1 novembre 1919 à fin 1920. Dépouilles mortifères de l’empire turc. Marie Curie en Amérique. Domenica.19318
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Publié par (l.peltier) le 16 septembre 2008 En savoir plus

1 11 1919                

Création de la CFTC : Confédération Française des Travailleurs Chrétiens.

En Allemagne, Walter Gropius fonde le Bauhaus, né de la fusion d’une Ecole des Beaux-Arts et d’une Ecole des Arts Décoratifs : défense y sera faite de se référer aux styles du passé : Créons une nouvelle corporation d’artisans, sans les distinctions de classe qui construisent une barrière arrogante entre l’artisan et l’artiste.

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55 % des couples ont un enfant, ou pas du tout. Premiers skis en hickory (le noyer américain).

À cette époque, ne comptent en France comme stations de ski que Chamonix, le Revard et Thorens. La baronne Maurice de Rothschild, née Noémie Halphen, surnommée Mimi, est en séjour en Suisse à Saint Moritz : elle veut changer d’air après ces années de guerre, consacrées aux blessés dans les hôpitaux ; Saint Moritz est alors la grande station de ski de l’époque ; mais elle a été très rapidement incommodée par la présence de nombreux Allemands, et souhaiterait qu’une station française puisse rivaliser, voir supplanter Saint Moritz. Son beau-père, le baron Edmond, est prêt à financer ; sur le plan technique, elle a les conseils d’un professeur de ski norvégien : Trygve Smith. Elle demande à ce dernier de tester plusieurs sites : outre celui de Megève, il verra aussi Tignes, Val d’Isère et Les Gets. Dans l’entourage de la baronne se trouve aussi le commandant Helbronner, géographe, cartographe et peintre du massif du Mont-Blanc. L’avis favorable de ces deux proches en faveur de Megève emporta la décision, et la Société Française des Hôtels de Montagne, créée par son beau-père, acheta des terrains au Mont d’Arbois et fit construire par l’architecte Marcel Aubertin un hôtel de 40 chambres. La route n’était pas achevée et les matériaux de construction furent acheminés par le chemin du calvaire en traîneau, ou avec des mulets et même à dos d’homme. Près de 80 ans plus tard, sa petite fille, Nadine, ne se contentera pas de garder un œil sur la gestion de l’hôtel, et après avoir joué les seconds rôles au cinéma, publiera quelques ouvrages dont un de recettes naturelles, quelque part entre l’almanach Vermot et les ouvrages de Rika Zaraï : on y trouve la composition d’une décoction aphrodisiaque pour les hommes qu’elle a nommé, en toute simplicité, Vas-y Pépé. Elle avait une bonne longueur d’avance sur le Viagra.

Maurice Ravel [qui avait des racines espagnoles par sa mère,  native d’Aranjuez et savoyardes par son grand père, né à Collonges sous Salève et qui s’était installé boulanger à Versoix, sur les bords du lac de Genève] séjourne au Mont-Blanc ; déjà touché par la grippe espagnole l’année précédente, c’est la tuberculose qui l’avait amené là : il y passera quatre mois début 1919. Ce n’est pas l’amour fou :

Il faut dire qu’en plus de l’altitude, le froid n’est pas ordinaire : – 18° cette nuit. En me levant, je n’ai pas trouvé dans mes deux brocs une goutte d’eau liquide… Et l’on est si loin, si isolé, pas de médecin – il en passe un tous les vendredis – pas de pharmacien. Je vais être obligé d’aller en traîneau à Sallanches ou Saint Gervais – et y coucher – pour aller me faire couper les tifs.

Son physique plutôt malingre aurait pu le tenir éloigné de la guerre ; il n’en avait rien été : En 14 il avait vraiment voulu s’engager, bien qu’on l’eût exempté de toute espèce d’obligation militaire, lui représentant sans tact qu’on le trouvait trop frêle. Rentré chez lui désappointé puis croyant saisir une idée convaincante – car désirant vivement être nommé, allez savoir pourquoi, bombardier en aéro -, il était retourné voir les recruteurs en faisant valoir que, justement, son peu de poids le désignait comme personne pour être enrôlé dans l’aviation. Bien que cela parût logique, ils n’avaient pas été sensibles à l’argument et n’avaient rien voulu savoir. Trop léger, disaient-ils, trop léger, il vous manque au moins deux kilos. Mais comme il insistait sans relâche, à force de huit mois de démarches [en 1915] ils avaient fini par le prendre, levant les yeux au ciel en haussant les épaules, et ne trouvant rien de mieux que de l’incorporer sans rire comme conducteur au service des convois automobiles, section poids lourds bien entendu. C’est ainsi qu’un jour on avait pu voir un énorme camion militaire descendre les Champs-Élysées, contenant une petite forme en capote bleue trop grande agrippée tant bien que mal à un volant trop gros, surmulot sur un éléphant.

On l’avait d’abord affecté au garage de la rue de Vaugirard, puis en 16 au mois de mars on l’avait expédié au front, pas loin de Verdun, toujours chargé de conduire des véhicules considérables. Devenu un poilu casqué, masqué, vêtu de peau de bique, il avait plusieurs fois conduit sa machine sous un torrent d’obus, à croire qu’une faction d’artilleurs ennemis détestant la musique l’avaient repéré personnellement, s’étant peut-être même en quelque sorte attachés à lui. Il semble qu’en aucun service automobile, même dans celui des ambulances, on ne pouvait être plus exposé qu’il l’avait été à la section du 75 – des canons de 75, n’est-ce pas -, montés sur camions blindés.

Un jour, son engin en panne, il s’était retrouvé livré à lui-même en rase campagne où il avait vécu tout seul toute une semaine en Robinson. Il avait profité de l’occasion pour transcrire quelques chants d’oiseaux – ceux-ci, de guerre lasse, ayant fini par faire comme si de rien n’était, ne plus interrompre leurs trilles à la moindre explosion, ne plus se formaliser du roulement incessant des proches détonations.

Jean Echenoz. Ravel. Les Éditions de Minuit 2006

11 11 1919                 

Pour le premier anniversaire de l’armistice, Raymond Poincaré, président de la République, ordonne que toutes les tombes de France soient désormais fleuries ce jour-là, chaque année. Que peuvent proposer les fleuristes à une époque aussi éloignée de l’été ? des chrysanthèmes… et bien, va pour les chrysanthèmes…

Georges Clemenceau refuse d’assister au Te Deum à Notre Dame de Paris : ce n’est pas ainsi que l’on se fabrique une majorité : il se met à dos la plupart des députés catholiques. Les élections à la présidence de la République sont pour janvier 1920 et il est candidat. Il sera battu par Paul Deschanel. Avec son Paris vaut bien une messe, Henri IV avait fait preuve de la souplesse nécessaire. Dommage, cela aurait permis à Paul Deschanel de rester à sa place, sans faire savoir à la France entière qu’il avait un pyjama bien propre. Jean Marc Peyrefitte réalisera en septembre 2022 Le Tigre et le président, Le Tigre joué par André Dussolier et Deschanel par Jacque Gamblin. 

16 11 1919                      

Les élections législatives italiennes infligent une véritable déroute au parti fasciste que la présence sur la liste milanaise du grand chef Toscanini n’empêchera nullement : 4 657 voix sur 270 000 suffrages. La foule traîne dans les rues de Milan un cercueil à l’effigie de Mussolini avant de le jeter dans le Naviglio. Il songe à émigrer. Mais la mise sur la touche de d’Annunzio à Fiume va venir grossir ses rangs ainsi que l’offensive prolétarienne de l’été 1920, qui va lui donner l’occasion de jouer les casseurs devant des journaux comme l’Avanti. La peur du rouge – on sait ce qui se passe en Russie – va faire affluer vers son mouvement de nombreux soutiens financiers en provenance du patronat, dont Giovanni Agnelli, patron de FIAT, crée vingt ans plus tôt, lui procurant l’argent dont il avait cruellement manqué jusque-là.

12 1919                      

Les Britanniques se retirent d’Arkhangelsk et les Français d’Odessa privant ainsi les Russes Blancs du soutien des Alliés, ce qui, de fait, met fin à la guerre des Russes Blancs contre les Soviets.

1919                             

1,4 millions de morts à la guerre, c’est une chute brutale dans la démographie et il s’agit d’encourager la natalité : cela va être bien timide : les petits salaires féminins donnent droit à une prise en charge forfaitaire de l’accouchement pendant trois mois et à une indemnité égale à la moitié du salaire de base.

Création de la marque de moutarde Amora : la culture n’est pas d’un bon rapport et sera abandonnée en 1950, et dès lors, jusqu’en 1991, la totalité des graines seront importées du Canada. Aujourd’hui un programme de plantation a été mis en œuvre.

Raymond Loewy, français de 26 ans, va s’installer aux États-Unis. Il va d’abord travailler comme illustrateur de mode pour Vogue et Harper’s Bazaar. On lui devra dès les années 1930 le logo Shell, plusieurs objets Coca-Cola, et le réfrigérateur Coldspot. Avec cet appareil électroménager, c’est le début de la gloire : en 1938, le voilà naturalisé citoyen américain. Il va poursuivre avec les bus Greyhound, les cigarettes Lucky Strike pour lesquels le fond blanc permet des économies et le logo sur les deux face augmente la lisibilité. Son agence, Raymond Loewy Associates, s’agrandit et compte alors 150 employés : il dessine les locomotives du chemin de fer de Pennsylvanie, imagine l’Avanti pour Studebaker. Il reviendra en France en 1953,  créant la Compagnie de l’esthétique industrielle d’où sortent les logos des biscuits Lu, de New Man – qui se lit dans les deux sens -, Coop, l’Oréal, Monoprix. J. F. Kennedy lui commande l’aménagement et la décoration intérieure de l’Air Force One, avant qu’Air France ne lui en demande autant pour son Concorde en 1976. La Nasa lui demande le design de l’intérieur de la station spatiale Skylab. Le secret de son succès ? je n’ai jamais perdu de vue que la plus belle courbe, c’est celle des ventes ! Il mourra le jour de la fête nationale, le 14 juillet 1986, mais pas tout à fait en France, à Monaco… restons chic. Son successeur le plus en vue : probablement Paul Arzens, responsable du dessin des locomotives à la SNCF, et qui dessina aussi la somptueuse Baleine en 1938, sur un châssis Buick, puis l’Œuf électrique, en 1942, 80 km/h, 100 km d’autonomie.

À Barcelone, Isaac Carasso, juif de Salonique d’origine espagnole se lance dans la fabrication industrielle du yaourt, fabriqué depuis toujours dans les Balkans. Il s’appuie sur les travaux du savant russe Elie Metchnikoff sur les ferments lactiques. Il commence par distribuer ses produits en pharmacie, puis en crèmerie. Dix ans plus tard son fils Daniel – dont le surnom catalan est Danon – introduit la marque Danone en France en créant la Société Parisienne du Yoghourt Danone. Danone, aujourd’hui fusionné avec BSN après avoir acquis Gervais en 1967, pèse plus de 15 milliards d’Euros : numéro un mondial en produits laitiers frais et numéro deux en eau en bouteille, dont La Salvetat.

Les industriels des Alpes entreprennent des travaux titanesques pour capter l’eau des lacs dans des conduites forcées qui accroîtront la force motrice de leurs usines. Le palmarès des chutes était affiché comme les ascensions des alpinistes. Sans l’aide d’aucune machine, les hommes élevaient en haute montagne des tronçons de conduite de plus de quatre tonnes ! combien de morts chez tous ces héros anonymes, tombés dans l’oubli après l’avoir été dans les gouffres ?

Je vous indiquerai comment on procède pour dompter l’eau de nos torrents, de nos rivières et des lacs pour l’embouteiller dans des canalisations et rendre utile les innombrables chevaux sauvages qui descendent des glaciers et des forêts de nos montagnes.

Régis Joya

Assureurs anglais et américains refusent d’assurer les entreprises qui utilisent de l’amiante.

Famine, grippe espagnole et guerre civile auront coûté un million de morts au Mexique de 1914 à 1919 : 200 000 morts dans les combats entre factions, dont la moitié de civils, et 800 000 de la famine et de la grippe espagnole. 500 000 Mexicains se sont exilés aux États-Unis.

Le physicien Ernest Rutherford bombarde des atomes d’azote par des particules alpha et désintègre le noyau d’azote. Les produits de cette désintégration sont des particules à charge positive, bientôt baptisées protons qui sont manifestement des composants du noyau.

C’est l’apogée du rêve des alchimistes, car, en retirant un proton au noyau de l’azote, Rutherford avait transmuté de l’azote en un autre élément chimique (un isotope du carbone). Bien entendu, ce processus se produit spontanément au cours de la radioactivité naturelle, parce que le radium et les autres éléments radioactifs subissent des transmutations lorsqu’ils se désintègrent.

Colin Ronan. Histoire mondiale des sciences. Seuil. 1988

À la veille de la seconde guerre mondiale, Maurice Genevoix recueillera les souvenirs d’un guide du Parc de Jaspers, sur le versant continental des Rocheuses canadiennes :

Il y a vingt ans… murmura Sullivan. Moins de vingt ans, c’est presque comme un rêve. Jasper, les Rocheuses de Jasper, c’était le wild, une terre de bout du monde. Et moi…

Il hocha pensivement la tête et se mit à rire sans bruit, les yeux vagues sous ses gros sourcils ; ou plutôt le regard absent, retiré, tourné vers le dedans de l’être.

Fonctionnaire ! Et d’ici deux ans la retraite, une maisonnette à Vancouver, un jardin, un poulailler. Le cinéma de temps en temps, où j’irai voir de rudes garçons, des têtes brûlées – est-ce ainsi que vous dites en France ? – pour me distraire de regarder pousser mon ventre.

Il eut de nouveau son rire muet, puis releva les yeux vers moi. Le regard y avait reparu, encore un peu embué de songe, mais vivant, à la fois dur et triste.

Qui sait ? Je me reconnaîtrai peut-être… Car j’ai été l’un de ceux-là, un enragé coureur de montagne, trappeur, chasseur, incapable de supporter une contrainte, de sentir un toit sur ma tête. En ce temps-là, je n’étais pas mister Sullivan, mais Jim, le grand Jim ; ou encore, à la manière indienne, l’Elan-Frisé. Regardez mes cheveux. (Il retira son feutre à bords plats.) C’est du crin dur : au moins je ne mourrai pas chauve.

Rude vie, monsieur, mais belle vie. Le piégeage pendant l’hiver, quelquefois par soixante degrés sous zéro. Des fourrures autant qu’il m’en fallait pour avoir des dollars dans mes poches, quand la fantaisie me prenait d’une bordée à Calgary, à Edmonton. Aujourd’hui, c’est des villes comme partout, avec leurs buildings, leurs bourgeois. Alors, elles commençaient déjà à pousser ; mais elles sentaient encore le poste, l’aventure. Il fallait avoir du cœur au ventre pour y choisir et y garder son coin… Enfin, je ne vais pas vous raconter ma vie, radoter tout haut devant vous… C’est à cause de ces goats [chèvre sauvage, blanche] que nous avons vus ce matin, des questions que vous m’avez posées à propos des grizzlys, des couguars. Ça m’a rappelé un souvenir, un vieux souvenir du grand Jim, trappeur, braconnier, homme libre.

Oui, la montagne m’avait mordu. Du Robson à ce mont Pyramid, des Trois-Sœurs au mont Athabaska, j’en connaissais toutes les bosses, tous les glaciers, les étangs à castors et les rivières à loutres, les trous de roche où dorment les grizzlys, les tables au bord des plateaux où les couguars se couchent au soleil, la tête posée sur leurs grosses pattes, les yeux mi-clos, mais sans rien perdre de ce qui se passe au-dessous d’eux, dans les vallées.

