde et l’Anglais J.P. Joule découvre l’effet qui prendra son nom : en passant dans un conducteur, un courant électrique dégage de la chaleur.  Inauguration de la ligne Strasbourg-Bâle entre Koenigshoffen et Saint-Louis, 134 km : c’est la première ligne internationale européenne, construite et exploitée par Nicolas Koechlin pour le compte de la Compagnie du chemin de fer de Strasbourg à Bâle. Le baron allemand Justus Liebig développe les rendements de l’agriculture, en inventant les engrais azotés.

Philippe Fourmet, paysan du XXI° siècle écrira pour ses enfants une histoire des Cinq âges du paysan : Le premier, c’est l’homme du pays, non celui qui fait le paysage, mais celui qui en naît : il aura vécu de la naissance de l’agriculture, vers ~ 4000 à l’arrivée précisément des engrais azotés vers 1850. Vint alors le deuxième âge, qui fit du paysan un agronome à même de modifier la terre, de l’enrichir. Un siècle plus tard, vers 1950, avec la mécanisation, le paysan deviendra un exploitant agricole. La question du capital devenant centrale, le quatrième âge sera celui du passage du statut d’exploitant à celui d’exploité. Nous arrivons aujourd’hui au cinquième âge, lorsque la société se retourne vers le paysan et lui dit : C’est toi qui a commis la faute !  Et le paysan se verra aller tout droit vers des pendaisons massives ! Son image aujourd’hui est très mauvaise. Demain, elle sera pire.

Il est des tableaux qui embrassent moins mais étreignent mieux : De 1850 à 1880, la petite et moyenne propriété agricole s’est apparemment consolidée… en évoluant vers un plus grand morcellement : 85 % des exploitations familiales font moins de 10 hectares mais deux ou trois hectares suffisent à survivre.

La paysannerie s’accroche donc à la terre et reste à la fin du Second Empire le groupe social dominant : une France de petites et moyens exploitants, artisans/paysans ou paysans/artisans, et même de journaliers agricoles ou de domestiques dont les salaires ont augmenté et qui gardent l’espoir de se constituer un pécule suffisant pour s’installer. Malgré la révolution industrielle, le dynamisme des grandes villes et le surpeuplement des campagnes, la France vit encore essentiellement de la terre. La population active employée par l’agriculture est trois fois supérieure à celle de la Grande Bretagne. Si l’amélioration du niveau de vie sous le Second Empire est nettement perceptible pour la France rurale, l’aisance est toute relative et les inégalités régionales ou locales se sont probablement creusées.

En réalité, la prospérité tient essentiellement à la conjoncture favorable à la hausse des prix agricoles, mais la productivité du sol a peu progressé faute d’investissements. De 1850 à 1800, ce ne sont donc pas vraiment les progrès techniques (machinisme ou engrais) qui expliquent la hausse de la production mais plutôt l’extension des surfaces cultivées et l’intensification du travail humain. Dès qu’ils ont un peu d’épargne, les petits exploitants ne pensent qu’à acheter de la terre, sans investir en machines ou engrais pour améliorer la productivité. C’est donc une meilleure exploitation des méthodes de culture traditionnelles qui expliquent la hausse de la production. La plupart des paysans s’accrochent aux pratiques de toujours.

Inventé en Grande Bretagne ou aux États-Unis, le nouveau matériel est vanté par les agronomes dès le milieu du siècle ou présenté dans les Comices agricoles et autres expositions, mais il n’y a en France, vers 1860, que 10 000 moissonneuses, autant de faucheuses et de batteuses… pour quatre millions d’exploitants. Cette concordance des statistiques pour trois matériels essentiels au progrès technique signifie tout simplement qu’ils sont concentrés sur les 10 000 plus grandes ou plus dynamiques exploitations du pays.

Petits et moyens exploitants n’ont ni les moyens ni surtout l’intérêt de s’équiper de telles machines. Pourquoi s’endetter (à des taux usuraires) alors que la taille des parcelles et la main d’œuvre familiale gratuite suffisent à viabiliser l’exploitation, même au prix d’un considérable effort humain, avec le bon vieux matériel rudimentaire que le paysan peut fabriquer et réparer lui-même, ou en recourant aux services des artisans du village ?

Et comment s’offrir la paire de bœufs ou de chevaux indispensable pour tirer une charrue perfectionnée ou une semeuse ?

L’économie rurale française est en fait très attardée par rapport à celles de la Grande Bretagne, de l’Allemagne ou de la Belgique. Bien plus vulnérable qu’il n’y paraît, elle est à la merci des crises, d’un retournement de la conjoncture des prix et du développement de la concurrence des pays neufs.

Jean-Michel Lecat. Paysans de France. Un siècle d’histoire rurale. 1850-1950 Éditions de Lodi 2005

Dans son Étude sur les torrents des Hautes Alpes, Surell, en montrant les conséquences désastreuses du déboisement sur les terrains à forte pente, deviendra un des principaux acteurs du reboisement en montagne.

Thomas Cook, anglais, menuisier et baptiste est le secrétaire fervent de la Société de totale abstinence : en 1830, le gouvernement anglais a fait voter le Beerhouse Act, pour lutter contre la concurrence des importateurs d’alcools étrangers ; c’est ainsi qu’en dix ans, 40 000 brasseries ont vu le jour en Angleterre. Il affrète un train pour emmener tous les militants antialcooliques à une réunion à Loughborough, soit 20 km. du lieu de départ, mais pour un seul shilling, encas et aller-retour compris : petits prix, remplissage assuré : c’est le début du tourisme moderne. Il va développer l’idée, se mettra à dépasser rapidement les 20 km. du point de départ, éditera des guides. En 1851 Thomas Cook transporte 150 000 personnes des Midlands vers Londres, pour l’Exposition Universelle. Il innove constamment. Son fils travaillera avec lui, sachant, contrairement à son père, faire des bénéfices. Lui aussi farouche antialcoolique, il mourra en Terre Sainte d’une intoxication due à une mauvaise eau ! La vie vous réserve quelquefois de ces vacheries ! L’histoire ne dit pas si les alcooliques furent les seuls à se goberger !

Frances Troloppe est anglaise, femme de lettres, qui a longuement séjourné aux États-Unis. New-York ne peut donc échapper à sa plume : Nous avions dessein de nous étendre sur un lit, par égard pour nos os disloqués, en entrant dans le bâtiment à vapeur ; mais la vue d’une table bien servie nous fit donner la préférence au dîner. Dans le fait, c’eut été un péché et une honte de fermer les yeux à la scène qui s’offrit bientôt à nous. Je n’ai jamais vu la baie de Naples, et par conséquent je ne puis faire de comparaison ; mais mon imagination ne saurait concevoir rien de plus beau en ce genre que le hâvre de New-York. Les objets qui s’offrent à la vue de tous côtés sont aussi beaux que variés ; mais en les désignant on ne ferait qu’écrire une nomenclature de mots, sans donner la plus légère idée de cette scène. Je doute même que le pinceau de Turner pût y rendre justice, et la peindre avec la gloire et l’éclat qu’elle présentait à nos yeux. Nous semblions entrer dans le hâvre de New-York sur des flots d’or liquide, et comme nous passions rapidement devant les îles couvertes de verdure qui s’élèvent en leur sein, comme des sentinelles gardant cette belle cité, le soleil couchant lançait à chaque instant ses rayons horizontaux de plus en plus loin, comme pour nous montrer quelque nouveau point du brillant paysage.

Dans le fait, New-York nous parut, même quand nous la vîmes sous un jour moins brillant, une belle et noble ville. Après avoir si longtemps voyagé à travers des forêts à demi abattues, nous la trouvâmes peut-être plus belle, plus splendide et plus policée qu’elle ne nous l’aurait paru si nous y étions arrivés en droite ligne de Londres ; mais même en ayant égard à cette circonstance, je dois encore déclarer que je regarde New-York comme une des plus belles villes que j’ai jamais vues, et comme aussi supérieure à toutes les autres villes de l’Union, sans en excepter Philadelphie, que Londres l’est à Liverpool, ou Paris à Rouen. Nul autre lieu ne jouit peut-être des mêmes avantages de situation. Placée sur une île qu’elle couvrira, je crois, un jour tout entière, elle s’élève, comme Venise, du sein de la mer, et comme cette reine des cités, dans les temps de sa gloire, elle reçoit le tribut de toutes les richesses de la terre.

La pointe méridionale de l’île de Manhattan divise les eaux du hâvre en deux rivières, l’une au nord, l’autre à l’orient. Sur cette pointe s’élève la ville de New-York, allant d’une rivière à l’autre, et s’étendant à trois ou quatre miles vers le nord. Je crois qu’elle couvre presque autant de terrain que la ville de Paris, mais elle est beaucoup moins peuplée. L’extrême pointe est fortifiée du côté de la mer par une batterie et forme un admirable point de défense ; mais dans ce temps de paix, elle est changée en promenade publique, et je crois que nulle ville ne peut se vanter d’en posséder une plus belle. Là commence le splendide Broadway, comme on appelle la belle avenue qui traverse toute la ville. Cette superbe rue ne le cède à aucune du monde pour la longueur et la largeur, pour la beauté des boutiques, la commodité des trottoirs et l’élégance des promeneurs. On n’y trouve pas la foule brillante des équipages de Bond-Street ni les façades imposantes des palais de Regent-Street, mais elle est magnifique par son étendue, et ornée de plusieurs beaux édifices, dont quelques uns sont entourés d’arbres et de gazon. Le parc, dans lequel s’élève le noble hôtel-de-ville, est une très belle place. Je n’ai jamais trouvé que la description la plus graphique d’une ville pût faire naître en moi la sensation d’y être réellement; et si d’autres ont le pouvoir de présenter aux yeux de l’imagination des églises, des places et de longues vues, je suis sure que je ne le possède pas. Je n’essaierai donc point de faire une description détaillée de cette grande métropole du Nouveau-Monde ; mais je dirai seulement que, pendant les sept semaines que nous y passâmes, nous trouvâmes toujours quelques chose de nouveau  à voir et à admirer, et si elle n’était pas si éloignée de toutes les choses du vieux monde, dont le cœur d’un Européen ne peut se détacher, je dirai que je n’ai jamais vu une ville qui offrit une résidence plus désirable.

[…] Le grand défaut des maisons est leur extrême uniformité. Quand vous en avez vu une, vous les avez vu toutes. […] Cependant il est rare qu’un dîner offre une compagnie mélangé d’hommes et de femmes, ce qui est un grand défaut de la société, puisque cette coutume non seulement prive les deux sexes du mode de réunion le plus agréable et le plus hospitalier, mais conduit à de fréquents dîners d’hommes, ce qui n’est pas le moyen d’arriver à une haute civilisation.

Frances Troloppe. Mœurs domestiques des Américains, 1841

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Rue de New-York en 1840, par Hippolyte Sebron. Musée franco-américain du château de Biérancourt

5 01 1842    

Les Anglais de Lord Auckland, gouverneur des Indes, occupaient l’Afghanistan. Un soulèvement afghan s’était produit le 2 novembre précédent et les Anglais du vieux général Elphinstone, gouteux, étaient mal organisés, mal défendus. Ils sont acculés à signer une défaite qui les chasse du pays et ce sont 16 500 personnes, dont 4 500 soldats, qui partent vers Jalalabad, dans la neige et le froid. Ils vont se faire étriller par les Afghans dans les endroits les plus dangereux, gorges, cols etc… Le 12 janvier, les deux cents derniers soldats anglais affrontent des milliers d’Afghans dans un froid sibérien : quelques dizaines seulement franchiront les barrières de pieux sur lesquels s’empaleront tous les autres. Seul Willima Brydon, un chirurgien parviendra vivant et libre à Jalalabad.

