7 janvier 1922 au 23 avril 1923. Sun Yat Sen. Tombeau de Toutankhamon. Mussolini. Rathenau. 26636
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Publié par (l.peltier) le 15 septembre 2008 En savoir plus

7 02 1922                              

Marie Curie, polonaise de naissance – née Sklodowska, entre à l’Académie de médecine. Elle est la première enseignante titulaire d’une chaire à la Sorbonne, et elle sera la seule femme à avoir été couronnée de deux prix Nobel. Les chercheurs finançaient alors leur laboratoire auprès du privé. Elle sera la première à obtenir un financement d’État avec l’Institut du radium, qui deviendra l’Institut Curie, rue d’Ulm. Les chenillettes Citroën traversent le Sahara, de Touggourt à Tombouctou. Poincaré, face aux demandes d’assouplissement du paiement de la dette allemande, déclare : l’Allemagne paiera ; la France a besoin d’argent : pour financer la guerre, le gouvernement s’est endetté auprès des Français, mais aussi des étrangers, notamment les Américains.

Le montant des dépenses militaires est estimé à 186 milliards $, dont 25 milliards pour la France, soit environ 125 milliards de francs-or. Cela représentait donc environ 30 milliards par an, soit six fois le budget annuel de l’État d’avant-guerre.

Pour faire face à ces dépenses, les États ne disposaient donc que de ressources limitées. En France, le principe d’un impôt général sur les revenus avait bien été voté le 15 juillet 1914, à l’initiative de Joseph Caillaux, mais il ne commencera à faire sentir ses effets qu’en 1916. Ainsi, les recettes fiscales ne couvriront qu’environ 16 % des dépenses totales occasionnées par la guerre (contre 25 % à 30 % en Angleterre et aux États-Unis), alors que le total des dépenses publiques, qui s’élevait en France à 12,1 % de revenu national en 1912, atteindra le double en 1920.

Au total, les déficits budgétaires cumulés engendrèrent une dette publique qui fut multipliée par 30 en Allemagne, par 25 aux États-Unis, par 12 en Grande-Bretagne et par 6 en France. Cette insuffisance de moyens sera palliée de deux façons : par la création monétaire et par l’emprunt, national et international.

L’usage de la planche à billets par la banque centrale constituait le moyen le plus simple de financement des dépenses de l’État. Bien qu’elle fût toujours une institution privée (elle ne sera nationalisée qu’en 1945), la Banque de France pouvait effectuer des avances à l’État, sous le contrôle du Parlement. Ainsi, en 1919, ces avances s’élevaient à 25,6 milliards de francs, tandis que le total des billets en circulation atteignait, fin 1918, 30,2 milliards, contre 5,7 fin 1913.

Il en fut de même en Grande-Bretagne et en Allemagne, où la circulation fiduciaire fut multipliée par dix durant le conflit. Cela eut pour conséquences que tous les pays européens suspendirent la convertibilité en or de leur monnaie, imposèrent le cours forcé (obligation d’accepter la monnaie papier en paiement) et virent fondre la garantie or ; en Allemagne, celle-ci passa de 90 % en 1914 à 10 % en 1918.

Cette création monétaire d’urgence contribua à alimenter une inflation de guerre, puisque les moyens de paiement émis augmentèrent la demande intérieure alors que l’appareil de production était tourné vers l’effort militaire. Cela réduisait l’offre de biens de consommation, alors que, de plus, une partie du pays était ravagée par les combats. Ainsi, les prix furent multipliés par 4 environ en France et par 2,5 dans les autres pays belligérants.

[…] L’autre moyen de financer la guerre fut le recours à l’emprunt. L’Allemagne émit sept emprunts intérieurs pour près de 100 milliards de marks-or. Elle emprunta aussi 2 milliards de marks à des pays neutres. La France contracta quatre grands emprunts nationaux, d’un montant total de 67 milliards de francs : le premier, qui fut lancé le 25 novembre 1915, rapporta 15 milliards de francs, et les trois suivants, émis en octobre 1916, 1917 et 1918, firent rentrer dans les caisses de l’État 11, 14 et 27 milliards. Il s’agissait d’emprunts dits perpétuels, c’est-à-dire non remboursables, portant un taux d’intérêt compris entre 5 % et 5,5 %. Pour convaincre les Français d’y souscrire, ce qui servait aussi à les impliquer dans l’effort de guerre, l’État et les banques qui plaçaient ces titres dans le public créèrent de nombreuses affiches patriotiques rivalisant de thèmes allégoriques.

Parallèlement, il était demandé aux Français de céder leur or à l’État afin qu’il reconstitue ses réserves. L’or était acheté avec des billets de banque, avec délivrance d’un reçu attestant du civisme des déposants. Mais comme le franc verra sa valeur divisée par cinq en dix ans, les bons Français s’étant séparés de ce métal précieux seront pratiquement ruinés.

L’État émit également des bons à moyen terme et d’autres à trois mois d’échéance, acquis par la Banque de France, ce qui posait sans arrêt le problème du refinancement du pays. Les créances sur l’État détenues par la banque centrale passèrent de 6 % de ses actifs en 1913 à 62 % en 1918.

Par ailleurs, la France rapatria une partie de ses avoirs placés à l’étranger et eut recours à l’endettement extérieur. C’est ainsi que le total des crédits publics et privés provenant des États-Unis (57 % du total) et de la Grande-Bretagne atteignit la somme de 32 milliards de francs en 1918. Les crédits interalliés se seraient élevés à environ 16 milliards $ en 1918, dont 43 % accordés par la Grande-Bretagne, presque autant par les États-Unis, et à près de 14 % par la France. Mais les aides apportées par la France (près de 3 milliards $) l’étaient surtout à la Russie, qui ne les honorera pas après la révolution bolchevique.

La France se retrouva donc en grande difficulté après la fin de la guerre, quand les Anglo-Américains lui réclamèrent le remboursement de ses dettes, alors que le franc se dépréciait par rapport au dollar (un dollar valait jusque-là 5 francs, et vaudra environ 25 francs au début des années 1920), provoquant ainsi une tension entre des anciens alliés.

La France fit alors sien le slogan l’Allemagne paiera, celle-ci étant contrainte par le traité de Versailles à verser 132 milliards de marks (l’équivalent de deux fois et demie le revenu national de l’époque) aux vainqueurs, au titre des réparations de guerre. Mais l’Allemagne ne pouvait et ne voulait le faire. Raymond Poincaré décidera alors, début 1923, l’occupation de la Ruhr, afin de contraindre (mais sans succès) l’Allemagne à payer. La France ne sortira monétairement de la guerre qu’au prix d’une dévaluation, engagée en 1928 également par Raymond Poincaré, la valeur or du franc étant divisée par cinq.

Pierre Bezbakh. Le Monde 12 avril 2014

Le traité de Versailles stipule que les indemnités allemandes doivent être payées en or, et l’Allemagne n’en a que très peu ; une autre clause du traité limite les exportations allemandes… seul moyen d’obtenir de l’or : le ver était dans le fruit. En Russie, la police politique change de nom : de Tchéka, elle devient Guépéou.

28 02 1922  

La probité et l’intransigeance de Saad pacha Zaghloul, à la tête d’une délégation – wafd – de responsables politiques égyptiens, obtiennent de l’Angleterre l’indépendance de l’Égypte. L’Angleterre y conserve des droits et monopoles qui finiront pas disparaître 14 ans plus tard : en 1936, le résident anglais deviendra ambassadeur.

En 1918, le nord de l’Afrique était, en matière d’éducation, la principale zone active. Les nationalistes égyptiens, contraints à la clandestinité après 1882, avaient refait surface avant la première guerre mondiale, et avaient demandé à faire partie d’une délégation qui réclamerait l’indépendance à la conférence sur la paix qui se tenait alors. Éconduits, des propriétaires terriens et des avocats menés par Saad pacha Zaghloul fondèrent un parti, le WAFD (Délégation) et mobilisèrent le soutien populaire par l’intermédiaire des scheiks de village. Quand les Britanniques exilèrent Zaghloul, il s’ensuivit de nombreuses violences dans les campagnes ; comme les colonisateurs ne voulaient pas se lancer dans une répression qui durerait longtemps, ils cherchèrent donc à transférer leur responsabilité aux Égyptiens conservateurs en proclamant en 1922 l’indépendance du pays, tout en se réservant des  droits d’intervention pour défendre le canal de Suez et l’Égypte, protéger les intérêts étrangers, et maintenir l’intégrité du Soudan. Comme cela devait se reproduire lors de la décolonisation, ils ne parvinrent pas, cependant, à choisir leurs successeurs, car le Wafd gagna les premières élections en 1924. Cependant, quand il tenta d’obtenir le retrait complet des Britanniques grâce à l’agitation populaire, ceux-ci contraignirent le roi à renvoyer le gouvernement – le Wafd gagna de nouveau les élections suivantes. Ce fait se reproduisit à trois reprises entre 1922 et 1952 – trente ans pendant lesquels le Wafd et la monarchie devinrent toujours plus conservateurs et corrompus. Des idées politiques plus radicales s’exprimèrent dans le parti communiste égyptien, et les Frères musulmans, premier mouvement fondamentaliste du nord de l’Afrique fondé en 1928 par Hassan-el-Banna. La croissance démographique, l’accaparement des terres par les plus riches réduisirent les paysans au chômage urbain. En dépit d’un certain développement industriel, le revenu national per capita de l’Égypte chuta de près de 20 % entre le début du siècle et 1945.

John Icliffe. Les Africains. Flammarion 2016

La rébellion de tout un peuple, jusqu’alors soumis en apparence à son sort, semble à l’analyse comme un événement insuffisamment expliqué, si l’on ne tient compte à la fois du progrès fait dans les esprits par les idées de la renaissance arabe et des immenses espoirs allumés dans les cœurs par la propagande de guerre. Il était devenu impossible à une élite instruite, dont la culture intellectuelle était pénétrée des principes du droit moderne, d’accepter une occupation britannique indéfinie et sans titre juridique. Les déclarations wilsoniennes, l’enthousiasme, provoqué par la libération arabe dans la péninsule voisine avaient décuplé la force des résistances intérieures dans les classes moyennes et les avaient fait naître dans les masses.

Anonyme, cité par Gaston Wiet Histoire Universelle. La Pléiade 1986

Dans le même temps, Winston Churchill dans un Livre Blanc demande que l’immigration juive en Palestine soit soumise à la capacité d’absorption du pays. 7 ans plus tard, les violences susciteront un second Livre Blanc recommandant un contrôle strict de l’immigration et des achats fonciers.

1 03 1922 

Pose de la première pierre de la mosquée de Paris : Quand s’érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l’Île de France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre Dame ne seront point jalouses. 

Maréchal Lyautey

L’inauguration aura lieu le 15 juillet suivant. Les propos consensuels dominaient certes, mais les oppositions ne se privaient pas de dire ce qu’elles en pensaient : ainsi de Messali Hadj : Frères musulmans ! L’administration algérienne continue à empêcher nos frères de venir librement en France. Le code de l’indigénat nous écrase. […] Pour couvrir tous ces crimes, une sinistre comédie se prépare. On va inaugurer la mosquée-réclame. Les pantins, le sultan Moulay Youssef et le dey Si Mohamed El Habil, vont banqueter avec les Lyautey, les Saint, loes Steeg, etc […] Les uns et les autres ont encore les mains rouges du sang de nos frères musulmans.

Tract du 10 juillet 1926 de l’Étoile nord-africaine, mouvement nationaliste algérien fondé à Paris en 1926 autour de Messali Hadj

À l’extrême droite, Charles Maurras, à voir recouvertes des terres très chrétiennes ne pouvait évidemment que s’indigner dans l’Action Française : Cette mosquée, érigée sur la colline Sainte Geneviève où tous les plus grands docteurs de la chrétienté enseignèrent contre l’Islam, représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir.

On pourra s’étonner d’autant d’attentions portées aux musulmans, mais l’affaire commençait à être d’importance, et nombreux étaient les motifs pour passer aux actes : tout d’abord, un devoir de reconnaissance  envers les Anciens Combattants musulmans – l’Algérie avait envoyé 173 000 soldats, le Maroc 40 000 et la Tunisie 60 000 -. Leurs morts avaient eu droit à des obsèques  conformes aux rituels musulmans. À la veille de la guerre, les musulmans de l’Empire colonial Français étaient près de 20 millions ! Et il y avait l’Empire Ottoman, très majoritairement musulman, qui s’était battu aux côtés de l’Allemagne !  Le 14 novembre 1914, le sultan calife d’Istanbul avait appelé au djihad contre la France, ce qui certes n’avait pas reçu grand écho, mais… sait-on jamais ?  Pendant la guerre, les Allemands avaient plutôt bien traité, voir très bien, les prisonniers français musulmans, espérant les amener à s’engager auprès de leur coreligionnaires turcs : il y en eut, mais en nombre très limité : de 1 000 à 1 200.

Donc, pour cette mosquée de Paris, on ouvrira généreusement le porte-monnaie, payant le personnel et leur accordant un régime dérogatoire par rapport aux lois de 1905, on créa un Institut musulman, non religieux, à même de recevoir et gérer l’argent et l’on mit à sa tête Si Kaddour Benghabrit, personnalité incontestable, de grande culture qui restera recteur de la mosquée jusqu’à sa mort en 1954.

23 03 1922  

Depuis juin 1920, le Mahatma Gandhi a renoncé à toute possibilité de coopération avec Londres. C’est désormais le swaraj, la non-coopération non violente, qui va prévaloir, assortie d’un boycott des produits anglais, des écoles, des tribunaux et des assemblées. Le but est de paralyser le fonctionnement du pays, radicalisme qui  suscite une division parmi les Indiens chez lesquels la non-violence est de moins en moins acceptée : Gandhi voit sa base lui échapper. Les autorités redoutant une explosion de violence hésitent à l’arrêter. Début février 1922, à Chauri-Chaura, la tension est montée entre des manifestants indiens et la police. Forcés de se replier dans un bâtiment, les policiers sont pris au piège lorsque le feu y est bouté. Vingt-deux d’entre eux périssent dans l’incendie. Bouleversé, Gandhi décide de mettre fin à sa campagne de non-coopération. Le 10 mars, il est finalement arrêté sur base de trois articles parus dans le journal Young India. (Dans la catégorie Discours figure sa déclaration  lors de son procès à Ahmedabad).

20 05 1922  

Une véritable poisse réduit à zéro toute visibilité dans les parages d’Ouessant. Le SS Egypt est éperonné par tribord par le cargo français La Seine à pleine vitesse. Il coule 20 minutes plus tard au large d’Ar men par 48°06’568 N, 05°29’595 W [WGS 84]. Quelques membres de l’équipage ont eu le réflexe de couper les élingues solidarisant les canots de secours au navire : ainsi elles restèrent en surface quand le navire coula. Il y aura tout de même 77 victimes.  La Seine emmène les rescapés à Brest. Mais la chambre forte du paquebot recelait une précieuse cargaison composée de 4 500 kilos d’or en lingots, quarante-trois tonnes d’argent et trente-sept caisses contenant 165 000 souverains anglais… de quoi susciter bien des convoitises. De très nombreuses tentatives seront mises en œuvre, toutes vouées à l’échec jusqu’à ce qu’en juin 1929, la société italienne SORIMA, spécialisée dans les plongées profondes intervienne. L’expédition du Commandatore Giovanni Quaglia enregistrera rapidement un premier succès en retrouvant formellement l’épave qui gisait par 127 mètres de fond. Le navire reposait sur sa quille avec les mâts et les cheminées debout. Les navires spécialisés Artiglio et Rostro allaient permettre à un scaphandrier [1] de descendre jusqu’au navire, mais le mauvais temps se mêla de la partie et l’Artiglio quitta les lieux pour déraser (abaisser le niveau) du Florence H, épave d’un vapeur américain ayant coulé à Quiberon à la suite d’une explosion de sa cargaison de poudre blanche et poudre noire : à basse mer, sa cheminée et les superstructure supérieurs dépassaient d’un mètre cinquante le niveau de l’eau : accidentellement, il déclencha le 7 décembre 1930 une explosion sur l’épave dont toute la cargaison n’avait pas explosé dans l’accident initial, et mouillé à 160 m de là, fut touché et coula, rejoignant les fonds qu’il était censé écumer ; on comptera 12 morts. La SORIMA construisit très rapidement un Artiglio II qui sera opérationnel à l’été 1932, réussissant en quelques jours à récupérer la quasi-totalité de la cargaison. La chambre forte était à 9 mètres sous le pont supérieur, et il fallut commencer par déblayer le terrain à coups d’explosifs ! C’est la tourelle Galéazzi qui permettra, en 1935, la récupération des cinq tonnes d’or et des deux tonnes d’argent qui restaient à bord de l’Egypt. Toutes ces tentatives de sauvetage avaient coûté 260 millions de francs à la Lloyds, mais elle retrouva plus que largement sa mise. Mais il restait à bord suffisamment – environ 10 % – de métal précieux pour attirer les convoitises : le 17 juin 2017, le Lapérouse, un navire de la Marine française verbalisera l’Ice Maiden, un voilier anglais de 15 m. mouillé sur les lieux du naufrage pour arrondir les fins de mois.

22 05 1922     

Les pôles ont été vaincus… restent les sommets de la plus grande chaîne de montagne : l’Himalaya, qui sépare le Tibet du Népal. Jusqu’alors, les deux pays sont restés fermés aux étrangers, mais, depuis 1921, le Tibet a ouvert ses portes, le Népal restant fermé, et les Anglais, après leur coup de force sur Lhassa en 1904, avaient une longueur d’avance sur les autres pays : munis du précieux sésame signé du Dalaï Lama, ils purent les premiers tenter de monter sur le toit du monde :  Que les officiers et gouverneurs de Phari-jong, Khampa, Tin-ki et Shekar sachent qu’un groupe de sahib viendra jusqu’à la montagne sacrée… Nous voulons que vous leur accordiez toute l’aide en votre pouvoir et veilliez à leur sécurité… Nous leur avons demandé de respecter les lois du pays pendant leur visite de la montagne sacrée et de ne pas tuer oiseaux ou quadrupèdes, ce qui attristerait beaucoup les gens du pays… Sa Sainteté le dalaï lama, est maintenant en très bons termes avec le gouvernement de l’Inde. Daté du dix-septième jour du onzième mois de l’année de l’Oiseau de Fer. 

Ce texte figurait sur un passeport spécial remis à Charles Bell, portant le Grand Sceau Rouge des Saints Gouvernants du Tibet. 

Les premières tentatives ont eu lieu il y a déjà bien longtemps : en 1873, le général britannique C. G. Bruce s’y était essayé. Versant tibétain, on passe par le monastère de Rongbuk, à 4 800 m. et 25 km du pied de l’Everest [2], – 8 848 m -. En 1921 a eu lieu une expédition britannique de repérage et cartographie des lieux, menée par Charles Granville Bruce. En 1922, au sein d’une expédition commandée par le même Charles Bruce, il a alors 56 ans, avec Tom George Longstaff pour adjoint, T. Howard Somervell atteignit 8 170 m. et G. I. Finch 8 325 m, munis de bouteilles d’oxygène. Une avalanche avait coûté la vie à 6 sherpas. Les grands noms du moment s’appellent Edward Felix Norton, lieutenant-colonel, George Mallory, Howard Somerwell, Henri Treise Morshead : les quatre hommes parviennent avec des bouteilles d’oxygène à 8 320 m.

