Publié par (l.peltier) le 9 octobre 2008 | En savoir plus |
13 05 1867
Création avec la bénédiction de l’empereur Napoléon III, de la Société des agriculteurs de France – SAF – par le professeur Édouard Lecouteux, professeur d’économie rurale à l’Institut national agronomique, rédacteur en chef de la revue Journal d’Agriculture pratique et membre du Conseil supérieur de l’Agriculture. (Elle existe encore sous le nom de Saf agr’iDées).Il est entouré d’un petit nombre de très gros exploitants ou propriétaires. Son premier président est Édouard Drouyn de Lhuys.
Contrôlée par la plus haute noblesse (de Dampierre, de Vogüé ou d’Harcourt l’ont présidée cinquante-cinq années depuis sa création) et par des industriels (depuis l’un des fondateurs, industriel du verre, à Damien Bonduelle aujourd’hui), la SAF espère tirer parti des traités de libre-échange pour conquérir les marchés européens. Mais elle tourne casaque dans un sens plus protectionniste quand l’invasion des grains américain et russe affecte le marché européen dans le dernier quart du XIX° siècle.
Mais, auparavant, elle s’oppose autant que possible aux projets des républicains qui, après la chute du Second Empire, en 1870, tentent de faire adhérer les paysans au nouveau régime. Ces efforts se traduisent par la création de la Société nationale d’encouragement à l’agriculture, en 1880, par Léon Gambetta, qui, président du Conseil l’année suivante, crée pour la première fois un ministère de l’agriculture de plein exercice. Celui-ci encourage le syndicalisme agricole et les mouvements coopératifs et mutualistes.
Menacée dans son monopole de la représentation de l’agriculture, la SAF parvient à circonvenir le risque en devenant une organisation de masse après la loi Waldeck-Rousseau de 1884 sur les syndicats. Elle se mobilise fortement en faveur du protectionnisme, thème rassembleur mais dont la mise en œuvre importe bien plus que le principe. Jules Méline affirme que sa célèbre loi de 1892 bénéficie à tous les agriculteurs, mais ses bénéficiaires principaux sont les céréaliers quand les importations s’effondrent.
Le deuxième moment important est la seconde guerre mondiale. L’agriculture est le lieu par excellence de la mise en place par le régime de Vichy d’un corporatisme autoritaire, largement organisé par des dirigeants de l’Union nationale des syndicats agricoles (UNSA, une reconfiguration issue de la SAF dans les années 1930). Vichy rêve de restaurer l’autorité des notables et de l’Église, sans se soucier du niveau de vie (souvent misérable) de la masse des paysans.
Face à la collaboration active de la Corporation paysanne, une organisation résistante et populaire émerge, la Confédération générale de l’agriculture (CGA), dont la personnalité dominante est François Tanguy-Prigent (1909-1970). Ce jeune maire socialiste de Saint-Jean-du-Doigt (Finistère) fonde dès 1935 une Coopérative agricole de défense paysanne. Député breton, il refuse les pleins pouvoirs à Pétain.
Désigné ministre de l’agriculture à la Libération, il soutient les efforts d’émancipation des paysans par les coopératives, les syndicats et l’éducation populaire. Il fait adopter le statut du fermage et du métayage qui les protège encore aujourd’hui.
La CGA est pourtant rapidement marginalisée par le retour des anciens de la Corporation paysanne qui jouent un rôle important dans la création de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Celle-ci se pose depuis, à l’image de la SAF avant 1914 et de l’UNSA dans les années 1930, comme l’incarnation de l’unité du monde agricole. Ses présidents sont chez eux au ministère, même quand ils ne deviennent pas ministres. La FNSEA a longtemps dominé la politique agricole commune, jusqu’à la révolte d’États membres plus soucieux des agriculteurs que de la puissance exportatrice de quelques producteurs. Certes, la défense de l’environnement peut servir de levier aux agriculteurs qui veulent plus de démocratie et de régulations plus égalitaires. Mais leur vote pèse trop peu pour faire dévier le gouvernement.
Pierre-Cyrille Hautcœur, directeur d’études à l’EHESS (Ecole d’économie de Paris).
16 05 1867
Début de la construction du phare d’Ar-Men – le Rocher -, premier phare de haute mer, par 43°03’01″N, 4°59’50″O.
L’île de Sein, située à l’ouest de la pointe du Raz à l’extrémité occidentale du département du Finistère, se prolonge dans l’océan Atlantique par une suite de récifs qui s’étendent à plus d’une quinzaine de milles de distance de l’île. Cette singulière formation géologique restait tristement célèbre dans les esprits des marins car l’on ne comptait plus les navires échoués ou coulés sur ce que l’on nomme alors la chaussée de Sein. On décida d’établir un feu sur la pointe du Raz et un autre sur l’île de Sein, allumés en 1831, pour jalonner la direction de la chaussée, mais pour les marins, rien ne leur permettait d’estimer l’écart nécessaire vers le large. Les deux phares insuffisants ne firent pas cesser les naufrages et les plaintes affluaient sur le bureau du ministre des travaux publics. En avril 1860, la commission des phares demanda d’établir un phare sur l’une des têtes émergeantes à l’extrémité de la chaussée et les premières études sur le terrain débutèrent en mai 1866 ; la première pierre de la tour fut posée en 1869, le phare allumé en 1881. La construction semblait irréalisable si bien que ce chantier à la mer devint rapidement dans l’esprit du temps la preuve du génie humain. Depuis, bien des événements ont contribué à entretenir sa légende, et aujourd’hui se pose la question de l’avenir de cet extraordinaire élément du patrimoine maritime.
L’île de Sein située à l’ouest de la pointe du Raz à l’extrémité occidentale du département du Finistère, se prolonge plus avant dans l’océan Atlantique par une suite de récifs qui s’étendent à près de treize milles de distance de l’île. On désigne sous le nom de chaussée de Sein cette ligne d’îlots pointus, ou cornoc en breton, de dangers et de hauts-fonds.
Cette zone n’est franchissable que par très beau temps, des conditions favorables de courant et toujours avec l’aide de pratiques locaux chevronnés qui peuvent emprunter les quelques chenaux étroits qui la traversent, jalonnés par de rares amers remarquables comme les roches Yann-ar-Gall, An-Namouic ou le Neurlac’h. En 1817, au bout de six mois d’une campagne de travaux opiniâtres, l’ingénieur hydrographe Charles-François Beautemps-Beaupré leva une carte relativement exacte des lieux.
Le grand plateau de roche connu sous le nom de chaussée de Sein est tellement dangereux, dans toute son étendue, que nous pouvons affirmer que tout navigateur qui le traversera, sans le secours d’un bon pilote de l’île de Sein, ne devra son salut qu’à un heureux hasard.
Cette singulière formation restait tristement célèbre dans les esprits des marins car l’on ne comptait plus les navires échoués ou coulés sur la chaussée. La commission de 1825 chargée de préparer le rapport concernant l’éclairage général des côtes de France décida d’établir un feu sur la pointe du Raz et un autre sur l’île de Sein pour jalonner la direction de la chaussée. On constata également qu’il n’était pas réaliste d’envisager la construction d’un quelconque fanal sur cette dernière. Dans la mesure où l’on ne doit jamais s’en approcher, il faut se contenter, en plaçant des feux propres à faire éviter ce danger, d’indiquer par la position relative de ces feux, si ceux qui les aperçoivent se trouvent en dehors de ses limites du côté du Nord et dans l’Iroise, ou bien s’ils sont dans le sud du côté de la baie d’Audierne. Ces deux indications leur apprendront avec certitude de quel côté ils doivent se diriger pour s’éloigner.
Si les marins savaient qu’il fallait se tenir à grande distance de cet alignement lumineux pour éviter de tomber sur les écueils, rien ne leur permettait d’estimer cet écart nécessaire vers le large. De plus, par temps de brume, les portées insuffisantes anéantissaient toute appréciation de la position de la chaussée. Les naufrages, bien que réduits, ne cessèrent pas pour autant et les plaintes de plus en plus nombreuses affluaient sur le bureau du ministre des travaux publics. Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1859, la frégate de la marine impériale, le Sané, coula sur la chaussée de Sein, décuplant les reproches des amiraux. Il convenait de trouver une solution à ce problème et de sécuriser les approches du goulet de Brest, grand port militaire du Ponant. En avril 1860, la commission des phares demanda que la question soit examinée avec le plus grand soin par l’ingénieur en chef des ponts et chaussées du Finistère. Il devait établir les projets pour l’établissement d’un phare du 3° ordre sur le groupe des Pierres-Noires à l’entrée de la rade de Brest et pour celui d’un phare de 1° ordre près de l’extrémité de la chaussée de Sein. Dans un premier temps, il fut prévu d’ériger le feu sur la roche Madiou et, s’il s’avérât impossible d’y débarquer, on prévoyait une autre position moins favorablement située, mais plus élevée, plus étendue et où la mer brise probablement avec moins de violence… la roche d’Armen. Pour abriter le feu et les gardiens, il fut envisagé de construire une tour de 45 mètres de hauteur, divisée en plusieurs étages de manière à offrir des magasins, une cuisine, trois chambres et une pièce de service. Il fut décidé de suivre le modèle du phare des Héaux-de-Bréhat, construit et allumé le 1°février 1840 sous les ordres du l’ingénieur Léonce Reynaud (1803-1880), nommé ensuite directeur du service des phares.
Cet avis fut approuvé le 3 juin 1860 et les premières études sur le terrain devaient commencer sous la direction parisienne de Léonce Reynaud pour la commission locale composée d’ingénieurs hydrographes, d’ingénieurs des ponts et chaussées et d’officiers de marine. Dirigée par l’ingénieur en chef du Finistère, Maitrot de Varennes, cette mission examina les meilleures dispositions à adopter pour l’éclairage des abords de Brest. En juillet 1860, les membres de la commission se rendirent sur la chaussée de Sein à bord de l’aviso Le Souffleur et ils étudièrent plus particulièrement les basses Madiou et Schomeur, puis les rochers de Neurlac’h et d’Ar-Men, une roche accore et de petites dimensions. De retour à Brest, l’ingénieur Maitrot rédigea ses conclusions : Il faut renoncer à l’espoir d’établir un grand phare sur ce point. La roche Neurlac’h présente les conditions les plus favorables. Il apparut en effet à tous les observateurs des lieux qu’une construction en un lieu aussi exposé et sur un écueil si étroit, si exigu, restait impossible, si bien que les ingénieurs proposèrent d’établir la tour sur une roche plus en retrait et plus étendue, le Neurlac’h, situé à cinq milles de l’extrémité de la chaussée. Cette solution fut repoussée par la commission, et surtout par Léonce Reynaud, car elle n’apportait aucune amélioration significative à l’éclairage des lieux. On demanda alors à la marine de procéder à une nouvelle reconnaissance hydrographique approfondie pour rechercher le meilleur site.
Les travaux n’avaient pas encore commencé qu’était annoncée la création d’une ligne transatlantique entre le Havre et New-York avec escale à Brest. Il devint encore plus urgent de résoudre le problème de la chaussée. Les trois tentatives de débarquement effectuées en 1861 se soldèrent cependant elles aussi par des échecs. Léonce Reynaud évalua les difficultés à leur juste valeur et décida d’abandonner le projet de tour en maçonnerie et de privilégier quelque chose d’analogue au phare de la pointe de Walde avec beaucoup plus de hauteur et moins de talus. Dans ce cas, il suffisait de forer sept trous pour encastrer les poteaux destinés à porter la plate-forme, quitte à renforcer les scellements par une maçonnerie de ciment au fur et à mesure de l’avancement du chantier. L’idée fut cependant rapidement abandonnée car, d’évidence, un phare à structure métallique n’aurait pas résisté aux assauts de la mer en ce lieu où seule une tour maçonnée était envisageable. Alors, l’administration décida d’ouvrir une enquête auprès des pêcheurs de l’île de Sein jusqu’alors dédaignés avec constance et pourtant trop pratiques de la localité pour ne pas avoir les renseignements les plus précis, du moins en ce qui concerne la roche Ar-Men. Accompagné du syndic de l’île, l’ingénieur ordinaire Paul Joly, tenta à son tour de débarquer en novembre 1865, mais son essai connut le même sort que les précédents. L’espoir renaquit quelque peu au cours de l’été après que le service des phares procéda au mouillage d’un gros bateau-feu de 185 tonnes aux Minquiers, au large de Saint-Malo, allumé le 25 septembre 1865 et à celui du Rochebonne, de 350 tonneaux, au large de La Rochelle, allumé le 15 septembre 1866. Ne pouvait-on pas tenter la même chose sur la chaussée
En ce qui concerne l’éclairage de la chaussée en elle-même, on attend les expériences faites en ce moment sur les phares flottants pour savoir s’il sera possible d’en faire tenir un à l’extrémité de la chaussée ; cette solution serait sans contredit la meilleure, car le point de la chaussée sur lequel on pourrait établir un phare fixe est déjà assez éloigné de son extrémité.
Finalement, on renonça aussi à l’espoir de résoudre le problème au moyen d’un feu flottant mouillé par des fonds de 100 mètres et de la nature peu propice à un bon ancrage car un navire ne pourrait résister longtemps aux violentes secousses de la chaîne de retenue et serait même exposé à sombrer à la première tempête.
Malgré tout, le dépôt des cartes et plans reprit en août 1866 sa mission sous la direction de l’ingénieur hydrographe Alexandre-Edmond Ploix. La marine militaire participa à l’opération et fournit un aviso à vapeur pour faciliter les approches de la roche. Fait extrêmement rare, le directeur du service des phares se déplaça en personne à Brest et embarqua à bord du Souffleur pour se rendre compte par lui-même de la situation. Mais cette nouvelle tentative s’acheva de manière identique aux précédentes et ne fournit pas tous les renseignements désirables. Elle permit cependant de se forger une opinion. L’ingénieur Ploix conclut, du bout des lèvres, à la possibilité d’une construction sur Ar-Men tout en précisant que l’établissement d’un phare sur Ar-Men est une œuvre excessivement difficile, presque impossible ; mais peut-être faut-il la tenter eu égard à l’importance capitale de l’éclairage de la chaussée. Au cours de l’été, Joly s’embarqua de nouveau, mais il en fut pour ses frais. Enfin, en août le syndic des gens de mer de l’île de Sein, Tymeur, parvint à poser le pied sur la roche et à prélever un échantillon. On sait qu’Ar-Men présente une largeur de 7 à 8 mètres pour une longueur de 12 à 15 mètres ; que sa surface est fort inégale et que le sommet n’émerge que de 1,50 mètres au-dessus des plus basses mers de vive-eau. Pour les ingénieurs du service des phares, il fallait absolument renouveler l’expérience le plus souvent possible et la roche Ar-Men sortira enfin de l’état légendaire que lui on fait en quelques sorte les précédentes explorations. Décision fut prise d’essayer la construction d’un massif de maçonnerie sur la roche Ar-Men en lui donnant de telles dimensions qu’il puisse devenir la base soit d’une tour en pierre soit d’une tour en tôle. Le travail pouvait commencer sans que l’on sache quelles seraient les formes et les dimensions de l’édifice.
Le 16 mai 1867 le canot de l’administration, l’Armorique, quitta le port de Sein à sept heures ; temps passé sur la roche, 15 minutes note dans son carnet le conducteur Lacroix, responsable du chantier. Le 7 juillet : temps passé sur la roche, 45 minutes, retour au port à 11 heures 30. Après sept accostages, la campagne 1867 s’acheva : huit heures au total passées sur Ar-Men afin d’effectuer le percement de quinze trous de trente à quarante centimètres de profondeur destinés à recevoir, soit des organeaux pour faciliter les accostages ultérieurs, soit des goujons en fer nécessaires aux fondations de la tour pour fixer les premières assises de maçonnerie à la roche. Pour la réalisation de cette tâche, on s’adressa aux marins de l’île que l’on jugeait seuls capables de se maintenir sur l’écueil. Après bien des hésitations, ils consentirent à exécuter à forfait et à un prix très élevé les trous qu’on leur demandait, soit pour 29 000 francs, à plus de 500 francs par trou. Et, pour être sûr que la tâche fût accomplie, l’administration passa des contrats avec les marins sénans et leur représentant, le chef pilote Coquet. Les ouvriers, en espadrilles pour éviter les glissades, étaient attachés à la roche, un homme veillant à la lame les prévenait à chaque fois et, malgré ces précautions, plusieurs furent emportés. De temps en temps, une lame plus forte balayait le chantier et les hommes se retrouvaient à l’eau, maintenus à la surface par des brassières de sauvetage en liège, gracieusement fournies par l’administration. C’était un premier pas vers le succès. L’année suivante, l’Armorique mouillait le 8 avril dans le petit port ; toujours sous la conduite de l’ingénieur Joly et du conducteur Lacroix, les travaux reprirent sur le roc. Des primes plus élevées accroissaient l’ardeur au travail et comme la saison fut clémente, on compta seize accostages et 18 heures de temps passé sur la roche. On parvint dans ces conditions à exécuter des dérasements partiels et à percer trente-quatre trous supplémentaires. Leur profondeur est de 0 m 30, leur diamètre de 0 m 06 à 0 m 07. Ils reviennent en moyenne à 200 francs l’un. Ils constituent les opérations préliminaires parmi les tentatives que nous faisons pour édifier un nouveau phare sur la chaussée de Sein.
La construction proprement dite commença en mai 1869 sous la conduite d’un nouvel ingénieur, Alfred Cahen, nommé pour son premier poste à Brest en mai 1867. Des goujons en fer galvanisé de 1 mètre de longueur et de 6 centimètres de côté furent implantés dans les trous forés au cours des deux campagnes précédentes et l’on disposa alors les premiers moellons de petit appareil, en gneiss, provenant de l’île de Sein et scellés au ciment Portland employé pur, gâché sur place à l’eau de mer. À la fin de la campagne de 1869, après vingt-quatre accostages fructueux et 44 heures passées sur la roche on avait exécuté 25 m³ de maçonnerie.
Il s’agissait d’un succès inespéré, mais tout le monde se demanda si les maçonneries résisteraient aux gros temps de l’hiver. On retrouva le massif intact l’année suivante et l’équipe de marins sénans creusa l’encastrement circulaire nécessaire à l’établissement de la première assise de parement en moellons piqués de Kersanton, à l’époque la meilleure pierre de construction. Mais l’on s’inquiétait de la lenteur des travaux et des chances réelles de succès ; la commission des phares s’inquiétait, les amiraux s’inquiétaient et notamment l’amiral Paris et l’amiral Jurien de la Gravière, directeurs successifs du dépôt des cartes et plans ; la direction générale des ponts s’inquiétait, car les sommes dépensées – alors plus de 52 000 francs – n’étaient pas en rapport avec le cube de maçonnerie. Jamais aucune construction de ce genre n’avait coûté aussi cher. Alors que les premières assises pointaient sur la roche, Léonce Reynaud se chargea de les convaincre, car il n’était plus question d’abandonner ; le directeur voulait voir édifier ce phare et il voudrait par là couronner sa carrière. Nouvelle déconvenue lorsque le pays entra en guerre contre la Prusse : la campagne tronquée de 1870, qui n’a pas été poussée avec la même ardeur, ne permit que huit accostages pour dix neuf heures sur la roche et 11,55 m³ de maçonnerie. Celle de 1871 ne fut guère plus brillante avec douze accostages et vingt deux heures sur la roche, mais il convient de noter qu’elle eut tout de même lieu, véritable exploit au vu de la situation chaotique du pays. Alors que le massif de maçonnerie était pratiquement achevé, se posa alors la question de la tour et plus particulièrement de sa hauteur. Comme la surface utile de la base était réduite, il fut décidé de renoncer à un édifice de 40 à 45 mètres comme il était prévu à l’origine du projet : les oscillations auxquelles elle serait exposée par les grands vents pourraient compromettre sa stabilité, eu égard au faible diamètre de sa base. Dans ces conditions, la commission fixa à environ 30 mètres la hauteur du foyer lumineux au-dessus des plus hautes mers.
Les ingénieurs des ponts, et plus particulièrement Léonce Reynaud, prirent en la circonstance un pari dangereux, car ils connaissaient pertinemment la dureté de la mer à l’extrémité de la chaussée et ils estimèrent cependant qu’une tour aux fondations moins larges que celles de tous les autres phares en mer déjà exécutés pouvait y résister. Pour les ouvrages de cette nature, les ingénieurs se contentaient à l’époque de les comparer aux bâtiments analogues et de les concevoir avec une stabilité égale ou supérieure. L’ingénieur Mengin, chargé des premières études, admettait simplement qu’en thèse générale, on peut dire que les calculs de résistance ne sont guère qu’un moyen de transporter à un ouvrage déterminé, les résultats d’expérience fournis par d’autres ouvrages analogues. Or, on ne peut rien conclure de la comparaison du phare d’Ar-Men avec les autres phares en mer existant puisque ces derniers sont tous dans des conditions de stabilité bien supérieure. La direction parisienne ne pouvait se contenter de telles références et lui demanda quelques arguments complémentaires que fournit notre ingénieur. Pour lui, l’étude du calcul de la stabilité de cette tour en mer n’offrait qu’un intérêt secondaire en raison de l’incertitude où il se trouvait sur les principales données du problème : nature et intensité de l’effort des lames, élasticité des maçonneries, influence des oscillations, etc., incertitude qui ôte toute précision aux résultats obtenus. La commission s’en contenta car la science de la résistance des matériaux demeurait balbutiante et pour la tour d’Ar-Men on admit qu’aucune d’étude ne serait effectuée car en l’absence de toute donnée précise sur l’action des lames, sur celles du vent, sur la résistance des maçonneries à la traction, etc., on ne pouvait obtenir aucun résultat mathématiquement établi. Cependant, en comparant les rares données d’Ar-Men avec les tours françaises ou étrangères du même ordre, on s’aperçoit que le phare est bien fluet, surtout pour affronter les houles de l’Atlantique. Le fruit est très réduit, à peine 0,036, et la base ne peut présenter l’empattement traditionnel.