Gandamak, janvier 1842. Les derniers survivants du 44e régiment d’infanterie britannique sont encerclés par les Afghans. Tableau de William Barnes Wollen (1898). De Agostini Pict. Lib./AKG

Le dernier carré du 44e régiment d’infanterie d’Essex à Gandamak par William Barnes Wollen.

9 03 1842   

Le joug autrichien n’est pas doux aux Milanais. Deux ans plus tôt, Giuseppe Verdi a perdu sa femme Margherita ; leurs deux enfants sont morts ; j’étais seul, désespérément seul. Déprimé, il reste cloîtré chez lui, renonçant à la musique. Mais son talent est déjà reconnu et Bartolomeo Merelli, imprésario de la Scala, lui remet Nabucco, un livret de Temistocle Solera, tiré de Nabuchodonosor (1836), drame d’Auguste Anicet-Bourgeois et de Francis Cornu. Verdi s’est arrangé pour placer ses relations dans les rôles principaux de son opéra : ainsi de Giuseppina Strepponi, soprano dans le rôle d’Abigaille… Il la rejoindra à Paris en 1847, puis l’épousera en 1859, – mariage religieux à Collonges sous Salève, alors au royaume de Piémont Sardaigne, département français de Savoie un an plus tard.

Nabucco, c’est donc le diminutif de Nabuchodonosor qui avait réduit en esclavage, après la mort du roi Salomon,  les Hébreux du royaume d’Israël : construisant un remblai sur l’Euphrate, ils chantaient la nostalgie de leur pays. Bartolomeo Merelli avait vu juste : c’est par Nabucco que Verdi va reprendre goût à la vie. C’est surtout l’écriture du Va pensiero – le chœur des esclaves – qui lui donne du cœur à l’ouvrage. La puissance de la musique et des paroles révèlent à eux-mêmes ces aristocrates et bourgeois qui, en larmes, font un triomphe à Verdi. On est à La Scala. Ils y prennent la force de surmonter leurs divisions, de s’indigner : la marche vers l’unité est en route, les Autrichiens seront chassés.

Dans l’ouvrage qu’il publia en 1836 sous le titre Philosophie de la musique, Mazzini critiquait avec virulence la production lyrique de son temps, lui reprochant son hédonisme, son individualisme, son absence d’inspiration morale. À cet art matérialiste et décadent devait, estimait-il, se substituer une forme nouvelle de dramaturgie lyrique, privilégiant le réalisme et les préoccupations sociales aux dépens du psychologisme et de la virtuosité. Il s’agissait moins de plaire que d’éduquer le public par de saines pensées, et de contribuer ainsi à la régénération de la race italienne. Aucun des compositeurs vivants n’étant capable à ses yeux de réaliser ce programme, il en appelait au jeune inconnu qui, peut-être, quelque part dans notre pays, est travaillé par l’inspiration, tandis que j’écris ces lignes, et enferme en lui le secret d’une époque nouvelle.

C’est à ce programme formulé en termes messianiques par le révolutionnaire génois que répondent les opéras composés entre 1842 et 1850 par Verdi, et ce fut par ce truchement de la musique que s’opéra cette transfusion d’énergie morale que Mazzini appelait de ses vœux. Le jeune inconnu n’avait encore que vingt-quatre ans lors de la publication de la Philosophie de la musique, et il venait tout juste, après des études musicales à Milan, de remporter le concours qui faisait de lui le modeste maître de musique de Busseto, la petite cité de la Massa padana dont était originaire ce fils d’aubergiste, né citoyen français en 1812 et devenu sujet de l’archiduchesse de Parme.

Le 9 mars 1842, le public de la Scala accueillit triomphalement son premier opéra patriotique : Nabuchodonosor, aussitôt transformé en un familier Nabucco par les admirateurs du jeune compositeur parmesan. Il ne faut pas toutefois se méprendre sur les raisons de ce succès. Avant de devenir emblématique de la liberté italienne, c’est essentiellement par son caractère novateur et par la force morale qui émanait de la musique et de la dramaturgie verdiennes que Nabucco a suscité l’enthousiasme du public milanais. Ni celui-ci ni vraisemblablement le compositeur lui-même n’ont eu immédiatement conscience du message révolutionnaire dont il était porteur. En 1842, les militants de la cause nationale étaient encore peu nombreux dans les régions soumises à la domination des Habsbourg. Qui songeait alors à Milan, à Venise ou à Parme, à prendre les armes pour chasser les garnisons autrichiennes ? Et qui, dès les toutes premières représentations de Nabucco, a vu dans le chœur des Hébreux pleurant sur les rives de l’Euphrate leur liberté perdue la métaphore de la nation italienne éclatée et captive ? Il faudra plusieurs années pour que, devenu explicite, le message déclenche dans les salles la réaction consciemment subversive d’un public désormais survolté par la cause nationale.

Il n’est même pas certain que Verdi, ou que son librettiste Solera, qui avait conçu la pièce et composé les paroles du Va pensiero bien avant que le jeune maestro ne le mette en musique, aient sciemment songé à faire vibrer la corde patriotique des spectateurs de la Scala. Le compositeur n’en dit mot dans sa correspondance et aucun témoignage contemporain n’incline en ce sens. Son succès, Verdi le doit moins au fait d’avoir su anticiper sur les réactions du public que d’avoir saisi au vol quelque chose qui était dans l’air et que ses opéras eurent le mérite de rendre concret. Accoucheur donc du patriotisme italien, Verdi a d’ailleurs lui-même pris conscience, après Nabucco, de la survivance des valeurs libérales et patriotiques qui avaient nourri sa jeunesse, et qu’il avait eu tendance, peut-être, à oublier au contact de l’establishment milanais. N’a-t-il pas dédié la partition de Nabucco à son altesse impériale, la Sérénissime archiduchesse Adélaïde d’Autriche, fille de l’archiduc Rainier, vice-roi du Lombard-Vénitien et protecteur de la Scala ? Et n’a-t-il pas offert celle des Lombards à la première croisade à l’auguste souveraine du duché de Parme, elle aussi de souche autrichienne ?

Mais il importe peu au fond que Verdi ait médité ou non de faire du chœur des Hébreux déportés à Babylone une sorte de manifeste lyrique appelant à la libération de la patrie. L’important est ce que le public de la Péninsule a ressenti et compris dans ce qui, à l’origine, n’était sans doute que le fruit du hasard. Or si les réactions des salles n’ont pris que quelques années plus tard un caractère ouvertement subversif, il ne semble guère possible de séparer le succès des quatre ou cinq opéras composés par Verdi dans la foulée de Nabucco de l’émergence d’un courant national et révolutionnaire dont les événements de 1848 devaient bientôt révéler la puissance.

Il faut dire que si les morceaux exaltant la liberté de la nation – qu’il s’agisse du Va pensiero, du chœur des Lombardi aile prima crociata, Signor del tetto natio (O Seigneur du sol natal), ou du Si ridesti il leon di Castiglia (Réveille-toi lion de Castille) d’Ernani – n’ont pas tout de suite suscité des manifestations de ce type, cela est dû pour une bonne part à la rigueur préventive imposée par les autorités autrichiennes. N’est-ce pas à la suite d’une ovation bruyante ayant salué à la Scala la Frezzolini, une cantatrice réputée, qu’un décret pris par le vice-roi interdit aux chanteurs de se prêter à plus de trois rappels pendant un acte pour encourager les applaudissements ? Verdi n’a-t-il pas dû, pendant des années, modifier des pans entiers de ses opéras pour obtenir des censeurs l’autorisation de les mettre en scène ? Pour Ernani par exemple, représenté pour la première fois à Venise en mars 1844, le maestro eut ainsi à opérer une restructuration complète du livret. L’exaltation du banditisme, la représentation sur la scène d’une conspiration contre le pouvoir, le ridicule du personnage du souverain que le public pouvait aisément assimiler à l’empereur d’Autriche, tout cela risquait de favoriser la propagation des idéaux patriotiques et de porter atteinte à l’ordre public. Verdi n’eut d’autre choix que d’accepter, la rage au cœur, les retouches exigées par les censeurs.

Plus le temps passait, plus la moindre allusion faite par le compositeur et par ses librettistes aux malheurs de la patrie italienne trouvait un écho dans le public. C’est en 1846, l’année de la manifestation au théâtre communal de Bologne et de la création d’Attila, que la police autrichienne interdit aux Milanais de se rassembler autour du grand orgue de barbarie installé au centre de la ville pour y écouter des passages entiers de la Giovanna d’Arco (Jeanne d’Arc) de Verdi. Le mouvement était lancé et n’allait pas cesser de s’étendre et de se radicaliser jusqu’à l’explosion de 1848. Sans l’avoir vraiment voulu, Verdi était devenu en quelques mois le barde de l’Italie en quête de son émancipation et de son unité. Dans un pays en partie occupé par les troupes étrangères, divisé entre plusieurs États, habité par une population très majoritairement analphabète et parlant des dialectes néolatins souvent très éloignés les uns des autres, la musique, et plus particulièrement celle qui passait par la médiation de la voix et de la scène, constituait un langage commun, par lequel pouvaient s’exprimer des aspirations politiques réunissant des catégories sociales que rien ne prédisposait à agir de concert. C’est ainsi qu’empruntant toute une série de relais les chœurs des opéras de jeunesse du compositeur parmesan se sont répandus, dans toutes les couches de la société, chantés par tous, acceptés par tous, et que Verdi est devenu, presque à son corps défendant, le chantre de la révolution italienne.

Cependant, après la flambée libérale et nationale des années 1847-1849, la fièvre est retombée, en Italie comme dans le reste de l’Europe. Les Autrichiens ont repris possession de Milan et de Venise. Là où règne l’absolutisme restauré, c’est-à-dire à peu près partout dans la Péninsule, toute une partie de l’intelligentsia libérale a pris le chemin de l’exil. Ceux qui sont restés doivent compter avec la vigilance des autorités et n’ont guère l’occasion de manifester leur opposition au régime. Bien que le feu couve sous la cendre, l’heure n’est donc plus à l’opéra militant, aux éclats guerriers, aux bruyantes manifestations d’ardeur et de foi patriotiques. De cela Verdi est parfaitement conscient. Souhaiterait-il encore combattre sur ce front qu’imprésarios, directeurs de salle et éditeurs seraient là pour l’en dissuader, tant sont grands les risques d’une interdiction de la dernière minute, voire de fermeture du théâtre en cas de manifestation politique. Mais le compositeur a lui-même perçu le changement qui était en train de s’opérer sur la scène lyrique italienne. Il l’a même anticipé en composant la musique de Luisa Miller : l’opéra qui, créé en décembre 1849 à Naples, inaugure la nouvelle manière du maître et sera suivi des grands chefs-d’œuvre que sont Rigoletto, Il Trovatore, et La Traviata.