Au printemps, je devenais guide, engagé pour une campagne par des chasseurs de grosses bêtes, des Américains galettards. Mais attention, rien d’un larbin : un compagnon de chasse un peu plus qu’à égalité, malgré l’argent qu’ils me donnaient. Tout compte fait, je connaissais mieux qu’eux ce business, et le moment ne tardait jamais à venir où ils avaient compris qu’il était sage, sage et juste, de m’obéir. Il y avait d’ailleurs, parmi eux, de rudes hommes, avec qui c’était plaisir de pister le bighorn [mouflon de montagne] sur les hauteurs, ou de fumer la pipe, le soir, devant la tente, en regardant le soleil descendre et toucher la neige rose d’une cime.

N’empêche que j’étais plus heureux quand ils étaient redescendus, avec leur fourniment, leurs chevaux, quand la glace commençait à friser le bord des lacs. Alors je remontais, tout seul, avec une vraie faim au ventre. La tente, le plus longtemps possible. Ça n’est pas lourd, ça n’attache pas au sol ; un jour ici, le lendemain ailleurs, la forêt, la vallée, la montagne à moi seul, un seigneur dans le vaste monde. L’homme qui a vécu, dans sa vie, des heures comme j’en ai connu là ne les oubliera plus jamais. Je regardais les érables jaunir, puis flamber rouge. J’écoutais appeler dans les combes la femelle de l’orignal. Des vols d’oies traversaient le ciel. La première neige tombait : et c’était ce bruit extraordinaire, ce chuchotement pressé des flocons, immense et doux, plus silencieux que le silence. On ne peut pas expliquer ces choses. À force de vivre seul, j’en arrivais à oublier les mots des hommes, à sentir ces choses-là sans mots. La couleur des érables, la plainte de l’orignal, le vol des oiseaux dans le ciel, tout cela entrait en moi, devenait moi, et moi tout cela. Il y avait le craquement d’un ice-fall, quelque part dans les entrailles d’un glacier. Et ce tonnerre passait, se propageait sur les ondes de l’air. Et je sentais ces ondes traverser mon corps une à une, m’emporter l’une après l’autre ; et je m’en allais avec elles, immobile, aussi loin qu’elles, de chaîne en chaîne jusqu’au plus loin du monde.

Le monde vivait sa vie, de soleil et de nuages, de neige épaissie sur la pierre, de bêtes dormantes, de bêtes en amour, de crocs et de becs affamés. Je me bâtissais une hutte. Pas un camp fixe comme les trappeurs de l’Est, qu’on retrouve d’une saison à l’autre, mais quelque chose de tout petit, à demi enterré, bien clos. Jamais je n’ai campé deux hivers à la même place… L’eau gelait dans ses lits de pierre, les yeux des daims devenaient tristes. Je recommençais à piéger, à tuer. Toujours seul. Une vie d’enfer, un combat de chaque jour, un jeu terrible contre la mort… Oui, mais c’est seulement après qu’on s’étonne, qu’on sent cette cruauté, ce danger, et du même coup le courage qu’on a eu. Mais plus encore, je vous jure, le bonheur… La liberté, la vraie, ça se paie. Ah ! quel que soit le prix qu’on paie, ça vaut le prix.

L’eau se déliait sous sa croûte de glace. La neige grésillait au soleil. Un matin, j’entendais sur le roc le gouttis léger d’une cascade ; et le soir déjà, elle grondait. Je regardais, j’écoutais, je vivais. Vous me croirez si vous voulez : à la pensée de revoir d’autres hommes, je me sentais vraiment fou de joie ; et en même temps je regrettais, j’étais triste, comme diminué… Voilà le garçon que j’étais. Plus fou, plus sage que Mr Sullivan ? Je ne sais pas. Qui peut savoir ?

Maurice Genevoix. Le couguar de Tonquin Valley. Flammarion 1959. Omnibus 2010

3 01 1920               

Les indépendantistes irlandais attaquent une caserne anglaise. Les Anglais abandonnent les campagnes irlandaises au profit des centre urbains, essentiellement Dublin et Cork.

6 01 1920                   

Clemenceau signe avec l’émir Fayçal un accord provisoire, par lequel la France reconnaît l’indépendance et la souveraineté de la Syrie, et l’émir reconnaît l’existence d’un Liban indépendant et souverain dont les frontières seront définies seulement lors de la signature de l’accord définitif. Il reconnaît encore le mandat [1] français et la présence à ses cotés de conseillers techniques français. Cet accord obtenu par l’anticolonialiste et laïc Clemenceau harmonise les promesses faites aux Arabes, à majorité sunnite, et celles faites aux maronites minoritaires : il est dans la ligne de la politique française depuis le XVI° siècle.

Mais… mais Clemenceau va bientôt quitter le pouvoir et non seulement les Anglais ne voudront pas entendre parler de cet accord provisoire, pourtant bel et bien signé, mais le négociateur français Robert de Caix, nommé par Clemenceau va orienter les négociations dans un sens beaucoup plus favorable aux Chrétiens du Liban : une Syrie divisée en trois États et un Liban avec un territoire plus grand que ce que n’avaient jamais osé demander les nationalistes libanais.

12 01 1920                     

Le paquebot Afrique, de la puissante Compagnie des Chargeurs Réunis, lancé en 1907, parti de Bordeaux à destination de Dakar, coule à la sortie de l’estuaire de la Gironde, avec 602 passagers. Il aura essayé de se détourner sur La Pallice, le port le plus proche, mais la voie d’eau d’origine inconnue, l’aura empêché d’aller jusque là. Deux remorqueurs et un autre paquebot l’auront approché sans pouvoir lui lancer de remorque, tant la mer était mauvaise. Il se dirige vers le plateau de Rochebonne, signalé par un bateau-phare : 100 km² de hauts fonds au large de l’île de Ré, où des roches coupantes peuvent se trouver à 3 mètres sous la surface : et c’est en heurtant la bateau-phare qu’il accélère la catastrophe: à 3 h 15′, le capitaine Le Dû coule avec son navire en ayant refusé l’évacuation pour sa personne.

On n’en parlera pas beaucoup : il y avait élection présidentielle – Clémenceau contre Deschanel – le même mois ! Et puis, que voulez-vous, c’était tellement proche des hécatombes de la grande guerre ! 

9 rescapés du naufrage

treize rescapés sénégalais, dont l’un va décéder.

Douze hommes exténués, à bord de la baleinière numéro 5, débarqueront sur la plage de Saint-Vincent-sur-Jard, non loin de la maison de Clemenceau. On les convoiera d’urgence aux Sables-d’Olonne, Hôtel Terminus. Au total, 34 passagers sur les 602 regagneront vivants les côtes de France, soit 568 disparus, dont 179 tirailleurs africains ! 

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le Bateau Feu qui a entrainé la perte de l’Afrique

16 01 1920                 

Aux États-Unis, entrée en vigueur de la prohibition des boissons alcoolisées – c’est le 18° amendement à la Constitution – : vente, fabrication et transport d’alcool sont désormais interdits. C’est l’aboutissement d’une campagne de lobbying menée depuis 90 ans part les sociétés de tempérance, et leur héritière la plus virulente, la Ligue anti-saloon. Pour refiler un marché en or à la mafia, on ne pouvait pas faire mieux : elle va s’engouffrer dans la brèche et se refera une sacrée santé, une santé telle qu’une fois centenaire, elle suscitera encore l’envie…

01 1920                   

Le socialiste français Albert Thomas prend la direction du Bureau International du Travail qui a son siège à Genève, avec pour devise : Si vis pacem, cole justiciam – Si tu veux la paix, cultive la justice. La première conférence du travail à Washington, en octobre 1919, avait mis à son ordre du jour :

  • Journée de travail de 8 heures
  • Lutte contre le chômage
  • Protection des femmes avant et après l’accouchement
  • Réglementation du travail de nuit
  • Âge minimum pour le travailleurs de l’industrie etc …

C’est la guerre qui a donné à la législation du travail une importance primordiale. C’est la guerre qui a contraint les gouvernements à prendre des engagements pour faire disparaître la misère, l’injustice et les privations dont souffrent les salariés. C’est la guerre encore qui a conduit les ouvriers organisés à comprendre que l’action de protection légale, en prenant toute sa puissance sur le plan international, était nécessaire à la réalisation de quelques une de leurs aspirations.

Durant les premières année de son mandat, Albert Thomas fera adopter seize conventions et dix-huit recommandations sur le travail.

7 02 1920                    

L’amiral Koltchak est exécuté par les Bolcheviks. Il avait démissionné de son poste de chef suprême de l’Armée blanche un mois plus tôt pour le laisser au général Denikine, puis avait été remis par des officiers tchèques le 16 janvier aux autorités locales d’Irkoutsk, mencheviks et socialistes. Abandonné de ses cosaques, Denikine cédera à son tour son poste en avril à Wrangel. Ce dernier finit par admettre que la stratégie de Koltchak, Denikine et Ioudenitch avait eu un défaut majeur : échouer à éviter un grave conflit avec les paysans. Il promit de leur laisser les terres octroyées au moment de la Révolution d’octobre et suivit les conseils des libéraux ; il restaura la discipline au sein de son armée et rassembla toutes les armes et munitions à sa portée. Mais tout cela arrivera trop tard. S’il y a un point commun aux Russes Blancs et aux Bolcheviques, c’est bien cette désastreuse perception qu’ils avaient du monde paysan qui n’acceptera jamais de plein gré les réquisitions, les interdictions de commercialiser soi-même sa production. Et le pouvoir des soviets  ne saura que les mater par la force, la brutalité.

8 03 1920                  

Fayçal d’Arabie se fait couronner roi à Damas. Il va manifester de grandes réticences à accepter les termes de la Conférence de San Remo. Son frère Abdallah s’est fait couronner roi en Irak.

13 03 1920                  

En Allemagne, un Corps franc, la brigade Ehrhardt avait été créée en 1919. Anti-républicain, il représentait une menace pour la république de Weimar. Les Alliés avaient exigé sa dissolution, acceptée par le gouvernement. Pour le contraindre à faire machine arrière, le capitaine Ehrhardt, met alors ses six mille hommes à la disposition du général von Lüttwitz, commandant monarchiste du Reichsgruppenkommando, qui les fait marcher sur Berlin. L’armée refuse de tirer sur les insurgés – La Reichswehr ne tire pas sur la Reichswehr -. Le gouvernement légal se replie alors à Stuttgart. La brigade occupe les quartiers gouvernementaux, décrétant la mise en place d’un gouvernement provisoire, dont Wolfgang Kapp sera le chancelier. Wolfgang Kapp, juriste de formation, s’était engagé en politique pendant la guerre : il avait fondé en 1917 le Deutsche Vaterlandspartei et était devenu l’un des leaders de l’union nationale avec le général Ludendorff, avec pour objectif d’installer un régime militaire conservateur. Un an plus tôt, il avait été élu au Reichstag sous l’étiquette monarchiste. Mais une grève générale de quatre jours déclenchée par les partis communiste et socialiste va avoir raison de ce putsch. Kapp s’enfuira en Suède ; revenu en Allemagne, il mourra d’un cancer en 1922 avant même d’avoir pu être jugé.

17 03 1920                  

L’ensemble de la gauche allemande, particulièrement puissante dans le grand bassin industriel de la Ruhr, s’insurge contre le putsch de Kapp : Elle s’était dotée d’un bras armé la Rote Ruhrarmee – l’Armée rouge de la Ruhr -, qui attaque le Freikorps Lichtschlag du capitaine Hasenclever, partisan de Kapp, capturant armes et munitions et faisant 600 prisonniers paramilitaires. Le 20 mars, des conseils ouvriers sont mis en place et prennent le pouvoir dans certaines villes de la Ruhr. La citadelle de Wesel est attaquée par les partisans socialistes le 24 mars. Dès lors, les autorités allemandes dressent un ultimatum, demandant la fin des grèves ouvrières et du soulèvement communiste. La négociation échoue et le gouvernement allemand ordonne à l’armée – Reichswehr – de réprimer et de mettre un terme au soulèvement socialiste. Une nouvelle grève générale mobilise 30 000 mineurs (75 % de la population active de la région) et les troubles s’étendent à Düsseldorf et Elberfeld en Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

Les insurgés de l’Armée rouge de la Ruhr étaient souvent des vétérans de la Première Guerre mondiale qui voyaient l’instauration de la République de Weimar comme la possibilité d’obtenir l’autonomie voire l’indépendance de la Ruhr et d’établir un gouvernement socialiste.

Le 2 avril, la Reichswehr envahit la Ruhr et le soulèvement communiste prend fin dans le Nord. 150 à 300 partisans socialistes sont tués ; perquisitions, arrestations de masse, condamnations à mort par les cours martiales s’ensuivent.

Le 12 avril, les combats prennent fin. Au total plus de 2 000 partisans socialistes/communistes furent tués et 273 soldats allemands – paramilitaires y compris -. L’Armée rouge de la Ruhr est dissoute, dissuadant toutes nouvelles actions armées contre le gouvernement. Toutefois, la répression du soulèvement ne marqua pas pour autant la fin des violences : entre 1919 et 1922, on dénombrera au total 35 600 assassinats politiques en Allemagne, dont le ministre des Affaires étrangères Walther Rathenau.

La France, opposée à l’intervention de l’armée allemande sans contrepartie, réagit à celle-ci en envoyant ses forces d’occupation en Allemagne occuper temporairement à partir du 6 avril Francfort et Darmstadt.

Wikipedia

4 04 1920                   

Des Palestiniens se révoltent contre le projet de création d’un foyer national juif : 9 morts, 244 blessés à Jérusalem. Les Juifs se rassemblaient alors sous la bannière : Une terre sans peuple pour un peuple sans terre… En français châtié, cela s’appelle un déni de réalité, au café du commerce on dit plutôt avoir de la merde sur les yeux. Pour Amneh Badran, professeure de science politique à l’université Al-Qods de Jérusalem, le pire des mensongesQuand la foi religieuse, ou l’idéologie, ou simplement la crispation identitaire vous rendent autiste, vous serez rattrapé tôt ou tard par le principe de réalité ; il prendra alors le nom d’Intifada. Le moyen le plus sur de signifier à l’autre le mépris qu’il vous inspire, c’est de commencer par l’ignorer. Mais le mépris ne s’oublie pas.

Les Juifs s’armeront et créeront l’Agence juive pour racheter légalement des terres. Mais, Rassemblés, les Juifs ne vont plus l’être longtemps : le personnage le plus en vue de cette époque, au sein de la communauté juive, n’était pas Walter Rothschild, destinataire de la lettre de lord Balfour, mais Zeev Jabotinsky, qui avait combattu l’Empire ottoman pendant la guerre à la tête d’une Légion juive. En 1922 apparaîtra une scission entre deux courants, le premier, majoritaire, d’inspiration socialiste avec à sa tête David Ben Gourion, le courant des pères fondateurs de l’Etat d’Israël ; le second, révisionniste avec Zeev Jabotinsky : il veut que la Transjordanie – l’actuelle Jordanie – soit incluse dans le programme de la colonisation sioniste, allant jusqu’à préconiser la construction d’un mur de fer. Les Britanniques, le considérant comme un fauteur de troubles, le condamneront à l’exil et c’est à New York qu’il posera ses pénates, s’entourant d’un secrétaire nommé Bension Netanyahou, lequel prendra sa suite quand il mourra en 1940. Benjamin naîtra à Tel Aviv en 1949. Son père espérait trouver aux États-Unis plus de reconnaissance. En vain… il finira par amalgamer les liberals américains  aux travaillistes israéliens, qu’il qualifie de bolcheviks… on voit donc bien dans quelle ambiance a été élevé le jeune Benjamin Netanyahou.

