2 décembre 1848 à 1850. Louis Napoléon Bonaparte élu président de la Seconde République. Ruée vers l’or. 19082
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Publié par (l.peltier) le 14 octobre 2008 En savoir plus

2 12 1848 

En Autriche, François Joseph prend la place de son oncle Ferdinand I°.

10 12 1848

Louis Napoléon Bonaparte, neveu [sa mère était bien Hortense de Beauharnais, mais son père n’était pas Louis Bonaparte, frère de Napoléon, mais un berger basque ou flamand, et de toutes façons, Louis n’était que le demi-frère de Napoléon car si sa mère était bien Laëtitia Bonaparte, née Ramolino, son père était le comte Marbeuf, gouverneur de la Corse], triomphe aux élections à la présidence de la Deuxième République : 5 434 286 voix [dont celle de Victor Hugo, de la plupart des ouvriers, car ses écrits laissaient penser qu’il leur serait favorable, et de presque tous les paysans, car il ne faut pas que s’éteignent les Napoléon] contre 1 448 107 à Cavaignac, 371 000 à Ledru-Rollin, 37 000 à Raspail et 17 900 à Lamartine, lequel commentera : Il y a des moments d’aberration dans les multitudes, il y a des noms qui entraînent les foules comme le mirage les troupeaux, comme le lambeau de pourpre attire les animaux privés de raison ; eh bien, malgré cela, je n’hésite pas à me prononcer en faveur de l’élection du président par le peuple. Et si le peuple se trompe, s’il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’Empire, s’il nous désavoue et se désavoue lui-même, eh bien tant pis pour le peuple ! Ce ne sera pas nous, ce sera lui qui aura manqué de persévérance et de courage.

Donc, Hugo s’était trompé, qui n’avait pas senti venir le coup d’État créant le second empire trois ans plus tard. Et Adolphe Thiers aussi s’était trompé, qui avait convaincu ses collègues de le soutenir : C’est un crétin que l’on mènera. Lamartine redoutait l’arrivée d’un pouvoir autoritaire.

*****

Les grandes figures morales ne ratent pas les révolutions : elles la font, puis elles sont marginalisées.

Sylvie Aprile

20 12 1848

Le président fit un signe et la porte de droite s’ouvrit. On vit alors entrer dans la salle et monter rapidement à la tribune un homme jeune encore, vêtu de noir, ayant sur l’habit, la plaque et le grand cordon de la Légion d’Honneur.

Toutes les têtes se tournèrent vers cet homme.

Un visage blême, dont les lampes à abat-jour faisaient saillir les angles osseux et amaigris, un nez gros et long, des moustaches, une mèche frisée sur un front étroit, l’œil petit et sans clarté, l’attitude timide et inquiète, nulle ressemblance avec l’Empereur, c’était le citoyen Louis Napoléon Bonaparte.

Il faut, dit-il fonder une république dans l’intérêt de tous, et un Gouvernement juste, ferme, qui soit animé d’un sincère amour du progrès sans être réactionnaire ou utopiste.

Soyons les hommes du pays et non les hommes d’un parti.

Victor Hugo 

1848 

Joseph Lambot et Joseph Monier, chacun de leur côté, inventent le béton armé. Joseph Lambot, ingénieur, avait réalisé des barques en béton armé. Dans son brevet déposé le 15 janvier 1855 à Marseille il décrivait ainsi son invention : Mon invention a pour objet un matériau nouveau servant à remplacer le bois en construction navale et partout ailleurs où il est confronté à l’humidité, comme les planchers en bois, les réservoirs d’eau et les bacs à plantes. Ce nouveau matériau de substitution consiste en un treillis métallique constitué de barres et d’étrésillons ligaturés entre eux ou assemblés en une corbeille de forme déterminée. Je donne à ce treillis la forme la plus adaptée à l’objet que je veux produire et le noie ensuite dans du ciment hydraulique, ce qui règle aussi le problème des joints éventuels.

Joseph Lambot appelle ce nouveau matériau le ferciment. Son bateau-ciment et son brevet passent inaperçus dans le fourre-tout de l’exposition universelle de 1855.

Joseph Monier était au départ un simple jardinier, dont les employeurs avaient remarqué l’inventivité ; des postes avec de plus en plus de responsabilité lui avaient permis de suivre des cours du soir. Son invention aura pour première application des caisses pour l’horticulture. Il déposera des brevets, lesquels seront mis en œuvre par de nombreuses entreprises : techniquement, l’invention du béton est une success story compris pour l’entreprise que créera Joseph Monier, mais qui fera faillite en 1888, faute d’avoir su se faire payer les revenus de ses brevets. La justice, saisie pour déterminer la paternité de l’invention, lui donnera raison : Attendu qu’en 1878, un sieur Monier, qui avait pris le 3 novembre 1877 un brevet pour diverses applications du ciment armé (avec lequel) il composait sa poutre de deux barres de fer, l’une supérieure, l’autre inférieure, reliées ensemble par des tiges de fer … il apparaît dès lors, que le brevet de Monier constitue une véritable antériorité au brevet Hennebique dont il doit faire prononcer la nullité. Mais cela ne l’empêchera pas de mourir proche de la misère.

Claude Bernard définit l’homéostasie : le foie peut stocker et libérer dans le sang des matières sucrées pour maintenir le taux de glucose à une valeur constante.

Création de l’école d’horlogerie de Cluses : elle permettra entre autre de gagner un peu d’indépendance vis à vis de Genève, dont l’industrie horlogère fait travailler la vallée en sous-traitance depuis environ 150 ans. Louis Carpano, venu du Piémont, en sera en 1851 un des premiers élèves mais il en aurait fallu bien plus pour qu’il accepte de prendre la nationalité française après le rattachement de la Savoie à la France, en 1860. Il restera citoyen du Royaume de Piémont Sardaigne, puis Italien. Les Établissements Carpano donnèrent naissance par après à l’une des gloires industrielles de la vallée de l’Arve : le moulinet de pêche Mitchell.

Maria Dolores Eliza Gilbert, alias Lola Montes, aventurière irlandaise qui affichait déjà à son tableau de chasse Liszt, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, avant  que de devenir la sulfureuse danseuse dont s’était épris Louis I° de Bavière, est priée de quitter Munich avant d’avoir asséché purement et simplement le trésor public : non seulement elle avait acquis la nationalité bavaroise mais en plus avait été anoblie : baronne de Rosenthal, puis comtesse de Landsfeld ; des ministres avaient démissionné, nombre de sujets se dressaient contre leur roi bien aimé. Du beau travail de diablesse, jusqu’à provoquer finalement l’abdication du roi qui partit avec elle, car elle était revenue  déguisée en homme ! C’est son fils Maximilien II qui monta sur le trône. Max Ophüls en fera un film en 1955 avec Martine Carole dans le rôle titre et Peter Ustinov. Après cette vie bien remplie, elle mourra à New York à 39 ans,  et laissera son portrait dans une autobiographie : Une femme qui assume son indépendance et sa capacité à s’autosuffire pour affirmer sa propre individualité et défendre avec les moyens que Dieu lui a donnés son droit à une juste part des privilèges de ce monde. 

File:Lola Montès (NYPL b12145906-5237625).jpg - Wikimedia Commons

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Sir Georges Everest, colonel de l’armée des Indes, géodésien (1790-1866) est chargé depuis 1808, au sein du Survey of India de l’établissement de la cartographie de l’Inde. Il donne au plus haut sommet du monde, à 8 880 m. le code de Peak V, – ses coordonnées sur la carte -. L’histoire lui préférera le sien. Les Népalais l’appellent Sagarmatha, celui dont la tête touche le ciel, et les Chinois Chomolonga.

China and Tibet scenery - Stephen Axford | Tibet, Scenery, Everest

 

En Russie, au procès des Petrachevski, Dostoïevski est condamné à mort avec 14 autres écrivains – toute la bande socialiste –, accusés d’avoir tenu des propos socialistes et fouriéristes : ils vont être graciés au pied de l’échafaud, la condamnation n’était qu’un simulacre destiné à les effrayer : c’était seulement pour rire, disaient les juges. Exilé tout de même 4 ans en Sibérie, il publiera en 1861 ses Souvenirs  de la maison des morts : Il y a ici un monde à part, différent de celui que nous connaissons, avec des lois, des mœurs, des coutumes particulières : c’est la maison des morts vivants – une vie à part et des hommes à part. Et c’est ce coin à part que je vais décrire.

Giuseppe Verdi compose Inno al Re della Patria – hymne au Roi de la Patrie – … le roi de la Patrie, tel que le voyait alors Verdi, c’était Ferdinand II de Bourbon, qui était alors le souverain le plus en vue de l’Italie : catholique conservateur, mais grand entrepreneur : il avait mis en route l’industrialisation du royaume des Deux Siciles, inauguré le premier chemin de fer en 1839. Le tsar en personne était venu voir ça ! Mais les grandes puissances avaient toutes l’œil sur l’Italie, l’Autriche comme l’Angleterre et la France. Ses prises de position avaient fait pencher Ferdinand II du côté de la papauté et de la conservatrice Autriche, contre l’Angleterre qui soutenait plutôt le royaume de Piémont Sardaigne. Plus tiraillée, la France avait pris le parti de la défense du pape mais pas du royaume des Deux Siciles. De plus la perspective de se retrouver à la tête d’une Italie unifiée ne l’enchantait pas : il s’était déjà donné beaucoup de mal pour assainir les finances de son royaume ; il ne voulait pas prendre la charge d’un royaume endetté comme l’était le Piémont-Sardaigne. Dans la rivalité qui opposait les deux royaumes, c’est le plus libéral qui finira par l’emporter. Giuseppe Verdi composera alors un hymne à Victor Emmanuel. On ne peut s’empêcher de penser à Claudel qui commencera par composer une ode au maréchal Pétain, avant d’en composer une autre au général de Gaulle ….

21 01 1849

Élections d’une Assemblée Constituante dans les États Pontificaux.

12 03 1849  

Dans le royaume de Piémont, le roi a du faire appel aux partisans de l’unité italienne. Des élections ont eu lieu qui ont amené à la Chambre une majorité mazzinienne favorable à  la guerre contre l’Autriche. Contre l’avis de la hiérarchie militaire, le roi dénonce l’armistice de Salasco.

23 03 1849  

Déjà battue deux jours plus tôt à Mortara, l’armée piémontaise est écrasée par les Autrichiens à Novare. Charles Albert abdique et son fils et successeur Victor Emmanuel II engage des négociations pour conclure la paix. Le pape lance un appel aux nations catholiques pour l’aider à recouvrer son pouvoir temporel.

28 03 1849    

Galop d’essai pour l’unification allemande : Les 568 membres de l’Assemblée de Francfort élèvent à une petite minorité le roi de Prusse Frédéric Guillaume IV à la dignité impériale aux termes d’une Constitution qui est adoptée par 28 des 30 États allemands. Quand l’empereur d’Autriche proteste contre cette remise en cause de sa prééminence traditionnelle, le roi de Prusse, ne voulant pas d’une couronne ramassée dans la rue refuse et le titre et la Constitution. Le Parlement, que quittent les libéraux, déménage alors à Stuttgart d’où il est chassé par l’armée du Wurtemberg. Les troubles reprennent pour imposer la Constitution. Ils sont réprimés dans le sang.

Jacques Attali. Karl Marx ou l’esprit du monde. Fayard 2005.

10 04 1849 

La ruée vers l’or touche la France : Qui s’en souvient encore ? Et pourtant, ce fut un séisme, qui, en 1849, secoua la France, mit Paris en ébullition, ébranla un gouvernement : 40 000 Français, pauvres hères, nobles désargentés, misérables et révolutionnaires mêlés, qui se précipitèrent (ou furent précipités) vers la Californie nouvelle, à l’appel de l’or – parmi eux, 20 000 quarante-huitards, utopistes socialistes, disciples de Fourier, de Cabet, de Saint Simon, rêvant de phalanstère, d’association, de Cité d’Harmonie.

Pendant que de toute l’Europe, d’Allemagne, d’Italie, d’Irlande, d’Europe centrale déferlaient pareillement les déçus de 1848. Et que s’ébranlaient, à travers la Prairie, mormons, quakers, ana­baptistes, presbytériens américains, parfois par villages entiers, pasteur en tête et la Bible à la main pour bâtir la Nouvelle Jérusalem…

C’est dans un climat d’excitation extrême, le 10 avril 1849, que le voilier La Meuse quitte Le Havre, avec à son bord 50 argonautes, direction San Francisco. La foule se presse sur les quais, l’émotion est extraordinaire, les journaux veulent y voir un événement majeur. Et en effet, une ronde incessante de navires va suivre La Meuse, partis du Havre, de Saint-Malo, de Bordeaux, de Marseille, portant toujours plus de songe-creux vers le pays de l’or facile.

La nouvelle s’était répandue en France dès février 1849 : là-bas, en lointaine Californie, on ramassait de l’or à la pelle. Je dis bien ramasser, insistait Moerenhout, le consul de France à Monterey, qui évoquait pour les mineurs des journées de 1 000 à 1 500 piastres chacun.

La terre est mélangée d’or sur une étendue de plusieurs centaines de milles, il faudra des siècles et des millions de travailleurs pour épuiser les gisements, s’extasie Le Constitutionnel, le 15 mai. Et La Presse, le 8 juin : Dans la vaste étendue des gisements aurifères, il y a à peine un mètre de terrain qui ne renferme de l’or.

[…] Partir ! Des compagnies privées se montent par dizaines pour favoriser l’émigration, associations ou mutuelles de travailleurs, exaltant les rêveries philanthropiques, promettant l’extinction du paupérisme, proposant parfois des méthodes d’extraction miraculeuses, fournissant même les cartes des gisements aurifères : la Californienne, la Ruche d’or, le Mineur… Un tourbillon où l’on s’étonne à peine de trouver la société Le Nouveau Monde, au capital de 46 millions de francs (!) fondée par deux avocats rayés du barreau pour abus de confiance, un Corse, Paganelli de Zivaco, qui prétend avoir acheté des terrains au colonel Frémont lui-même, le conquérant et gouverneur de la Californie, et un certain… Christophe Colomb ingénieur naturaliste, membre de la société zoologique de France. Les rêves de l’or ont remplacé les rêves socialistes dans le prolétariat parisien, constate Karl Marx, amer. Pour couronner le tout, une loterie est lancée, dite des lingots d’or, cautionnée par le gouvernement, dont le premier prix est un lingot de 400 000 francs, et dont les bénéfices seront destinés à faire transporter gratuitement en Californie 5 000 émigrants trop pauvres pour faire la traversée – on comprendra très vite que ce moyen a été imaginé pour se débarrasser des gardes mobiles, ces jeunes gens enrôlés en février 1848 dont on s’était servi pour réprimer les émeutes ouvrières de juin, et qui, depuis, criaient à la trahison.