13 06 1922   

Le flamenco a subi les outrages du temps, même s’il est encore des lieux où opère le duende, cet état de grâce, proche de la transe : ainsi à Cadix, Federico Garcia Lorca parle comme personne d’une soirée dans une taverne de Cadix : La Niña de los Peines, ce sombre génie hispanique équivalent en capacité à Goya ou Rafaël el Gallo. Elle jouait avec sa voix d’ombre, avec sa voix d’étain fondu, avec sa voix couverte de mousse et elle la tressait dans sa chevelure ou l’humectait de manzanilla ou la perdait dans des labyrinthes obscurs et lointains. […] Pastora Pavôn acheva de chanter au milieu du silence. Un petit homme, un de ces petits danseurs qui semblent sortir d’une bouteille d’eau-de-vie, dit d’une voix très basse : Vive Paris ! comme il aurait dit Ici ne sont pas importantes les facultés, ou la technique, ou la maîtrise. C’est autre chose qui nous importe. Alors la Nina de los Peines se leva comme une folle, courbée comme une pleureuse médiévale et but un grand verre d’eau-de-vie comme du feu. Elle se prépara à chanter sans voix, sans haleine, sans nuances, avec la gorge brûlante mais avec duende. Elle était parvenue à tuer cet échafaudage de la chanson pour laisser le pas à un duende furieux et embrasé, ami des vents chargés de sable, qui faisait que les auditeurs se raclaient les vêtements presque avec le même rythme que les noirs antillais les décrivent pendant leurs rites, pelotonnés devant l’image de Santa Barbara. La Nina de los Peines se racla la gorge parce qu’elle savait qu’elle était écoutée par des gens exquis qui ne se formalisaient pas mais qui percevaient la densité de l’air. Elle se trouva appauvrie de facultés et de sûreté ; c’est-à-dire qu’il lui fallut éloigner sa muse et rester désemparée afin que son duende vint et soit digne de lutter à bras raccourcis.

Et comme elle chanta ! Sa voix ne jouait pas, sa voix était un jet de sang digne par sa douleur et sa sincérité. Elle s’ouvrait comme une main de dix doigts et les pieds cloués, mais pleins de bourrasque, d’un Christ de Juan de Juni.

*****

Longtemps, les artistes, issus d’un peuple de la marge et de la misère, voient dans le flamenco une opportunité de donner forme à leur tragédie. Ils sont les messagers d’une communauté qui souffre et survit dans des conditions politiques déplorables. Ils nourrissent leur art de ce terreau social qui les a produits et le redonnent transformé par la magie de leur inspiration. Nul intermédiaire, nul artifice. En quittant le cercle intime de sa genèse, la plainte va devenir spectacle. Servie par des interprètes doués d’un talent incontestable, elle conserve son authenticité. Cependant, imperceptiblement, ces interprètes font subir des modifications au répertoire pour le rendre séduisant et accessible à un public qui n’est pas directement concerné par la douleur pathétique qui s’exprime. Le message enfoui dans les mémoires se polit au profit de versions plus douces. La gravité de la cérémonie se transforme en divertissement léger.

La cérémonie est faite d’amour. Le spectacle est fait de coquetterie. L’une est un besoin de bonheur, l’autre est une adaptation de la diversion.

Félix Grande

Dès lors, l’artiste se doit de choisir : conserver au cante sa rigueur et son âpreté sans le dénaturer au risque d’inquiéter un auditoire frileux qui déserte les scènes ou tenter de le divertir et de l’apprivoiser pour percevoir les bénéfices immédiats d’un succès assuré. L’alternative est en fait un dilemme. Le cante des gitans, dénué de toutes concessions, replié sur son drame existentiel, se serait sans doute éteint, sclérosé, faute de pouvoir partager, communiquer ses angoisses et ses inquiétudes. Exposé au soleil de la scène, servi par de médiocres intermédiaires, il prenait le risque de cultiver la démagogie et de transformer la sincérité première d’un art brut en exercice mécanique de séduction artificielle.

Tant que ce spectacle était assuré par des artistes intègres et talentueux comme Silverio ou Chacon, le risque de dégénérescence était réduit. Les structures d’accueil les incitaient à dramatiser leurs effets mais leur profonde connaissance du répertoire, leurs scrupules esthétiques les empêchaient de se fourvoyer dans l’univers répétitif des tâcherons. Ils entraînaient dans leur sillage une dynamique féconde qui décuplait les énergies.

Le danger était ailleurs. Une faune d’observateurs opportunistes comprit bien vite les bénéfices qu’elle pouvait tirer d’une exploitation méthodique des talents. Répondant aux appels d’un public de moins en moins exigeant, ils encouragèrent la mise en place d’exhibitions qui promettaient sans effort des récompenses alléchantes. Servies par des artistes vénaux qui se prétendaient les serviteurs loyaux d’un art qu’ils trahissaient, ces parodies se développèrent insidieusement comme une lèpre artistique. Les estrades furent peu à peu envahies par des décors grotesques où la vulgarité côtoyait l’ignorance dans un festival de mauvais goût applaudi par des noceurs de passage qui se trémoussaient sous les avalanches d’effets faciles. Ainsi s’amorça la décadence du flamenco. En se coupant de sa base sociologique, il oublia ses racines, perdit son histoire et propulsa sur le devant de la scène des pantins solitaires et déplaisants adulés par un public inculte qui ne comprenait rien à la tragédie profonde de cet art.

Ce fut l’époque de l’opéra flamenca, celle qui vit triompher une personnalité dont la popularité fut immense et qui faillit donner un coup fatal au flamenco. Son nom José Tejada Martin. Son sobriquet Nifio de Marchena ou Pepe Marchena. Il naît en 1903 à Séville dans une famille très humble qui ne connaît pas d’artistes, même si son père savait chanter par malaguenas et por soleares. À 7 ans, il reçoit des éloges pour son talent prometteur. À 12 ou 14 ans, je faisais mes petits cantes dans les tavernes de Marchena, jusqu’au moment où je me rendis dans d’autres villages, avec la main disposée à demander un peu moins et voilà ! Sa carrière débute ainsi dans l’anonymat mais gagnant peu à peu des adeptes grâce à un style original, il conquiert le triomphe à Jerez et à Séville. 1920 est une année charnière dans la biographie de Marchena. Il débute à Madrid au restaurant La Bombilla et c’est là qu’il va initier une révolution qui oriente l’art flamenco vers la coquetterie et l’apparence. Révolution minimaliste dans la mesure où il réduit le cante à son expression la plus superficielle. Il le rend trivial à force de l’adoucir, il lui ôte son sérieux et sa tragédie. Les grands maîtres de l’époque se retirent de la partie, laissant le territoire libre à cet envahisseur qui fait ce qui lui plaît. Empereur d’une imposture, doté d’un savoir sérieux et complet, il ne cherche pas à adapter ses connaissances et ses facultés à l’essence de l’art qu’il cultive. Il s’en sert pour développer sa propre personnalité. Il commence par les signes. Il porte des vêtements baroques, il chante debout quand la tradition exige la position assise. Il invite des orchestres pour l’accompagner. Il introduit un récitatif au cœur du cante, dévitalisant les formes les plus authentiques qu’il convertit en pure caricature. Doté de qualités vocales acrobatiques, il s’en sert pour développer un style de gazouillements et de roulades aux surcharges baroques excessives. Sachant qu’il ne convainc personne dans les grandes versions du flamenco, il se spécialise dans un répertoire de fandango et de fandanguillos, dans les chants de Ida y Vuelta importés d’Amérique du Sud et triomphe devant un parterre de célébrités naïves qui ne connaissent rien au véritable flamenco mais utilisent leur notoriété pour défendre un exotisme de mauvais goût.

Federico Garcia Lorca

 

J’enrage contre Nino de Marchena. Toutes les femmes pleurent d’émotion avec lui alors qu’elles rient de moi

Charlie Chaplin

Tout le feu de la race espagnole avec ses saints et ses guerriers crépite sur le bûcher du chant qui naît dans la gorge privilégiée de Nino de Marchena

Greta Garbo

L’époque est à la parade et à l’exhibition. Le public suit la mode et adule un art coupé de ses racines, un art qui cultive le signe sans comprendre le sens. Cante de l’artifice et de l’illusion. Pepe Marchena entretient sa popularité massive avec une habileté roublarde. Il se proclame lui-même unique roi du cante, maître des maîtres. La modestie n’est pas son fort. Il a pour lui le nombre, la foule.

Le cante jondo, personne ne le supporte plus. Le compas n’est pas nécessaire quand il y a de l’art.

Ces phrases malheureuses qu’il assène avec la nonchalance du faux prophète orientent le goût vers une esthétique de la décadence. Il devient une idole qui transforme ses caprices en coups de génie et sait cultiver la démagogie avec un art raffiné de la surenchère. Lorsqu’il arrive dans une ville, c’est l’émeute. La place centrale se remplit à grands flots. Un jour qu’il est de mauvaise humeur, il lance à son auditoire servile quelques cantes et se retire sans explication. Plébiscité par la foule qui gronde, il revient sur scène avec un faux médecin qui lui tâte le pouls : Respectable public, je suis revenu chanter et je n’aurais pas dû revenir parce que je suis malade. Et pour que vous voyiez que c’est vrai, je reviens avec mon médecin. Vous allez le voir maintenant.

Surgit un vieillard avec lunettes et bâton qui fait semblant de l’ausculter, qui n’est autre qu’Antonio el Mellizo, fils du mythique Enrique, et qui se prête à cette grotesque mascarade à laquelle le public applaudit à tout rompre.

Le personnage est déplaisant mais l’artiste plaît. Paradoxe d’une époque malheureuse et crispée qui consacre la fausse gaieté quand le peuple se cache dans la nuit de la tristesse. Avec Marchena, nous sommes au cœur d’une mystification. Cet art exigeant et noble est devenu un spectacle frivole qui séduit les âmes faibles. La stylisation excessive, la prépondérance de l’émotion facile, le mot devenu support d’un lyrisme dégénéré conduisent inévitablement le flamenco dans le piège de la vacuité. Industrie du vide pour reprendre la formule de Castoriadis. Le cri interne, la plainte radicale sont détournés au profit de l’ornement facile, la peine devient légère et séduisante, la misère du monde se teinte d’une couleur agréable, la passion laisse la place à la diversion. Il a redimensionné le flamenco pour le réduire à son expression la plus mécanique et artificielle.

Un délire décoratif qui se perd dans le labyrinthe des formes

Gonzalés Climent

L’homme cependant a du charme. Il en use et en abuse. Il sait entretenir auprès de sa cour d’admirateurs un climat de complicité admirative qui le sert dans sa promotion professionnelle. Il est fidèle, généreux envers ses proches. Il ignore les critiques avec une orgueilleuse indifférence et admire ses aînés sans chercher à leur emprunter. Fermé par nature à toute influence extérieure, il ne veut imiter personne et impose son style sans se soucier des autres. Il est unique et à ce titre déclenche chez les chasseurs de nouveautés une pluie d’éloges qui va longtemps cacher l’influence néfaste qu’il eut sur ses disciples. Car si Marchena fut l’inventeur d’un style, contestable en soi, il fut aussi hélas un fondateur d’école : le marchenisme. Une cohorte d’imitateurs, sans aucun talent créateur, s’empressa de s’engouffrer par pur mimétisme dans cette brèche commerciale que leur maître avait créée. Ils poussaient comme des champignons sur la pente de la décadence et le flamenco s’en allait apparemment vers une irréparable dégradation. D’autant plus que ces élèves au narcissisme surdimensionné ne se contentèrent pas d’imiter leur idole, ils voulurent le surpasser, être plus marchenistes que Marchena. On peut imaginer le résultat d’une pareille surenchère : un festival de gargarisme, un abus de maniérisme qui se consuma dans le ridicule. L’inertie de ces acolytes grégaires et serviles imposa durant trente ans un courant stérile de spectacles ineptes qui fut la vitrine officielle d’un art bafoué, insulté, méprisé par des camelots ignorants qui foulaient au pied les valeurs qui l’avaient nourri. Durant trente ans ce fut le règne sans partage de ce que l’on a appelé l’opéra flamenca.

Guy Brétéché. Histoire du Flamenco. Atlantica Biarritz. 2008

Manuel de Falla, le grand compositeur, se désole de cette situation – il a appris à apprécier le cante en l’entendant chanter par une domestique… et par son ami français Claude Debussy ; il a décidé d’organiser à Grenade un concours de cante jondo, avec les exigences que lui permettent sa notoriété et son art ; il a associé Andrès Segovia à l’entreprise.

La tradition populaire se perd en Andalousie. C’est une perte irréparable non seulement pour l’Andalousie mais aussi pour la musique universelle. Car les chants populaires ont fait parvenir jusqu’à nous des éléments musicaux précieux. Ces chants qui ne peuvent être annotés et qui sont conservés par ceux qui les aiment ne vont plus être chantés. La musique de café-concert, un flamenquisme dégénéré, une condescendance erronée avec le cosmopolite, les ont rendus dépréciés par certains et oubliés par d’autres. Ceux qui ont un goût perverti vont écouter de la musique de café-concert et s’extasient devant les couplets qu’ils prennent pour des manifestations du génie populaire parce qu’ils les découvrent dans la rue.

Quant à ceux qui ont du goût, ils ne peuvent percevoir au-delà d’un désordre confus, la musique pure qui fut à son origine.

Pour cela, nous avons voulu, avant que ne meurent les derniers dépositaires de notre trésor, avant qu’ils ne l’emportent dans la tombe, sauver cette richesse, qui intéresse véritablement toute l’humanité. Pour cette raison nous avons organisé ce concours et ouvert cette école.

Manuel de Falla. Entretien avec Maurice Legendre, journaliste du Correspondant, de Paris.

Les professionnels de plus de 21 ans ne peuvent être candidats. Il pense ainsi laisser hors jeu les nombreux artistes au talent douteux. Mais c’était une erreur de jugement : on peut être compositeur génial et mauvais organisateur d’événement. Le fait d’être professionnel n’entraînait pas de facto que l’on soit mauvais : il éliminait ainsi nombre de talents, parfois de grands talents, qui ne lui firent pas de publicité, on s’en doute. De plus, organisant la manifestation à Grenade, il suscitait l’ire de Séville qui revendiquait la naissance du flamenco.

Un petit génie de 12 ans se présenta, Manuel Ortega [qui deviendra Manolo Caracol] et son talent enthousiasma le jury et les 4 000 spectateurs. Diego Bermúdez, – dit El Tenazas -, avait l’âge d’être le grand père du premier : 72 ans : ses accents pathétiques lui valurent un triomphe, mais le second jour, peu accoutumé à la célébrité, il se laissa embarquer dans un périple très alcoolisé et sa présence sur scène fut un désastre. Accompagnée de trois guitaristes dont Ramon Montoya, la Macarrona dansa comme le rêvait Rimbaud : J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoiles à étoiles, et je danse.

Mais l’indiscutable succès immédiat de ce concours restera sans lendemain et ne modifiera pas le cours des choses, affairisme, démagogie et facilité… jusqu’à ce que l’exigence, le respect, la quête des cantes d’origine, s’incarnent chez Fernán A. Casares, directeur du plus célèbre tablao : le Zambra, 7, rue Luiz de Alacón à Madrid : le lieu est réservé au spectacle de flamenco, mais dans celui-ci, créé en 1954 Casares va imposer un sérieux qui attirera vite les figures les plus prestigieuses du flamenco faisant ainsi sortir les meilleurs artistes d’une quasi clandestinité, et redonnant au répertoire authentique un lustre mis longtemps entre parenthèses. Quand le Zambra sera ouvert, Francisco Sánchez Gómez aura 7 ans : il va vite prendre son nom d’artiste : Paco de Lucia : le flamenco nouveau était arrivé, mais de par son génie c’était toujours le flamenco !

J’ai toujours eu cette rage. Elle me vient de l’enfance lorsque dans le monde flamenco et beaucoup plus encore en dehors de lui et surtout dans l’univers de la guitare classique, on a toujours traité les guitaristes flamenco avec un vrai mépris.

24 06 1922         

Walther Rathenau, juif, ministre des Affaires Étrangères de l’Allemagne depuis quatre mois, est assassiné par des extrémistes de droite, persuadés qu’il était l’un des Sages de Sion. Le directeur d’une des plus grandes entreprises du monde avait été tué et des ouvriers communistes venaient pleurer sur sa tombe et maudire ses meurtriers.

Un journal berlinois

Il fait sans nul doute partie des cinq ou six plus grandes personnalités de ce siècle. C’était un aristocrate révolutionnaire, un économiste idéaliste ; juif, il fût un patriote allemand ; patriote allemand, il fut un citoyen du monde aux idées libérales ; bien que citoyen du monde aux idées libérales, il attendait le Messie, et se montrait un austère serviteur de la Loi (c’est à dire, dans le seul sens sérieux du terme, juif). Il était assez cultivé pour dédaigner la culture, assez riche pour dédaigner la richesse, assez homme du monde pour dédaigner le monde. On sentait que s’il n’avait pas été ministre allemand des Affaires étrangères en 1922 il aurait pu être un philosophe allemand en 1800, un roi de la finance internationales en 1850, un grand rabbin ou un anachorète. Il conciliait en lui l’inconciliable, d’une façon dangereuse et quelque peu angoissante, qui n’était possible que cette seule fois. La synthèse de tout un faisceau de culture et d’idées s’incarnait en lui, non sous les espèces d’une pensée, non sous les espèces d’une action, mais sous les espèces d’un homme.

Est-ce là l’aspect d’un chef ? demandera-t-on. Étrangement, la réponse est oui. La masse – je n’entends pas par là le prolétariat, mais cette collectivité anonyme dans laquelle tout autant que nous sommes, petits et grands, nous nous retrouvons toujours à certains moments -, la masse réagit plus vivement à ce qui lui est le plus dissemblable. Un homme ordinaire, s’il s’entend à son ouvrage, peut être populaire. Mais l’extrême amour et la haine extrême, l’adoration et la détestation ne peuvent s’adresser qu’à ce qui existe de plus extraordinaire, à un homme tout à fait hors de portée de la masse, qu’il se trouve loin en dessous ou loin au-dessus d’elle. Si mon expérience de l’Allemagne m’a appris quelque chose, c’est bien cela. Rathenau et Hitler sont les deux phénomènes qui ont le plus excité l’imagination des masses allemandes, le premier par son immense culture, le second par son immense vulgarité. Tous deux, c’est là le point décisif, sortaient de contrées inaccessibles, localisées dans quelque au-delà. Le premier venait de cette sphère de quintessence spirituelle où fusionnent les civilisations de trois millénaires et de deux continents, l’autre d’une jungle située bien en dessous du niveau de la littérature la plus obscène, d’un enfer d’où montent les démons engendrés par les remugles mêlés des arrières boutiques, des asiles de nuit, des latrines et des cours de prison. Tous deux étaient, grâce à l’au-delà dont ils émanaient et indépendamment de leur politique, de véritables thaumaturges.

Il est difficile de dire où la politique de Rathenau aurait conduit l’Allemagne et l’Europe s’il avait eu le temps de la mener à son terme. On sait que le temps, il ne l’a pas eu, ayant été assassiné après six mois d’exercice.

J’ai déjà dit que Rathenau suscitait dans la masse un véritable amour et une haine véritable. Cette haine était une haine viscérale, farouche, irrationnelle, fermée à toute discussion et telle qu’un seul politicien allemand l’a suscité depuis : Hitler. Il va de soi que les contempteurs de Rathenau et ceux de Hitler s’opposent comme s’opposent ces deux personnalités. Il faut saigner le cochon – c’est ainsi que s’exprimaient les adversaires de Rathenau. Pourtant on fut surpris de voir un jour les journaux de midi annoncer sans la moindre fioriture : Assassinat du ministre Rathenau. On avait l’impression de sentir le sol se dérober sous les pas, et ce sentiment s’accentuait quand on lisait les circonstances d’un attentat qui s’était déroulé avec une grande facilité, sans la moindre peine et comme allant de soi.

[…] Aucun peuple au monde n’a connu une expérience comparable à ce que fut celle des Allemands en 1923. Tous ont connu la guerre mondiale, la plupart d’entre eux ont connu des révolutions, des crises sociales, des grèves, des revers de fortune, des dévaluations. Mais aucun n’a connu l’exagération délirante et grotesque de tous ces phénomènes à la fois telle qu’elle eut lieu en Allemagne en 1923. Aucun n’a connu ces gigantesques et carnavalesques danses macabres, ces saturnales extravagantes et sans fin où se dévaluaient toutes les valeurs, et non seulement l’argent. De l’année 1923, l’Allemagne allait sortir mûre, non pas précisément pour le nazisme, mais pour n’importe quelle aventure abracadabrante. Les racines psychologiques et politiques du nazisme sont plus profondes, nous l’avons vu. Mais il doit à cette année folle ce qui fait sa démence actuelle : son délire glacé, sa détermination aveugle, outrecuidante et effrénée d’atteindre l’impossible, en proclamant  Ce qui est juste, c’est ce qui est utile et  le mot impossible n’existe pas.  Des expériences de ce genre passent manifestement les limites de ce qu’un peuple peut endurer sans traumatisme psychique.