Lorsque l’on descend de Nazareth, ville des cyprès et des sanctuaires, on voit, serrée entre les contreforts de la Haute Galilée et les premières terrasses de la Samarie, nourricières des oliviers, une vaste et douce plaine verte qui coule des portes de Caïffa jusqu’aux limons du Jourdain. C’est l’Émek, vallée de Jezréel.

Voici trois ou quatre ans, cette terre appartenait encore à un riche Syrien de Beyrouth. Elle n’était alors qu’un inculte marécage. Mais les sionistes savaient, d’après la Bible, que ce sol fut entre tous fécond, qu’il avait été le grenier et la jardin de la Palestine. Ils l’achetèrent. Et maintenant ceux qui passent dans cette région ne la reconnaissent plus. Ce ne sont que champs ensemencés, routes solides et plantées d’arbres, villages et colonies. Maintenant l’Emek est devenu la plus glorieuse réussite du sionisme, son espoir le plus vivace, sa fierté la plus légitime. On en parle avec une sorte d’admiration sacrée et on l’appelle l’enfant prodige d’Israël.

[…] Iablonowka, colonie de hassidim polonais, communauté religieuse vivent sous la direction spirituelle et temporelle d’un rabbin sage comme Salomon et que les plus incroyants viennent consulter de plusieurs lieues à la ronde ! Balfouria, fondée par des Américains et strictement bourgeoise ! Transylvania, établissement rustique de juifs roumains qui poussent leur charrue en chantant des doïnaspendant une annéemoldaves ! Nahallal, où, par scrupule social, les colons individualistes n’usent jamais du travail salarié et où fonctionne une admirable école d’agriculture pour jeunes filles, qui, faute de locaux, ont habité les étables pendant une année ! Afulé, ville naissante ! Aïn-Harod, Tel-Joseph et Beth-Alfa, colonies collectivistes, mais où le sens de la communauté comporte mille nuances différentes ! Et Kfar Ieladim enfin, extraordinaire république enfantine ! Cellules humaines si proches que quelques tours de roues suffisent à porter le voyageur de l’une à l’autre. Univers que sépare toute la force et toute la tyrannie de rêves invincibles. Chacun de ces groupes est sûr de vivre selon la vérité, chacun parle du voisin sans haine, certes, et même avec un tendre respect – ne font-ils pas tous refleurir l’antique vallée biblique ? – mais avec la sorte de pitié que l’on éprouve pour ceux qui errent.

Qui dira combien de songes contraires sont montés de ce coin de Palestine vers le ciel galiléen et avec quelle ardeur dévorante, quelle foi intrépide et assurée ? Bien des épis pousseront sans doute dans l’Émek, bien des vignes et des oliviers y mûriront leurs fruits, mais jamais ses moissons les plus riches ne vaudront celles d’espérance et d’amour qui parèrent ses champs encore nus. Les trois colonies qui font du rêve communautaire leur vie quotidienne s’appellent Aïn-Harod, Tel-Joseph, Beth-Alfa. On dirait que, pour pratiquer cette difficile et presque surhumaine expérience, elles ont voulu s’isoler, se poster à l’écart des autres colonies, car c’est aux confins de l’Émek qu’on les trouve, fixées sur l’éperon qui va s’enfonçant dans les terres arabes. Mais se fussent-elles constituées en plein milieu de la vallée juive, qu’elles paraîtraient tout de même aux limites extrêmes du monde. Les gens qui vivent là n’ont pas les yeux des autres hommes. Ce n’est pas qu’ils soient exaltés, extatiques. Au contraire, la plus sereine tranquillité les habite. Leurs gestes sont paisibles, leurs voix assurées et sans fièvre. Nul orgueil, nulle mystique extravagance. Mais tout en eux est comme dédoublé : les actions , les paroles, les regards.

Ils semblent vaquer à leurs tâches diverses avec une application rigoureuse. Tel forge, tel scie du bois, tel autre surveille le travail, un quatrième aiguise les faux. Du matin au soir leur labeur ne cesse point… Si l’on interroge l’un ou l’autre, il répond avec cette confiance ingénue, cette abondance, qui montrent que l’Orient a déjà mordu sur lui. Mais comme l’on sent que c’est une partie d’eux-mêmes seulement – et la plus superficielle – qui travaille ou discourt ! L’autre, la véritable, la profonde, l’essentielle, ne se montre pas. On la surprend parfois dans le sourire las de l’homme qui a terminé sa journée, à l’éclat qui vide soudain dans la prunelle de la femme qui surveille les enfants de la communauté.

De quoi se nourrissent le calme et surtout la force qui ont soutenu ces jeunes gens dans les épreuves qu’ils ont eux-mêmes cherchées ? Cette force qui leur a permis d’assécher les marais – alors que les neuf dixièmes d’entre eux grelottaient de malaria – d’ensemencer les champs sous l’accablant soleil ; de planter vignes, bananiers, oliviers ; de construire moulins, forges et réservoirs ; de vivre sous la tente pendant des années ; de dormir sans lit ; de ne pas manger à leur faim ? Et tout cela avec une joie sobre et puissante ?

Auprès de cette énigme leur réussite même perd son intérêt. On peut et l’on doit, dans d’autres colonies, s’émerveiller des progrès de la culture, des arbres qui poussent dans le désert, de tout le résultat matériel qu’apporte un travail obstiné. Mais ici, le résultat a beau dépasser tous les autres – ce n’est pas à lui que va l’admiration. Les colons d’Aïn-Harod ou ceux de Beth-Alfa auraient-ils échoué que rien ne serait changé à la beauté de leur tentative. Car – succès ou désastre – tout ce qu’ils produisent ne leur appartient pas. Rien n’est à eux, ni le fruit de leur travail, ni leurs outils, ni même leurs vêtements.

Le tailleur coud pour tous, le laboureur mène sa charrue pour tous. Celui-ci a sept enfants, celui-là n’en a pas un seul. Qu’importe ? Ils travaillent du même cœur pour la communauté. Celui-ci a ses parents, fortunés, à Vienne, celui-là a laissé ses siens mourant de faim à Kiev. Qu’importe ?  Sur le labeur commun, chaque année une somme est prélevée pour venir en aide aux familles dans la détresse. Leurs vêtements – culottes et chemises kaki pour les hommes, robes blanches pour les femmes – sont lavés chaque semaine, puis, au hasard, chacun choisit ce qui lui convient. Pour la cuisine, on prend son service à tour de rôle, et à tour de rôle on sert les camarades. Pour surveiller les enfants, il en va de même. Et des quels soins touchants on les entoure ! Leurs crèches sont des modèles. Alors que les colons manquent de pain, ils ont le lait le plus crémeux, les œufs les plus frais. Alors que les adultes couchent sur le sol, chaque nouveau-né a son lit, sa moustiquaire. Peu de choses sont aussi émouvantes que le spectacle de quelques jeunes femmes veillant avec le même amour sur le sommeil ou le jeu de dizaines d’enfants. Demain, elles iront au champs faire une besogne d’hommes. Pour l’instant, elles ne sont que maternité.

Je n’exagère pas, je ne me laisse pas emporter par un lyrisme facile. Ce que j’écris, je l’ai vu. Cette vie fraternelle – qui dure sans heurt depuis des années – j’en ai été témoin quelques heures.

J’étais venu par un chemin bordé d’eucalyptus et de cyprès encore grêles. Des teintes d’une délicatesse infinie liaient graduellement le ciel et la terre. Au flanc des montagnes, les saillies des rocs miroitaient comme des lacs violets. Des champs rouges et verts revenaient les travailleurs juifs. Les uns montaient des chevaux à haute selle arabe. D’autres marchaient lentement, leur outil sur l’épaule.

Un berger ramenait des chèvres au long poil noir, de celles dont il est parlé déjà au Cantique des Cantiques et les femmes blanches se tenaient devant les baraques, des femmes blanches se penchaient encore sur le sillons, partout des femmes blanches. On entendait une douce rumeur de basse-cour, d’étable.

C’était en Galilée, un soir évangélique.

Comme la nuit tombait, j’arrivai à Beth-Alfa, la plus éloignée des trois colonies communautaires, la sentinelle de l’Émek. À quoi bon rapporter ce que me dit le jeune homme que ses camarades avaient choisi pour diriger leurs travaux ? Ses paroles ne  peuvent donner  leur vrai son que dans cette cour obscure où il se tenait, parmi les baraquements misérables et parmi ses compagnons qui regardaient avec une curiosité d’enfants l’homme venu d’Europe. Lui-même était timide et parait gauchement. Quelques mots balbutiés rapidement revenaient sans cesse.

Nous essayons … On ne peut pas vivre autrement… Nous sommes heureux…

Mais, pour distribuer le travail le lendemain, sa voix se raffermit. Il redevenait un chef.

Avec quelle scrupuleuse attention on écoutait ses ordres ! Lui savait, car depuis quinze ans, il était pionnier en Palestine. Puis ce fut le dîner. Le plus frugal, le moins fait pour assouvir la faim de gens qui avaient peiné depuis l’aube. Une soupe et des fèves. Mais quelle féconde et surtout tranquille, tranquille joie, dans cette salle nue, autour de ces longues tables mal équarries, sur ces bancs branlants !

Je me souviens, en face de moi, d’une jeune fille. Ses mains encore blanches et tendres montraient qu’elle était une novice. Dans son visage disgracié tremblaient de grands yeux très claires. Elle me dit que, pour venir en Palestine, il lui avait fallu quitter en cachette des parents riches et qui l’aimaient. D’abord, elle avait regretté. Le travail était si pénible.

Mais depuis (elle jeta un regard amoureux sur la pièce misérable), si vous saviez comme je me sens libre et forte… Et quelle paix!

Elle se leva pour desservir les plats énormes. De ses souliers brisés, sans forme, boueux, sortaient des doigts nus.

Le repas achevé, les uns allèrent à la bibliothèque. Je les suivis. C’était une sorte de hangar éclairé par une lampe fumeuse. Les livres – en hébreu, allemand, anglais, français ou russe – faisaient mal à voir, tellement on les avait lus et relus. Je regardai quelques titres. Pas de romans ou presque, mais des traités de philosophie, d’histoire, de mathématiques, de chimie.

Laissons-les, me dit un tout jeune homme. Parlez-nous de Paris, de Londres, de grandes villes…

Je n’osai point.

À ce moment, d’une baraque plus éclairée que les autres s’éleva une mélodie. Dissimulé dans l’ombre, par une fenêtre, je regardai. Autour d’un homme, qui, visiblement, avait fourni une longue marche, se pressaient une vingtaine de jeunes hommes et de jeunes filles. Il leur apprenait à chanter. Les voix étaient justes, fortes et neuves et soutenues d’une passion si pleine et si douce, d’un si triomphant abandon que cette nuit galiléenne n’en pouvait être troublée. Et pourtant ce chant suave qui montait vers le ciel, je l’avais si souvent entendu résonner comme un chant de guerre. C’était l’Internationale. Il est vrai qu’après lui, sur les mêmes bouches, avec la même foi,  fleurit un des psaumes de David.

On se couche de bonne heure à Beth-Alfa. Je regagnai donc assez tôt la baraque où je devais passer la nuit. Elle n’avait pas de plancher et les lits étaient sans matelas. Trois colons, déjà, y dormaient lourdement. Près d’eux se trouvaient tous leurs biens : une culotte, une chemise. Ma chandelle éclairait vaguement leurs visages. On les eût dits desséchés par le soleil, mais les fronts étaient fins et nobles.

Jésus, lorsqu’il descendait de Nazareth, menait sans doute ses disciples par cette même vallée.

Joseph Kessel. Les frères de l’Émek. 1926

À Paris, sitôt connue l’exécution de l’amiral Koltchak, le général Janin est relevé de ses fonctions et reçoit l’ordre de rentrer. Il ne part pas sans bagages : trois valises et un coffre contenant 311 reliques impériales, des documents et les dernières photographies de la famille impériale, que lui ont confié le général Dieterichs et Pierre Gilliard, témoin des derniers mois de Nicolas II et de sa famille : Pierre Gilliard était le précepteur d’Alexis et à ce titre l’avait suivi dans leur première détention à Tobolsk, d’où ils avaient été transféré à Ekaterinbourg. Le général Dieterichs servait dans les rangs des Russes Blancs.

19 au 26 04 1920      

La Conférence de San Remo réunit le Conseil supérieur allié pour définir le découpage des zones de protectorat anglais et français au Moyen Orient. La France va hériter du protectorat de la Syrie, provoquant un jeu de chaises musicales : Fayçal d’Arabie va partir occuper le trône d’Irak, et son frère Abdallah va devenir émir de Transjordanie. Les promesses franco-anglaises de 1916 jusqu’au départ de Clemenceau en 1920, d’un grand royaume arabe au Moyen Orient ne sont pas tenues, et l’arbitrage se fera donc par la force des armes.

23 04 1920                  

Instauration de l’impôt sur le chiffre d’affaire. La Grande Assemblée Nationale de Turquie élit un gouvernement présidé par Moustafa Kemal.

1 05 1920                    

En février-mars, les grèves dans le Nord ont été importantes et longues, dans les chemins de fer comme dans les mines. La CGT a appelé à une grève générale pour le 1° mai. Le gouvernement d’Alexandre Millerand les attend. La répression est rude : arrestation des dirigeants syndicaux, dissolution de la CGT, qui entraîne l’éclatement du mouvement ouvrier français, licenciement de vingt deux mille cheminots ; la grève générale échoue. De deux millions, les effectifs syndicaux passent à six cent mille. Certains secteurs des chemins de fer ont été mobilisés, les élèves des grandes écoles ont assuré le service des transports parisiens.

24 05 1920              

Paul Deschanel, président de la République est retrouvé en pyjama sur la voie ferrée près de Montargis : sujet à de fréquentes crises d’angoisse ou d’excitation, il a pris un calmant ; mal réveillé, il ouvre la fenêtre pour un peu de fraîcheur, et… se retrouve sur la voie ferrée, vivant, car des travaux limitent la vitesse du train à 50 km/h. La femme du garde barrière qui le recueille, se contentera de dire, une fois qu’il  aura été identifié : Je savais bien que c’était un Monsieur, il avait les pieds bien propres ! Mais hors le périmètre de la maisonnette du garde-barrière, ce sera une franche et nationale rigolade. Léon Michel assure le rire dans les chaumières :

Il n’a pas abîmé son pyjama
C’est épatant, mais c’est comme ça ;
Il n’a pas abîmé son pyjama
Il est verni l’chef de l’État.

La présidence de la République était son bâton de maréchal, face à son vieil ennemi et fine lame, Gorges Clemenceau, contre lequel il avait été défait lors d’un duel à l’épée. Il démissionnera en septembre pour surmenage.

05 1920               

Marie Curie, toute auréolée de son Nobel de Physique en 1903, de chimie en 1911, de son engagement dans la guerre pour la fourniture la plus grande possible d’ambulances à même de pratiquer des radiographies, fait une entorse au type de relations qu’elle tient à entretenir avec les journalistes : distance  et minimum syndical : elle reçoit, accompagnée d’un ami commun, Henri-Pierre Roché une américaine grisonnante, claudicante, Mrs Meloney Mattingley, Missy pour ses amis, rédactrice en chef de The Delineator, un magazine féminin honorablement connu. Elle voyage en Europe pour enquêter sur les secours apportés aux sinistrés que parraine son journal, et, en parallèle, en profite pour rencontrer quelques personnalités européennes éminentes. Et, contre toute attente, le courant passe entre les deux femmes, qui ne cessera de se renforcer :

Si vous pouviez formuler un vœu, que désireriez-vous le plus au monde ? demande Missy en s’apprêtant à prendre congé.
Un gramme de radium.