Pourtant, si l’opéra patriotique ne fait plus tout à fait recette dans les salles où se presse un public cultivé, avide de nouveauté musicale et dramaturgique, il n’a pas pour autant cessé d’habiter la mémoire collective des Italiens. Que renaisse l’espérance de la liberté, et c’est tout un peuple qui retrouve les accents martiaux des grands hymnes verdiens. La ferveur avec laquelle le public romain accueille en 1859 la première représentation du Ballo in maschera (Le Bal masqué) en dit long sur le retour en force du politique sur la scène lyrique italienne. Il avait d’ailleurs fallu que le maestro bataille ferme pour que son opéra, préalablement destiné au San Carlo de Naples, soit finalement créé dans la capitale des papes. Refusé par la censure bourbonienne, qui jugeait hautement subversive la représentation de l’assassinat d’un souverain, Ballo in maschera ne put obtenir le visa romain qu’au prix de changements qui en dénaturaient fortement la portée. La pièce n’en remporta pas moins un immense triomphe. Chaque soir, le public scandait interminablement : Viva Verdi ! Viva Verdi ! manifestant ainsi non seulement son admiration pour le musicien mais aussi son ralliement à la cause de l’unification de l’Italie sous l’égide des Savoie. Le slogan VIVA V.E.R.D.I., affiché sur les murs des villes de la Péninsule, n’exprime-t-il pas, en termes codés, une conviction jusqu’alors partagée par une minorité : Viva Vittorio Emmanuel Re d’Italia ? Au moment où s’engage le processus qui va aboutir à la constitution du royaume d’Italie, le compositeur parmesan fait donc figure de héraut de la nation italienne. Ce statut, il l’a conquis sur la scène, à la fois par son génie musical et par le contenu explicitement politique de toute une partie de sa production lyrique. D’abord surpris par les réactions que suscitaient ses premiers opéras patrio­tiques, puis conscient de ce qu’ils représentaient pour ses compatriotes, il s’est appliqué à combler leurs attentes, bravant la censure et faisant de chaque création nouvelle un combat pour la liberté. De là est né le mythe verdien. À Milan, à Venise, à Naples, à Rome ou à Parme, on aime et on acclame le maestro non seulement pour sa musique, mais aussi parce qu’il est devenu le symbole de la résistance à l’absolutisme et à la domination étrangère.

Pierre Milza. Histoire de l’Italie. Arthème Fayard. 2005

Au fond de l’histoire, il y a les sentiments

Lucien Febvre

Va, pensiero, sull’ali dorate ;
Va, ti posa sui clivi, sui colli,
Ove olezzano tepide e molli
L’aure dolci del suolo natal !

Del Giordano le rive saluta,
Di Sionne le torri atterrate…
Oh mia patria sì bella e perduta !
Oh membranza sì cara e fatal !

Arpa d’or dei fatidici vati,
Perché muta dal salice pendi ?
Le memorie nel petto raccendi,
Ci favella del tempo che fu!

O simile di Solima ai fati
Traggi un suono di crudo lamento,
O t’ispiri il Signore un concento
Che ne infonda al patire virtù !

*****

Va, pensée, sur tes ailes dorées ;

Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines,
Où embaument, tièdes et suaves,
Les douces brises du sol natal !

Salue les rives du Jourdain,
Les tours abattues de Sion …
Oh ma patrie si belle et perdue !
Ô souvenir si cher et funeste !

Harpe d’or des devins fatidiques,
Pourquoi, muette, pends-tu au saule ?
Rallume les souvenirs dans le cœur,
Parle-nous du temps passé !

Semblable au destin de Solime
Joue le son d’une cruelle lamentation
Ou bien que le Seigneur t’inspire une harmonie
Qui nous donne le courage de supporter nos souffrances !

Ce texte prend son inspiration dans le psaume 137.

30 03 1842

L’américain Crawford Williamson utilise l’éther pour la première fois afin de retirer une tumeur du cou de James M. Venable, en lui faisant inhaler une serviette de l’éther sulfurique. Un peu moins de deux ans plus tard, le 10 décembre 1844, Horace Wells assiste à Hartford à une exhibition du chimiste itinérant et directeur du cirque du Gaz Hilarant, Gardner Qincy Colton qui montre les effets du protoxyde d’azote. C’est durant l’exhibition que Wells découvre les propriétés anesthésiantes du gaz lorsqu’une connaissance de Wells, Samuel A. Cooley, expérimente le gaz puis fait une chute en descendant l’estrade. Un clou qui dépasse se plante dans son mollet mais il ne semble pas ressentir de douleur. Dès le lendemain, il teste le gaz, préparé par Colton sur lui-même. Sous l’effet de la substance, un de ses assistants, John M. Riggs extrait une molaire abîmée. Durant l’intervention, Wells ne ressent aucune douleur. Colton initie Wells à la préparation et l’administration du gaz, ce qu’il fait sur plus de quinze de ses patients les mois suivants.

En 1849, Crawford Williamson, constatant qu’au moins trois hommes se revendiquaient de cette pratique, mais qu’il en avait la primeur, adressera au Medical College of Georgia l’adresse suivante :  Jackson, Morton et Wells me disputent l’honneur d’avoir été le découvreur des pouvoirs anesthésiques de l’éther, et il s’est écoulé un temps considérable avant que je puisse déterminer la période exacte où avaient été effectuées leurs premières opérations. En constatant ce fait j’ai, par négligence, laissé s’écouler beaucoup plus de temps que je n’avais prévu, ou que me conseillaient mes amis dans la profession que j’avais consultés ; mais comme aucun compte rendu n’a été publié (dans la mesure où j’ai pu le vérifier), l’inhalation d’éther a été utilisée pour prévenir la douleur dans les opérations chirurgicales dès le mois de mars 1842. Mes amis pensent que je commettrais une injustice envers moi-même si je ne faisais pas savoir à mes confrères de la profession médicale que c’est moi qui ai été le premier à utiliser l’éther par inhalation dans la pratique chirurgicale.

11 06 1842 

La loi relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer, crée un modèle original de partenariat public-privé. L’État devient propriétaire des terrains choisis pour les tracés des voies et finance la construction des infrastructures : ouvrages d’art et bâtiments. Il en concède l’usage à des compagnies qui construisent les superstructures : voies ferrées, installations, investissent dans le matériel roulant et disposent d’un monopole d’exploitation sur leurs lignes.

06 1842   

Pietro Riva, dont on dit qu’il a de l’or dans les mains, originaire du lac de Côme, s’installe sur les rives sauvages du lac d’Iseo, à l’est, entre Bergame et Brescia ; il commence par retaper les barques de pêcheur ; remarqué par un homme fortuné des environs, ce dernier lui commande un canot de pêche et de plaisance dans le style de ceux qui naviguent sur le lac de Côme. C’est le début des chantiers Riva, qui feront pendant plus d’un siècle  des canots runabout in board de rêve, sur lesquels régneront les jolies filles, l’acajou et les cuirs les plus fins, pour finir par le céder au plastique – la fibre de verre – quand les Américains prendront le contrôle de la maison en 1969, pour la revendre à Rolls Royce en 1990, qui la revendra en 2000 au groupe Ferretti, numéro un mondial du bateau de plaisance de luxe, lui-même devenu propriété du groupe chinois Weichai Power depuis janvier 2012…

 

Mythique riva - Dandy Magazine

Riva Aquarama

24 08 1842  

Création d’un service pour lutter contre les inondations du Rhône.

29 08 1842   

Le traité de Nankin, entre la Chine et l’Angleterre, représente une humiliation sans précédent pour la Chine. Il confirme l’ouverture au commerce anglais des ports de Canton, Amoy, Chang-hai, Ning-po, Fou-tcheou ; la Chine cède aussi à l’Angleterre l’île de Hong-Kong et des îlots environnants. Il est mis fin à l’obligation de négocier uniquement avec les Co-Hong. Les Chinois doivent payer une amende de 21 millions $, dont Howqua paie le tiers. Les citoyens britanniques opérant sur le sol chinois relèvent de la loi britannique et non plus de celle de l’Empire du Milieu. Jusque là infestées de pirates, les mers de Chine se voyaient sécurisées par l’importante présence de bateaux anglais. Les clippers américains prendront souvent le pas sur les Anglais dans ce retour des importations forcées d’opium, source d’énormes profits, et donc de progrès dans leur construction : ce furent alors les navires les plus rapides du monde.

6 12 1842   

Le Napoléon, est mis à l’eau au Havre : c’est le premier bateau à vapeur français mû par une hélice : jusqu’alors, ils étaient munis de roues à aube.

1842 

Colonnes Rambuteau à Paris : réclame et annonce de spectacles. Premières pâtisseries. Une loi organise la construction des Chemins de fer, par association de l’État, des communautés locales et des compagnies concessionnaires. L’irlandais James Murray développe l’industrie des engrais chimiques, par le traitement des os à l’acide sulfurique. Gustav Fabergé – 1814-1893 – ouvre une bijouterie à Saint Pétersbourg : il mettra tous ses œufs dans le même panier, et cela lui amènera fortune et renommée… jusqu’à la révolution de 1917 : là, ce sera une autre chanson.

En 1834, le chimiste allemand Friedrich Ludersdorf et l’américain Nathaniel Hayward avaient découvert que l’addition de soufre au caoutchouc éliminaient la nature collante des produits finis. Cet état plastique de vulcanisation avait été réalisé par les Britanniques Thomas Hancock et Mackintosh par ce qu’ils avaient nommé nommé mastication, propriété qu’a le caoutchouc de se recoller à lui-même. En 1839, l’américain Charles Goodyear, devenu chimiste après avoir été longtemps quincaillier, ajoute à ces produits du blanc de plomb : il laisse traîner sans intention précise la mixture près d’un poêle et, s’aperçoit que l’on passe ainsi d’un état plastique à un état élastique irréversible, mais encore instable. En 1842, il découvre que l’ajout de vapeur d’eau sous pression à ce mélange soufre-caoutchouc permet d’obtenir un matériau uniforme : il va nommer le procédé vulcanisation. La vie de Charles Goodyear n’aura été en fait qu’une suite d’échecs qui le mèneront à plusieurs reprises en prison pour endettement ; il ne parviendra jamais à tirer des revenus substantiels de ses inventions, les usines créées faisant faillite les unes après les autres et mourra à 60 ans, ruiné. La première application de ce caoutchouc vulcanisé va être l’isolation dans l’industrie, mais rapidement, dès 1850, on en revêtait les roues des véhicules, et bien sûr, c’est avec l’arrivée de l’automobile à la fin du siècle que la demande va croître brutalement. En 1898, la Goodyear Tire § Rubber Company, entreprise produisant des pneus en caoutchouc, sera sans relation aucune avec Charles Goodyear.

Ayant observé la solubilité du phosphate des os, l’Anglais John Bennet Lawes lance la production industrielle du premier engrais chimique : le superphosphate.

L’Autrichien Doppler découvre le décalage de fréquence des ondes, qu’elles soient mécanique, acoustique ou électromagnétique,  entre la mesure à l’émission et la mesure à la réception lorsque la distance entre l’émetteur et le récepteur varie au cours du temps : c’est l’effet Doppler. C’est le Français H. Fizeau qui appliquera cette observation à la lumière, ce qui servira à mesurer la distance des étoiles.

Achèvement du canal de Nantes à Brest, – 360 km -, commencé sous Napoléon en 1804 pour limiter les contraintes du blocus anglais : Nantes, Redon, Pontivy, et au sud-ouest de Carhaix-Plouguer, le cours de l’Aulne par lequel il rejoint la baie de Brest à Landévennec. Il a fallu entreprendre parfois des travaux pharaoniques : à 184 m., Glomel est le point le plus élevé du parcours [sud de Lannion, est de Châteaulin] ; il a fallu enlever à dos d’hommes, – bagnards de Brest et soldats déserteurs – 1 500 000 m³ de terre, creusée à la pelle et à la pioche.  Une partie de la terre ira combler certains bras de la Loire à Nantes. 23 m de profondeur sur 3 km de long. Il a fallu supporter le choléra en 1832, les accidents – 150 000 m³ qui s’effondrent en 1828 -. Tant et tant de morts, de sueur, de peine, pour quelques décennies de fonctionnement, le temps que le train prenne le relais, ce qui sera chose faite avant la fin du siècle.