Sebastian Haffner. Histoire d’un allemand. Souvenirs (1914-1933) Actes Sud 2004

Il y avait dans l’air, une certaine tension, car tout le pays attendait : les conférences de Gênes et de Rapallo, les premières auxquelles l’Allemagne était admise avec les mêmes droits que les puissances ennemies d’antan, allaient-elles apporter l’allègement espéré des charges de la guerre ou, du moins, un geste timide de véritable entente ? Celui qui menait ces négociations si mémorables dans l’histoire de l’Europe n’était personne d’autre que mon vieil ami Rathenau. Son génial instinct d’organisation s’était déjà magnifiquement affirmé pendant la guerre ; dès la première heure, il avait reconnu le point le plus faible de l’économie allemande, où elle devait d’ailleurs recevoir plus tard le coup mortel : l’approvisionnement en matières premières, et il avait au bon moment (ici encore en avance sur son temps) centralisé l’économie. Quand il s’agit, après la guerre, de trouver un homme qui – d’égal à égal avec les plus habiles les plus expérimentés parmi les adversaires – pût rencontrer dans ces échanges diplomatiques en qualité de ministre des Affaires étrangères d’Allemagne le choix tomba naturellement sur lui.

Je lui téléphonai à Berlin, après avoir hésité. Comment importuner un homme alors qu’il façonnait le destin de son temps ? Oui, c’est difficile, me dit-il téléphone, je dois maintenant sacrifier à ma charge l’amitié elle-même. Mais, avec la technique extraordinaire qu’il avait de mettre à profit chaque minute, il trouva aussitôt une possibilité de rencontre. Il devait, me dit-il, déposer quelques cartes de visite aux différentes ambassades, et comme cela supposait une demi-heure d’automobile depuis Grünewald, le plus, simple était que j’aille le trouver chez lui et que nous bavardions ensuite pendant le trajet. De fait, son pouvoir de concentration intellectuelle, sa facilité stupéfiante à passer d’un sujet à l’autre étaient si parfaits qu’à chaque heure il pouvait en auto ou dans le train parler avec autant de précision et de profondeur dans son bureau. Je ne voulus pas manquer l’occasion, et je crois que cela lui fit du bien, à lui aussi de pouvoir s’exprimer librement avec un homme politiquement indépendant et qui était lié d’amitié à lui depuis des années. Ce fut une longue conversation, et je puis témoigner que Rathenau, qui, personnellement, n’était certes pas exempt de vanité, n’a pas reçu le portefeuille de ministre des Affaires étrangères d’Allemagne d’un cœur léger, et moins encore avec avidité ou impatience. Il savait d’avance que la-tâche, pour le moment, restait insoluble et qu’en mettant les choses au mieux il remporterait un quart succès, quelques concessions sans importance, qu’on ne pouvait pas encore espérer une paix véritable, une généreuse volonté d’entente. Dans dix ans, me dit-il, à supposer que les choses tournent mal pour tout le monde, et non pas seulement pour nous. Il faut d’abord que la vieille génération soit écartée de la diplomatie et que les généraux ne se dressent plus que statufiés et muets sur les places publiques. Il était pleinement conscient de la double responsabilité que lui imposait sa qualité de Juif. Rarement dans l’histoire, peut-être, un homme s’est mis avec autant de scepticisme et de réserves intérieures à une tâche dont il savait que ce n’était pas lui, mais le temps seul qui pourrait l’accomplir, et il connaissait le danger personnel qu’elle comportait pour lui. Depuis le meurtre d’Erzberger, qui s’était chargé de signer l’armistice, mission désagréable devant laquelle Ludendorff s’était prudemment dérobé en passant à l’étranger, il ne lui était pas permis de douter qu’un sort semblable l’attendait, lui aussi, comme pionnier d’une entente. Mais n’étant pas marié, sans enfants, et au fond terriblement solitaire, il croyait ne pas devoir craindre le danger  ; moi-même, je n’eus pas le courage de l’exhorter à la prudence. C’est un fait historique qu’à Rapallo Rathenau a mené son affaire aussi excellemment que le permettaient alors les circonstances. Son don éblouissant de saisir chaque moment favorable, ses qualités d’homme du monde et son prestige personnel ne se sont jamais affirmés plus brillamment. Mais déjà étaient forts dans le pays les groupes qui savaient qu’ils ne se rendraient populaires qu’en répétant sans cesse au peuple vaincu qu’il n’était pas vaincu du tout et que négocier et céder quoi que ce fût, c’était trahir la nation. Déjà les sociétés secrètes – fort mêlées d’homosexuels – étaient plus puissantes que ne le soupçonnaient les chefs de la République, qui, selon leur conception de la liberté, laissaient faire tous ceux qui voulaient supprimer pour toujours toute liberté en Allemagne.

En ville, je pris congé de lui devant le ministère, sans soupçonner que c’était un congé définitif. Et plus tard je reconnus sur les photographies que la rue par laquelle nous étions passés ensemble était la même que celle où, peu de temps après, les meurtriers devaient guetter la même auto […].

Ce jour-là, [celui de l’assassinat de Rathenau] j’étais déjà à Westerland et à la plage des centaines de curistes se baignaient sereinement. De nouveau, comme en ce jour où l’on avait annoncé l’assassinat de François-Ferdinand, un orchestre jouait devant des gens insouciants, en vêtements d’été, quand, pareils à des pétrels blancs, les crieurs de journaux s’abattirent sur la promenade : Rathenau assassiné ! Une panique s’ensuivit, et elle ébranla tout l’empire. Le mark tomba d’un coup et sa chute ne connut plus de trêve avant d’avoir atteint les chiffres fantastiques et fous qui s’exprimaient en milliards. C’est alors seulement que commença le vrai sabbat de l’inflation, au regard de laquelle la nôtre en Autriche, avec sa proportion déjà assez absurde pourtant de 1 à 15 000, n’était qu’un misérable jeu d’enfant. Il faudrait un livre pour la raconter avec ses particularités, ses circonstances incroyables, et ce livre semblerait un conte de fées aux hommes d’aujourd’hui. J’ai vécu des journées où il me fallait payer le matin cinquante mille marks pour un journal, et le soir cent mille ; celui qui devait changer l’argent étranger répartissait les opérations de change entre les diverses heures du jour, car à quatre heures il recevait plusieurs fois ce qu’il aurait obtenu à trois heures, et à cinq heures, de nouveau, plusieurs fois ce qu’il aurait obtenu soixante minutes auparavant. J’envoyai par exemple à mon éditeur un manuscrit auquel j’avais travaillé une année, et je croyais bien prendre mes assurances en exigeant qu’il me payât d’avance mes droits pour dix mille exemplaires vendus ; quand le chèque me parvint, il suffisait à couvrir ce que m’avait coûté l’affranchissement du paquet une semaine auparavant. On payait des millions dans les tramways. Des camions transportaient le papier-monnaie de la Reichsbank dans les diverses banques et quinze jours après, on trouvait des billets de cent mille marks dans le caniveau : un mendiant les avait jetés avec dédain. Un lacet de soulier coûtait plus cher que précédemment un soulier, non, plus cher qu’un magasin de luxe avec deux mille paires de chaussures, une vitre à remplacer plus que précédemment toute la maison, un livre plus que l’imprimerie avec ses centaines de machines. Pour cent dollars, on pouvait acheter des files d’immeubles de six étages sur le Kurfürstandamm ; des fabriques, évaluées en devises étrangères, ne coûtaient pas plus que naguère, une brouette. Des adolescents qui avaient trouvé une caisse de savon oubliée sur le port roulaient pendant des mois en auto et vivaient comme des princes en vendant chaque jour un morceau, tandis que leurs parents, qui avaient été des gens riches, mendiaient leur pain. Des porteurs de journaux fondaient des banques et spéculaient sur toutes les valeurs. Au-dessus d’eux tous se dressait, gigantesque, la figure de Stinnes, l’homme aux gains fabuleux. Élargissant son crédit en exploitant la chute du mark, il achetait tout ce qui pouvait s’acheter, des mines de charbon et des bateaux, des fabriques et des paquets d’actions, des châteaux et des domaines agricoles, et tout cela en réalité pour rien, parce que chaque montant, chaque dette, se réduisait finalement à rien. Bientôt, le quart de l’Allemagne était entre ses mains la foule, qui dans ce pays s’enivre toujours d’un succès visible, l’applaudissait avec perversité comme génie. Les chômeurs se traînaient par milliers dans les rues et montraient le poing aux mercantis et étrangers dans leurs automobiles de luxe, qui achetaient toute une rue comme une boîte d’allumettes. Quiconque savait seulement lire et écrire trafiquait et spéculait, gagnait de l’argent, avec la conviction secrète que tous se trompaient mutuellement et étaient à leur tour trompés par une main cachée qui mettait très sciemment en scène ce chaos afin de libérer l’État de ses dettes et de ses obligations. Je crois connaître assez bien l’histoire, que je saches mais elle n’a jamais produit une époque où la folie a pris des proportions aussi gigantesques, une époque évoquant à ce point un asile d’aliénés. Toutes les valeurs étaient altérées, et non pas seulement dans l’ordre matériel; on se riait des ordonnances de l’État, on ne respectait aucun principe, aucun morale. Berlin se transforma en Babylone du monde. Bars, parcs d’attractions, débits d’eau-de-vie poussaient comme des champignons. Il s’avéra que ce que nous avions vu en Autriche n’était qu’un modeste et timide prélude à ce sabbat, car les Allemands mettaient dans la perversion toute leur véhémence et tout leur esprit de système. Sur le Kurfürstendamm se promenaient des jeunes gens fardés, la taille artificiellement cintrée, et qui n’étaient pas tous des professionnels ; chaque lycéen voulait gagner de l’argent et dans les bars obscurcis on voyait des secrétaire d’État et de grands financiers caresser tendrement sans la moindre honte des matelots ivres. Même la Rome de Suétone n’a pas connu des orgies comparables aux bals de travestis de Berlin, où des centaines d’hommes en vêtements de femmes et de femmes en habits d’hommes dansaient sous les regards bienveillants de la police. Dans cette chute de toutes les valeurs, une sorte de délire saisit justement les milieux bourgeois, jusqu’alors inébranlables dans leur ordre. Les jeunes filles se vantaient d’être perverses ; être soupçonnée d’avoir encore à seize ans sa virginité aurait passé alors pour une injure dans toutes les écoles de Berlin ; chacun voulait pouvoir raconter ses aventures, et plus elles étaient exotiques plus elles étaient prisées. Mais ce qu’il y avait de plus important dans cet érotisme pathétique, c’est que tout y était abominablement faux. Au fond, toute cette orgie allemande qui éclata avec l’inflation n’était que fiévreuse singerie ; on voyait bien à leur mine que ces jeunes filles de bonnes familles bourgeoises auraient préféré porter de simples bandeaux plutôt que de se donner une tête d’homme aux cheveux bien plaqués, qu’elles auraient préféré manger à la petite cuiller une tarte aux pommes avec de la crème fouettée plutôt que de boire de violents alcools ; partout, on ne pouvait méconnaître que cette surexcitation était insupportable à tout le peuple, que cet étirage quotidien sur les extenseurs de l’inflation lui brisait les nerfs, et que toute la nation harassée par la guerre ne soupirait en fait qu’après l’ordre, le repos, qu’après un peu de sécurité et de confort bourgeois. En secret, elle haïssait la république, non pas parce que celle-ci aurait étouffé cette licence effrénée, mais au contraire parce qu’elle tenait la bride d’une main trop lâche.

Quiconque a vécu ces mois, ces années apocalyptiques, et en a été dégoûté et aigri, sentait qu’il devait se produire un choc en retour, une terrible réaction. Et ceux-là mêmes qui avaient précipité le peuple allemand dans ce chaos attendaient à l’arrière-plan en souriant, la montre à la main. Plus tout va mal dans le pays, mieux cela vaut pour nous. Ils savaient que leur heure allait venir. La contre-révolution se cristallisait ouvertement autour de Ludendorff, plus même qu’autour de Hitler, qui était encore sans pouvoir. Les officiers à qui on avait arraché leurs épaulettes s’organisaient en sociétés secrètes ; les petits-bourgeois, qui se voyaient frustrés de leurs économies, se rassemblaient tout doucement et se tenaient prêts d’avance à obéir à n’importe quel slogan, pourvu qu’il leur promît l’ordre. Rien ne fut plus fatal à la république allemande que sa tentative idéaliste de laisser la liberté au peuple et même à ses propres ennemis. Car le peuple allemand, peuple désireux d’ordre, ne savait que faire de sa liberté et tournait déjà ses regards, plein d’impatience, vers ceux qui devaient la lui ravir.

Le jour où prit fin l’inflation allemande (1923) aurait pu devenir un tournant de l’histoire. Quand, au coup de cloche, un milliard de marks frauduleusement enflés fut échangé contre un seul mark nouveau, une norme fut établie. Et, de fait, l’écume trouble, avec toute sa boue et sa fange, reflua bientôt, les bars, les débits d’alcool disparurent, la situation redevint normale, chacun pouvait maintenant compter exactement ce qu’il avait gagné, ce qu’il avait perdu. La plupart, l’énorme masse, avait perdu. Cependant, on en rendit responsables non pas ceux qui avaient provoqué la guerre, mais ceux qui, dans un esprit de sacrifice – et sans qu’on leur en sût gré – avaient assumé la charge d’établir l’ordre nouveau. Il faut le rappeler sans cesse, rien n’a aigri, rien n’a rempli de haine le peuple allemand, rien ne l’a rendu mûr pour le régime de Hitler comme l’inflation. Car la guerre, si meurtrière qu’elle eût été, avait quand même offert des heures de jubilation, avec les cloches sonnant à la volée et les fanfares de victoire. Et l’Allemagne, cette nation incurablement militaire d’esprit, se sentait grandie dans son orgueil par les victoires temporaires, tandis qu’elle ne se trouvait que salie, dupée et abaissée par l’inflation. Toute une génération n’a jamais oublié ces années, ne les a jamais pardonnées à la république allemande, et elle a préféré rappeler ses propres bouchers. Mais cela était encore bien loin. Extérieurement, en 1924, la vilaine fantasmagorie semblait passée comme une ronde de feux follets. On était de nouveau en plein jour, on voyait où on allait. Et déjà nous saluions, avec le retour de l’ordre, le début d’une durable tranquillité. Une fois de plus, une fois de plus, nous pensions que la guerre était surmontée, sots, incurables sots que nous étions et avions toujours été. Pourtant, cette illusion trompeuse nous a accordé au moins dix ans de travail, d’espérance et même de sécurité.

De notre point de vue d’aujourd’hui, ces dix petites années qui s’étendent de 1924 à 1933, de la fin de l’inflation allemande jusqu’à la prise du pouvoir par Hitler, représentent, malgré tout, une pause dans la succession de catastrophes dont notre génération a été le témoin et la victime depuis 1914. Non pas que cette époque eût manqué de tensions, d’agitations et de crises – la crise économique de 1929 surtout -, mais durant cette décennie la paix semblait assurée en Europe, et c’était déjà beaucoup. On avait accueilli l’Allemagne avec tous les honneurs dans la Société des Nations, on avait favorisé, en souscrivant des emprunts, son redressement économique – en réalité son réarmement secret -, l’Angleterre avait désarmé, en Italie Mussolini avait assumé la protection de l’Autriche. Le monde semblait vouloir se reconstruire. Paris, Vienne, Berlin, New York, Rome, les villes des vainqueurs comme des vaincus se faisaient plus belles que jamais, l’avion rendait les communications plus rapides, les prescriptions relatives aux passeports s’adoucissaient. Les fluctuations monétaires avaient cessé, on savait combien on gagnait, combien on pouvait dépenser, l’attention ne se portait pas aussi fiévreusement sur ces problèmes matériels. On pouvait se remettre au travail, se recueillir, penser aux choses de l’esprit. On pouvait même de nouveau rêver et espérer une Europe unie. Pendant ces dix années – un instant à l’échelle de l’histoire universelle – il sembla qu’une vie normale allait enfin être accordée à notre génération éprouvée.

[…] Ses paroles coulaient comme s’il avait lu un texte écrit sur une feuille invisible et il donnait cependant à chacune de ses phrases une forme si accomplie et si claire que sa conversation, sténographiée, aurait constitué un exposé parfaitement propre à être imprimé tel quel. […] Il y avait dans sa pensée je ne sais quoi de transparent comme le verre et par là même d’insubstantiel. J’ai rarement éprouvé plus fortement que chez lui la tragédie de l’homme juif qui, avec toutes les apparences de la supériorité, est plein de trouble et d’incertitude. […] Toute son existence n’était qu’un seul conflit de contradictions toujours nouvelles. Il avait hérité de son père toute la puissance imaginable, et cependant il ne voulait pas être son héritier, il était commerçant et voulait se sentir artiste, il possédait des millions et jouait avec des idées socialistes, il était très juif d’esprit et lorgnait du côté du Christ.

Stefan Zweig. Le Monde d’hier.1944. Pour la traduction française, 1982 chez Belfond

9 07 1922   

L’Américain Johnny Weissmuller, 18 ans, devient le nageur le plus rapide du monde en descendant au dessous de la minute sur 100 mètres : 58 secondes et 6 centièmes ; ça se passe à Alameda, une petite île au large de San Francisco. Le corps doit faire quille, il ne faut pas qu’il roule sur l’eau, la respiration d’un coté ou de l’autre ne doit en aucun cas provoquer un déséquilibre et créer une résistance à l’avancement. 52 fois champion des États-Unis, détenteur de 28 records du monde – celui du 100 yards nage libre tint 17 ans -, il fit ample moisson de médailles, le plus souvent en or, aux Jeux Olympiques de Paris en 1924, Amsterdam en 1928, avant que sa célébrité déborde celle du milieu sportif quand il accepta de jouer Tarzan en 1932 dans Tarzan, l’homme singe de Woody S.Van Dyke, où il forma avec Maureen O’Sullivan, Jane, un couple mythique.

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31 07 1922 

En réaction aux coups de forces permanents des squadristes du parti fasciste, les syndicats ont lancé un mot d’ordre de grève générale. Les fascistes somment le gouvernement d’interdire la grève, puis passent à l’acte en se déchaînant à un point tel que la grève est brisée partout en Italie : les deux armes favorites : le manganello – le gourdin – et l’ingestion forcée d’huile de ricin, particulièrement laxative.

18 09 1922   

Mustafa Kemal chasse définitivement les Grecs d’Anatolie. Le bonhomme, rusé comme un Hittite, se méfiait des espions : un jour qu’il voulait réunir son État Major pour lui donner les consignes de la bataille à livrer contre les Grecs le lendemain, il remplaça la réunion par une partie de … foot-ball, au cours de laquelle, il donna à chacun ses ordres ! Et ce sont 1.3 M de grecs complètement démunis qui vont rentrer dans leur patrie d’origine, en s’installant dans les nouveaux territoires attribués par le traité de Lausanne. 1.3 M, c’est le quart de la population grecque ! la grande catastrophe de l’histoire contemporaine grecque.

20 09 1922     

Benito Mussolini est à Udine, en Vénétie Julienne. Il y expose les grandes lignes d’un programme de gouvernement fasciste, et reçoit une ovation debout [de toutes façons, il n’y avait pas de places assises. Le texte se trouve dans la catégorie Discours]. À ses cotés depuis les débuts du fascisme, Margherita Sarfatti, journaliste et critique d’art : par sa fortune – un mari avocat -, ses écrits, ses réseaux, son sens politique, elle va se faire la propagandiste du fascisme. Justifiant les violences des milices, invectivant ses amis d’hier, proclamant sa haine des démocraties, elle va soutenir l’ascension du Duce jusqu’à la Marche sur Rome et l’instauration du nouveau régime. Rédactrice de Gerarchia, la revue théorique du fascisme, fondée par Mussolini, elle en trace les principes et les objectifs. Elle va devenir sa maîtresse. Après la mort de son mari Cesare, en 1924, elle reprendra à son compte l’antisémitisme de Mussolini, exhortant les Juifs d’Italie à choisir entre Rome et Jérusalem

24 10 1922   

40 000 Chemises noires du PNF – Parti National Fasciste – défilent à Naples.