Et la vague enfle toujours, qui déferle mois après mois sur les rives d’une Californie au bord de l’explosion…

Un cauchemar. Pas de quai, ni de jetée, à San Francisco : les Français qui débarquent de La Meuse, le 14 septembre 1849, doivent patauger dans la vase, avec leurs bagages sur le dos. Pas de logements. On transforme les hangars en dortoirs. On se taille des tentes dans les voiles de navires. Des caisses d’emballage on se fait des niches, pour la nuit.

On dort n’importe où, à même les planchers, dans les mangeoires des chevaux. Les rats qui pullulent agressent les dormeurs, trop épuisés pour réagir. On manque de tout, et d’abord de nourriture. Un œuf se vend jusqu’à 1 $. Une pomme de terre, venue de Hawaï, 3 francs ! Des monceaux d’ordures s’entassent aux portes des baraques.

Mais qu’importe ? L’or, seul, occupe tous les esprits, brasse, soulève cette foule venue des quatre horizons, fait de San Francisco une ville en quelques mois.

Dès 1852, un cinquième de la population au moins est français. Citadins, pour l’essentiel, les Français sont les rois de la mode, de la restauration, les madames  françaises tiennent le haut du pavé : on compte bientôt deux théâtres français, deux journaux en langue française. Au point qu’on appellera les kezkidiz ces Français qui ne prennent même plus la peine d’apprendre l’anglais. Et l’on appelle San Francisco le Paris du Pacifique.

La suite ? Inquiets devant cet afflux d’étrangers, les Américains tenteront de le freiner en imposant une taxe aux mineurs venus d’outre Atlantique, le 13 avril 1850. Les Français, exaspérés, se rebelleront, et en mars 1851 éclatera l’insurrection de Mokelumne Hill, décrétée commune libre. Les plus enflammés, constatant que les seuls gardes mobiles constituent déjà une armée supérieure aux forces américaines, rêveront, sinon de conquérir la Californie, du moins de se tailler dans la Sierra Nevada l’espace d’une République idéale – après quelques semaines de panique, tout rentrera dans l’ordre.

La Californie est née de ce fantastique télescopage entre les utopies révolutionnaires de la vieille Europe et les utopies religieuses des mystiques américains. En sorte que l’on pourrait tenir que les révolutions de 1848 ne furent pas un échec, comme on le dit souvent ; elles réussirent, au contraire, mais dans le Nouveau Monde…

Ce qui rend d’autant plus incompréhensible que cette épopée des quarante-huitards français devenus chercheurs d’or soit restée à peu près oubliée.

Michel Le Bris. L’Histoire N° 232 Mai 1999

25 04 1849 

Un corps expéditionnaire de 7 000 hommes commandés par le général Victor Oudinot [fils du Maréchal d’Empire Charles Oudinot] débarque à Civitavecchia, accès de Rome à la mer, sur ordre du président de la République Française élu 4 mois plus tôt : Louis Napoléon. Il va y trouver Garibaldi, nommé général de brigade, dont l’entrée à Rome n’était pas passée inaperçue : Les hommes bronzés par le soleil, avec leurs longs cheveux hirsutes et leurs chapeaux coniques ornés de plumes noires flottantes, avec leurs visages hâves blancs de poussière et encadrés par des barbes incultes, avec leurs jambes nues, se pressaient autour de leur chef monté sur un cheval blanc, parfaitement statuaire dans sa beauté virile.

Gibson, sculpteur anglais

Garibaldi et son état-major sont vêtus de blouses écarlates, de petits chapeaux aux formes les plus variées, sans le moindre insigne et sans s’être encombrés d’ornements militaires. Ils montent avec des selles à l’américaine, se piquent de faire preuve du plus souverain mépris à l’égard de tous les règlements qu’observent les armées régulières et pour tout ce qu’on exige d’elles avec la plus grande sévérité. Suivis de leurs ordonnances, tous venus d’Amérique, les officiers se dispersent, se rassemblent, courent en désordre de droite et de gauche, actifs, irréfléchis et infatigables. Quand la troupe s’arrête pour dresser son campement et se reposer, pendant que les soldats rangent leurs armes en faisceaux, il est beau de les voir sauter à terre et s’occuper chacun de son cheval, personnellement, y compris le général.

Emilio Dandolo, comte milanais, volontaire sous les ordres de Garibaldi.

Le 30 avril, Garibaldi parvient à repousser les Français, puis va arrêter les hommes de Ferdinand II à Palestrina, à Velettri, mais Mazzini, premier ministre le rappelle sur Rome. Le 15 mai arrive Ferdinand de Lesseps, [la diplomatie mène à tout, à condition d’en sortir] chargé par Louis Napoléon de négocier, et il parvient à signer une trêve jusqu’au 4 juin, outrepassant ainsi ses prérogatives, ce qui lui vaudra désaveu.

2 05 1849  

Insurrection à Dresde, en Saxe, à la suite du rejet de la constitution et d’une rumeur d’intervention prussienne. Le roi et ses ministres s’enfuient et les insurgés se retrouvent, pratiquement sans combattre, les maîtres de la ville dès le 4 mai, plus embarrassés que victorieux. Le russe anarchiste Bakounine devient rapidement un des leaders de l’insurrection. Les Prussiens encerclent Dresde et Bakounine, en compagnie de Richard Wagner doit s’enfuir.

1 06 1849

Livingstone est en Afrique australe depuis 1840, envoyé par la Société des missions de Londres, dont il exécute à la lettre les instructions : se familiariser avec les langues et dialectes des indigènes, aider les Noirs à trouver le chemin du christianisme, et lutter contre le fléau du commerce des esclaves. Sur ce sujet il caressera un rêve peu réaliste : les puissances européennes se refusant à régler le problème par elles-mêmes, il fallait attirer au cœur de l’Afrique des commerçants blancs, seuls à même de mettre fin à cette traite ; malheureusement ce cœur de l’Afrique ne recelait, selon les connaissances de l’époque, aucune richesse susceptible d’attirer ces Blancs, d’autant qu’était grand le risque d’y laisser sa vie. Ça ne marche pas ? Essayons donc autre chose : Il entreprit ainsi de créer des fermes modèles au cœur du continent, d’une façon pour le moins expéditive : il achetait lui-même des esclaves pour les libérer et leur dispenser une éducation religieuse. En échange, ces derniers devaient lui être dévoués et travailler durement pour lui.

Catherine Coquery-Vidrovitch. Petite Histoire de l’Afrique La Découverte.2011

Ce sont bien ces puissantes et nombreuses associations philanthropiques qui initièrent ce mouvement missionnaire, qui, en Afrique de l’Est, précéda le colonialisme anglais.

L’envie lui prend d’étendre vers le nord son terrain de mission, à la découverte du lac Ngami, dans le nord du désert du Kalahari : et c’est avec femme et enfants – trois – et deux Anglais qu’il part, faisant vite de la maladie sa compagne obligée, pour le reste de sa vie. En 1852, il atteint le Kouando, un affluent de la rive droite du Zambèze et réalise qu’il mettrait en danger sa famille à vouloir poursuivre avec elle. Il rentre pour les installer en Angleterre et revient vers son centre de gravité : il explore la ligne de partage des eaux entre le bassin du Zambèze, qui se jette dans l’océan indien, et celui du Congo, qui se jette dans l’Atlantique, remarquant que le lac Dilolo alimente les deux bassins. Il se repose de ses fièvres à Saint Paul de Loanda, sur l’Atlantique, pendant trois mois.

C’est la grande époque des missions où les protestants vont exercer un quasi monopole dans le Pacifique, se partager le marché avec les catholiques en Afrique, ces derniers exerçant en Afrique francophone, les premiers en Afrique anglophone. Les Jésuites joueront un rôle primordial en Extrême Orient, et la France pèsera lourd dans la balance : en 1875, sur six mille missionnaires jésuites, plus de quatre mille sont français.  Il leur faudra du temps pour se détacher des motivations coloniales, pour cesser de jouer dans la même cour que les politiques, en se faisant récupérer par eux : les conquistadors avaient fini par admettre que les Indiens avaient une âme, mais ils n’étaient pas allé jusqu’à en faire autant pour les Noirs. De là à continuer à croire qu’il y a des races supérieures, il n’y a qu’un pas…

Sa mise au tombeau avait transformé la Société ignacienne. Imprégnée d‘esprit philosophique au siècle des Lumières, alors avide de s’ouvrir à tous les courants de pensée, de rechercher sa parenté avec toutes les religions antérieures ou lointaines, osant donner dans le figurisme qui l’enracine en Chine aussi bien que dans l’Antiquité, elle ressuscite quarante ans plus tard animée d’une indignation militante, non contre ceux qui l’ont détruite en 1762 et 1773, mais contre ceux qui ont abattu ses bourreaux. Aussi bien le redéploiement de la Compagnie à travers le monde, notamment en Afrique, est-il alors plus impérial, plus dominateur, plus triomphaliste que ne le voulait la très spécifique tradition jésuite : inspiré de l’apostolat du premier François Xavier aux Indes mieux que de la mission conduite au Japon par le nonce aux pieds nus après sa révolution culturelle de 1548.

Évoquant cette période dans la revue Études, l’historien jésuite André Rétif admet que la progression de la Compagnie est alors souvent dépendante de l’expansion politique. Ce qu’exprime plus crûment Adrien Dansette : Derrière les soldats arrivent les missionnaires. Mais ceux qui sont alors en charge de la Société de Jésus ne s’en émeuvent pas outre mesure. Bien au contraire. Ce qu’il s’agit alors de prouver, c’est la vitalité de la Compagnie récemment restaurée et déjà malmenée par Michelet et Gioberti ; c’est aussi la vigueur d’un christianisme alors en butte aux objections ou dénonciations du rationalisme critique de la science. J’avance, donc je suis…

Jésuitisme de combat que celui-là, qui se manifeste par une sorte d’émulation avec les pouvoirs politique et militaire, à coups de bulletins de victoire. Il n’est pas indifférent que la première apparition de la question coloniale dans la revue Études (créée en 1856) soit une lettre écrite de Madagascar par un commandant du génie à un curé de Lorraine et vantant les succès obtenus par les missionnaires en vue de conquérir à la civilisation la population malgache.

[…] Le catholicisme de Pie IX et de la Civiltà Catholica [Civilisation catholique] n’est pas seulement rétif à tout apport du monde moderne, barricadé dans ce Vatican dont il est devenu le prisonnier ; il recrute, pour son action missionnaire compensatrice, des légions en majorité françaises : en ce temps-là, un jésuite sur quatre est français, deux jésuites missionnaires sur trois le sont aussi.

On a souligné la francisation de la Compagnie en son heure la plus rétrograde depuis des siècles. Il faut relever en même temps le rôle éminent joué dans l’ensemble de l’action missionnaire catholique par les prêtres français. Comme pour le captif semi-volontaire du Vatican, le monde exotique est à la fois une évasion et une revanche aux yeux des jésuites malmenés par la République de Jules Ferry. Cette évangélisation est une opération d’émigrés, matériellement ou spirituellement.

L’officier royaliste Lyautey, considérant avec dégoût le système républicain, s’en va chercher de Madagascar au Tonkin et au Maroc les champs d’action où exercer sa passion de servir : ainsi les jésuites monarchistes endoctrinés par les pères Ramière et de Scorraille s’en vont prêcher la parole sacrée loin des sentines du laïcisme démocratique, qui ne leur laisse pas toujours d’autre choix.

De cette force centrifuge qui fait s’élancer à travers le monde les prosélytes en robe noire, le Saint-Siège romain se loue sans réserve. Pie IX y trouve les raisons de raviver une francophilie quelque peu altérée par les palinodies de Napoléon III à propos de la question romaine, et par l’avènement à Paris de la république anticléricale. Pour un peu, le pape du Syllabus bénirait ces Paul Bert et ces Gambetta qui le fournissent en apôtres d’autant plus ardents qu’ils ont en quelque sorte, derrière eux, brûlé leurs vaisseaux.

Voués au commerce des barbares exotiques par la rage des persécuteurs métropolitains ? Ce serait trop simple. Car on voit bientôt se dessiner un très curieux phénomène de convergence outre-mer. Le jésuite tant odieux au politicien radical entre Dunkerque et Perpignan lui devient presque aimable sous d’autres cieux. L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation ! la formule est de Gambetta, et elle restera une référence fondamentale pour les proconsuls, très souvent radicaux, qui représentent la République à Hanoï ou à Dakar.

Persuadés que ces éducateurs catholiques forment des cadres dociles pour la colonie en construction, et que leur action sociale coupe court à la montée du nationalisme plus ou moins révolutionnaire, des gouverneurs aussi barbus que les missionnaires subventionnent écoles chrétiennes et hôpitaux catholiques. Jules Ferry a financé les œuvres de Mgr Augouard de Brazzaville. Sous le ministère Combes, précise Adrien Dansette, les instituts missionnaires émargeaient au budget.

C’est un jésuite fameux et peu enclin à ménager la République, le R.P. Doncœur, qui devait, en 1925, rendre l’hommage le plus sonore à cette coopération exotique entre le radicalisme et le jésuitisme, d’autant plus frappant qu’il a trait à un personnage emblématique du laïcisme français, Edouard Herriot : Je ne suis pas sûr des intentions qui dictaient à M. le président du Conseil un beau mot qu’il a récemment prononcé, mais c’est une joie de le faire nôtre en lui donnant un sens magnifique : Non, disait-il, ce n’est pas le catholicisme qui en Orient sert la France, c’est la France qui y sert le catholicisme.

On sera aussi prudent que Paul Doncœur sur les intentions auxquelles obéissait en 1925 le président du Parti radical, alors chef de la diplomatie française, pour nouer ainsi les deux forces romaine et impériale. Le fait est que la convergence est déclarée de part et d’autre, ou avouée. Paris ne se réclame pas seulement du mandat confié par la Société des Nations pour régenter le Levant, il excipe de ce qu’on appelle son protectorat sur les missions du Proche-Orient et de Chine. Intérêts coloniaux et positions religieuses sont étroitement imbriqués.