Muni des Wardian case, des serres transportables hermétiques inventées par Nathaniel Ward, Robert Fortune, déguisé en Chinois et se faisant passer pour un mandarin de Tartarie, emprunte aux jardiniers chinois des graines de leurs plus belles fleurs et surtout les plus fins théiers, privilège impérial : ainsi naîtront les plantations d’Assam, de Darjeeling et de Ceylan. Et comment pourrait-on nourrir quelque scrupule que ce soit à l’égard de gens qu’une encyclopédie anglaise définit ainsi : Le Chinois est un homme froid, fourbe et méfiant ; toujours prêt à tirer profit de ceux à qui il a affaire ; extrêmement cupide et déloyal ; querelleur, vindicatif, mais timoré et abject. Le Chinois en fonction est un mélange complexe d’insolence et de malice. Quels que soient leur grade et leur milieu, les Chinois ont un parfait mépris de la vérité.

James Brooke, ancien officier britannique, riche et aventurier, est arrivé dans les années passées à Bornéo à bord de son yacht personnel : il a aidé le sultan de Bruneï à mater une rébellion et reçoit en témoignage de reconnaissance le territoire de Sarawak, dont il devient le raja… il y a donc encore de la place pour les pirates… lesquels seront d’ailleurs très bien reçus au royaume de Sarawak. Si les pirates se laissaient séduire par le coin, c’est que ses délicatesses leur convenaient :

Les perles fines, les pépites d’or massif ou les diamants bruts, faisaient ordinairement l’objet d’un troc avec de la poudre, des pistolets ou des balles. C’était aussi la plupart du temps avec des armes à feu que les long-courriers obtenaient des tribus sauvages, de Nouvelle-Zélande particulièrement, les têtes réduites dont le marché occidental fût très friand aux environs de 1850. Un certain Docteur Johnson, qui naviguait sur le Persan, raconte dans ses souvenirs que lorsque, sur l’île, il arrivait qu’une demande de têtes dépassât le stock, le chef prenait alors la peine de faire défiler devant les acheteurs le troupeau de ses nationaux afin que les clients puissent choisir en toute conscience les têtes qui aussitôt étaient abattues, fumées au four et remises aux intéressés après la préparation d’usage.

Yves Le Scal, [fils de Alphonse de Châteaubriant]. Au temps des Grands Voiliers. 1850-1920

Brooke passe des années à pacifier ce petit territoire, s’efforçant d’éradiquer la tradition pour un jeune guerrier Iban d’offrir une tête à sa promise pour lui prouver sa vaillance, tradition à même de décimer la population mâle de l’île, à telle enseigne que les fiancés ne cherchent même plus à défier un guerrier d’une tribu ennemie pour le décapiter, mais enlèvent femmes et enfants des villages amis. James Brook interroge les vieux : Quand je les ai pressés de me dire s’il ne serait pas plus honorable pour la tradition de ne plus l’appliquer, ils m’ont répondu qu’elle existe depuis des temps immémoriaux et qu’ils ne peuvent pas en être dispensés… Ils ont toujours farouchement nié se procurer des têtes autres que celles de leurs ennemis, ajoutant que ce sont de mauvaises gens, destinés à mourir. En 1846, Brooke finira  par interdire la chasse aux têtes. Mais de la loi à son application, le route est souvent longue…

Grand émoi à Tahiti, où la France fait sonner le réveil de son influence internationale : le Pacifique est alors pratiquement la chasse-gardée de l’Angleterre, tant pour la politique que pour l’évangélisation, presque exclusivement protestante ; sur les conseils insistants du missionnaire Pritchard, la reine Pomare a fait expulser 6 ans plus tôt 3 missionnaires catholiques – des pères de Picpus -. La Marine française a grandement contribué à l’installation d’une base de missions catholiques aux îles Gambier, et cette expulsion ne passe pas. Le capitaine d’Aubigny, à qui on n’en demandait pas tant, fait route sur Tahiti, arrête Pritchard, et fait de Tahiti un des archipels du protectorat français qui concernait aussi les îles de la Société, les Marquises, les Tuamotu, les Gambier et les Australes  : on fut alors à deux doigts d’une nouvelle guerre entre la France et l’Angleterre.

Matthew Fontaine Maury, lieutenant de 36 ans de l’US Navy, est victime d’un accident de diligence : handicapé, il ne pourra plus naviguer. C’est certainement dramatique pour lui, mais c’est une chance inespérée pour toutes les marines du monde : curieux, intelligent, patient, méthodique, il avait déjà noté pour son compte quelques observations sur les vents et courants de l’Atlantique Sud en passant le Horn. Il est nommé superintendant du Depot of Charts and Instruments au ministère de la Marine : il y a tout loisir de dépouiller, d’analyser les carnets de bord qui ont été archivés. Il en tire des déductions saisonnières et mensuelles sur les vents qui pouvaient régner dans une zone déterminée. En février 1848, le capitaine du Wright, qui fait la liaison Baltimore-Rio de Janeiro, accepte de suivre les routes qu’il recommande : la durée du voyage, à l’aller comme au retour passe de 41 à 24 jours : 17 jours de moins ! Les capitaines se bousculent à sa porte pour obtenir les précieuses informations : il n’accepte qu’en échange de leur dernier journal de bord, dûment tenu, et publie finalement le premier Pilot Chart of North Atlantic. En 1851, mille navires lui envoient leurs observations. Le voyage de la côte Est à la Californie par le Horn demandait environ 180 jours : ils furent ramenés à la moitié : 90 ! De l’Angleterre à Sydney, les 125 jours, dans le meilleur des cas, diminuèrent d’un mois à l’aller comme au retour !

En 1855, il publiait The physical Geography of the sea, premier livre d’océanographie, dans lequel il dégageait les grandes lois qui régissent le système complet de la circulation atmosphérique, son électromagnétisme, le parcours des grands courants aériens, l’échange continu des vents entre les deux hémisphères. Les oscillations des grands courants, la translation des eaux équatoriales, le glissement des mers polaires étaient elles aussi analysées.

Les courriers d’Australie allèrent alors jusqu’à offrir aux passagers un forfait de 65 jours pour l’aller et de 75 pour le retour. Le billet stipulait un fort dédommagement par jour de retard tant ces paquebots à voile, depuis la publication des Sailing Directions, étaient sûrs de leur route.

Yves Le Scal. Au temps des grands voiliers. 1850-1920

03 1843   

Dans les environs de La Châtre, en plein cœur du Berry profond cher à George Sand, on trouve une gamine simplette, Fanchette : égarée, elle ne sait dire d’où elle vient ; les religieuses de l’hospice la gardent quelques temps puis la placent chez une femme du voisinage. Se plaisant mieux chez les sœurs, Fanchette s’échappe et les religieuses essaient à plusieurs reprises de la renvoyer pour, finalement, la mettre dans la diligence pour Aubusson, avec mission au chauffeur de la laisser sur le bord de la route un ou deux kilomètres avant la ville. Les religieuses étaient donc suffisamment policées pour s’attacher une pauvrette, mais suffisamment inhumaines et barbares pour procéder à son abandon en rase campagne purement et simplement. George Sand, blême d’indignation, fera rechercher Fanchette : il y faudra trois semaines ; elle ouvrira alors une souscription pour régler l’affaire. Elle reprendra ce fait divers dans François le Champi.

1842 à 1845  

La voie ferrée relie Nîmes à Montpellier, créant ainsi, par le réseau préexistant  l’étoile Sète-Beaucaire-La Grand’ Combe. Les façades néoclassiques des gares de Nîmes et Montpellier datent de ce moment-là.

16 05 1843  

Le duc d’Aumale, quatrième fils de Louis Philippe, à la tête d’un corps de 500 hommes, enlève la smala d’Abd el Kader : c’est une véritable ville ambulante de 30 000 personnes : il fera 3 000 prisonniers et s’emparera d’un important butin, sans même juger utile de sauver les quelques 5 000 livres et manuscrits rares qui vont disparaître.

20 06 1843  

Lettre de Joseph François Georgeat résidant à Nancy à son gendre, Jean Germain Massu, lieutenant colonel, directeur du Génie à Mézières, Ardennes. L’auteur de ces lignes était l’oncle d’Adolphe (1802-1845) et Eugène (1805-1875) Schneider, à l’origine de la Société Schneider-Creusot : ils avaient repris en 1836 l’ancienne fonderie royale du Creusot et en avaient fait le premier centre métallurgique français.

Monsieur et cher gendre,

C’est avec un plaisir ineffable qu’avant hier j’ai reçu votre lettre du 17 de ce mois. Elle m’a heureusement été remise un peu avant ma sortie du soir ce qui a fait que j’en ai plutôt joui et que mes idées pendant la soirée ont été plus agréables. Depuis déjà quelques jours nous voyons avec peine que nous ne recevions pas de vos nouvelles, ma femme m’avait même dit d’écrire à Georgette, mais je répondais : où lui écrire, est-elle encore à Sedan ou n’est-elle pas plutôt à Mézières ? … elle m’a mandé qu’elle m’écrirait aussitôt que son mari aurait reçu sa lettre officielle de service ; au lieu de m’écrire elle a écrit le 2 à sa sœur, elle a pensé avec raison que sa lettre vous serait communiquée, ce qui en effet a eu lieu. Dans cette lettre elle a mandé que dans la quinzaine vous vous occuperiez de votre déménagement ou de votre translation de Sedan à Mézières. J’ai donc pu et dû penser que vous étiez occupé de cette besogne, toujours assez gênante et même fatigante, et que l’un ou l’autre nous écrirait quand vous auriez levé le camp de Sedan et planté le piquet à Mézières. Vous avez pris les devants, vous avez bien fait et je vous en remercie. Je suis en outre très sensible à la recommandation que vous me faites de vous donner de nos nouvelles.

Je voulais vous écrire dès hier, mais j’ai pensé qu’il fallait différer d’un jour afin que ma lettre vous trouve à votre nouvelle résidence et à coup sûr elle vous y trouvera. La ville de Mézières n’est pas belle, je me rappelle de l’avoir vue et revue en 1842. Elle ne s’est sans doute pas embellie depuis et je ne la crois pas susceptible d’embellissements, mais elle est à moins d’un quart de lieue de Charleville qui est une jolie ville et la chaussée qui conduit d’une cité à l’autre est charmante. Puis Mézières est une ville forte avec une citadelle. Les géographes portent qu’elle n’a jamais été prise quoiqu’elle ait  été plusieurs fois assiégée, notamment en 1421 (sic…ce serait plutôt 1521. ndlr) par une armée de Charles Quint.

Vous aurez dans cette ville un grand et bel appartement, mais moins commode que celui que vous quittez. Cet appartement que vous avez déjà occupé aux mois de septembre et octobre 1840 est, je crois, dans le bâtiment où était autrefois l’École du Génie. Je crois me rappeler que devant ce bâtiment il y a une petite place ou une terrasse. Vous n’avez point, dites-vous, de cour à vous seul ; vous en avez donc une en commun, c’est toujours plus que rien.