Et c’est le début de la préparation d’une tornade qui se déchaînera un an plus tard, en mai 1921 dont Marie Curie aura un certain mal à se remettre : Missy lui avait répondu finalement : OK pour un gramme de radium [100 000 $], mais vous venez le chercher : la tornade, ce sera l’accueil que les Américains réservent aux personnalités célèbres : assaut des journalistes, interviews, banquets, innombrables réceptions universitaires, politiques etc. Sitôt débarquée, elle s’engouffrera dans la voiture que Carnégie avait mise à sa disposition pour prendre la fuite et les Américains auront quelque difficulté à comprendre sa réaction. Mais il y avait tout de même un gramme de radium à la clef et cela méritait de s’acheter une contenance. La suite se passa mieux que le début et elle rapporta en Europe largement plus que nécessaire pour s’offrir son cadeau.

Marie Curie aux Etats-Unis (1921) : le voyage qui a changé l'histoire des  sciences - LAUMA

Marie Curie et Mary Meloney, « Missy »

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Photograph by N.M. Jeannero, Pittsburgh Sun, 1921

Presidential Access: Unguarded Moments, Captured On Film | Presidential  portraits, First lady, American presidents

au bras du président Harding

4 06 1920              

Le traité de Trianon prive la Hongrie des  deux tiers de son territoire historique : c’est pour punir l’Autriche-Hongrie de son engagement aux côtés de l’Allemagne : un traumatisme

La Hongrie occupe une place unique en Europe dans sa relation confuse au libéralisme. Le nationalisme, qui y a émergé après 1920, ne pouvait être qu’anti-libéral, car le dépeçage du pays avait été dicté par la France, les États-Unis et la Grande Bretagne qui étaient tous des États libéraux.

Krisztian Ungvary, historien

Presque 100 ans plus tard, ce nationalisme se montrera plus vigoureux que jamais. Monsieur Clemenceau, c’est très bien de se battre comme un lion dans le temps du combat, mais l’intelligence sur l’avenir aurait demandé de vous faire, une fois la paix revenue, plutôt renard, plutôt que de continuer à laisser parler la vengeance. 

10 06 1920            

Les Rouges reprennent Kiev aux Polonais. Pilsudski doit battre en retraite.

12 06 1920            

Les Grecs attaquent les Turcs sur leur sol.

Serge Voronoff, brillant médecin français, élève d’Alexis Carrel, effectue aux États-Unis la première exogreffe : des testicules de singe sur un homme de 45 ans, castré à la suite d’une tuberculose. Il avait commencé par obtenir des testicules sur des humains condamnés à mort, mais, l’offre étant tout de même plutôt rare, et la demande croissante, il s’était rabattu sur des singes. Auparavant il avait séjourné longuement en Égypte où il était chirurgien du khédive, y étudiant le vieillissement précoce et la faible durée de vie des eunuques. Il avait aussi beaucoup pratiqué les greffes animales, de jeune bouc à vieux bouc etc…

L’apparent succès de l’opération lui attirera rapidement la célébrité et l’argent. La science médicale de l’époque était encore toute neuve : les deux découvertes récentes et majeures étaient l’existence des groupes sanguins et des hormones. Les analyses de l’époque lui avaient montré l’identité des groupes sanguins de l’homme et du singe. Et l’atmosphère générale était à la toute puissance de la science. Aux dires de son biographe, Voronof n’était pas du tout un charlatan, mais un homme honnête et brillant, soucieux des progrès que permettait la science. La greffe de testicules… c’était le Viagra de l’époque. En créant des réserves de singes, il assurait à l’humanité un stock de porte-greffes qui était la fontaine de jouvence…

La célébrité et l’argent… cela fait des jaloux … qui ne manquaient pas. Serge Voronof était juif et avait voulu le cacher, mais cela s’était su … Serge avait remplacé Samuel. À cette époque il ne faisait pas bon être juif dans le monde de la Médecine et c’est ainsi que lui furent interdits toutes les promotions qui auraient pu venir reconnaître son talent, d’autant plus qu’il avait fait le nécessaire pour que le processus opératoire soit largement diffusé, en le filmant dès 1919, et formant ainsi à distance des confrères qui répandront largement ce type d’opération.

Son renom lui attira nombre de célébrités … on parle de Yeat’s, Marcel Achard, Sacha Guitry, Poincaré, Clemenceau, Anatole France, le roi Fayçal, Mustafa Kemal et même Gandhi. Ce n’était certes pas fait pour les petits revenus : il fallait débourser l’équivalent aujourd’hui de 9 000 €. Charles Maurras passa, paraît-il, deux fois sur le billard, dans les années 1930 ! Mais avec lui, cela ne marcha pas, son antisémitisme viscéral était trop puissant pour céder à l’effet placebo… des viscères aux testicules, le chemin est court ! On l’entendit maugréer à la sortie de la clinique : mais qu’est-ce qui m’a pris de venir me fourrer dans les pattes de sale youpin qui se fait des couilles en or en me greffant celles d’un singe !

Voronof ne prétendait pas faire de miracle et reconnaissait même un taux de rejet de 18 %. Un sujet aussi centré sur la sexualité ne pouvait bien sûr qu’être récupéré par les chansonniers qui s’en donneront à cœur joie : Le poète E. E. Cummings parla, dans une chanson, d’un célèbre docteur qui insère des glandes de singe dans des millionnaires et le chirurgien de Chicago Max Thorek, (…), se rappela que dans les soirées élégantes et les apéritifs chics, ainsi que lors des tranquilles rassemblements de l’élite du milieu médical, les mots glandes de singe étaient sur toutes les lèvres. La chanson d’Irving Berlin Monkey-Doodle-Doo, qui apparaît dans la bande originale du film The Coconuts des Marx Brothers, contient le vers Si tu es trop vieux pour danser/Cherche-toi une glande de singe et dans l’histoire de Sherlock Holmes The Adventure of the Creeping Man par Sir Arthur Conan Doyle, toute l’intrigue a pour objet un professeur qui s’injecte des glandes de singe.

La mode féminine étant alors aux manteaux en peau de singe, on lit dans Le Figaro du 3 juillet 1924 qui rappelle l’affaire : Les fourreurs l’emploient pour les dames et le docteur Voronoff pour les messieurs, si bien que, dans toute cette affaire, les besoins de la science pure sont quelque peu oubliés. Et on trouve chez Bérangère Bienfait : Franges de singe… pour les dames. Voronoff s’occupe du reste pour les Messieurs. Abel Faivre fait dire à un anthropoïde observant un couple : jeune femme enchimpanzée dans ses fourrures et vieux beau allègre avec ce distique :

Le monde désormais vivra de mes dépouilles,
La femme avec ma peau, et l’homme… Ah ! les fripouilles !

On verra aussi des cendriers représentant un singe protégeant ses attributs d’une main, tenant un revolver, de l’autre et lançant : Viens-y Voronoff.

Wikipedia

On sait aujourd’hui que les exogreffes ne marchent pas et on attribue les évidentes améliorations d’alors au seul effet placebo, encore que des médecins se montrent plus prudents en concluant avec une réserve : les exogreffes me marchent pas, du moins dans le long terme.

24 07 1920            

Haut Commissaire au Levant, le général Gouraud s’affronte avec le roi Fayçal à la bataille de Mayssaloun : le roi va être défait et éliminé.

30 07 1920              

Le paquebot Aquitaine traverse l’Atlantique avec des moteurs diesels : le mazout va prendre rapidement le pas sur le charbon.

5 08 1920                   

Sous l’égide de Louis Tardy, création de l’Office national du Crédit Agricole, organisme de compensation entre les caisses locales, fondées en 1894, qui deviendront la CNCA en 1926.

9 08 1920                   

Juliette Marie Louise Lacaze épouse Paul Bernard Guillaume, marchand d’art qui s’occupe entre autres des œuvres de Derain, Matisse, Picasso, Van Dongen, Soutine, Modigliani. Parmi ses amis, Guillaume Apollinaire, Max Jacob. Il a le goût du pouvoir, du secret et une soif inextinguible d’ascension sociale. Employé dans un garage automobile, il a découvert des statuettes africaines dans un stock de caoutchouc, et les a tout simplement exposés en vitrine, où elles attirèrent bien sûr l’attention, dont celle de Guillaume Apollinaire : c’est ainsi que Paul Guillaume était entré dans le monde de l’art. Devenu le courtier de Guillaume Apollinaire, passionné d’art nègre, il se constitue parallèlement son propre fonds, et devient rapidement expert reconnu : en 1926, il publiera en collaboration avec Thomas Munro 1897-1974 Primitive Negro Sculptures, Editions Harcourt Bruce §Co , New-York, traduit en français en 1929 chez Crès.

Enfin Picasso a découvert récemment ce que l’on appelait alors l’art nègre dans une statuette en bois (vilie) achetée par Matisse. Max Jacob raconte avoir retrouvé son ami le lendemain matin de la trouvaille en train de dessiner sur de grandes feuilles de papier Ingres : une face de femme avec un seul œil, un nez trop long confondu avec la bouche, une mèche de cheveux sur l’épaule. Le poète avoue d’ailleurs n’avoir rien compris à tout cela, témoignant au passage de l’humeur sombre du peintre. Dans les propos que l’on prête à Picasso, sa visite au musée d’ethnologie du Trocadéro relatée par André Malraux dans La tête d’obsidienne demeure éclairante : Je regardais toujours les fétiches. J’ai compris : moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout, c’est inconnu, c’est l’ennemi ! Tout ! Pas les détails ! Les femmes, les enfants, les bêtes, le tabac, jouer … Mais le tout ! J’ai compris à quoi elle servait, leur sculpture, aux Nègres. Pourquoi sculpter comme ça, et pas autrement. Ils étaient pas cubistes, tout de même ! Puisque le cubisme, il n’existait pas. Sûrement, des types avaient inventé des modèles et des types les avaient imité, la tradition, non ? Mais tous les fétiches, ils servaient à la même chose. Ils étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. Les esprits, l’inconscient (on n’en parlait pas encore beaucoup), l’émotion, c’est la même chose. J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Tout seul, dans ce musée affreux […] avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d’Avignon ont du arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui !

Laurence Bertrand Dorleac. Histoire Mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron et 132 auteurs encadrés par Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou. Seuil 2018

En épousant Juliette Lacaze, Paul Guillaume ignore qu’il tombe sur encore plus ambitieuse que lui… il l’ignore car elle n’est qu’une petite provinciale, née le 19 mai 1898 à Millau, fille d’un clerc de notaire et de Hélène, née Saint Privat. La mort de son père en 1919  a été l’occasion de convaincre sa mère et son frère de monter à Paris où elle commencera par travailler au vestiaire du Viking, une boite de nuit, en même temps modèle au Bateau-lavoir,  avant de lâcher la bride à une ambition qui l’amène à rencontrer des peintres, des poètes qui lui font rencontrer Paul Guillaume. En moins de 3 ans, Julie Lacaze, devenue Domenica pour son mari – ils se sont rencontrés un dimanche – est devenue une femme riche, habitant 650 m² avenue du Bois – la future avenue Foch -, avec chauffeur, maître d’hôtel etc…

Guillaume est aussi fournisseur et conseiller du collectionneur américain Barnes  – le Barnes de la célèbre fondation, près de Philadelphie – qui leur ouvre ses portes, et ce sont d’étourdissantes tournées aux USA, de fêtes en expositions, d’expositions en fêtes. De retour, on s’achète une villa à Saint Tropez, et on prend nombre d’amants… Les 250 œuvres d’art de leur collection sont le ciment qui soude le couple. Elle rencontre alors Jean  Georges Henri Walter, architecte en vue dont l’immense fortune tient aux mines de plomb – galène – de  Bou Beker, proche de Zellidja, dans le nord du Maroc, près de la frontière algérienne. Jean Walter a le coup de foudre, divorce [il a trois enfants, dont l’ainée, Geneviève épousera Philippe Lamour] et fait emménager le couple chez lui, avenue Maunoury : c’est Jules et Jim. Guillaume a le bon goût de mourir à 43 ans d’une péritonite qui a commencé par une appendicite non soignée. Il avait manifesté l’intention de léguer sa collection au Louvre, au cas où Domenica ne lui aurait pas laissé d’enfant ; Domenica ne peut donc empêcher la cession de la collection qu’en ayant un enfant, ce qui vient faire barrage à la donation, faisant d’elle la gérante des biens de son enfant, jusqu’à la majorité de ce dernier : quelques petits trafics, un coussin sur le ventre et un enfant abandonné né le 30 novembre 1934 [n’ayant laissé trace sur aucun état-civil parisien], récupéré et vendu  par une trafiquante installée rue Pasquier à Paris, devient Jean-Pierre Guillaume, fils de Domenica et de feu Paul Guillaume. Le tour de passe-passe lui permet d’être propriétaire des tableaux. Elle mettra 12 ans avant de dire à Jean-Pierre, dans la colère de l’escroc dont le masque vient de tomber, qu’elle n’est pas sa mère. Elle brille dans les salles de ventes pour emporter à des prix-records Argenteuil de Monet, le Rocher rouge ou Biscuits et Pommes, de Cézanne. Ce dernier est décroché en 1952 pour 33 millions de francs au nez et à la barbe de l’armateur grec Niarchos.

Jean Walter a demandé à Henri Jacques Le Même, architecte à Megève de construire pour elle un chalet, sur la route du Mont d’Arbois, que les mégevans nommeront le chalet de l’Inconnue, dont la façade aux trois porches est peinte par Albert Decaris. Quand la première femme de Jean Walter meurt en 1941, il épouse Domenica le 25 septembre de la même année à Cannes, lui léguant sa part des actions minières. Souffrant de rhumatismes, elle fait du docteur Maurice Lacour son amant et médecin personnel, et l’installe à demeure quand Jean Walter connaît une petite alerte cardiaque : on est à nouveau dans Jules et Jim. Le 11 juin 1957, Jean Walter est heurté par une 2 CV en sortant d’un restaurant à Souppes sur Loing : Domenica refuse d’appeler une ambulance, et emmène Jean Walter dans sa voiture, accompagnée par le Docteur Lacour. Walter meurt en arrivant à l’hôpital de Montargis. Et de deux ! Aux obsèques, on verra le président de la République Vincent Auriol faire l’éloge du défunt, Georges Duhamel, Maurice Genevoix, Pierre Lazareff … Une lettre que d’aucuns affirment écrite par Domenica, institue son frère Jean administrateur délégué des mines de Zellidja, aux dépens du fils de Jean Walter, Jacques, qui fait très bien le travail. Et c’est le docteur Lacour qui en est l’administrateur général !

10 08 1920                 

Le traité de Sèvres, contresigné par Mehmet VI, démembre l’Empire ottoman, validant la Conférence de San Remo pour ce qui concerne la Grande Bretagne et la France, crée une république indépendante d’Arménie et un territoire autonome des Kurdes. Le projet de Grande Arménie est abandonné. Constantinople et les détroits deviennent une zone démilitarisée internationale ; la Thrace et le pays de Smyrne sont attribués à la Grèce ; toute la moitié sud de la Turquie deviennent des zones italienne à l’ouest et française à l’est. Seul restait à l’Empire, autour d’Angora [la future Ankara, dont Mustafa Kemal fera sa capitale], un territoire de 120 000 km², couvert de terres incultes et de broussailles : avec pareils dépeçage et humiliation Mustafa Kemal n’aura pas trop de mal à trouver du monde pour tailler des croupières aux armées arméniennes, française, italienne, puis grecques.