Ce qui provoque, ici et là, de Beyrouth à Pékin, des confusions dont les jésuites ne sont pas exempts. C’est l’un d’eux, le R.P. Bizeul, qui écrit en 1910 ces lignes surprenantes à propos de la Chine : …Quand la cour de Pékin demandera des prédicateurs, quand le tribunal des Rites aura agréé une Constitution dont les articles relatifs au christianisme agréent au pape, alors la Chine pourra voir l’aurore de son émancipation…

Ainsi, pour ce jésuite, pour ce lointain successeur de Ricci et d’Amyot, la Chine ne serait émancipée (louable préoccupation…) que quand le pape romain aurait agréé un texte émanant de la plus haute autorité intellectuelle de l’empire du Milieu ! Stupéfiante inversion de la valeur des mots, ou des concepts, venant d’un jésuite. Ô discernement…

La grande affaire, en effet, ce n’est pas tant l’imbrication entre le politique et le religieux, l’ordre spirituel et le pouvoir colonial – si infectieuse qu’elle puisse être, et fertile en abus ou forfaitures de tous ordres -. La grande affaire, c’est, plantée au cœur de l’homme de mission, le nationalisme, le complexe de supériorité, l’esprit de domination. C’est donc son aptitude à s’en libérer, à faire prévaloir en lui le sens de l’universel, et la simple charité.

Typique de l’état d’esprit de certains jésuites au pays si puissamment marqué et aimé par leurs aînés Ricci, Schall et Lecomte est cette notation d’un père supposé ami des Chinois, datant de 1875, et qualifiée, soixante-dix ans plus tard, d’incroyable dans Études, revue de la Compagnie : Les mœurs, le caractère, les instincts du peuple chinois ne m’ont jamais paru capables de soutenir une comparaison quelconque avec la loyauté, le dévouement, les qualités naturelles du peuple français. Eh oui… (Nous verrons qu’à propos des Chinois il n’est pas jusqu’à Pierre Teilhard de Chardin qui, dans son Journal, ne se laisse aller lui-même à des confidences certes moins absurdes, mais guère mieux inspirées par le discernement ignacien.) Périlleux terrain.

Comment s’étonner de telles manifestations de complexes de supériorité nationalistes quand le pape Léon XIII jugeait bon de déclarer en 1901 : Si admirable est l’activité des congrégations françaises qu’elle n’a pu rester circonscrite aux frontières nationales et qu’elle est allée porter l’évangile jusqu’aux extrémités du monde et, avec l’évangile, le nom, la langue, le prestige de la France. Jeux olympiques, Alliance française, palmes académiques ou ruban bleu ? Vue sous cet angle, la question missionnaire risque de se transformer en tournoi des Cinq Nations.

[…] On s’indigna, dans la Compagnie, des critiques virulentes déclenchées en 1907 contre le nationalisme des missionnaires par le chanoine Joly : car il s’était trouvé un prêtre, au moins un, pour dénoncer comme autant d’anomalies que les missionnaires dussent leur sauvegarde à des canonnières et des garnisons, à des consuls qui menaçaient d’employer la violence (et qui l’ont fait) en cas de mauvais traitements, à des gouvernements qui mêlaient habilement prétexte religieux et ambitions commerciales et politiques ; et pour s’étonner que d’autres pères puissent se féliciter que la pax britannica favorisât si bien les progrès du christianisme en Inde, alors que les novateurs, Gandhi en tête, pourraient mettre des limites à la liberté des conversions.

Bien sûr, des voix s’élèvent pour troubler une si bonne conscience. Dès la fin du XIX° siècle, à Hanoï, Mgr Puginier répliquait à Francis Garnier qui le priait de soutenir son opération conquérante : … Si je suis Français, je dois me souvenir aussi que je suis évêque du Tonkin. Veuillez donc ne rien me demander qui puisse faire tort au gouvernement annamite, car je ne pourrais jamais m’y prêter, me devant à ma patrie d’adoption aussi bien qu’à mon pays d’origine.

Mgr Puginier n’est pas membre de la Société de Jésus, mais, au sein de la Compagnie, la résistance au nationalisme apostolique s’affirme au début du siècle. On trouve dans Études, en 1909, un très curieux article où le spécialiste de ces questions, le R.P. Alexandre Brou, pose clairement la question : les missionnaires ont-ils le droit d’être patriotes ? Formulée ainsi et à une époque où approche, dans l’esprit de tous, le grand défi, la réponse ne peut être que positive. Mais elle est nuancée. Elle le sera plus encore, formulée par le même auteur, vingt ans plus tard : car, entre-temps, le pape Benoît XV aura publié l’encyclique Maximum illud.

C’est en 1919, au lendemain d’une guerre au cours de laquelle le souverain pontife s’est astreint à une neutralité naturelle, mais assez marquée pour lui avoir valu de se faire traiter de boche par des agités de l’Action française, que paraît ce texte. Charte politique des missions, il tend à les libérer des pulsions et carcans nationaux, leur enjoint de se fixer un idéal supranational et dénonce, chez certains, un esprit qui témoigne de moins d’empressement pour les intérêts du royaume de Dieu que pour ceux de leur propre nation et de la négation du principe évangélique : Oublie ton peuple et la maison de ton père. En dépit des murmures chauvins entendus de part et d’autre de toutes les frontières, c’est un nouveau cours qui est tracé là et sera tenu pour un mot d’ordre.

En se fondant sur ce texte de référence, les publications jésuites (Civiltà Cattolica, qui a fait taire son intégrisme conquérant de naguère, et Études, qui retourne à son prudent libéralisme originel) rejetteront en 1927 les sollicitations de l’auteur de Défense de l’Occident, Henri Massis, disciple de Maurras, qui voudrait entraîner l’Église dans une nouvelle croisade contre les diverses formes de  sémitisme et d’exotisme plus ou moins oriental, au nom d’un Occident supposé chrétien.

La riposte du R.P. Lebreton, dans Études, est sèche : L’Église catholique vivifiera toutes les nations de l’humanité. Elle ne leur imposera pas le moule uniforme de la civilisation occidentale ; elle se complaira dans la diversité de leurs dons et de leurs génies ; elle aimera, transformée par l’esprit du Christ, la ténacité chinoise et la courtoisie chevaleresque des Japonais, et même les humbles traditions des peuplades du Dahomey et de la Côte-d’Ivoire…

Ce même, ce humbles, ce peuplades… Les pères de ce temps-là eussent gagné à relire (ou à lire…) leur Ricci et leur Montoya ! Mais tout de même, un effort s’amorçait vers la compréhension et le respect, des mains se tendaient : les pères du XX° siècle allaient inventer le mot d’inculturation, sinon la chose. Ils allaient tenter d’être aussi modernes que François Xavier ou Roberto de Nobili…

Les jésuites n’avaient plus le privilège de l’innovation : en 1930, lors des Semaines sociales de Marseille, était posé le problème de la justification morale et théologique de la colonisation, et l’un des initiateurs de ces rencontres, Joseph Folliet, publiait sur ce thème un livre presque aussi hardi que, trois siècles plus tôt, celui de Francisco de Vittoria – rejetant toute forme de domination de l’homme par l’homme et d’une nation sur une autre. C’est onze ans plus tard que le père de Lubac publiera une étude sur le fondement théologique des missions rappelant les principes relatifs au salut des infidèles sans poser les questions concrètes des rapports entre colonisé et colonisateur, entre celui-ci et l’évangile.

Jean Lacouture. Jésuites. Les Conquérants. Seuil 1991

3 06 1849  

Le général Oudinot, anticipant de 24 heures la fin de la trêve signée par de Lesseps lance son attaque sur Rome. La bataille va faire rage jusqu’au 2 juillet. L’Assemblée confie alors les pleins pouvoirs à Rosseli et Garibaldi, lequel rassemble sur la place Saint Pierre tous ceux qui acceptent de poursuivre le combat.

Au milieu de la foule ondoyante qui se pressait et se déversait de la via del Borgo sur la place Saint Pierre, nous vîmes le panache noir de Garibaldi. Entouré non pas de ses officiers d’état-major – car ceux-ci se trouvaient mêlés au public et s’efforçaient inutilement de se rassembler -, mais de bourgeois et de femmes qui se pressaient autour de lui, il n’atteignit qu’à grand peine et lentement l’obélisque égyptien qui se dresse au centre de la place. Là, il s’arrêta, fit faire volte face à son cheval, et, quand son état-major se fut rassemblé autour de lui, il leva la main pour demander à la foule de cesser ses acclamations. Celles-ci retentirent encore avec plus d’éclat, puis un profond silence se fit sur toute la place. Le moment était solennel et l’attitude de cette foule innombrable qui s’étendait devant nous était en parfaite harmonie avec les souvenirs historiques de la grande place où il se trouvait.

Jan Philip Koelman, peintre

La fortune, qui  nous a trahi aujourd’hui, nous sourira demain. Je sors de Rome. Que ceux qui veulent continuer la guerre contre l’étranger viennent avec moi. Je n’offre ni paye, ni quartier, ni salaires ; j’offre la faim, la soif, des marches forcées, des batailles et la mort. Que ceux qui ont le nom de l’Italie dans le cœur, et pas seulement sur le lèvres, me suivent.

Mais une fois franchie la porte de Rome, un pas en arrière sera un pas de mort.

Garibaldi

Rome était perdu pour la République, pour les partisans de l’unité : Pie IX pouvait revenir de Gaète, ce qu’il fera quelques mois plus tard. Le projet de Garibaldi était pour le moins téméraire : cerné par 40 000 Français, 20 000 Napolitains, 15 000 Autrichiens, 9 000 Espagnols et 2 000 Toscans, soit 86 000 soldats ! il ne pouvait pas tenir longtemps ; malgré quelques succès, les désertions le mirent sur la pente qui menait à la reddition, laquelle se fit dans la petite République de Saint Marin, le 31 juillet. Déguisée en homme, Anita, enceinte, l’avait rejoint à Rome et allait le suivre jusqu’au bout. Car, après la reddition à Saint Marin, il se remit en route avec le projet de prendre Venise aux Autrichiens : elle fut terrassée en trois jours par la fièvre et mourut le 4 août 1849 sur une charrette, près de la côte adriatique à Chiavica di Mezzo, sur la rive gauche du Pô de Primaro. Lui-même ira se réfugier le 5 septembre en lieu sûr : Porto Venere, dans le golfe de La Spezia.

15 06 1849

Émeutes à Lyon capitale de la France rouge. Première protection légale des animaux.

9 07 1849 

Quelques jours plus tôt, Victor Hugo a alerté les députés sur l’urgence qu’il y avait à combattre la misère : la question vient en débat en séance plénière à la Chambre des députés. Victor Hugo monte à la tribune, face à 650 députés : Messieurs, j’entends dire à tout instant, et j’ai entendu dire encore tout à l’heure autour de moi, au moment où j’allais monter à cette tribune, qu’il n’y a pas deux manières de rétablir l’ordre, [qu’] il n’y a de remède souverain que la force, qu’en dehors de la force tout est vain et stérile.

Il faut profiter de l’ordre […] pour substituer à l’aumône qui dégrade l’assistance qui fortifie […]. Donner à cette assemblée pour objet principal l’étude du sort des classes souffrantes, c’est-à-dire le grand et obscur problème posé par février [1848] […] Eh bien! messieurs, disons-le, et disons-le précisément pour trouver le remède, il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les temps il y a le malaise éternel propre à l’infirmité humaine ; il y a l’aspiration à un sort meilleur. […] Il y a des détresses très vives, très vraies, très poignantes, très guérissables. […] l’homme du peuple aujourd’hui souffre avec le sentiment double et contradictoire de sa misère résultant du fait et de sa grandeur résultant du droit. Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. […] Il y a dans Paris, dans ces fau­bourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’en­fuissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver. […] Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire, que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! Messieurs, songez-y, c’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites maintenant des lois contre la misère !

17 08 1849   

Louis-Napoléon, président de la République Française, écrit au lieutenant-colonel Edgar Ney, membre du corps expéditionnaire français à Rome : La République française n’a pas envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne. […] Lorsque nos armées firent le tour de l’Europe, elles laissèrent parfois comme trace de leur passage la destruction des abus de la féodalité et les germes de la liberté. Il ne sera pas dit qu’en 1849 une armée française ait pu agir dans un autre sens et avec d’autres résultats.

21 08 1849 

Invité au Congrès de la Paix, Victor Hugo se fait visionnaire : Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ! Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu !

Victor Hugo. Extraits de son discours au Congrès de la Paix

26 08 1849  

La parenthèse libérale s’est refermée, expulsant les principaux protagonistes, et pratiquement tout ce monde arrive à Londres où on leur demande seulement de ne pas menacer la Couronne : l’Italien Mazzini, le Français Louis Blanc, l’Allemand Kinkel, le Hongrois Kossuth, et des milliers d’autres moins connus. C’est ce jour-là qu’y arrive aussi Karl Marx, plus fauché que jamais, parlant anglais mais l’écrivant à peine. Sa femme, ses trois enfants et la bonne, Hélène Demuth, encore à Trèves, ne vont pas tarder à le rejoindre.

À Venise, le républicain Daniele Manin capitule face aux autrichiens qui assiègent la ville depuis 18 mois.

août 1849 

Massimo d’Azeglio a négocié pour le compte du royaume de Piémont un traité de paix avec Vienne : le royaume est ramené à ses frontières de 1815, doit payer de lourdes indemnités à Vienne mais encore à Parme et Modène. Les génois désavouent le roi. La répression autrichienne va s’abattre sur tout le pays. On pend et on fusille partout.

19 10 1849

Devant ses collègues de l’Assemblée législative, Victor Hugo prend position sur la question romaine :  Ce qui n’est pas possible, c’est que cette France ait engagé une des choses les plus grandes et les plus sacrées qu’il y ait dans le monde : son drapeau ; c’est qu’elle ait engagé, ce qui n’est pas moins grand ou moins sacré, sa responsabilité morale devant les nations […] c’est qu’elle ait fait tout cela pour rien

30 10 1849 

Frédéric Chopin est mort le 17 octobre. Il avait 39 ans. Mais, pour laisser à ses proches le temps de venir, les obsèques en l’église de la Madeleine ont été reportées à ce jour. Trois mille personnes sont venues, mais pas George Sand. On joue le Requiem de Mozart, mais, pour que les femmes puissent chanter, elles ont dû bénéficier d’une dérogation de l’évêque à condition d’être cachées par un rideau de velours noir ! Conformément à ses vœux, son corps ira au Père Lachaise mais son cœur, prélevé par un légiste, sera emporté en Pologne par sa sœur Ludwika pour reposer en l’église Sainte Croix de Varsovie.