Vous êtes toujours dans un bon pays et sur un point peut-être plus avantageux que celui de Sedan. Et puis enfin cela vaut mieux que Brest, l’extrémité du finistère. Il vous faudra aller à Laon, à Soissons, à Rocroix, à Charlemont ; à Brest, il eut fallu aller à l’île d’Ouessant et je crois encore à d’autres. Ho ! que la nouvelle de votre obligation d’aller à Brest m’a affligé, heureusement que vingt quatre (heures ?) après j’ai pu penser qu’il n’en serait rien. J’en aurai toujours pour le bon Adolphe un vrai sentiment de gratitude. Par une lettre du 14 mai je l’ai remercié du service qu’il vous avait rendu ; je lui ai encore écrit le 10 de ce mois pour affaires ; il m’a répondu sous la date du 15. Voici un extrait de sa lettre :

Nous avons appris avec un bien grand plaisir que M. Massu avait pris définitivement la direction de Mézières ; croyez que je n’en ai pas éprouvé moins que vous à le seconder dans cet avancement bien légitime, et surtout à faire changer la disposition qui le portait à Brest. Il eut été aussi par trop éloigné de sa famille sans aucune espèce d’avantage pouvant compenser tel exil. À Mézières au contraire, il pourra attendre paisiblement son grade de colonel qui ne saurait lui manquer vers la fin de cette année, ou au plus tard au commencement de l’autre. Georgette sera aussi à portée pour aller aux Eaux qui lui sont commandées et il faut bien espérer qu’elle en reviendra bien portante. Ma mère près de laquelle je vous écris, se fait un plaisir d’aller vous voir dans le courant du mois prochain. Le temps s’est enfin remis au beau depuis hier et nous espérons que le vent étant changé il se maintiendra ainsi : les biens de la terre encore plus que les personnes en ressentent surtout le besoin.

Ma femme et mes enfants sont partis pour le Creusot et hier encore Valérie me mandait qu’elle n’avait pas eu un seul beau jour, sa santé s’en ressentait un peu.

Pour moi, mon cher oncle, je n’ai jamais le loisir de m’occuper de cette question de santé pour ce qui m’est personnel. Mes travaux industriels, qui marchent bien, mes affaires de chambre qui m’occupent beaucoup, ne me laissent presque pas de liberté de corps et encore moins d’esprit. C’est, je vous assure, une vie bien dure, que si elle a quelque (mot illisible), si elle fait envie à quelques uns, ne mérite pas au fond d’être ambitionnée par ceux qui par dessus tout placent leur tranquillité et leur bon plaisir.

Vous avez su sans doute qu’à la suite d’un genre de succès obtenus par nos appareils de 450 chevaux essayés sur la Méditerranée en concurrence avec une pareille force sortie du premier atelier anglais, mon frère a été décoré récemment sur le rapport du ministre de la marine ; le Roi lui-même m’en a fait compliment quand j’ai été le remercier à Neuilly.

Vous voilà donc deux chevaliers pour neveux, c’est bien peu de chose, mais ce qui est meilleur, c’est que les neveux n’ont nullement changé au milieu de leurs chances diverses et qu’ils vous offrent par mon organe la nouvelle expression de leur bien sincère attachement.

Les frères Schneider sont vraiment des sujets prodigieux et admirables et Adolphe m’aura indemnisé avec usure des désagréments et des amertumes que m’a causé son père mort au mois d’avril 1828 âgé d’un peu moins de 94 ans.

Que vous dirais-je de nous, nous allons toujours à peu près de même, menant une vie très routinière. La santé de ma femme est toujours bonne. Je la trouve mieux portante qu’elle n’était il y a vingt ans. Quant à moi je ne suis pas mort puisque je vous écris, mais je ne puis pas dire que je vais bien. Enfin vaille que vaille. Ma femme, que je viens de quitter, m’a bien recommandé de vous assurer qu’elle vous porte dans son cœur ainsi que votre femme et vos enfants. Je vous assure que de mon coté il en est de même et que tous deux nous nous réunissons pour vous embrasser tous quatre le plus cordialement possible.

Votre vieux très infirme et très affectionné Beau Père.

Signé Joseph François Georgeat

19 07 1843

Dans le port de Bristol dans le sud de l’Angleterre, 80 000 personnes sont venues assister à la mise à l’eau du premier géant des mers : le Great Britain, construit par Isambard Kingdom Brunel, de 3 300 tonnes,  doté d’un puissant moteur à vapeur de 500 cv, d’une hélice qui vient remplacer les roues à aube, à même d’accueillir 382 passagers. Il a encore 4 mâts, qui contribuent à la navigation : l’énergie fournie par le vent réduit celle que l’on demande au charbon. Il traversera l’Atlantique en 14 jours. Un pont supplémentaire sera ajouté, faisant passer le nombre de passagers à 730. En 1882, il partira aux Malouines pour y servir, échoué, d’entrepôt de charbon. On le sortira de ce mauvais pas dans les années 1970 pour le ramener at home et le restaurer.

100 The S S Great Eastern ideas | eastern, isambard kingdom brunel, steamship

3 09 1843

Le peuple d’Athènes s’insurge contre le roi Otto pour lui imposer une constitution écrite – Syntagma -. Ce mot  sera donné à la principale place d’Athènes, d’où partiront désormais la plupart des grandes manifestations politiques de la capitale grecque.

4 09 1843

Léopoldine, 19 ans, fille de Victor Hugo, a épousé 7 mois plus tôt, contre l’avis de son père, jaloux, possessif,  Charles Vacquerie, 26 ans. Ils sont à Villequier, où l’oncle de Charles, ancien marin, a fait construire récemment un voilier de course et ils embarquent à quatre pour une course chez un notaire sur l’autre rive. Au vu de l’absence totale de vent, le notaire leur propose sa voiture pour rentrer ; ils refusent et, peu après être partis, essuient un coup de chien qui fait chavirer le bateau. Léopoldine ne sait pas nager ; Charles tente à plusieurs reprises de la sauver, en vain : les quatre meurent meurent noyés. Victor Hugo restera inconsolable de la perte de sa fille chérie.

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

4 octobre 1847

Dessin d’Adèle Foucher, sa mère, 1837, 19,2 × 27 cm, maison de Victor Hugo, Paris.

11 10 1843  

Karl Marx et sa femme Jenny s’installent à Paris, provisoirement chez des amis, puis, au bout de quelques mois, au 30 rue Vanneau, où il vivront jusqu’à leur expulsion par Guizot, en janvier 1845, accédant enfin aux demandes pressantes du roi de Prusse pour réduire au silence les opposants allemands. Ils iront alors à Bruxelles. Il a l’intention de vivre de sa plume, mais ce n’est pas évident et il s’en tirera avec des expédients, gardant pour lui des avances sur des livres jamais publiés, se faisant généreusement aider par son ami Friedrich Engels. Il va rencontrer Charles Fourrier, Proudhon, qui ne l’appréciera jamais vraiment et confiera plus tard : Marx est le ténia du communisme. La France de ce temps, c’est une incroyable floraison de journaux : 750 pour la France, 230 pour Paris !

23 12 1843   

Vingt six ans après avoir demandé à la justice de le reconnaître libre, Furcy, jusqu’alors esclave à la Réunion, est déclaré être né en liberté par la cour de cassation. La traite avait été interdite en 1815, et l’esclavage aboli en 1848 : ces trente trois ans de vide juridique avaient permis le développement de toutes les situations possibles, chaque bord trouvant facilement de quoi justifier ses intérêts. Les sucriers avaient alors grand besoin de main d’œuvre pour leurs plantations : il y avait 15 000 esclaves à la Réunion. Né en 1786, esclave auprès de Joseph Lory, négociant et propriétaire d’esclaves à l’île Bourbon et à l’île Maurice, Furcy devient l’intendant de sa maison. En 1817, il découvre que sa mère avait été affranchie et décide de recourir à la justice pour faire valoir sa liberté, liberté dont jouit déjà sa sœur Constance. Débouté en première instance, puis en appel, il se pourvoit en cassation : les débats de la cour seront largement repris par la presse pour ce procès inédit.

1843 

Le marquis de Custine, plus connu pour ses aventures homosexuelles sulfureuses que par la qualité de sa littérature, revenu de tout sans être jamais allé au bout de rien, a passé 2 mois en Russie, constamment chaperonné par un guide, enchaînant mondanités et visite de monuments : il publie La Russie en 1839, dans lequel il fait preuve d’un réel talent pour l’art de la formule. Il multiplie les anecdotes sur la cruauté du régime politique, l’asservissement de l’Église orthodoxe, l’omniprésence d’une culture policière, la stérilité d’une culture d’imitateurs de l’Europe. Grand succès, … qui se répétera au moment de la guerre froide, tant les analogies entre l’Union Soviétique et la Russie de Custine étaient flagrantes.

Le livre de Custine n’était sans doute pas très bon lors de sa parution en 1843, mais semblait sans doute le meilleur de tous sur la Russie de Joseph Staline, et pas mauvais du tout sur la Russie de Brejnev.

George Kennan, diplomate et historien américain

Lettres de Russie de Custine était un des plus précieux livres diffusés sous le manteau. Il n’avait pas la violence ni même la complaisance de ces pamphlets contemporains tellement prévisibles, même s’ils nous faisaient du bien. C’était le journal de voyage d’un aristocrate français acquis aux idées des Lumières, qui, je l’ai appris bien plus tard, pour avoir vu sa famille décimée par les révolutionnaires jacobins et s’être trouvé par la suite discrédité dans son monde pour sa préférence homosexuelle, savait ce que souffrir du totalitarisme signifiait. Il s’était aventuré en Russie à la fin de la première moitié du XIX° siècle, sous Nicolas I°, voyage qu’il avait consigné dans un journal. Et, de ce livre qui croyait décrire la Russie des tsars, Custine sans le savoir avait fait le texte le plus prémonitoire sur l’Union soviétique où je naquis, trois ans après la mort de Staline. Alors, quand Boris me parla de placer de l’argent à l’étranger, il me revint cette phrase que cite Custine, entendue d’un voyageur allemand qui vient de quitter la Russie alors que l’auteur s’apprête lui-même à y entrer : Un pays que l’on quitte avec tant de joie et où l’on retourne avec tant de regret est un mauvais pays. Ce livre de Custine était le livre de toutes les Russies. Son interdiction ne datait pas de la révolution, elle était bien antérieure. Ses censeurs y avaient décelé la description féroce d’un caractère national intangible où l’autre est toujours considéré comme une menace.

Marc Dugain. Une exécution ordinaire. Gallimard 2007

Il y a bien longtemps que l’homme consomme du tabac sous une forme ou une autre, mais sous la forme de cigarette, fabriquée industriellement, c’est la première, produite par la Régie des Tabacs qui a un monopole depuis 1810 : la manufacture parisienne du Gros Caillou fabrique 10 millions de cigarettes en 1867, 400 en 1876, 1,5 milliard en 1898, 4 milliards en 1919, 10 milliards en 1923, 19 milliards en 1940. En 1997, les taxes appliquées au tabac rapporteront à l’État 54 milliards par an . En 1982, la production mondiale était de 4 600 milliards d’unités.

Introduction de la gymnastique à l’école, à priori sans lien direct avec l’apparition de la cigarette. Interdiction de l’usage de la paille pour la couverture des toits. Premier ballon dirigeable, mû par une machine à vapeur. Première ligne télégraphique New York-Baltimore. Un séisme d’une magnitude aujourd’hui estimée à 8, dévaste le nord des Antilles : il fait des milliers de morts à la Guadeloupe. Les Anglais lancent le premier navire important en fer : le Great  Britain : il mesure 98 m de long, et peut transporter 1 200 t de fret ainsi que 260 passagers.