Selon l’expression du directeur Léonce Reynaud, on essaie toujours de faire lourd et cette simple précaution vaut théorème d’ingénieur. On décida donc de s’arrêter au système suivi dans la construction des tourelles, en utilisant des maçonneries de blocage consolidées par des crampons de fer galvanisé afin d’obtenir grâce à l’énergie des ciments dont on dispose aujourd’hui, des massifs monolithes supérieurs comme résistance à ce que l’on obtenait autrefois au moyen de lourdes pierres de taille à crossette. Toutes ces pierres proviennent des carrières de Kersanton, dans la rade de Brest, qui fournissent un matériau de qualité remarquable, très prisé des ingénieurs des Ponts. Il s’agit d’une roche éruptive rare, extrêmement résistante, au grain gris bleuâtre, très fin et très homogène. Les couronnements, les marches et les encadrements des ouvertures sont seuls en pierre de taille dont la plus importante pèse 600 kilos. Chaque année une soumission était ouverte et les quatre propriétaires des carrières de Loperhet répondaient aux souhaits de l’administration. Les pierres étaient préparées par assises successives et présentées au parc de balisage de Brest où elles étaient disposées dans leur configuration réelle pour apprécier la taille et la valeur des matériaux livrés. Pour l’année 1876, c’est le sieur Poilleu, connu surtout pour ses qualités de sculpteur funéraire qui l’emporta. Il devait livrer 40 m³ environ de pierre de taille, 40 m³ de moellons pour le parement et 20 m³ de moellons de blocage. Les produits seront de la première qualité, parfaitement exempts des croûtes de carrière et de tout défaut préjudiciable à la durée et au bon aspect, d’un grain uniforme bleu ou gris. Le reste des maçonneries est formé de moellons qu’un homme seul peut manipuler sans problème. Le mortier est composé de ciments de Portland provenant des maisons anglaises Knight, Bevan and Sturge, puis boulonnaises, Demarle & Lonquety. Les ciments furent employés purs, moins pour augmenter l’adhérence que pour activer la prise ce qui demeurait essentiel, surtout lors des premières campagnes. Somme toute, et en tenant compte des précautions prises dans la construction, les ingénieurs ont pleinement confiance dans la solidité du phare ; il est clair toutefois qu’on est ici à la limite et c’est ce qui a empêché de donner au phare une plus grande hauteur comme on eût désiré.
En mai 1871, le conducteur Lacroix partit en retraite et fut remplacé par un jeune et fougueux agent de 25 ans, Probesteau, qui connut par la suite une brillante carrière. À la fin du mois de mai 1874, Alfred Cahen quitta le Finistère pour Épinal afin de se rapprocher de sa Lorraine natale aux mains des Allemands dorénavant ; il fut remplacé par l’ingénieur ordinaire Mengin-Lecreulx, alors en poste au service ordinaire de l’arrondissement de Morlaix, mais qui connaissait parfaitement les problèmes de travaux à la mer. L’effectif du chantier s’étoffait au fil de l’avancement des travaux et, en 1878, il comptait cinquante-cinq personnes dont le patron de l’Armorique, deux chauffeurs, quatre pilotes et treize marins. Huit maçons, cinq tailleurs de pierre, deux charpentiers, un forgeron ainsi qu’une vingtaine de manœuvres complétaient le personnel.
À la fin de la campagne 1875, les maçonneries dominaient de trois mètres la tête la plus saillante de la roche et le niveau des plus hautes mers de vive-eau fut dépassé, mais les éléments météorologiques ne permettaient jamais de prévoir à l’avance la qualité et la quantité des travaux effectués. La campagne de 1877, par exemple, commença sous de mauvais auspices : Depuis le début de la campagne, la mer presque constamment mauvaise a été longtemps défavorable aux travaux d’Ar-Men qui ont peu avancé. Jusqu’au 15 courant, date de mes derniers renseignements précis, on avait accosté seulement les 8, 25 et 26 mai, les 9, 10 et 14 juin, 6 en tout. Les trois premières marées ont été principalement consacrées à l’installation des appareils de bardage. Du 26 mai au 9 juin, la mer a été très grosse et il a fallu employer presque toute la marée du 9 juin à réparer les avaries causées par la mer […], les résultats sont médiocres mais il suffirait d’une d’un beau mois pour réparer largement le temps perdu.
Les dangers demeuraient nombreux. Le 9 juin 1878, la chaloupe amenant treize maçons et le conducteur à pied d’œuvre chavira sous l’effet d’une lame plus puissante et ce n’est que grâce au dévouement et à l’énergie de M. Probesteau, ainsi que du capitaine Fouquet, du bateau à vapeur l’Armorique qu’il n’y a pas de morts d’homme à déplorer. Dans ces circonstances, M. l’ingénieur en chef propose, d’une part d’allouer à chacun des treize ouvriers qui ont été précipités à la mer, une gratification de 30 francs… et, d’autre part, d’adresser un témoignage officiel de satisfaction à M. le conducteur Probesteau, qui a tout personnellement sauvé deux de ses hommes. Le travail se compliqua d’autant plus que le ciment Parker-Médina, gâché au cours des trois premières campagnes, présentait un délavement très important et tous les joints des assises inférieures se creusaient profondément, menaçant l’ensemble de l’édifice. Non seulement, les ouvriers continuaient de poser les pierres de taille des assises supérieures de la tour, mais ils durent simultanément consolider la partie basse avec des ciments plus résistants.
Il s’agit d’un réel exploit de construction dont les ingénieurs des ponts avaient parfaitement conscience ; l’affaire fut d’ailleurs très médiatisée pour l’époque et de nombreux articles relatèrent dans les journaux parisiens les progrès du chantier. Les difficultés étaient loin d’être toutes levées et, malgré le zèle et l’ardeur dont le personnel a fait preuve, la campagne de 1879 fut catastrophique en raison d’un temps exécrable. À la fin du mois de septembre, époque à laquelle on licenciait le chantier, on n’avait pu accéder au massif de maçonnerie que neuf fois et y travailler effectivement que sept fois. Profitant d’un temps exceptionnel, le chef d’équipe décida de prolonger le chantier et parvint à remonter au phare trois jours supplémentaires en octobre. La nouvelle fit rapidement le tour de la terre et marqua tout l’intérêt qu’on attachait à l’étranger à l’exécution du phare. À cette occasion, le directeur du service des Phares, Allard, fit part du message rédigé par le secrétaire du service américain équivalent : Le Lighthouse Board ayant eu connaissance des grandes difficultés surmontées avec succès dans la construction du phare sur la roche d’Ar-Men de l’île de Sein, serait très désireux d’examiner les dessins de cet ouvrage important… le monde civilisé doit ses remerciements à la France pour le succès aussi ardue et si importante pour la navigation.
En 1880 l’essentiel des travaux était achevé : le 17 juillet, les ouvriers posaient les dernières pierres de la murette de la lanterne. Après le 12 août, six maçons furent installés en permanence dans la tour pour réaliser les voûtes des étages supérieurs et poser les pierres d’encadrement des fenêtres : on peut dire aujourd’hui que cet impossible est réalisé, après douze années d’efforts et l’allumage du phare d’Ar-Men est désormais assuré à bref délai. En effet, pour la première fois le feu fut allumé pour essai le 18 février 1881, presque un an jour pour jour après la disparition de son concepteur Léonce Reynaud le 14 février 1880.
Les aménagements intérieurs demeuraient cependant encore très rudimentaires. En effet, la soumission pour les menuiseries, portes, fenêtres, lambris, parquets, ne fut adjugée que le 17 novembre 1880 et les travaux d’installation ne commencèrent qu’en mai 1881. Le 31 août, l’inauguration officielle était sensée clôturée l’opération de construction la plus périlleuse et la plus prestigieuse menée par le service des Phares, mais il fallut encore améliorer l’accueil des gardiens, si bien que la facture dépassa les montants accordés en 1875. Les 900 000 francs prévus à cette date ne suffisaient plus pour l’achèvement ; une décision ministérielle accorda 10 000 francs supplémentaires en août 1881, puis encore 20 000 francs en décembre de la même année. À la fin de la campagne de 1882, plus de 940 000 francs avaient été dépensés pour terminer l’ouvrage, du moins le pensait-on à l’époque.
L’aventure se terminait après plus de quinze ans d’effort sans accident notoire et le directeur pouvait se féliciter que les travaux n’eussent occasionné jusqu’à ce jour ni mort d’hommes, ni blessures graves. Cependant, le chantier qui avait connu tant de difficultés, de multiples chavirages ou naufrages des canots connut son événement le plus tragique après l’allumage : le 24 juin 1881, une équipe de maçons s’approchait de la tour afin de réaliser les derniers aménagements intérieurs quand une lame s’abattit sur le canot et projeta deux hommes à la mer dont Alain Riou qui devait trouver la mort. L’exiguïté des dimensions de la tour donna lieu à une autre difficulté de détail assez sérieuse, celle de loger tous les objets et matériaux nécessaires au service, mobilier, outillage, engins de débarquement et de sauvetage, vivres, huiles et combustibles pour le chauffage et l’alimentation du feu. À la vue de cette étroite colonne placée au milieu de l’océan à perte de vue de la terre, dans des parages terribles, de ces chambres contenant à peine sept mètres carrés, on ne peut s’empêcher de songer à l’existence que mèneront les gardiens, privés souvent pendant de longs jours, pendant des mois peut-être, de toute communication avec la terre. L’administration parvint cependant à recruter sans difficulté les quatre hommes nécessaires au fonctionnement du feu, Alain Menou, Jules Vénec, Germain Fouquet et Michel Le Noret, lesquels s’aperçurent au fil du temps, et non sans inquiétude, que les ciments des fondations de la tour semblaient se décoller.
Les vagues et l’eau salée minaient les assises inférieures et les ingénieurs du service des phares s’alarmèrent. Au cours de l’été 1887, une première enquête fut menée, mais pour l’ingénieur de Brest l’ensemble restait solide : selon ses dires, les mortiers à la base tiennent le coup. Pourtant, il fut décidé en 1896 de renforcer la base de l’édifice pour lutter contre l’effet des lames et cela, bien que la résistance à la décomposition par l’eau de mer des ciments purs ne soit pas connue. Alors pourquoi prendre une telle décision alors que rien d’inquiétant n’avait été révélé ? Sans doute parce que l’écroulement des tours balises du Men-Hir en 1886, des Fourches en 1895 et du Petit-Charpentier en 1896, emportées sans signes annonciateurs, incitait à la prudence et à la nécessité de travaux confortatifs, car on ne saurait s’abstenir et se résigner à courir les chances d’une catastrophe qui coûterait la vie des gardiens et qui compromettrait gravement le renom du service des Phares en France et à l’étranger. On se résolut à la fois à la menace de décollage du ciment prompt et de l’insuffisance de masse de la tour en lui constituant une enveloppe protectrice en ciment de 50 cm d’épaisseur sur plus de 11 m de hauteur. Ainsi, pour diminuer des vibrations nettement ressenties par les gardiens, et dans le doute, les services maritimes de Brest entreprirent les travaux, car il importait de commencer la consolidation d’autant plus qu’aucun incident apparent ne peut révéler l’imminence d’un accident. Le 21 mai, une décision ministérielle approuvait les travaux et accordait une somme de 100 000 francs pour leur réalisation ; le 4 octobre 1900, la somme totale fut portée à 130 000 francs, puis à 150 000 francs le 27 août 1901, année de l’achèvement de la risberme protectrice.
C’est donc plus de 1,15 millions de francs qui furent dépensés pour voir la tour érigée sur la chaussée et la maintenir en place jusqu’à nos jours ; stat virtute Dei et sudore populi. [Cette inscription figure sur le portail de l’église de Sein : Elle se dresse à la force de Dieu et à la sueur du peuple. ndlr.] …Dès cette époque, l’exploit dépassa le cénacle des ingénieurs du génie civil pour tomber dans le domaine public. La tour édifiée en des lieux si inhospitaliers est le symbole du combat victorieux de l’humanité, de la volonté et de la coopération humaines contre les éléments en cette fin du XIX° siècle où la science doit encore prouver tous ces bienfaits. Le défi relevé par Léonce Reynaud et auquel s’accrochent les îliens, les marins, les pêcheurs et les constructeurs a été maîtrisé face aux forces indomptables de la nature et de la mer.
Le 10 avril 1990, les deux derniers gardiens ont définitivement quitté la tour, devenue aujourd’hui une sentinelle sans homme et sans grand intérêt pour la navigation. Elle n’est plus que le fruit de la volonté des hommes, alors que la légende se renforce à chaque instant. Se pose alors la question de la préservation de ce monument et les avis sont très partagés sur le sujet. Faut-il investir des sommes importantes, dont le ministère de la Culture ne dispose pas, pour maintenir cette tour sur la chaussée de Sein ou doit-on se résigner à la voir disparaître sous les coups d’une vague plus puissante que les autres ? Dans la mesure où Reynaud lui-même s’estimait satisfait si Armen tenait plus de cent ans sur la roche battue, on peut admettre que le délai est écoulé et que le sort inéluctable des phares en mer est bien de s’écrouler [1]
Jean Christophe Fichou, agrégé d’histoire, docteur en histoire et géographie. http://journals.openedition.org/lha/188 ; DOI : 10.4000/lha.188
Couchés à plat ventre sur la roche glissante, les ouvriers se cramponnaient à la moindre aspérité, arrachant le goémon, nettoyant le récif à l’acide chlorhydrique qui leur brûlait les doigts et les yeux, creusant à la massette des trous de fleuret, faisant éclater les aspérités du gneiss avec des cartouches de cheddite, plantant et scellant des fers à béton pour l’ancrage de la tour. […] Ar-Men n’offrait pas assez de place pour que l’on puisse y construire une plate-forme de béton, tenue à la périphérie par une rigole d’encastrement. Le récif émergeant n’affleure que d’un ou deux mètres à marée basse. Les huit hommes de cette première équipe purent accoster sept fois, travaillant huit heures dans l’année, forant quinze trous de trente centimètres payés à la pièce entre cent et trois cents francs. Souvent, une vague vicieuse, submergeant tout, les emportait. Le canot de service les repêchait et les remettait au travail, trempés, glacés, consentants. Lentement, année après année, le soubassement s’élevait, puis la tour. Mille tonnes de moellons de grès qu’il a fallu amener des carrières de Sein et débarquer, assembler, sceller ! Après quatorze années de travaux harassants, le premier phare de la Chaussée de Sein s’est allumé, le 31 août 1881. Il était temps. La Basse-Froide venait d’engloutir son vingtième bateau, sans compter les barques de pêche.
Jean Jacques Antier. Tempête sur Ar-Men. V.D.B 2007
Plusieurs drames sont évités de justesse, grâce sans doute à la compétence des marins engagés dans les opérations. C’est ainsi par exemple que le 15 juin 1878, alors que la mer commence à grossir dangereusement, un canot évacuant quatorze ouvriers est renversé par une lame. Malgré le mauvais temps, tous les naufragés sont pourtant récupérés et se retrouvent dès le lendemain sur le chantier ! Un an après cet épisode, un autre groupe d’ouvriers est contraint de sauter à la mer pour rejoindre les canots qui ne peuvent plus accoster le rocher, à cause de hautes vagues qui ont fait soudainement leur apparition. En juillet 1880, un canot transportant cinq hommes est à nouveau renversé au pied du phare. Là encore, tous ses occupants sont récupérés. L’année suivante cependant, deux ouvriers sont à leur tour enlevés par une déferlante, alors qu’ils sont sur le canot qui les conduit au phare : l’un d’eux se noie, n’ayant pas capelé sa ceinture de sauvetage correctement.
[…] Que fait un gardien de phare : pour l’essentiel, il procède à l’allumage et à l’extinction des feux. Pour le reste, comme le dira l’un d’eux : Hormis la mise en bouteille des grands mâts, c’est un peu comme dans la Royale, tu salues tout ce qui bouge et tu peins le reste.
[…] Le 15 janvier 1921, le gardien-chef Sébastien Plouzennec est emporté par une lame, alors qu’il observe à la jumelle, au pied de la tour, un navire croisant dans les parages de la chaussée de Sein. À la suite de ce drame, un garde-fou est installé tout autour de la plate-forme et du débarcadère. Néanmoins, d’autres gardiens connaissent la même fin tragique au cours du XX° siècle. Pour le gardien présent sur le phare au même moment, un tel accident constitue un véritable traumatisme, d’autant que des soupçons peuvent parfois finir par peser sur lui, si d’aventure ses relations avec le disparu étaient réputées mauvaises.
En décembre 1923, ce n’est pas de la mer que vient le danger, mais d’un incendie dans la cuisine. Après vingt-six jours de tempête, les trois gardiens non ravitaillés (François Le Pape, invalide de guerre, Henri Menou et Henri Lossouarn) n’ont plus de vivres frais et ont dû entamer le biscuit de réserve. Lorsque l’incendie se déclare dans la cuisine, la tour se transforme rapidement en vaste cheminée et il n’y a pas d’autre solution pour les gardiens, alors en train de procéder à l’allumage du feu dans la lanterne, que de fuir par l’extérieur en se servant du câble du paratonnerre et du catarhu [2] pour descendre sur la plate-forme. De là, ils parviennent à regagner la cuisine et, après 17 heures de lutte, à vaincre le feu à l’aide de seaux d’eau de mer, évitant qu’il n’atteigne la cuve à fuel et fasse exploser le phare.
[…] Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les gardiens d’Ar-Men durent accueillir en permanence sur le phare trois soldats allemands. L’occupant avait imposé l’extinction pure et simple de la plus grande partie des phares français, manière radicale d’en prendre le contrôle. À Ar-Men, le feu ne devait être allumé que lors du passage de bâtiments de la marine allemande dans les environs de la chaussée de Sein, les soldats en poste étant informés par radio de ces mouvements. En dépit de l’ambiance exécrable qui régnait alors sur le phare, en octobre 1941, l’un des gardiens, François Violant, sauva de la noyade un soldat qui s’était jeté à l’eau pour récupérer le cormoran qu’il venait d’abattre avec son fusil.
Wikipedia
Tri Martolod
Tri martolod yaouank… la la la…
Tri martolod yaouank o voned da veajiñ (bis)
O voned da veajiñ, gê!
O voned da veajiñ (bis)
Gant ‘n avel bet kaset… la la la…
Gant ‘n avel bet kaset betek an Douar Nevez (bis)
Betek an Douar Nevez, gê!
Betek an Douar Nevez (bis)
E-kichen mein ar veilh… la la la…
E-kichen mein ar veilh o deus mouilhet o eorioù (bis)
O deus mouilhet o eorioù, gê!
O deus mouilhet o eorioù (bis)
Hag e-barzh ar veilh-se… la la la…
Hag e-barzh ar veilh-se e oa ur servijourez (bis)
E oa ur servijourez, gê!
E oa ur servijourez (bis)
Hag e c’houlenn ganin… la la la…
Hag e c’houlenn ganin pelec’h ‘n eus graet konesañs (bis)
Pelec’h ‘n eus graet konesañs, gê!
Pelec’h ‘n eus graet konesañs (bis)
E Naoned er marc’had… la la la…
E Naoned er marc’had hor boa choazet ur walenn (bis)
Hor boa choazet ur walenn, gê
Hor boa choazet ur walenn (bis)
Trois jeunes marins tra la la…
Trois jeunes marins s’en allant voyager (bis)
S’en allant voyager,
S’en allant voyager (bis)
Conduits par le vent tra la la…
Conduits par le vent jusqu’à Terre Neuve (bis)
Jusqu’à Terre Neuve,
jusqu’à Terre Neuve (bis)
Près des pierres du moulin, tra la la…
Près des pierres du moulin ils ont mouillé l’ancre (bis)
Ils ont mouillé l’ancre,
Ils ont mouillé l’ancre (bis)
Et dans ce moulin, tra la la…
Et dans ce moulin il y avait une servante (bis)
Il y avait une servante,
Il y avait une servante (bis)
Et elle me demande, tra la la…
Et elle me demande où nous avions fait connaissance (bis)
Où nous avions fait connaissance,
Où nous avions fait connaissance (bis)
À Nantes au marché, tra la la…
À Nantes au marché nous avions choisi un anneau (bis)
Nous avions choisi un anneau,
Nous avions choisi un anneau (bis)
An hini a garan
Celui que j’aime, autrefois, petits à la maison, quand nous étions tout près l’un de l’autre, mon cœur n’en aimait qu’un ; quand j’étais petite à la maison de celui que j’aime. Celui que j’aime, je l’ai perdu à jamais ; il est parti au loin et ne reviendra pas ; et voici que je chante à celui que j’aime. Celui que j’aime, un jour il m’a laissée ; parti vers les pays lointains, des pays que je ne connais pas, pour gagner son pain. Perdu, perdu un jour, celui que j’aime.
05 1867
Garibaldi envoie aux ambassadeurs de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie une note circulaire dans laquelle il se présente comme le seul pouvoir légitime de Rome… depuis que la Constituante romaine de 1849 l’a nommé gouverneur de la Ville éternelle. Le cercle fermé des diplomates de Florence en fera des gorges chaudes.
Soldat de fortune, aventurier, condottiere redoutable à la tête de cinq ou six mille hommes, désorganisant les troupes régulières pour s’en pouvoir servir, soutenu par une destinée exceptionnelle, porté par l’admiration et les illusions d’un peuple entier, Garibaldi était en politique ce que l’on peut appeler crûment un nigaud. Son esprit court et naïf n’avait ni lueur ni projection. Il ne se sentait quelque vigueur que devant un obstacle, parce que, comme le sanglier, il se ruait dessus. Il accordait volontiers sa confiance, et l’on s’accommodait de façon à la lui faire donner à des gens qui parlaient dans l’oreille des chancelleries intéressées à ne pas ignorer ses desseins.
Maxime Du Camp. Souvenirs d’un demi-siècle. Hachette, Paris, 1949
7 06 1867
Lors de la tenue de l’Exposition universelle, qui rassemble 52 000 exposants venus de trente pays, dîner des trois empereurs, à Paris :
Le tsar Alexandre II, le roi de Prusse, Guillaume I°, ainsi que le futur chancelier Bismarck, ont rendez-vous au Café anglais, à Paris, à l’angle de la rue de Marivaux et du boulevard des Italiens. Au programme, diplomatie et gastronomie. Germanophile, Alexandre II fonde sa politique étrangère sur une alliance avec la Prusse. De son côté, trois ans avant de contraindre des Parisiens affamés à cuisiner du rat (et les animaux du Jardin des plantes), son convive Guillaume I° va goûter au meilleur de leur cuisine. Au menu du soir figure un souper qui va entrer dans la légende comme le dîner des trois empereurs.
Si la capitale ne manque pas d’établissements où festoyer – le Café Riche, les Frères provençaux, le Café Hardy ou la Maison dorée comptent alors parmi les plus cotés -, le Café anglais s’est forgé une réputation internationale, autant pour ses ambiances délurées que pour sa capacité à régaler. Dans son Histoire et géographie gourmande de Paris (Editions de Paris, 1956), René Héron de Villefosse rappelait que dans Plaisirs de Paris (1867), l’un des guides destinés aux visiteurs de l’Exposition universelle, Alfred Delvau conseillait de se rendre au Café anglais vers minuit, quand on veut décoiffer quelques bouteilles de champagne et quelques drôlesses de bonne composition.