14 12 1849 

La chasse aux rats est ouverte : C’est dans la nuit du 14 décembre qu’a commencé dans les rues souterraines de Paris la grande chasse aux rats qu’on y fait quatre fois par an. Jusqu’à ce jour, plus de 250 000 de ces animaux ont été pris, et l’on pense qu’avant le jour de l’an le nombre s’en élèvera à 600 000 . […] Les quartiers qui ont le plus fourni d’aliments à cette chasse sont les environs des Halles ; les rues qui avoisinent la Seine, les marchés, les abords de la petite rivière la Bièvre, la rue Pascal, dans le Faubourg Saint Marceau, ont donné aux chasseurs des résultats effrayants. C’est dans la Seine, à l’île des Ravageurs, que tous ces animaux ont été étouffés et dépouillés.

Le Siècle du 19 décembre 1849

1849 

À l’initiative d’Arago, directeur général des Postes, le premier timbre est mis en service en France, 9 ans après l’Angleterre : c’est désormais l’expéditeur qui paie ; c’était jusqu’alors le contraire. Le timbre représente Cérès, déesse grecque des moissons et de l’abondance symbolisant la liberté. Lui succéderont en 1852, Louis Napoléon Bonaparte, en 1876, Commerce et Paix, en 1903 la Semeuse, en 1945 la Marianne de Gandon, en 1967 celle de Cheffer, en 1982, la Liberté de Delacroix, en 1989 la Marianne du Bicentenaire et en 1997, la Marianne du 14 juillet, dessinée par Ève Luquet.

Hippolyte Fizeau, physicien met au point une méthode de mesure de la vitesse de la lumière en utilisant une roue dentée tournant à vitesse constante vers laquelle les rayons lumineux passant entre les dents sont réfléchis. La distance utilisée entre le miroir et la roue est proche des 8 000 m qui séparent le mont Valérien à Suresnes de Montmartre. Si la roue s’est décalée d’une demi-dent au retour du rayon, elle occulte la lumière, ce qui permet de connaître sa vitesse connaissant la distance et la vitesse de rotation de la roue. Cela lui donne une valeur pour la vitesse de la lumière proche de 315 300 000 m/s. On est tout près de la valeur exacte : 299 792 458 m/s.

On est au maximum du nombre de relais de poste avec 2 057 mais l’arrivée du chemin de fer va marquer le déclin puis la fin de nombreux transports à cheval, dont la poste ; et aussi par exemple,  les chasse-marées, qui partaient de Dieppe vers 17 h, avant la fermeture des portes de la ville, et mettaient de 12 à 17 heures pour apporter le poisson à Paris via Rouen, soit 35 lieues, à peu près 160 km. Le chemin de fer Dieppe-Paris avait été inauguré en 1848. Ils s’arrêtaient toutes les 7 lieues, dans les maisons rouges, nom alors donné aux relais. Un quart d’heure, pas plus et on repartait avec des chevaux frais, à une moyenne horaire, de 14.5 km. Une voiture pouvait charger jusqu’à 5 tonnes ! Le conducteur montait à cru l’un des – jusqu’à six –  chevaux de l’attelage.

Les suites de la révolution de 1848 en Allemagne l’ont rendue infréquentable pour Paul Julius Reuter, né Israël Beer Josaphat : il est allé travailler chez Havas à Paris, a crée sa société, a fait faillite et s’est rabattu sur Aix la Chapelle, où il crée l’agence Reuter : 200 pigeons voyageurs comblant le trou de télégraphe entre Aix et Bruxelles : les pigeons vont plus vite que le train, et lui donnent donc une longueur d’avance dans la transmission des informations. En 1851 le télégraphe remplacera les pigeons, mais l’affaire était lancée, et il crée l’Agence Reuter de Londres qui va consacrer son succès.

Rétablissement du contrôle pour l’accès des peintres au Salon : les mêmes causes produisant les mêmes effets, tout comme en période révolutionnaire, 50 ans plus tôt, sa suppression avait entraîné excès de nombre et défaut de qualité.

Le choléra est de retour : environ 100 000 morts, dont 16 165 à Paris, Maréchal Bugeaud inclus. En Angleterre, John Snow, médecin, pense que la maladie est due à un agent de type microbien se répandant par le biais d’un contact direct avec des matières fécales, du linge souillé ou de l’eau contaminée, thèse iconoclaste par rapport à celle existant jusqu’alors, selon laquelle les agents sont des miasmes provenant de la décomposition des matières organiques. Quatre ans plus tard, le choléra touchera pour la troisième fois l’Angleterre et John Snow validera méthodiquement sa théorie : il constate que la maladie touche en priorité des personnes vivant dans la précarité ; il connaît les deux principales compagnies qui approvisionnent Londres en eau ; il sait que la Lambeth Waterworks a changé depuis peu de source d’approvisionnement en optant pour une source plus éloignée, donc moins polluée tandis que la Southwark Vauxhall Water continue à la prélever au cœur de la cité, là où la pollution est la plus forte. Il entreprend le recensement géographique des cas mortels et, les distingue selon le lieu de leur approvisionnement en eau : ils sont majoritaires parmi ceux qui s’approvisionnent aux points appartenant à la Southwark Vauxhall Water : donc la voie de propagation est bien l’eau polluée par les déjections. Pour enfoncer le clou, il repère une borne à Soho, autour de laquelle la mortalité due au choléra est élevée, obtient des autorités qu’ils enlèvent la poignée de cette pompe : le changement de lieu d’approvisionnement entraîne très vite une nette régression du choléra dans le quartier.

Au Gabon, l’amiral Bouet-Willaumez fonde Libreville, peuplée d’esclaves libérés saisis sur les négriers clandestins.

George Augustus Selwyn est évêque de Nouvelle Zélande : une erreur du scribe de ses lettres patentes lui a placé les limites de son diocèse entre le 50° S et le 34° N : il a ainsi toute l’Océanie sous sa juridiction. Et ça ne lui fait pas peur : une fois bien organisé son diocèse néo-zélandais, il acquit un petit schooner, l’Undine, à bord duquel il entreprit des tournées annuelles, des Nouvelles Hébrides aux Salomon. Cherchant soigneusement à ne pas être assimilé aux nombreux trafiquants de bois de santal et d’holothurie, il fuyait leur passage et, pour aborder les îles inconnues, y arrivait… à la nage, portant à la main les présents de bienvenue : il n’y avait rien de mieux pour susciter la confiance.

En Angleterre, la mécanisation de l’industrie textile creuse un insurmontable écart entre les rendements : un ouvrier anglais produit 350 à 400 fois plus de fil qu’un artisan indien avec son rouet.

15 01 1850

Le projet de loi de M. de Falloux, ministre de l’Instruction Publique, est mis en discussion à l’Assemblée législative ; il vise à rendre aux congrégations le droit d’enseigner. Victor Hugo se livre à un réquisitoire en règle contre les Jésuites, sans craindre à aucun moment de proférer maintes absurdités, à l’instar de Michelet : Ce projet, tout empreint de certaines rancunes, timbre toutes les pièces de théâtre sans exception, Corneille aussi bien que Molière. Il se venge du Tartufe sur Polyeucte. (Rires et applaudissements) Il poursuit le théâtre autant que le journal, et il voudrait briser dans la main de Beaumarchais le miroir où Basile s’est reconnu. (Bravos à gauche) […] Il crée un privilège de circulation au profit de cette misérable coterie ultramontaine à laquelle est livrée désormais l’instruction publique. (Oui! Oui!) Montesquieu sera entravé, mais le père Loriquet sera libre.

…Quant à nos adversaires jésuites, quant à ces zélateurs de l’Inquisition, quant à ces terroristes de l’Église (applaudissements), qui ont pour argument d’objecter 93 aux hommes de 1850, voici ce que j’ai à leur dire :

Cessez de nous jeter à la tête la Terreur et ces temps où l’on disait : Divin cœur de Marat ! divin cœur de Jésus ! Nous ne confondons pas plus Jésus avec Marat que nous ne le confondons avec vous ! Nous ne confondons pas plus la Liberté avec la Terreur que nous ne confondons le christianisme avec la Société de Loyola ; que nous ne confondons la croix du Dieu-agneau et du Dieu-colombe avec la sinistre bannière de saint Dominique ; que nous ne confondons le divin supplicié du Golgotha avec les bourreaux des Cévennes et de la Saint-Barthélemy […]; que nous ne confondons la religion, notre religion de paix et d’amour, avec cette abominable secte, partout déguisée et partout dévoilée, qui, après avoir prêché le meurtre des rois, prêche l’oppression des nations (Bravo ! bravo !) ; qui assortit ses infamies aux époques qu’elle traverse, faisant aujourd’hui par la calomnie ce qu’elle ne peut plus faire par le bûcher, assassinant les renommées parce qu’elle ne peut plus brûler les hommes, diffamant le siècle parce qu’elle ne peut plus décimer le peuple, odieuse école de despotisme, de sacrilège et d’hypocrisie, qui dit béatement des choses horribles, qui mêle des maximes de mort à l’évangile et qui empoisonne le bénitier ! (Mouvement prolongé. Une voix à droite : Envoyez l’orateur à Bicêtre !)

…Et quant au parti jésuite, puisque je suis provoqué à m’expliquer sur son compte (bruits à droite) ; quant à ce parti qui, à l’insu même de la réaction, est aujourd’hui l’âme de la réaction ; à ce parti aux yeux duquel la pensée est une contravention, la lecture un délit, l’écriture un crime, l’imprimerie un attentat ! (bruit) quant à ce parti, qui ne comprend rien à ce siècle, dont il n’est pas ; qui appelle aujourd’hui la fiscalité sur la presse, la censure sur nos théâtres, l’anathème sur nos livres, la réprobation sur nos idées, la répression sur nos progrès, et qui, en d’autres temps, eût appelé la proscription sur nos têtes (C’est cela! bravo !), à ce parti d’absolutisme, d’immobilité, d’imbécillité, de silence, de ténèbres, d’abrutissement monacal ; à ce parti qui rêve pour la France, non l’avenir de la France, mais le passé de l’Espagne, il a beau rappeler complaisamment ses titres historiques à l’exécration des hommes ; il a beau remettre à neuf ses vieilles doctrines rouillées de sang humain ; il a beau être parfaitement capable de tous les guets-apens sur tout ce qui est la justice et le droit ; il a beau être le parti qui a toujours fait les besognes souterraines et qui a toujours accepté dans tous les temps et sur tous les échafauds la fonction de bourreau masqué ; il a beau se glisser traîtreusement dans notre gouvernement, dans notre diplomatie, dans nos écoles, dans notre urne électorale, dans nos lois, dans toutes nos lois, et en particulier dans celle qui nous occupe ; il a beau être tout cela et faire tout cela, qu’il le sache bien, et je m’étonne d’avoir pu moi-même croire un moment le contraire, oui, qu’il le sache bien, les temps où il pouvait être un danger public sont passés ! (Oui ! oui !)

Oui, énervé comme il l’est, réduit à la ressource des petits hommes et à la misère des petits moyens, obligé d’user pour nous attaquer de cette liberté de la presse qu’il voudrait tuer, et qui le tue (applaudissements !), hérétique lui-même dans les moyens qu’il emploie, condamné à s’appuyer, dans la politique, sur des voltairiens qui le raillent, et dans la banque sur des juifs qu’il brûlerait de si bon cœur ! (explosion de rires et d’applaudissements) balbutiant en plein XIX° siècle son infâme éloge de l’inquisition, au milieu des haussements d’épaules et des éclats de rire, le parti jésuite ne peut plus être parmi nous qu’un objet d’étonnement, un accident, un phénomène, une curiosité (rires), un miracle, si c’est là le mot qui lui plaît (rire universel), quelque chose d’étrange et de hideux comme une orfraie qui volerait en plein midi (vive sensation), rien de plus. Il fait horreur, soit ; mais il ne fait plus peur ! Qu’il sache cela, et qu’il soit modeste ! Non, il ne fait pas peur ! Nous, nous ne le craignons pas ! Non, ce parti jésuite n’égorgera pas la liberté, il fait trop grand jour pour cela ! (Longs applaudissements).

*****

Une des marques de la politique française fut que l’antijésuitisme en resta longtemps une composante permanente. L’affaire Dreyfus met en lumière le rôle du R.P. du Lac, confesseur du général de Boisdeffre, qui fut l’un des parrains de la machination. La crise de la séparation de l’Église et de l’État fait apparaître à cru l’influence de la Société de Jésus sur l’enseignement confessionnel. Et il n’est pas jusqu’à l’immense imbroglio d’où devait jaillir la Première Guerre mondiale qui ne donne de multiples occasions de les mettre en cause, soit en raison de l’influence qu’ils exercent sur le pape Benoît XV que l’opinion française tient pour pro-allemand, soit même du fait de leur participation à la grande intrigue entre Vienne, Saint-Pétersbourg, Berlin et Paris.

Un certain Bedouce, qui allait devenir l’un des fondateurs de la SFIO, raconte que trois heures avant sa mort, le 31 juillet 1914, Jean Jaurès, tentant une dernière démarche en faveur de la paix au Quai d’Orsay où l’avait reçu le sous-secrétaire d’État Abel Ferry et n’en recueillant que des confidences désespérées (il est trop tard), aurait lancé, en quittant le ministère : C’est encore un coup des jésuites !

Ce qui démontre qu’au moment où l’extrême émotion fait craquer les barrières et les structures de la raison, il n’est pas de si grand esprit qui n’ait besoin de mettre en cause l’éternel bouc émissaire, l’homme noir venu de dessous terre pour jeter l’un contre l’autre l’empereur luthérien de Berlin, celui, orthodoxe, de Saint-Pétersbourg, le souverain anglican et les très laïques Raymond Poincaré et René Viviani…

Quand de telles obsessions viennent hanter, aux heures extrêmes, les plus sages, comment ne tarauderaient-elles pas des cerveaux moins solides ?

Jean Lacouture. Jésuites. Les Conquérants. Seuil 1991

Quand l’opposition n’a rien à dire, elle parle des jésuites.