En Chine, le père Huc va de découverte en découverte : La grêle tombe fréquemment dans ce malheureux pays, et souvent elle est d’une grosseur extraordinaire. Nous y avons vu des grêlons de la pesanteur de douze livres. Il suffit quelquefois d’un instant pour exterminer des troupeaux entiers. En 1843, pendant le temps d’un grand orage, on entendit dans les airs comme le bruit d’un vent terrible ; et bientôt après il tomba dans un champ, non loin de notre maison, un morceau de glace plus gros qu’une meule de moulin. On le cassa avec des haches, et quoiqu’on fût au temps des plus fortes chaleurs, il fut trois jours à se fondre entièrement.

Père Huc. Voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine.1853

Paul Emile Botta, consul de France à Mossoul, se passionne pour l’archéologie et se met à fouiller, sur ses propres deniers, à Khorsabad, 15 km. de Mossoul : il met à jour une citadelle ornée d’inscriptions et de bas-reliefs qu’il pense être Ninive ; il s’agit en fait du palais de Sargon II, roi d’Assyrie au VIII° siècle av. J.C. Les fonds arrivent de France, le chantier prend de l’ampleur, les principales œuvres sculptées sont envoyées en France. Mais le changement de régime en 1848 lui sera fatal. Nommé à Jérusalem, il ne retournera jamais à Mossoul.

02 1844

Pour l’instant, la mode vient plutôt de l’est que de l’ouest, et il s’agit du haschisch, dont on a encore un peu de mal à savoir si c’est une drogue ou un médicament : mais après tout, la question se posera encore presque deux siècles plus tard… tout est question de dosage, selon les préceptes médicaux de base.

En cet hiver 1844, Moreau de Tours, âgé de 39 ans, est de retour en France après quatre années à courir l’Orient, où il a étudié la condition des aliénés. Mais il a surtout découvert et expérimenté une mystérieuse résine appelée haschisch. Il conserve ainsi dans un vase de cristal une pâte verdâtre, semblable à de la confiture, appelée dawamesk. Il s’agit d’une décoction à base de ce fameux haschisch, avec un mélange de divers ingrédients : pistache, sucre, orange, tamarin, clous de girofle, et même de la poudre de cantharide, un coléoptère aux vertus réputées aphrodisiaques.

Ce soir encore, comme à chacune des réunions mensuelles du groupe, le maître de cérémonie ravitaille ses protégés, à même la cuillère ou en tartinant la mixture sur un morceau de biscuit. À mesure que la nuit avance, les substances font leur effet sur les invités, leur voyage devient plus extravagant. Que peuvent bien ressentir ces hommes, désormais à la merci de ce poison de l’âme? Laissons la réponse à l’un d’entre eux, l’écrivain Théophile Gautier : J’avais, pour ma part, éprouvé une transposition complète de goût. L’eau que je buvais me semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n’aurais pas discerné une côtelette d’une pêche. Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux ; ils ouvraient de grandes prunelles de chat-huant ; leur nez s’allongeait en proboscide ; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot, écrit-il dans une nouvelle parue en 1846 intitulée Le Club des haschischins, du nom de cette confrérie de noctambules.

En guise de cobayes, Moreau de Tours a sélectionné des artistes prêts à confronter leur psyché – ou leur génie créatif – à cette substance à laquelle on prête mille vertus. Outre le fidèle Gautier, Charles Baudelaire, Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Eugène Delacroix, Gérard de Nerval et Victor Hugo en personne viennent parfois s’alanguir sur l’île Saint-Louis lors des soirées du club.

Ces avant-gardistes ne sont que les lointains héritiers d’une histoire déjà millénaire. Dans le Shennong bencao jing(Le Classique de la matière médicale du Laboureur céleste), le plus ancien manuel pharmaco-botanique chinois, les graines de cannabis sont recommandées pour divers usages médicinaux, dont le traitement des hémorragies, des vomissements et des infections parasitaires. Accommodée en préparations diverses, elle est appelée gañja, bhang et chara en Inde ; dagga en Afrique du Sud ; esrar en Turquie ; diamba au Brésil et en Afrique…

Cette herbacée annuelle n’a pas non plus attendu les auteurs romantiques français pour que ses pouvoirs psychotropes deviennent littérature. Le géographe grec Hérodote, en 450 avant J.-C., décrivait les inhalations de ses vapeurs euphorisantes lors de cérémonies funéraires scythes. Le médecin grec Galien, en 170, célébrait des graines frites servies au dessert avec des sucreries, procurant une sensation de chaleur, mais qui affectent la têtesi elles sont consommées en grande quantité. Si la mythologie nordique l’associe aux rituels célébrant la déesse du plaisir et de la fécondité Freyja, L’Histoire du mangeur de haschisch, l’un des contes les plus populaires des Mille et Une Nuits, décrit la déchéance d’un consommateur.

C’est dans cet Orient arpenté par le docteur Moreau que fut édictée la première loi prohibant l’usage du cannabis. Elle remonte à 1378, lorsque l’émir égyptien Soudoun Sheikouni menace les consommateurs de leur faire arracher les dents. En 1484, le pape Innocent VIII, dans sa bulle Summis desiderantes affectibus, lance à son tour une chasse aux sorcières et à leurs décoctions maléfiques à base de cette herbe du diable, herbe des païens et des masses sataniques.

Les soldats de Napoléon Bonaparte stationnés en Egypte se laissèrent volontiers tenter par le diable : accablés par la chaleur, épuisés par les épidémies et frustrés par le manque d’alcool, ils adoptèrent le dyâsmouck– confiture mélangeant cannabis, opium et musc. Cette prise de guerre n’est pas du goût de l’Empereur. Lui-même agressé par un fanatique sous ivresse cannabique, il réagit au moyen d’un décret paru le 8 octobre 1800 : L’usage de la liqueur forte faite par quelques musulmans avec une certaine herbe nommée haschisch, ainsi que de fumer la graine de chanvre sont prohibés dans toute l’Égypte

Pourtant, la plante dont est tiré le haschisch est de celles qui bâtissent les empires. Le chanvre pousse facilement, en milieu tempéré, sur tous les continents. Au fil des siècles, sa culture est devenue fondamentale pour la confection de voiles, de cordages, de vêtements, de papier, mais aussi d’aliments.

Des champs piquetés de chanvre à perte de vue : c’est aussi le paysage de la France au XIX° siècle. En 1860, le pays compte 176 000 hectares de cultures de cette plante bonne à tout faire. Ces plantations, appelées chennevières, sont partout. Elles donnent leur nom à des villages, à des quartiers, à des rues, comme à Marseille, par exemple, traversée d’une artère commerçante animée nommée Canebière. Une dénomination qui n’est pas choisie au hasard : en provençal, canebiera signifie chennevière .

Mais le cannabis demeure une énigme botanique. Certes, en 1753, le naturaliste suédois Carl von Linné l’a référencé et lui a donné son nom : Cannabis sativa L – L pour Linné, sativa pour cultivé, en latin –, mais, pour le reste, tout est plutôt nébuleux : les origines du mot cannabis renvoient à une histoire imprécise, et nul ne sait d’où la plante provient exactement ; probablement d’Asie centrale, aux confins de la Mongolie actuelle, non loin du lac Baïkal. Sa taxonomie est, elle aussi, complexe, puisque la famille du cannabis, versatile et adaptable, compte des centaines de souches, très difficiles à isoler en laboratoire.

Au-delà de sa caractérisation, un défi demeure : étudier ses effets sur les hommes, en dépassant les croyances et les mythes. Le premier à mener l’enquête est un médecin irlandais de 24 ans, William Brooke O’Shaughnessy, directeur du collège médical de Calcutta, en Inde. En 1840, intrigué par des vieux textes mystiques vantant cette graine locale, il décide de la mettre à l’épreuve lors d’expériences en laboratoire. Il utilise des chiens errants, nombreux dans les rues de la région, mais aussi des chèvres, des vautours et des poissons rouges.

Après avoir administré dix graines à un chien, le chercheur note, stupéfait, que l’animal est stupide et ensommeillé, somnolant par intervalle, mangeant goulûment, chancelant quand on l’appelle, son visage ayant l’aspect d’une immense ivresse. Dans un article intitulé On the Preparations of the Indian Hemp, or Gunjah, le docteur O’Shaughnessy remarque des symptômes semblables chez ses premiers patients humains, recrutés parmi les malades de rhumatisme, du tétanos, du choléra et de la rage. À l’entendre, le cannabis indien a des vertus analgésiques et sédatives prometteuses. Il lui trouve même quelques effets améliorant la libido.

La poursuite des expériences nous ramène à Paris, [7] derrière la porte cochère de l’hôtel de Lauzun, où se réunissent les compères du bon docteur Moreau, qui décrira dans sa thèse intitulée Du hachisch et de l’aliénation mentale (1845) les effets psychologiques et intellectuels du cannabis sur ses disciples. Lesquels, en retour, puisent dans leurs sulfureux huis clos une nouvelle source d’inspiration.

Mais les haschischins parisiens ne sont guère prescripteurs. Si, dans les capitales occidentales, le cannabis demeure une affaire d’initiés, c’est au cœur des colonies que sa popularité intrigue. En 1892, le commissaire financier du Pendjab, William Mackworth Young, est chargé par la Couronne britannique d’un audit stratégique sur les mystères des bhangs et de la gañja. Ses enquêteurs interrogent plus de 1 200 personnes – aussi bien des fakirs que des yogis, des collecteurs d’impôts que des contrebandiers. Ils visitent aussi les plus sordides asiles de fous : le gouvernement craint une corrélation entre les crimes sauvages et la consommation de cannabis.

Le rapport final, long de 3 281 pages, souligne que, au regard des effets physiques la Commission conclut qu’un usage modéré des drogues de cannabis n’entraîne pratiquement aucun effet néfaste. D’autant que, sur les 2 344 patients admis dans des asiles en 1892, une poignée seulement peuvent être liés à l’usage du cannabis. De quoi rassurer la reine Victoria, à qui son médecin personnel, John Russell Reynolds, a prescrit du cannabis pour ses douleurs menstruelles. Le praticien fait l’éloge de ce remède dans la revue The Lancet : Quand il est pur et administré avec précaution, le cannabis est l’un des médicaments les plus précieux en circulation. 

En quelques années, à la fin du XIX° siècle, le cannabis se fait une place dans la pharmacopée occidentale. Il est vendu chez les apothicaires comme un remède analgésique, contre l’asthme, les insomnies… Il se consomme aussi en pilules, bonbons ou sous forme de cigarettes indiennes  aux noms évoquant des ailleurs merveilleux (Nuits orientales, Harem …). Mais il passe vite de mode. Pour une raison d’abord technique : le cannabis n’est pas soluble dans l’eau et ne peut donc être injecté dans ces nouvelles seringues, vecteurs modernes du boom des opiacés et des alcaloïdes. Pour les troubles plus bénins, le paracétamol et l’acide acétylsalicylique – plus connu sous le nom d’aspirine – s’imposent comme les best-sellers des officines.

À l’aube du XX° siècle, le cannabis reste un outsider, bientôt mis au ban de la médecine, en marge de la société et des lieux de pouvoir. Délaissé par les bohèmes, oublié par les scientifiques, il retrouve son statut de drogue exotique, mystique et mystérieuse. Au Brésil, aux Caraïbes ou au Mexique, il est le compagnon du peuple, des ouvriers, des agriculteurs, des manœuvres et des bandits. De ceux qui s’apprêtent à prendre en masse la route vers les États-Unis, leur eldorado… Dans les paquetages de ces migrants latinos, l’Amérique l’ignore encore, s’est glissé un futur ennemi d’État : il s’appelle marijuana.

Simon Piel et Thomas Saintourens. Le monde du 1° août 2023

5 07 1844  

Jean-Marie Le Bris ouvre l’ère de l’aviation en déposant un brevet pour un planeur.