Pour le journaliste, les soupeuses du Café anglais sont les têtes de colonne du régiment de Royal-Cocotte, le dessus du panier de la galanterie parisienne. Mais viveurs et courtisanes du Second Empire savent aussi que les mets les plus exquis s’y dégustent, arrosés des plus grands vins, en particulier dans les 22 salons ou cabinets particuliers du premier étage. Le n° 16 est le plus prestigieux. Le Grand Seize, ce sanctuaire aux boiseries sombres, lustres de bronze et miroirs dorés, accueille nos tsars et le futur Kaiser, pour lesquels le chef des cuisines, Adolphe Dugléré, a concocté un festin à donner le vertige.
Retrouvé par le troisième fils du tsar Alexandre II, Vladimir Alexandrovitch de Russie, le menu de ces agapes fut renvoyé en 1905 à Claudius Burdel, dernier propriétaire du Café anglais. Le document est aujourd’hui encadré à la Tour d’Argent, autre lieu légendaire de la gastronomie parisienne, repris en 1914 par un gendre de Burdel, qui, à la destruction du restaurant de son beau-père, transféra l’impressionnante cave et une partie des décorations de l’institution du boulevard dans son nouveau joyau du quai de la Tournelle.
La partition de Dugléré fait le choix d’une profusion ancrée dans le classicisme avec ses potages – impératrice et Fontanges, soufflés à la reine -, relevés – filets de sole à la vénitienne, escalopes de turbot au gratin, selle de mouton purée bretonne -, entrées – poulet à la portugaise, pâté chaud de cailles, homard à la parisienne, sorbets au vin -, rôtis – canetons à la rouennaise, ortolans sur canapés -, entremets – aubergines à l’espagnole, asperges en branche, cassolettes princesse -, puis son dessert – bombes glacées.
Bien que décrit (dans sa nécrologie publiée dans Le Gaulois, en 1884, comme discret, avec une allure qui pouvait avoir quelque chose de clérical, Adolphe Dugléré, né à Bordeaux en 1805, s’impose alors comme l’une des personnalités culinaires les plus marquantes de Paris. Parmi les spécialités qui ont fait sa réputation, certaines ont traversé le temps comme la barbue Dugléré, où les filets de ce poisson sont accompagnés d’une sauce veloutée à base de vin blanc, oignon, beurre, persil et tomate, ou encore les pommes Anna, une galette croustillante de pommes de terre, baptisée ainsi en hommage à Anna Deslions, courtisane habituée du Café anglais.
Curieusement, aucun de ces plats ne figure au menu du 7 juin. Même si le potage Fontanges – petits pois et chiffonnade d’oseille – et le turbot au gratin se rapprochent du potage Germiny et de la sole Mornay, deux autres de ses classiques.
En 2002, un chef australien de Melbourne, Shannon Bennett, du restaurant Vue de monde, a tenté de reproduire à l’identique ce menu des trois empereurs. Six mois de recherche ont été nécessaires pour venir à bout de cette aventure et servir un repas dont la dégustation dura huit heures, pour une addition de plus de 4 500 € par tête, vins compris (on estime que Prussiens et Allemands payèrent l’équivalent de 9 000 euros par personne).
Ce fut l’occasion pour les convives de découvrir quelques recettes oubliées : le soufflé à la reine, par exemple, cachait des filets de volaille et des truffes ; la sauce vénitienne contenait du cerfeuil et de l’estragon ; la purée bretonne, accompagnant la selle d’agneau, était faite de fèves, céleri, poireaux et oignons ; le poulet à la portugaise, enduit d’une pâte relevée, était farci de riz à la tomate… Resté une référence de la cuisine française, le caneton à la rouennaise est servi avec une sauce montée au sang et au foie haché.
Sur la carte des vins, impossible de reproduire la collection de trésors proposés aux empereurs : madère retour de l’Inde 1810, xérès 1821, un bourgogne, chambertin 1846 (le vin préféré de Napoléon I°), et surtout quatre bordeaux – trois rouges, Château Margaux 1847, Château Latour 1847 et Château Lafite 1848, et un blanc, Château Yquem 1847 -, appartenant tous aux rares premiers crus de l’appellation dont le premier classement avait été commandé par Napoléon III en 1855. Avec la bombe glacée, le champagne Roederer s’imposait. À l’époque, le champagne se buvait avec le dessert. Il était très dosé [et donc plus sucré] et se buvait frappé, rappelle Frédéric Rouzaud, directeur général de la maison de champagne Louis Roederer.
Le tsar connaissait bien la maison. À l’époque, la Russie représentait de très loin notre plus gros marché, avec un tiers de nos ventes. Au point qu’en 1876, Alexandre II commanda à Roederer une cuvée exclusive. Conçue avec le nec plus ultra de leurs vignes, contenue dans une bouteille non teintée, à fond plat, parée des armes impériales, la Cuvée Cristal était née.
Selon la légende, le tsar, félicitant Dugléré, lui aurait reproché de ne pas avoir servi de foie gras. On lui répondit poliment qu’il n’était pas une coutume de la gastronomie française de servir ce mets en juin, mais que ce serait un plaisir de lui en faire parvenir en octobre. Des émissaires parisiens auraient ensuite livré aux différents suzerains de belles terrines de foie gras d’oie clouté de truffes. Un foie gras des trois empereurs resté jusqu’à aujourd’hui à la carte de la Tour d’Argent, grande maison sur la façade de laquelle on peut encore lire : Restaurant et caves du Café anglais réunis en 1914.
Stéphane Davet. Le Monde du 18 08 2020
12 06 1867
À l’évidence, Flaubert préfère les Gitans aux Bretons [voir à 1830 ] : Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la Haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols. Et j’ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton.
Gustave Flaubert à George Sand
19 06 1867
Maximilien de Habsbourg, prisonnier des Mexicains depuis le départ des dernières troupes françaises, est exécuté : la gigantesque étourderie que fut l’aventure mexicaine, de Napoléon III s’achève en tragique fiasco. Et pourtant, ses administrés d’avant ce fiasco, lui avaient concocté une gentille chansonnette, érudite et prémonitoire :
Ô Maximilien, méfie-toi,
Reste au château de Miramare.
Cette couronne de Montezuma
Est un vase à boire gaulois
Où il n’y a que l’écume
Du timeo Danaos [3] souviens-toi
Sous la pourpre il y a la corde
20 06 1867
Victor Hugo se fait l’avocat de Maximilien auprès de Benito Juarez, président du Mexique pour lui sauver la tête…trop tard.
Juarez, vous avez égalé John Brown.
L’Amérique actuelle a deux héros, John Brown et vous. John Brown, par qui est mort l’esclavage ; vous, par qui a vécu la liberté.
Le Mexique s’est sauvé par un principe et par un homme. Le principe, c’est la république ; l’homme, c’est vous.
C’est, du reste, le sort de tous les attentats monarchiques d’aboutir à l’avortement. Toute usurpation commence par Puebla et finit par Queretaro.
L’Europe, en 1863, s’est ruée sur l’Amérique. Deux monarchies ont attaqué votre démocratie ; l’une avec un prince, l’autre avec une armée ; l’armée apportant le prince. Alors le monde a vu ce spectacle : d’un côté, une armée, la plus aguerrie des armées de l’Europe, ayant pour point d’appui une flotte aussi puissante sur mer qu’elle sur terre, ayant pour ravitaillement toutes les finances de la France, recrutée sans cesse, bien commandée, victorieuse en Afrique, en Crimée, en Italie, en Chine, vaillamment fanatique de son drapeau, possédant à profusion chevaux, artillerie, provisions, munitions formidables. De l’autre côté, Juarez.
D’un côté, deux empires ; de l’autre, un homme. Un homme avec une poignée d’autres. Un homme chassé de ville en ville, de bourgade en bourgade, de forêt en forêt, visé par l’infâme fusillade des conseils de guerre, traqué, errant, refoulé aux cavernes comme une bête fauve, acculé au désert, mis à prix. Pour généraux quelques désespérés, pour soldats quelques déguenillés. Pas d’argent, pas de pain, pas de poudre, pas de canons. Les buissons pour citadelles. Ici l’usurpation appelée légitimité, là le droit appelé bandit. L’usurpation, casque en tête et le glaive impérial à la main, saluée des évêques, poussant devant elle et traînant derrière elle toutes les légions de la force. Le droit, seul et nu. Vous, le droit, vous avez accepté le combat.
La bataille d’Un contre Tous a duré cinq ans. Manquant d’hommes, vous avez pris pour projectiles les choses. Le climat, terrible, vous a secouru ; vous avez eu pour auxiliaire votre soleil. Vous avez eu pour défenseurs les lacs infranchissables, les torrents pleins de caïmans, les marais pleins de fièvres, les végétations morbides, le vomito prieto des terres chaudes, les solitudes de sel, les vastes sables sans eau et sans herbe où les chevaux meurent de soif et de faim, le grand plateau sévère d’Anahuac qui se garde par sa nudité comme la Castille, les plaines à gouffres, toujours émues du tremblement des volcans, depuis le Colima jusqu’au Nevado de Toluca ; vous avez appelé à votre aide vos barrières naturelles, l’âpreté des Cordillères, les hautes digues basaltiques, les colossales roches de porphyre.
Vous avez fait la guerre des géants en combattant à coups de montagnes.
Et un jour, après ces cinq années de fumée, de poussière et d’aveuglement, la nuée s’est dissipée, et l’on a vu les deux empires à terre, plus de monarchie, plus d’armée, rien que l’énormité de l’usurpation en ruine, et sur cet écroulement un homme debout, Juarez, et, à côté de cet homme, la Liberté.
Vous avez fait cela, Juarez, et c’est grand. Ce qui vous reste à faire est plus grand encore.
Écoutez, citoyen président de la république mexicaine.
Vous venez de terrasser les monarchies sous la démocratie. Vous leur en avez montré la puissance ; maintenant montrez-leur en la beauté. Après le coup de foudre, montrez l’aurore. Au césarisme qui massacre, montrez la république qui laisse vivre. Aux monarchies qui usurpent et exterminent, montrez le peuple qui règne et se modère. Aux barbares montrez la civilisation. Aux despotes montrez les principes.
Donnez aux rois, devant le peuple, l’humiliation de l’éblouissement.
Achevez-les par la pitié.
C’est surtout par la protection de notre ennemi que les principes s’affirment. La grandeur des principes, c’est d’ignorer. Les hommes n’ont pas de noms devant les principes ; les hommes sont l’Homme. Les principes ne connaissent qu’eux-mêmes. Dans leur stupidité auguste, ils ne savent que ceci : la vie humaine est inviolable.
Ô vénérable impartialité de la vérité ! le droit sans discernement, occupé seulement d’être le droit, que c’est beau !
C’est devant ceux qui auraient légalement mérité la mort qu’il importe d’abjurer cette voie de fait. Le plus beau renversement de l’échafaud se fait devant le coupable. Que le violateur des principes soit sauvegardé par un principe. Qu’il ait ce bonheur, et cette honte ! Que le persécuteur du droit soit abrité par le droit. En le dépouillant de sa fausse inviolabilité, l’inviolabilité royale, vous mettez à nu la vraie, l’inviolabilité humaine : Qu’il soit stupéfait de voir que le côté par lequel il est sacré, c’est le côté par lequel il n’est pas empereur. Que ce prince, qui ne se savait pas homme, apprenne qu’il y a en lui une misère, le prince, et une majesté, l’homme.
Jamais plus magnifique occasion ne s’est offerte. Osera-t-on frapper Berezowski en présence de Maximilien sain et sauf ? L’un a voulu tuer un roi, l’autre a voulu tuer une nation. Juarez, faites faire à la civilisation ce pas immense. Juarez, abolissez sur toute la terre la peine de mort. Que le monde voie cette chose prodigieuse : la République tient en son pouvoir son assassin, un empereur ; au moment de l’écraser, elle s’aperçoit que c’est un homme, elle le lâche et lui dit : Tu es du peuple comme les autres. Va ! Ce sera là, Juarez, votre deuxième victoire. La première, vaincre l’usurpation, est superbe ; la seconde, épargner l’usurpateur, sera sublime. Oui, à ces rois dont les prisons regorgent, dont les échafauds sont rouillés de meurtres, à ces rois des gibets, des exils, des présides et des Sibéries, à ceux-ci qui ont la Pologne, à ceux-ci qui ont l’Irlande, à ceux-ci qui ont la Havane, à ceux-ci qui ont la Crète, à ces princes obéis par les juges, à ces juges obéis par les bourreaux, à ces bourreaux obéis par la mort, à ces empereurs qui font si aisément couper une tête d’homme, montrez comment on épargne une tête d’empereur ! Au-dessus de tous les codes monarchiques d’où tombent des gouttes de sang, ouvrez la loi de lumière, et, au milieu de la plus sainte page du livre suprême, qu’on voie le doigt de la République posé sur cet ordre de Dieu : Tu ne tueras point. Ces quatre mots contiennent le devoir. Le devoir, vous le ferez.
L’usurpateur sera sauvé, et le libérateur n’a pu l’être, hélas ! Il y a huit ans, le 2 décembre 1859, j’ai pris la parole au nom de la démocratie, et j’ai demandé aux États-Unis la vie de John Brown. Je ne l’ai pas obtenue. Aujourd’hui je demande au Mexique la vie de Maximilien. L’obtiendrai-je ? Oui. Et peut-être à cette heure est-ce déjà fait. Maximilien devra la vie à Juarez. Et le châtiment ? dira-t-on. Le châtiment, le voilà. Maximilien vivra par la grâce de la République.
Victor Hugo. Hauteville House
06 1867
L’empereur d’Autriche François Joseph et son épouse Élisabeth – Sissi – sont couronnées roi et reine de Hongrie. C’est une reconnaissance de la volonté d’autonomie des Hongrois.
1 07 1867
Les colonies du Canada, sous domination anglaise et face aux visées expansionnistes des Etats-Unis voisins, veulent s’affranchir de l’une comme de l’autre, se dotent d’une Constitution par laquelle ils deviennent une confédération, et obtiennent le statut de Dominion, qui leur accorde un certain degré d’autonomie, le tout après négociation avec l’Angleterre.
15 10 1867
Le système féodal du Japon, à la tête duquel se trouvait depuis 700 ans le shôgun, le plus puissant des 500 chefs de clan de la haute noblesse foncière des daïmios est mis à bas par les samouraïs à l’occasion de l’accession au trône du nouvel empereur Mitsu Hito : c’est le début de l’ère Meiji Ishin – le renouveau du bon gouvernement -.
21 10 1867
À Medecine Lodge Creek, dans l’actuel Kansas, à 120 km au sud-ouest de Wichita, les chefs indiens des clans de l’ouest du Mississippi signent le traité éponyme… qu’ils ne peuvent pas comprendre puisque reposant essentiellement sur la notion de propriété privée… vide de sens pour eux. Il leur faudra désormais vivre en réserve. Ten Bears, le vieux chef yamparika, un des nombreux clans comanches dit ce qu’il a sur le cœur :
Mon cœur est empli de joie quand je vous vois ici comme les ruisseaux s’emplissent d’eau quand les neiges fondent au printemps ; et je suis aussi heureux que les mustangs quand l’herbe fraîche se met à pousser au début de l’année…
Mon peuple n’a jamais dirigé ses flèches ou tiré sur les Blancs le premier. Il y a eu des problèmes entre vous et nous… et mes jeunes hommes ont fait la danse de la Guerre. Mais ce n’est pas nous qui avons commencé. C’est vous qui avez envoyé le premier soldat…
Il y a deux ans, je me suis trouvé sur cette route en suivant les bisons parce que je voulais que les joues de mes femmes et de mes enfants soient pleines et leurs corps bien au chaud. Mais les soldats nous ont tiré dessus… voilà ce qui s’est passé au bord de la Canadian River. On ne nous a pas fait pleurer une seule fois. Les soldats vêtus de bleu et les Utes sont sortis de la nuit… et, en guise de feux de camp, ont enflammé nos tipis. Au lieu de chasser le gibier, ils ont tué mes braves, et nos guerriers ont coupé leurs cheveux pour nos morts.
Voilà ce qui s’est passé au Texas. Ils ont semé le chagrin dans nos villages, et nous avons chargé comme des bisons quand leurs femelles sont attaquées. Nous les avons trouvés, et nous les avons tués. Leurs scalps sont accrochés dans nos tipis. Les Comanches ne sont pas faibles et aveugles comme des chiots de sept nuits. Ils sont forts et ont la vue perçante comme les chevaux adultes. Nous avons suivi le chemin qu’ils avaient pris. Les femmes blanches ont pleuré et les nôtres ont ri.
Mais il y a des choses que vous m’avez dites et que je n’aime pas. Elles n’étaient pas douces comme le sucre mais amères comme les margoses. Vous avez dit que vous vouliez nous mettre sur une réserve, nous bâtir des maisons et des tipis-médecine. Je n’en veux pas. Je suis né dans la prairie, là où le vent soufflait librement et où rien n’arrêtait la lumière du soleil. Là où je suis né, il n’y avait pas de clôture et tout respirait librement. C’est là que je veux mourir, pas entre quatre murs. Je connais le moindre ruisseau, le moindre bosquet entre le rio Grande et l’Arkansas. J’ai toujours chassé et vécu dans ce pays. Je vis comme mes pères avant moi et comme eux, j’ai vécu heureux.
Quand je suis allé à Washington, le Grand Père m’a dit que tout le pays comanche nous appartenait et que personne ne devait nous empêcher d’y vivre. Alors, pourquoi voulez-vous que nous quittions les rivières, le soleil et le vent pour habiter des maisons ? Ne nous demandez pas de renoncer au bison pour le mouton. Nos jeunes hommes ont entendu parler de cela, et en ont conçu colère et tristesse. Ne nous en parlez plus. J’aime m’entretenir avec les envoyés du Grand Père. Quand je reçois des biens et des présents, mon peuple et moi sommes contents, car cela montre qu’il ne nous oublie pas.
Si les Texans n’avaient pas envahi mon pays, nous aurions pu vivre en paix. Mais l’endroit où vous nous demandez aujourd’hui de vivre est trop petit. Les Texans se sont emparés des terres où l’herbe est la plus dense et le bois le meilleur. Si nous les avions conservées, nous aurions peut-être fait ce que vous demandez. Mais il est trop tard. Les Blancs possèdent le pays que nous aimions, et tout ce que nous désirons, c’est parcourir la prairie jusqu’à notre mort.
Le statut d’assisté imposé aux Indiens en les privant des conditions de vie qui cadraient leur identité : la guerre, le vol et la chasse, fut officiellement imposé par le pouvoir politique. Mais les évolutions économiques avaient préparé le terrain ; d’une part le rapport de force guerrier avait rapidement évolué en faveur des Yankees : les Indiens, même virtuoses du tir à l’arc et du cheval, dépassèrent rarement ce stade ; ils purent tout juste acheter de vieux fusils à un coup, rechargeables par le canon… quand en face les armes étaient déjà beaucoup plus perfectionnées : du colt à 6 balles des années 1840, ils étaient passés à la carabine à chargement par la culasse, puis à la carabine Spencer, dont le magasin contenait 7 cartouches de calibre 52, se rechargeant dix fois plus vite qu’un Colt, tirant 20 coups/minute, précises jusqu’à 500 mètres, et encore le petit canon Howitzer, à même de tirer soit des obus sphériques – boulet de fer remplis de 82 balles de mousquet – soit cylindriques – 148 balles de plomb de mousquet de calibre 69. Les ravages causés dans les rangs indiens par ces armes modernes blessa mortellement leur confiance.
L’évolution des techniques de tannage fit le reste, développant grandement le marché des peaux, en particulier le plus gros, celui des bisons, donnant naissance à toute une catégorie sociale, bien brute de décoffrage, abrutie et primaire : le chasseur de bisons, qui se livra à une extermination systématique des bisons, jusqu’à leur extinction, privant ainsi les Indiens de leur seule et unique ressource : Les Indiens furent repoussés. Même si beaucoup d’entre eux étaient équipés de fusils à répétition et à levier de sous-garde, leur puissance de feu était toujours beaucoup plus faible que celle de leurs adversaires. À l’intérieur des bâtiments, protégés par les murs épais, ne se trouvaient pas seulement des hommes coriaces, déterminés et rompus au combat. Ils disposaient également d’un véritable arsenal, notamment des tous nouveaux Sharps calibre 50, le Big Fifty, une arme d’une puissance, d’une portée et d’une précision étonnantes, qui eut un rôle décisif dans le massacre des bisons. Les marchands avaient des caisses entières de Sharps, plus au moins 11 000 cartouches. Les Big Fifties étaient des armes à un coup équipées d’un canon octogonal de 34 pouces acceptant d’énormes cartouches : des balles de 600 grains (38.88 g) propulsées par une charge de 125 grains (5.18 g) de poudre noire. Ils étaient tellement puissants qu’ils pouvaient terrasser un bison d’une tonne à près de 1 000 mètres. […] Leur portée était très nettement supérieure à celle des carabines des Indiens.
[…] Au cours des longues années de leur domination, les Comanches avaient toujours été un peuple à part, farouchement indépendant et convaincu de la supériorité de son éthique pragmatique, spartiate et élémentaire. Contrairement aux Romains, qui avaient tout emprunté aux cultures qui les entouraient, des vêtements à l’art en passant par la nourriture et la religion, les Comanches rejetaient violemment l’extérieur. Ils étaient les meilleurs cavaliers du monde et régnaient en maîtres sur les Plaines. Ils n’avaient pas besoin de rituels religieux élaborés ni de hiérarchies sociales complexes. Ils menaient leur vie dans leur coin.
Mais, comme pour les malheureux Penatekas, tout s’était mis à changer. Les bandes mêmes furent les premières touchées. Elles qui avaient été les principales unités sociales de la tribu, et sa première source d’identité, elles se désintégrèrent, perdirent leurs frontières et fusionnèrent entre elles. Les Indiens que Mackenzie avait capturés dans un camp en théorie kotsoteka représentaient les cinq bandes principales – un mélange inimaginable dix ans plus tôt. Il s’agissait en partie d’une simple question de nombre. Alors que des milliers de Comanches réparties entre des bandes distinctes et unifiées vivaient jadis sur des campements qui serpentaient le long du Brazos, de la Canadian ou du Cimarron, des groupes aux affiliations floues composés seulement de quelques centaines de membres se rassemblaient désormais pour faire face au vide cruel des Plaines. Les particularités langagières et les us et coutumes se dissipaient. (En fait, la culture et la langue kwahadis commençaient à dominer.) La fin des bandes entraînait également la rareté des chefs de guerre et de paix, car il y avait de moins en moins d’hommes à mener.