25 10 1922 

Ieronim Ouborevitch, à la tête de l’armée rouge d’Extrême Orient, prend Vladivostok… cinq ans après la révolution d’octobre.

28 10 1922     

Démonstration de force des Fasci Italiani di Combattimento, les Faisceaux italiens de combat, organisations paramilitaires du PNF : la Marche sur Rome. Aidés parfois par l’armée, les squadristes prennent le contrôle des préfectures, gares, commissariats, centraux téléphoniques, dans l’Italie du Nord et du Centre. Généralement, les autorités civiles laissent le pouvoir aux militaires, qui négocient avec les fascistes. Parfois, les autorités militaires collaborent ouvertement avec les Chemises Noires, comme à Trieste, Padoue ou Venise. Il y a des résistances (Vérone, Ancône, Bologne), et partout une situation de flottement, d’hésitation. Armée et squadristes sont face à face, les militaires attendent de savoir ce qui va se passer. Le gouvernement pourrait alors réagir mais il n’en fait rien. On n’a donc pas vraiment de situation insurrectionnelle. Les fascistes se saisissent des leviers de commande que l’État ne maîtrise plus.

La Marche sur Rome n’est donc pas une réelle insurrection. Son succès est aussi mitigé. En effet, les squadristes avancent sous la pluie et se trouvent rapidement sans vivres et déjà désemparés. Sans l’appui de l’armée, les squadristes auraient tôt fait de se disperser et de rentrer chez eux. La Marche sur Rome, c’est en réalité 26 000 hommes, mal armés, sans vivres et trempés par la pluie battante, qui avancent péniblement. Au matin du 28, ils sont facilement stoppés : un arrêt des trains ordonné par le gouvernement et 400 carabiniers auront suffi. Les fascistes ne montrent pas de résistance. De l’autre côté, à Rome, le général Pugliese dispose d’une armée bien équipée de 28 000 hommes. Le gouvernement a donc les moyens de mettre fin à la marche sur Rome s’il le souhaite. Les Quadrumvirs, installés à Pérouse, sont inquiets. La faillite militaire de la Marche sur Rome est déjà évidente. Mais cet échec de la Marche sur Rome au sens strict ne va pas pourtant signifier l’échec de la prise du pouvoir.

Les fascistes prennent alors contact avec Salandra et transmettent l’ultimatum de Mussolini : Facta démissionne ou je marche sur Rome. Luigi Facta décide de résister et de s’opposer aux Chemises noires. Le 28 octobre, il propose au roi de proclamer l’état de siège. La nouvelle se répand dans le pays. Les préfets devront procéder à l’arrestation de tous les chefs fascistes. Mais le roi a peur de perdre sa couronne en contrant les fascistes, et il refuse donc de signer la proclamation. Il propose à 18 h un gouvernement Salandra à participation fasciste. Cette solution est préconisée par le roi mais aussi par la droite libérale, les milieux militaires et les nationalistes. Victor-Emmanuel III désavoue ainsi son gouvernement. Il ne semble pas avoir compris que maintenant Mussolini n’a plus rien à craindre et que le temps des discussions est terminé.

Jusqu’à 12 h 15, le 28 octobre (date à laquelle le communiqué est transmis aux journaux), Salandra et le roi auraient pu négocier avec les fascistes pour les faire entrer dans le cabinet en qualité de subalternes. À partir de 12 h 15, le 28 octobre, Mussolini devient le maître

Gaetano Salvemini

En effet, Mussolini refuse la proposition du roi de former un gouvernement avec Salandra. Par ailleurs, il enregistre le ralliement du grand capital (industriel, agricole et financier). La Confindustria – Confagricola – Association bancaire envoie un message à Salandra pour l’avertir que la crise n’admet qu’une solution : un gouvernement Mussolini. Un autre télégramme allant dans le même sens est envoyé par les sénateurs Luigi Albertini (du journal libéral Corriere della Sera) et Conti (magnat de l’industrie électrique). Salandra est au pied du mur. Il va proposer 4 portefeuilles au Duce, mais celui-ci refuse. Salandra doit céder. Le roi va inviter Mussolini à se rendre à Rome pour constituer un gouvernement, ce qu’il fait aussitôt. Mussolini en est informé par téléphone par Cesare Maria De Vecchi. Mais, méfiant ou orgueilleux, il exige un télégramme personnel du roi. Il le reçoit dans l’après-midi, et le soir même il prend son départ pour Rome en wagon-lit.

Finalement, la Marche sur Rome n’est donc pas très impressionnante : quelques milliers de fascistes qui sont rapidement stoppés… Cependant, elle sert de moyen de pression pour obtenir le pouvoir légalement. La constitution, qui prévoit que le roi est le seul maître de la composition du gouvernement, est respectée. On ne peut donc pas parler de coup d’État (pronunciamento). Mais Mussolini va maquiller cet évènement, le réécrire et le faire réécrire pour le rendre plus épique et le faire passer pour un vrai coup d’État. Le 30 au matin, il se présente devant le roi en chemise noire et lui déclare : je viens tout droit de la bataille, qui s’est déroulée heureusement sans effusion de sang. Le soir, afin qu’on puisse réellement parler de marche sur Rome, il ordonne aux squadristes (qui étaient toujours bloqués) de défiler dans les rues de la capitale.

Wikipedia

L’arrivée au pouvoir des fascistes n’est donc pas, comme le prétendra la légende forgée par Mussolini, le résultat d’une lutte victorieuse contre le bolchevisme, mais bien davantage celui de la violence anarchique du squadrisme succédant à l’échec d’un mouvement socialiste moribond. Celui, d’autre part, d’une intrigue politique menée par Mussolini dans le cadre d’un État en pleine décomposition. Le fascisme n’a pas remporté une victoire sur des adversaires menaçants. Il s’est installé à la tête de l’Italie à la faveur du vide politique qui y régnait.

Bernstein, Milza, historiens

29 10 1922

La Marche sur Rome devient la Marche dans Rome.

L’une de ses premières mesures sera d’italianiser le Sud-Tyrol – ou Haut Adige pour les Italiens, la région de Bolzano – devenu italien avec le traité de Saint Germain en Laye. L’affaire représentait plus qu’un simple changement de langue : ces gens du Sud Tyrol étaient à la frontière de deux cultures : germanique et latine. Et c’était bien deux mondes différents. Nos Alsaciens, ballottés pendant des siècles entre la France et l’Allemagne, ne connurent pas d’aussi importants changements : en devenant français, on ne leur demandait pas de devenir occitans ni de prendre l’accent du midi. La brutalité administrative sévira : le choix sera offert aux tyroliens : Optante ou Dableiber. Vous voulez continuer à parler votre langue germanique – Daitsch -, vous partez en Autriche ou en Allemagne où vous sera trouvé une terre, une ferme, des conditions de vie identiques à celle que vous laissez, et ce sera votre nouvel  Heimat – mais vous renoncez à la nationalité italienne. Ou bien vous décidez de rester – Dableiber – mais dans ce cas vous ne parlez qu’italien, en public comme en privé, sous peine d’être déplacé dans le sud. Les Optanten seront remplacés par des Italiens des Pouilles, de Calabre, de Naples.

1 11 1922     

Après avoir mis à la raison les puissances occupantes de la Turquie, Mustafa Kemal chasse le sultan et fonde une république dont il devient le président.

4 11 1922 

Howard Carter découvre le tombeau de Toutankhamon, pharaon de la XVIII° dynastie, de 1 354 à 1 346 av JC, dans l’une des trois sépultures de la vallée des Rois, sur la rive gauche du Nil, en face de Louxor, l’ancienne Thèbes.

Il faut remonter à 1909 pour avoir l’historique de cette exceptionnelle découverte : lord Carnarvon, richissime mécène britannique tombé amoureux de l’Égypte que sa santé fragile amène à fréquenter, rencontre Howard Carter, archéologue en  recherche d’emploi. Ils s’entendent bien et Howard Carter fouille la nécropole thébaine de l’Assassif, mais son objectif est la Vallée des Rois, sur la rive gauche du Nil, face à l’ancienne Thèbes, capitale religieuse du royaume. La Vallée des Rois est alors aux mains de l’archéologue Théodore Davis, qui abandonne la concession en 1914, aussitôt reprise par Carnarvon. Vallée des Rois, car c’est là que furent ensevelis les souverains d’Égypte et quelques hauts dignitaires pendant près de quatre siècles, de – 1450 environ à – 1000 av. J.C. Plus tard, la capitale religieuse suivit le déplacement vers le nord, dans le delta du Nil,  de la capitale politique. Les prêtres, se retrouvant sans moyens pour maintenir en sécurité ces trésors inestimables, les regroupèrent pour mieux les surveiller : c’est dans cet état que les archéologues du XIX° siècle redécouvrirent la Vallée des Rois.

Toutankhamon accède ainsi à la célébrité au bout de trois mille ans : tout aussi dégénéré que son père, son ascendance incestueuse n’avait pas arrangé ses affaires : crises d’épilepsie, déséquilibre hormonaux, pied bot consécutif à une fracture mal consolidée et donc mauvais conducteur de char et, pour couronner le tout, la malaria : autant d’atouts dans la manche de la Grande Faucheuse pour avoir rapidement raison de ses 19 ans, ne lui laissant pas le temps de devenir célèbre. Carter, très british, plaisantait : En l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons affirmer que le fait le plus marquant de sa vie  fut qu’il mourut et fut enterré. Fils d’Akhenaton, il n’avait pas eu à voyager bien loin pour trouver femme, celle-ci – la jeune dame – n’étant autre qu’une de ses demi-sœurs, filles de Néfertiti. Néfertiti n’ayant pas pu donner d’enfant mâle à Akhenaton, ce dernier se serait uni à l’une de ses sœurs – ou à une seconde épouse –  qui aurait enfanté Toutankhamon. La tombe de Toutankhamon était à l’origine destinée à un personnage civil, et à la mort prématurée du pharaon, les services du pharaon n’avaient pas  eu le temps de lui en préparer une digne de lui, donc on lui attribua celle qui était disponible, ce qui explique l’exigüité de l’espace pour accueillir le mobilier du roi.  Celui-ci étant revenu à une orthodoxie plus conforme aux goûts du puissant clergé, peut-être le choix de cette tombe sans doute exiguë, fut-il aussi jugé judicieux car mieux sécurisé, puisque on avait déjà réalisé que les voleurs passaient à l’acte peu après la sépulture. Théodore Davis avait trouvé un bol de faïence sur lequel était écrit le nom du jeune monarque, puis on avait trouvé dans une tombe pillée des vases de terre et des fragments de feuille d’or, eux aussi marqués du sceau de l’enfant-roi. Hâtivement, Davis en avait conclu que c’était tout ce qu’il y avait à découvrir de Toutankhamon. Or l’entrée des chambres souterraines avait été dissimulée sous plusieurs mètres de gravats, ce qui avait  permit au pharaon d’avoir un sommeil paisible jusqu’à ce qu’Howard Carter fit montre de plus de perspicacité que Davis et les voleurs.

À l’automne 1922, Lord Carnavon lassé de payer en vain menace d’abandonner les recherches. Carter lui arrache une ultime année de crédits. Intuition géniale. Au bout d’à peine cinq jours, un coup de pioche fait entendre un son étrange dans le sable : il raconte dans son journal : Le 4 novembre, lorsque j’arrivais sur le chantier, un silence inhabituel me fit comprendre que quelque chose venait de se passer. On m’annonça aussitôt que sous la première hutte que l’on avait attaquée, Hussein, un porteur d’eau, en creusant un trou pour y positionner une jarre, venait de mettre au jour une marche taillée dans le roc. C’était trop beau pour être vrai et pourtant nous étions bel et bien devant l’entrée d’un escalier creusé dans la pierre. Carter télégraphie à Cornavon : Merveilleuse découverte dans la Vallée. Tombe superbe avec sceaux intacts. Attends votre arrivée pour ouvrir. Félicitations H.C. Il arrivera le 26 novembre.

Les quelques marches mises au jour au début du mois se révèlent en effet être l’entrée d’une tombe portant le sceau de Toutankhamon. Lord Carnarvon étant enfin arrivé avec sa fille, l’heure de vérité approche. Pendant toute la matinée, le travail de déblayage se poursuit. Lentement, avec un soin infini, les ouvriers font la chaîne. Les paniers remplis de pierre vont et viennent. On parle peu. Au milieu de l’après-midi, à dix mètres de la première porte, une seconde apparaît, également murée. Les sceaux, un peu moins nets, sont toutefois reconnaissables.

Là encore, des marques de plâtre indiquent que la porte a été ouverte. Moment de flottement. Ultime doute. Il ne s’agit peut-être finalement que d’une autre cachette remplie de matériel funéraire ? La disposition de l’escalier et du couloir rappelle maintenant à Carter les lieux où son prédécesseur Davis avait trouvé des objets liés à l’embaumement d’Akhenaton, non loin de là. Certes, ce ne serait déjà pas mal. Et puis, si les prêtres ont pris la peine de refermer l’entrée, c’est qu’il reste des choses à protéger… Alors, on continue à avancer, centimètre par centimètre, en retenant son souffle.

Finalement, les ultimes pierres sont déblayées, un dernier panier de roches et de sable est hissé vers l’extérieur et Carter à genoux peut enfin se laisser glisser devant la dernière porte. Les mains, tremblantes, il pratique une petite ouverture dans le coin supérieur gauche à l’aide d’une tige de fer. Il allume une bougie pour s’assurer qu’aucun gaz dangereux ne sort de la tombe et, avec une infinie lenteur, élargit le trou minuscule.

Plus personne ne parle. Un air moite fait vaciller un instant la petite flamme. L’obscurité est totale. Puis, à mesure que les yeux du chercheur s’accoutument aux ténèbres, des formes se dessinent lentement. D’étranges animaux, des statues, un enchevêtrement de jarres et d’objets hétéroclites, des fresques qui semblent s’animer, le souffle des dieux qui s’éveillent… Et, partout, le scintillement de l’or, le reflet des pierres précieuses. Carter est fasciné. Bouillant d’impatience, lord Carnarvon, placé juste derrière l’archéologue, n’en peut plus et finit par briser le silence.

Alors, vous voyez quelque chose ?

Oui, des merveilles !

Fabrice Drouzy. Libération 19, 20 mai 2012

Et, merveille des merveilles, son masque funéraire : plus de 50 cm de long, fait à partir de deux plaques d’or de plus de 10 kg martelées puis incrustées de lapis-lazuli : il représente le pharaon coiffé du némès, l’étoffe rayée, dont les extrémités retombent dans le dos en une tresse épaisse. Le jeune roi arbore sur le front un cobra et un vautour, symboles des déesses protectrices des Basse et Haute Égypte. La barbe est tressée et les oreilles percées pour y mettre des boucles. Les yeux sont maquillés de lapis-lazulis et incrustés de quartz et d’obsidienne.

Mais encore… un  grand collier de turquoises, lapis-lazulis et cornalines, si lourd qu’il fallait un contrepoids dans le dos pour le porter ! un pectoral au nom du roi, aux hiéroglyphes accessibles seulement à quelques initiés, une centre de table, petit meuble sculpté en albâtre représentant une barque cérémoniale, un coffre en bois incrusté de bois doré avec embouts de pied en bronze, une plaque d’or ajourée sur laquelle on voit Toutankhamon tenant en respect les forces du chaos, un éventail en plumes d’autruches, encore intactes sur l’un d’eux, découvert au fond d’un coffre, un scarabée en verre libyque…  du verre probablement produit par l’explosion d’une météorite au-dessus du désert de Lybie, il y a 30 millions d’années de cela… et tant d’autres encore … Administrativement, l’ensemble sera nommé KV 62 : – King Valley et 62° tombeau découvert dans la Vallée des Rois -.

Howard Carter mourra au Caire le 5 avril 1923. En même temps que lui, mais en Angleterre mourrait lord Carnavon, … une douzaine d’autres archéologues mourront en relation avec cette découverte.

Il n’en fallait pas plus pour que naisse une rumeur, qui va devenir la fameuse malédiction des pharaons, qui aurait marqué tous les visiteurs : selon certains, ce ne fut qu’une invention de journalistes, jaloux de l’exclusivité accordée au Times lors de la découverte. On reprendra un délire de Carter, assurant avoir vu à l’entrée de la tombe, gravé sur une tablette :

Que la main qui se lève sur ma dépouille soit desséchée. Que soient détruits ceux qui s’en prennent à mon nom, à ma demeure, aux images faites à ma ressemblance.

En fait, sur le cercueil de pharaon, on pouvait (mais alors, personne ne le rapporta) lire :

Nuit, ô mère, étends sur moi tes ailes, comme les étoiles éternelles.

D’autres finiront par donner une explication qui tienne la route, après des décennies de délires journalistiques : selon les témoignages des premiers visiteurs, la tombe n’était pas du tout à l’abri de l’humidité : champignons et poussière s’y étaient développées, terrain idéal pour des particules allergéniques fongiques : ce sont elles qui ont provoqué la pneumonie à précipitines ou Alvéolite Allergique Extrinsèque (AEE), autrefois mortelle, qui aujourd’hui se guérit par antibiotiques.

En archéologie, on retrouvera des situations analogues en 1973, à l’ouverture de la tombe de Casimir III le Grand, dans la crypte du château de Vavel, près de Cracovie : dans les jours suivants douze des quatorze archéologues présents moururent d’une Alvéolite Allergique Extrinsèque, due au champignon Aspergillus Flavus.

Il existe d’autres pneumopathies à précipitines : les plus connues sont le poumon du fermier, la maladie des éleveurs d’oiseaux, la maladie des laveurs de fromage, la maladie des champignonnistes, la bagassosse (due au traitement de la canne à sucre), la séquoïse (ou maladie des poussières de bois), la subérose (maladies des poussières de liège).

Parmi les lecteurs, auditeurs de cette histoire à rebondissements très amplement diffusés, une petite fille de 9 ans,  Françoise Desroches qui se prend de passion pour l’Égypte, passion qui l’habitera jusqu’à sa mort, en 2011.

 

L’archéologue britannique Howard Carter penché sur le couvercle du second cercueil dans la tombe de Toutankhamon, en octobre 1925. Il avait découvert l’entrée du tombeau trois ans plus tôt.

Howard Carter penché sur le couvercle du second cercueil dans la tombe de Toutankhamon, en octobre 1925.

