Publié par (l.peltier) le 3 septembre 2008 | En savoir plus |
8 05 1945
Capitulation allemande.
Une reddition purement militaire a été signée à Reims la veille, en présence de représentants américains, français et russe, à la fureur de Staline qui exige que l’armistice soit signée à Berlin, entièrement aux mains de l’armée rouge. Et donc un second armistice est signée à Berlin au quartier général du général Joukov, dans la nuit du 8 au 9 à 23 h 16’.
C’est à Edward Kennedy [frère cadet de John Fitzgerald, futur président] que l’on doit d’avoir été informé plus tôt que prévu de cette reddition de Reims : il était alors correspondant de guerre pour l’Associated Press. Le 7 mai 1945, à 2 h 41 du matin, il avait donc assisté à Reims à la reddition totale, sans condition et simultanée, des forces allemandes des fronts de l’Ouest et de l’Est. Mais, parce que l’acte de reddition prévoyait l’arrêt définitif des combats sur les deux fronts le lendemain à 23 h 01, l’ensemble des correspondants de guerre reçut l’ordre d’attendre 36 heures avant de divulguer l’information, sous peine de graves sanctions… Le jour même, à 15 h 24, Edward Kennedy brisera cet embargo militaire, en révélant au monde entier la reddition allemande. L’histoire ne dit pas s’il fut gravement sanctionné…
Bien sûr, ce n’est pas la Seine,
Ce n’est pas le bois de Vincennes,
Mais c’est bien joli tout de même,
A Göttingen, à Göttingen.
Pas de quais et pas de rengaines
Qui se lamentent et qui se traînent,
Mais l’amour y fleurit quand même,
A Göttingen, à Göttingen.
Ils savent mieux que nous, je pense,
L’histoire de nos rois de France,
Herman, Peter, Helga et Hans,
A Göttingen.
Et que personne ne s’offense,
Mais les contes de notre enfance,
« Il était une fois » commence
A Göttingen.
Bien sûr nous, nous avons la Seine
Et puis notre bois de Vincennes,
Mais Dieu que les roses sont belles
A Göttingen, à Göttingen.
Nous, nous avons nos matins blêmes
Et l’âme grise de Verlaine,
Eux c’est la mélancolie même,
A Göttingen, à Göttingen.
Quand ils ne savent rien nous dire,
Ils restent là à nous sourire
Mais nous les comprenons quand même,
Les enfants blonds de Göttingen.
Et tant pis pour ceux qui s’étonnent
Et que les autres me pardonnent,
Mais les enfants ce sont les mêmes,
À Paris ou à Göttingen.
Ô faites que jamais ne revienne
Le temps du sang et de la haine
Car il y a des gens que j’aime,
A Göttingen, à Göttingen.
Et lorsque sonnerait l’alarme,
S’il fallait reprendre les armes,
Mon cœur verserait une larme
Pour Göttingen, pour Göttingen.
Mais c’est bien joli tout de même,
A Göttingen, à Göttingen.
Et lorsque sonnerait l’alarme,
S’il fallait reprendre les armes,
Mon cœur verserait une larme
Pour Göttingen, pour Göttingen.
Barbara, [Monique Serf à l’état-civil] 1964
L’histoire de cette chanson vaut d’être contée : Le 4 juillet 1964, Barbara, qui fut une enfant juive se cachant pendant la seconde guerre mondiale pour échapper à l’extermination, se rend sans enthousiasme en Allemagne en réponse à l’invitation de Hans Günther Klein, directeur du Junges Theater de la ville universitaire de Göttigen. Son premier concert faillit ne pas avoir lieu. Barbara a en effet réclamé un piano à queue, et elle est fort énervée en arrivant sur la scène de découvrir un piano droit. Le concert semble impossible, malgré toutes les tentatives de Hans Günther Klein. Finalement, grâce à la mobilisation d’étudiants qui réussirent à trouver un piano à queue mis à disposition par une vieille dame, le concert put avoir lieu. Malgré la réaction initiale de la chanteuse et les deux heures de retard du concert, le public l’ovationne chaleureusement. Agréablement surprise et touchée par l’accueil qu’elle reçoit, Barbara prolonge son séjour d’une semaine. Le dernier soir, elle offre une version initiale de la chanson Göttingen, à la fois chantée et parlée, qu’elle a écrite d’un trait dans les jardins du théâtre.