Par ailleurs, les Comanches subissaient la poussée implacable de la culture des envahisseurs. Comme tous les Indiens avant eux, le Peuple était submergé par les biens matériels de l’homme blanc. C’était également vrai des Kwahadis, qui s’étaient pourtant méfiés et tenus à l’écart plus longtemps que toutes les autres bandes. S’il fut un temps où ils vivaient exclusivement du bison et de tout ce qu’il fournissait, ils utilisaient désormais les armes, les ustensiles de cuisine et les feuilles de tôle des taibos, leur sucre et leur café, leur alcool, leurs habits et leur calicot. Ils se servaient de leurs couvertures. Ils mangeaient de la nourriture bouillie dans leurs chaudrons en cuivre. À l’agence, ils attendaient patiemment de recevoir leur viande rance, leur tabac pourri et leur farine moisie.
Mais l’ancien Numunuh n’était pas seulement corrompu par la civilisation blanche. Il avait également commencé à adopter les coutumes d’autres tribus. Cette contagion culturelle, à laquelle il était de plus en plus vulnérable, se révélait par de nombreux exemples. Ainsi la coiffe traditionnelle comanche tant redoutée par des générations de colons – en laine de bison noire, dépourvue d’ornements et surmontée de cornes -, fut-elle peu à peu remplacée par celle des Cheyennes, plus délicate et garnie de plumes. Comme beaucoup d’autres éléments de leur culture, les enterrements comanches étaient simples et pratiques : le corps était placé dans une grotte naturelle, une fente ou un lit de rivière asséché profond, et recouvert de pierres ou de bouts de bois entassés pêle-mêle. Mais la tribu opta petit à petit pour les échafaudages plus élaborés des tribus du Nord. Très vite, elle volerait même aux Kiowas leur danse du Soleil. Les Comanches avaient assisté à la cérémonie pendant des décennies sans se préoccuper de son sens. Mais, à présent, ils étaient moins certains de pouvoir s’en passer.
La chasse et la guerre – dont les Blancs voulaient justement les priver – étaient au cœur même de leur identité. Même si le Grand Père et ses apôtres n’étaient pas encore parvenus à accomplir cette vertueuse mission, les mille Comanches ou presque qui venaient chercher leur nourriture et leurs annuités à Fort Sill n’étaient déjà plus des chasseurs. Les hommes y voyaient une forme d’esclavage. Quelles histoires pourraient-ils raconter à leurs enfants et à leurs petits-enfants s’ils passaient leur temps sur la réserve à attendre qu’on leur donne à manger ? Ou, pire, s’ils devenaient agriculteurs ?
Mais la menace la plus importante, celle qui pesait sur la notion même de peuple nomade en Amérique du Nord, apparut dans les Plaines à la fin des années 1860 : les chasseurs de peaux. Entre 1868 et 1881, ces Blancs en quête de peaux de bison abattraient trente et un millions de bêtes, dépouillant presque entièrement les Plaines de ces énormes créatures au pas lourd et détruisant le dernier espoir de voir un jour une tribu nomade renouer avec sa vie traditionnelle. Un Indien à cheval n’avait aucun sens sans troupeau de bisons. Il n’avait aucune identité.
Le premier massacre de bisons par des Blancs équipés d’armes puissantes eut lieu dans les années 1871 et 1872. Jusque-là, les produits du bison ne bénéficiaient que de débouchés limités. Dès 1825, plusieurs centaines de milliers de peaux tannées par les Indiens furent acheminées jusqu’aux marchés de La Nouvelle-Orléans. Dans les années 1860, la nécessité de nourrir les ouvriers du chemin de fer transcontinental stimula la demande de viande de bison et permit à des chasseurs comme Buffalo Bill Cody d’entrer dans la légende. Mais il n’y eut pas vraiment de marché pour les peaux jusqu’en 1870, date à laquelle de nouvelles techniques de tannage permirent d’obtenir un cuir de grande qualité. En outre, la mise en service d’un terminal ferroviaire à Dodge City, dans le Kansas, facilita considérablement leur expédition. Pour les chasseurs, ce nouveau commerce représenta une manne, d’autant que les bêtes étaient étonnamment faciles à tuer : un bison qui voyait l’un de ses congénères s’effondrer ne prenait pas la fuite à moins qu’il ne perçût l’origine du danger. Un tireur équipé d’un fusil à longue portée pouvait abattre des groupes entiers sans bouger. Un chasseur dénommé Tom Nixon abattit un jour cent vingt animaux en quarante minutes. En 1873, il en tua 3 200 en trente-cinq jours, rendant dérisoire le record pourtant déjà extraordinaire détenu par Cody de 4 280 bisons en dix-huit mois. Derrière les chasseurs guettaient les écorcheurs puant et transpirant, couverts de sang, de graisse et de parasites. Quinze d’entre eux suivaient le légendaire Brick Bond, qui abattait 250 bisons par jour. Des chariots bâchés attendaient à Adobe Walls pour emporter les piles de peaux à Dodge City. En dehors des langues – très appréciées par les connaisseurs -, qui étaient salées et expédiées, le reste des carcasses pourrissait dans les plaines. Les bénéfices étaient aussi indécents que les massacres. À l’hiver 1871-1872, une peau rapportait 3,50 $.
En deux ans, ces chasseurs, qui sévissaient principalement dans les plaines du Kansas proches de Dodge City, tuèrent cinq millions de bisons. Ils furent presque immédiatement victimes de leur succès. Au printemps 1874, les troupeaux des Plaines centrales étaient déjà décimés. La chasse devint beaucoup moins miraculeuse. Comme l’expliqua un éclaireur qui circulait entre Dodge City et le Territoire Indien : En 1872, le bison était visible partout. À l’automne suivant, dans la même région, le sol était couvert d’os blanchis ou presque. Les chasseurs furent donc contraints de s’éloigner davantage des terminaux ferroviaires pour trouver des proies.
Ils descendirent jusqu’aux plaines du Texas, où les troupeaux s’étiraient encore à l’horizon telle l’ombre noire d’un nuage, parcourant rapidement les courbes sans fin de la plaine lointaine, comme le fit observer l’historien Francis Parkman en 1846. Mais le Texas Panhandle se trouvait à deux cent cinquante kilomètres de Dodge City, la seule ville adaptée à l’expédition des peaux. Pour résoudre ce problème et permettre aux chasseurs d’écouler leur marchandise, en mars 1874 un comptoir de commerce fut construit près de la Canadian River, à moins de deux kilomètres des ruines d’Adobe Walls où Kit Carson avait affronté des Comanches dix ans plus tôt. Le comptoir d’Adobe Walls comptait deux magasins, un saloon et une forge. En dehors de cette dernière, constituée de pieux, les bâtiments présentaient une structure en bois, et des murs et un toit en torchis. La nature précise des matériaux de construction deviendrait vite cruciale. Dès juin, les affaires prospérèrent. Les chasseurs vendaient des dizaines de milliers de peaux et achetaient des armes, des munitions, de la farine, du bacon, du café, des tomates en boîtes, de la soupe, des pommes séchées, du sirop, ou encore du poison pour les loups ou de la graisse pour les essieux. Ils gagnèrent plus d’argent qu’ils n’en avaient jamais rêvé, les fortunes de Dodge se refirent une santé et le massacre, dont tout le monde savait qu’il entraînerait l’extermination du bison en quelques années, se poursuivit à un rythme soutenu.
Dans l’ensemble, les chasseurs de peaux étaient peu recommandables. C’étaient des hommes violents, alcooliques et analphabètes qui se négligeaient, portaient les cheveux longs et ne se lavaient jamais. Les odeurs corporelles des écorcheurs défiaient l’imagination. Ils détestaient les Indiens, et pas seulement parce qu’ils avaient la peau brune. Ils estimaient que les Comanches et les Kiowas menaient des raids et des guerres non par tradition mais pour extorquer de l’argent et des terres au gouvernement. Ils estimaient que ce que le gouvernement payait aux Indiens était du racket. C’est une race paresseuse, sale, pouilleuse et fourbe, déclara le chasseur Emmanuel Dubbs en 1871. Ils ignorent ce que signifie réellement être un homme et traitent leurs femmes en esclaves serviles. Lorsqu’ils ne s’attachaient pas à faire disparaître les malheureux bisons de la surface de la Terre, les chasseurs de peaux se rassemblaient dans des villes du diable qui avaient vu le jour dans l’Ouest pour assouvir leurs désirs primaires. Ainsi, près de Fort Griffin, l’avant-poste du 4° de cavalerie, apparut une ville-champignon baptisée The Fiat. Elle se composait de bâtiments bruts et peu solides dont le bois de charpente avait été traîné sur plusieurs centaines de kilomètres. On y trouvait des hôtels miteux, des salles de bal et des saloons, des prostituées, des joueurs et des tricheurs professionnels. Dans l’un des saloons, une reine du poker à la chevelure rousse dénommée Lottie Deno tenait cour. Ses hommes de main restaient à proximité, prêts à éliminer tous ceux qui osaient mettre en doute son éthique.
Étonnamment, seules quelques voix s’élevèrent contre le massacre des bisons, pourtant sans précédent dans l’histoire de l’humanité. La plupart des gens ne se préoccupèrent pas de ses conséquences. C’était simplement la marche du capitalisme, l’exploitation d’une ressource naturelle comme les autres. Mais l’absence de protestation s’explique surtout par un argument qui fut le mieux exprimé par le général Phil Sheridan, à l’époque commandant de la Division militaire du Missouri. Ces hommes [les chasseurs] ont fait davantage ces deux dernières années… pour régler l’épineuse question indienne que l’ensemble de l’armée régulière en trente ans, déclara-t-il. Ils détruisent l’intendance des Indiens… Si vous souhaitez une paix durable, laissez-les tuer, écorcher et vendre jusqu’au dernier bison. Vos prairies se couvriront alors de bétail tacheté et de joyeux cow-boys. La destruction de ressources alimentaires des Indiens n’était pas accidentelle, c’était un acte politique délibéré.
S. C. Gwynne. L’empire de la lune d’été. Terre indienne Albin Michel 2012
Quand les chemins de fer commencèrent à sillonner le continent, des contrats furent établis afin de ravitailler les équipes de cheminots. Des entrepreneur comme William F. Cody firent un pas en avant pour relever le défi. Buffalo Bill, les héros américain qui vendrait le mythe du Far West avec la tournée mondiale de son spectacle du Wild West Show tua 4 280 bisons en dix-huit mois pour nourrir l’équipe de construction de la Kansas Pacific Railroad. C’était entre 1867 et 1868. Nourrir les masses laborieuses grâce à la viande de bison gratuite fut l’une des premières subventions qui allait construire l’Ouest américain – l’ancêtre des actuelles subventions sur le blé…
Si Buffalo Bill est le tueur de bisons le plus connu, d’autres ont abattu les animaux en plus grand nombre, et ce dès les premiers jours du massacre. Du nord au sud des Grandes Plaines, du Llano Estacado au Texas à la Yellowstone Valley du Montana, les Blancs, toujours avec l’aide des Indiens, tuaient les bisons pour un morceau ou pour un autre. Les langues étaient un mets recherché dans les meilleures restaurants du monde ; quant à la fourrure au pelage luxuriant, elle faisait une couverture à la dernière mode dans les attelages de la côte Est et d’Europe.
À la fin des années 1860, les carcasses de bisons faisaient partie du paysage des Grandes Plaines. Les loups, les coyotes et les vautours vivaient une période faste sans précédent chez les charognards. Mais à cette époque encore, les troupeaux n’avaient guère été entamés. Les choses commencèrent à se gâter à partir des années 1870.
Comme la plupart des tragédies qui se jouèrent sur les Grandes Plaines, le massacre des soixante millions de bisons commença par un événement économique à l’autre bout de la planète. Depuis des années, les tanneurs d’Amérique et d’Europe se procuraient leurs peaux de vache en Argentine. Les espagnols, dans leur quête pour importer leur foi et exporter les richesses du Nouveau Monde, en avaient profité pour entasser leur bétail dans les pampas d’Amérique du Sud. Ce fut la première destruction d’un habitat naturel sous l’influence eurasienne et elle précédait d’un siècle la destruction de l’écosystème de nos propres plaines.
Le bétail espagnol s’installa dans cette niche écologique inoccupée ; selon les lois de la nature, et avec l’aide des gauchos qui les protégeaient des prédateurs, leur population explosa. Le monstre économique mondial était avide de cuir. Il avait besoin de cuir pour ses bottes, ses équipements militaires, et pour une création nouvelle : les courroies des machines de la révolution industrielle. Ces courroies devaient être souples et élastiques, et avant l’invention du caoutchouc, un cuir de haute qualité était de rigueur. Les vaches de la pampa ne revenaient pas cher.
Dans les années 1850, les gauchos frappaient allégrement les vaches de leur bolo, les dépeçaient et laissaient les cadavres rôtir sous le soleil sud-américain. C’était prémonitoire du sort des prairies du Nord. Ils frappaient, tuaient et prenaient au piège sans distinction, et ce jusqu’au début des années 1870, quand – tiens donc ! – le bétail se raréfia. Les tanneurs anglais, allemands et américains paniquèrent. Où allaient-ils trouver les peaux de vache pour alimenter le monstre ?
Et pourquoi ne pas utiliser les peaux de bisons ?
Dès les années 1870, on testa les peaux de bison comme matière première pour la fabrication du cuir. Jusque-là, elles n’avaient jamais été tannées à des fins commerciales, et dès la première tentative, ce fut une nouvelle découverte. Leur tannage donnait du cuir de haute qualité, plus souple et plus élastique que la peau de vache. Et la nouvelle consigne ne tarda pas à circuler : tuer les bisons. À partir de 1872, les Grandes Plaines d’Amérique du Nord furent envahies par des hommes blasés et déracinés par la guerre de Sécession. L’économie des Grandes Plaines muta du jour au lendemain. Un journal de Wichita, dans le Kansas, rapporte ceci : Des milliers et des milliers de fourrures sont rapportées ici par les chasseurs. À certains endroits, des hectares entiers sont recouverts de peaux qu’on a étalées au soleil pour sécher. On estime que, du sud de l’Arkansas à l’ouest de Wichita, un à deux mille hommes abattent les bisons uniquement pour leur fourrure.
Il est intéressant de noter que, dans cet article, le reporter commence par évoquer les chasseurs mais il finit par écrire qu’ils abattent : abattre décrit plus justement ce que faisaient ces hommes, tandis que chasser dénote, dans sa signification la plus positive, une certaine noblesse – noblesse d’esprit d’un acte quasi spirituel, lorsqu’on chasse pour sa propre subsistance, pour nourrir sa famille. Ces hommes-là étaient des hommes d’affaires. Ils abattaient une moyenne de quinze bisons par jour, et gagnaient environ trois dollars par fourrure. Dans les trois derniers mois de l’année 1872, ces industriels de base se mirent à envoyer leurs articles vers la côte est. Des morceaux de 50 000 bisons furent expédiés depuis le nouveau raccordement de chemin de fer de Dodge City, dans les plaines du Kansas. Ce fut le premier assaut majeur sur les grands troupeaux des plaines bien que ce nombre omette, comme le remarque un témoin, les bisons tués par pure cruauté, pour le divertissement déplacé de certains, ou pour nourrir les habitants de la Frontière.
L’extermination débuta en 1872 et prit fin dans les derniers mois de 1874 dans le sud des Grandes Plaines. Au cours de ces trois années, 1 378 359 fourrures de bisons furent expédiées en train jusqu’à la côte est, à destination des tanneurs américains et européens. On transporta également 3 062 292 kilos de viande, ce qui peut sembler énorme. Mais si on fait le calcul et qu’on divise cette somme par le nombre d’animaux tués, on se rend compte qu’une moyenne de cinq kilos était prélevée sur chaque bête – environ le poids d’une langue.
En 1875, il ne restait plus que quelques groupes éparpillés dans le Texas, l’Oklahoma, le Nouveau-Mexique et le Kansas. Pour des raisons pratiques, les plaines du Sud avaient été dépeuplées de leur faune principale, et l’industrie du cuir tourna son regard vorace vers le Nebraska et les terres fertiles des deux Dakotas et du Montana.
Le Nebraska céda ses bisons sans se défendre, mais les Sioux et les Cheyennes contrôlaient encore les plaines du Nord. À force de traités et de combats acharnés, ils avaient réussi à maintenir les Blancs à distance. En 1871, la Northern Pacific Railroad rampait déjà à travers les deux dakotas, mais en 1873, elle était bloquée à Bismarck, à trois cents kilomètres au nord-est de mon ranch, au bord du Great Northern Buffalo Range.
Mon perchoir sur la barrière du corral, au-dessus de mon petit troupeau de rescapés, se trouvait à peu près au centre de ce qu’avait été le Great Northern Buffalo Range, domaine du troupeau le plus nombreux et le plus robuste que la terre ait jamais porté. L’herbe des plaines du Nord est riche et vigoureuse. Elle sèche dans le gel automnal et reste nourrissante tout l’hiver. Sur ce sol, les bisons ont évolué et prospéré. Et grâce à la protection des guerriers hostiles Sioux et Cheyennes, ils ont réellement pu se développer. L’industrie du massacre des bisons menaçait, tapie à la périphérie de cette ultime terre hospitalière, et finit par y pénétrer en même temps que le général George Armstrong Custer, héros américain tristement célèbre pour son expédition dans les Black Hills, entre autres.
Il quitta Bismarck le 2 juillet 1874, violant au passage le traité de 1868, pour authentifier la rumeur qui annonçait des gisements d’or dans les Black Hills. Sa colonne était immense : dix compagnies de cavalerie, deux compagnies d’infanterie, cent dix chariots, une centaine d’éclaireurs Sioux Ree et Sioux Santee, des milliers de chevaux et de vaches, des journalistes, des scientifiques et des douzaines de pique-assiètes. Custer poussa fermement l’avance et arriva en vue des Black Hills en moins de trois semaines La troupe passa à quelques kilomètres de l’emplacement actuel de mon ranch et Custer tua un grizzly sur les terres où je fais voler mes faucons chaque automne. Ce que Custer vit lors de cette expédition fut consigné par les journalistes et les scientifiques : des vallées entières couvertes de fleurs (cinquante-deux variétés en pleine floraison), des baies sauvages à profusion, des daims, des antilopes, des cascades, de l’herbe jusqu’au genou et plusieurs milliers de bisons.
Custer trouva autre chose sur mes terres. Il trouva de l’or et bien que l’intégralité du Northern Buffalo Range ait été, d’après un traité, réservée aux Indiens, il rendit publique cette découverte dans un langage qui, selon l’historien Doane Robinson était calculé pour enflammer les esprits et pousser les hommes à pénétrer sur ces terres, ou du moins à mourir en s’y essayant. Au cours des semaines qui suivirent qui suivirent l’annonce officielle de Custer, des mineurs et des hommes de toutes sortes se dirigèrent vers les Back Hills, dernier bastion monumental qui abritait encore les bisons.
Pour ouvrier la voie des Grandes Plaines du Nord, plusieurs années furent nécessaires, sans compter une guerre contre les Sioux, un nombre incalculable de voies ferrées et la mort épouvantable de Custer. Mais à la fin des années 1870, les fourrures de bison se déversaient de ma région par centaines de milliers. En 1884, le massacre touchait presque à sa fin. Comme sur les plaines du Sud, quelques groupes éparpillées de bisons épuisés pouvaient être aperçus de loin en loin et abattus, mais les gigantesques troupeaux avaient été décimés. En 1883, quand le territoire du Dakota finit par émettre une loi protégeant les bisons, les troupeaux avaient disparu.
Mais ça et là sur les plaines, des visionnaires avaient capturé des bisonneaux et les gardaient sur leur ranch, reliques et curiosités d’un passé révolu. L’un des hommes était un Indien de la tribu des Pend-Oreille, Samuel Walking Coyote. Il sauva huit bisons sur le territoire des Blackfeet, dans le nord du Montana, et mena les petits gars vers les Rocheuses, loin de tout danger. Des années plus tard, les progénitures de ces rescapés furent le point de départ du troupeau qui peuple désormais en surnombre le Yellowstone national Park. Cette histoire possède tous les ingrédients pour faire un dessin animé de Walt Disney, sauf un petit détail : Walking Coyote, violant les lois de sa tribu et au grand dégoût des Jésuites qui exerçaient une influence majeure dans la réserve indienne, quitta sa femme et sa famille pour partir à la chasse au bison dans les montagnes, sur le territoire de la tribu des Blackfeet. Il semblerait qu’il ait été séduit par une jeune et belle Blackfeet et qu’il l’ait ramené avec lui pour affronter sa femme et les jésuites. Les petits bisons étaient un cadeau, destiné à apaiser la fureur des religieux et de sa femme abandonnée. Encore un comportement masculin déplorable sur les hautes plaines … Je me demande si Walking Coyote en perdit ses cheveux.
Entre 1886 et 1889, C.J. Buffalo Jones, un homme originaire du Texas, captura quelques bébés bisons rescapés des troupeaux du Sud. En 1876, l’épouse de Charles Goodnight, célèbre fermier texan, se plaignit du massacre des bisons. Charles partageait ses préoccupations et se mit à capturer les petits qui avaient réussi à échapper au tueurs de bisons. En 1887, il avait un troupeau de treize têtes. Dans le Dakota, pas très loin de mon ranch, un fermier métis du nom de Pete Dupree recueillit cinq bébés, aux alentours des années 1881. Dupree mena les bisons jusqu’à son ranch et les intégra à ses vaches laitières qui les adoptèrent. Les petits grandirent et, à sa mort, en 1898, son troupeau comptait environ cinquante têtes, qu’un immigrant écossais, James Philip, racheta. Scotty Philip prit sa tâche à cœur et quand il mourut subitement en 1911, son troupeau s’élevait à quatre cent têtes, une grande partie des survivants des soixante millions de bisons qui peuplaient le continent américain quelques décennies plus tôt. Certains de ces bisons furent vendus à l’État du Dakota du Sud pour occuper le nouveau parc de vingt-cinq mille hectares, ironiquement appelé Custer State Park. Dans les années 70, le ranch du 777 acheta un surplus d’animaux au Custer Park. Les treize orphelins que je ramenai au ranch en janvier 1998 étaient les descendants directs des bisons de Pete Dupree, rescapé de ces terres plus d’un siècle auparavant.
[…] George Catlin, le célèbre peintre des Grandes Plaines de l’époque pré européenne, décrivit cette attitude d’après ses observations au milieu du XVIII° siècle : Découvrant, au bas de la prairie une flaque d’eau stagnante entre les herbes, et le sol doux et saturé d’humidité, le vieux bison s’abaisse sur un genou, plonge ses cornes dans la terre, projetant des mottes et créant rapidement une excavation dans laquelle l’eau goutte. En peu de temps, cela forme une baignoire fraîche et confortable où il se roule comme un cochon dans la boue. Puis il se couche sur le flanc et, à l’aide de ses cormes, de ses pattes et de sa bosse, se retourne violemment et laboure encore la terre, agrandissant ainsi sa mare jusqu’à s’immerger presque entièrement.