15 11 1922 

Paul Valéry, 51 ans, essaie de définir l’Europe devant les étudiants de l’Université de Zürich. Le texte sera publié en 1924 :

Mais qui donc est Européen ?
Je me risque ici, avec bien des réserves, avec les scrupules infinis que l’on doit avoir quand on veut préciser provisoirement ce qui n’est pas susceptible de véritable rigueur, – je me risque à vous proposer un essai de définition. Ce n’est pas une définition logique que je vais développer devant vous. C’est une manière de voir, un point de vue, étant bien entendu qu’il en existe une quantité d’autres qui ne sont ni plus ni moins légitimes.
Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire.
La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir ; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie ; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, – là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable.
Je ne sais pas les raisons de ce grand triomphe, il est inutile de les rechercher maintenant, comme il est oiseux de se demander ce que l’Europe fût devenue si elle ne fût devenue romaine.
Mais le fait nous importe seul, le fait de l’empreinte étonnamment durable qu’a laissée, sur tant de races et de générations, ce pouvoir superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste, qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration.
Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. Si l’on excepte le Nouveau Monde, qui n’a pas été christianisé, tant que peuplé par des chrétiens ; si l’on excepte la Russie, qui a ignoré dans sa plus grande partie la loi romaine et l’empire de César, on voit que l’étendue de la religion du Christ coïncide encore aujourd’hui presque exactement avec celle du domaine de l’autorité impériale. Ces deux conquêtes, si différentes, ont cependant une sorte de ressemblance entre elles, et cette ressemblance nous importe. La politique des Romains, qui s’est faite toujours plus souple et plus ingénieuse, et de qui la souplesse et la facilité croissaient avec la faiblesse du pouvoir central, c’est-à-dire avec la surface et l’hétérogénéité de l’Empire, a introduit dans le système de domination des peuples par un peuple une nouveauté très remarquable.
De même que la Ville par excellence finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers, – le gouvernement impérial, conscient du prestige qui s’attachait au nom romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les privilèges du civis romanus à des hommes de toutes races et de toutes langues. Ainsi, par le fait de la même Rome, les dieux cessent d’être attachés à une tribu, à une localité, à une montagne, à un temple ou à une ville, pour devenir universels, et en quelque sorte communs ; – et d’autre part, la race, la langue et la qualité de vainqueur ou de vaincu, de conquérant ou de conquis, le cèdent à une condition juridique et politique uniforme qui n’est inaccessible à personne. L’empereur lui-même peut être un Gaulois, un Sarmate, un Syrien, et il peut sacrifier à des dieux très étrangers… C’est une immense nouveauté politique.
Mais le christianisme, à la parole de saint Pierre, quoique l’une des très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu de la nation juive, s’étend de son côté aux gentils de toute race ; il leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de l’empire. Il en adopte même les divisions administratives (civitas au V° siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même Gaulois, qui est préfet impérial, écrit en pur latin de belles hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né juif et sujet d’Hérode. Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun ; le même droit et le même dieu ; un seul juge pour le temps, un seul juge dans l’éternité.
Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience. Je ne veux même pas essayer de mesurer les modifications extraordinaires que la religion du Christ a imposées à cette conscience qu’il fallait rendre universelle. Je ne veux même tenter de vous exposer comment la formation de l’Européen en a été singulièrement influencée. Je suis contraint de ne me mouvoir qu’à la surface des choses, et d’ailleurs les effets du christianisme sont bien connus.
Toutefois nous ne sommes pas encore des Européens accomplis. Il manque quelque chose à notre figure ; il y manque cette merveilleuse modification à laquelle nous devons non point le sentiment de l’ordre public et le culte de la cité et de la justice temporelle ; et non point la profondeur de nos âmes, l’idéalité absolue et le sens d’une éternelle justice ; mais il nous manque cette action subtile et puissante à quoi nous devons le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité de notre savoir, – comme nous lui devons la netteté, la pureté et la distinction de nos arts et de notre littérature ; c’est de la Grèce que nous vinrent ces vertus.
Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé ; il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si curieusement entre elles.
Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet ; l’homme se devient à soi-même le système de références auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer. Il doit donc développer toutes les parties de son être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une critique et une analyse minutieuses de ses jugements, par une division rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.
De cette discipline la science devait sortir, Notre science, c’est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus certaine et la plus personnelle de notre esprit. L’Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe.
Sans doute, il existait, avant la Grèce, en Égypte et en Chaldée, une sorte de science dont certains résultats peuvent sembler encore remarquables ; mais c’était une science impure qui se confondait tantôt avec la technique de quelque métier, qui comportait d’autres fois des préoccupations infiniment peu scientifiques. L’observation a toujours existé. Le raisonnement a toujours été employé. Mais ces éléments essentiels n’ont de prix et n’obtiennent de succès régulier que si d’autres facteurs ne viennent pas en vicier l’usage. Pour construire notre science il a fallu qu’un modèle relativement parfait lui fût proposé, qu’une première œuvre lui fût offerte comme Idéal, qui présentât toutes les précisions, toutes les garanties, toutes les beautés, toutes les solidités, et qui définit une fois pour toutes le concept même de science comme construction pure et séparée de tout souci autre que celui de l’édifice lui-même.
La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible, non seulement modèle proposé à toute connaissance qui vise à son état parfait, mais encore modèle incomparable des qualités les plus typiques de l’intellect européen. Je ne pense jamais à l’art classique que je ne prenne invinciblement pour exemple le monument de la géométrie grecque. La construction de ce monument a demandé les dons les plus rares et les plus ordinairement incompatibles. Les hommes qui l’ont bâti étaient de durs et pénétrants ouvriers, des penseurs profonds, mais des artistes d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection.
Songez à la subtilité et à la volonté qu’il leur a fallu pour accomplir l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; songez aux analyses qu’ils ont faites d’opérations motrices et visuelles très composées ; et comme ils ont bien réussi dans la correspondance nette de ces opérations avec les propriétés linguistiques et grammaticales. Ils se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. Sans doute, cet espace est devenu une pluralité d’espaces ; sans doute s’est-il singulièrement enrichi, et sans doute cette géométrie, qui semblait si rigoureuse jadis, a laissé voir bien des défauts dans son cristal. Nous l’avons examinée de si près que là où les Grecs voyaient un axiome, nous en comptons une douzaine.
À chacun de ces postulats qu’ils avaient introduits, nous savons qu’on en peut substituer quelques autres, et obtenir une géométrie cohérente et parfois physiquement utilisable.
Mais songez à la nouveauté que fut cette forme presque solennelle et qui est dans son dessin général si belle et si pure. Songez à cette magnifique division des moments de l’Esprit, à cet ordre merveilleux où chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des autres ; cela fait penser à la structure des temples ; machine statique dont les éléments sont tous visibles et dont tous déclarent leur fonction.
L’œil considère la charge, le soutien de la charge, les parties de la charge, le tas et ses moyens d’équilibre, l’œil divise et régit sans effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions et les ornements qui s’en déduisent sans jamais déborder de leurs places et de leur appropriation, me font songer à ces membres de la science pure, comme les Grecs l’avaient conçue : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, corollaires, porismes, problèmes… c’est-à-dire la machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de l’intelligence entièrement dessinée, – le temple érigé à l’Espace par la Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini.
Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

31 12 1922  

Publication du premier Code de la Route et instauration du Permis de conduire qui remplace le certificat de capacité, avec un âge pour l’avoir qui passe de 21 à 18 ans.

1922

M. Pigier invente la machine à sténotyper. Naissance de l’ONRSI : Office National des Recherches Scientifiques et des Inventions, beaucoup plus proche de la recherche appliquée que ne le sera son successeur, le CNRS en 1939. Naissance de La Redoute à Roubaix, imitée un an plus tard par La Blanche Porte, et, en 1932 par Les 3 Suisses. Victor Margueritte publie La Garçonne, roman d’une jeune femme libre, avec une fin pourtant très comme il faut. Cela va faire scandale à tel point que le gouvernement se croira tenu de le rayer de l’ordre de la Légion d’honneur.

François Coty, grand maître de la parfumerie en France, rachète Le Figaro, qu’il fusionne avec Le Gaulois en essayant d’imposer à la ligne éditoriale ses idées xénophobes, antisémites et hostiles à la République, n’hésitant pas pour cela à congédier les journalistes qui s’y refusaient. Mauvais calcul, les ventes du Figaro vont chuter, et François Coty mourra ruiné en 1934.

aissance de la BBC : British Broadcasting Company Ltd qui deviendra quatre ans plus tard British Broadcasting Corporation :

On l’appelle la Beeb ou encore Auntie (tantine). Plutôt familier pour désigner un mastodonte. C’est aussi que, vu d’ailleurs, on ne mesure pas la place inouïe qu’elle tient dans l’imaginaire, l’histoire et la vie quotidienne des Britanniques. À sa création en 1922, la  British Broadcasting Company Ltd est une compagnie privée. Elle ne devient publique que quatre ans plus tard sous le nom de British Broadcasting Corporation. Dans les deux cas, un même sigle d’une puissance symbolique inégalée, d’abord associée au prestige de l’empire britannique puis au Commonwealth. Quel rayonnement et quelle force de pénétration ! Car, dès 1932, le BBC World Service s’employait à dire la vérité au reste du monde et, à partir de 1936, à diffuser des émissions télévisées.

Malgré les crises, les affaires, les récriminations, les scandales, elle inspire un respect et jouit d’un crédit que l’on veut croire instantanés cent ans après. Il est vrai que la devise de la radio des radios, puisée dans l’Ancien Testament, le Livre de Michée, en impose: Nation shall speak peace unto nation (La nation parlera de la paix à la nation). Son fondateur était un presbytérien écossais hanté par sa mission du nom de lord Reith. Directeur général jusqu’en 1938, puis gardien du temple ad aeternam, il lui avait inoculé le virus de l’indépendance.

 Churchill en fit souvent les frais et c’est peu dire que les deux hommes se méprisaient. Le souci du bien public, dont Reith se voulait le prophète inspiré, exigeait que l’on sanctuarisât la BBC en la protégeant des affairistes et des politiciens, fussent-ils parvenus au faîte de l’État. La seconde guerre mondiale allait augmenter encore sa réputation internationale en l’associant de facto à la défense de la démocratie contre la barbarie totalitaire.

Classique jusqu’à la caricature, elle incarne de longue date l’institution par excellence, plus encore que l’English Heritage (chargé du patrimoine) ou le Lloyd’s, le plus célèbre assureur du monde. Sa charte, socle d’un déontologie rigoureuse qui fut parfois prise en défaut, semble faite d’articles de foi. Toutes les radios et les télévisions étrangères, l’ayant à raison érigée en modèle, ont épluché son statut (société de droit public à charte royale qui n’a de comptes à rendre qu’au Parlement) pour s’en inspirer, mais ont buté sur un paradoxe : il s’avère aussi contraignant sur le plan formel qu’indépendant dans la pratique. Le gouvernement a beau nommer les membres de son conseil d’administration, jouir en principe d’un droit de veto sur les programmes et fixer le montant de la redevance, la BBC n’admet pas que l’État se mêle de ses affaires. Il n’en reste pas moins que, jusqu’à son cinquantenaire, elle tolérait que les agents du MI5 (contre-espionnage) enquêtent systématiquement avant le recrutement de ses journaliste et de ses cadres.

La BBC a réussi à créer un lien quasi mystique entre les Britanniques et leur radiotélévision parce qu’elle s’est voulue fidèle à la sainte trinité de ses valeurs d’origine : éduquer, informer, distraire. La qualité BBC n’est pas un mythe, qu’il s’agisse de ses journaux radiophoniques ou télévisés, de ses reportages, de sa couverture de l’actualité internationale, du sérieux de ses documentaires, de la réalisation de ses feuilletons, de sa créativité et de la qualité de sa langue – même si l’on ne s’y exprime pas en permanence en shakespearien. […]

Pierre Assouline Happy Birthday Beeb. L’Histoire n° 495 Mai 2022

Les Anglais pratiquent sur le terrain ce qu’ils ont condamné dans leur parlement : Sans doute a-t-on officiellement aboli l’esclavage dans l’Empire britannique en 1834, mais, précisément, les Indiens ont eu à souffrir, en dehors des conditions de travail dans les fabriques, d’un autre système qui n’était pas moins atroce que celui de l’esclavage antique. L’abolition du servage des nègres avait crée un besoin pressant de main d’œuvre dans l’Afrique du Sud, en Guyane, dans les îles de la Malaisie et dans les autres régions soumises à la domination anglaise. Pour éviter de devoir engager des salariés libres, les Anglais inventèrent le Identured system,  c’est-à-dire, le système de contrat. Sous le prétexte qu’il s’agissait d’un libre contrat de travail, une foule d’Indiens, venant notamment de contrées où régnaient la misère et la famine, durent s’engager à cinq années de travail dans les colonies anglaises. Arrivés à destination, on les fit travailler comme des bêtes de somme, ne leur payant que des salaires de famine. Comme ils ne pouvaient jamais faire assez d’économies pour payer les frais du voyage de retour au pays, ils restaient enchaînés à leur vie d’esclave jusqu’à leur mort. Ce système ne fut formellement aboli qu’en 1922, sans que toutefois se modifiassent réellement les conditions d’un tel travail.

André Chaumet. L’Inde martyre

Création de l’URSS – l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques -, qui réunit alors quatre républiques fédérées : la République socialiste fédérative soviétique de Russie incluant territoires russes et non russes (Tatarstan, Caucase du Nord, futures républiques d’Asie centrale), la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie qui englobe la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, la République soviétique d’Ukraine et la République soviétique de Biélorussie.

Les bolcheviques prennent le pouvoir en Géorgie qui ainsi, perd son indépendance. L’Ossétie du sud relève administrativement de la république socialiste de Géorgie, l’Ossétie du nord, de la Russie. Lénine peut dresser un premier bilan de quatre ans de guerre contre les paysans qui refusent la réquisition forcée, de l’Armée rouge comme de l’Armée Blanche – et la conscription obligatoire dans l’Armée Rouge : la Russie est tout simplement détruite : production industrielle réduite à néant, paysannerie ruinée [avant 1914, l’Ukraine était devenue le grenier à blé de l’Europe, le beurre sibérien concurrençait le beurre scandinave] et affaiblie par une famine qui a fait 5 millions de morts, essentiellement en Ukraine et dans la plaine de la Volga où une sécheresse en 1921 avait précipité la catastrophe, intelligentsia enfuie, – plus d’un million de Russes en exil -, toute opposition interdite : si l’on n’est pas fusillé, on est envoyé dans les camps de concentration – kontzlager – des îles Solovki. On pourrait écrire  famine entre guillemets car ce drame fut orchestré, voulu par les soviets, et ce fût de fait un génocide par famine organisée : la haine que nourrissaient les bolcheviks pour les paysans leur fit mettre en œuvre des réquisitions violentes, bien au-delà en quantité de ce qu’ils pouvaient raisonnablement fournir.

La NEP – Nouvelle Politique Économique -, lancée en 1921, ne fut rien d’autre qu’un retour partiel au marché et à l’entreprise, et apporta une amélioration certaine aux paysans, qui purent manger à leur faim, consommant 85 % de leur production. Lénine fait de Staline le secrétaire général du Parti le nommant comme l’un de ses successeurs dans son Testament de décembre 1922. L’élu n’était pas de la pointure du maître qui craignait de ne pouvoir achever la révolution s’il continuait à écouter l’Appassionata de Beethoven, et qui citait Machiavel à Molotov : Un écrivain fin connaisseur des secrets d’État soutient que pour remplir un but politique donné il faut commettre une série de cruautés ; et il faut les commettre de la façon la plus énergique et dans les plus brefs délais possibles puisqu’un exercice prolongé de la cruauté n’est pas toléré des masses populaires.

L’Église avait procédé à une grande collecte en faveur des sinistrés : le pouvoir avait répondu par la confiscation de tous les biens ecclésiastiques : seconde vague de répression après la première de 1918 : des milliers de prêtres, moines et religieuses, des dizaines de milliers de laïcs, croyants sont passés par les armes, sans procès, pour délit d’opinion. À partir de 1923, la législation dite d’indésirabilité va autoriser les déportations en masse du clergé.

Rarement peuple fut plus malheureux et déshérité que le peuple russe au cours des années qui suivirent immédiatement la guerre. L’industrie était ruinée, l’agriculture agonisante, le ravitaillement au plus bas. On se fût cru revenu à l’époque de la guerre de Trente Ans en Europe Centrale.

Alfred Fichelle. Histoire Universelle. La Pléiade 1986

22 01 1923

Germaine Berton est anarchiste, membre d’abord de l’Union anarchiste de Paris, puis des anarchistes individualistes. Elle se rend au siège de l’Action Française pour régler leur compte à Charles Maurras ou à Léon Daudet, mais elle ne parvient pas à croiser leurs chemins et s’en prend à Marius Plateau, secrétaire de la Ligue de l’Action Française, chef des Camelots du Roi, qu’elle tue d’un coup de pistolet. L’avocat Henry Torrès prendra sa défense, et, bien qu’elle ait plaidé coupable, parviendra à arracher son acquittement le 24 décembre 1923. Elle se suicidera en 1942.

J’ai voulu vous tuer parce que vous étiez responsable de l’assassinat de Jaurès. Je suis anarchiste mais cela ne m’empêche par de vénérer Jaurès.

Germaine Berton, s’adressant à Léon Daudet présent dans la salle lors de son procès.

Face à un groupe qui menace la liberté, un individu peut recourir aux moyens terroristes, en particulier au meurtre, pour sauvegarder, au risque de tout perdre, ce qui lui paraît – à tort ou à raison – précieux au-delà de tout au monde.

Louis Aragon. Revue Littératures mars 1923

Du geste individuel à l’action de masse. Puisse le geste de Germaine Berton éveiller parmi les exploités un peu de cet héroïsme qui leur manque pour oser – enfin – s’affirmer dans leur vie pratique

La laisserons-nous mourir ? Le destin t’avait fait femme. D’aucuns diront que tu étais normalement née pour ce qui donne le bonheur de vivre. Tu aurais effleuré de tes mains les boucles blondes des petits des hommes. Tu aurais puisé une joie douce, en plongeant longuement ton regard alangui de tendresse tout au fond de leurs yeux purs (…). Mais les mauvais hommes n’ont pas permis cela. Ils ont voulu que la terrible prison de la Haine s’infiltrât dans ton cœur. Alors tu t’es dressée, farouche, contre les lois iniques et contre les monstres qui les avaient faites (…). Soudain, poussée par une force invincible, tu as crié aux esclaves que l’heure de la révolte était enfin venue.

Le Libertaire du 2.03.1923

O femmes ! O mères ! qui chaque jour buvez vos larmes et que mord cruellement, chaque jour, le regret du petit tué par la boucherie, la famine ou la peste. N’oubliez pas Germaine Berton. Elle vous a donné ses vingt ans pour détruire un organisateur conscient, méthodique, implacable de la dernière guerre et de la prochaine. Les feuilles publiques dénaturent sa vie. Les clichés d’anthropométrie défigurent son visage. Ne retenez que sa jeunesse, son courage et sa foi. Si elle sort vivante de l’hôpital, défendez-la. Demander sa grâce, c’est vouloir la vôtre ; la sauver, c’est vous sauver !

Le Libertaire du 26.01.1923

Les institutions irlandaises, étatiques comme confessionnelles, mettent en place de véritables prisons pour femmes au sein de quatre ordres religieux catholiques féminins, hors de toute intervention judiciaire ;  il s’agit le plus souvent de filles enceintes ou ayant déjà accouché, sans père déclaré, de filles vivant dans la rue, etc… Quand il y aura des naissances, les bébés seront confisqués et vendus à de riches Américains. Ces filles vont travailler, quelques mois parfois, toute la vie pour certaines, dans les blanchisseries de ces onze couvents de la Madeleine : on estime leur nombre, de 1922 à 1996 à 30 000. Il faudra attendre 1996 pour qu’éclate le scandale suite à un rapport de mille pages demandé par le sénateur Martin McAleese. Leur histoire a inspiré le film Magdalene Sisters de Peter Mullan, sorti en 2002, qui recevra le lion d’or à la 59° Mostra de Venise la même année.

01 1923 

Un représentant de l’URSS, Joffe, vient à Chang-hai pour rencontrer Sun Yat Sen, et le persuade qu’il pourrait lier les principes des Soviets à son programme. Puisque les Puissances refusaient de reconnaître le gouvernement du Sud et de lui avancer des fonds, Sun Yat Sen avait accueilli l’offre russe. Borodine était arrivé à Canton : il impose aux communistes l’alliance avec le Kouo min tang.

La mise en place du communisme a mis sur la touche nombre de pauvres Russes, chacun avec son drame : on en voit jusqu’en plein cœur de la Chine : des missionnaires anglaises en route vers le Xinjiang font une rencontre inattendue dans le Gansu oriental – au sud de la grande boucle du Fleuve Jaune :

Un matin, nous nous apprêtions à quitter notre auberge quand un Chinois nous signala qu’un étranger, un homme de notre peuple mendiait à la porte. Un attroupement s’était fait autour d’un Russe dépenaillé, qui se rendait à Pékin, mendiant son pain en chemin. La route que nous suivions était le calvaire des réfugiés russes que la pauvreté ou la haine du régime soviétique avaient chassé de leur pays. Exilés, sans foyer, ils erraient lamentablement par le monde. Depuis quelques mois, une immense vague d’humanité souffrante déferlait sur cette grand-route, réunissant tous les stades de la misère et du dénuement. Jusqu’à la guerre de 1914, les peuples de l’Orient gardèrent l’illusion que la solidarité de la race, qui chez eux domine la notion de patrie, si forte qu’elle soit, s’imposait aussi aux peuples occidentaux. Mais depuis lors, le prestige européen est complètement détruit ; la vue de ces Blancs misérables et sans patrie qui grossissent les bandes de mendiants indigènes, celle des malheureuses désespérées devenues les concubines des Chinois, viole leur sens des convenances. L’Orient ne s’est pas remis du choc que lui a causé ce spectacle inimaginable.