19 08 1920                

Les bolcheviques ont porté la réquisition du grain de 18 à 27 millions de pouds [1 poud = 16.38 kg] : cela revient à affamer la paysannerie.  La révolte débute dans la petite ville de Khitrovo, où se forma une armée bleue, qui reposait  sur une organisation politique : l’Union des paysans travailleurs, d’inspiration socialiste-révolutionnaire. Un congrès élu à Tambov abolit l’autorité soviétique et vota la création d’une assemblée constituante indépendante ; il fut également décidé de donner toute la terre aux paysans.

Alexandre Antonov, membre du parti socialiste révolutionnaire, avait rejoint l’aile bolchévique durant la révolution de 1917, avant de se retourner contre eux lors des premières réformes agraires en 1918. Antonov débuta une série d’attaques contre les autorités bolchéviques dans la région de Tambov et devint une sorte de héros populaire parmi les masses paysannes. Certains de leurs partisans avaient réussi à infiltrer la Tcheka. En octobre 1920, l’armée paysanne comptera plus de 20 000 hommes, renforcée par de nombreux déserteurs de l’Armée rouge. En janvier 1921, la révolte s’étendit aux régions de Samar, Saratov Tsarintsyne, Astrakhan et la Sibérie. Antonov recourra à la conscription afin d’augmenter ses effectifs. Il réussira à former deux armées de campagne, organisées en 21 régiments, avec un effectif total estimé à entre 20 et 50 000 hommes. Bien structurées et organisées, elles  possédaient leurs propres insignes et uniformes.

Devant la menace, les bolchéviks créèrent une Commission plénipotentiaire du comité central exécutif panrusse du parti bolchevik pour la liquidation du banditisme dans le gouvernement de Tambov. La révolte fut écrasée par des unités de l’Armée rouge commandées par Mikhaïl Toukhatchevsky. Gueorgui Joukov – le futur maréchal -, y recevra l’ordre du drapeau rouge. Ils étaient à la tête de près de 30 000 soldats, avec  de l’artillerie lourde, des trains blindés, et des détachements spéciaux de la Tchéka.

Mikhaïl Toukhatchevsky et Vladimir Anronov-Ovseenko signèrent un ordre, daté du , qui stipulait : Les forêts où les bandits se cachent doivent être nettoyées par l’utilisation de gaz toxique. Ceci doit être soigneusement calculé afin que la couche de gaz pénètre les forêts et tue quiconque s’y cache. D’après Le Livre noir du communisme, les armes chimiques furent utilisées de la fin  jusqu’à la fin 1921, sur ordre direct du commandement de l’Armée rouge et de la direction du parti bolchevik. La même source soutient que les publications des journaux communistes locaux glorifièrent ouvertement la liquidation des bandits par utilisation de gaz chimique. Au contraire, d’après l’historien Jean-Jacques Marie, les armes chimiques ne furent jamais employées en raison des réticences de l’Armée rouge et du Conseil militaire de la République. En outre, l’ordre initial de Toukhatchevski imposait de prendre des mesures exhaustives pour sauver le bétail qui se trouve dans la sphère d’action des gaz, ce qui en aurait interdit l’utilisation, étant donné l’impossibilité de séparer dans les bois les rebelles de leur bétail.

Les autorités bolchéviques ouvrirent sept camps de concentration, où au moins 50 000 personnes furent internées, principalement des femmes, des enfants, des vieillards, certains servant d’otages. La mortalité dans les camps atteignait les 15 à 20 % par mois. En , Antonov recourut à la conscription afin d’augmenter ses effectifs. Il réussit à former deux armées de campagne. Ces armées consistaient en 21 régiments, avec un effectif total estimé à entre 20 et 50 000 hommes. Ces armées étaient bien structurées et organisées, et possédaient leurs propres insignes et uniformes. Cependant, les autorités soviétiques qualifièrent les Antonovtsi de bandes de koulaks désorganisées et de bandits.

Le soulèvement fut graduellement étouffé durant l’année 1921. Antonov fut tué en 1922, lors d’une tentative d’arrestation. Les pertes totales parmi la population de la région de Tambov sont estimées à 240 000 personnes au moins.

Wikipedia

Description de cette image, également commentée ci-après

22 08 1920                

Autour du compositeur bavarois Richard Strauss, l’écrivain Hugo von Hofmannsthal, le metteur en scène Max Reinhardt, le scénographe Alfred Roller, le chef d’orchestre Franz Schalk se démènent depuis deux ans pour que ne meure pas la culture autrichienne, et c’est la première représentation du Festival de Salzbourg, avec la pièce de théâtre de Hofmannsthal : Jedermann, mis en scène par Mas Reinhardt sur le parvis de la cathédrale.

25 08 1920              

113 000 soldats polonais font face à 114 000 soldats russes, sur les rives de la Vistule. Les premiers ont à leur tête un stratège hors pair, Jozef Pilsudski, héros de l’indépendance, l’aîné de presque trente ans du second, le tout jeune – 27 ans – général Toukhatchevski, co-détenu de Charles de Gaulle à Ingolstadt pendant la première guerre mondiale, lequel de Gaulle se trouvait aussi en Pologne, un des 400 officiers français sous les ordres du général Henrys, venus conseiller et armer les Polonais. Jusqu’alors, tous les succès soviétiques sont à l’actif du jeune général russe. Au début de la bataille, il appelle en renfort la 1° armée de cavalerie du général Boudienny, qui tente de prendre Lvov, au sud-ouest. Mais ce dernier, bien qu’aux ordres de Toukhatchevski, refuse : à ses côtés  se trouve le président du Comité militaire révolutionnaire du front sud-ouest qui n’est autre que Joseph Dougachvili, alias Staline, à la réussite beaucoup moins flagrante et qui se refuse à offrir encore une victoire au brillant général, qu’il n’oubliera pas, au contraire. Toukhatchevski, vaincu, ne sera pas long à connaître les raisons du refus de son subordonné. L’audace de Pilsudski qui avait consisté à attirer le gros des forces russes au nord de Varsovie, pour les attaquer par le sud avait pleinement réussi. Le chauvinisme français voudra attribuer cette éclatante victoire au général Weygand, qui aura l’honnêteté de mettre les choses au point : Cette victoire […] est une victoire polonaise ; les opérations militaires ont été menées par des généraux polonais […]. La France a sa propre gloire militaire et ne va pas s’attribuer celle de la Pologne. Il acceptera avec plaisir d’être fait citoyen d’honneur de Varsovie, mais précisera qu’il avait jugé le génial plan d’attaque de Pilsudski tellement risqué qu’il n’avait pas voulu en prendre la responsabilité. Les Polonais nommeront la bataille de Varsovie miracle de la Vistule. Par le traité de Riga, les Russes abandonnent à la Pologne la Galicie et une partie de la Biélorussie. Quant au capitaine de Gaulle [2] , il en tirera leçon sur la fragilité des nations : Il faut avoir observé la foule affreuse des faubourgs, Praga ou Wola, pour mesurer à quel degré de misère peuvent atteindre des hommes. Il faut avoir longé les interminables files de femmes, d’hommes, d’enfants hagards, attendant des heures à la porte du boulanger municipal le morceau de pain noir hebdomadaire, avoir senti peser sur sa voiture les lourds regards de cette plèbe affamée, pour comprendre que notre civilisation tient à bien peu de chose, et que toutes les beautés, toutes les commodités, toutes les richesses dont elle est fière, auraient vite disparu sous la lame de fureur aveugle des masses désespérées.

27 08 1920                      

Lazare Kessel, tête d’archange, frère cadet de Joseph a épousé en 1918 Léonilla Jenny Louise Samuel : un garçon, Maurice, est né le 28 avril de la même année. Un mois après avoir eu le prix d’excellence du Conservatoire de théâtre, qui lui avait valu d’être engagé à l’Odéon, il se tire une balle dans le cœur. Leonilla se remariera avec René Druon, qui adoptera et donnera son nom à Maurice. Les parents, Samuel Kessel et Raïssa Lesk, tous deux juifs russes, Raïssa d’Orenbourg, Samuel de Lituanie, s’étaient connus à la faculté de médecine de Montpellier, et Raîssa avait suivi son mari en Argentine, où était né Joseph. Les Juifs aisés avaient été regroupés à Orenbourg, au N-NE de la Caspienne, proche du Kazakhstan, pour y être à l’abri des pogroms des orthodoxes extrémistes.

1 09 1920                   

Le général Gouraud, du balcon de l’état-major du commissaire des territoires ottomans de Palestine et de Syrie [bâtiment alors promis à devenir un casino, ce qu’il ne sera jamais] à Beyrouth proclame l’indépendance du Grand Liban, sous le protectorat de la France, dont le mandat sera confirmé par la SDN en 1922. Grand – parce que ses frontières sont au-delà de ce que demandaient les nationalistes libanais – . La Syrie est divisée en trois États : l’État de Damas, l’État d’Alep, le territoire des Alaouites, au nord du Liban. En 1922 en sera crée un quatrième : le Djebel Druze. C’est en fait Robert de Caix qui est le maître d’œuvre, voulant ainsi assurer à la France la clientèle des chrétiens du Liban. Tous ces artifices provoqueront la grande révolte syrienne de 1925-1926. L’Angleterre, elle, hérite des provinces de l’empire ottoman, dont l’Irak, où elle s’appuie sur les minorités sunnites, élites du défunt empire ottoman : les chiites, majoritaires, sont marginalisés ; cela deviendra la grande constante de l’Irak, jusque sous Saddam Hussein, à la fin du XX° siècle.

Ce fut le triomphe du nationalisme, l’élément le plus facilement perceptible et applicable du modèle occidental, qui submergea non seulement l’empire, mais aussi les rêves de panislamisme et d’union arabe, par l’adoption au Moyen-Orient du même schéma d’États-nationaux à travers le purgatoire du système mandataire.

Stefane Yerasimos Questions d’Orient, frontières et minorités des Balkans au Caucase. La Découverte 1993

16 09 1920                 

Une bombe explose devant le siège de la Banque Morgan, la première des États-Unis, à Wall Street : 38 morts, des centaines de blessés. Le FBI, où vient d’arriver le jeune juriste Edgar Hoover, – le futur patron – se lance à la poursuite des terroristes : malgré des années d’investigation, ils feront choux blanc.

23 09 1920                 

60 000 soldats turcs envahissent l’Arménie, massacrant tout : il n’y a plus de république arménienne.

09 1920                      

Début de la commercialisation des premiers appareils radio : TSF : Transmissions Sans Fil.

25 10 1920                 

Terence MacSwiney, maire de Cork en Irlande, élu du Sinn Fein, meurt des suites d’une grève de la faim à la prison de Brixton à Londres. Les Anglais avaient gravement sous-estimé le poids de la diaspora irlandaise dans le monde, surtout au États-Unis, d’où les protestations fragilisèrent ses positions. Leurs forces du maintien de l’ordre en Irlande étaient alors de 55 000 soldats et 15 000 policiers.

1920                       

L’antisémitisme d’une partie des Polonais s’exprime à la faveur de la reprise de la ville de Jitomir : Les Polonais sont entrés dans la ville et y sont restés trois jours, pogrom antijuif, ils ont coupé les barbes, – ça, c’est habituel -, raflé 45 Juifs au marché, les ont emmenés aux abattoirs, tortures, langues coupées, des hurlements qui remplissaient la place. Ils ont brûlé six immeubles.

Isaac Babel

Mort d’Eliézer Ben Yéhouda, érudit et pédagogue juif, émigré à Jérusalem depuis 1881. Il y a fondé un quotidien en langue hébreu dès 1884, Ha Tsevi, et surtout laisse inachevé le Thesaurus, où il a voulu rassembler les mots hébreux de tous les temps. Il a enrichi l’hébreu des mots usuels qui lui manquaient en recourant aux langues sémitiques, l’araméen et l’arabe, en évitant une trop grande contamination par le yiddish ou par les langues européennes particulières. Il est le principal artisan du retour de l’hébreu dans le giron des langues vivantes, phénomène tout à fait exceptionnel.

Le pianiste Ignacy Paderewski, exilé aux États-Unis pendant la guerre, revenu en Pologne en janvier 1919, était devenu président du gouvernement d’union nationale et ministre des Affaires Étrangères : il avait représenté la Pologne à Versailles. Partisan d’une paix avec les bolcheviques, il s’était opposé au général Pilsudski, à la tête de l’armée et avait démissionné en novembre 1919.

11 11 1920                       

La mémoire ne peut se contenter de mots ; il faut les adosser à des monuments, des sites. Il en est ainsi depuis des siècles et des siècles. L’hécatombe qui a pris fin voilà deux ans avait inspiré dès 1916 François Simon, président de la section rennaise du Souvenir Français – une association fondée en 1887 pour entretenir le souvenir des morts de la guerre de 1870 – :  Pourquoi la France n’ouvrirait-elle pas les portes du Panthéon à l’un de nos combattants ignorés, mort bravement pour la patrie, avec, pour inscription sur la pierre, deux mots  : un soldat  ; deux dates  : 1914-1917 [sic] ? Cette inhumation d’un simple soldat sous ce dôme, où reposent tant de gloires et de génies, serait comme un symbole ; et plus, ce serait un hommage rendu à l’armée française tout entière. L’idée fera son chemin, on préférera finalement l’Arc de Triomphe au Panthéon, et c’est à Auguste Thin, soldat de deuxième classe du 132° Régiment d’Infanterie, âgé de vingt-et-un ans que revint l’honneur de choisir  parmi huit cercueils amenés dans la citadelle de Verdun, celui qui serait le soldat inconnu… huit corps de soldats qui n’avaient pu être identifiés et qui avaient été exhumés dans les huit régions où s’étaient déroulés les combats les plus meurtriers : Flandres, Artois, Somme, Île de France,  Chemin des Dames, Champagne, Lorraine et Verdun. Pour ne pas avoir à tergiverser, Auguste Thin fit la somme des chiffres de son régiment et désigna donc le sixième cercueil. Le cortège de la cérémonie est accompagné de deux chars, le premier portant le cœur de Gambetta, le second, le corps de ce soldat inconnu, dont l’inhumation définitive attendra le 26 janvier 1921. La flamme commémorative sera allumée le 11 novembre 1923 ; elle ne s’éteindra pas. Il faut bien réaliser qu’il y a dans cette nouveauté quelque chose de fondamental : la reconnaissance par la nation du souvenir qu’elle entretient de chaque soldat mort pour elle, car, jusqu’alors, n’avait droit à une tombe que le général mort au front, les soldats et officiers subalternes n’ayant droit, eux, qu’à la fosse commune, c’est à dire l’anonymat, le meilleur collègue de l’oubli. C’était la règle, mais elle avait commencé à être détournée dès les débuts de la guerre, les vivants creusant des tombes individuelles, faisant figurer sur une croix de bois, puis une cocarde métallique le nom du défunt connu par la double plaque d’identité, l’une en pendentif, l’autre en bracelet. L’État avait autorisé par la loi de juillet 1920 le rapatriement du défunt pour les familles qui en feraient la demande, et c’est ainsi que de 1920 à 1923, 240 000 dépouilles seront ramenées du front vers les caveaux familiaux.

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère ;
Et, comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.

Victor Hugo. Les chants du crépuscule, 1831. Composé pour les morts de la Révolution de juillet 1830

C’est un étrange musée sans visiteurs, qui ne figure dans aucun guide touristique. Pour s’y rendre, une autorisation spéciale est nécessaire. Rendez-vous est donné à l’entrée du port historique de Trieste, désaffecté depuis des décennies. Il faut ensuite monter dans une voiture de l’autorité portuaire, les rares invités n’ayant pas le droit de circuler à pied. On avance au ralenti le long d’une large allée bordée d’entrepôts condamnés, dont le nombre et la dimension rappellent ce que fut, au temps de sa splendeur, l’ancienne porte d’entrée de l’Europe centrale.