Dans son autobiographie Il était un piano noir : Mémoires interrompus, elle écrit : En Göttingen je découvre la maison des frères Grimm où furent écrits les contes bien connus de notre enfance. C’est dans le petit jardin contigu au théâtre que j’ai gribouillé Göttingen, le dernier midi de mon séjour. Le dernier soir, tout en m’excusant, j’en ai lu et chanté les paroles sur une musique inachevée. J’ai terminé cette chanson à Paris. Je dois donc cette chanson à l’insistance têtue de Gunther Klein, à dix étudiants, à une vieille dame compatissante, à la blondeur des petits enfants de Göttingen, à un profond désir de réconciliation, mais non d’oubli.
Wikipedia
La 88° division d’infanterie américaine arrive à Altaussee : c’est la cerise sur le gâteau de la victoire pour les Alliés : ils vont tomber sur un trésor à côté duquel la caverne d’Ali Baba n’est qu’un pauvre grenier d’une maison de campagne ! L’histoire récente de cette mine pluriséculaire ne manque pas de …sel ! Elle illustre tous les déchirements de la nation allemande dans son effondrement militaire.
Parmi le personnel affecté à cette mine, il y avait un certain Karl Sieber, restaurateur d’œuvres d’art, homme paisible entre tous qui avait déjà passé plusieurs mois à réparer le retable de Gand, fendu sur toute sa longueur : il y était arrivé en septembre 1944 . Le 10 avril, trois grandes caisses étaient arrivées. Elles portaient l’inscription : Marmor – Nicht stürzen (Marbres – à manipuler avec précaution). En fait, chacune contenait une bombe de 50 kilos. Il s’agissait de rien moins que de tout faire sauter, conformément aux ordres d’Hitler, mais qui laissaient place à interprétation. Leur explosion aurait fait s’effondrer une bonne partie des galeries et mis hors service les pompes destinées à évacuer les eaux d’infiltration et ainsi ce qui n’aurait pas été détruit aurait été noyé. Les 13 et 30 avril arrivèrent 5 autres caisses identiques. Dans l’attente du jour fatal, elles furent toutes stockées à l’entrée de la mine. Bien sûr, le personnel et les mineurs du village qui ne tenaient pas à voir détruit leur outil de travail, commencèrent à craindre le pire. Un petit groupe de résistants prit contact avec Karl Sieber qui se rallia immédiatement à leurs vues : tout faire pour empêcher que soient mis à exécution les ordres d’Hitler et pour finir on se contenta de remplacer les bombes de 50 kg par des bombes de moindre puissance qui permettraient juste de provoquer l’effondrement des entrées de la galerie en sauvant tout le reste et ainsi fut fait : le 5 mai, on fit exploser les petites charges et les entrées de la mine furent obturées. Trois jours plus tard arrivaient les premiers éléments de la 88° division d’infanterie, qui dégagea rapidement l’entrée pour alerter aussitôt les Monument Men qui, emmenés par George Stout arriveront sur les lieux le 21 mai pour y découvrir, parmi bien d’autres chefs d’œuvre, la Vierge et l’Enfant de Michel-Ange, volée à Bruges, le Retable de Gand, l’Adoration de l’Agneau mystique de Hubert et Jan van Evck, le retable de Louvain, par Dirk Bouts, la Madone en marbre de Notre-Dame de Bruges de Michel Ange… au total 6 577 peintures, 2 300 dessins et aquarelles, 954 estampes, 137 sculptures, 129 armes et armures, 79 paniers et objets, 484 caisses d’objets considérés comme des archives, 78 meubles, 122 tapisseries, de 1 200 à 1 700 caisses contenant des livres ou équivalent, et 283 caisses au contenu inconnu. Rassemblées dans des collecting points, l’ancien quartier général du parti nazi à Munich, à 230 kilomètres, les œuvres seront ensuite restituées à leur pays d’origine.