M. Cable, F. French, Par la porte de Jade, Plon, 1935

Plus à l’ouest, aux confins occidentaux de la Chine, la ville de Kashgar riche de fruits et de légumes, où la tradition a force de loi, reste à l’écart des soubresauts de l’Histoire, et charme plus d’un occidental : En arrivant au consulat général anglais de Kashgar, la première impression est de verdure et de fraîcheur, de citronniers et d’acacias, de peupliers, de platanes et d’arbres fruitiers de toutes sortes ; de peupliers hauts et fournis se dressant comme un mur face au soleil, et de peupliers plus minces dont les feuilles sont blanches en dessous et qui frémissent silencieusement à la moindre brise, telles des mains de fées s’agitant en signe d’au revoir ; de plusieurs jardins superposés sur trois niveaux différents, avec un verger et une pergola de vigne, et puis un petit pré et un épais fourré de saules pleureurs, puis un étang parsemé de lotus, puis un pavillon décoré dans le plus peu style chinois, le tout se mêlant à des arbres et des myriades de fleurs et de légumes. Quant à la maison elle-même, elle est confortable, surtout après la longue expédition à travers les montagnes et le désert qu’il faut entreprendre pour y arriver. Les chambres sont à vrai dire un peu petites, d’après les critères anglais tout au moins, surtout si on les compare au hall, à la salle à manger et au salon, dont les proportions majestueuses ne manquent pas d’impressionner favorablement les visiteurs russes et chinois quant à la dignité de l’Empire britannique. Le portail imposant, flanqué d’un côté par les quartiers des domestiques et de l’autre par les bureaux administratifs y contribue tout autant.

Cependant le principal titre de gloire du consulat est sans aucun doute sa terrasse au nord-ouest, Ni le chemin d’arrivée ni la façade au sud-est ne donnent la moindre idée du panorama que l’on aperçoit pour la première fois à travers les portes-fenêtres du salon. Quand on arrive sur la longue terrasse, avec son cadran solaire et son parapet de brique séchée, on se retrouve au sommet d’un promontoire escarpé surplombant la vallée large et peu profonde de la rivière Tümen. Immédiatement au-dessous, se trouvent les arbres du jardin inférieur avec son mur ; puis une route étroite où défilent toute la journée les paysans en route pour la ville animée ou en revenant ; un peu plus loin, un champ de melons, ainsi que des rizières bordées de saules, avec à gauche l’empiètement d’une falaise sur laquelle sont juchés quelques maisons et quelques arbres et à l’extrémité de laquelle se trouve un petit sanctuaire en torchis. Puis la rivière du tracé sinueux, dont les eaux en été se gonflent des neiges fondues des Tien-Shan. De l’autre côté de la rivière, les rizières continuent, puis des falaises de lœss, aux pieds desquelles viennent se nicher quelques maisons et quelques moulins à eau enfouis dans les saules ; plus loin encore, des arbres et des fermes s’étendent jusqu’à l’extrémité septentrionale de l’oasis à huit kilomètres, où contrastant nettement avec le reste du paysage, une vaste étendue de désert rocailleux se déploie au pied des monts curieusement plissés des Tien-Shan.

Quel bonheur, cette terrasse ! Toutes les chambres donnaient dessus, ou bien sur une petite véranda qui se trouvait juste au-dessus, où je dormais toute l’année sauf par temps très froid. Comme il était agréable, en sirotant son thé matinal, de regarder le soleil se lever sur la vallée et d’écouter les différents bruits du matin qui montaient des champs et des fermes, les sons aigus amortis par la distance ; le pépiement des oiseaux, le chant du coq, les femmes qui s’appelaient, le braiement des ânes, le chant des garçonnets, l’aboiement des chiens, le grincement des roues de chariot et, le mercredi, les plaintes mélodieuses des dévotes qui priaient au petit temple de Sultan Buwam près de la rivière ; et surtout ce son particulier qui nous semblait contenir en essence tout le charme de Kashgar – la note des cornes des meuniers qui demandaient du grain à moudre. Il s’agit d’une corne de bouc qu’ils utilisent à cet effet, et pour nous les sons agréables qui montaient vers nous des moulins au bord de la rivière le matin étaient comme les cornes du pays des elfes qui retentit au loin.

Le soir aussi, la terrasse était notre coin préféré, lorsque les falaises en face reflétaient les derniers rayons de soleil et que les nuages irisés s’étiraient au-dessus des Tien-Shan au loin ; lorsque de la route résonnaient les sabots des chevaux et des ânes et montaient les voix des villageois rentrant du marché, et que l’appel à la prière des mosquées de la ville retentissait dans toute la vallée. Mais si la vue que l’on avait de la terrasse était déjà très étendue, celle que l’on avait du toit de la tour, était, ou pouvait être immense. Hélas, un air parfaitement cristallin est rare en Kashgarie à cause de la fine poussière de lœss qui épaissit toujours un peu l’atmosphère ; mais il y a deux saisons pendant l’année, le début de l’été et la fin de l’automne, où l’air pouvait être pratiquement cristallin, le matin, et laisser voir nettement les chaînes de montagnes les plus éloignées depuis le sommet de la tour. Et quel panorama alors ! tout au moins en novembre lorsque les feuilles des arbres ne nous les masquaient plus en partie. Du sud à l’ouest en passant par le nord-est ils s’étendaient, ces remparts qui isolent Kashgar du reste de l’Asie. En effet au nord les piémonts des Tien-Shan, qui n’étaient pas enneigés, n’étaient guère impressionnants et on n’apercevait qu’ici et là des cimes plus élevées. Mais tout le long de l’horizon au sud-ouest, à cent kilomètres de distance, se dressait un impressionnant rempart de neiges éternelles, aux formes tantôt découpées et irrégulières, tantôt lisses et rondes, dont seuls les sommets les plus élevés venaient rompre la ligne, comme les tourelles de marbre d’une citadelle des dieux. Il s’agissait de la chaîne de Kashgar, cent-soixante kilomètres de long et dont les sommets atteignent de dix-huit à vingt-cinq mille pieds de haut, qui isole le plateau majestueux des Pamirs, des déserts et des oasis de la cuvette du Tarim. Il n’est pas aisé d’analyser la fascination qu’exercent sur nous les cimes élevée vue de loin ; tant de choses dépendent des associations que l’on fait. Consciemment ou inconsciemment, le grimpeur pense aux arêtes et aux cheminées, aux plaques verglacées qui l’attendent ; le naturaliste, le géologue et l’arpenteur, à l’univers neuf et varié qui se déploie devant eux, et le chasseur aux belles têtes qui s’y cachent. Mais personne n’apprécie les monts autant que les habitants occidentaux des contrées asiatiques ; et je ne parle pas seulement de ceux pour qui ils représentent un contraste agréable après la monotonie accablante des plaines, mais aussi de ceux qui ont connu le désert. Pour ceux qui ont connu les deux, la liberté sans limites des horizons du désert est plus exaltante que les sentiers de montagne, mais il n’en est pas moins vrai que les sources et les ruisseaux, les bois et les fleurs, les pentes verdoyantes des collines sont d’autant plus appréciées qu’ils s’opposent à des souvenirs d’étendue arides et de lits de rivières desséchées et craquelées par le soleil. Il en était ainsi pour nous, qui avions connu les terres arides du Balouchistan et du sud-est de la Perse, une grande part de l’attrait de cet horizon de cimes neigeuses était le fait qu’il recelait, en quelques sorte, une promesse de prés fleuris et de verts vallonnements profonds à explorer, de bois frais et pâturages nouveaux bien cachés derrière les rochers et les crêtes accidentées.

Mais les séductions du paysage de Kashgar ne sont pas seulement dues à l’éloignement. Le sol est constitué de cet étrange composé que l’on appelle du lœss, qui n’est rien d’autre qu’une très fine couche de poussière de sable, qui est toujours en suspens dans l’air et qui est disposé en couches stratifiées de diverses épaisseurs. Le lœss a deux caractéristiques : d’une part, sa prodigieuse fertilité, qui est telle qu’il suffit d’y planter un bâton et de l’arroser régulièrement pour le voir devenir un arbre ; la seconde étant sa tendance à la stratification verticale plutôt qu’horizontale. La première caractéristique en fait une terre qui se prêtre admirablement à la culture et dans la mesure où les montagnes environnantes fournissent une irrigation suffisante, la terre est partout cultivée, des saules et des peupliers bordent les canaux d’irrigation et les fermes sont enfouies sous une verdure foisonnante. La seconde donne tout son charme à un paysage aux formes découpées par de nombreuses rivières et des falaises abruptes qui ont rarement plus de quarante pieds de haut, avec leurs silhouettes ciselées et leur teinte ocre, avec des fermes juchées sur leurs bords et des moulins nichés en contrebas, des arbres et des champs cultivés partout où c’est possible et de la verdure jaillissant du moindre recoin.

Les parties les plus irriguées de l’oasis donnent une impression de paix et de sérénité intemporelles, celle d’une civilisation qui a traversé les siècles sans changer. Il y a peu d’exemples aussi frappants de la vitalité et de la permanence d’une population rurale plongeant ses racines profondément dans la terre, surtout quand cette terre dépend aussi étroitement pour sa culture d’un système élaboré d’irrigation. Sur le plan politique, la Kashgarie a eu une histoire aussi mouvementée que n’importe quel autre pays. Au cours des deux derniers millénaires, les Chinois l’ont conquise cinq fois, quatre fois ils en ont été chassés. La durée totale de leur occupation, à ce jour, n’est que d’environ quatre cent vingt-cinq années ; le reste du temps, la Kashgarie a été la proie d’une succession de peuples conquérants. Tour à tour les Huns, Yüehchich, ou Scythes indiens, les Hepthalites ou Huns blancs, les Tibétains, les Turcs Uigurs, les Qara Khitai, les Mongols dzungars et les Turkis des Khanats transcaspiens l’ont conquise et perdue. En dehors de ces bouleversements majeurs, à différentes époques, la guerre civile a fait rage entre les villes importantes, Kashgar, Yarkand, Khotan et Aqsu. Cependant, à travers les âges, génération après génération, les paysans ont continué à exploiter les eaux d’été descendant des montagnes pour leurs cultures de blé et d’orge, de riz et de millet, de coton, de maïs et de melons alors qu’au-dessus d’eux déferlaient les vagues successives de conquérants. Chaque fois qu’un conquérant ou un tyran s’est montré trop exigeant à l’égard des paysans, sa cupidité a causé sa chute. Un exemple récent vient encore de l’illustrer de manière éloquente, il s’agit du cas de Yacub Beg, l’aventurier khokandi qui, après avoir organisé une rébellion réussie contre les Chinois en 1865, régna ensuite sur le pays pendant douze ans dans le plus pur style des despotes chinois. Sous sa férule, selon Stein, la population de certaines oasis diminua de moitié, et la superficie des terres cultivées se réduisit sensiblement. Â tel point qu’en 1877, quand les Chinois revinrent en force, ils furent accueillis à bras ouverts par la population et le pouvoir de l’Ēmir autoproclamé s’effondra comme un château de cartes.

[…] À Mintaka Aghzi (l’embouchure du Mintaka, au nord de Srinagar), nous étions à quelques miles aussi bien de la frontière avec le Wakhan afghan que de celle avec le Pamir russe, ainsi, tout près de nous, venaient se côtoyer trois empires et un royaume.

[…] En chemin pour Dafdar (vingt-deux miles), nous eûmes tout d’abord beaucoup de problèmes avec la caravane, composée cette fois de six chameaux et cinq yaks. Je les ai d’ailleurs racontés ainsi dans une lettre à ma famille :

Les gens de ce pays n’ont aucune idée de la manière de charger un chameau. Ils semblent penser qu’il faut percher le plus grand nombre possible de paquets sur le dos de la bête, puis attacher autour une simple corde, et finir par accrocher des quantités d’articles de toutes sortes sur tout ce qui dépasse ; le résultat étant qu’avant que l’animal ait pu parcourir un demi-mile, plusieurs boîtes de conserve, lanternes, paniers, boîtes à chapeau et autres babioles se sont détachées et que l’équilibre initial du chargement s’en trouve détruit. Le tout glisse alors sous le ventre du chameau qui prend peur et s’emballe. Un chameau qui s’emballe du trot lourd et gauche typique de sa race, avec plusieurs quintaux de bagages divers qui dégringolent de son dos comme des feuilles en automne, est un des spectacles les plus drôles qu’on puisse imaginer quand il s’agit des bagages de quelqu’un d’autre ; mais quand ce sont vos propres caisses de whisky, vos coffres de médicaments ou vos yakdans favoris qui pendouillent du ventre de la bête, l’humour de la situation ne vous apparaît pas si clairement. Ceci est arrivé à chacun des chameaux et à la plupart des yaks dans les deux premiers miles de notre marche et nous dépensâmes beaucoup d’énergie et d’explications à aider les hommes à remettre les bagages. Une fois que les chameaux eurent été chargée comme il faut, c’est-à-dire avec les paquets séparés en deux parties compactes, bien arrimées de chaque côté de l’animal et s’équilibrant l’une l’autre, tout alla bien ; mais croyez-vous que les propriétaires retinrent la leçon ? Pas du tout. Le lendemain matin tous les bagages étaient perchés en haut des chameaux exactement comme avant […]

Clarmont Percival Skrine. Chinese Cental Asia Londres Methuen ans Co Ltd. Traduit par Wendy Parramore 1924

16 02 1923  

Faisant suite à la Convention franco-suisse du 7 08 1921, une loi française repousse la douane à la frontière politique ; les Suisses s’y opposent dans les jours suivants par un référendum d’initiative populaire.

23 04 1923  

Là où les hommes s’enflamment dans des débats théoriques passionnés, avec force effets de manche, les femmes mettent bien souvent au-dessus le simple bon sens, ce qui permet très souvent d’aller à l’essentiel et de gagner du temps. Ce bon sens, dont la simple évocation a le pouvoir de déclencher des allergies violentes – éruption de boutons sur les neurones, démangeaisons insupportables au cerveau etc…-, auprès de nombre d’intellectuels de gauche de la gent masculine, venant perturber gravement le bon déroulement des analyses marxistes. Ce cher bon sens, que l’on nommait discernement à l’école et jugeote à la maison, et dont l’absence totale a permis des drames comme celui d’Outreau. Grand pape du désespoir, oxygène des pervers : le lugubre Cioran avec son credo proclamé urbi et orbi : Le réel me donne de l’asthme. Dieu merci, Montesquieu est là pour nous rappeler que les paysans ne sont pas assez savants pour raisonner de travers.
Il en va de la colonisation comme du reste : J’aimerais bien avoir un jour une école dans cette ferme ; au fond, je ne sais pas s’il ne serait pas préférable de pouvoir maintenir les natives au stade primitif qui est le leur, mais je considère que c’est out of the question. La civilisation les atteindra forcément, sous une forme ou sous une autre, et il me semble qu’il vaut mieux veiller à ce que ce soit sous la meilleure possible.

Karen Blixen. Lettre à Ingebord Dinesen. Lettres d’Afrique 1914-1931 Gallimard 1985

Les lignes qui suivent de Karen Blixen disent le lien qui peut se créer entre deux personnes de race différente. On ne peut trouver d’intérêt, voire d’admiration à ces liens que si l’on met entre parenthèses nos valeurs du XX° et XXI ° siècle, avec les nombreuses doxas droitsdel’hommistes qui ne cessent de nous dire comment il faut penser et brandissent la banderole non au paternalisme aussi vite que Lucky Luke dégaine son revolver.