Benjamin Constant

25 03 1850 

L’Allemand Heinrich Barth, en compagnie de son compatriote géologue Oterweg et de l’Anglais James Richardson, quitte Tripoli pour le sud Sahara : ils vont traverser le Ténéré, puis l’Aïr, arriveront à Agadez, Zinder, où ils se séparent. Ses deux compagnons mourront par après. Il explore les affluents du Tchad, le Logone et le Chari, puis atteint Yola, sur la Bénoué, un affluent du Niger, dont il explore longuement l’intérieur de la boucle. Il sera de retour en Angleterre à l’automne de 1855, publiant deux ans plus tard Travels in Africa, où l’on peut trouver, entre autre, le relevé cartographique d’environ 20 000 km², embrassant le Soudan occidental, le Soudan central et une partie du Sahara.  Il passera 7 mois à Tombouctou, y découvrant d’innombrables manuscrits, autant de preuves d’une civilisation de l’écrit, parmi lesquels un trésor : le Tarikh es-Soudan d’Abderrahmane Saadi qui décrit la vie sociale au XVII° siècle, découvert dans les entrailles de la mosquée de Djinbareber.

Son voyage démontrait la présence dans le centre africain de vastes contrées fertiles et de populations où la pénétration européenne avait intérêt à se fixer. Pour la première fois était ébauchée une histoire de ces peuples africains, histoire qui démontrait qu’à la poussière de tribus plus ou moins anthropophages qu’on pensait s’être succédé sans suite et sans transition, il fallait substituer la notion de véritables états centralisés, ayant une histoire, et, avec une puissance économique relative, une culture individuelle assez développée, promesse et présage de ce qu’on pourrait obtenir plus tard en les faisant renaître.

Général Meynier

18 06 1850    

Création de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse ; elle sera réorganisée par la loi du 20 juillet 1886.

2 07 1850

La loi Grammont fonde la SPA – Société Protectrice des Animaux.

3 07 1850 

En Inde, les Anglais confisquent au dernier rajah Dhulip Singt le diamant Koh-i-Noor, et le remettent à la reine Victoria. Retaillé pour obtenir plus de brillance, passant ainsi de 186 à 108 carats, il sera serti sur la couronne d’Angleterre en 1936, portée alors par Élisabeth, épouse de Georges VI. C’est en vain que l’Inde réclamera à l’Angleterre la restitution du diamant.

On trouve la première référence digne de foi au Koh-i-Noor dans le journal de Babur, car c’est presque certainement le diamant dont il s’empara lui-même au siège d’Acra et qu’il décrit comme ayant autant de valeur que la moitié de la dépense quotidienne du monde. Il écrit que c’est le sultan de Delhi qui en fit le premier l’acquisition à Marwa en 1304

On ne connait pas avec certitude l’endroit où se trouvait le diamant avant Marwa. Peu d’éléments confortent les allégations de l’Indian Sunday Tribune selon lesquelles Alexandre le Grand s’empara du Koh-i-Noor à la bataille de Jhelum, au Penjab, en 326 av. J.C., et qu’il était alors en possession du grand souverain bouddhiste Asoka.

Babur donna le diamant à son fils préféré, Humayun, qui l’emporta sans doute en exil en Perse et en fit cadeau au shah d’Iran, lequel l’envoya à son tour à un sultan du Deccan. Le 8 juillet 1656, le diamant fut offert à l’arrière-arrière-petit-fils de Babur, Shah Jahan, à Agra, où Babur s’en était d’abord emparé.

En 1739, Nadir Shah, le souverain d’Iran, en fit l’acquisition auprès du dernier héritier de Shah Jahn et le rapporta en Iran en passant par l’Afghanistan. Il l’appela Koh-i-Noor, Montagne de Lumière. Il pesait alors cent quatre-vingt-six carats. Le fils de Nadir le donna ensuite à Ahmed Shah Durrani, son chef de cavalerie afghan,  fondateur de l’Afghanistan moderne.

Ahmed Shah conserva le Koh-i-Noor dans sa capitale, Kandahar, comme un symbole essentiel de l’indépendance de l’Afghanistan vis-à-vis de la Perse. Son petit-fils l’emporta avec lui en exil en Inde, où il se laissa persuader de le donner au maharadjah Ranjit Singh, le souverain sikh du Penjab. En 1849, l’héritier de Ranjit céda le diamant dans un boite en fer à l’East India Company, en guise d’indemnité pour les guerres sikhs. Sir John Lawrence le perdit dans un abri de jardin et, lorsqu’il le retrouva, l’offrit à la reine Victoria, en soulignant que celui qui possédait le diamant régnait sur le monde et qu’il ne devait être porté que par une femme.

La reine le montra à l’Exposition universelle de Londres de 1851. Le public ne fut guère impressionné, à cause de son manque d’éclat. Un comité d’experts décida de tailler la pierre ; une roue à vapeur brevetée fut importée d’Amsterdam. Le duc de Wellington démarra le moteur et le prince Albert appliqua le diamant sur le disque. Après un mois de travail de l’équipe hollandaise, le diamant était réduit à une forme brillante de cent six carats, mais la forme historique de la pierre avait complètement disparu.

Je me trouvai en Inde lors de la visite de la reine en 1997, quand, arguant du fait qu’il avait appartenu à Ranjit Singh, des sikhs manifestèrent pour la restitution du Koh-i-Noor au Pendjab. Trois ans plus tard, vingt cinq parlementaires indiens exigeaient son retour à New-Delhi, au prétexte que Babur avait été propriétaire du diamant. Quand j’étais en Iran, les talibans réclamaient son retour en Afghanistan, arguant du fait qu’il avait appartenu à Ahmed Shah. En avril 2002, une personnalité du Guardian, sans faire aucune référence aux revendications du Pakistan, de l’Afghanistan et de l’Iran, soutenait les Indiens. La dernière fois que j’ai vu ce diamant, il était placé sur le cercueil de la reine mère à Westminster.

Rory Stewart. En Afghanistan. Albin Michel 2009

D'où provient le célèbre diamant Koh-i-Noor ? - BAUNAT

07 1850 

Le café des Ambassadeurs, proche de la Concorde, en payant pour la première fois des chanteurs amorce une évolution radicale de la chanson qui passe du monde de la gratuité et de l’expression personnelle de chacun à celui de l’économie marchande : les chanteurs professionnels sont nés. La direction de l’établissement a institué comme règle une deuxième consommation après l’entracte. Paul Henrion, Victor Parizot et Ernest Bourget, tous trois compositeurs de chansons, occupent une table et se refusent à prendre – et donc payer –  une seconde consommation : ils s’en expliquent au patron : Pourquoi voulez-vous que l’on paie pour entendre nos chansons. Procès… qu’ils gagnent, et dans la foulée, le 28 février 1851, ils fondent  une Agence centrale pour la perception des droits d’auteurs et compositeurs de musique, qui deviendra très rapidement la SACEM – Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique – : les revenus ainsi procurés aux chanteurs vont être tels que la profession ne fera que croître et embellir. Plus tard, en matière de propriété littéraire, Victor Hugo donnera son avis, tout à l’opposé : Dès que l’œuvre est publiée, l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. Une fois l’auteur mort, je déclare que s’il me fallait choisir entre le droit de l’écrivain et le droit du domaine public, je choisirais le droit du domaine public. […] Nous devons travailler pour tous avant de travailler pour nous.

Victor Hugo. Discours au  Congrès littéraire international. 1878

et, dans ses Carnets : Ce que j’écris n’est pas à moi. Je suis une chose publique.

150 ans plus tard, quand il s’agira de prélever une somme forfaitaire aux particuliers qui téléchargent via Internet musiques, films etc… l’affaire sera apparemment beaucoup plus délicate à mettre en place que lorsque ce forfait est demandé à des professionnels… comprenne qui pourra.

5 08 1850    

Le code Napoléon avait introduit, au sein des détenus, une catégorie pour les enfants, et jusque dans les années 1830, on partageait les enfants détenus entre ceux qui vont en prison et ceux qui vont en correction.

La prison, c’était pour les coupables, pour punir ; la correction pour les acquittés, ayant agi sans discernement : elle était pédagogique. Mais en réalité, tous les enfants, avant 1830, vont en prison et sont mélangés aux adultes.

[…] Le premier effet de cette loi du 5 08 1850, dont l’ambition était d’éduquer le jeune détenu par le travail agricole, fût de prolonger le séjour des enfants dans ces établissements. Ce qui, avant 1830, valait un an de prison ou deux, comme le vol simple, va coûter des années de colonie… Vol de canard, vol de linge, falsification de lait étaient payés d’un an de séjour en prison en 1829 ou 1830, mais après la loi de 1850, tout change et la durée moyenne des séjours dans ces centres sera supérieure à 5 ans : c’était logique dans la mesure où l’on croyait remplacer les parents déficients et le milieu perverti.

Marie Rouanet. Les enfants du bagne. 1992.

L’époque n’était pas tendre aux petits voleurs : Vol d’un surplis dans une église : cinq ans de correction ; d’un ballot de plomb en barre : cinq ans ; pain et lard : un an ; sonnettes de bestiaux : deux ans ; une veste de drap : dix- huit mois ; 11,80 F et une paire de bottes : quinze mois ; vol de pantalons : deux ans ; un chaudron : deux ans de correction ; une poule : un an ; trois boudins : un an ; vol d’olives : quinze mois de prison ; vol d’argent avec escalade : sept ans de correction ; complicité de vol : trois ans de correction. Vol de pièces de monnaie dans deux troncs destinés à recevoir les aumônes en introduisant un morceau de baleine flexible enduit de glu à son extrémité : un an de prison. Vol de grives et autres oiseaux dans différentes cabanes de chasse ou postes du terroir : deux ans de prison ; un fagot de bois : un an de prison…

Registre d’écrou des enfants mâles, condamnés avant l’âge de seize ans accomplis et renfermés en la maison centrale de Montpellier. 1825 à 1831

À partir de 1830, dans un louable souci de leur éviter les effets nocifs de la promiscuité et de les éduquer, on créa des colonies pénitentiaires, encore appelées colonies éducatives, ou colonies agricoles : le principe était louable, la mise en application le plus souvent tout à fait condamnable, car l’État n’ayant pas, le plus souvent, les moyens de mettre en œuvre ces centres, sous-traita avec le privé moyennant un prix de journée. En 1858, contre 12 établissements publics, il en existait 45 de privés. En 1865 : 8 colonies publiques, et 55 colonies privées. Et ce fût la légalisation en quelque sorte d’une exploitation criminelle de ces enfants, de la part de grands propriétaires terriens ou de religieux ambitieux et affairistes, véritables négriers sans nègres : enfants sous alimentés, coups et blessures, mortalité anormalement élevée, évasions incessantes, cachot au pain sec et à l’eau consécutif à la capture par les gendarmes : les bonnes intentions du gouvernement furent totalement dévoyés par un monde paysan ayant la méchanceté et l’avarice au cœur : les évadés se réfugiaient chez eux et se faisaient exploiter… jusqu’à ce que les gendarmes passent par là : j’allais justement le ramener chez vous, disaient alors ces salopards.

08 1850 

Gustave Flaubert visite les Lieux Saints : aucune illumination, pas plus à Jérusalem, Bethléem que sur le chemin de Damas : Voilà le troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d’avance ne m’y est encore survenue : ni enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens, devant tout ce que je vois, plus vide qu’un tonneau creux. Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. À qui la faute, Dieu de miséricorde ? À eux, à vous ou à moi ? À eux, je crois, à moi ensuite, à vous surtout. Mais comme tout cela est faux ! Comme ils mentent ! Comme c’est badigeonné, plaqué, verni, fait pour l’exploitation, la propagande et l’achalandage ! Jérusalem est un charnier entouré de murs ; la première chose curieuse que nous y ayons rencontrée, c’est la boucherie. Dans une sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou, du sang caillé, des tripes, des m…, des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à l’entour. Ça puait très fort, c’était beau comme franchise de saleté. Ainsi disait un homme à rapprochements ingénieux et à allusions fines : Dans la ville sainte, la première chose que nous y vîmes, c’est du sang.

Tout était silencieux, nous n’entendions pas de bruit, personne ne passait ; çà et là, le long du mur et nous faisant place, quelque juif polonais, long, barbu, avec son gros bonnet de poil de renard ; les bazars sont fermés. C’est le Baïram, ce qui fait, à toutes les évolutions religieuses de la journée et de la nuit musulmanes, tirer une quantité emphatique de coups de canon. Les devantures des boutiques semblent rongées par la poussière et quelques-unes tombent en ruines. Elles sont couvertes, longues, étroites et d’un bel effet comme perspective.

Tout est voûté à Jérusalem ; de temps à autre, dans les rues, on passe sous une moitié ou sous un quart de voûte ; les maisons se sont établies dans ces anciennes constructions, et partout on a des voûtes sur sa tête. Sauf les environs du quartier arménien, qui sont très balayés, tout est fort sale ; le pavé est presque impossible pour les chevaux, dans la rue de notre hôtel, un chien jaune pourrit tranquillement au beau milieu, sans que personne songe à le pousser ailleurs ; les m… le long des murs sont effrayantes de mauvaise qualité ! Mais il y a pourtant moins de débris de pastèques qu’à Jaffa

Ruines partout, ça respire le sépulcre et la désolation ; la malédiction de Dieu semble planer sur la ville, ville sainte de trois religions et qui se crève d’ennui, de marasme et d’abandon. De temps à autre un Arnaute armé. Dans ces rues vides, en pente, le soleil là-dessus, des décombres, de grands trous dans les murs. Il y a, comme à Tyr, à Sidon, à Jaffa, sur toute la côte, des enfants à belle tête, les petites filles surtout, avec leurs figures pâles, entourées de cheveux noirs mal peignés. Notre guide, le jeune Iousouf, adolescent de dix-huit à vingt ans, à yeux noirs et à tournure féminine, rougissant, modeste, doux ; les soldats turcs (tout comme le pacha) sont amoureux de lui, et l’appellent quand il passe près des remparts : Cawadja Iousouf, guel bourda, cawadja Iousouf.

Le couvent arménien est immense, c’est propre, bien maçonné, considérable de cours intérieures, de terrasses et d’escaliers. Constructions pour les moines, autres pour les pèlerins. L’Arménien me paraît ici quelque chose de bien puissant en Orient ; il y a de ces inutilités de propriétaire qui dénotent le gousset plein, telles que les rampes en fer sur les terrasses. L’église est surprenante de richesse, le mauvais goût atteint là presque à la majesté. Suffit-il donc qu’une chose soit exagérée pour qu’elle arrive à être belle ? Malheur à qui ne comprend pas l’excès !