1 10 1844       

Ludwig Leichhardt, allemand bien savant et le sachant un peu trop, a pris la tête d’un expédition composée surtout de bras cassés pour traverser l’Australie en gros du Sud-est au Nord-ouest, en fait des Darling Downs – au nord, nord ouest de Sydney – à Port Essington, dans la péninsule de Coburg, en terre d’Arnhem, au nord de la ville de Darwin, soit 3 500 km qu’il pensait couvrir en 5 ou 6 mois, à raison d’à peu près 25 km par jour. Mais ils en firent rarement plus de 13 et la moyenne s’établit à 6, le principal ennemi se révélant être le brigalow, un acacia dense et épineux qui pouvait former un rideau impénétrable dans le bush. Il avait aussi décidé d’emmener 16 bœufs, et un bœuf, ça ne va pas bien vite, mais quand on a très faim parce que les provisions se révèlent vite insuffisantes, ça se mange avec plaisir ! Les aborigènes se montrèrent le plus souvent de bonne composition, mais il y eut tout de même une sérieuse embuscade qui fit des morts. Il arrivera à Port Essington le 27 décembre 1845, 14 mois après son départ, trouvant assez vite un navire pour regagner  Sydney. En décembre 1846, il entreprit une seconde expédition, beaucoup plus lourde – 40 bœufs, 270 chèvres, 16 mules, 14 chevaux et 4 chiens – pour aller des Darling Downs en gros de Brisbane à Perth ; huit mois plus tard, quelques bêtes revinrent, en piteux état, suivies plusieurs semaines plus tard par les hommes, hagards, mourants. C’est l’humidité, plus élevée que d’habitude qui avait provoqué cette déroute : elle ne permettait par de faire sécher la viande de bœuf, base de leur alimentation. Entêté, il repartit à nouveau le 10 mars 1848, et cette fois-ci, nul ne retrouva la plus infime trace de cette expédition, intégralement et à jamais disparue.

13 12 1844

Gabriel Delessert, préfet de police, publie une circulaire sur la bruit la nuit : Des plaintes fondées m’arrivent journellement sur la composition actuelle des orchestres des bals publics qui, par l’usage d’instruments bruyants, surexcitent et poussent au désordre les personnes qui prennent part aux danses, en même temps qu’ils troublent le repos du voisinage.

*****

L’encadrement par la loi du bruit nocturne est quelques chose de plutôt récent. Juridiquement, la répression du tapage nocturne s’appuie sur l’article 479 du Code Pénal, qui précise de façon novatrice que les bruits sont punissables s’ils ont lieu pendant la nuit et troublent la tranquillité des habitants. Les peines encourues ne sont que de simple police : le tapage nocturne constitue une contravention, non un délit. La norme d’une nuit synonyme de silence  et de repos est posée, et la liberté publique des uns s’arrête donc la où commence la tranquillité privée des autres – alors qu’aucune législation spécifique ne réprimait la tapage nocturne sous l’Ancien Régime.[…] Sont ainsi assimilés à des formes de tapage nocturne les disputes ayant lieu dans un domicile, si elles troublent le sommeil des voisins; les rixes bruyantes; le charivari, les chants, les cris, les instruments bruyants, agités dans la rue la nuit, et à l’heure à laquelle, en général, tout le monde est couché.

Simone Delattre  Les Douze heures noires La nuit à Paris au XIX° siècle Albin Michel 2000

Si l’Ancien Régime n’avait pas reconnu le tapage nocturne au sens strict comme passible de contravention, pour autant il avait déjà réglementé la vie de chacun la nuit : ainsi, pour que les malfrats ne parviennent à échapper à la police en se réfugiant dans le domaine privé, l’ordonnance du 4 novembre 1778 avait exigé la fermeture obligatoire des portes à 20 h en hiver et à 22 h en été. D’autre part, le bruit que l’Ancien Régime avait cherché à combattre était celui émis par l’exercice des métiers, tels les forgerons, serruriers :

l’ordonnance de police du 26 juin 1778 interdit à ceux dont l’activité exige l’emploi d’un marteau de travailler entre 20 h et 5 h sous peine de 50 francs d’amende. L’ordonnance concernant les instruments bruyants et les ouvriers à marteau, publiée par Mangin le 31 octobre 1829, vise les utilisateurs (serruriers, forgerons, notamment) d’outils dont la percussion peut retentir hors des ateliers: leurs travaux doivent être interrompus entre 21 h et 4 h l’été, et entre 21 h et 5 h l’hiver. En dehors de ces cas, seuls les travailleurs nocturnes coupables de bruits inutiles (par exemple le boulanger qui chante en pétrissant son pain….), s’exposent à des sanctions.

Simone Delattre  Les Douze heures noires La nuit à Paris au XIX° siècle Albin Michel 2000

Difficile pour la police de bénéficier de l’effet de surprise quand on se déplace dans des voitures dont les roues sont cerclées de fer; ajoutez-y les sabots des chevaux, et tout cela fait grand bruit sur le pavé. Pour y remédier, Louis-Marie de Belleyme, préfet de police sous Charles X, fera recouvrir les roues et les sabots de cuir et de feutre pour amortir le bruit : ce seront des voitures Wurz, qui ne furent jamais plus d’une vingtaine. On ne connaît pas vraiment les raisons de l’échec, car le procédé ne sera pas généralisé.

Pour ce qui est de l’heure de fermeture des débits de boisson parisiens, l’évolution ira vers une heure de plus en plus tardive :

Été Hiver nombre
Décembre 1666 21 18
19 Janvier 1760 22 20
26 juillet 1867 23 22
3 octobre 1815 22 22
3 Avril 1819 23 en  ville 23 en ville
3 Avril 1819 23 pour les communes rurales 22 pour les communes rurales
1868 24 000 : 1 pour 100 habitants

1844

L’Américain Richard M. Hoe invente la rotative pour l’imprimerie qui permet d’augmenter considérablement les tirages.

Viollet le Duc restaure Notre Dame de Paris. Il avait alors des conceptions plutôt saines de la restauration, et même de l’architecture en général : Une restauration peut-être plus désastreuse pour un monument que les ravages des siècles et les fureurs populaires. […] L’abandon total est préférable à une restauration mal entendue. […] Que les architectes cessent de croire que le style consiste à jeter sur une façade des colonnes grecques et des clochetons gothiques, sans pouvoir donner une raison de l’application de ces formes.

Il a été un remarquable connaisseur de l’esprit et des principes de l’architecture du Moyen-Âge. On vit cela en particulier à Carcassonne, où les travaux commenceront en 1852, et au château de Pierrefonds, où il s’agit plus d’une reconstruction que d’une restauration, voulue par l’impératrice Eugénie pour devenir la résidence d’été du prince impérial. C’est de ce dernier que s’inspirera Louis II de Bavière pour la construction de son château de Neuschwanstein.

Il eut ses disciples, tout aussi puristes que lui : On tolère les variétés ogivales qui font bon ménage avec leur aïeul le roman ; mais nous ne devons pas trouver le marteau trop lourd pour frapper sur les styles du XVII° et du XVIII° siècle, quand quelque membre de cette engeance dégénérée se sera permis de contracter mariage avec la famille ogivale.

Daly, restaurateur de la cathédrale d’Albi.

La doctrine ira s’affinant et, en 1939, Ernst Buschor écrira dans son Dictionnaire d’archéologie La falsification de monuments par des remaniements ou des restaurations trompeuses s’apparente à la fabrication délibérée de monuments fictifs ; elle relève du faux proprement dit.

[…] Quand un objet subsiste à l’état de fragment ou lorsqu’il a été séparé de son contexte original, l’archéologie se doit de remonter jusqu’à la forme initiale ; s’en tenir aux seuls fragments serait une erreur plus funeste que la reconstitution la plus désastreuse.

*****

Cet architecte, prince des restaurations, dont le précepte maintes fois répété – Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné[Dictionnaire raisonné de l’architecture française] se retourne aujourd’hui contre lui en posant clairement le dilemme. Faut-il restaurer Notre Dame de Paris telle que nous, vivants, l’avons toujours connue, c’est à dire telle que lui, Viollet le Duc, la réinventa entre 1844 et 1862, ou en faire une lecture nouvelle, tel qu’il le professait à ses contemporains ? Eugène Viollet Leduc (le nom coupé en trois parties n’apparaîtra que plus tard) naît en 1814, cherche à calculer. C’est sa force. Toute sa vie, il dessinera : lavis, crayon, couleurs… Il remplit des carnets. Même pendant ses vieux jours, alors que, tombé dans une crevasse, il dresse une cartographie complète du massif du mont Blanc, attendant les secours et continuant de dessiner, assis là, sur un éperon de glace qui l’a miraculeusement arrêté dans sa chute.

Marié très jeune, il a eu un fils, mais il est tout à son art. Sa femme le délaisse (notamment avec Sainte Beuve), il n’en a cure : Viollet le Duc a un rêve, qui a pris forme entre 1830 et 1836 lors de ses voyages en Italie. À Venise, il a vu la lumière en regardant les arcades du palais des Doges : du plein porté par des vides ! Comment ? Le jeune homme qui dessine comprend que le report de charge se fait par les colonnes. Cette illumination de la raison le pousse à étudier les mystères de l’architecture. Et il en vient à la conclusion, à une époque où le romantisme et le gothique sont partout à la mode (Victor Hugo a publié Notre Dame de Paris en 1831), que l’architecture n’a jamais été mieux servie qu’entre le XII° et le XIII° siècle. La motivation primitiviste est une constante dans l’histoire de l’art, analyse Jean Michel Leniaud. Ce qui était avant est mieux. De même que les préraphaélites veulent remonter aux peintures italiennes d’avant la Renaissance, Viollet le Duc choisit le Moyen Âge. Et il va avoir vite l’occasion de mettre ses théories en pratique. Gargouilles monstrueuses Il n’a que 26 ans lorsque Prosper Mérimée lui confie la restauration de Vézelay. La légende veut que l’écrivain, nommé inspecteur général des Monuments historiques (Mérimée est proche de l’impératrice Eugénie, l’épouse de Napoléon III), ne trouve pas d’architecte pour cette mission. L’oncle de Viollet le Duc, Etienne Jean Delécluze, peintre, plus connu pour son salon où se pressent les intellectuels libéraux que pour son œuvre, propose son neveu. C’est le début d’une longue carrière où il se révèle homme de pouvoir, qui agit dans la pénombre des antichambres. Orléaniste de cœur, il est bien en cour chez Louis Philippe comme plus tard chez Napoléon III ; il siège à la fin de sa vie à la gauche de l’Assemblée et pourtant il a tourné le dos à la Commune. Il déploie de chantier en chantier sa conception médiéviste de la restauration. Avec la révolution industrielle, le dogme est à l’utilisation de matériaux modernes pour reprendre les bâtiments en péril. Lui va imposer l’idée qu’il faut retrouver l’état ancien des bâtiments avec les techniques anciennes.

Une révolution. À vrai dire, il n’est pas le seul à penser ainsi. Jean Baptiste Lassus, avec qui il s’est associé en 1844 (il n’a que 30 ans) pour gagner le concours de restauration de la cathédrale de Paris, est sur la même ligne. C’est Lassus qui a redonné vie à la Sainte Chapelle. Ensemble, ils dessinent la flèche de Notre Dame qui vient remplacer à la croisée du transept celle disparue en 1792. Mais Lassus, mort trop tôt, a été oublié. Et le vrai gothique des deux, c’est Viollet le Duc. Les gargouilles monstrueuses ressuscitées sur les tours de Notre Dame viennent de son imagination. Mais celle-ci s’est bâtie sur une étude approfondie du Moyen Âge qu’il s’applique partout à revisiter.