La silhouette des kangani, sentinelle vigilante, se profilerait-elle encore au sommet de la colline? Les grandes antilopes garderaient-elles toujours leur pelage soyeux et leurs yeux au regard clair et compréhensif, les impalas, leur légèreté incroyable, pareille à celle d’êtres ailés. Y aurait-il encore en Afrique une créature vivante en relation directe avec Dieu ?
Mais si, mais si, rien ne changera, me disais-je pour me consoler, tant que Farah restera avec moi. Car Farah, bien qu’il posât pour être un majordome hautement respectable, Malvoglio en personne, était un animal sauvage et rien au monde ne s’interposerait entre lui et Dieu.
Inébranlablement loyal à mon égard, il était au fond du cœur un animal sauvage, un cheetah qui me suivait en silence à une distance de cinq pieds (1,50 m) ou bien un faucon dont les griffes retenaient solidement mes doigts tandis que sa tête se tournait de droite à gauche, de gauche à droite. Les qualités de son service étaient celles d’un cheetah ou celles d’un faucon. Farah s’engagea donc dans ma maison, ou plutôt il en prit possession (car dès l’abord il parla de notre maison, de nos chevaux, de nos hôtes) ; il ne fut question au début d’aucun contrat habituel entre nous… mais nous établîmes un pacte ad majorem domus gloriam. Mon bien-être n’était pas l’affaire de Farah et en réalité il ne s’en souciait pas beaucoup mais je crois qu’il s’estimait responsable devant Dieu de mon bon renom et de mon honneur. Et il acceptait cette responsabilité jalousement et sans aucune faiblesse.
Farah offrait une image des plus pittoresques lorsqu’il franchissait le seuil de ma demeure, pareil au grand-prêtre sous le portique du Temple. Il se montrait constamment juste et impartial dans ses rapports avec mes domestiques indigènes. Sa connaissance de leur manière de penser dépassait de beaucoup ce à quoi je m’attendais, ne le voyant presque jamais leur parler. La voix de Farah était la voix caractéristique des Somali, reconnaissable parmi toutes les autres voix du monde. Basse, gutturale, elle avait une double résonance : parfois douce, voire caressante, elle prenait à l’occasion un accent ironique et exprimait fort bien le mépris. Il m’arrivait parfois de regretter chez Farah comme chez la plupart des Somali l’absence de toute bonhomie facile. Je mettais cette carence sur le compte de l’abstinence millénaire de vin de la tribu et je m’imaginais que la vue d’un brave vieil Arabe totalement saoul serait la bienvenue par contraste avec la sécheresse désertique de la mentalité somali. Il s’exprimait correctement en anglais et en français car dans sa jeunesse il avait été cabin boy sur un vaisseau de guerre anglais, mais il employait certaines expressions de son cru que j’aurais dû corriger et dont je pris au contraire l’habitude de me servir moi-même dans nos entretiens. Il disait exactement pour excepté ; par exemple : toutes les vaches sont rentrées, exactement la vache grise. Maintenant encore je me surprends à employer ce terme, à la manière de Farah.
Par suite d’une déficience de l’ouïe particulière à sa tribu, Farah confondait les consonnes. Il disait par exemple : férus pour refus, animal pour émail.
Il avait une préférence marquée pour l’adjectif démonstratif.
Quand nous connûmes la plaie des sauterelles, les indigènes les firent griller et les mangèrent. J’avais envie d’y goûter moi-même, mais ne pouvant tout à fait m’y décider, je demandai à Farah si elles avaient une saveur agréable. Il répondit : Je n’en sais rien, Memsahib, je ne mange jamais ces petits oiseaux.
Il disait : ce marchand de chevaux arabes nous offre ce cheval à ce prix. Son compagnon de travail était pour lui ce Kamante. Le prince de Galles était ce Prince.
Thomas Mann dans son livre : Joseph en Égypte, raconte que le même usage existait chez les anciens Égyptiens et que Joseph avait appris à parler à leur manière.
Quand nous sommes arrivés à cette forteresse, ce bon vieillard dit à cet officier…
Sans doute faut-il voir là une tendance particulière à l’Afrique.
Farah me dit un jour qu’il n’aimait pas les Juifs, parce qu’ils mangeaient de l’antruss et pendant quelque temps je me demandais quel pouvait bien être cet aliment juif qui l’indignait à ce point, car la viande de porc est tout aussi formellement défendue aux enfants d’Israël qu’aux Musulmans. Je compris bien plus tard que Farah parlait de l’habitude juive et chrétienne du prêt à intérêt.
Les Musulmans interdisent et méprisent cet usage.
Farah disait d’un de mes amis anglais : He never get Sir, voulant affirmer par là qu’il ne mériterait jamais l’honneur d’être anobli à cause de son âpreté au gain.
Au lieu du prêt à intérêts, j’avais institué à la ferme un système tout à fait satisfaisant. Une somme de mille roupies était constamment à la disposition de ceux qui avaient besoin d’une aide temporaire. Notre petite caisse portait le nom a Sanduku a Ndege (la caisse de l’oiseau) parce que l’argent restait (ou était censé rester) dans une boîte sur laquelle on avait peint un perroquet. Le célèbre marchand indien, Suleiman Virjee à Nairobi m’en avait fait cadeau. Cette caisse avait la sympathie de mes gens, elle était pour eux une réalité plus que toutes les autres institutions de la ferme. C’est assez naturel, car elle partageait avec eux une sorte de caractère particulier. Créée à une époque de disette monétaire, elle ne devait jamais contenir, chose entendue dès le début, une somme dépassant mille roupies. Ce capital modeste, presque misérable, avait pour tout le monde le caractère d’un être vivant ! Il eût été fâcheux de l’offenser par des supplications ou des doléances.
De même qu’il ne pouvait augmenter, il ne pouvait pas non plus diminuer de valeur. C’eût été impensable du reste car, du premier jour jusqu’à mon départ de la ferme, la caisse resta vide sauf pendant une courte semaine. En secouant San-duku-a-Ndege, on entendait alors le tintement de trois roupies. Mais ce fut la seule exception d’un état de choses constant. Faute de numéraires, j’avais doté Sanduku-a-Ndege d’un compagnon sous la forme d’un gros livre de comptes dont les pages se couvraient de chiffres. Ceux-ci indiquaient les dates et le montant des dettes, relevés fort exactement par Farah ou par moi : Mauge, cent roupies pour un nouveau Borna à trois mois. Kathegu, trois cents roupies pour l’achat d’une épouse pour son fils de six mois. Jeroge, cinquante roupies pour l’achat d’un bouc, à trois mois.
De grands malheurs s’abattaient tout d’un coup sur la ferme : épreuves inattendues, pertes imprévi­sibles ravageaient notre vie comme des incendies de brousse. Mais Sanduku-a-Ndege, humble et fidèle, accomplissait en toute circonstance sa petite besogne. Persévérante et silencieuse, telle la navette entre les fils du tisserand, elle ne cessait d’étendre son action soit en facilitant quantité d’entreprises individuelles, soit en s’intéressant à des initiatives de plus grande envergure. Elle obtint ainsi des résultats tangibles fort appréciables. Elle contribua à la reconstruction d’une case brûlée, elle répara un enclos pour le bétail, elle éleva des greniers à provisions. Au bord du fleuve, elle consolida avec du ciment la digue construite par Esas et qui menaçait ruine. Grâce à elle, la perte d’une vache n’était plus un désastre et un bélier moitié européen provenant de l’élevage d’Algy Carthright sur les hauts plateaux, était venu enrichir le troupeau de la ferme.
De temps à autre, elle amenait à un de nos garçons une épouse née dans un Manyatha lointain, jeune fille à la peau lisse, couverte de colliers de perles et de cuivre. Ceux qui sollicitaient les faveurs de Sanduku-a-Ndege arrivaient pleins de confiance sur le terre-plein devant la maison.
Non Kaman, ici il n’y a pas d’argent, mais je vais rentrer voir où il est possible d’en trouver pour que tu puisses aller le chercher toi-même. Eh bien, voilà justement Kathegu qui doit deux cents roupies à Sanduku-a-Ndege. Quand il les aura rendues, je te les prêterai pour trois mois. Peu importe au perroquet que ce soit l’un ou que ce soit l’autre qui s’en serve.
Le lendemain, ou parfois, en cas d’extrême urgence, quelques heures plus tard, Kathegu arrivait à la maison dans son imposant manteau de poil de chèvre. Sans doute me devait-il de l’argent et il était prêt à me le rendre.
À l’arrière-plan, une silhouette obscure, celle du nouveau solliciteur, se détachait sur la prairie comme un poste de garde. Il arrivait aussi qu’une vieille femme se dissimulât derrière un arbre. De la sorte, le perroquet allait et venait comme dans un véritable poulailler.
De retour au Danemark, à la triste époque du chômage des années trente, il m’arrivait de regretter de n’avoir pas emporté chez moi la boîte au perroquet. Mais je comprenais bien que seules les relations personnelles lui prêtaient son efficacité.
Farah veillait strictement à ce que nos domestiques indigènes pansent les chevaux, nettoient l’argenterie de la maison jusqu’à la faire briller comme le soleil. Il conduisait ma vieille Ford comme si elle eût été la Rolls Royce des Rothschild. Mais il attendait de moi en retour une observance également stricte des paragraphes de notre contrat. Par suite de cette attitude, Farah était un membre coûteux du personnel de ma maison, non seulement parce que son salaire était exagérément élevé en proportion de celui des autres domestiques, mais aussi parce qu’il exigeait impitoyablement que mon train de maison fût de grand style. Il était mon trésorier. Il avait la garde de tout l’argent que je rapportais de la banque, et celle de mes clés. Jamais il ne me présentait un compte, il lui aurait été impossible de le faire et je n’aurais jamais eu l’idée de le lui demander. Je n’ai pas douté un seul instant qu’il ne fît de son mieux pour ne rien dépenser qui ne lui parût dans l’intérêt de ma maison. Mais j’étais toujours dans un certain état d’agitation avant de connaître son point de vue concernant cet intérêt. Un jour je lui demandai :

  • Farah, peux-tu me donner cinq roupies ? Et en guise de réponse, il me posa cette question :
  • Pour quoi faire, Memsahib ?
  •  Je voudrais m’acheter un nouveau pantalon. Farah secoua la tête.
  • Nous n’en avons pas les moyens ce mois-ci, Memsahib.

Et il ajouta :

  • Je prie Dieu pour que tes vieilles bottes d’écuyère tiennent jusqu’à ce que les nouvelles arrivent de Londres.

Farah s’y entendait en fait de bottes d’écuyère et trouvait qu’il était indigne de moi de me promener avec des bottes fabriquées par les Indiens de Nairobi.
En revanche, il était prodigue en d’autres matières. Par exemple, il pouvait dire :

  • Il nous faut du Champagne pour le dîner de ce soir, Memsahib.

Mes amis anglais qui, dans l’intervalle de leurs longs safaris, séjournaient chez moi, veillaient à ce que l’approvisionnement en vins restât toujours à un niveau élevé mais il nous arrivait de manquer de vin lorsque leur absence se prolongeait.

  • Il nous reste si peu de Champagne, Farah, disais-je.
  • Il nous faut du Champagne, répétait Farah. Auriez-vous oublié qu’un Memsahib vient dîner?

D’ordinaire, mes hôtes étaient des hommes.
Quand le prince Guillaume de Suède, arrivé au Kenya par le même bateau que moi, vint prendre le thé à la ferme, je voulus lui faire un gâteau suédois qu’on appelle Klejner. La recette comportait une pincée de ce que dans les livres de cuisine on appelle cardamome. Comme Farah allait à Nairobi, je lui dis d’ajouter la cardamome à sa liste de commissions et je dis :

  • Je ne sais pas si les épiciers blancs tiennent cette marchandise, mais s’ils n’en ont pas, va chez les Indiens.

Les grands marchands indiens Suleiman Virjee et Alladina Visram, étaient des amis personnels de Farah. Ils possédaient plus que la moitié du quartier commerçant indigène qu’on appelait le Bazar.

Farah rentra très tard dans la soirée et me dit :

  • J’ai eu beaucoup de peine, Memsahib, à me procurer cette précieuse épice que les Européens ne connaissent pas mais qui nous est indispensable. J’ai été chez cinq épiciers blancs ; ils n’en avaient pas. Puis, je suis allé chez Suleiman Virjee ; il en avait et je lui en ai acheté pour cinquante roupies. (Une roupie valait deux shillings.) Je m’écriai :
  • Es-tu fou, Farah, je pensais en acheter pour dix cents.
  • Tu ne me l’avais pas dit, riposta Farah.
  • Non, je ne te l’avais pas dit. Je te croyais doué de bon sens ; mais de toute façon, je n’ai que faire de cardamome d’une valeur de cinquante roupies. Va la rendre à Suleiman Virjee qui te l’a vendue.

Je n’avais pas fini de parler que je compris l’impossibilité d’obliger Farah à m’obéir, non que je craignisse qu’il ne voulût pas se déranger car ce genre de choses ne signifiait rien pour un Somali, mais il se refuserait à faire croire à Suleiman Virjee qu’une maison comme la nôtre pût se contenter d’une quantité de cardamome d’une valeur inférieure à cinquante roupies.
Non, non, Memsahib, ceci ne va pas ; mais je sais ce que nous allons faire. Je me charge de tout le paquet.
Et nous en restâmes là. Or, les Somali sont des commerçants enragés et Farah introduisit immé­diatement à la ferme cet article inconnu jusqu’alors, de sorte que tout Kikuyu qui se respectait mâcha bientôt de la cardamome et en cracha les capsules. J’en goûtai moi-même ; ce n’était pas mauvais du tout. Et je crois bien que ce trafic a valu à Farah un profit peu négligeable. La connaissance que possédait Farah de la mentalité indigène s’avéra, du reste, fort utile à mes propres intérêts.
Un jour, vers la fin de mars, je payais ses gages à mon personnel de la ferme et en vérifiant mes comptes, je m’aperçus qu’il me manquait un billet de cent roupies. Sans doute l’avait-on volé. Je communiquai la triste nouvelle à Farah et aussitôt il me déclara tout tranquillement qu’il me ferait rendre cet argent.

  • Mais comment t’y prendras-tu, Farah ? Plus d’un millier de personnes sont venues à la ferme et nous n’avons pas la moindre idée de l’identité du voleur?
  •  Non, mais je te ferai rendre ton argent, répondit Farah.

Il s’en alla et revint vers le soir portant un crâne humain. Le fait paraît sinistre mais il n’avait rien d’anormal au Kenya. Pendant des siècles, les Kikuyu n’enterraient pas leurs morts ; ils les emportaient dans la brousse où les chacals et les vautours se chargeaient d’eux. Au bout d’un jour ou deux, leurs squelettes prenaient l’aspect du plus bel ivoire. N’importe quand, en chevauchant à travers la plaine, on se heurtait dans les hautes herbes à des fémurs aux teintes ambrées ou à un crâne couleur de miel. Farah enfonça un piquet dans le sol devant la porte de la maison et fixa le crâne au sommet. Je le regardais faire sans enthousiasme.
À quoi bon tous ces préparatifs, Farah ? Le voleur est certainement bien loin. Faut-il que je voie sans cesse devant ma porte ce crâne que tu as déniché on ne sait où ?
Farah ne répondit pas. Il recula d’un pas pour mieux juger de l’effet de son œuvre et se mit à rire. Mais le lendemain matin, il y avait une pierre au pied du piquet et sous la pierre se trouvait un billet de cent roupies. On ne me dit pas par quel sentier obscur et tortueux ce billet était parvenu à destination. Jamais je ne le saurai. Farah, je l’ai dit précédemment, pratiquait la vraie foi avec une brûlante ardeur. Nos entretiens avaient souvent la religion pour sujet. Il est impossible de passer vingt ans parmi les Musulmans sans être influencé par eux au point de vue de la conception de la vie ; je m’en suis aperçue à plusieurs reprises. Mais en Afrique, je ne connaissais qu’un islamisme primitif et naïf. Je ne sais rien de la philosophie et de la théologie islamique. Je ne puis parler que de ce dont j’ai fait l’expérience moi-même, c’est-à-dire des manifestations de l’Islam dans la pensée et le comportement des orthodoxes ignorants ou illettrés. J’en parle à peu près comme un Chinois éclairé et anxieux de s’instruire parlerait du christianisme après avoir passé vingt ans parmi les paysans du Tyrol ou dans une vallée des montagnes de Norvège. J’ai appris que le mot Islam signifie soumission (obéissance) et on m’a défini l’islamisme comme la religion qui ordonne l’acceptation. Le Prophète n’accepte pas avec hésitation ou regret mais avec ravissement. Sa prédication contient, d’après ce que j’ai compris grâce à ses disciples ignorants, un élément puissamment sensuel. J’aime les odeurs suaves, l’encens et les parfums, dit le Prophète, j’aime encore davantage la beauté des femmes, mais ce qui est le plus cher à mon cœur, c’est la splendeur de la prière.
Par contraste avec le grand nombre de formes modernes du christianisme, l’Islam ne se préoccupe pas de justifier l’attitude de Dieu envers les hommes. Son oui est inconditionnel.
Car celui qui aime ne mesure pas la valeur de l’être aimé à l’échelle de la morale bourgeoise. En incorporant à sa propre nature les forces obscures et dangereuses de la vie, il les illumine et les transforme mystérieusement et les imprègne de suavité. On lit dans un vieux poème d’amour : Tes lèvres sont douées d’une puissance magique, ton regard est un abîme. Ce que désire l’amant, c’est le droit d’aimer ; la béatitude à laquelle il aspire, c’est la certitude d’être aimé en retour.
Un auteur plus tardif voit dans le chef de la caravane de Khadidja qui ne quitte pas du regard la lune nouvelle : L’élu de Dieu qui meurt dans son fol amour pour un baiser.
Je me demande parfois si les tribus du désert sont ce qu’elles sont parce qu’elles ont été guidées par la main du Prophète depuis douze cents ans et qu’étant du même sang que lui, elles ont dès le début été enracinées dans la foi.
J’imagine que de même que le fondateur du christianisme, par son détachement personnel de toute sensualité, a laissé ses disciples dans une sorte de vide, en proie à des hésitations, à des remords, la puissance invincible du Prophète a pénétré profondément ses fidèles et a permis à des forces latentes de s’épanouir en eux. La vie sensuelle, telle un fleuve qui arrose et forme la vallée, pénètre toute l’existence des grands nomades. Les chevaux et les chameaux sont des biens précieux dans la vie d’un homme et ils méritent bien qu’on risque cette vie pour eux. Mais ils ne peuvent rivaliser avec les femmes, ni leur être comparés. Dans l’esprit de ces tribus ascétiques, dures et barbares, le succès, le bonheur d’un homme et sa propre valeur dépendent du nombre et de la qualité de ses épouses.
À la ferme, lorsqu’il me fallait prononcer un jugement entre des Musulmans, j’ouvrais le Livre de la Loi musulmane, Minhaj et Talibin. C’est un livre difficile à transporter par son volume et son poids. La quantité de ses commandements et de ses tabous est inépuisable, qu’il s’agisse de purifications, de prières, de jeûnes, de distribution d’aumônes et en particulier de la place des femmes dans la communauté orthodoxe. La Loi, dit Minhaj et Talibin, défend à l’homme de se vêtir de soie ; mais la femme a le droit de porter des robes de soie, elle l’oblige même à le faire chaque fois qu’elle le peut décemment. Les Somali que je connaissais portaient en réalité des vêtements en soie mais pour autant que je m’en souvienne, on m’expliquait qu’ils ne le faisaient qu’en dehors de leur propre pays et au service d’autres gens. Il est certain que mon vieil et cher ami Ah bin Salim de Mombasa, ou encore le grand-prêtre indien qui venaient me voir à la ferme étaient aussi vêtus de la laine la plus fine.
Le livre dit encore que la Loi exige du mari qu’il pourvoie sa femme, non seulement de la nourriture qui lui est nécessaire, d’un logement et de vêtements, mais aussi qu’il lui donne tout le luxe compatible avec sa fortune. Le luxe est digne d’elle et de nature à lui faire apprécier son mari à sa juste valeur. Cependant, ajoute Minhaj et Talibin, dans le cas d’une femme remarquablement belle, les commentateurs de la Loi peuvent n’être pas entièrement d’accord. Ils discuteront alors la question entre eux. Ce livre, sérieux parfois jusqu’à la pédanterie, tient donc la beauté féminine pour un avantage juridique irréfutable.
Ils se précipitent, ces guerriers des grandes fantasias, à la rencontre de la volonté adorable de Dieu, comme les Juifs se précipitent vers le Sabbat. Levez-vous, mes frères, pour aller à la rencontre de l’épouse.
Ou bien, comme le roi David qui, dans le psaume 119, se jette dans les bras de Yaweh : Oh, combien j’aime ta Loi ! C’est une communauté de fidèles qui disent oui à Dieu. Ce sont des adorateurs du danger, de la mort et du Seigneur.
Les plaintes de Job ne se taisent pas à l’évocation de la justice et de la miséricorde divines ; elles se taisent quand Dieu révèle sa grandeur ; alors le plaignant se soumet et consent ; le Prophète de la même manière proclame : Dieu est grand !
Farah lui aussi se soumit, lorsque après trois semaines de chasses harassantes, un troupeau d’éléphants arrivant à portée de fusil, je tirai et manquai mon but. Les éléphants s’en allèrent. Nous ne les vîmes plus jamais.
Et Farah se soumit encore en apprenant que la moitié des chameaux qu’il possédait chez lui en pays somali avaient péri dans une tempête et, quand je lui annonçai la mort de Finch Hatton, il répéta : Dieu est grand !
Les chrétiens prétendent généralement que l’Islam est plus intolérant que le christianisme, mais cette opinion ne répond pas à mon expérience. Farah me dit qu’il y eut trois grands Prophètes (les Nebbes) : Mahomet, Jésus et Moïse. Lui-même ne voyait pas en Jésus le fils de Dieu, car Dieu ne peut avoir un fils selon la chair, mais il admettait que Jésus n’eût pas un homme pour père. Il l’appelait : Isa ben Mariammo. Il parlait beaucoup de Mariammo, vantait sa beauté et célébrait sa virginité. Il racontait que se promenant dans le jardin de sa mère, elle avait senti qu’un ange lui effleurait l’épaule de son aile. Elle en avait conçu son fils. Farah avait giflé son petit garçon parce qu’il avait prononcé quelques paroles injurieuses à l’égard de la Vierge, paroles que lui avaient apprises les totos, petits Kikuyu, mal élevés, de la mission écossaise.
Lorsque, dans les années trente, je séjournais dans le sud de l’Angleterre avec le frère de Denys, le comte de Winchilsea, le peintre John Philpot vint faire le portrait de mon hôtesse, qui était très jolie. Il avait voyagé dans l’Afrique du Nord et par un bel après-midi, au cours d’une promenade dans le parc, il me raconta une de ses expériences au Maroc.
Pendant la première guerre mondiale, il avait eu une violente commotion nerveuse dont les conséquences s’étaient avérées singulières. Jamais il n’était certain de faire ce qu’il aurait dû. Si je peignais un tableau, me dit-il, je pensais que j’aurais dû m’occuper de mes comptes en banque. Si je faisais mes comptes bancaires, je pensais que j’aurais mieux fait d’aller me promener. Et lorsque après une longue promenade je m’étais éloigné de chez moi à une distance de trois ou quatre kilomètres, j’avais l’impression d’être indispensable en ce même instant devant mon chevalet. Partout et toujours je me sentais sur la route de l’exil.
Or, à cette époque, les circonstances voulurent que mon domestique africain et moi, voyageant au Maroc, arrivâmes dans une petite ville ou un village. Je ne puis vous décrire cet endroit, il était pareil à tous les villages nord-africains. Situé sur une plaine plate, il ne consistait qu’en un groupe restreint de cases de boue séchée, entourées d’un grand et vieux mur de boue. Je n’ai gardé de ce village que le souvenir particulier d’une multitude de cigognes. Il y avait un nid de cigognes sur presque toutes les maisons. Mais au moment où je franchissais la porte de l’enclos, je sentis que ce lieu était un lieu de refuge. Et tout à coup un calme étrange et béni envahit tout mon être. On éprouve ce même sentiment lorsque la fièvre disparaît après un violent accès et je pensais : c’est ici que je puis demeurer.
Je séjournai dans ce village pendant quinze jours, dans cette même paix profonde de mon âme, sans accorder une seule pensée au passé ou à l’avenir. Je m’étais remise à peindre. Un vieillard, un prêtre, vint vers moi et me parla ainsi :

  • Votre domestique m’a appris que vous aviez terminé vos pérégrinations et vouliez vous fixer chez nous parce que vous y avez trouvé le repos.