La description vivante de Catlin rend à peine le spectacle d’un bison se roulant pour creuser une mare. C’est très divertissant et, dans l’esprit d’un homme fasciné par l’impact des comportements animaux sur l’évolution de l’écosystème, cela regorge d’interprétations possibles. Au début de ce premier hiver, j’en suis venu à croire que les bisons étaient bien plus qu’un maillon manquant à la santé des plaines. Je me demandais si je n’étais pas tombé sur le seul et unique maillon manquant, dont l’absence crée l’accroc qui menace de détisser toute la tapisserie. Cette habitude de se rouler dans la terre était un bon exemple. C’est un phénomène curieux qui associe l’un des principaux défaut de ces terres, à savoir le manque d’eau, et la capacité unique des bisons à en trouver pour la faire ressurgir à la surface. Rendez-vous compte, une année après le retour sur mes terres, les bisons avaient piétiné, s’étaient roulé, vautré et avaient creusé quelques centaines de petits trous d’eau qui avaient disparu en même temps que les derniers troupeaux sauvages. Rendez-vous compte : les vaches avaient non seulement tué l’armoise des ravines et dénudé les berges des quelques grandes sources d’eau, mais elles avaient également laissé les anciens trous des bisons se reboucher, privant ainsi les autres espèces de ce que Catlin appelait une baignoire fraîche et confortable sur une terre aride.
L’augmentation de la vie aviaire sur mon ranch était-elle une conséquence partielle d’un système de pâturage différent plus propice à l’évolution ? Les déplacements rapides des bisons d’un coin à un autre de la prairie affectaient-ils l’herbe de façon plus positive que les errances d’un bétail domestiqué ? La matrice entière de l’écosystème du ranch était-elle améliorées par un simple retour des grands herbivores qui peuplaient jadis les lieux ? Dans mon cœur je commençais à croire que la réponse à toutes ces questions étaient oui. Je voulais hurler cela à la face du ciel, mais j’avais appris longtemps auparavant que les questions essentielles posées du fond du cœur ont des réponses qu’il est préférable de garder pour soi.
Les existences et origines de mes amis et voisins étaient ancrées dans la croyance que ce pays est une terre à bétail. Pour certains leurs géniteurs avaient tout sacrifié pour arracher les Grandes Plaines aux sombres forces d’un environnement sauvage et ils refusaient d’entendre que le salut du sol, et peut-être de l’économie, dépendrait d’une régression, d’un retour à la sagesse de l’évolution. Merde, la plupart de mes voisins ne croyaient même pas à l’évolution, même si, de leur propre chef, ils y avaient contribué depuis des générations, à travers l’élevage de vaches génétiquement manipulées.
[…] Au cours de l’hiver 1997-1998, soixante mille vaches et moutons ont péri dans les Grandes Plaines, morts de faim, de froid, tombés à travers la glace et noyés, chutant des falaises. Bien sûr, il y a moins de bisons sur les plaines ; cependant on n’a répertorié qu’une seule mort de bison. Il a été poussé d’un pont gelé par un trente-cinq tonnes .
Dan O’Brien. Les bisons de Broken Heart. Folio 2001
23 10 1867
Un mois plus tôt, Garibaldi a annoncé au Congrès de la Paix à Genève qu’il allait faire en sorte de régler la question romaine. Rattazzi, président du conseil l’Italie, l’avait fait arrêter, puis relâcher sous la pression de la rue. Napoléon III lui avait fait savoir qu’il ne tolérerait aucune violence dirigée contre le pape. Garibaldi passe outre et, avec 8 000 volontaires franchit la frontière entre la Toscane et le Latium pontifical. Aussitôt, Napoléon III envoie 22 000 hommes sous le commandement du général de Failly au secours de Pie IX.
3 11 1867
Débarquées à Civitavecchia, les troupes françaises dispersent à Mentana la légion garibaldienne. Nous le déclarons au nom du gouvernement français : l’Italie ne s’emparera pas de Rome ! Jamais ! Jamais la France ne supportera cette violence faite à son honneur et à la catholicité !
Napoléon III
Après Mentana, les catholiques et le clergé français virent en Garibaldi un révolutionnaire satanique et un condottiere endurci et cruel qui, déjà en 1849, s’était battu contre la France à Rome. Ils dénigrèrent alors son engagement en faveur de la République française en 1870-1871, et firent plutôt de lui un agent de la franc-maçonnerie cosmopolite à la solde de la Prusse impie et protestante, un traître qui avait refusé la nationalité française alors qu’il était niçois, un instrument du désordre, un mauvais chef de guerre aux résultats militaires médiocres, et, pour finir, un défenseur de la république universelle et non de la France.
Hubert Heyriès. Garibaldi, le mythe de la révolution. Privat 2002
Toute une littérature cléricale et réactionnaire broda, dès 1871, sur les pillages des garibaldiens dans les bâtiments religieux de la ville conservatrice et catholique d’Autun (R. Middleton, Garibaldi. Ses opérations à l’armée des Vosges, Paris, 1871). En 1888, Garibaldi était présenté par Georges Theyras, ancien combattant, historien militaire, conservateur catholique autunois et notable respecté de la ville, comme l’aventurier italien [qui] traîne après lui dans ses expéditions tous ces déclassés cosmopolites, à la fois soldats d’opérette et brigands patentés (Garibaldi en France, Autun, 1888).
Cette double image d’armée d’opérette et de brigands tranchait singulièrement avec celle de l’armée française dénuée de tout et à l’aspect misérable, mais dont la tenue digne, le dévouement, la bonne éducation de leurs chefs, contrastent en général avec l’ignominie garibaldienne. Pour Theyras, l’inversion des valeurs était totale : gloire et sollicitude aux imposteurs cosmopolites,
1867
Publication du Capital de Karl Marx. Il est au point de rencontre de tout ce qui constitue l’homme moderne occidental. Il hérite du judaïsme l’idée que la pauvreté est intolérable et que la vie ne vaut que si elle permet d’améliorer le sort de l’humanité. Il hérite du christianisme le rêve d’un avenir libérateur où les hommes s’aimeront les uns les autres. Il hérite de la Renaissance l’ambition de penser le monde rationnellement. Il hérite de la Prusse la certitude que la philosophie est la première des sciences et que l’État est le cœur, menaçant, de tout pouvoir. Il hérite de la France la conviction que la Révolution est la condition de l’émancipation des peuples. Il hérite de l’Angleterre la passion de la démocratie, de l’empirisme et de l’économie politique. Enfin, il hérite de l’Europe la passion de l’universel et de la liberté.
Par ces héritages qu’il assume et récuse tour à tour, il devient le penseur politique de l’universel et le défendeur des faibles. Même si maints philosophes avant lui ont pensé l’être humain dans sa totalité, il est le premier à appréhender le monde comme un ensemble à la fois politique, économique, scientifique et philosophique. À l’instar de Hegel, son premier maître à penser, il entend donner une lecture globale du réel : mais, à sa différence, il ne voit le réel que dans l’histoire des hommes, et non plus dans le règne de Dieu. Manifestant une incroyable boulimie de connaissances dans toutes les disciplines, dans toutes les langues, il s’évertue jusqu’à son dernier souffle à embrasser la totalité du monde et des ressorts de la liberté humaine. Il est l’esprit du monde.
[…] Aujourd’hui, alors que les régimes se recommandant du marxisme ont presque tous disparu de la surface du globe, se profilent de nouvelles usurpations du même type. Aussi plus que jamais importe-t-il de comprendre comment Karl Marx, homme seul, pourchassé par toutes les polices du Vieux Continent, détesté jusque dans son propre camp, dont l’essentiel de l’œuvre traînait à sa mort à l’état de brouillons en désordre, est devenu, cinquante ans après ses obsèques, l’idole absolue et incontournable de la moitié de l’humanité, contrainte de vénérer ses travaux et de s’incliner devant son portrait exposé dans tous les lieux publics.
L’étude de cette glorification posthume permettra de constater que, pour qu’un livre, une doctrine, une religion, un homme en vienne à constituer le socle justificateur d’un système totalitaire, il faut que six conditions soient réunies ; comme elles le furent pour le Docteur Martine et pour Marx : une œuvre offrant une vision globale de l’Histoire assortie d’une claire distinction entre un présent désastreux et un avenir radieux ; assez de complexité et de lacunes pour permettre plusieurs interprétations ; une pratique suffisamment ambiguë pour en rendre possible la récupération politique ; un ami (ou plusieurs) suffisamment légitime pour réduire l’œuvre à des principes simples ; un leader charismatique pour porter ce message, au-delà des premiers disciples, en s’appuyant sur une organisation à sa dévotion ; enfin, une conjoncture politique permettant de prendre le pouvoir.
La vision globale du monde est celle du Manifeste et du Capital ; les lacunes ouvrant à plusieurs interprétations sont celles qui jalonnent toute l’œuvre de Marx. La pratique, à la fois libertaire et dictatoriale, est aussi la sienne. Les amis qui l’ensevelirent sous plusieurs couches successives de simplifications, puis de mensonges, furent Engels et Kautsky. Les leaders charismatiques furent Lénine et Staline s’appuyant sur le parti communiste soviétique et le Komintern. La conjoncture politique qui déclencha la prise de pouvoir par le marxisme fut celle de la Première Guerre mondiale, en Russie et en Prusse, l’un et l’autre pays héritiers dévoyés de Hegel et de Marx, d’un dirigisme nationaliste et d’un socialisme internationaliste. C’est là que naîtront les deux effroyables perversions du XX° siècle : le nazisme et le stalinisme.
Jacques Attali. Karl Marx, ou l’esprit du monde. Fayard 2005
Étrange vie que celle de cet homme à l’intelligence d’exception, qui mit tout au seul service de celle-ci, dépourvu de tout amour-propre, de tout scrupule d’honnêteté, se comportant en de multiples occasions comme un fin de race désargenté, un vrai personnage de Labiche : ma femme est partie à Trèves à la mi-août 1850, dans sa famille, et toc… je fais un enfant à la bonne, – Hélène Demuth -. Mais que va donc devenir cet enfant ? Le qu’en dira-t-on ? pèse trop pour que je puisse le dire à ma femme Jenny, reconnaître l’enfant et ainsi former un ménage à trois. Voilà certes qui serait révolutionnaire et puis ce ne sont pas des convictions religieuses qui viendraient y mettre obstacle : Jenny tout comme moi sommes athées. Mais non, vraiment, à oublier…. Tiens ! il me vient une idée : voyons donc si mon très cher ami Friedrich Engels qui ne m’a jamais rien refusé accepterait de le reconnaître. Et c’est bien ainsi que se firent les choses : Frédéric Lewis, né le 23 juin 1851, sera reconnu par Engels et placé en nourrice. Je n’ai pas d’argent pour faire face aux besoins de ma nombreuse famille ? ce n’est pas pour autant que je vais chercher un travail qui me procure des revenues réguliers. Il obtiendra juste un contrat avec un journal américain, insuffisant pour lui procurer une réelle autonomie financière et, les revenus ne le sortiront du besoin pour quelques années, qu’après la Commune, lorsque les gouvernements d’Europe, voulant lui en attribuer la paternité, lui feront une publicité qui fera affluer les journalistes, et rééditer ses œuvres. Il fera bon accueil au Droit à la Paresse de son gendre Paul Lafargue : Karl, au fond, a toujours haï le travail dont il a fait, depuis le début de son œuvre la cause principale de l’aliénation, bien au-delà des cadres du capitalisme. Il n’a jamais fait sien le droit au travail, le plein emploi, qui lui paraissent des moyens pour les travailleurs de réclamer leur aliénation. L’idée que l’on puisse réfléchir à la meilleure façon de se débarrasser du travail ne lui est donc pas indifférente.
Jacques Attali. Karl Marx ou l’esprit du monde. Fayard 2005
Trois de mes enfants meurent de pauvreté – Henry le 19 novembre 1850, il a moins d’un an, Franziska, le 19 avril 1852 : elle a treize mois et, faute de cercueil, aura droit à la fosse commune, Edgar en avril 1855, de tuberculose à l’âge de huit ans ; c’est affreux, mais je continuerais à survivre avec l’argent que me verse régulièrement mon ami Friedrich Engels, qui, pour moi, a accepté de retourner travailler à l’usine de ses parents à Manchester, quittant Londres où il se trouvait bien. Ma mère finit-elle par mourir, mes beaux-parents de même et encore mon cher ami Keller, je cours pour recevoir ma part d’héritage qui va me permettre enfin une vie décente.
Une vraie vie de mufle, de parasite, de pique-assiette au sein de laquelle on serait bien en peine de trouver la moindre trace de panache et d’élégance. Aucun de nos leaders de Mai 1968, fils de bourgeois dotés d’une rare capacité à cracher dans la soupe, n’arrive à la cheville de ce géant pour cet art plutôt répandu : il aura passé sa vie à élaborer une analyse du monde économique visant à la destruction de celui-ci en vivant constamment des revenus que procurait à sa famille à ses amis le dit système capitaliste…; si ce n’est pas cracher dans la soupe, qu’est-ce donc ? De phénoménales capacités intellectuelles, servies par une mémoire hors-pair, le tout exclusivement consacré à la rédaction de cet indigeste pavé qu’est le Capital et au développement de l’Internationale des ouvriers. La malédiction n’aura jamais cessé de marquer sa famille : deux enfants morts en bas âge, un autre à huit ans, une fille morte à 35 ans, et les deux dernières qui se suicideront !
Et que dire de la force de l’amour que devait lui porter son épouse Jenny, pour taire à jamais le secret de cet enfant d’Hélène Demuth, dont elle ne pouvait ignorer que son mari en était le père (on est au milieu du XIX° siècle, ce n’est pas la même chose que le XXI° siècle où un ménage à trois peut se rencontrer de temps à autres), pour faire bouillir la marmite quand l’argent manquait chaque jour, pour vivre dans ce quasi taudis de Soho, sur Dean Street, où ils échoueront après avoir été expulsés du précédent logement. Son demi-frère, avec lequel ses relations auront toujours été bonnes, était un des personnages les plus puissants de Prusse – ministre de l’Intérieur – jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Bismarck. Elle avait donc la possibilité de s’affranchir de cette misère dans laquelle la maintenait Karl Marx. Elle ne l’a pas fait. Elle mourra le 2 décembre 1881. Une volonté farouche, un courage phénoménal… une maîtresse femme. Françoise Giroud lui consacrera une biographie.
Personne n’avait plus qu’elle le sentiment de l’égalité, bien qu’elle fût née et eut été élevée dans une famille d’aristocrates allemands. Pour elle, les différences et les classifications sociales n’existaient pas. Dans sa maison et à sa table, elle recevait les ouvriers en costume de travail avec la même politesse, la même prévenance que s’il se fût agi de princes […] Elle avait tout quitté pour suivre son Karl, et jamais, même aux jours de dénuement extrême, elle ne regretta ce qu’elle avait fait.
Paul Lafargue, son gendre, lors de ses obsèques au cimetière de Highgate.
L’approvisionnement de l’Angleterre en thé de Chine donne ses grandes heures aux courses océaniques : la valeur de la cargaison arrivée la première était bien supérieure aux suivantes, d’où ces grandes régates sur un demi-tour du monde, sur ces fameux clippers, capables de couvrir 300 milles en 24 heures, avec des vitesses de l’ordre de 17 nœuds. En cette année 1867, on vit 2 clippers anglais, l’Ariel et le Taeping, partis en même temps de Chine, arriver dans l’estuaire de la Tamise avec seulement un mille d’écart. Le plus rapide d’entre tous, le Cutty Sark, parcourut en 1893 2 180 milles en 6 jours : 670 km par jour !
Sur le plan commercial, le thé restera très longtemps une chasse-gardée anglaise. L’Europe en consomme trois variétés : le thé vert, le thé noir et le thé oolong. L’Inde, tout comme les autres pays producteurs de thé, est dépendante de marchés – et surtout de prix – imposés de l’extérieur par les gros importateurs et distributeurs britanniques. La principale Bourse du thé se trouve à Londres. C’est ainsi que l’on trouve à la fin du XX° siècle un darjeeling de cru très moyen – le mim – près de dix fois moins cher sur place que dans un magasin de luxe du quartier de la Madeleine ? On peut voir un titre prestigieux comme Flowery Orange Pekoe donné à un mélange effectué à Calcutta ou à Londres et contenant une pincée seulement du produit d’origine ?
C’est un sérieux échec du business indien que son incapacité à commercialiser son propre thé et à se laisser dominer par les brokers de Londres Il faut fermer la Bourse de Londres et traiter directement avec les acheteurs. [ce sera chose faite en 1998, année de la fermeture des enchères de Londres, après trois siècles d’existence]
Un ancien responsable du Tea Board
Jean-Baptiste André Godin, créateur des poêles éponymes en 1846, institue pour les ouvriers de son usine une fête du travail qui a lieu le premier dimanche de mai. Fils d’un artisan serrurier d’Esquéhéries, un village de la Thiérache picarde, il a commencé à travailler à 11 ans : Ouvrier moi-même, je n’oublierai jamais mon origine, jamais je ne voudrai que l’ouvrier courbe la tête devant moi, jamais je ne manquerai de respect à sa dignité que j’estime égale à la mienne
En 1854, il avait investi le tiers de sa fortune dans l’implantation d’une colonie phalanstérienne au Texas, menée par Victor Considérant, qui s’était soldée par un échec. De 1859 à 1864, il construit aux abords de la ville de Guise un Familistère, utopie réalisée du théoricien socialiste Charles Fourier, inventeur du phalanstère : vaste habitat unitaire, où les logements vont de 2 à 6 pièces, les chambres pouvant faire jusqu’à 20 m². Le problème de l’architecture nouvelle consiste à trouver le moyen de donner aux familles ouvrières, non la fortune, non la richesse, ce qui est impossible, mais les agréments d’une habitation qui réunisse, au profit de la collectivité, ce que la richesse a donné aux particuliers.
Il met en œuvre un véritable système de transformation sociale, en s’inspirant à la fois des principes hygiénistes et des idées d’émancipation sociale des premiers socialistes : les familistériens, qu’ils soient auxiliaires, participants, sociétaires ou associés, les quatre niveaux de la hiérarchie sociale réinventée par Godin en fonction du mérite et de l’ancienneté, disposaient de ce qu’il avait appelé les équivalents de la richesse. Grâce à la redistribution des bénéfices générés par le Capital et le travail, les 1 700 habitants s’approvisionnaient à bas prix aux économats, bénéficiaient d’une école gratuite, mixte et obligatoire jusqu’à 14 ans, d’une protection sociale incluant la maladie (la Caisse d’assurance maladie, créée en 1846, devient obligatoire en 1861) l’invalidité, le décès. Création aussi d’une caisse de Secours aux Invalides du travail, veuves et orphelins… La gratuité des médicaments est instaurée en 1870, les visites médicales en 1872. Ils bénéficiaient d’un niveau de vie bien supérieur à la moyenne des ouvriers de la seconde moitié du XIX° siècle. L’Association Coopérative Ouvrière de Production qu’il créa en 1880, inclue une Association Capital-Travail : les salariés deviennent alors propriétaires de l’usine. Tout cela survivra pendant presque 90 ans aux guerres et aux crises économiques : en 1929, 2 500 personnes y vivaient. Classé monument historique en 1991, le Familistère sera réhabilité à partir de 2000 et un musée sera ouvert en 2010.
Ce n’était ni un philanthrope ni un patron paternaliste, il ne cherchait pas à soulager le malheur mais à organiser une société pour que le malheur ne survienne pas
Frédéric Panni, conservateur du patrimoine au Familistère Godin.
Patron, il ne cesse de tenir un discours ouvriériste ; déiste, il est viscéralement laïque ; résolument socialiste, il refuse de spolier le capitaliste ; épris de liberté, il prône la philosophie du devoir.
Guy Delabre
Emmanuel Isaac Lipmann, 23 ans, installe un comptoir d’horlogerie à Besançon, où il commence par travailler pour le compte d’autrui. Ses trois enfants décideront de fabriquer sous leur propre marque : LIP était né, qui va devenir rapidement le premier horloger de France. L’arrivée des montres à quartz sera la cause principale de sa chute fracassante en 1973.
Les frères américains J.W. et I. Hyatt, en cherchant un substitut à l’ivoire pour les boules de billard, inventent le celluloïd, le premier plastique.
Nobel invente la dynamite, mélange de nitroglycérine et de silice. Jusqu’en 1846, on ne connaissait que la poudre noire ; l’Italien Ascanio Sobrero inventa alors la nitroglycérine, particulièrement instable. Nobel chercha à perfectionner le produit en le rendant liquide ; mais ce ne fut pas sans mal, et les épaisses bonbonnes de verre, habillées de bois et de fer, contenant l’huile explosive de Nobel détruisirent intégralement le 3 septembre 1864 l’usine de Heleneborg en Suède, tuant Emil Nobel, son frère, et en 1876 l’usine de Hambourg. En visitant l’une de ses usines d’Allemagne, il fait tomber accidentellement de la nitroglycérine qui, à son grand étonnement, n’explose pas : elle est tombée sur du kieselguhr, une terre poreuse constituée de fossiles de diatomées, des algues microscopiques dont le squelette est formée de silice : il va mélanger le produit à 25 % de cette terre siliceuse à diatomées et ainsi parviendra à obtenir une stabilité. L’explosion ne pourra se déclencher qu’avec l’adjonction d’un détonateur. Il dépose les brevets nécessaires et les usines produisant de la dynamite se multiplient à l’étranger : de 11 tonnes par an en 1867, la production va atteindre 3 000 tonnes en 1874, et Alfred Nobel va se retrouver rapidement à la tête d’une fortune colossale. En 1875, il ajoute 7 % de collodion – le pansement de l’époque – à la nitroglycérine : c’est le plastic, qui permettra le percement du tunnel du St Gothard, la construction du canal de Corinthe, le dégagement du Danube aux Portes de Fer etc …
N’ayant qu’une confiance très limitée dans ses héritiers, il en consacrera l’usage exclusif à la Fondation éponyme, désormais vieille reine douairière des multiples fondations de par le monde. Si vis pacem, para bellum, disait Vegetius.