En 1719, Charles VI de Habsbourg, empereur d’Autriche, avait concédé à cette petite ville sans histoire du bord de l’Adriatique un statut de port franc, autrement dit une exemption de droits de douane pour les marchandises qui y seraient déchargées. Il posait là les bases d’une incroyable expansion qui allait permettre à Trieste de supplanter Venise qui dominait pourtant sans partage l’Adriatique depuis plus de cinq siècles.

Vue de Trieste en Italie, le 13 juillet.

Vue de Trieste en Italie, en 2020. Jacopo Landi pour Le Monde

Trieste fut le Singapour de l’Europe des grands empires, la plaque tournante de toutes les richesses. Pendant deux siècles, les fortunes s’y sont faites et défaites. Mais après la première guerre mondiale et le démembrement de l’Autriche-Hongrie, la ville portuaire – rattachée au royaume d’Italie et soudain inutile – entama un inexorable déclin. Au sortir de la seconde guerre mondiale, après des mois d’incertitude, Trieste demeura sous souveraineté italienne, tandis que ses environs immédiats – ces villes d’Istrie et de Dalmatie sur lesquelles avait flotté, durant des siècles, l’étendard au lion ailé de la République de Venise – passèrent sous la souveraineté de la Yougoslavie. En l’espace d’une génération, l’ancien carrefour de l’Europe devint une impasse.

Dans sa décrépitude actuelle, où subsistent des traces de sa grandeur passée, le port historique de Trieste offre la meilleure illustration du destin de la cité. Les porte-conteneurs venus du monde entier débarquent plus loin, près de la frontière slovène, dans des terminaux flambant neufs. Seuls subsistent, au centre de la ville, cette friche industrielle trop grande pour être réhabilitée et cet alignement de bâtiments non dénués de majesté.

Celui qui porte le numéro 18, avec ses fenêtres arrondies, sa loggia et ses airs de palais vénitien défraîchi, est l’un des plus impressionnants. À l’entrée, on rencontre Franco Degrassi, président de l’IRCI (Institut régional de la culture d’Istrie, de Fiume et de Dalmatie), à qui les autorités ont confié l’immeuble. Entre ces murs, les anciens habitants des régions, devenues italiennes en 1920 avant d’être perdues à nouveau après la seconde guerre mondiale, ont conçu un étrange lieu de mémoire, constitué d’une accumulation d’objets que les déplacés de l’après-guerre ont laissés derrière eux, au gré de leur errance. Je suis né en Istrie, j’y ai grandi, comme des centaines de milliers d’Italiens, raconte Franco Degrassi. Puis nous avons dû partir pour aller dans des camps. Il y en avait 120 dans toute l’Italie. Certaines familles restaient quelques mois, d’autres plusieurs années. Lorsqu’elles ont recommencé leur vie, en Italie ou ailleurs, elles ont abandonné leurs souvenirs. De temps en temps, le gouvernement publiait dans la presse des avis invitant les gens à venir les récupérer. Le dernier appel date de 1978. Puis on a tout apporté ici.

Des chaises conservée dans le « Magazzino 18 » à Trieste, le 14 juillet.

… dans le Magazzino 18 à Trieste.  Jacopo Landi pour Le Monde

Des outils d’artisans, de vieilles images saintes, des objets du quotidien… Pris individuellement, ces centaines de chaises, de lits, d’armoires ou de vieux outils rouillés n’auraient aucune valeur. Mais rassemblées, ces reliques prennent un autre sens, s’érigent en un témoignage bouleversant du peu qu’il subsiste d’un monde englouti.

Le magazzino 18, c’est notre Pompei, soupire M. Degrassi avec un triste sourire. Pour surprenante qu’elle soit, cette image est justifiée. Car même si la disparition de l’Istrie italienne est tout sauf une catastrophe naturelle, c’est à la manière d’un archéologue qu’il faut explorer ses traces, en prenant soin de déblayer les couches de mémoire douloureuse qui sont venues brouiller la vue d’ensemble sur ce drame.

L’Istrie italienne naît officiellement le 12 novembre 1920, de l’autre côté de la péninsule, dans le luxe feutré de la villa Spinola, une demeure aristocratique de style anglais située un peu à l’écart de la station balnéaire de Rapallo, dans les environs de Gênes. C’est là que le président du conseil italien Giovanni Giolitti et Milenko Vesnic, chef du gouvernement du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (la future Yougoslavie), signent un accord établissant les frontières entre leurs deux États.

Contrairement aux grands traités de l’époque, issus de la Conférence de paix de Paris, nul vaincu ne figure parmi les protagonistes. Il s’agit plutôt de se répartir, entre vainqueurs, les dépouilles de l’empire d’Autriche-Hongrie, démembré quelques mois plus tôt par les traités de Saint-Germain (1919) et de Trianon (1920). L’affaire n’est pas simple pour autant car les positions des deux États sont difficilement conciliables, d’autant plus que l’épineuse question de Fiume doit aussi être réglée de toute urgence. À l’automne 1919, le poète Gabriele D’Annunzio, auréolé de ses faits d’armes durant la guerre, s’est emparé de ce petit port à l’aide d’une poignée d’anciens combattants et d’aventuriers plus ou moins exaltés, à l’appel des populations italiennes de Fiume qui refusaient de devenir yougoslaves et réclamaient leur rattachement à la mère patrie.

L’aura du poète confère à ce geste un peu fou des allures d’odyssée. Partout en Italie – et même au-delà des frontières -, on se passionne pour le destin de ce petit port naguère inconnu, désormais réclamé comme un dû par Rome au nom de tous les morts italiens de la Grande Guerre. Finalement, les deux puissances se mettent péniblement d’accord pour concéder à Fiume un statut d’État libre. Son rattachement pur et simple à l’Italie interviendra en 1924.

Cependant, pour des millions de personnes, l’essentiel est ailleurs. De Capodistria à Zara, les principales terres irrédentes – de l’italien irredentismo, qui signifie non libéré, non racheté réclamées par l’Italie deviennent la province de Vénétie Julienne. Ces gains territoriaux substantiels, qui s’ajoutent au Trentin, au Haut-Adige, au comté de Gorizia et à quelques îles de l’Adriatique, également conquis sur l’empire des Habsbourg, parachèvent un processus de construction nationale débuté un siècle plus tôt.

Après le rattachement de la Vénétie (1866) et l’entrée des troupes italiennes dans Rome en 1870, l’ensemble des États italiens ont en effet été réunis sous la même bannière, pour la première fois depuis la chute de l’Empire romain. Restait, cependant, à s’assurer une place aux premières loges dans le concert européen. Pour cela, deux voies s’offrent alors à l’Italie : l’expansion coloniale en Méditerranée, qui se heurte aux intérêts de la France et du Royaume-Uni, et la revendication de la restitution des régions majoritairement peuplées d’Italiens mais restées sous souveraineté autrichienne : les terres irrédentes.

Ce dilemme explique le constant jeu de balancier auquel va se livrer l’Italie réunifiée, théorisé par la diplomatie italienne sous le nom d’égoïsme sacré. S’allier à la France et à l’Angleterre équivaut à renoncer à sa vocation d’empire. Faire le choix de se rapprocher de Vienne et de Berlin revient à abandonner le rêve de réunir tous les Italiens sous la bannière tricolore… Cette valse-hésitation prend fin avec l’entrée en guerre dans le camp de la Triple Entente au printemps 1915, après la conclusion d’un accord secret avec Paris et Londres, dans lequel les Alliés assurent à Rome qu’en cas de victoire, la plus grande part des terres irrédentes lui reviendront. L’Italie, qui a accordé son alliance au plus offrant, entre donc en guerre alors même que ses frontières ne sont pas menacées.

Face à l’irrésistible montée en puissance du nationalisme prussien, le vieil empire des Habsbourg faisait déjà pâle figure. Au sein de cette très complexe mosaïque de peuples, les équilibres étaient précaires, et la double monarchie peinait de plus en plus à contenir la montée des nationalismes hongrois, croate, tchèque et polonais. La guerre lui sera fatale. Malgré la résistance de ses armées (et le loyalisme irréprochable des soldats de toutes nationalités, qui montre bien que l’empire n’était pas si discrédité que cela), l’effondrement, en octobre 1918, est total.

Le 3 novembre 1918, un armistice est conclu avec les Alliés. À 16 heures, quatre navires de guerre italiens entrent dans le port de Trieste pour prendre possession de la ville, scellant l’annexion à l’Italie de la troisième ville de l’empire des Habsbourg. Dans les chancelleries occidentales, nul n’ignore que la définition des nouvelles frontières sera du ressort de la grande conférence pour la paix qui s’annonce à Paris. Mais la meilleure façon de s’épargner les mauvaises surprises est de prendre les devants. En plantant le drapeau tricolore sur la Piazza Grande de Trieste, bientôt rebaptisée Piazza Unita d’Italia, l’Italie écarte le risque de contestations. Elle fait de même dans les principales cités d’Istrie afin d’asseoir ses revendications. Enfin, trois ans et demi de guerre et 600 000 morts plus tard, elle rappelle l’accord secret signé avec les Alliés et demande ce qu’elle considère comme la juste récompense d’un choix dramatique. 

La caractéristique de la ville, au sein de l’empire, était que les identités ethniques ou religieuses y comptaient moins qu’ailleurs. 

Alexandros Delithanassis, gérant du Caffe San Marco de Trieste

Durant tout le XIX° siècle, et à mesure que l’empire austro-hongrois perdait de sa superbe, la revendication nationale italienne n’avait cessé de prendre de l’ampleur à Trieste. Du point de vue de la démographie, l’italianité de cette métropole était incontestable. Selon le recensement de 1910, 52 % des habitants de Trieste, alors au sein de l’empire autrichien, étaient des sujets italianophones et 13 % étaient des citoyens italiens. Cela suffisait-il pour autant à démontrer qu’ils voulaient être rattachés à l’Italie ? C’est ce qu’a toujours affirmé la droite locale, assure Alexandros Delithanassis, éditeur et actuel gérant du Caffe San Marco de Trieste qui, du temps des Habsbourg, passait pour le quartier général des irrédentistes italiens. Selon l’histoire officielle, ce sont les habitants de Trieste qui ont voulu le rattachement, poursuit-il. Je n’en suis pas si certain. La caractéristique de la ville, au sein de l’empire, était que les identités ethniques ou religieuses y comptaient moins qu’ailleurs. On ne se définissait pas par rapport à cela. Tout le monde parlait deux ou trois langues… 

L’historien français Fabrice Jesné, directeur des études pour les époques moderne et contemporaine à l’École française de Rome et spécialiste de la présence italienne dans les Balkans, considère les choses différemment : En 1918, l’empire avait cessé d’exister. Le choix qui s’offrait aux Italiens d’Istrie ou de Trieste était de devenir italiens ou yougoslaves. Pour l’immense majorité, il n’y avait pas à hésiter… Par ailleurs la grille d’explication ethnique ne suffit pas pour comprendre ce qui s’est joué. En Istrie et en Dalmatie, la situation était claire : dans les villes du littoral, on parlait italien ; à la campagne, on parlait croate ou slovène. Enfin, dans un empire comme celui des Habsbourg, les identités locales (la ville et ses environs immédiats) étaient au moins aussi importantes que les identités nationales. On se sentait italien, certes, mais surtout citoyen de Trieste ou de Zara.

Reste qu’au sortir de la guerre, les Italiens de la région ne pouvaient concevoir autre chose que leur rattachement au royaume d’Italie, effectivement acté par le traité de Rapallo, le 12 novembre 1920. L’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini, en 1922, y est d’ailleurs accueillie plus que favorablement.

Le chef du Parti national fasciste exalte le souvenir de l’Empire romain, et rêve de refaire de la Méditerranée un lac italien. À Trieste, dont les noms de rues sont vite italianisés, on organise des chantiers de fouilles pour démontrer par l’archéologie que cette ville d’apparence si autrichienne est en réalité romaine, donc italienne. Les populations locales apprécient : c’est en Vénétie Julienne que les adhésions au Parti national fasciste sont les plus nombreuses, rapportées à la population.

La volonté d’italianiser Trieste se concrétise par des actions fortes : en 1923, les écoles où l’enseignement n’est pas dispensé en italien sont fermées. Les tribunaux spéciaux fascistes sont particulièrement sévères envers les opposants slovènes et croates. Le 6 septembre 1930, quatre militants antifascistes slovènes sont fusillés pour une tentative d’attentat contre le siège du quotidien de Trieste, Il Piccolo – la date de leur mise à mort est désormais commémorée chaque année par la communauté slovène de Trieste.

Moins de dix ans plus tard, la seconde guerre mondiale vient tout bouleverser. En 1943, après la mise à l’écart, le 25 juillet, de Mussolini, puis l’annonce d’un armistice, le 8 septembre, entre l’Italie et les Alliés, l’Allemagne nazie occupe la région. Au printemps 1945, alors que le Reich s’effondre, les troupes anglo-américaines et les partisans yougoslaves dirigés par Tito se livrent à une véritable course de vitesse, dont l’objectif ultime est Trieste. Le camp yougoslave l’emporte et pénètre dans la ville le 1° mai, quelques heures avant les Alliés. Après d’âpres négociations, les puissances occidentales et la Yougoslavie de Tito s’accordent sur l’idée d’une partition de la Vénétie Julienne (zone A et zone B) et d’une internationalisation de la région. La ligne de démarcation entre ces deux zones deviendra, en 1954, après la partition définitive, la nouvelle frontière entre les deux pays.

L’Italie conserve finalement Trieste, mais elle doit dire adieu au reste de l’Istrie. Ces pertes territoriales se doublent d’un autre traumatisme : les massacres des foibe, qui demeurent l’une des pages les plus controversées de l’histoire contemporaine de l’Italie. Dans les innombrables cavités naturelles (foibe) des environs de Trieste, les partisans yougoslaves se sont livrés à des massacres. En 1943-1944, ces tueries de masse furent surtout des règlements de comptes politiques, visant des militants fascistes locaux. Mais, en 1945, les exécutions sommaires prirent la forme d’un nettoyage ethnique, pour dissuader les populations italiennes de rester en Istrie.

Combien de victimes furent précipitées dans ces grottes durant les derniers mois de la guerre ? Les estimations divergent. Tandis que, côté italien, on évoque 12 000 à 15 000 morts, les travaux scientifiques les plus récents parviennent à un bilan plus modeste (moins de 4 000 victimes). Le résultat de cette politique de la terreur fut sans appel : des dizaines de milliers de personnes prirent la fuite, dans un exode qui dura jusqu’à l’accord de 1954. Au total, plus de 300 000 italianophones choisirent l’exil. Le magazzino 18 est le témoin de leur errance. Il y a les morts, mais aussi tous ceux dont la vie a été détruite par ce déracinement, tient à rappeler Piero Delbello, le directeur de l’IRCI. Ceux qui sont tombés dans l’alcoolisme ou la dépression, les suicides…

Pendant des décennies, le drame vécu par ces populations a été appréhendé avec embarras par les autorités italiennes. La logique de la guerre froide imposait de conserver de bonnes relations avec la Yougoslavie communiste. Par ailleurs, seuls les néofascistes du MSI (Mouvement social italien) évoquaient l’Istrie perdue, contribuant à reléguer aux marges du débat politique le souvenir des drames de 1945. Il fallut attendre 2004 et l’instauration par le gouvernement Berlusconi, soixante ans après les faits, d’une journée du souvenir chaque 10 février, pour que les massacres des foibe soient reconnus officiellement. Le sujet reste néanmoins explosif : le 10 février 2019, lors d’un discours prononcé à l’occasion de la Journée du souvenir sur le site de la foiba de Basovizza, sur les hauteurs de Trieste, le président italien du Parlement européen, Antonio Tajani (Forza Italia, droite pro-Berlusconi) a lancé un retentissant Vive l’Istrie et la Dalmatie italienne, vivent les exilés ! , provoquant la fureur de la Croatie et de la Slovénie.