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En Algérie, Saal Bouzid, un jeune scout, est tué pour avoir brandi un drapeau algérien. À Sétif, à Guelma, à Kheratta, les manifestations sont réprimées dans le sang. En quelques semaines, des milliers d’Algériens – entre 10 000 et 45 000, selon les sources – seront tués, ainsi que 102 Européens : c’est un véritable mouvement insurrectionnel qui veut venger les morts du 1° mai. 4 000 hommes vont être envoyés en prison. Trois mois plus tard, le général Duval, responsable de la répression, dira aux Français d’Algérie : Je vous ai donné la paix pour dix ans, mais si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable.
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Et arriva le 8 mai 1945. Alors que la planète fêtait la fin du Cauchemar, en Algérie un autre cauchemar se déclara, aussi foudroyant qu’une pandémie, aussi monstrueux que l’Apocalypse. Les liesses populaires virèrent à la tragédie. Tout près de Rio Salado, à Aïn Témouchent, les marches pour l’indépendance de l’Algérie furent réprimées par la police. À Mostaganem, les émeutes s’étendirent aux douars limitrophes. Mais l’horreur atteignit son paroxysme dans les Aurès et dans le nord-Constantinois où des milliers de musulmans furent massacrés par les services d’ordre renforcés par des colons reconvertis en miliciens.
Ce n’est pas possible, chevrotait mon oncle en tremblant dans son pyjama de grabataire. Comment ont-ils osé? Comment peut-on massacrer un peuple qui n’a pas encore fini de pleurer ses enfants morts pour libérer la France ? Pourquoi nous abat-on comme du bétail simplement parce que nous réclamons notre part de liberté ?
Il était dans tous ses états. Livide, le ventre plaqué contre sa colonne vertébrale, il butait dans ses pantoufles en arpentant le salon.
La station arabe de sa TSF racontait la répression sanglante qui frappait les musulmans de Guelma, Kherrata et Sétif, les charniers où pourrissaient des dépouilles par milliers, la chasse à l’Arabe à travers les champs et les vergers, le lâcher des molosses et le lynchage sur les places publiques.
Yasmina Khadra. Ce que le jour doit à la nuit. Julliard 2008
Au matin du 8 mai 1945, son père le réveilla sans crier gare : un colonel le réclamait. La célébration de la victoire ayant laissé quelques séquelle, il eut un peu de mal à enfiler son uniforme et à se rendre présentable. Dans le bar, c’était Beulet en personne qui l’attendait. La façon dont il frappait ses guêtres avec sa badine ne présageait guère de bonnes nouvelles :
Bon gré, mal gré, le soldat Cortès prit le train dans l’heure qui suivit avec trois compagnies de légionnaires. Soucieuse de préserver sa neutralité, la Royal Air Force n’avait accepté de convoyer que soixante-quinze hommes vers l’aéroport de Constantine.
Ils arrivèrent à Sétif en fin d’après-midi. Le calme y était rétabli depuis onze heures, grâce à l’intervention de la gendarmerie et des tirailleurs algériens, mais, aux dires de la préfecture, paniquée, l’émeute se propageait comme un feu de paille vers le nord. À l’hôpital, on avait dénombré vingt-neuf morts européens et une trentaine de blessés. Des troubles similaires étaient signalés à Guelma, où l’on armait des milices civiles, à La Fayette, à Kherrata. Les insurgés coupaient les routes, les fils téléphoniques. Le couvre-feu régnait depuis quinze heures, mais faute d’en avoir été informés, les indigènes se faisaient tirer au hasard des rues comme des lapins.