L’affaire était donc à risque, mais il fallait bien en prendre si on voulait donner des moyens à une armée : c’est ainsi que le gouvernement français, plus précisément Gambetta, qui avait mis fin au monopole d’État sur les explosifs missionna Paul Barbe, officier d’artillerie et ingénieur en 1870 pour créer une dynamiterie, – elle sera opérationnelle en 1875 – : il choisit pour ce faire l’anse des Paulilles, au sud de Port Vendres, qui présentait plusieurs avantages : éloignée du front – un conflit avec l’Espagne n’était pas envisageable – et des zones habitées, un ruisseau, le Cospron, qui amène assez d’eau pour nettoyer les acides, nitrique et sulfurique, issus de la chauffe du nitrate, une voie ferrée à proximité pour amener les matières premières – nitrate et charbon – et la mer pour charger les navires.
Sa production devient exclusivement axée vers les usages de la société civile, l’agriculture et la pêche (nivellement des terrains, remodelage du paysage viticole), pour les travaux publics (Panama où Ferdinand de Lesseps tentera de faire passer un canal ; plus tard, le percement du tunnel du Mont Blanc) et l’industrie extractive (mines de fer), le développement du réseau ferroviaire, le désenclavement portuaire.
Caroline Chaussin. Guide du Conservatoire du Littoral du Languedoc Roussillon. Actes Sud / Dexia 2009
Elle connaîtra aussi son lot d’accidents : 3 morts le 25 juillet 1877 avec l’explosion d’une salle de conditionnement, 1 mort en novembre 1958 avec l’explosion d’un wagon transportant 3 tonnes de dynamite… en tout une trentaine d’accidents mortels et les maladies professionnelles dues au contact du produit, qui ne seront reconnues comme telles qu’en 1981 ! La demande va régulièrement baisser et l’usine fermera en 1984. En 1998, après être passé très près d’une réalisation de grand luxe, le site sera acquis par le Conservatoire du Littoral, géré et financé par le Conseil Général des P.O qui livreront au public en 2009 un site dépollué et magnifiquement remis en valeur.
Jean Louis Lambot et Joseph Monnier, chacun de leur coté, inventent le béton armé. Près de Creil, Paul Decauville se livre aux premiers essais de labourage avec une machine à vapeur. Aristide Boucicaut, propriétaire du Bon Marché depuis 1852 avec Paul Videau, puis seul à partir de 1863 inaugure la vente par correspondance avec un catalogue décrivant 1 500 articles. En 1869, il commencera la construction du premier grand magasin où l’on trouvera tout en libre service : le constructeur n’est autre que Gustave Eiffel : ce sera terminé 18 ans plus tard, en 1887, 10 ans après sa mort. Sa veuve, née Marguerite Guérin léguera sa fortune pour fonder un hôpital.
En Angleterre, Joseph Lister introduit l’antisepsie à l’hôpital : il avait découvert en 1865 la théorie des germes formulée par Pasteur sur la putréfaction. Il en avait conclu que l’apparition de pus dans une plaie n’était pas un facteur de cicatrisation, comme on le croyait alors, mais une preuve de la mortification des tissus – gangrène -. Dans son Mémoire sur le principe de l’antisepsie, il avait rendu hommage à Pasteur: Quand les recherches de Pasteur eurent montré que l’atmosphère était septique, non à cause de l’oxygène mais du fait d’organismes minuscules qui s’y trouvent en suspension, j’eus l’idée qu’on pouvait éviter la décomposition de régions blessées sans supprimer l’air, en leur appliquant comme pansement une substance capable de détruire la vie des particules flottantes. Croyant que les infections étaient dues à des particules présentes dans l’air ambiant, Lister vaporisa du phénol (l’usage chirurgical du phénol, ou acide phénique, avait déjà été prôné en 1863 et en 1865 par Jules Lemaire et par Gilbert). En traitant ses instruments, les blessures et les blouses au phénol, Lister parviendra en 1869 à réduire le taux de mortalité opératoire de quarante à quinze pour cent. Sa méthode, qu’il qualifie d’antiseptique, est d’abord accueillie avec scepticisme mais, dans les années 1880, elle sera acceptée par tous.
La Grandière s’empare de la Cochinchine occidentale et réunit ainsi en un tout le Sud Indochinois.
Deux ans plus tôt, Charles Dickens a eu un grave accident de chemin de fer qui n’est pas parvenu à le dégoûter des voyages ; depuis plusieurs années, il s’est piqué au jeu de donner lecture publique de ses romans et, malgré des relations qu’il s’était chargé de maintenir au froid avec les États-Unis à la suite d’un précédent voyage, il y retourne uniquement pour une tournée de lectures publiques ; les Américains n’étant pas rancuniers, il reçoit un accueil des plus chaleureux à Boston, New York, Philadelphie, Washington : Par le froid le plus glacial de l’hiver, les gens dormaient devant les guichets, sur des matelas ; les restaurants voisins leur faisaient apporter leurs repas. Toutes les salles étaient trop petites ; à Brooklyn, on donna à l’écrivain une église comme salle de conférence. C’est du haut de la chaire qu’il lut les aventures d’Oliver Twist et la mort de la petite Nell.
Stefan Zweig
Le jeune Erasmus Jacobs vit en Afrique du Sud ; parti chercher au bord de la rivière Orange un bout de bois bien rond pour déboucher un tuyau, il trouve une pierre qui lui plait et la ramène à la maison. Après avoir joué un temps aux osselets, il la donne à un voisin collectionneur de minéraux qui, intrigué, la confie à un voyageur de commerce qui la remet à G. Atherstone, géologue, qui la détermine comme un diamant Brownish Yellow de 21.25 carats, baptisé Eureka : c’est le premier diamant découvert par l’homme, qui va contracter une fièvre qui n’est pas prête de s’éteindre. Il sera acheté pour £ 500 par Sir Philip Wodehouse, gouverneur de la colonie du Cap et envoyé à Londres pour être exposé à l’exposition universelle de Paris de 1867, retaillée en diamant de 10,73 carats.
14 01 1868
Niel réforme le service militaire : la première partie des conscrits fera 5 ans de service actif et 4 ans dans la réserve, la deuxième partie fera 5 ans dans la Garde Nationale.
04 1868
Au Japon, le jeune empereur Meiji, fait part à ses sujets des nouveaux principes politiques : ce sont les cinq articles du gouvernement impérial :
Pour le salut de l’empire, le Savoir sera recherché partout où il se trouve.
Le tout encadré par trois slogans :
Les dits sujets ne vont pas traîner pour mettre en œuvre tout cela :
Les principes sont une chose, leur application autre chose : le christianisme – Kirishitan –, en dépit de l’article 4, continua à être prohibé, et on publia partout le rappel suivant : En ce qui concerne le Kirishitan, religion déraisonnable, elle continue à être strictement prohibée. Mais, là encore, la capacité d’adaptation l’emportera : se rendant compte que cette proscription était un obstacle à la révision des traités humiliants, le gouvernement reconnaîtra officiellement le christianisme et les missionnaires en 1873.
Dans le même temps, de 1871 à 1873, 50 membres du gouvernement sous la houlette de l’ambassadeur Iwakura Tomomi, vont découvrir l’Occident, qui les marque surtout par son industrie et ses institutions parlementaires : ils reviendront plus nombreux qu’ils n’étaient partis, nombre d’experts occidentaux ayant accepté leurs propositions. Un des plus remarquables : le Hollandais Johannis de Rijke qui les fera bénéficier de son expérience d’ingénieur spécialisé dans les ouvrages de protection contre les eaux ; il passera trente ans au Japon ; il mettra à l’abri les plaines de Nagoya, au-dessous du niveau de la mer, concevra les nouveaux quais de Yokohama et d’Osaka. Les Japonais lui érigeront une statue dans un parc d’Asi, au centre du Japon. En 1891 l’empereur l’élèvera au rang de chokuninkan, en quelque sorte secrétaire d’État, du jamais vu au pays du Soleil Levant.
13 08 1868
Tsunami consécutif à un tremblement de terre d’une magnitude estimée entre 8.5 et 9.3 à Arica alors au Pérou, aujourd’hui au Chili, sévissant sur 3 000 km de côte. Le tremblement de terre a été enregistré à Hawaï, en Nouvelle Zélande, au Japon et en Australie. On dénombrera 25 000 morts.
6 11 1868
Traité de Fort Laramie, Wyoming entre les États-Unis et les peuples Indien Lakota et Sioux, que seul parmi les Sioux, Tatanka Lyotake – alias Sitting Bull – a refusé de signer. Il garantit la possession par les Indiens de la région des Black Hills à cheval sur le Dakota du sud, le Wyoming et le Montana. Le traité prévoit la protection dans la réserve de la population amérindienne et de sa culture mais prévoit également différentes formations permettant aux Amérindiens de développer leur agriculture. Des violations permanentes du traité par des Blancs seront occasionnées par la découverte d’or dans la région, conduisant à la guerre des Black Hills. Les États-Unis saisiront les terres en 1877 en violation du traité. Environ 90 millions d’acres seront pris et vendus à des blancs.
Cent ans plus tard, la nation Sioux, dont font partie les Lakotas, remporta une victoire devant la Cour suprême américaine. Le , celle-ci refusera quand même de rendre les terres aux Natives, mais condamnera le gouvernement à payer un dédommagement d’un montant de 105 millions $, intérêts compris. Les indiens refuseront et exigeront la restitution de leurs terres à la place, sans succès. À ce jour le montant du dédommagement est de 600 millions $ qui restent en suspens.
Les Indiens étaient passés maîtres dans l’art oratoire. Dans les conseils, ils parlaient longuement, chacun pouvant exprimer son désaccord. Les discussions se poursuivaient pendant des heures, voire des jours- jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint, c’est à dire, une fois résolues toutes les objections. Lors des conseils avec les Blancs, ils donnaient leur opinion sur les propositions avancées, en ayant souvent recours à de riches comparaisons tout droit inspirées de la nature. Les hommes blancs écoutaient ces avis retransmis par un traducteur, et en règle générale ne répondaient pas, silence interprété par les Indiens comme une reconnaissance de leurs récriminations. Mais ces remarques n’étaient pas incorporées dans les traités. Pire encore, la signature de ces derniers n’avait aucune validité puisque le Sénat américain avait le pouvoir d’en modifier ultérieurement les dispositions. Les hommes blancs qui n’ont jamais compris la manière de procéder des Indiens, leur attachement au consensus, insistaient toujours pour négocier avec le chef de la tribu, autre concept totalement étranger aux Indiens qui apprirent à ne plus faire confiance aux hommes blancs, menteurs et retors et à leur traité sans valeur. D’un autre côté, la plupart des Blancs considéraient l’art oratoire des Indiens comme un exercice ennuyeux et obstructionniste, même si certains l’admiraient et le comparaient à l’éloquence des Romains à l’époque classique.
Aux dix-huit et dix-neuvième siècles aux États-Unis, nombreux furent ceux qui pensaient que les Indiens vaincus, déplacés, tués et parqués, étaient un peuple condamné en voie d’extinction. Et c’est précisément leur art oratoire qui serait à l’origine de tette conviction. Ainsi l’Indien, quand il prenait la parole, décrivait dans un langage poétique et mélancolique les injustices perpétrées par les Blancs et dressait de la sorte un tableau terriblement poignant de l’oppression et de l’extermination de son peuple. Ces discours étaient ensuite relayés par la presse en des termes donnant l’impression que les Indiens se résignaient à un destin inéluctable dans une grande tristesse lyrique.
Annie Proulx Bird Cloud Grasset 2012
11 1868
À Leipzig, Friedrich Nietzsche, 25 ans, rencontre Richard Wagner. C’est le coup de foudre : il est la plus vivante incarnation de ce que Schopenhauer appelle un génie… sa musique c’est cette mer shopenhauerienne de sons dont les plus secrètes vagues provoquent un choc que je sens résonner en moi, si bien que mon écoute de la musique wagnérienne est une jubilante intuition, que dis-je ? une bouleversante découverte de moi-même.
Lettre à Erwin Rhode, 9 décembre 1868
Onze ans plus tard, il dénoncera dans Humain, trop humain son caractère décadent, ce qui provoquera une rupture définitive. Plus tard encore, la syphilis fera des ravages dans son cerveau, laissant s’exprimer sa paranoïa : Parlons peu mais parlons bien, et même très bien : maintenant que le Dieu ancien est aboli, je suis prêt à gouverner l’Univers.
Lettre à Malvida von Meysenbug 20 octobre 1888. [il mourra le 25 août 1900]
Humain, trop humain : ce n’est pas là mouvement d’humeur passagère : on le retrouve dans ce qu’il disait du bonheur : L’Homme n’aspire pas au bonheur ; il n’y a que l’Anglais qui y aspire.
Lou Andreas-Salomé, jeune [21 ans], belle et brillante émigrée russe, rencontrée en 1882 à Rome, son premier et profond amour, avait brossé un beau portrait de cet homme qui avait alors moins de 40 ans : Sans doute une première rencontre avec Nietzsche n’offrait-elle rien de révélateur à l’observateur superficiel. Cet homme de taille moyenne, aux traits calmes et aux cheveux bruns rejetés en arrière, vêtu d’une façon modeste bien qu’extrêmement soignée, pouvait aisément passer inaperçu. Les traits fins et merveilleusement expressifs de sa bouche étaient presqu’entièrement recouverts par les broussailles d’une épaisse moustache tombante. Il avait un rire doux, une manière de parler sans bruit, une démarche prudente et réfléchie qui lui faisait courber légèrement les épaules. On se représentait difficilement cette silhouette au milieu d’une foule : elle était marquée du signe qui distingue ceux qui vivent seuls et en marche. Le regard en revanche était irrésistiblement attiré par les mains de Nietzsche, incomparablement belles et fines, dont il croyait lui-même qu’elles trahissaient son génie. […] Ses yeux aussi le révélaient. Bien qu’à moitié aveugles, ils n’avaient nullement le regard vacillant et involontairement scrutateur qui caractérise beaucoup de myopes. Ils semblaient plutôt des gardiens protégeant leurs propres trésors, défendant des secrets muets sur lesquels aucun regard indésirable ne devait se porter. Sa vue défectueuse donnait à ses traits un charme magique et sans pareil ; car au lieu de refléter les sensations fugitives provoquées par le tourbillon des événements extérieurs, ils ne restituaient que ce qui venait de l’intérieur de lui-même. Son regard était tourné vers le dedans, mais en même temps – dépassant les objets familiers – il semblait explorer le lointain ou, plus exactement, explorer ce qui était en lui comme si cela se trouvait loin.
Frédéric Joignot pour le Monde interroge Philippe Sollers, sur l’actualité inactuelle de Friedrich Nietzsche : Ouvrez les yeux, dit Nietzsche, regardez bien, la Terre a une maladie qui s’appelle l’Homme, cet être souffrant, malheureux, mais surtout, cette créature qui aime tant souffrir… Ça, c’est blasphématoire. Car Nietzsche dit aimer Stendhal, un autre Français. Or, quelle est la clef de Stendhal ? C’est, à la fin de La Chartreuse de Parme, cette formule magnifique : Nous les heureux, les peu nombreux, autrement dit nous les happy few perdus au milieu d’une foule de très nombreux malheureux. Et Nietzsche va plus loin. Pour lui, les hommes ne sont pas malheureux par la faute des autres, ou d’un gouvernement despotique, non, derrière la plainte, il voit le nihilisme, le masochisme. Il pense que les hommes sont malheureux par leur faute ! Ça, ce n’est pas du tout chrétien. Si vous dites ça aujourd’hui, dans un monde où l’on vous vend interminablement de la plainte, où prospèrent, comme disait Guy Debord, ceux qui sont toujours prêts à prolonger la plainte des opprimés, vous êtes très mal vus. Vous allez contre les prédicateurs de la mort, comme les appelle carrément Zarathoustra. Autrefois, le clergé se chargeait d’entretenir la plainte, il a fait ses preuves dans le déni de la vie et de la libre-pensée, avec constance, très longtemps. Mais vous en avez un autre aujourd’hui. Vous pouvez l’appeler comme vous voulez, les intellectuels, par exemple. C’est un clergé en France. Des employés qui prolongent le malheur, l’entretiennent, des fonctionnaires de l’information triste, ou, comme dit Debord encore, les salariés surmenés du vide. Aujourd’hui, nous assistons à une véritable industrialisation de la plainte et du vide. Je l’entends sans cesse dans les médias. Attendez-vous à ce que la presse aille de plus en plus dans ce sens… Plainte, perte de pensée, éloge du vide, mariages princiers, people, publicité… C’est la logique même du nihilisme annoncé par Nietzsche. Nous aimons le vide, nous aimons le malheur. Un autre esprit français, La Boétie, l’ami de Montaigne, parlait très justement de la servitude volontaire. Nietzsche aiguise cette pensée, il insiste sur la volonté de cette servitude. Plutôt vouloir le rien que ne rien vouloir, dit-il. Voilà la définition même du nihilisme d’aujourd’hui. Plutôt un lent suicide, ne rien vouloir de grand, de noble, d’exaltant, rester dans le ressentiment et la jérémiade, sans affirmation de valeurs fortes, sans vivre des choses fortes, c’est-à-dire la vie vécue comme une mort lente. Ou alors, le suicide immédiat, à répétition, comme à France Télécom, ou alors le kamikaze qui se fait exploser quelque part au Pakistan ou ailleurs. Choc des civilisations, choc des religions, dit-on aujourd’hui. Choc des incultures, faudrait-il dire… Il ne s’agit pas de faire de l’apocalypse bon marché, ou du déclinisme, le diagnostic comporte toujours, dans sa radicalité négative, une contre-proposition. D’où l’actualité de Nietzsche encore. Je vous fais mon diagnostic, je vous montre l’esprit de vengeance, le ressentiment, la volonté de vide, et puis je vous parle du surhomme et de l’éternel retour…
De supposer un éternel retour de nos actes, c’est aussi se demander : Que faites-vous de votre vie ?
C’est la grande question. Que faites-vous de votre vie, de votre corps ? Et c’est là où les dernières années de Nietzsche apparaissent vraiment extraordinaires. Tout se passe en cinq ans, 1883-1888, comme j’ai essayé de le montrer dans Une vie divine. Qu’est-ce qui se passe ? Il marche quatre, cinq heures par jour, se nourrit frugalement, habite dans une petite pension de famille, il est obligé d’écouter tous les jours les conneries de ses voisins, donc il se retire dans sa chambre. Il écrit tout le temps. Et puis il envoie les manuscrits à son éditeur, va à la poste, reçoit les épreuves, les corrige, les renvoie. Tout ça, dans une indifférence quasiment totale. Il publie. Personne ne répond. Il annonce des choses extraordinaires. Tout le monde s’en fout. Cela rappelle la fin de vie de Mozart. Une fécondité impressionnante, dans un dénuement terrible. C’est l’époque où il compose Le Mariage de Figaro, Cosi fan tutte, Don Juan, La Flûte enchantée, Titus… Cosi est un opéra flamboyant et joyeux, j’allais dire nietzschéen. Pourtant, au même moment, Mozart est criblé de dettes, il emprunte à son épicier, il est très malade. Comme Nietzsche. Et pourtant, ils écrivent des chefs-d’œuvre admirables. Nietzsche loue la lumière du Sud, Venise. À la fin, il a des formules tout à fait étonnantes, il se demande s’il n’aimerait pas les petites femmes de Paris (où il n’est jamais allé), il conserve un esprit de fête, il loue la Vie et Dionysos, le dieu dansant, sans parler de son ironie mordante, sa défense du goût et cette gaieté. Il écrit : Reste avec nous, ne nous abandonne pas, frivolité.
Une vision très noire de Nietzsche a longtemps circulé, comme s’il n’avait pas été le philosophe du dionysiaque…
L’actualité de Nietzsche, ce sont aussi toutes les récupérations falsificatrices de son œuvre. Sa sœur, les nazis, Hitler, les fascistes italiens, ou encore les fatwas communistes dénonçant un idéologue de la force. C’est à se demander : Mais l’ont-ils lu? Où est passé le texte ? C’est la grande question. Qui sait encore lire ? N’importe quel psychanalyste vous dira qu’aujourd’hui la plainte la plus entendue sur le divan, c’est : Je n’arrive pas à lire plus de vingt ou trente lignes… Et même celles-là, je les oublie. C’est pareil pour les récupérations de gauche, le fameux nietzschéisme de gauche, alors que ces deux mots se dissolvent dès qu’ils sont prononcés.
Nietzsche fait une critique acérée de certaines idées de gauche, comme l’égalitarisme et le socialisme d’État…
À son époque, celle de la Première Internationale, du Manifeste du parti communiste, de Marx et de Bakounine, le socialisme se développe, devient autoritaire, et, pour Nietzsche, il s’agit de la continuation du rousseauisme. Lui aime Voltaire, pas Rousseau. Il faut regarder de près… Voltaire est détesté par la droite puisqu’il n’est pas dévot, il n’est pas aimé par la gauche parce qu’il est mort riche. Bref, Voltaire est haï partout, comme Nietzsche. Ce n’est pas un hasard si Nietzsche écrit : Voltaire, l’homme le plus intelligent avant moi ! C’est dit avec humour, bien sûr, mais il le pense. Il voit en lui la noblesse d’esprit dont nous parlions, une noblesse ouverte à tous, pour qui veut, qui n’a rien à voir avec l’égalitarisme de Rousseau et du contrat social… D’ailleurs, Nietzsche ne propose pas un programme politique et social, il ne bâtit pas un système de pensée, une idéologie, il n’offre pas une vision pour des croyants divers. Il vous donne tout ce qu’il faut pour aller à contre-courant de ce qui est seriné à chaque instant. Est-ce qu’il est élitiste ? (gros soupir) Stendhal, qui parle des rares gens heureux, est-il élitiste? Songe, lecteur bénévole, à ne pas haïr et à ne pas avoir peur… écrit-il dans sa préface à Lucien Leuwen. Lecteur bénévole … Personne ne vous oblige à découvrir le bonheur de lire. Nietzsche est-il élitiste ? Pour commencer, il déteste ceux qui lui font la morale…
La moraline, dit-il…
Il critique sans arrêt la moraline. Je sais de quoi je parle. On me verse au moins trois verres de moraline par jour. Sans que les gens en soient forcément conscients. C’est instinctif, une seconde nature. Tout est jaugé, jugé, apprécié, en fonction de la morale, la faiblesse de la cervelle comme dit Rimbaud magnifiquement. C’est-à-dire, aussi, l’hypocrisie même. Car nous possédons un corps, il y a de la jouissance, c’est cela que rappelle Nietzsche constamment, la morale restreint le corps, la morale parle du corps, la morale se déguise… Son livre Par-delà bien et mal a toujours été mal interprété. Cela ne veut pas dire que le bien est négligeable, ou qu’il veut faire du mal un bien. Cela signifie qu’il existe une position philosophique évitant d’être sans cesse dans un type d’évaluation morale, moralisante, ou calculatrice … Vous connaissez l’expression qui revient sans cesse aujourd’hui : On va vous évaluer. La rentabilité a envahi la morale, elle devient la nouvelle morale. L’évaluation technique du profit, du résultat, se fait toujours au nom de la morale, maintenant. Je vais vous dire le chiffre juste, le bon résultat chiffré, c’est-à-dire le bien. Or, comme le montre Nietzsche, il existe d’autres critères pour réfléchir au bien et au mal, au-delà de cette morale étouffante.