Je lui répondis qu’en effet les choses étaient telles qu’il le disait mais que je ne m’expliquais pas pourquoi.
Maître, reprit le vieillard, je vais vous l’expliquer, moi. Ce village a un caractère spécial, des événements s’y sont passés qui n’ont eu lieu nulle part ailleurs. C’était à l’époque où je n’étais pas encore né et où mon père n’était qu’un gamin de douze ans. Il m’en a fait le récit. Regardez la porte percée dans le mur derrière nous. Vous verrez au-dessus une corniche sur laquelle deux hommes peuvent s’asseoir, car aux temps anciens des sentinelles surveillaient de là-haut la plaine d’où pouvaient venir des ennemis. Le Prophète lui-même s’est assis sur cette corniche, ainsi que Jésus-Christ, votre prophète à vous. C’est ici qu’ils se sont rencontrés pour parler du destin de l’homme sur cette terre et des moyens de venir en aide aux peuples du monde. Ceux qui se trouvaient en bas du mur ne pouvaient entendre ce qu’ils disaient. Mais ils voyaient le Prophète tandis qu’il exprimait ses pensées, en caressant son genou de la main et voyaient Jésus-Christ qui levait la sienne et lui répondait. Ils restèrent là tout absorbés dans leur conversation jusqu’à la tombée de la nuit ; après quoi on ne les vit plus. C’est depuis ce jour-là, Maître, que notre village a trouvé la paix du cœur et le pouvoir de la communiquer aux autres.

  • Je me demande, ajouta M. Philpot, si un pasteur de l’Église d’Angleterre aurait pu faire ce récit.

Pareil à tous les Musulmans, Farah ne connaissait pas la peur. Les Européens qualifiaient de fanatisme la conception islamique de la vie. Pour ma part, je ne pense pas que les disciples du Prophète croient que les événements de l’existence sont prédestinés, donc inévitables. Ils n’ont peur de rien parce qu’ils ont confiance. Ce qui leur arrive est ce qui pouvait leur arriver de meilleur. Au cours des premières années de mon séjour en Afrique, Farah était à mon côté quand un lion blessé bondit sur nous, chargea home, comme disent les chasseurs, voulant affirmer par ces mots que seule la mort arrêtera l’élan du fauve. Farah n’avait pas d’armes et, à cette époque, il n’avait guère confiance en mes talents de chasseresse. Mais il ne fit pas un mouvement et je ne crois pas qu’il ait eu un battement de paupières. La chance voulut que mon deuxième coup de feu frappât le lion de telle sorte qu’il roula sur lui-même comme un lièvre. Après quoi Farah alla l’examiner tout tranquillement.
Une autre fois, à ma grande surprise, j’entendis Farah vanter mon adresse.
Au cours d’un de nos safaris dans la brousse, j’étais étendue un matin, après une chasse de nuit, sur mon lit de camp dans la tente, quand un jeune Anglais, campé à un mille plus au sud, vint à notre campement. Il venait s’enquérir de l’état du gibier, de la situation des points d’eau et chercher un peu de compagnie. Les indigènes lui avaient parlé de nous. Farah et le nouveau venu causaient devant la tente et j’entendais leur conversation à travers la toile.

  • Avec qui voyagez-vous ? demanda l’Anglais. Ton Bwana (Maître) est-il bon tireur?

Farah répondit :

  • Je ne suis pas avec un Bwana, mais avec une Memsahib d’un pays lointain. Jamais elle ne manque son but.

Ce jour-là Farah paraissait tout content de parler de moi. Mais en général, les Somali n’aiment pas les conversations dont les femmes font l’objet et on ne peut les faire parler de leurs femmes ou de leurs filles. Ils font une exception quand il s’agit de leur mère et Farah disait que le Coran ordonne chaque fois que l’on prononce avec respect le nom de son père de prononcer vingt fois avec respect le nom de sa mère. Sur ce point-là comme sur bien d’autres, les Somali ressemblent aux vieux Islandais.

Tormold Kolbrunnaskjold fut banni d’Islande parce qu’il avait chanté la jeune fille qu’il aimait en la baptisant du nom de Kolbrunna.

Chose étrange, je me sens encore aujourd’hui sous l’empire de ce tabou. Parfois quand on parle de moi de vive voix ou par écrit, j’ai l’impression de rompre mon pacte avec Farah.

En 1928, quand le prince de Galles, le duc de Windsor actuel, fit sa première visite au Kenya, mon amie Joanie Grigg, la femme du gouverneur, m’avait invitée à passer une semaine à la résidence. C’était pour moi une occasion d’exposer au prince la situation des indigènes au point de vue des charges fiscales et j’étais heureuse de profiter de cette chance de me faire entendre du futur roi d’Angleterre. Seulement, me disais-je, il faut que les choses soient présentées avec humour. Si elles n’amusent pas le prince, il ne fera pas un geste.

Au dîner, j’étais assise à côté de lui et j’essayais prudemment de l’intéresser au sujet qui me tenait à cœur. Il s’y intéressa en effet et le lendemain vint prendre le thé à la ferme. Il entra avec moi dans les cases des squatters et s’enquit de leur situation. Possédaient-ils des chèvres, du gros bétail ? Combien gagnaient-ils en travaillant à la ferme, quels impôts payaient-ils ? Tout en posant ces questions il prenait des notes.
Plus tard, quand je revins au Danemark le renoncement de mon prince de Galles à la couronne d’Angleterre qu’il ne porta que six mois durant me brisa littéralement le cœur.
Un autre soir je décrivis au prince les grandes Ngoma (danses) que l’on exécutait à la ferme. En me souhaitant bonne nuit, il ajouta :

  • J’aimerais bien venir dîner avec vous vendredi pour voir une de ces Ngoma.

Nous étions au mardi et le prince de Galles devait assister pendant les deux jours suivants aux courses de Nanyuky.
Quand je montai dans mon appartement de la résidence, j’y trouvai Farah attendant mes ordres pour le lendemain.
(La coutume voulait que l’on emmenât toujours son propre domestique quand on séjournait chez des amis.) Je dis à Farah :

  • Farah, il nous arrive quelque chose de terrible. Le prince vient à la ferme vendredi pour le dîner et pour voir danser les gens. Et tu sais que l’on ne danse pas à cette époque de l’année.

Les Ngoma étaient des danses rituelles rattachées à la fête de la moisson et tous les colons savaient bien qu’en cette matière les indigènes préfèrent mourir que d’enfreindre une loi sacrée en vigueur depuis mille ans.
La nouvelle bouleversa Farah autant qu’elle m’avait bouleversée moi-même. Pendant quelques instants il resta muet et comme pétrifié. Enfin il dit:

  • Tu as raison, Memsahib, et à mon avis il n’y a qu’une chose à faire. Je vais prendre l’auto et ferai la tournée des grands chefs. Je leur parlerai et leur dirai qu’il faut qu’ils viennent à ton secours, et je leur rappellerai que c’est toi qui es venue à leur secours il y a trois mois.

J’avais eu la chance d’aider la population indigène lors d’une contestation entre eux et le gouvernement concernant des blocs de sel que le bétail avait l’habitude de venir lécher.

  • Mais alors, ajouta Farah avec une certaine appréhension, je ne puis rien faire pour organiser le dîner, Memsahib. Il faudra que tu t’arranges avec Kamante.

Les Manyattas des grands chefs étaient assez éloignés les uns des autres et à peine reliés par des routes. Farah n’avait pas d’autre choix que de les visiter successivement. Je répondis :

  • Ne te préoccupe pas du dîner, Farah. Nous nous en chargerons, Kamante et moi. Je crois comme toi que ce que tu proposes est ce que nous pouvons faire de mieux.

Je revins à la ferme le cœur un peu lourd pour préparer la réception du vendredi et Farah partit en auto accomplir sa mission difficile. Il n’était pas revenu le vendredi matin. Toute la maisonnée était plongée dans une sorte de silence de mort tout en faisant cuire les canards de Mombasa, en rôtissant le gibier à plumes apporté par les Moran-Masai en préparant la sauce Cumberland de Kamante. Quelle honte pour la maison et pour chacun de nous si le prince venait pour voir une Ngoma et que nous n’ayons pas de Ngoma à lui montrer. Mais dès huit ou neuf heures, les jeunes garçons et les jeunes filles de la ferme apparurent aux alentours, mystérieusement, avertis à la manière des indigènes que de grandes choses allaient se passer. Au cours des heures suivantes la longue avenue se peupla de petits groupes venant d’autres fermes situées plus loin que la nôtre. Toute une jeunesse éprise de la danse affluait chez moi. Pour une fois, Kamante envisagea la situation avec optimisme. De la fenêtre de la cuisine, il m’annonça qu’on pourrait se croire au temps de l’invasion des sauterelles. Les danseurs arrivaient d’abord un par un puis par six ou sept à la fois et nous finissions par ne plus pouvoir les compter. À onze heures on entendit le roulement de la voiture, elle montait la côte comme une asthmatique, couverte de boue et de poussière. Farah en sortit ; son visage même paraissait flétri, comme il arrive aux Noirs lorsqu’ils sont à l’extrême limite de l’épuisement. Je devinai qu’il n’avait pas cessé pendant ces deux dernières nuits de palabrer avec les vieux chefs. Mais au premier regard, chacun de nous sut qu’il revenait en vainqueur.

  • Memsahib, dit-il d’une voix aussi enrouée que celle de l’auto ; ils arrivent, ils arrivent tous et ils amènent leurs jeunes hommes et leurs vierges.

Et, en effet, les hôtes impatiemment attendus suivirent l’auto de près. On aurait vraiment cru une nuée de sauterelles, comme l’avait annoncé Kamante. C’était un flot ininterrompu de jeunes créatures des deux sexes souples et fières et comme fascinées par ce qui les attendait.
Les vieux s’étaient opposés ou avaient fait mine de s’opposer à la danse, mais chez les jeunes l’envie de danser était si forte qu’ils semblaient prêts à sacrifier leur vie pour la satisfaire.
Les vieux chefs suivis de leurs vénérables conseillers vêtus de riches manteaux en peau de singe s’avançaient majestueusement laissant entre leur groupe et le groupe suivant un espace vide de cinq à six pieds.
Il y eut cette nuit-là deux à trois mille danseurs sur le terre-plein devant la ferme. C’était une nuit de pleine lune et comme il n’y avait pas un souffle de vent, la lueur rougeoyante des petits feux brillait jusqu’à la lisière du bois et de minces colonnes de fumée se dressaient vers le ciel.
Quelle magnifique Ngoma. Je n’en ai vu nulle part de plus belle. Le prince de Galles fit le tour de cette salle de bal sylvestre, s’arrêtant pour parler successivement à tous les vieux chefs. Il s’entretint avec eux en swaheli et eux, appuyés sur leurs bâtons riaient en lui répondant hardiment de leurs bouches édentées. Puis la conversation en resta là pour des raisons faciles à comprendre. Le prince fit une vive impression sur ces vieilles gens qui aimaient à parler de lui par la suite.
Les causes du rire ne sont pas les mêmes chez les Africains que chez les Européens. Parfois en Afrique on rit parce qu’on se réjouit du malheur d’un ennemi mais souvent aussi par simple contentement. Pendant longtemps on rit dans la région en parlant du prince comme s’il s’agissait d’un bébé tendrement chéri. Je crois d’ailleurs que le prince fut très satisfait de sa Ngoma.
Un mois plus tard, j’envoyai de nouveau chercher les vieux chefs kikuyu. Je leur dis que le jour de la Ngoma, je m’étais trouvée dans une situation difficile. Je leur avais demandé de m’aider et ils étaient venus à mon aide. Mais à présent, je désirais les remercier et leur remettre à chacun un cadeau. Aujourd’hui, je ne parviens pas à me rappeler si je leur offris des chèvres ou de belles couvertures. Pendant un certain temps, ils gardèrent un profond silence pour laisser mes paroles pénétrer en eux, puis un vieillard s’avança et s’exprima ainsi :

  • Tu nous as dit, M’sabu, que le jour de la Ngoma tu étais dans une situation difficile, tu nous as demandé de t’aider. Aujourd’hui, tu désires nous remercier et tu nous as fait un cadeau à chacun. Pouvons-nous à présent te dire quelque chose?

Chez les indigènes, cette dernière phrase sert en général d’introduction à un discours et on ne peut guère opposer un refus à cette requête, mais alors, il faut être prêt à tout. Je répondis au vieillard qu’il était libre de me dire ce qui lui plairait.

  • M’sabu, reprit-il d’un air à la fois digne et satisfait, je vais donc te parler de quelque chose qui nous rend très heureux. Nous trouvons que le jour où le Toto a Soldani est venu voir danser nos jeunes hommes et nos jeunes filles, tu portais une robe plus jolie que celle de toutes les autres M’sabu qui étaient venues à la fête et notre cœur se réjouit encore en y pensant car nous sommes d’avis que tu es horriblement mal habillée à la ferme tous les autres jours.

Je ne l’ai pas contredit. En général, je portais à la ferme un vieux pantalon kaki plein de taches d’huile, de boue et de crottes de poules et je compris que mes gens avaient craint qu’en un jour historique, après avoir exigé d’eux un effort maximum je les abandonne à leur courte honte. À l’attention de mes lectrices féminines, je dirai qu’à l’époque de la visite du prince, je n’avais pas été en Europe depuis quatre ans et ne pouvais me figurer la mode actuelle. J’écrivis donc à la maison de Paris qui avait mes mesures et devait faire ma robe de suivre sa propre inspiration. On m’écrivit en retour :

  • Nous sommes convaincue, Madame, que vous serez la plus belle.

Au temps où la robe chemise faisait fureur, robe qui se présentait sous la forme de deux lignes verticales partant de l’aisselle et coupée à la hauteur du genou, la maison parisienne avait eu le bon goût et le bon sens de me faire ce que l’on appelait une robe de style, avec une jupe bouffante de satin broché et qui ne risquait pas de ne plus être à la mode. Je pense que le cœur de mes gens se réjouissait de me voir prendre un volume inattendu au milieu de mes invitées exagérément sveltes.
Après avoir évoqué avec le vieux chef l’agréable sujet de ma robe, je voulus en savoir davantage concernant l’opinion de mes gens sur la question. Mais à ce moment-là, Farah entra en scène, Kamante le suivit chargé d’une écuelle de bois contenant du tabac pour mes hôtes. Il m’adressa un regard approbateur mais empreint d’un grand sérieux. Farah n’était pas ennemi de la popularité mais il était bien décidé à obliger les Kikuyu à rester à leur place et à m’obliger moi à rester à la mienne.
Je lui dis :

  • Attends un peu, Farah. Je parle à ces hommes âgés et ils me parlent à moi.
  • Non, Memsahib. Ces Kikuyu en ont dit assez au sujet de ta robe, il est temps qu’on leur distribue ce tabac.

Après cela, vinrent les temps difficiles et je dus reconnaître que je ne pouvais plus garder la ferme. Vinrent aussi mes incessants voyages à Nairobi dont le triste but consistait à apaiser mes créanciers et à obtenir un prix élevé pour le domaine. Pour finir, je perdis la ferme et je ne fus pour ainsi dire qu’un locataire dans ma maison, préoccupée seulement d’assurer à mes squatters le lopin de terre dans la réserve où selon leur désir ils pourraient rester ensemble. Il se passa beaucoup de temps avant que le gouvernement ne consentît à adopter mon plan. Farah m’accompagna dans toutes mes démarches. Et il arriva alors qu’il ouvrît des caisses dont je n’avais aucune connaissance jusqu’à ce moment-là et qu’il déployât une splendeur vraiment royale. Je vis apparaître des robes de soie, des gilets brodés d’or, des turbans rouge feu, bleu azur, ou d’une blancheur éclatante. On voit rarement ces derniers qui doivent être la coiffure de gala des Somali. Farah arbora également de lourds anneaux d’or, des couteaux à manche d’argent ou d’ivoire, une cravache en peau de girafe incrustée d’or. Ainsi paré, il avait l’air d’un des gardes du corps d’Haroun al-Rachid lui-même. Très droit, il me suivait à cinq pieds de distance, tandis que je parcourais les rues de Nairobi dans mon vieux pantalon et mes chaussures rapiécées.
C’est alors que Farah et moi, nous devînmes une véritable unité, dont l’aspect était aussi pittoresque que celui de Don Quichotte et de Sancho Pança. Farah m’élevait et s’élevait lui-même sur un plan classique comparable à celui dont parle Wergeland, le poète norvégien :
La mort suit l’homme heureux comme un maître tyrannique, le malheureux comme une servante. Toujours prête à recevoir la cape et le masque de son maître.
Quand tout ce que contenait ma demeure fut vendu, les pièces bouleversées devinrent des cages à résonances. Si je m’asseyais sur une des caisses pleines d’objets à expédier et qui constituaient à présent mon unique mobilier, des voix et des sons d’autrefois s’élevaient, de plus en plus nets, de plus en plus clairs dans les salles d’une majestueuse nudité. Et lorsque, au cours de ces mois-là, un visiteur venait à la ferme, Farah s’avançait pour ouvrir la porte des pièces vides comme s’il eût été le gardien d’un palais impérial.
Il n’est pas de frère, d’ami, d’amant, de nabab venant m’offrir la somme nécessaire pour garder la ferme qui aurait fait pour moi ce que fit alors mon domestique Farah. Même si je n’avais eu aucun autre motif de reconnaissance (et j’en ai tant que je ne puis les citer ici) j’aurais contracté envers lui une immense dette, à cause de ces mois d’épreuve et je me sens encore son obligée après trente ans, je serai son obligée ma vie entière.

Karen Blixen  au Kenya de 1918 à 1931,  Ombres sur la prairie. Gallimard 1962

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L’auteur de ce site a connu en Afrique francophone des personnages de la trempe de Farah : ils se nommaient Oudanou Gani, en Guinée forestière : il était béninois, mais n’aurait été l’obstacle de la nationalité, les habitants de Nzérékoré disent qu’il aurait été élu maire sans problème s’il s’était présenté. Une autorité naturelle stupéfiante. L’autre se nommait Daniel Moussavou : il était gabonais, patron d’un remorqueur qui livrait les grumes aux navires mouillés au large. Scruter la mer à ses côtés dans le petit jour pour déterminer si la météo agitée permettait une livraison [3] ou non, en fonction des marées, reste un inoubliable souvenir. Le troisième se nommait Célestin, cuisinier de son état, envié de tous les expatriés du Gabon qui rêvaient de le débaucher… capable d’entrer dans une maison en feu pour sauver l’enfant de ses patrons. Tous des chevaliers du Moyen Âge égarés au XX° siècle.

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[1] Henry Fleuss, ingénieur anglais avait inventé vers 1878 le recycleur à base de chaux sodée pour fixer le dioxyde de carbone. La Sorima utilisait un scaphandre allemand de type Neufelt-Kuhnhe : autonome en gaz respiratoire, le scaphandrier porte des bouteilles d’oxygène et une cartouche de chaux sodée, interne à l’habit qui assure l’absorption du gaz carbonique.

[2] Du nom de Sir et colonel George Everest, géodésien anglais, (1790 1866) qui établit la cartographie de l’Inde. Les Népalais l’appellent Sagar Matha, celui dont la tête touche le ciel, si haute qu’aucun oiseau ne peut la survoler et les Chinois Chomolungma. Sagar Matha est la Grande Mère, chacun la porte dans son cœur, dont elle est la partie la plus sacrée.

[3] Ces grumes – le plus souvent de l’okoumé – flottent et sont constituées en radeaux tirés par des remorqueurs. Stockés près de l’embouchure du fleuve par lequel ils sont venus des sites de coupe, ils ne peuvent pas être livrés aux cargos mouillés au large à marée montante, quand le courant marin vient contrer celui du fleuve. La livraison ne peut se faire qu’à partir de la fin de marée montante jusqu’à la fin de la marée descendante. La difficulté technique tient au passage de la barre, la ligne d’eaux perturbées, car lieu de rencontre entre le courant de la marée et celui du fleuve. À la livraison, si la barre est trop difficile, on risque de perdre du bois – qui va aller s’échouer sur la plage mais la récupération coûte cher – et au retour, à vide, le virage à négocier en amont de la barre pour reprendre le cours du fleuve, presque parallèle à la ligne côtière, est lui aussi délicat à réussir. Y aller ou pas… la décision se prend quelquefois sur la plage vers 6 heures du matin, en fonction de l’heure de la marée.