Les troupes repartirent tout de suite dans le djébel, vers Périgorville qu’on disait assiégée, et à l’aube du 9 mai, la Légion et les spahis commencèrent à faire leur boulot. Ce fut un vrai massacre, une indigne chasse à l’homme – si tant est qu’il n’y en eut jamais de respectable. Cautionnés par le gouvernement d’Alger, les militaires se mirent à canarder tout ce qui bougeait, hommes, femmes, enfants, vieillards, ils ne choisissaient pas leur cible, ils arrosaient, ils descendaient. Manuel était dans la Jeep du commandant de la Légion, Chavignol, avec d’Époisses, son homologue de spahis. Debout, comme pour un safari, ces deux-là donnaient l’exemple, tirant sans état d’âme sur la moindre silhouette entraperçue. Il fallait tuer de l’Arabe, c’était tout.
Jusqu’à Kherrata, le convoi d’automitrailleuses et de scout-cars n’avait laissé rien de vivant derrière lui.
Dès ce premier jour, l’aviation était intervenue : des vols d’intimidation en rase-mottes sur les villages et les hameaux, des mitraillages, des bombardements de B-26. Au nord de Souk El-Tenine, le croiseur Duguay-Trouin, canonnait la côte, tandis que des fusiliers marins débarquaient au cap Aokas et à Bougie. On se serait cru en pleine guerre d’Italie, à cela près qu’il n’y avait aucun affrontement, aucune réplique directe contre la troupe, mis à part quelques accrochages avec des hommes armés de pétoires et de bâtons. Affolés par cette expédition punitive, les indigènes refluaient en masse sur les crêtes, cherchant à sauver leur vie, tandis que les plus audacieux, déterminés à résister, agressaient les Européens dans les endroits reculés pour se procurer des fusils et venger leur morts de la façon la plus atroce.
Le 10 mai, Manuel vit les légionnaires arroser une mechta d’essence, mettre le feu, puis dégommer à la mitrailleuse tous ceux qui tentaient de fuir. Des vieillards, des fillettes ; des femmes avec bébé aux bras. Nul n’en avait échappé. Cela, il l’avait vu de ses propres yeux, sans éprouver autre chose qu’un vague sentiment d’incohérence et de dégoût. Au soir de cette même journée, le cuisinier ne trouva rien de mieux que de leur préparer un méchoui avec les bêtes récupérées aux alentours de la mechta. Tout le monde s’était régalé.
La simple apparition de la troupe suffit à dégager Desaix, Chevreuil, Aïn Abessa, La Fayette, Kherrata, entraînant à chaque fois les mêmes carnages répressifs. Combien de morts en tout ? Manuel ne savait pas, mais il en avait vu beaucoup ; beaucoup plus que de cadavres allemands durant ses deux années de guerre.
Le 15 mai, une première cérémonie d’expiation eut lieu à Tizi N’Bechar. Acculés par les forces françaises, décimés, affamés, dix mille indigènes s’étaient soumis à l’armée en demandant l’aman, cet humiliant pardon des rebelles vaincus. Les autorités militaires mirent en scène la reddition de manière à frapper les esprits : ceux des indigènes, par une démonstration de force et l’avilissement volontaire de leurs chefs ; ceux des Européens, en regroupant des tribus entières qui n’avaient rien à voir avec l’insurrection, des figurants qui déposèrent ensuite au pied d’un général, et devant nombre de photographes, les fusils déchargés que la Légion leur avait distribués
L’armée, toute fois, n’en continua pas moins à ratisser les campagnes, et au lendemain de ce spectacle affligeant, l’ambulance de Manuel se trouva isolée, en tête de convoi, sur une route de montagne. Au détour d’une courbe en épingle à cheveux, elle dut stopper devant un obstacle de branchages. Jaillissant des fourrés, une petite bande d’Arabes armés de vieux Lebel et de longues matraques leur firent signe de descendre du véhicule. Manuel sortit le premier, et sans attendre ni prononcer une parole, un montagnard au visage noirci le frappa de toutes ses forces avec son bâton, lui assénant un coup si violent qu’il tomba au fond du ravin. Comme un half-track arrivait en contrebas, les Arabes se sauvèrent et disparurent dans les taillis.