Après le diagnostic, Nietzsche propose quelques remèdes malgré tout…
Dans L’Antéchrist, un texte extraordinaire, quand il proclame la fin du christianisme et notre entrée dans l’ère du Salut, il nous annonce la guérison. Nous avons enfin trouvé l’issue, dit-il, exalté, après deux milliers d’années. Nous sortons enfin de ce labyrinthe de l’ère chrétienne, du protestantisme et de sa haine de la vie. C’est, pour Nietzsche, une espèce d’illumination, il n’y a pas d’autre mot. Voici l’ère du Salut. Maintenant, là, tout de suite, dans le corps, dans ce très bizarre corps habité par le langage comme Mozart par la musique, d’une façon très difficile à imaginer. Ce corps pris de cette frénésie de marche et d’écriture. Ce corps saisi d’une créativité absolument invraisemblable, dans le vide, solitaire. Essayez de marcher cinq heures par jour et d’écrire en trois semaines Ainsi parlait Zarathoustra… Alors, il vous parle du surhomme, il n’entend pas une quelconque race supérieure bien sûr, il veut dire l’homme échappé du nihilisme, l’homme redevenu créateur, joyeux, qui a fait sien le vers de Hölderlin, peut-être son poète préféré : Là où croît le péril, croit aussi ce qui sauve. Et aussi : Qui pense le plus profond, aime le plus vivant. […] C’est l’éternelle vitalité qui importe, et non pas la vie éternelle.
Philippe Sollers. Le Monde Hors série Friedrich Nietzsche 2011
Avec Nietzsche apparaît pour la première fois sur les mers de la philosophie allemande le pavillon noir du corsaire et du pirate : un homme d’une autre espèce, d’une autre race, une nouvelle sorte d’héroïsme, une philosophie qui ne se présente plus sous la robe des professeurs et des savants, mais cuirassée et armée pour la lutte. Les autres avant lui, également hardis et héroïques navigateurs de l’esprit, avaient découvert des continents et des empires ; mais c’était en quelque sorte dans une intention civilisatrice et utilitaire, afin de les conquérir pour l’humanité, afin de compléter la carte philosophique en pénétrant plus avant dans la terra incognita de la pensée. Ils plantent le drapeau de Dieu ou de l’esprit sur les terres nouvelles qu’ils ont conquises, ils construisent des villes, des temples et de nouvelles rues dans la nouveauté de l’inconnu et derrière eux viennent les gouverneurs et administrateurs, pour labourer le terrain acquis et pour en tirer une moisson, les commentateurs et les professeurs, les hommes de la culture. Mais le sens dernier de leurs fatigues est toujours le repos, la paix et la stabilité : ils veulent augmenter les possessions du monde, propager des normes et des lois, c’est-à-dire un ordre supérieur. Nietzsche, au contraire, fait irruption dans la philosophie allemande comme les flibustiers à la fin du XVI° siècle faisaient leur apparition dans l’empire espagnol – un essaim de Desperados sauvages, téméraires, sans frein, sans nation, sans souverain, sans roi, sans drapeau, sans domicile ni foyer. Comme eux, il ne conquiert rien pour lui ni pour personne après lui, ni pour un Dieu, ni pour un roi, ni pour une foi ; il lutte pour la joie de la lutte, car il ne veut rien posséder, rien gagner, rien acquérir. Il ne conclut pas de traité et ne bâtit pas de maison ; il dédaigne les lois de la guerre établies par les philosophes et il ne cherche pas de disciples ; lui, le passionné trouble-fête de tout repos brun, de tout établissement confortable, désire uniquement piller, détruire l’ordre de la propriété, la paix assurée et jouisseuse des hommes ; il ne veut que propager par le fer et le feu cette vivacité de l’esprit toujours en éveil qui lui est aussi précieuse que le sommeil morne et terne l’est aux amis de la paix. Il surgit audacieusement, renverse les forteresses de la morale, les barrières de la loi ; nulle part il ne fait quartier à personne ; aucune excommunication venue de l’Église ou de la Couronne ne l’arrête. Derrière lui, comme après l’incursion des flibustiers, on trouve des églises violées, des sanctuaires millénaires profanés, des autels écroulés, des sentiments insultés, des convictions assassinées, des bercails moraux mis à sac, un horizon d’incendie, un monstrueux fanal de hardiesse et de force. Mais il ne se retourne jamais pour jouir de ses triomphes : l’inconnu, ce qui n’a jamais été encore ni conquis, ni exploré, est sa zone infinie ; son unique plaisir, c’est d’exercer sa force, de troubler les endormis. N’appartenant à aucune croyance, n’ayant prêté serment à aucun pays, ayant à son mât renversé le drapeau noir de l’amoraliste et devant lui l’inconnu sacré, l’éternelle incertitude dont il se sent démoniaquement le frère, il appareille continuellement pour de nouvelles et périlleuses traversées. Le glaive au poing, le tonneau de poudre à ses pieds, il éloigne son navire du rivage et, solitaire dans tous les dangers, il se chante à lui-même, pour se glorifier, son magnifique chant de pirate, son chant de la flamme, son chant du destin : Oui, je sais d’où je viens ; Irrassasié comme la flamme. Je brûle et je me consume ; Tout ce que je touche devient lumière ; Et tout ce que je laisse devient charbon. À coup sûr, je suis flamme…
Stefan Zweig. Le combat avec le démon. Belfond 1983
10 12 1868
Un feu de signalisation apparaît à Londres, à l’angle de Bridge Street et de Palace Yard : c’est une lanterne à gaz pivotante aux couleurs rouge et verte qui nécessite la présence d’un agent de police pour le manœuvrer. Mais ce dernier sera grièvement blessé le 2 janvier 1869 et il aura donc eu à peu près la durée d’un feu de paille.
1868
Première course cycliste sur 1 200 mètres, dans le parc de St Cloud. Leclanché crée une pile zinc/carbone. La mer recouvre entièrement l’île de Sein, et les côtes péruviennes sont frappées par un séisme de magnitude 9, faisant des milliers de morts. On en ressentira les effets jusque sur les côtes d’Hawaï. Inondations ravageuses en Italie : on compte 40 000 morts. Carlos Manuel de Cespedes, chef de l’armée mambie, – ou indépendantiste -, libère les esclaves de Cuba et proclame son indépendance : c’est le début d’une guerre de 10 ans [4]. Dissolution de la section française de l’Internationale Ouvrière. Première femme médecin. Création d’une Caisse pour les accidents du travail. Création de l’École Pratique des Hautes Études.
Henri Rochefort, dans le premier numéro de son journal La Lanterne, s’amuse : La France, dit l’Almanach Impérial, contient 36 millions de sujets … sans compter les sujets de mécontentement.
Découverte de l’homme de Cro-Magnon – c’est le nom d’un écart de la commune des Eyzies, en Dordogne – : il a 35 000 ans, et non pas de 200 000 à 300 000 comme le dit la chanson qui lui est consacrée.
Cinq ans auparavant, en 1863, a été ouverte la ligne de chemin de fer Périgueux-Agen. Comme la gare de Tayac est un peu excentrée, on aménage une route pour y accéder. Les ouvriers vont taper dans un talus pour y emprunter de la terre et y trouvent beaucoup de choses… Des bouts d’os, des silex taillés et des crânes humains. Grâce au télégraphe, la nouvelle arrive vite à Paris et, en avril, le géologue Louis Lartet (1840-1899) est mandaté par le ministre de l’instruction publique, Victor Duruy, pour enquêter et finir d’explorer cet abri de 17 mètres de large sur 6 de profondeur, jusque-là caché sous des éboulis, au lieu-dit Cro-Magnon.
Roland Nespoulet, Muséum national d’histoire naturelle
En Europe de l’Ouest, on imagine encore que Dieu a posé son doigt et créé l’homme à son image. La question est plus de savoir de quand date l’humanité : sa naissance est-elle conforme au calendrier biblique ou y a-t-il eu des humains bien avant ? Avec les fossiles des espèces animales disparues, certains estiment que le temps est probablement plus long que ce que l’on pensait. Il y a eu une première alerte en 1856 avec la découverte d’os et du haut d’un curieux crâne sur le site allemand de Neandertal mais, il n’a pas du tout été accepté comme une pièce fossile. À l’époque, on n’a aucune des méthodes précises de datation d’aujourd’hui. Ce sont les prémices de la paléontologie, de la remontée dans le temps.
[…] Les humains de cette époque ont peu ou pas contribué au patrimoine génétique des humains actuels. On a pu penser qu’Homo sapiens était sorti d’Afrique une seule fois pour se dispatcher partout, mais toutes les données montrent que c’est faux. Il y a probablement eu d’autres expansions hors d’Afrique, il y a 20 000 à 25 000 ans. Les ancêtres les plus proches des populations européennes actuelles venaient d’Asie continentale.
Antoine Balzeau, Muséum national d’histoire naturelle
Les humains de Cro-Magnon ressemblaient à des individus costauds. Ils avaient une stature plus élevée que les humains actuels, avec une taille d’au moins 1,80 mètre pour les hommes, et ils étaient beaucoup plus robustes. Les crânes étaient à l’avenant et les cerveaux aussi, d’un volume de 1 500 centimètres cubes. Actuellement, nous vivons un phénomène de gracilisation générale du squelette, ce qui entraîne des cerveaux plus petits.
Dominique Grimaud-Hervé, Muséum national d’histoire naturelle
Il y a 19 000 ans, la Terre a passé le pic du froid. Au cours des millénaires qui ont suivi, le climat, qui a une influence sur la taille, s’est rapidement réchauffé. De plus, nous sommes passés à des économies de production et à l’agriculture, ce qui a modifié notre régime alimentaire. Quant à la baisse de la taille du cerveau, elle n’est pas uniquement liée à la diminution corporelle. Il y a probablement aussi une histoire de structure interne et de câblage. Avoir un cerveau tout aussi efficace mais moins gros, c’est intéressant parce que c’est un organe qui coûte cher, notamment en énergie.
[…] dans la tête des gens du XIX° et du début du XX° siècle, l’Europe était le centre du monde. Qu’Homo sapiens soit extra-européen et africain, comme nous le savons aujourd’hui, n’était pas du tout dans le logiciel. On va donc reconnaître dans Cro-Magnon l’origine des Européens actuels, tout comme on reconnaîtra dans l’homme de Chancelade l’ancêtre des Esquimaux et dans l’homme de Grimaldi celui des Africains… L’origine du monde tenait dans le sud de la France !
Jean-Jacques Hublin, Collège de France
Ces ossements montrent d’incontestables caractères de supériorité, qu’on est habitué à ne rencontrer que chez les races civilisées. D’un autre côté, la grande largeur de la face, le prognathisme alvéolaire, l’étendue et la rudesse des surfaces d’insertion des muscles (…) feraient naître immédiatement l’idée d’une race violente et brutale, quand même nous ne saurions pas que la femme a été tuée d’un coup de hache, et que le fémur du vieillard porte les traces d’une ancienne et grave blessure.
Paul Broca, 21 mai 1868. (En ces tout débuts de la paléontologie, on ne pensait qu’à classifier en fonction des races. )
Averse de météorites sur Pultusk, en Pologne : il devait y en avoir environ 100 000 morceaux ; on en récoltera 218 kg de pierres. Les pluies de météorites sont dues à l’explosion d’une météorite sous l’effet de l’onde de choc qui se forme à l’avant. Une météorite est appelée simplement étoile filante à cause de la traînée lumineuse provoquée par l’échauffement de la météorite et l’ionisation en conséquence de l’atmosphère environnante.
Doudart de Lagrée et Francis Garnier, parvenus au Yunnan, constatent que c’est par le fleuve Rouge que peut être drainé vers la Cochinchine le commerce de la Chine du sud. Doudart de Lagrée va mourir de maladie avant la fin de l’année et Francis Garnier prendra le commandement de l’expédition. On ne résiste pas à citer un compliment s’il vient d’un anglais : Une aire considérable où jamais un Blanc n’avait mis le pied avait été soigneusement examinée, la Chine atteinte en venant du sud, une bonne partie du Yunnan explorée et relevée pour la première fois, et finalement, Ta-li-fou visitée dans les circonstances les plus difficiles. Outre cela, il avait été rassemblé sur les pays traversés une masse d’informations d’ordre non seulement géographique, mais encore social, commercial et politique. Des faits relatifs à l’histoire et aux difficiles problèmes ethnologiques de cette partie de l’Asie avaient été notés. Finalement le tout s’est trouvé incorporé par Francis Garnier dans sa très complète publication officielle.
Sir Hugh Clifford
Napoléon III aurait voulu prendre rendez-vous avec l’Histoire : il jette sur le papier le plan d’un livre qu’il n’aura pas le temps d’écrire : C’est l’histoire d’un Français, M. Benoît, parti en 1847 pour l’Amérique. M. Benoît a parcouru le nouveau continent depuis l’Hudson jusqu’au Mississippi. De temps en temps, il a reçu quelques informations, plutôt malintentionnées, sur la situation de la France. Voulant se rendre compte par lui-même de la réalité des choses, il décide un beau jour de revenir au pays et débarque à Brest. Que voit-il ? Que ressent-il devant toutes ces transformations dont il n’avait pas entendu parler outre-Atlantique ?
Louis Napoléon ébauche ainsi lui-même la description de l’œuvre accomplie sous son règne. Il en écrit seulement les têtes de chapitre, les événements et la mort ne lui ayant pas laissé le temps de rédiger le reste. Tel quel, ce simple plan a l’allure d’un testament politique.
Découvrons l’énumération à laquelle il procède ; on comprend bien ce dont il fut le plus fier. Suivons donc M. Benoît :
Pour tout autre que Louis Napoléon la présentation d’un tel bilan suffirait à assurer la renommée et la gloire. Mais s’agissant de lui , il n’en est malheureusement rien.
On ne s’en étonnera plus. Tout le monde connaît, car on en parle sans cesse, les libertés qu’il limita ; tout le monde oublie, car on omet souvent de le rapporter, qu’elles furent, le moment venu, rendues au peuple et notablement amplifiées. En 1870, au chapitre des droits fondamentaux, individuels et collectifs, il n’y a pas lieu d’écrire que la France a été délivrée d’un tortionnaire. On le vérifiera encore.
En tout cas, les progrès accomplis dans le domaine des droits sociaux sont indiscutables : droit de grève, droit de réunion, liberté syndicale de fait, abolition de dispositions anti-ouvrières dont nul ne s’était vraiment soucié jusque là. L’esquisse d’une protection sociale a été dessinée, ou du moins sa nécessité reconnue. L’enseignement public a été amélioré et étendu. Surtout, la France s’est profondément et durablement modernisée.
Une décision impulsion a été donnée par Louis Napoléon à la France. Il l’a faite changer de siècle. Aujourd’hui encore, nous vivons dans un cadre qu’il a conçu, voulu et crée et qu’il nous a légué.
Peu de chefs d’État dans l’Histoire ont laissé un tel héritage. Rarement, jamais sans doute, la France n’aura fait autant de progrès en aussi peu de temps.
Quand on mesure la puissance de notre pays en 1870, on enrage vraiment à la pensée de la défaite. Sedan est un scandale. Car la France n’est pas battue sur ce qu’elle est, c’est-à-dire un pays autrement plus avancé, autrement plus riche que la Prusse. Mais comme on va le voir, la nation s’est refusé à utiliser les moyens de le prouver sur le champ de bataille.
Tout à l’enthousiasme – et aux délices – du progrès, elle ne va pas se donner l’armée dont elle a besoin. Lancée dans les réalités nouvelles, elle en a oublié d’autres, hélas incontournables Et paradoxalement, la France aura été victime de la liberté que lui a rendu Louis Napoléon.
Philippe Seguin. Louis Napoléon le Grand. Grasset 1990
Les glacières de Sylans forment aujourd’hui un site à l’atmosphère presque romantique : au bord d’un charmant petit lac du Haut-Bugey, dans l’Ain, plusieurs grands bâtiments en ruines, en partie recouverts par la végétation, sont nichés sans tapage au pied d’un relief abrupt. Elles sont situées entre Nantua et Bellegarde-sur-Valserine, près de la sortie d’autoroute Sylans de l’A 40. […] Clou de ce spectacle discret : une véritable cathédrale industrielle de près de 150 mètres de longueur, un peu inattendue dans une région connue pour ses montagnes calmes et ses forêts épaisses, éloignée des grandes agglomérations.
Pour comprendre la présence de cet ensemble, il faut s’intéresser à l’ambition étonnante d’un entrepreneur du XIX° siècle, Joachim Moinat. Alors qu’il mène, sous le Second Empire, une carrière de tenancier de café, une idée se précise dans son esprit : et s’il produisait localement la glace utilisée pour rafraîchir ses boissons – et celles de bien d’autres établissements ? Le lac de Sylans, à seulement quelques kilomètres de son enseigne de Nantua, offre d’excellentes conditions pour concrétiser ce rêve : des eaux pures, assez peu profondes et fréquemment soumises à des hivers rigoureux, l’existence d’une gare pas trop éloignée pour transporter la future production et une main d’œuvre rurale en quête de rémunérations complémentaires une fois les travaux des champs terminés.
C’est décidé : à la fin des années 1860, Joachim se lance ! Un premier bâtiment en bois est construit et l’activité – d’abord à une échelle artisanale – se développe en quelques années. Des extensions supplémentaires du réseau de chemin de fer, alors en pleine explosion, favorisent encore l’expansion du site : la production est bientôt exportée à longue distance, y compris jusqu’en Algérie, où l’on peut déguster ses breuvages agrémentés d’un peu de fraîcheur jurassienne. Au XIX° siècle, grâce à des conditions bien plus rapides de transport, permettant de limiter la fonte, il était devenu possible d’acheminer de la glace très loin, explique Nicole Collet, auteur d’un ouvrage sur le site de Sylans. Par exemple, sur dix tonnes envoyées vers Paris, environ huit arrivaient à destination – la perte étant à la charge de l’acheteur.
Sauf lorsque les hivers sont trop chauds, quelque 300 personnes sont recrutées chaque année aux glacières de Sylans. Le travail y est pour le moins ardu : Sous des températures oscillant souvent entre -20 et 0°C, il fallait d’abord enlever la neige sur la surface glacée du lac. L’épaisseur de cette banquise devait être d’au moins 15 cm pour supporter le poids d’un cheval, nécessaire afin de tracter une charrue spéciale, détaille Nicole Collet. Un damier était ainsi tracé et l’on retirait des bandes de glace, ensuite transportées pour être stockées dans les bâtiments des glacières, à l’aide de grandes rampes et, plus tard, de dragues. C’était très physique et les services des employés s’étendaient sur douze heures – avec seulement une vraie pause d’une heure pour un repas. Ils étaient parfois surnommés les Sibériens.
En 1884, Joachim Moinat vend son entreprise à la Société des glacières de Paris – dès lors, il ne travaille plus longtemps à Sylans et meurt, à 60 ans, à l’aube des années 1890. Le site, maintenant plus industriel qu’artisanal, connaît encore des améliorations et des extensions. Une main d’œuvre un peu moins importante, en revanche, est nécessaire.
La fin de la Belle Époque marque un bouleversement : l’exploitation de la glace naturelle devient moins pertinente. Grâce à de nouvelles techniques et à la diffusion progressive de l’alimentation électrique, la production de glace artificielle, nettement moins chère, prend le dessus. Les glacières de Sylans vivent leurs dernières récoltes au tournant de la Première Guerre mondiale – des hivers trop chauds puis le départ des hommes au combat assènent les derniers coups à une activité de toute façon condamnée.
Dès lors, la Société des glacières de Paris délaisse le site, dont la propriété passe aux communes locales, puis à un investisseur privé. La création d’un hôtel de bord de lac est un temps envisagée, mais jamais concrétisée. Pendant plusieurs décennies, les fiers bâtiments industriels, soumis aux aléas du climat et à des pillages de matériaux, se transforment en ruines. Ce n’est qu’assez récemment que les glacières de Sylans ont de nouveau intéressé, raconte encore Nicole Collet, qui a beaucoup contribué à attirer l’attention sur ce lieu à l’abandon, en partie gagné par la forêt. Des acteurs publics ont décidé d’agir : ils s’en sont portés acquéreurs et ont travaillé à le remettre en valeur. C’était important, je crois, car c’est, semble-t-il, un vestige unique en Europe. Il témoigne d’une activité qui n’aura existé qu’environ un demi-siècle, mais qui correspond à la vision d’un homme, Joachim Moinat, et nous dit beaucoup du développement de l’industrie au XIX° siècle. Je serais très heureuse que des chercheurs s’intéressent à leur tour aux glacières de Sylans !
Pierre-Louis Lensel, Historia, 14 août 2024
1 01 1869
Premier numéro du Journal Officiel.
6 03 1869
Mendeleïev présente devant la Société chimique russe la classification périodique des éléments : tableau de tous les corps simples en fonction de l’ordre croissant des poids atomiques.
03 1869
Mort de Lamartine, né en 1790, et de Sainte Beuve, né en 1804.
On l’a échappé belle, car le lascar – Lamartine, pas Sainte Beuve – ne fût pas très loin de se croire immortel et, quelques 20 ans plus tôt, n’avait pas eu besoin de paillettes, de télévision, de César ni de Goncourt pour gonfler son Ego : Il est évident que Dieu a son idée sur moi, car je suis un vrai miracle à mes yeux. Je ne puis pas comprendre, autrement que par un souffle de Dieu, l’inconcevable popularité dont je jouis ici.
*****
Je ne sais si j’ai rencontré, dans ce monde d’ambitions égoïstes au milieu duquel j’ai vécu, un esprit plus vide de la pensée du bien public que celui de Lamartine. J’y ai vu une foule d’hommes troubler le pays pour se grandir : c’est la perversité courante ; mais il est le seul, je crois, qui m’ait semblé toujours prêt à bouleverser le monde pour se distraire.
[…] Je n’ai jamais connu non plus d’esprit moins sincère, ni qui eût un mépris plus complet pour la vérité. Quand je dis qu’il la méprisait, je me trompe ; il ne l’honorait point assez pour s’occuper d’elle d’aucune manière. En parlant ou en écrivant, il sort du vrai et y rentre sans y prendre garde ; uniquement préoccupé d’un certain effet qu’il veut produire à ce moment-là…
Tocqueville. Souvenirs.