Revêtement en faïence bleue jusqu’à hauteur d’homme, colonnes carrées. À gauche, chapelle de Saint-Jacques ; la place où il fut décollé marquée par un cercle, et, sous l’espèce d’autel entouré de fleurs et de flambeaux, vue sous verre une tête décapitée. L’autel tient tout le fond de l’église, est en dorure, composé de trois arceaux, le plus grand au milieu. Peintures généralement mauvaises, portraits des patriarches. Au-dessus, scènes de la vie de Jésus, les Saintes Vierges avec le Bambino, auréolées d’argent ainsi que lui. On voit ainsi la figure peinte dans un cadre de métal, un anneau au doigt un vrai diamant. Tableau des martyrs : les gens qui lapident saint Étienne sont d’une férocité intentionnelle bien grotesque, voilà de vrais meschants. Un lion qui dévore je ne sais plus quel saint, à côté, c’est aussi fort bon ; il a la gueule plus grande que le reste du corps. Un saint Laurent sur des flammes impossibles. Du côté de la porte, un Martyre des Innocents où au moins il y a quelques intentions : un petit enfant, au premier plan, qui meurt en vomissant.

À mesure qu’on examine le détail de cette église, la première impression s’en va. Si le mot d’Henri Heine, le catholicisme est une religion d’été, est d’une vérité de sensualité si profonde, le mot n’en est pas moins pour moi lié à l’idée de moyen âge, et celle de moyen âge à l’idée de pluie et de brouillard. Ô pauvres églises de ma patrie, aux parois verdies par les hivers, combien je vous aime ! Religieusement parlant, ce n’est plus de notre monde à nous. Luther est revenu protestant de l’Italie de Léon X.

Dans l’église grecque du Saint-Sépulcre, même ornementation. C’était charmant, une grande lumière illuminait tout, vêtements blancs des femmes, turbans et vestes de couleur des hommes, groupes debout tournés du côté de l’autel, patriarches à barbe blanche, Grecs venant baiser toutes les scènes de la Passion qui sont sur la cloison qui sépare l’église du chœur véritable. L’église arménienne, effet plein de fantaisie : des longues guirlandes d’œufs d’autruches coloriés qui tombent du plafond ; à la porte, à gauche, timbre en airain, plaque sur laquelle on frappe pour remplacer les cloches.

Dans la rue qui mène à la maison de Ponce Pilate (rue de Hatta ? Uart-Hatta), maison de Véronique, à droite en descendant, basse, à petite porte, à demi enfouie sous terre et comme toutes les autres. La maison de Ponce Pilate est une grande caserne, c’est le sérail. De la terrasse supérieure on voit en plein la mosquée d’Omar bâtie sur remplacement du Temple.

Le lendemain matin, nous nous sommes levés à six heures pour aller voir les juifs pleurer devant les restes de ses murs. Ils sont, à la base, en pierres cyclopéennes, qui rappellent l’Égypte par la puissance du travail, carrées et ornementées d’un quadrilatère intérieur pareil à celui que les menuisiers poussent au rabot sur les portes. Vieux juif dans un coin, la tête couverte de son vêtement blanc, nu-pieds, et qui psalmodiait quelque chose dans un livre, le dos tourné vers le mur, et en se dandinant sur ses talons. La même construction, le même mur se retrouve de l’autre côté du Temple, côté est. Comme nous nous en allions de là, nous avons rencontré d’autres juifs qui y venaient sans doute. Je me suis fait raser chez un barbier, qui me regardait en riant, sans que je sache pourquoi, et qui m’a rasé à l’eau chaude. De là nous avons été fumer un chicheh dans un café. En nous retournant du divan de bois où nous étions assis, nous apercevons une grande piscine carrée (piscine d’Ézéchiel), pleine d’eau verdâtre, entourée de hauts murs percés çà et là, à des places rares, de petites fenêtres irrégulières ; ce sont les murs de derrière des maisons qui l’entourent.

Rentré à l’hôtel, j’ai lu la Passion dans les quatre évangélistes. Sieste. Dîner chez Botta, homme en ruines, homme de ruines, dans la ville des ruines ; nie tout, et m’a l’air de tout haïr si ce n’est les morts ; rappelle le moyen âge de tous ses vœux, admire M. de Maistre. Il apprend maintenant le piano et avoue qu’il n’est pas un creuseur. C’est une phase de la vie de cet homme : fatigué de tentatives (sa vie en est un tissu, médecin – naturaliste, archéologue, consul), il a essayé de celle-là, il n’en veut pas d’autre, c’est assez. Que l’humanité soit comme moi, disent tous ceux qui ne peuvent soit la dominer, soit la comprendre. Son chancelier, néo-catholique, partisan de la musique sérieuse, ignore Hummel, Spohr, Mendelssohn, etc., m’assomme avec des Haendel que je ne l’avais pas prié de me jouer ; sa main droite allait plus vite que la gauche. Pauvres bougres, en définitive. Saint-Sépulcre. Samedi, visite au Saint-Sépulcre. L’extérieur, avec ses parties romanes, nous avait excités ; attente trompée sous le rapport archéologique. Les clefs sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes s’y déchireraient. Les gardiens couchent dedans, près de la porte, sur un divan. Pour voir l’église quand elle est fermée (et elle l’est toujours, sauf le dimanche), il faut passer sa tête par des trous pratiqués ad hoc dans la porte ; on voit alors la pierre d’onction sous ses lampes, et les bons Turcs sur leur divan ; on fait la conversation avec eux. Nous trouvons dans le Saint-Sépulcre notre Italien réfugié, il s’y est fait enfermer exprès et y vit jour et nuit (temporairement toutefois) pour s’inspirer de la poésie de ces lieux. Quel artiste ! Je le suppose plutôt être une infecte canaille qui carotte les pères latins afin de se nourrir gratis et longtemps dans leur couvent.

Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe, qui décore le Saint-Sépulcre. Ô grotesque, tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! Ce qui frappe le plus, ensuite, c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct, retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose. C’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que je m’en suis allé sans songer à rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n’étais pas le pacha. Dieu me préserve, pourtant, d’avoir eu une pensée d’orgueil ! Non, j’allais là, bêtement, naturellement, sans me fouetter à rien, et dans la simplicité de mon cœur calme. Heureux sont-ils tous ceux qui là ont pleuré d’amour céleste ! Mais qui sait les déceptions du patient moyen âge, l’amertume des pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on leur disait en les regardant avec envie : Parlez m’en ! parlez m’en !

Méfie-toi du hadji (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem ont défense, sous peine d’excommunication, de parler, à leur retour, de leur voyage, dans la crainte que ce qu’ils en diraient ne dégoûtât leurs frères d’y aller (Michaud et Poujoulat). La déception, s’il y en avait une, ce serait sur moi que je la rejetterais et non sur les lieux.

En revenant, nous sommes entrés sur le seuil de l’église protestante : messieurs en noir, assis sur des bancs de chaque côté ; autre monsieur en rabat dans une chaire, à gauche, lisant l’Évangile ; murs tout nus ; ça ressemblait à une école primaire ou à une salle d‘attente dans un chemin de fer. J’aime mieux les Arméniens, les Grecs, les Coptes, les Latins, les Turcs, Vichnou, un fétiche, n’importe quoi !

Adieu ! Bonsoir ! C’est assez ! Sortons de là ! Nous n’y sommes pas restés un quart de minute, et j’ai eu le temps de m’y ennuyer véritablement et profondément.

Dans l’après-midi, avec Stephano, Iousouf, Sassetti et deux moucres, visité les tombeaux des Rois, la montagne des Oliviers, Siloë et la maison de Caïphe.

À l’ouest de la ville, tombeaux des Rois. On entre par une espèce de grotte ouverte. Ouverture à gauche où il faut se courber pour passer. C’est une série de salles (il y en a deux étages), avec des excavations dans le mur. L’entrée est petite et carrée. Chaque caveau contient généralement la place de trois cercueils, un au fond, deux de chaque côté. Sur les côtés de ceux-ci, petits trous dans le mur, en forme de pyramide creusée, faits pour contenir des lampes sépulcrales. Après l’Égypte cela n’a rien que de très médiocre ; c’est un travail de carrier assez habile, voilà tout.

Le jardin des Oliviers, petit enclos en murs blancs, au pied de la montagne de ce nom. Grand vent, les oliviers au feuillage pâle et argenté tremblaient, l’air était âpre quoique chaud, la route toute blanche, le ciel féroce de bleu. En haut, de dessus le minaret qui domine le mont des Oliviers, vue générale de Jérusalem : la ville, en amphithéâtre, incline de l’ouest à l’est, elle penche du côté des tombeaux, du côté de la vallée de Josaphat, qui change de nom à la fontaine de Siloë et prend celui de Cédron. Dans la mosquée de l’Ascension, vieux bonhomme à nez de polichinelle, en espèce de paletot jaune, qui est venu nous ouvrir ; on montre une pierre entourée d’un cadre de pierre, sur laquelle les croyants voient la marque du pied de Jésus ; c‘est là qu’il s’élança pour monter au ciel. Le soir nous allons faire une visite à Botta ; il est avec le révérend père des Latins.

Lundi. Partis à sept heures un quart pour Bethléem. Jusqu’au Couvent grec d’Élie, assez belle route. Au couvent, rien que des confitures, du café et un assez bon homme, papa grec en barbe blanche, qui m’a l’air émerveillé de la politique que lui fait Maxime à propos des protestants, juifs convertis : ceux-ci menacent de devenir maîtres de Jérusalem.

De là à Bethléem, aspect pierreux et montagneux, c’est presque le désert, ça commence. De temps à autre quelques femmes de Bethléem, avec leurs vêtements rayés, ont sur la poitrine un carré de soie de couleur. Ce sont les filles qui portent la guimpe de pièces d’argent autour de la tête, les femmes portent une calotte aux deux oreillons terminés en pointe qui couvrent les oreilles. Au frontal, rangées de pièces les unes sur les autres ; par-derrière quelques autres d’où pendent de grosses médailles à des ficelles ; le contour supérieur du bonnet est un bourrelet qui, chez les riches, se change en cercle d’argent.

Bethléem, grand village de pierre. Devant lui, une vallée ou plutôt un vaste entonnoir, une gorge avec des gorges qui y aboutissent ou en partent. Bâti en pierres, constructions solides, on truélise beaucoup. À l’entrée, femmes au puits qui puisaient de l’eau au milieu des chameaux. À gauche, place écœurante, ce sont les latrines de la ville. De là, nous voyons non loin de nous, en face, dans le champ qui est au-dessous, des femmes chanter en se lamentant : c’est un enterrement, on dit la messe des Morts dans l’église arménienne quand nous y arrivons. Tout l’édifice a un toit de bois, première partie séparée du reste par un refend, colonnes rondes, chapiteaux à feuilles d’acanthe peints et d’un effet désagréable ; deux rangées de colonnes de chaque côté ; en dessus, restes de mosaïques indistincts. Comme au Saint-Sépulcre, il y a les Arméniens, première chapelle à gauche en entrant ; les Grecs, la grande au milieu et la petite à droite ; les Latins, séparés des deux autres et d’une nullité désespérante, sauf leur grotte de saint Jérôme, pauvre et obscure.

Église grecque : retable en bois ciselé à jour, sculpté, très fouillé, doré, la porte du milieu toute dorée. Entre chacune des colonnes du retable, tableaux : saint Jean tenant dans la main droite un plat sur lequel est sa tête décapitée (c’est l’apothéose ?) ; est-ce pour cela qu’il est représenté avec des ailes, là et ailleurs ? À droite, portraits de saint Nicolas et de saint Spiridion ensemble, debout, de face. La partie-supérieure du retable, son second étage, orné de tableaux plus petits, scènes de la vie de Jésus. À hauteur d’appui du retable et glissant sur une rampe, petits tableaux de même style, sur panneau et faits pour le baisement des fidèles. Dans le coin à gauche, lorsqu’on est de face au retable, tableau d’Abraham et d’Isaac : au premier plan, à droite, Abraham prie le Seigneur ; à gauche, il marche avec Isaac se dirigeant sans doute vers le lieu du sacrifice, avec l’âne qui porte du bois sur son dos et baisse la tête vers la terre (pour mieux marcher ou pour brouter ?). Au second plan Isaac lui-même porte le bois sur son dos et son père tient à la main le couteau. Au troisième, Isaac est couché, Abraham va l’égorger, un mouton est là attaché par un cordeau pied d’un arbre ; cependant l’ange détournateur est en haut à droite, et Abraham détourne la tête à sa voix. Partout Abraham et Tsaar ont un tableau du même genre, vers le côté droit de l’entrée de la Crèche, près la deuxième chapelle grecque : au milieu (le panneau est en demi-sphère), la Vierge sur laquelle descend la conception en forme de longue langue de feu, une gloire en pointe. Au milieu de la poitrine, debout et les bras étendus comme elle, Jésus en l’âge mûr ; il est porté sur le large pli de son vêtement qui cintre en allant d’un bras à l’autre bras ; elle-même est au milieu d’un disque de gloires lumineuses lancéolées. Au-dessus de la conception plane le Père au sommet, et vers elles se penchent, des deux côtés, les patriarches et les prophètes pour la voir descendre sur la Vierge. Ce tableau représente les scènes diverses de la vie de Jésus ; la Vierge en est le centre, mais bien entendu sans aucun rapport dramatique avec tout le reste. Près de la troisième chapelle ou troisième autel (église grecque), une somptueuse Vierge byzantine avec le Bambino. Les parties vêtues sont couvertes, en nature, d’un brocart recouvert d’un tas de choses étincelantes ; elle a un voile noir en résille, c’est-à-dire qui lui passe sur la tête comme aux femmes d’ici, à bandes d’argent ; de sa couronne part, en superfétation d’ornement, une sorte de queue de paon à œils bleus et blancs ; quelques blancs sont emportés à la pièce, et ces trous sont remplis par des têtes de chérubins.

Crèche : deux escaliers tout pareils, en marbre d’une couleur rosaire, dix marches à monter de l’entrée jusqu’à la Crèche, six du niveau du sol de l’église au seuil de la Crèche même ; l’escalier est en demi-cercle. Porte romane avec un léger mouvement ogival cependant, deux petites colonnes en marbre blanc de chaque côté ; au-dessus de la porte, côté droit, une Vierge avec le Bambino byzantin relevé d’or. Rien n’est d’une suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la Crèche par le côté gauche, l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade à droite et à gauche et au fond.