Car de l’autre côté de la frontière, la mémoire du siècle écoulé est radicalement différente. Chez les populations slaves de la région, ce n’est pas le traité de Rapallo qui marqua l’année 1920, mais un autre événement, rétrospectivement analysé comme le premier signe annonciateur du fascisme : le 13 juillet, dans le centre de Trieste, des militants nationalistes italiens mirent à sac et incendièrent le centre culturel slovène de la ville (Narodni Dom), sous le regard indifférent de la police italienne. Pour nous, 1920 est l’année où le monde s’est effondré, résume la sénatrice Tatjana Rajk, qui représente au parlement italien la minorité slovène des environs de Trieste. La fin de l’Autriche-Hongrie, c’était la fin de nous-mêmes. Le Narodni Dom était un centre culturel, mais aussi le siège d’un journal, d’un hôtel, d’un théâtre. C’était la preuve de l’existence d’une bourgeoisie slovène. Pour que la victoire de l’Italie soit totale, il fallait que ce lieu disparaisse. 

Lundi 13 juillet 2020, à Trieste et dans les environs, les chefs d’Etat italien et slovène, Sergio Mattarella et Borut Pahor, ont, ensemble, exécuté plusieurs gestes à forte portée symbolique, dont l’ordonnancement avait été pesé au détail près. Ils se sont recueillis devant l’ancienne mine de Basovizza, après s’être arrêtés quelques instants devant la stèle commémorant l’exécution des militants antifascistes slovènes, en 1930. À Trieste, ils ont officiellement annoncé la restitution à la Slovénie du bâtiment qui abritait, jusqu’en 1920, le Narodni Dom, cent ans, jour pour jour, après son incendie.

De part et d’autre de la frontière, chacun a tiré de cette journée ses propres conclusions. Côté slovène, la restitution du centre culturel a été perçue comme une réparation de portée historique. Les médias italiens, eux, ont insisté sur l’image des deux chefs d’État, main dans la main, devant le monument aux morts de Basovizza, analysée comme un acte de contrition, et la reconnaissance du caractère organisé des massacres de l’après-guerre.

Cette journée était sans doute nécessaire, mais elle n’a pas atténué les malentendus entre les deux pays, décrypte l’historien slovène Gorazd Bajc. D’autant qu’une autre date a été passée sous silence : celle du début de l’offensive italienne dans les Balkans, en avril 1941. Cet événement est complètement occulté, alors qu’il est capital, puisqu’il marque le début des violences de masse dans la région. Si l’on oublie 1941, on ne peut pas comprendre les violences commises contre les Italiens à la fin de la guerre. 

Faute de véritable épuration après la chute de Mussolini, beaucoup des responsables des exactions fascistes dans la région n’ont jamais été condamnés. Francesco Giunta, instigateur de l’attaque du Narodni Dom, a ainsi fait une belle carrière au sommet du parti fasciste. Il est mort à Rome, en 1971, sans avoir eu à répondre de ses actes.

C’est vrai, des centaines de milliers d’Italiens ont dû quitter l’Istrie, concède Gorazd Bajc, mais il ne faudrait pas oublier que des dizaines de milliers de Slovènes et de Croates ont fait le même choix, pour échapper au communisme. Au fond, le véritable drame des expulsés d’Istrie et de Dalmatie, c’est qu’on ne leur a jamais expliqué qu’ils avaient payé pour les autres.

Jérôme Gautheret. Le Monde du 23 août 2020

14 au 18 11 1920        

En Crimée, la défaite du général Piotr Wrangel, successeur de Denikine à la tête de l’armée blanche, marque l’échec de la contre révolution. Il ordonne l’évacuation de tous ceux qui avec l’armée ont partagé son chemin de croix. Ce sont environ 150 000 Russes blancs, dont 100 000 militaires, qui prennent place à bord de 126 navires, dont des bâtiments français stationnées en mer Noire sous le commandement de l’amiral Dumesnil. Au total, on compte environ deux millions d’hommes, femmes et enfants qui seront contraints à l’exil, dont un quart se fixeront en France. Ne reste plus pour s’opposer aux Bolcheviques, à l’est, que la Division Sauvage de Roman von Ungern-Sternberg.

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Roman von Ungern-Sternberg

Ainsi des gens chassés par la révolution tels que Nicolas Berdiaeff, Marc Chagall, Lev Chestov, Vassili Kandinsky, les sœurs Poliakoff, le premier prix Nobel de littérature russe Ivan Bounine ou la poétesse Marina Tsvetaïeva, le premier et jusqu’à présent seul chantre du Mouvement blanc ont trouvé en France une patrie et de là ont enrichi la culture du monde.

Maria Razumovsky

19 11 1920                  

Un grand affaissement s’est produit le 14 novembre sur les flancs est du Grand Pilier d’Angle, sur le versant italien du Mont Blanc, submergeant le glacier suspendu qui s’étendait en dessous du col de Peuterey ; et ce 19 novembre, c’est toute la nervure supérieure du Pilier d’Angle, une paroi d’au moins 500 mètres, qui s’écroule, ravageant le bassin supérieur du glacier de la Brenva. De là, elle continuera sa course dévastatrice avec une puissance accrue pour s’arrêter enfin dans la forêt du Val Veni.

21 11 1920                  

Huit commandos du Sinn Féin exécutent à la même heure à Dublin 11 espions anglais chargés de traquer les chefs rebelles de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise.

11 12 1920                 

Les forces anglaises mettent le feu à Cork, en représailles à une attaque du Sinn Féin, qui avait blessé 12 membres de l’Auxiliary Division, dont un mortellement. En représailles les Auxies, les Black and Tans et les soldats britanniques pillent et brûlent de nombreux bâtiments du centre-ville. De nombreux civils déclarent avoir été battus, tirés et volés par les forces britanniques. Les pompiers témoignent que les forces britanniques entravent leurs tentatives de s’attaquer aux incendies par l’intimidation, en coupant leurs tuyaux et en leur tirant dessus. Plus de 40 locaux commerciaux, 300 propriétés résidentielles, l’hôtel de ville et la bibliothèque Carnegie sont détruits par l’incendie. Plus de 3 millions de livres de dégâts (l’équivalent de 172 millions €) ont été infligés, 2 000 personnes sont sans emploi et beaucoup d’autres deviennent sans abri. Deux volontaires de l’IRA non armés ont été abattus dans le nord de la ville. Le gouvernement britannique a d’abord nié que ses forces aient déclenché les incendies et a accusé l’IRA. Plus tard, une enquête de l’armée britannique a conclu qu’une compagnie de l’Auxiliary Division en était responsable.

Wikipedia

St Patrick’s Street à Cork après l’incendie.

23 12 1920           

Le parlement de Westminster vote le Government of Ireland Act, qui officialise la partition de l’Irlande en offrant un régime de Home Rule aux protestants unionistes du Nord comme aux catholiques nationalistes du Sud. Les premiers font grise mine mais acceptent, les seconds, avec l’IRA – Irish Republican Army – poursuivent la lutte armée. La carte religieuse est la suivante : 34 % de catholiques et 66 % de protestants en Irlande du Nord – l’Ulster avec pour capitale Belfast -; 90 % de catholiques et 10 % de protestants dans l’Etat libre d’Irlande – Dublin -.

25 12 1920                  

Au congrès de Tours, le parti socialiste ne peut éviter la scission qui donne naissance au Parti communiste. Parmi les séparatistes, un certain Hô Chi Minh qui n’a pas fini de faire parler de lui. L’adhésion à la III° Internationale est votée très largement : 3 208 voix contre 1 022 pour la SFIO, de Léon Blum, qui continue à garder la vieille maison. Cette scission entraînera celle de la CGT l’année suivante.

Au lieu de la volonté populaire se formant à la base et remontant de degré en degré, votre régime de centralisation comporte la subordination.

[…] Nous sommes convaincus, jusqu’au fond de nous-mêmes, que, pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un reste garder la vieille maison. […] Dans cette heure qui, pour nous tous, est une heure d’anxiété tragique, n’ajoutons pas encore cela à notre douleur et à nos craintes. Sachons nous abstenir des mots qui blessent, qui déchirent, des actes qui lèsent, de tout ce qui serait déchirement fratricide. Je vous dis cela parce que c’est sans doute la dernière fois que je m’adresse à beaucoup d’entre vous et parce qu’il faut pourtant que cela soit dit. Les uns et les autres, même séparés, restons des socialistes ; malgré tout, restons des frères qu’aura séparés une querelle cruelle, mais une querelle de famille, et qu’un foyer commun pourra encore réunir.

Léon Blum, s’adressant aux communistes

décembre 1920            

Lettre ouverte [de Pierre Loti] à M. le ministre des Affaires étrangères [Georges Leygues, qui avait été ministre de la Marine en Novembre 1917]

L’angoissante incertitude sur la future situation de notre France en Orient semble enfin toucher à son terme ; favorable ou désastreuse, la décision du haut conseil des Alliés n’est plus bien loin d’être prise. Puisse un sentiment de bon sens et d’équité inspirer aux arbitres de notre avenir là-bas une solution qui soit durable, parce que modérée et juste, une solution qui assure la paix en Islam, tout en y sauvegardant encore un peu nos intérêts séculaires, si menacés, hélas ! par d’implacables rivaux… Je crois bien que, dans le clan français vraiment patriote, il n’y a presque plus un diplomate, averti et sincère, dont les yeux n’aient fini par s’ouvrir sur la nécessité de maintenir une Turquie forte et amie, pour nous conserver en Orient au moins des vestiges de notre prépondérance de jadis, qui était presque vitale, et – considération toute nouvelle – pour constituer à l’Europe une vaillante et sans doute suffisante barrière d’avant-garde contre le débordement de la sauvagerie russe.

Je ne veux pas répéter éternellement les mêmes vérités, que tant de fois déjà je suis parvenu à proclamer, malgré le parti pris de dénégation de certains journaux ; mais ces vérités, auxquelles se sont ralliés à présent la plupart des hommes de bonne foi, je crois devoir encore les rappeler en peu de mots, puisque nous voici au moment suprême.

Sur les massacres d’Arménie je crois avoir dit, avec force témoignages et preuves à l’appui, à peu près tout ce qu’il y avait à dire : la réciprocité dans la tuerie, la folle exagération dans les plaintes de ces Arméniens qui, depuis des siècles, grugent si vilainement leurs voisins les Turcs, et qui, inlassables calomniateurs, ne cessent de jouer de leur titre de chrétiens pour ameuter contre la Turquie le fanatisme occidental. [Loti fait référence aux Massacres d’Arménie, qu’il a publié en janvier 1919, repris dans La mort de notre chère France en Orient, en septembre 1920, qui lui avait valu de violentes attaques.]

Quant aux Grecs, il me semble qu’il n’y a plus à en faire le procès ; Dieu merci, leur cause est jugée. C’est pour eux un châtiment du Ciel que la guerre nous les ait trop fait connaître. Les témoignages de nos milliers de soldats sur leur fourberie et leur haine de la France, les rapports de nos chefs sur l’horreur de leur invasion en Anatolie sont accablants et décisifs ; voici, du reste, les termes du rapport officiel de la commission d’enquête des Alliés sur les agissements des Grecs à Pergame et à Ménémen : l’énervement, la fatigue et la peur leur ont fait commettre, sans provocation, un véritable massacre de civils turcs sans défense ! Les officiers grecs présents ont complètement manqué à leur devoir. C’est à se demander comment des Français de bonne foi peuvent être encore aveuglés par le prestige de la Grèce antique au point de les soutenir.

Mes pauvres amis turcs, au contraire, combien ils ont gagné à être connus d’un peu plus près ! Chez tous ceux des nôtres qui les ont approchés, même en tant qu’ennemis, les préjugés sont tombés comme châteaux de cartes ; dans toutes nos armées d’Orient, c’est avec une ardente sympathie que l’on chante leurs louanges et leur affection toute particulière pour nous. J’ai déjà publié plusieurs des innombrables lettres à moi adressées par des officiers, des matelots, des soldats pour me soutenir dans ma campagne en leur faveur, et je ne puis assez dire du reste combien je m’honore d’encouragements si spontanés, si unanimes, qui me viennent d’une telle source, la plus noble en même temps que la plus autorisée. On devine si, auprès de ces attestations magnifiques, les impertinences démentes que je reçois de quelques petits énergumènes du parti adverse me font pitié !

Pour clore le chapitre de la douce générosité des Turcs et de l’affection qu’ils nous gardent encore, je citerai une anecdote de plus, oh ! toute petite, une entre mille, mais infiniment touchante par la simplicité avec laquelle un matelot la conta devant un public français. Cela se passait dernièrement à Toulon, au conseil de guerre appelé à juger de la perte de l’aviso Paris-II (conseil qui se termina, comme on sait, à la plus grande gloire de l’héroïque lieutenant de vaisseau Rollin, commandant de ce navire, et à la plus grande louange des Turcs sauveteurs des rescapés). C’était au tour d’un humble petit marin d’apporter son témoignage et il expliquait comment il avait pu, tout sanglant, tout trempé d’eau glacée, à demi mort de fatigue et de froid, atteindre à la nage un point de la côte ennemie. Le lieu lui semblait d’abord désert, mais soudain il vit un soldat turc accourir à toutes jambes vers lui.

Pour vous maltraiter? questionna le président du conseil.
Non, pour me donner sa capote.

Alors un frémissement d’émotion parcourut la salle entière.

À cette même audience, un autre petit matelot vint ensuite comparaître. Il rendit compte, celui-ci, que, pendant son séjour en une pauvre ambulance turque du front, où il était prisonnier, blessé et alité, ses gardiens, ayant compris qu’il aimait beaucoup les fleurs, ne manquaient jamais, le matin, de lui en apporter, sur son lit, de toutes fraîches. Je veux terminer ce plaidoyer par une adjuration solennelle à mes amis connus ou inconnus, car, si je suis maintenant très injurié, calomnié et détesté, par contre je sais que j’ai des amis, des amis par milliers, avec qui je marche accompagné dans la vie ; à tous les coins du monde, je sens leurs sympathies ardentes et pures, tous les courriers m’en apportent des preuves souvent exquises et toujours touchantes. En général, le temps me manque absolument pour répondre, mais qu’ils sachent bien, ces frères lointains, que leur pensée vient presque toujours jusqu’à mon cœur. Eh bien ! je veux ici les conjurer de me croire, je veux leur crier à tous : Oui, croyez-moi, fiez-vous à ma loyauté, j’ose même dire : fiez-vous à ma clairvoyance. Si, depuis des années, je me suis fait un devoir de défendre à mort le peuple turc, en soulevant sur ma route un tollé d’insultes et de menaces, salariées ou simplement imbéciles, c’est que je sais ce que je dis. J’ai du reste conscience de la responsabilité que j’accepte en ramenant ainsi l’opinion vers les pauvres calomniés de Stamboul ; car l’opinion, il est incontestable, n’est-ce pas, que j’ai contribué pour ma part à l’éclairer, et c’est peut-être le seul acte de ma vie dont je me fais honneur, à la veille du moment où mon petit rôle terrestre va prendre fin. Oui, je sais ce que je dis ; j’ai longtemps vécu en Orient, je m’y suis mêlé à toutes les classes sociales et j’ai acquis la plus intime certitude que les Turcs seuls, dans cet amalgame de races irréconciliables, ont l’honnêteté foncière, la délicatesse, la tolérance, la bravoure avec la douceur, et qu’eux seuls nous aiment, d’une affection héréditaire, restée solide malgré tous nos lâchages, malgré les révoltantes injures de certains d’entre nous.