De Carcassonne, dont les murs effondrés servent à l’époque de carrières de pierre aux constructeurs locaux (la ville est aujourd’hui classée dans la version Viollet le Duc au patrimoine de l’Unesco), à l’abbatiale Sainte Foy de Conques, au château de Pierrefonds, dans l’Oise, qu’il redessine entièrement, il n’hésite pas à ajouter, retrancher, réinterpréter, quitte à s’attirer les foudres de l’opinion publique. Comme à Toulouse, lorsqu’il transforme entièrement la toiture de la basilique Saint Sernin et utilise une pierre différente. Les générations se suivent et la motivation primitiviste reste. Viollet le Duc devient le dogme à abattre. Pierrefonds est qualifié chez Marcel Proust de déjection louis philipparde et – comme tout ce qui a été construit sous le Second Empire – les réalisations de Viollet le Duc sont vouées aux gémonies. Au point qu’en 1995, quand il devient nécessaire de rénover la basilique de Toulouse, on décide de la déviolletiser. Attirant en retour l’ire des habitants qui s’y étaient habitués. La question, écrivait Viollet le Duc, est de savoir si le public est fait pour les architectes ou les architectes pour le public. Copiant son ami et associé Lassus qui s’était fait représenter en saint Thomas à la Sainte Chapelle, l’architecte prêta lui aussi ses traits à Notre Dame, au suspicieux apôtre qui voulait toucher le Christ pour vérifier l’impossible résurrection. Sur la flèche aujourd’hui effondrée, il s’est représenté regardant vers le ciel, comme pour encourager les gens à ouvrir les yeux sur les mystères de son art. À la main, une règle d’architecte, sur laquelle on peut lire Non amplius dubito – Je ne doute plus –, et pour habit, une robe de bure. Son rêve incarné.

Laurent Carpentier. Le Monde du 20 04 2019

Viollet-le-Duc, rêveur de pierres | 24 heures

Viollet Leduc photographié par Félix Nadar

Le véritable concepteur de la flèche de Notre-Dame de Paris s’appelle Auguste Bellu (1796-1862). Lassus et Viollet le Duc lui en ont confié la construction. Il est l’ingénieur en quelque sorte. L’entreprise Bellu, qui emploie 200 à 300 personnes, est à l’époque pratiquement incontournable. Elle a déjà réalisé les flèches de la Sainte-Chapelle et de la cathédrale d’Orléans (en attente de restauration dans les prochains mois) sur le même principe. Franc-maçon, Bellu est charpentier, mais également entrepreneur général et, à ce titre, chargé de coordonner les travaux sur la toiture avec les entreprises qui s’occupent des sculptures en plomb. Pour la charpente, en bois de pin, il s’appuie, à la Sainte-Chapelle comme à Notre-Dame et Orléans, sur un compagnon du devoir de liberté, Henri George, dit Angevin, l’enfant du génie (1812-1887), qui en dessine les plans. Haussmann a également chargé Bellu du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville à Paris. L’année de la mort de ce dernier, à l’âge de 68 ans, la flèche et les deux théâtres sont achevés. Sa veuve léguera à l’État la maquette réalisée pour la construction qui est aujourd’hui conservée à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, en rendant la reproduction à l’identique possible.

Laurent Carpentier. Le Monde du 20 04 2019

Premières crèches pour les enfants des ouvriers. Projet de création du port de la Joliette à Marseille.

De 1825 à 1844, on a construit en Angleterre 3 000 km de voies ferrées –  on c’est à dire près de 200 compagnies, de taille très variable -. L’engouement commence à tourner à l’euphorie : durant le premier semestre 1844, 70 lignes supplémentaires sont soumises à l’accord du Parlement… on parle de révolution ferroviaire. En 1845, on recense 1 200 projets de ligne, la spéculation s’envole, et, en 1848, se traduit finalement par une crise économique majeure, après disparition de bon nombre de compagnies fantômes.

Le marquis de Lagrené, envoyé de Louis-Philippe, obtient de la Chine – c’est le traité de Whampoa – des avantages analogues à ceux qu’avait obtenu l’Angleterre deux ans plus tôt : la Chine pensait ainsi pouvoir contrebalancer le poids de l’Angleterre. Y figurait la liberté du culte catholique.

La partie orientale de Saint Domingue se sépare définitivement de la république d’Haïti, à l’ouest. Elle va devenir, sans en porter le nom, une colonie américaine, paradis du jeu à l’instar de Las Vegas.

Ilija Garasặnin, ministre de l’Intérieur de la Serbie adresse au roi Alexandar Karadjordjević un mémorandum secret – il le restera 50 ans et sera publié en 1906 – : La Serbie est un petit pays, mais ne doit pas demeurer dans cette situation. […] Le premier principe doit être celui de l’unité nationale. […] La Serbie est partout où demeurent des Serbes.

Sa référence n’est autre que l’empire du tsar Dušan, juste avant qu’il ne soit défait par les Turcs à la bataille de Kosovo Polje le 28 juin 1389 : la restauration d’une Grande Serbie rassemblant tous les Serbes n’est donc pas une innovation, mais l’expression d’un droit historique ancien : Ils ne peuvent pas nous accuser de rechercher une idée nouvelle, infondée, de préparer une révolution ou un soulèvement. Au contraire, chacun doit reconnaître que ce droit est une nécessité politique, qu’il a été fondé dans des temps très anciens et plonge ses racines dans la vie politique et nationale serbe d’autrefois.

Concrètement cela signifie une Serbie qui inclut, outre son territoire aujourd’hui, l’Albanie actuelle, une grande partie de la Macédoine, toute la Grèce du nord et du centre, mais pas la Bosnie. Ce mémorandum va demeurer le principal projet politique des dirigeants serbes jusqu’en 1918, profondément ancré dans la culture et l’identité serbe. Et il ne s’agissait pas d’une idée très abstraite d’un nostalgique coupé du réel : depuis la bataille du Kosovo, le nationalisme serbe avait été entretenu par une très forte tradition orale, composée essentiellement de chants épiques, de longues ballades au son de la gusla, instrument à une corde. Dans les villages, sur les places de marché, sur toutes les terres serbes, ces chants mêlaient poésie, histoire et identité, et cela depuis plus de cinq siècles.

Constantin von Tischendorff, érudit allemand de 29 ans, parrainé par le roi de Saxe, puis par le tzar Alexandre II, visite le monastère orthodoxe de Sainte Catherine, sur le Mont Sinaï. Il y trouve 129 parchemins qui contiennent des éléments de la Septante, traduction grecque de l’Ancien Testament : le Codex Sinaïticus ; il peut les emporter et les dépose à la bibliothèque de Leipzig. Avide de retrouver les éléments manquants, il y retournera une fois en vain, se heurtant à l’opposition du supérieur. Lors d’un troisième voyage en 1859, l’économe lui remet un exemplaire d’une Bible qui contenait tous les manquants. Moyennant d’abondants cadeaux faits par le tzar, il put l’emporter. En 1933, les soviets vendront le Codex Sinaïticus à La British Librairy ; il sera par la suite malheureusement dispersé : Sinaï, Angleterre, Russie et Allemagne. Il  se compose de 346 folios et 1/2, soit 199 pour l’Ancien Testament et 147 1/2 pour le Nouveau Testament. L’ensemble du Nouveau Testament est repris : Évangiles, Épîtres de Paul, Actes des Apôtres, Épîtres catholiques, Apocalypse. Suivent aussi l’Épître de Barnabé et le Pasteur d’Hermas. Ce codex est un représentant du type alexandrin.

Dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, Karl Marx livre sa perception de la religion : La détresse religieuse est à la fois l’expression d’une vraie détresse et une protestation contre cette détresse. La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde sans cœur, l’âme d’un monde sans âme. Elle est l’opium du peuple.

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[1] En 2020, la firme Jardine Matheson existe toujours à Hong-Kong !

[2] Il n’est pas inutile de savoir que faute d’avoir trouvé un éditeur, Nicolas Bouvier a publié L’usage du monde à compte d’auteur ! Mort en 1988 à Genève, on peut voir sur sa tombe, à Cologny, une Topolino Dinky Toys et un galet poli sur lequel on peut lire : Et maintenant Nicolas, enseigne-nous l’usage du ciel.

Pour ce qui est de l’édition, la palme revient à Marcel Proust qui se verra contraint à publier à compte d’auteur Du côté de chez Swann, après que le comité de lecture de chez Gallimard, composé de grosses pointures telles André Gide l’aient refusé ; Gide dira plus tard que ce fût la plus grande erreur de la NRF. Gallimard publiera finalement Proust et À l’ombre des jeunes filles en fleur obtiendra le Goncourt en 1919… Mais, what’s done is done.

[3] On dit des horses guards de Westminster qu’ils doivent régulièrement tondre leurs bonnet à poils d’ours, lorsqu’ils sont neufs, car ces derniers continuent à pousser.

[4] Un bon livre : L’anarchie. Domenico Tarizo. Seghers, vers 1985.

[5] Les  dons de prescience de cet homme ne se  limitaient pas à ses compétences professionnelles : il avait quelques belles longueurs d’avance sur Sigmund Freud quand il parlait des bébés : examinez l’enfant jusque dans les bras de sa mère, voyez le monde extérieur se refléter pour la première fois sur le miroir encore obscur de son intelligence ; […] écoutez les premières paroles qui éveillent chez lui les puissances endormies de la pensée […] alors vous comprendrez d’où viennent les préjugés, les habitudes et les passions qui vont dominer sa vie.

De la démocratie en Amérique P. 26

[6] Et un autre texte, de la même veine, pour un autre destinataire : Il n’est pas dans la nature d’un peuple guerrier, fanatique et constitué comme le sont les Arabes, de se résigner en peu de temps à la domination chrétienne. Les indigènes chercheront souvent à secouer le joug, comme ils l’ont fait sous tous les conquérants qui nous ont précédés. Leur antipathie pour nous et notre religion durera des siècles 

Général Bugeaud

[7] Le Paris de la nuit, celui dont parlait Dupeuty et Cormon dans Paris la nuit en 1842 : Trois heures… I n’a pus d’éveillé dans c’Paris qu’l’riche ou l’feignant qui s’amuse… L’joueur qui s’ruine… L’malade qui souffre ou ben l’pauvre ouvrier. Un bon siècle plus tard, les choses n’auront pas fondamentalement changé : 

Je suis l’dauphin d’la place Dauphine
Et la place Blanche a mauvaise mine
Les camions sont pleins de lait
Les balayeurs sont pleins d’balais
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
Les travestis vont se raser
Les stripteaseuses sont rhabillées
Les traversins sont écrasés
Les amoureux sont fatigués
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
Le café est dans les tasses
Les cafés nettoient leurs glaces
Et sur le boulevard Montparnasse
La gare n’est plus qu’une carcasse
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
Les banlieusards sont dans les gares
À la Villette on tranche le lard
Paris by night regagne les cars
Les boulangers font des bâtards
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
La Tour Eiffel a froid aux pieds
L’Arc de Triomphe est ranimé
Et l’Obélisque est bien dressé
Entre la nuit et la journée
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
Les journaux sont imprimés
Les ouvriers sont déprimés
Les gens se lèvent ils sont brimés
C’est l’heure où je vais me coucher
Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n’ai pas sommeil
Auteurs-compositeurs : Jacques Lanzmann, Jacques Dutronc, Anne Segalen