10 05 1869
Jonction des deux tronçons de la ligne de chemin de fer est-ouest des États-Unis, à Promontory Point, sur la rive nord du lac Salé dans l’Utah. Le chantier avait commencé lentement en 1864, mais en 1867, une grosse prime avait été promise par le gouvernement à l’entreprise la plus efficace et à la lenteur avait succédé une course de vitesse que remporta, sur le fil, l’Union Pacific. La Central Pacific était partie de l’ouest, à Sacramento et l’Union Pacific de l’est, à Omaha, sur le Missouri dans le Nebraska, toutes deux avec des millions $ d’aides gouvernementales, des millions d’hectares de terres attribuées à grands renforts de pots de vin habilement distribués à Washington, et pour ouvriers des vétérans de la guerre de Sécession, des immigrés irlandais, des coolies chinois, posant jusqu’à huit kilomètres de voies par jour, succombant souvent aux rigueurs climatiques quand ce n’était dans les combats contre les Indiens où, dit-on, le crime et la vertu marchaient la tête haute.
Ce n’est pas seulement l’ajout d’un épisode pittoresque à l’histoire américaine ou un chapitre curieux à l’histoire des transports au XIX° siècle : c’est une date de la croissance politique des États-Unis. Désormais l’obstacle des Rocheuses est surmonté, le désert traversé, la distance annulée, les deux océans reliés. L’achèvement du premier transcontinental, bientôt suivi de plusieurs autres [Northern Pacific, Great Northern Pacific, pour le nord, Texas and Pacific, Atchinson, Topeka and Santa Fe pour le sud], symbolise et garantit l’unité politique et matérielle du continent.
René Rémond. Histoire Universelle. La Pléiade. 1986
En 1862, le gouvernement concéda à l’Union Pacific Railroad, outre un droit de passage de plus de mille miles de long sur le domaine public, la moitié des terres sur une bande de dix miles de large de chaque côté de la voie ferrée qu’ils promettaient d’installer. La compagnie de chemin de fer pouvait disposer à sa guise de ces parcelle de prairie, de forêt et de montagne. La ligne allait de Omaha jusqu’à Promontory Point dans l’Utah où elle finissait par rejoindre les voies ferrée de la Central Pacific gérée par Huntington. De nombreuses sociétés de chemin de fer obtinrent les mêmes avantages. En ce qui concerne l’Union Pacific, cela revenait à bénéficier de 258 hectares de terrain à vendre pour chaque mile de voie ferrée. Le pays était divisé en sections de 640 acres chacune. Le gouvernement conservait les sections à chiffre pair et celles à chiffre impair revenaient aux compagnies ferroviaires. Il en est résulté ce tristement célèbre quadrillage du pays qui, de nous jours encore défigure les cartes de l’Ouest. L’Union Pacific traversait les centre du Wyoming, coupant en deux la grande horde des bisons. Les éleveurs qui achetèrent des sections aux compagnies ferroviaires contrôlaient de facto les terres fédérales ou des États coincés entre leurs lots de terre ou les jouxtant. Par ailleurs les acheteurs clôturaient souvent de manière illégale les domaines publics. cela est encore vrai de nos jours. Les chasseurs, les randonneurs, les photographes, les ornithologues et les historiens désireux d’accéder à des lieux publics risquent de se heurter à des barrières, des clôtures de fil barbelé et des panneaux interdisant le passage. Les gouvernements fédéraux et des États ne semblent pas à même de permettre l’accès à la totalité du territoire public.
En 1862, le gouvernement possédait encore les droits d’exploitation minière sur les sections appartenant aux compagnies de chemin de fer. Pourtant, deux ans plus tard, il décida d’accorder à ces dernières 20 miles de terrain de part et d’autre de la voie ferrée et de leur concéder ces droits dans la foulée. L’Union Pacific ne pouvait que s’en réjouir, qui avait découvert de grands gisements de charbon dans l’arrière-pays du Wyoming. L’Union Pacific fit venir des mineurs et autour des mines surgirent les villes de Carbon, Hanna, Superior et Rock Springs. Le gouvernement céda certaines des sections qu’il avait conservées aux Territoires et aux États pour les aider à financer leurs universités.
À cette époque, la terre n’avait pas grande valeur. Les sections du territoires des Wyoming avaient du mal à trouver acheteur à cause des vents violents et des Indiens hostiles. Les compagnies ferroviaires, toujours en quête de profits, hypothéquèrent les terrains et c’est ainsi que de nos jours les bons émis à cet effet sont très prisés des collectionneurs.
Annie Proulx. Bird Cloud. Grasset 2012
24 05 1869
John Wesley Powell, partiellement aidé par quelques institutions scientifiques, s’embarque pour la découverte du Grand Canyon du Colorado, depuis la Green River. Ils découvrent des peintures rupestres, des poteries, preuves d’une présence indienne antérieure à l’arrivée des conquistadors, et des champs de melons et de maïs, preuves de la présence des indiens Paiutes et des Havasupai… ils rencontrent même des Mormons…
07 1869
Premier câble sous-marin transatlantique entre Brest et Saint Pierre et Miquelon. Il continuera sur les États-Unis.
7 08 1869
Le lyonnais Thévenon gagne une course de vélo à Carpentras, mais on le déclasse car il a des roues entourées de caoutchouc : c’est Pierre Michaux qui en a eu l’idée, ce qui ne l’empêchera pas de mourir dans la misère. Au salon de vélocipède de Paris est proposé un prototype de transmission par dérailleur, mais il va rester prototype de très longues années : le goût du progrès technique de ces débuts de l’industrialisation ne semble pas avoir pénétré alors le monde du vélocipède.
28 09 1869
Le papetier Aristide Bergès [5] réalise la première conduite forcée, sur le flanc est du Grésivaudan, dans la combe de Lancey, pour produire de l’électricité, à l’aide d’une turbine. 13 ans plus tard, la technique s’améliorera grandement en reliant une chute de 500 m. non pas à une machine, mais à une dynamo : la houille blanche était née. Avec elle, l’énergie peut-être transmise à de grandes distances, et utilisée avec une souplesse jamais atteinte. Certes, cela ne se fera pas en un jour : il faudra régler le délicat problème des pertes en ligne, ce qui ne se fera qu’avec l’invention des transformateurs statiques dans les années 1880.
7 10 1869
La troupe tire sur les grévistes à Aubin, près de Decazeville : 14 morts.
16 10 1869
Bennet, patron du New-York Herald, envoie un télégramme à Stanley : Draw a thousand pounds now, and when you have gone through that, draw another thousand, and when that is spent, draw another thousand . . . and so on ; but find Livingstone ! Livingstone, à la recherche des sources du Nil, était porté disparu depuis 1866. Stanley prit le temps de rédiger des papiers sur l’ouverture du canal de Suez, sur des fouilles à Jérusalem, Istanbul et ce n’est qu’en janvier 1871 qu’il quittera Zanzibar pour partir à la recherche de Livingstone, suivi de 190 porteurs africains et de deux Anglais.
17 11 1869
L’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, apparentée à la famille de Ferdinand de Lesseps, inaugure le canal de Suez, à bord du navire voile-vapeur impérial L’Aigle. À ses côtés, pour l’Égypte, c’est le khédive Ismaïl – cousin et successeur de Saïd Pacha, mort en 1863. Il a même fait construire au Caire à sa seule attention le palais de Geriza, dans le plus pur style européen. Il a commandé à Giuseppe Verdi Aïda, une histoire pharaonique, mais qui ne sera pas prêt à temps ; au lieu de quoi on donnera Rigoletto. C’est la gloire de l’Industrie et des Affaires éclairant le monde.
C’est Henry Morton Stanley, journaliste au New York Herald Tribune, qui en fait le reportage. 150 ans plus tard, Florence Evin, dans le Monde du 26 avril 2018, donnera un compte-rendu de l’exposition que lui consacrera l’IMA – Institut du Monde Arabe – : Les pavillons enguirlandés sont représentés face à la saignée bleue du canal dans le désert, où un dîner et un bal pour 5 000 personnes complètent les festivités. Le cortège naval en grand apparat des têtes couronnées qui défilent sur le canal est monté en diaporama des marines à l’aquarelle d’Edouard Riou. Les portraits de l’impératrice Eugénie de Montijo, cousine de Ferdinand de Lesseps, et de Napoléon III, son époux, ou encore de François-Joseph, l’empereur d’Autriche, nourrissent la scénographie de Clémence Farrell. La voix de Frédéric Mitterrand commente la cérémonie, sur un texte de Claude Mollard, co-commissaire de l’exposition avec Gilles Gauthier, ancien consul de France à Alexandrie.
Sur la dunette, Eugénie agite son mouchoir, les chapeaux volent, on s’embrasse. Des ingénieurs, des ministres pleurent comme des enfants. La moitié du canal a été franchie en huit heures et demie.
Claude Solé
Mélange fantastique du superflu et des somptuosités avec le dénuement.
Eugène Fromentin, peintre
Cette débauche de luxe tranche avec l’enfer du quotidien des ouvriers sur le chantier du canal. D’Ali Badrakhan, l’extrait du film Chafika et Metwalli (1978) raconte, en boucle, la corvée des paysans enrôlés de force. L’Égypte s’est engagée à fournir la main-d’œuvre pour creuser le canal, au moyen de pioches, pelles et paniers en paille. Le chantier sera arrêté en 1862. Il reprendra avec l’arrivée des dragueuses à vapeur, dont un modèle à déversoir est exposé. Un remarquable plan-relief de 1878, en bois, plâtre, poudre de soie, métal, textile et pierre, de huit mètres de long, donne une idée de l’ampleur des travaux réalisés.
Sur quatre mille ans se succèdent les heurs et malheurs d’un ouvrage destiné à unir les deux mers : depuis le premier canal du pharaon Sésostris III (XIX° siècle av. J.C.) relié au Nil jusqu’au doublement de l’ouvrage de Lesseps, en 2015, avec un premier tronçon de trente-cinq kilomètres qui permet aux porte-conteneurs de circuler dans les deux sens. La période moderne est enrichie de photos, cartes, plans, peintures, films d’époque colorés, modèles réduits et manuscrits.
En 1956, à Alexandrie, Gamal Abdel Nasser, le chef de l’État, annonce en riant la nationalisation du canal et toute l’Égypte a ri avec lui ! résume Gilles Gauthier. Un discours devant une foule en liesse à suivre dans l’exposition. Les années de guerre de 1967 et 1973 sont brièvement évoquées. Le canal est un lien stratégique qui électrise les convoitises.
Aujourd’hui, à l’est du Nil, l’Egypte s’urbanise pour désengorger Le Caire, où vivent 20 millions d’habitants. Des villes ont poussé dans le désert. La Nouvelle Capitale administrative – c’est son nom – se construit. Elle sera dominée par vingt tours de 400 mètres financées par la Chine. Faire décoller le pays avec la planification de grands travaux, telle est la politique de l’Égypte, constate M. Gauthier. Le canal de Suez est une des principales ressources du pays. Restera-t-il la seule voie directe vers l’Asie, si le pôle Nord s’ouvre à la navigation ? Un défi à venir.
Invité par Ferdinand de Lesseps, Thomas Cook obtiendra en 1870 le monopole du transport des voyageurs sur le Nil ; ses croisières connaissant un retentissant succès vont devenir régulières, à bord de bateaux à vapeur luxueux, construits en Angleterre, assemblés en Égypte. Tous ces clients aisés se feront les successeurs des pilleurs de tombes du bas Empire : le fléau va sévir sur jusque dans les années 1930. Il construira un hôtel à Louxor en 1877. Il était devenu la référence mondiale en matière de voyage.
Lucy Duff Gordon a précédé de peu cet emballement pour l’Égypte, puisqu’elle est installée à Louxor depuis 1862 où elle trouve un climat propice à soigner sa tuberculose ; elle a eu le temps de faire le tour des monuments et s’intéresse maintenant aux belles égyptiennes : Si je peux trouver une belle fellahah ici, je la ferai photographier pour vous montrer, en Europe, ce que peut-être une poitrine de femme, car je l’ignorais avant de venir ici – c’est la plus belle chose du monde. La danseuse que j’ai vue faisait bouger ses seins par un effort musculaire extraordinaire, d’abord l’un puis l’autre ; on aurait dit des pamplemousses, et glorieusement indépendants de tout corset ou soutien.
Lettre à son mari
1869
Invention du celluloïd à Oyonnax. À Nantes, création de la chambre syndicale des ferblantiers de Chantenay, dont l’activité va de pair avec celle des conserveries. Elle regroupera jusqu’à 560 personnes. La fabrication de boites de conserve de toutes les formes était alors la base de l’industrie naissante de Nantes. À Paris, ouverture du Café de Flore. Charles Cros invente la photographie en couleur par trichromie. Création des chorégies d’Orange : c’est le premier des festivals en France. Charles Soulier prend les premières photos depuis le sommet du Mont Blanc : quatre vues plongeantes sur les massifs en contrebas, en petit format. Auguste Rosalie Bisson, célèbre photographe parisien, avait voulu faire croire que cette première était à son actif,[7] mais les photos qu’il avait pris le 23 juillet 1861, l’avaient été d’un peu plus bas que le sommet, même si lui-même y était parvenu. Il avait déjà fait d’autres tentatives, en 1859 et 1860, sans succès : il s’agissait de véritables expéditions : 25 porteurs se chargeaient de 250 kg d’appareils de photo, plaques, produits chimiques… etc. Zenobe Gramme, belge, invente le courant continu et crée la première dynamo industrielle. Le chimiste suisse Friedrich Miescher découvre l’existence de l’ADN : acide désoxyribonucléique, en isolant du noyau de cellules une molécule faite d’acide phosphorique, d’un sucre unique (le désoxyribose) et de quatre éléments organiques appelés bases.
En Inde, la famille Tata crée à Bombay une filature de coton. Ils ne s’arrêteront pas là, et construiront au fil des ans un empire économique qui regroupera services informatiques, sidérurgie. Au début du XXI° siècle, ils rachèteront aux Britanniques le géant du thé Tetley en 2000, le sidérurgiste Corus en 2006, Jaguar et Land Rover en 2008. Ils seront alors présents dans 80 pays, réalisant un C.A. de 116 milliards de $ en 2016.
Importants travaux d’endiguement du Rhône et création de réseaux de drainage et d’irrigation : pour rentabiliser ces derniers on plantera du riz : 20 ans plus tard, en 1890, on comptait 1 000 ha de riz, utilisé en nourriture animale.
Depuis 1860, Armand David, missionnaire lazariste et basque, arpente l’Extrême Orient avec l’aval de Napoléon III : il découvre au Tibet le grand panda et le plus bel arbre d’ornement qui soit : le Davidia involucrata, ou encore arbre aux colonnes.
L’ordinaire de la marine s’améliore grâce à la margarine, inventée par Hyppolite Mège-Mouriès, dans le cadre d’un concours lancé par Napoléon III visant à inventer un produit qui permette de remplacer le beurre, dont le prix avait doublé sur les vingt ans passés. Au départ, la margarine est à base de graisse de bœuf, aujourd’hui remplacée par des graisses végétales.
Achèvement de la ligne de chemin de fer New-York-San Francisco : une semaine suffit pour traverser le pays quand il fallait 4 mois auparavant ! Et toujours aux États-Unis, un immigré allemand, Marcus Goldman fonde la banque qui deviendra Goldman-Sachs. À Pittsburg, Henri John Heinz fonde la société éponyme qui commence par commercialiser du raifort, mais dont le produit phare va être le ketchup, à l’origine une sauce piquante à base de saumure rapportée par des marins britanniques de Singapour au XVII°, à laquelle Heinz rajoute de la tomate et du vinaigre. En 1919, à la mort du fondateur, l’entreprise comptera plus de vingt usines. Le ketchup arrivera en France en 1944. De nos jours, 650 millions de bouteilles sont vendues chaque année, dont 26 millions en France, véritable produit phare de l’American Way of life, générateur principal de la très répandue obésité américaine [le ketchup contient une bonne dose de sucre]. Heinz est le premier acheteur de tomate chinoise, produite dans l’ouest dans le Xingjiang autour d’Urumxi, mélangée avec du soja, moins cher. Au Canada, le métis Louis David Riel forme le gouvernement provisoire du Manitoba.
Avec une production de houille de 100 millions de tonnes par an, l’Angleterre produit les deux tiers du charbon mondial. Qui n’a pas suivi avec un sentiment jaloux pour sa patrie ces immenses bancs de houille, ces Indes noires de la Grande-Bretagne, véritable source de sa puissance manufacturière et commerciale ! s’extasiait déjà un haut fonctionnaire français en 1837.
Un comité annécien organise une campagne visant à l’extension de la zone à tout le département de la Haute Savoie ; la guerre de 1870 fera passer ce projet aux oubliettes.
De 1861 à 1869, l’académicien Michel Chasles achète pour 2.5 millions de francs 1990 pas moins de 30 000 fausses lettres autographes à Vrain Lucas, de 25 ans son cadet, qui, n’étant ni latiniste, ni bachelier, n’avait pu être admis à la Bibliothèque Nationale : c’est là néanmoins qu’il prit son inspiration pour fabriquer des lettres de Cléopâtre à César, de Socrate, Platon, Cicéron, de Ponce-Pilate à Tibère, de Castor, médecin gaulois à Jésus-Christ, de Marie-Madeleine à Lazare, de Dagobert à Saint Eloi, de Jeanne d’Arc à ses parents, le tout écrit dans un style bien négligé, façon français du XVI° siècle. Vrain Lucas passa 24 mois en prison, mais, le ridicule ne tuant pas, Michel Chasle vécut encore dix ans.
11 1869
Cazalis de Fondouce et Jules Ollier de Marichard, tous deux savants en sciences naturelles, voyagent en calèche dans les environs de Durfort, dans le Gard, quand ils aperçoivent, sur un tas de déblais ce qui ressemble à des dents ; ils entreprennent des fouilles et, au bout de quelques semaines, dégagent la tête et les deux vertèbres cervicales d’un mammouth, qu’ils envoient à la Faculté de Médecine de Montpellier. La guerre interrompra les travaux qui ne reprendront que quatre ans plus tard. C’est l’un des deux exemplaires les plus complets de Mammuthus méridionalis. Son âge sera estimé entre 0.8 et 1.2 m.a. Hauteur : 3.8 mètres au garrot, 6.8 mètres de long. Il partira au Museum d’histoire naturelle de Paris qui lui refera une beauté en 2023
2 01 1870
Émile Ollivier, chef de cabinet de l’empereur, chef du gouvernement et ministre de la Justice et des Cultes présente son gouvernement qui associe bonapartistes libéraux et orléanistes ralliés à l’Empire libéral.
Le 2 janvier 1870, il inaugurait l’Empire libéral. Sept mois plus tard devait venir la catastrophe. Mais pendant ces sept mois, la France s’achemina de jour en jour, presque d’heure en heure, vers ce parfait équilibre entre la liberté et l’autorité auquel elle aspirait depuis si longtemps. La grand honnête homme qui était au pouvoir pratiquait les maximes et appliquait les principes qu’il avait professées dans l’opposition.
Henri Bergson
12 01 1870
Obsèques du journaliste Victor Noir, tué par Pierre Bonaparte, un cousin irascible de l’empereur. Interdites à Paris, elle se déroulent à Neuilly, suivies par un million de manifestants, dont beaucoup sont armés.
01 1870
John David Rockefeller (le nom vient du français Roquefeuille, puissante famille du pays d’Oc, au Moyen Âge) fonde la Standard Oil of New Jersey, qui va prendre par tous les moyens une situation de monopole de l’extraction et du raffinage du pétrole aux États-Unis… tant et si bien qu’il sera condamné en 1911 au nom de la loi anti-trust… il sera alors obligé de scinder sa société en 34 autres qui s’appelleront, entre autres, Exxon, Chevron, Mobil.
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[1] La dernière relève d’Ar-Men a eu lieu le 10 avril 1990. Daniel Tréanton et Michel Le Ru, les deux gardiens en service ce jour-là, ont été hélitreuillés. Depuis l’automatisation, les visites d’entretien du phare s’effectuent par hélicoptère. Une fois par an, des plongeurs inspectent la base du phare. Le phare d’Ar-Men a été classé monument historique le 20 avril 2017, ce qui est la meilleure façon de garantir son entretien.
[2] Le cartahu est un filin utilisé sur les navires pour manœuvrer des charges lourdes. Il fait partie du gréement des mâts de charge et supporte directement la charge, une de ses extrémités est fixée au tambour d’un treuil hydraulique ou électrique et s’enroule sur ce dernier. L’autre extrémité est reliée à un croc ou à un trèfle si deux cartahus travaillent ensemble. Les phares en mer d’Iroise (sauf celui des Pierres Noires) étaient équipés aussi d’un cartahu qui permettait d’effectuer les relèves et le ravitaillement. Ce cartahu était en câble d’acier, enroulé au tambour d’un treuil manuel à la base du phare, sur le plateau (la plateforme) de ravitaillement. Ce câble passait dans une poulie frappée sur une potence au sommet de la tour et était grée à son autre extrémité d’un croc sur lequel, lors les relèves, on crochait les charges devant être montées, ou descendues, du phare (matériel ou gardiens). Lors des relèves, le cartahu se reliait au bateau par l’intermédiaire d’un hale-à-bord, solide cordage, trop lourd pour être lancé directement. Les gardiens lançaient donc d’abord une touline (cordage léger, lesté à son extrémité) à laquelle le hale à bord était relié par une épissure. C’est à l’aide de ce hale à bord, frappé sur le câble de cartahu, juste au-dessus du croc, que les marins halaient jusqu’au pont de la vedette les charges suspendues au cartahu (gardiens ou matériel)
Wikipedia
D’autres sources disent qu’en 1923 le gardien d’Ar-Men resta bloqué par le tempête pendant 101 jours, seul et sans ravitaillement. […] En 1800, on compte 24 phares sur le littoral français. En 1831, il y en aura 361. [Le petit bâti du sud de la France. Hubert Delobette. Le Papillon rouge éditeur.2007 ]
[3] Timeo Danaos et dona ferentes de Virgile, dit par Lacoon dans l’Énéide (II, 49) – Je crains les Grecs, même lorsqu’ils font des cadeaux, faisant référence au cheval de Troie. Miramare : son château à Trieste.
[4] L’existence d’esclaves était alors le signe d’une économie en retard mais il faut noter que Cuba avait eu un chemin de fer quand la plupart des pays d’Europe n’en avaient pas encore, une machine à vapeur avant même les États-Unis.
[5] Cf le Musée de la Houille Blanche. Maison Bergès. Lancey. 38190 Villard-Bonnot Tel / Fax : 34 76 45 66 81