Cinq lampes sont allumées à l’endroit même de la Nativité, protégées par une grille ; les lampes empêchent de voir (par leur lumière) une Nativité, qui fait fond, encadrée d’argent. L’endroit de l’Adoration des mages est en demi-lune, éclairé de seize lampes, sous une sorte d’avancée en forme d’autel. Par terre, le lieu même où Jésus fut posé était marqué par une grande étoile dont on a enlevé l’or. Quelques-unes de ces lampes brûlent dans des verres verts, elles sont surmontées d’œufs d’autruches au-dessus de l’endroit où les cordes s’attachent ; entrecroisement des cordes au plafond. Tout est tendu (ou recouvert) d‘une petite indienne. Je suis resté là, j’avais du mal à m’en arracher, c‘est beau, c‘est vrai : ça chante une joie mystique ; quelques lampes étaient éteintes ! Sur les cinq de l’Adoration des mages, une l’était !

Déjeuner chez Issa, parent de celui de Kesneh. Achète des objets de piété. À une demi-heure de Bethléem, jardins de Salomon (villa d’Orthas). Effet charmant de cette petite oasis (qui se répand au sud), au milieu de ces gorges grises poudrées de pierres ; la Crau est un enfantillage à côté. Vasques de Salomon, trois ; dans la seconde il y a un peu d’eau, et la troisième est pleine à moitié. Recouvertes à l’intérieur d’un enduit en ciment, carrées au fond, trois étages le long des murs ; pour descendre, escaliers le long des murs. On pense aux filles d’Israël descendant là pour puiser de l’eau dans de grandes urnes, c’est de l’architecture à la Martins.

Village de (sans nom), dans une ancienne forteresse turque, toujours prétendue bâtie par Salomon. Il n’y a presque rien dedans qu’un grand kique de ruiné. Nous ne revenons pas par Bethléem. Issa nous quitte et prend un chemin à droite. À gauche, verdure des oliviers, qui remplissent une gorge et remontent des deux côtés, à mi-côte. Rencontre de Bédouins sur des chameaux, en chemises blanches, dépoitraillés, presque nus, se laissant dandiner sur leurs bêtes. Un nègre, le dernier de la bande. Autre rencontre : au haut d’une montée, troupeau de jeunes dromadaires sans licol et sans charge allant à la file ; pour descendre ils se sont éparpillés. Le bleu du ciel cru passait entre leurs jambes raides aux mouvements lents. Derrière, sur le dernier, une femme tenant une toute petite fille avec son petit bonnet couvert de pièces d’argent. Je suis descendu tout seul dans le Gethsémani, je suis remonté et nous sommes rentrés par la porte de Jaffa.

Saint-Sépulcre (deuxième visite). À l’entrée, pierre d’onction, en marbre rosâtre, veiné, dans une espèce de cadre idem, aux coins duquel sont quatre boules en cuivre ; à la tête et aux pieds, six candélabres ; au-dessus pendent à une chaîne de fer huit lanternes découpées, enluminées de bleu et de vert et qui de loin ont l’air de lanternes chinoises ; en face, quand on entre, au-delà de la pierre d’onction, tapisseries sur la muraille, représentant les principaux miracles de Jésus-Christ.

Le Saint-Sépulcre même : coupole plâtrée, soutenue par dix-huit piliers carrés, ornés de tableaux pitoyables. Le dôme tombe en ruines. Au milieu, sous le dôme, petite chapelle quadrilatérale, au bout de laquelle, extérieurement, se trouve l’autel copte. Pour entrer dans le Saint-Sépulcre, on défait ses souliers, l’usage musulman prévaut. Notre janissaire turc chasse à grands coups de bâton les mendiants (intolérables du reste). Aveugle auquel il donne un coup de poing ; c’est un grand jeune homme à veste rouge qui m’a l’air de s’ennuyer atrocement. Entre deux piliers du dôme j’aperçois la cuisine des gardiens du Saint-Sépulcre (lesquels on voit sur un divan à l’entrée), on lave des assiettes, au fond j’aperçois du feu, on marmitonne, on fait le café. Dans le couvent des Latins (capucins de la Terre sainte) nous avons retrouvé notre janissaire prenant sa petite tasse de café avec les bons pères.

Il y a deux pièces, la première soutenue par douze colonnettes, engagées dans les murailles, en marbre blanc. À côté de la porte, ouverture d’un étroit escalier qui monte sur la plate-forme de l’édifice. Cette pièce est éclairée par quinze lampes, cinq aux Arméniens, cinq aux Grecs, cinq aux Latins. Au milieu, contenu dans une console carrée en marbre blanc, un cube de pierre : c’est ce qui reste de celle bouchait l’entrée du véritable sépulcre. La seconde pièce sent une odeur de première communion ; il y a tant de lampes pressées les unes près des autres que ça a l’air du plafond de la boutique d’un lampiste, treize aux Arméniens, treize aux Grecs, treize aux Latins, quatre aux Coptes. Parmi les cierges qui entourent la salle il n’y en a que quatre qui brûlent. Économie !

Au fond, taillé dans le mur, en bas-relief, un Christ, peinturluré et flanqué d’une Résurrection et d’une Ascension, d’un goût rococo XVIII° siècle déplorable. Des fleurs roses sont dans de petits vases en porcelaine, de couleur groseille de province. La pierre du Sépulcre en marbre blanc ; quelques taches d’huile, une grande fente au milieu. Au fond, une petite armoire où se mettent les queues de rat que l’on allume contre le rebord de la muraille, nous en avons allumé comme les autres. Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, c’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place ! comme tout cela était perdu pour moi ! Que j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum ! Une femme d’environ cinquante ans, maigre, laide, pâle, est venue et frappait sa poitrine sèche de ses mains maigres.

En face, église grecque : retable à sept arches. Je n’ai jamais vu de cierges si gros, ce sont des arbres. Au-dessus de la principale arcade du retable, élevée et en dehors du niveau du retable, une sorte de chaire en forme de balcon, d’où, aux jours de fête, le patriarche donne la bénédiction. Du bas de ce balcon en tambour s’envolent cinq colombes (Saint-Esprit) qui tiennent au bout d’un fil, à leur bec, des boules bleues ; cela me rappelle les langues de Babylone dont parle Philostrate dans la Vie d’Apollonius. Au milieu de l’église grecque, dans une espèce d’urne ronde, boule de marbre blanc rayé d’une bande noire, qui marque la place où l’ange est apparu aux saintes Femmes.

On monte au Calvaire par un escalier de dix-neuf marches. Il est séparé en deux. Une moitié appartient aux Grecs, la plus luxueuse ; la seconde aux Latins. Partout lampes, marbres de couleur ; mais surtout et chez tous, mauvais goût révoltant.

Galerie supérieure tout le long du pourtour du dôme, séparée en deux : une aux Arméniens, l’autre aux Latins ; c’est contre le mur de celle-ci que se trouve le portrait de Louis-Philippe.

L’église arménienne est en bas, il faut descendre plusieurs marches en dessous de l’église grecque (il faut prendre à droite, en entrant dans le Saint-Sépulcre, entre l’escalier du Calvaire et l’église grecque).

Le pacha a les clefs du Saint-Sépulcre, sans cela les sectes s’y massacreraient. Au point de vue de la paix, il est heureux que les Turcs aient les clefs du Saint-Sépulcre ; cela pourtant choque si énormément que ça en fait rire. Le meurtre d’un juif sur la place du Saint-Sépulcre se rachète par soixante paras. Pendant que nous visitions le Saint-Sépulcre, j’ai entendu quatre heures sonner aux différentes horloges des églises.

Gustave Flaubert. Voyage en Orient  Voyages. Arléa 2007

Ce qu’il en dit à ses amis est encore plus spontané, [pour ne pas parler de fraîcheur là où il n’y a que du défraîchi] : J’ai pensé au Christ que j’ai vu monter sur le mont des Oliviers. Il avait une robe bleue, et la sueur perlait sur ses tempes. J’ai pensé aussi à son entrée à Jérusalem avec de grands cris, des palmes vertes, etc., la fresque de Flandrin que nous avons vue ensemble à Saint-Germain-des-Prés, la veille de mon départ.

[…] Jérusalem est un charnier entouré de murailles. Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises : (idée forte). Il y a quantité de merdes et de ruines. Le Juif polonais avec son bonnet de peau de renard glisse en silence le long des murs délabrés, à l’ombre desquels le soldat turc engourdi roule, tout en fumant, son chapelet musulman. Les Arméniens maudissent les Grecs, lesquels détestent les Latins, qui excommunient les Coptes […] La première chose que nous ayons remarquée dans les rues, c’est la boucherie. Au milieu des maisons se trouve par hasard une place. Sur cette place un trou, et dans ce trou du sang, des boyaux, de l’urine, un arsenal de tons chauds à l’usage des coloristes. Tout alentour ça pue à crever ; près de là deux bâtons croisés d’où pend un croc. Voilà l’endroit où l’on tue les animaux et où l’on débite la viande.

[…] Ensuite nous avons été à la maison de Ponce Pilate convertie en caserne. C’est-à-dire qu’il y a une caserne à la place où l’on dit que fut la maison de Ponce Pilate. De là on voit la place du Temple où est maintenant la belle mosquée d’Omar.

[…] Le Saint-Sépulcre est l’agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une copte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme, et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux, quels tableaux ! C’est le pacha turc qui a les clefs du Saint-Sépulcre. Quand on veut le visiter, il faut aller chercher les clefs chez lui. Je trouve ça très fort. Du reste c’est par humanité. Si le Saint-Sépulcre était livré aux chrétiens, ils s’y massacreraient infailliblement.

[…] Comme art, il n’y a rien que d’archi-pitoyable dans toutes les églises et couvents d’ici. Ça rivalise avec la Bretagne, sauf quelques dorures, des œufs d’autruche, enfilés en chapelet et des flambeaux d’argent chez les Grecs, lesquels ont au moins l’avantage d’avoir du luxe. […] Et puis on est assailli de saintetés. J’en suis repu. Les chapelets, particulièrement, me sortent par les yeux. Nous en avons bien acheté sept ou huit douzaines. Et puis, et surtout, c’est que tout cela n’est pas vrai. Tout cela ment, tout cela ment. Après ma première visite au Saint-Sépulcre, je suis revenu à l’hôtel lassé, ennuyé jusque dans la moelle des os. J’ai pris un saint Matthieu, et j’ai lu avec un épanouissement de cœur virginal le Sermon sur la montagne. Ça a calmé toutes les froides aigreurs qui m’étaient survenues là-bas. On a fait tout ce qu’on a pu pour rendre les saints lieux ridicules. C’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui, mais de sainteté, va te faire foutre.

Gustave Flaubert. Lettre à Louis Bouilhet 20 août 1850

Vous avez bien tort, mon vieux solide, de ne pas m’écrire plus souvent, car je vous assure que vos lettres sont pour moi de vraies parties de plaisir. La dernière m’a bien fait rire, et ce que vous me dites de toutes vos connaissances ne m’a pas médiocrement amusé. Il y aurait là-dessus de quoi causer longuement au coin du feu, le nez sous le manteau de la cheminée et les pieds dans nos pantoufles. C’est ce que je me promets bien de faire à mon retour. Quelle bosse de soufflet nous nous donnerons ! il faudra lui faire ajouter un ressort.

Il paraît que le jeune Bouilhet se livre un peu à l’immoralité en mon absence. Vous le voyez trop souvent. C’est vous qui démoralisez ce jeune homme. Si j’étais sa mère, je lui interdirais votre société. Il n’y a rien de pire pour la jeunesse que la fréquentation des vieillards débauchés. Néanmoins, continuez, mes bons vieux, à boire le petit verre à ma santé quand vous vous trouvez ensemble. Pochardez-vous-même en mon honneur. Je vous excuse d’avance. Quant à l’Hôtel-Dieu ça ne va pas fort, dit-on, avec le nouveau ménage. Il n’y a là-dedans rien qui m’étonne. Quel bonheur ce sera pour moi de voir de mes yeux ce jeune homme établi et père de famille ! La maison ne périra donc pas ; il y aura un rejeton qui fleurira dans les comptoirs. Les laines s’en réjouiront et les registres auront un maître. Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thomson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien dans la vie n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ! Et puis, c’est qu’ils vous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils sont si heureux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage, on en rencontre beaucoup, et déjà nous avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent pas vous rendre féroce.

Nous sommes venus ici de Beyrouth sur le bateau à vapeur autrichien, avec Hartim-Bey, ex-premier ministre d’Abbas-Pacha. C’est une de nos anciennes connaissances d’Égypte que nous avons renoué dimanche dernier, au dîner du Consul général. Il a fui à temps d’Alexandrie ; on venait pour l’empoigner de force de la part du pacha, qui probablement allait lui faire prendre quelques funeste tasse de café. Il s’est réfugié à bord du paquebot français pour Beyrouth, et de Beyrouth, il gagne Constantinople, où il va dénoncer son maître et tâcher de la faire sauter, ce qui est possible. Pendant trois jours passés ensemble à bord, nous avons beaucoup causé, ou plutôt il nous a beaucoup parlé, nous flairant gens de plume et que, par la suite, nous pourrions lui être utiles, et puis peut-être aussi parce que nous sommes des particuliers très aimables. Rien n’est plus respecté en Orient que l’homme maniant la plume. Effendi (homme qui sait lire) est un titre d’honneur. Maxime, en ce moment, rédige sur cette affaire un bout de note pour Paris ; c’est une nouvelle politique assez grave. Quant à moi, je deviens paresseux comme un curé. Je ne suis bon qu’à cheval ou en bateau. Tout travail maintenant m’assomme. Je deviens là-dessus très oriental ; il faut espérer que je changerai au retour. À propos de curé, puisque ce mot m’est venu au bec (de ma plume), j’en ai diablement vu en Syrie et en Palestine. Nous avons vu des capucins, des carmélites, etc. Nous avons étudié de près cette fameuse question des druzes et des Maronites dont on a fait tant de bruit en France, et qui est bien une des plus belles blagues du monde. Si on excepte les lazaristes, tous ces braves gens d’Église sont… Ce n’est pas en Terre sainte qu’il faut aller pour devenir dévot. Il y a un proverbe arabe qui dit: Méfie-toi du pèlerin. Il est fort sage, je vous en réponds. Dans le jardin des oliviers, j’ai vu trois capucins qui faisaient une petite collation en compagnie de deux demoiselles dont les tétons blancs brillaient au soleil. Les bons prêtres les caressaient avec une satisfaction visible. Au moment où nous sommes partis, on apportait une bouteille d’eau-de-vie et les petits verres étaient déjà atteints. Voilà ! Je n’en rapporte pas moins une collection formidable de chapelets pour les bonnes âmes. Tout cela n’empêche pas, mon pauvre vieux, que la Syrie ne soit un crâne pays, et nous avions le cœur gros quand nous sommes partis de Beyrouth. Nous avons vécu là d’une belle vie de vagabond, pendant deux mois.