Avant d’affirmer cela à mes amis avec cette énergie, j’ai tenu à m’interroger profondément : n’étais-je pas leurré par des mirages, par le charme, la couleur, les radieux souvenirs de ma jeunesse ? Eh bien ! non, mon attachement et mon estime pour les Turcs tiennent à des causes beaucoup moins personnelles ; j’ai la conviction qu’il serait non seulement inique, mais néfaste, d’anéantir ce peuple loyal, contemplatif et religieux, qui fait contrepoids à nos déséquilibrements, nos cynismes et nos fièvres. Et puis voilà cinq cents ans qu’il est là chez lui, ce qui constitue un titre de propriété, et, sous ses cyprès, devenus hauts comme des tours, le sol de ses adorables cimetières est tout infiltré de la décomposition de ses morts. Depuis longtemps déjà, tous nos compatriotes fixés en Orient pensaient comme moi, et, aujourd’hui, la guerre a amené aux Turcs ces milliers de défenseurs nouveaux : tous nos combattants, convaincus comme je le suis moi-même.

Certes, à un autre point de vue aussi, il faudrait conserver ce que les incendiaires grecs nous ont laissé de l’imposant et calme Stamboul. Certes, ce serait un irréparable attentat contre la beauté de la terre que de bannir les Turcs de leur Constantinople, qu’ils ont tant imprégné de leur génie oriental et dont ils emporteraient avec eux tout l’enchantement ; mais, pour nous Français, il y avait déjà des motifs plus graves de ne pas souscrire à leur expulsion, en admettant qu’elle fût possible, même en versant des flots de sang dont la Marmara serait rougie, c’est que les derniers lambeaux de notre influence, jadis souveraine, s’en iraient du même coup. Et, par surcroît, voici que, pour l’Europe entière, semblent surgir soudain des raisons par trop terribles, desquelles nos diplomates commencent à s’épouvanter ; dernièrement, lorsque, sans excuse, ils avaient lancé sur l’Anatolie des bandes de massacreurs et d’incendiaires, ils n’avaient pas prévu le danger de l’entreprise. Aujourd’hui, devant la menace d’un soulèvement général de l’Islam, qui se déclencherait en même temps que s’étend le bolchevisme vers l’Ouest comme une gangrène, que faire ?…

Le moyen de s’en tirer, oh ! je crois bien qu’il n’y en a plus qu’un seul : reconnaître les lourdes fautes commises, renoncer à une folle gloutonnerie de conquêtes, tendre la main à l’Islam qui nous a fourni sans marchander tant de milliers de braves combattants, cesser de l’insulter, de vouloir l’asservir, et respecter au bord du Bosphore le trône encore formidable de son Khalife.

1920                             

Carpentier devient champion du monde de boxe, et Suzanne Lenglen remporte pour la deuxième fois le tournoi de Wimbledon ; elle sera occasionnellement la partenaire en double de Gustav V de Suède.

Tandis que Chen Duxiu fonde le parti communiste chinois qu’il dirigera jusqu’en 1927, à Paris, Zhou Enlai crée une section communiste. Le gouvernement chinois décrète obligatoire l’enseignement de la langue parlée à l’école primaire. Collèges et universités suivront quelques année plus tard.

La révolution russe a permis à la Géorgie d’accéder à l’indépendance ; son gouvernement menchevique aspire à l’assimilation et au contrôle total de l’Ossétie du sud, acquise à la cause de la révolution. Les violences font 18 000 morts et 50 000 déplacés qui se réfugient en Ossétie du nord ; pour les Ossètes, c’est le premier génocide. On n’oublie pas un génocide.

En Italie, le parti fasciste compte maintenant 300 000 adhérents : chômeurs, paysans sans terre, anciens combattants.

Dans le Sud Cameroun des chimpanzés sont les hôtes de la souche du VIH : un homme, probablement à la suite d’un accident de chasse, ou peut-être après avoir simplement consommé de la viande de chasse, devient porteur du VIH, et part ensuite en voyage au Congo, où là, développement des échanges aidant – chemin de fer, navigation sur le fleuve -, le virus se met à se multiplier chez l’homme. En 1937, l’ancêtre du VIH-1 pandémique commence à être retrouvé à Brazzaville, la capitale de l’ancienne colonie française du Congo, située à 6 km de Kinshasa, de l’autre côté du fleuve Congo. À la même époque, le virus se dissémine dans d’autres grandes villes de l’actuelle RDC situées au sud-est de Kinshasa. D’abord Lubumbashi, pourtant plus éloignée, puis, environ deux ans plus tard, à Mbuji-Mayi, le tout suivant la voie ferroviaire. Au cours de la décennie suivante, c’est par la voie fluviale que le virus gagne Bwamanda et Kisangani, dans le nord-est du territoire.

Les activités humaines, le travail migrant, le développement de la prostitution et la pratique d’injections de traitements contre les infections transmises sexuellement avec du matériel non stérile (seringues et aiguilles réutilisées pour plusieurs personnes) amplifieront l’épidémie naissante.

Durant la guerre, les instituteurs, souvent chefs de section, étaient de ce fait les premiers à sortir des tranchées, et donc les plus exposés au feu ennemi : la profession paya cela d’un très lourd tribut ; la création d’un syndicat, qui leur était jusqu’alors interdit, fut autorisée : il devint vite un des hauts lieux du pacifisme : avec leurs collègues allemands, ils créèrent rapidement la Fédération internationale des associations d’instituteurs, dont le but était de construire la paix.

Boom économique global : Après la fin de la guerre, l’économie mondiale connaît un boom économique exceptionnel en raison d’une part des besoins de la reconstruction et d’autre part de la reprise de la consommation longtemps bridée pendant le conflit.

Cette expansion profite essentiellement aux États-Unis, tant en ce qui concerne la demande interne que les exportations. L’Europe doit importer massivement des produits américains car elle ne peut faire face à ses besoins en raison des destructions et des délais nécessaires à la reconversion de ses industries de guerre. Les exportations américaines reposent sur des crédits considérables consentis par les banques américaines. Par ailleurs, les exportations se traduisent par l’amélioration des recettes des fermiers et des salaires des ouvriers. Elles exercent donc un effet d’entraînement sur la demande interne par développement du marché intérieur du fait de l’augmentation du pouvoir d’achat. En 1919 et jusqu’au milieu de 1920, la production augmente aux États-Unis de 20 % par rapport à 1918. Tout le monde misant sur la pérennité d’une croissance soutenue, les bénéfices sont réinvestis dans un appareil industriel puissant aux capacités de production accrues. La production industrielle américaine entraîne les pays fournisseurs de matières premières : Canada, Amérique du Sud, Chine et Japon.

Dès l’été 1920, on voit apparaître des signes d’essoufflement. Une fois satisfaite la demande différée pendant la guerre, la divergence entre les prix élevés des biens de consommation et les revenus, qui ne suivent pas les tendances inflationnistes, entraîne une restriction du marché intérieur des pays industrialisés ; cela a un double effet sur la demande américaine, effet dû au marché domestique, effet découlant du ralentissement des exportations. Sur le plan agricole, les récoltes européennes deviennent disponibles. Le mouvement s’inverse : les marchandises ont du mal à s’écouler et les prix des produits industriels et agricoles, qui avaient connu une forte progression en 1919, chutent brutalement. Les entreprises américaines réduisent les salaires et débauchent, ce qui contribue à renforcer la mévente. La production industrielle américaine baisse de 30 % et le nombre de chômeurs passe à 5 millions.

Ce renversement de tendance se réfère a deux phénomènes distincts. D’abord, à partir du moment où l’Europe commence à être en mesure de couvrir elle-même ses besoins, l’économie américaine se trouve confrontée à un problème d’exportation. Il y a également, un lien avec la politique de crédit. Dans un premier temps, dès le début de 1920, la Réserve fédérale relève le taux d’escompte, ralentissant de ce fait la demande de crédit en rendant l’argent plus cher. Puis à la fin de l’année, l’élection d’un président républicain se traduit par la priorité accordée à la  lutte contre l’inflation. Des mesures compriment le crédit, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ce qui accélère la crise au moment même où les capacités de production de l’économie américaine tendent à excéder les possibilités d’écoulement réduites par la baisse de la demande. Le président Harding en pratiquant un resserrement du crédit, qui frappe en particulier les prêts à l’étranger, contribue à la rupture du circuit financier du dollar. La crise gagne tous les pays : les producteurs de matières premières minières et agricoles, le Canada, l’Amérique du Sud, le Japon (soie brute) ; les pays d’industrialisation récente comme l’Italie, l’Allemagne et les pays de l’Europe danubienne dont l’économie repose entièrement sur les flux de dollars ; la Grande-Bretagne dont l’économie en déclin depuis la fin du XIX° siècle est fortement reliée à l’Amérique et connaît des prix de revient trop élevés. La France est, quant à elle, moins atteinte mais sa reconstruction s’en trouve freinée. Se trouvant première puissance économique mondiale, les États-Unis sont devenus le centre moteur de l’économie mondiale, à la hausse comme à la baisse, sans le vouloir ou sans l’avoir cherché. Leur repli monétaire, qui est le pendant du repli politique, va laisser une Europe livrée à elle-même, avec un ensemble de querelles, de rivalités et de confrontations dont l’âpreté n’en est que plus forte.

À l’exception du Japon et de la Grande-Bretagne, les pays industrialisés connaîtront une reprise. Apparue, dès 1922, aux États-Unis, elle est due pour l’essentiel à la résorption des stocks ainsi qu’à la stabilisation des taux d’intérêt, qui découle de la fixation à un niveau plus raisonnable du taux d’escompte de la Réserve fédérale. Le gouvernement y prend par ailleurs des mesures protectionnistes, par des contingents et des droits de douane élevés.

La crise de 1920-1921 va laisser des traces. Il s’agit tout d’abord d’une disparité durable entre les évolutions des prix des produits manufacturés et des prix des matières premières et des produits agricoles. La production agricole mondiale va être structurellement excédentaire ce qui va entraîner dans chaque pays des difficultés pour le secteur agricole. Enfin, les pays dont l’économie repose sur l’exportation de matières premières vont être handicapés. Par ailleurs, le fait que la crise ait été surmontée rapidement et sans véritables mesures de politique économique renforce, chez de nombreux économistes et hommes politiques américains, la conviction qu’une crise est toujours automatiquement suivie d’une reprise résultant d‘un rééquilibrage par un mécanisme d’autorégulation. Les milieux d’affaires comme le personnel politique républicain s’en inspireront lors de la crise de 1929.

Yves Carsalade Les grandes étapes de l’histoire économique. Les éditions de l’Ecole polytechnique. 2009

Durant la décennie qui commence, les industriels raffineurs vont introduire du plomb dans l’essence. Tout d’abord pourquoi ?

Dans les anciens moteurs, le plomb servait à améliorer l’indice d’octane de l’essence. L’indice d’octane mesure la résistance aux cliquetis, un phénomène susceptible d’endommager le moteur, et améliore la combustion. De plus, le plomb avait aussi un rôle de lubrifiant sur les sièges de soupapes, la pièce métallique qui ouvre et ferme le passage des gaz dans la chambre à combustion.
Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas des préoccupations d’abord écologiques qui ont conduit à la suppression du plomb dans l’essence.
Même si les particules de plomb constituaient un polluant très toxique pour l’environnement, le super s’est d’abord avéré incompatible avec les nouveaux moteurs et les pots catalytiques. Et là aussi, ce n’est même pas la faute au plomb !
En effet, les sels de plomb étaient additionnés de chlore et de brome pour faciliter leur évacuation. Or, ces substances se déposent dans le pot catalytique et l’empêchent de fonctionner.
Comme les nouvelles voitures sont toutes équipées de pots catalytiques, on a donc décidé de supprimer le plomb dans l’essence à partir du 1° janvier 2000 dans tous les pays européens
Le plomb n’a pas été remplacé par un autre produit. Cela a été possible notamment grâce aux progrès de raffinage, permettant d’augmenter l’indice d’octane. Quand aux sièges de soupapes, autrefois en fonte, ils sont aujourd’hui en acier, donc plus résistants.
Cependant, dans les anciennes voitures fonctionnant encore au super, on a ajouté des additifs spécifiques anti-récession des soupapes (ARS), à base de potassium.
Les autres véhicules ont pu circuler au sans plomb 95 ou 98, selon les performances du moteur. Plus l’indice d’octane est élevé, et mois on va consommer d’essence. Mais cela coûte aussi plus cher au raffinage. Du coup, l’indice d’octane optimum retenu pour les voitures circulant dans l’union européenne est le SP 95.
Grâce à cette interdiction, les émissions de plomb ont diminué de 60 % depuis 1980. Mais ce n’est pas pour autant la solution idéale : la combustion d’essence produit encore d’autres polluants, tels le monoxyde de carbone ou le soufre (naturellement présent dans le pétrole), responsable des pluies acides dévastatrices pour l’environnement.

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Les principaux acteurs, les américains Dupont de Nemours et Ethyl Gasoline Corporation se heurtent d’emblée à un problème d’image : voilà quelques décennies que l’on connaît la nocivité du plomb, à l’origine du saturnisme. Ils vont débloquer 150 000 $ pour créer un laboratoire, au sein de l’Université de Cincinatti, à la tête duquel ils mettent une de leurs créatures, Robert Kehoe. Ce laboratoire devient très vite la première source d’information sur le plomb, avec une stratégie : exiger toujours plus de preuves de la toxicité du plomb, et critiquer sans relâche les études les plus accablantes. Les ficelles sont grosses, mais la recette fonctionne, et elle fonctionne tellement bien que les autres industries, en premier lieu celle du tabac l’adoptent. C’est ainsi que se faisaient alors les affaires ; près d’un siècle plus tard, c’est toujours la même chose.

Le Russe Lev Sergueïevitch Terme, connu sous le nom de Léon Theremin, crée le thérémine, un instrument de musique électronique, composé d’un boîtier électronique équipé de deux antennes qui joue sans être touché par l’instrumentiste. Dans sa version la plus répandue, la main droite commande la hauteur de la note, en faisant varier sa distance à l’antenne verticale. L’antenne horizontale, en forme de boucle, est utilisée pour faire varier le volume selon sa distance à la main gauche. C’est bien pratique… quand on a une extinction de voix.

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[1] Ce terme de mandat était une concession faite à Woodrow Wilson lors du Traité de Versailles et des autres traités annexes : Wilson ne voulait plus voir utilisé le terme de colonie, ni que la responsabilité d’un pays sur un autre tienne lieu de droit de propriété ; c’était la SDN qui prenait la responsabilité de cette prise en charge, en la déléguant, en donnant mandat à l’un de ses membres de le faire en son nom. La diplomatie anglo-saxonne était passée par là.

[2] Comme bien des grands hommes, il n’était pas indifférent, pourvu que cela se fit dans la discrétion, à l’avis d’une diseuse de bonne aventure ; ainsi était-il allé en voir une, – il y a moins de journalistes en Pologne qu’en France – en compagnie d’Yvonne, un soir sans lune, qui lui avait prédit qu’il serait nommé général, accéderait aux plus hautes fonctions avant d’être pendu. Aussi Yvonne, quand il fallut se prononcer sur une nouvelle candidature à l’Élysée – les élections étaient prévues pour 1965 – pressa-telle son homme de renoncer, en se disant, avec, ma foi beaucoup de bons sens, dès lors que l’on accorde du crédit à ces dires : les deux premières prédictions se sont réalisées. Pourquoi la troisième ne se réaliserait-elle pas aussi ? Craignait-elle que la corde casse ?