Il faut vous dire que nous ne portons plus de chaussettes dans nos bottes. Nous avons reconnu que c’était une économie de blanchissage et que ça nous faisait plus frais aux pieds. La saison pourtant se refroidit. Nous couchons encore à la belle étoile, mais avec des vêtements de drap. Depuis le mois de janvier dernier, nous n’avons pas reçu une goutte de pluie ; mais nous allons en avoir à Constantinople.

Je vous ai bien regretté il y aujourd’hui quinze jours. C’était à Esdoud, au beau milieu du Liban, à trois heures des cèdres. Nous avons dîné chez le scheik du pays. Pour aller dans la salle où nous avons été reçus, nous avons traversé une foule (le mot est littéral) de quarante à cinquante domestiques. Aussitôt que nous avons été assis sur les divans, on nous a parfumés avec de l’encens, après quoi on nous a aspergés avec de l’eau de fleur d’oranger. Un domestique suivait, portant une longue serviette à franges pour vous essuyer les mains. Le maître de maison, jeune homme de vingt-quatre ans environ, portait sur les épaules un manteau brodé d’or, et tout autour de la tête un turban de soie rouge à petites étoiles d’or serrées les une après les autres. Il y avait bien une trentaine de plats à table, pour quatre personnes que nous étions. Afin de faire honneur à tant d’honneurs, j’ai mangé de telle sorte que si je n’ai pas eu d’indigestion le soir, c’est que j’ai un rude estomac. C’est du reste une grande impolitesse à ces gens-là que de refuser. À Kosseir, sur les bords de la mer Rouge, dans une circonstance semblable, Maxime a manqué crever d’indigestion.

Adieu, mon bon vieux père Parain ; ne faites pas trop de polissonnerie avec Bouilhet. Écrivez-moi souvent , et recevez de ma part la meilleures embrassade que jamais neveu ait donnée à son oncle, ou ami à son ami. À vous du fond du cœur.

Gustave Flaubert. Lette à Parain, de la quarantaine de Rhodes, le dimanche 6 octobre 1850

31 10 1850       

Venant du détroit de Béring, l’Irlandais MacClure atteint la pointe nord de l’île de Banks, et, au-delà d’un détroit, auquel il donnera son nom, l’île Melville : il découvre ainsi le fameux passage du Nord-Ouest. Il laisse un message sur l’île Melville, que trouveront les hommes du capitaine Mac Clintock en septembre 1853, réalisant ainsi la jonction.

1850       

Inauguration de la bibliothèque Sainte Geneviève, place du Panthéon : armature en fonte et fer forgé de Henri Labrouste. Venue du pays basque, l’espadrille part à la conquête de la France. Vote de la loi Falloux sur la liberté de l’enseignement. Belle Ile devient lieu d’internement. Câble sous marin entre Calais et Douvres. L’ingénieur maritime Dupuy de Lôme construit le premier navire de ligne à hélice : le Napoléon, puis le premier croiseur français, la Gloire. Sondre Norheim, né en 1825 dans le comté de Telemark, au sud-est de la Norvège, a été entouré pendant son enfance de gens, souvent des militaires, qui se déplaçaient sur des grands planches qu’ils nommaient skidhs – bois coupé – ; son père lui en a fabriqué une paire et c’est ainsi qu’il a fait d’un mode de déplacement un jeu, et comme il est dégourdi, il améliore constamment le produit… pour le rendre plus maniable : il commence par diminuer la longueur des skis : de plus de 3 mètres à 2.40 mètres, il ajoute une rainure sous la semelle, et il rétrécit la largeur, puis invente la première vraie fixation : une bride de talon en saule torsadé, qui va lui permettre d’inventer la première technique de virage : le télémark : il va faire du ski un sport national.

Accord serbo-croate pour l’adoption d’une langue littéraire à deux alphabets : elle va être le socle sur lequel se constituera l’union politique des pays yougoslaves [1] ; à l’origine de ce mouvement, trois hommes, très différents et qui œuvrèrent au même chantier : Dosithée Obradovitch, théologien qui avait remarqué que les Slaves, de la Hongrie à la Dalmatie et à la Croatie, parlaient la même langue populaire ; il avait mis en place en 1811, en tant que ministre de l’Instruction publique de la principauté de Serbie une réforme modérée ; Vuk Stefanovic Karadjitch, autodidacte né en Bosnie qui publia en 1814 un recueil de chants populaires slaves et conçut une écriture phonétique de la langue slave ; Louis Gaj en publiant ses Principes essentiels de l’orthographe croato-slave, dotait les Croates et les Slovènes d’une graphie phonétique empruntée au tchèque, choisissant délibérément la langue des chants populaires serbes en 1835.

Un siècle plus tôt, la population mondiale était estimée à 700 millions ; elle serait en 1850 de 1,1 milliard, ainsi répartis : Afrique : 100, Amérique du Nord : 33, Amérique Centrale et du Sud : 26, Asie : 650, Europe et Russie : 274, Océanie : 2.

Les Européens étaient 190 millions en 1800, ils seront 420 en 1900, sans prendre en compte les millions d’émigrés, partis pendant ce siècle tenter leur chance sous d’autres cieux.

Les populations d’Océanie – essentiellement celles des îles – connaîtront une chute hallucinante de démographie dès les premiers contacts avec les Occidentaux, au XIX° siècle : Christophe Sand, directeur de l’Institut d’archéologie de la Nouvelle Calédonie et du Pacifique estime cette chute à 87 % ! , la première cause étant l’absence d’immunité des autochtones contre les maladies apportés par les Européens/Américains.

Le père Huc estime à 0,8 million les chrétiens de Chine, sur une population de 300 millions.

Hong Xiuquan, né dans une famille pauvre de Canton, a trouvé dans cette ville une brochure intitulée Bonnes paroles pour le temps présent : il s’agit d’un opuscule imprimé par un chinois converti au protestantisme, révisé par le premier missionnaire protestant, Morrisson, qui offre des traductions et des paraphrases des Écritures : Hong, qui a de l’imagination – il la nommera vision – entre dans le récit et se fait le frère de Jésus, investi d’une mission temporelle : sur fond de sentiments violemment anti-dynastiques, de misère, de volonté de partage des terres, il crée la Société des adorateurs de Dieu, laquelle va rapidement devenir une armée : il se déclare le Roi céleste du Royaume céleste de la paix – T’ai-p’ing – . Fort de cette armée de rebelles aux longs cheveux [2], qui a regroupé des centaines de milliers de personnes, il va mettre en danger le pouvoir central de la Chine pendant quinze ans, établissant sa capitale à Nankin, créant des régions etc… Lequel pouvoir n’eut pas assez de la bravoure du général Tseng Kouo-fan, un lettré néo-confucianiste et dut faire appel aux Occidentaux qui armèrent deux aventuriers américains pour venir à bout des rebelles : Hong se suicida dans Nankin assiégé le 1° juin 1864, et c’est l’anglais Gordon qui anéantit les derniers tenants des T’ai-p’ing en 1866. Cette guerre aura fait au moins 20 millions de morts !

Face à un pareil désordre intérieur, on comprend mieux l’abdication des Chinois face aux entreprises des Occidentaux : ils avaient en fait besoin d’eux, comme un pouvoir faible a besoin de mercenaires. La seule cause de la ruine de l’Italie est que celle-ci s’est tout entière reposée, depuis maintes années, sur les armes mercenaires

Machiavel             Le Prince

La Bouille-Abaisse, est à l’origine un plat de pêcheurs qui, en triant le poisson destiné à la vente, mettaient de coté certaines pièces qu’ils préparaient pour eux et leur famille. Elle gagnera rapidement ses lettres de noblesse et entrera en littérature :

Donc, avant le poème, il faut d’abord qu’on fasse
Un coulis sérieux, en guise de préface,
Et quel coulis. Il faut que le menu fretin
De cent petits poissons, recueillis le matin,
Distille avec lenteur sur un feu sans fumée,
Le liquide trésor d’une sauce embaumée ;
Là vient se fondre encore, avec discernement,
Tout ce qui doit servir à l’assaisonnement ;
Le bouquet de fenoil, le laurier qui pétille,
La poudre de safran, le poivre de Manille,
Le sel, ami de l’homme, et l’onctueux oursin,
Que notre tiède Arenc nourrit dans son bassin.
Quand l’écume frémit sur ce coulis immense,
Et qu’il est cuit à point, le poème commence :
À ce plat phocéen, accompli sans défaut,
Indispensablement, même avant tout, il faut
La rascasse, poisson certes, des plus vulgaires ;
Isolé sur un gril on ne l’estime guère ;
Mais dans la bouille-abaisse, aussitôt il répand
De merveilleux parfums dont le succès dépend.
La rascasse nourrie aux crevasses des Syrtes,
Dans les golfes couverts de lauriers et de myrthes,
Ou devant un rocher garni de fleurs de thym,
Apporte leur parfum aux tables du festin.
Puis les poissons assez loin de la rade,
Dans le creux des récifs : le beau rouget, l’orade,
Le pagel délicat, le saint-pierre odorant,
Gibier de mer suivi par le loup dévorant,
Enfin la galinette, avec ses yeux de bogues ;
Et d’autres oubliés par les ichtyologues,
Fins poissons que Neptune, aux feux d’un ciel ardent,
Choisit à la fourchette, et jamais au trident,
Frivoles voyageurs, juges illégitimes,
Fuyez la bouille-abaisse, à soixante centimes,
Allez au Château-Vert, commandez un repas,
Dites :
Je veux du bon, et ne marchande pas,
Envoyez le plongeur sous ces roches marines,
Dont le divin parfum réjouit mes narines ;
Servez-vous de thys grec, du parangre romain,
Sans me dire le prix, nous compterons demain.

Joseph Méry (1798-1866)

Le cher homme vante ci-dessus la Bouillabaisse du Château Vert, … qui n’est pas à 60 centimes. Il avait sans doute le souci de ratisser large puisque dans les vers suivants, dans un poème dédié à Charles Moncelet, lorsque sa bourse s’est quelque peu aplatie, il fait tout le contraire en vantant justement la bouillabaisse à 60 centimes : ainsi, il y en a pour toutes les bourses… Traduit en termes politiques, on appelle cela ratisser large.

Pour le vendredi maigre un jour une certaine abbesse
D’un couvent de Marseillais créa la bouille-a-baisse,
Et jamais ce bienfait n’a trouvé des ingrats
Chez les peuples marins qui n’aiment point le gras.
Ce plat est un poème ; ainsi n’allez pas croire
Que votre matelote, avec sa sauce noire,
Est la soupe aux poissons, chère à vos palais,
Comme on le dit, sont sœur du ragoût marseillais…
C’est une grave erreur ! Bien plus, quand on voyage
Économiquement, comme on fait à mon âge,
On entre au restaurant à Marseille ; on parcourt
La Carte, et ce grand nom vous arrête tout court,
BOUILLE-A-BAISSE ! On ressent des extases intimes,
Car ce plat n’est coté que soixante centimes,
Et d’une voix polie, on ordonne au garçon
De servir promptement ce chef d’œuvre au poisson,
Qui coûte douze sols, comme on dit en province

Joseph Méry (1798-1866) Marseille et les Marseillais.

Recette Bouillabaisse marseillaise - OnCuisine.fr

Plus au nord, ce n’est pas de la mer que l’on tire les goûts nouveaux, mais de la cave : M. Bréziers, jardinier en chef de la Société d’Horticulture belge a fortuitement enterré dans une cave du  Jardin Botanique de Bruxelles quelques pieds de chicorée sauvage ; quelques semaines plus tard, il voit apparaître une plante à feuilles pâles et larges, imbriquées les unes dans les autres et en forme de fuseau. La chicorée – Chicorium intybus – dite witloof – ou feuille blanche en flamand –  était née. C’est notre endive. Elle restera d’un usage très régional pendant plus de 20 ans. La sélection des plants a permis d’obtenir des variétés possédant moins d’amertume. Renommée dans le Nord et le Pas de Calais, elle y prendra sa dénomination régionale de chicon – trognon, en parler ch’timi – .

Le Larzac ne nourrit plus ses loups, et ceux-ci doivent descendre dans la vallée de la Dourbie pour croquer quelques tendres enfants : une battue est organisée, et les volontaires arrivent en masse : on en tue mille ! Il en reste  6 000 sur l’ensemble de la France. Paul Vidart crée la station thermale de Divonne les Bains. La couleur politique bien rouge de la révolution de 1848 n’a guère infléchi le discours de l’Église sur le sort de la classe ouvrière :

Les hommes sont égaux devant Dieu, la loi et la mort, ils sont inégaux pour presque tout le reste et le Ciel l’a ainsi ordonné.

L’évêque de Rodez en 1850.

Si Dieu permet qu’il y ait des pauvres et des affligés parmi nous, c’est pour laisser aux uns le mérite de la patience et de la résignation, aux autres celui de la charité et de la miséricorde.

L’évêque d’Amiens.

Si les uns manquent tandis que les autres sont dans l’abondance, c’est pour que tous puissent également mériter.

Cardinal du Pont, 1848

C’en est assez pour que le malheur qui accable soit supporté avec courage, avec reconnaissance, avec joie même, comme un moyen de ressembler à Jésus Christ sur terre…

L’évêque de Bayonne, 1850

Les utopies étaient autrefois des jeux d’esprit qu’on permettait aux philosophes. Ce sont aujourd’hui des rêves coupables, à l’aide desquels on trompe le peuple et l’on tourmente la société.

Les pères du concile provincial de 1849

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[1] en russe, yougo signifie le sud

[2] Le nom reprenait celui d’une révolte de l’an 184 qui était parvenu à rassembler jusqu’à 360 000 rebelles, qui avaient tenu tête à toutes les armées pendant 8 ans.