Jean-Marie Blas de Roblès. Dans l’épaisseur de la chair. Zulma 2017
Enfin, et nous sommes là au cœur du problème, le refus des réformes constitue une vraie démission. Réflexe de peur autant que d’indignation, il marque seulement un recul devant la réalité. Les Français d’Algérie savent mieux que personne, en effet, que la politique d’assimilation a échoué.
D’abord parce qu’elle n’a jamais été entreprise, et ensuite parce que le peuple arabe a gardé sa personnalité qui n’est pas réductible à la nôtre. Ces deux personnalités, liées l’une à l’autre par la force des choses, peuvent choisir de s’associer ou de se détruire. Et le choix de l’Algérie n’est pas entre la démission ou la reconquête, mais entre le mariage de convenance ou le mariage à mort de deux xénophobies
Albert Camus. Chroniques algériennes 1939-1958
Comment s’étonner d’avoir vu éclater à Sétif, après une multitude d’incidents mineurs mais significatifs, la première journée d’insurrection ouverte du mardi rouge, 8 mai 1945 ? […] Ces soulèvements qui ont apporté un démenti cruel à l’optimisme béat d’un gouverneur général faible et incapable, ont été réprimés avec un déploiement de forces disproportionné, sans grand discernement, et trop souvent d’une façon peu honorable, pour ne pas dire plus. Les faibles peuvent être dangereux et sont parfois cruels. […]
On aurait pu s’attendre à ce que les autorités responsables comprissent enfin, devant la gravité de la situation, que la tâche primordiale était d’étudier le mal en profondeur et de s’employer à rétablir le calme dans les esprits et la paix dans les cœurs […]. Administrer, c’est prévoir, c’est aussi et surtout vouloir et il faut avoir connu l’ambiance soporifique du gouvernement général de l’Algérie dans les années 1942 pour comprendre que dans les sphères officielles on ne savait plus vouloir. Et qu’on ne vienne pas invoquer le grand vent de l’histoire et un processus inéluctable de décolonisation, décoloniser n’est pas fuir. […] Un jour viendra où […] dans un face à face avec la vérité, il faudra bien confronter des valeurs authentiques et rendre des comptes à l’Histoire. Au cours des âges, malgré la malice des éternels Pharisiens, elle fait immanquablement valoir ses droits. Clio est une déesse exigeante […]. Quand a-t- il pris naissance, le tragique malentendu qui entraînera le divorce de deux communautés accoutumées depuis si longtemps à cohabiter sans heurts notables ? Comment a-t-elle pu se développer, cette escalade d’hostilité, sans qu’il fût pris à temps les dispositions utiles ? Quels en sont les instigateurs, les artisans conscients ou inconscients ? Existait-il des causes profondes ? En politique, comme en biologie, il n’y a pas de génération spontanée. Peut-on parler de fatalité, de nature des choses, faut-il penser à un maître d’œuvre ayant bien su cacher son jeu ? Pour nous qui vivions depuis notre enfance dans le côte à côte quotidien avec les populations musulmanes […], la question ne se pose pas. […] Nous avions tout prévu, et hélas, nos prévisions se sont avérées. Dès le débarquement des troupes américaines et anglaises en Afrique du Nord, en novembre 1942, et l’installation à Alger du Gouvernement provisoire, rapidement suivie d’actes désordonnés, nous avons vu sur place éclore et s’amplifier les indices préoccupants d’un étrange malaise dans les relations franco-musulmanes, malaise que les plus hautes autorités persistaient à vouloir ignorer, malgré les avertissements réitérés d’observateurs qualifiés. […] Leur attention était retenue davantage par de dérisoires règlements de comptes politiques, du plus mauvais effet sur les milieux musulmans qui nous observaient en silence, que par une sage gestion des affaires publiques, la prise en considération des grands intérêts de la patrie, et le soin de la continuation de la présence française. Et il n’est parlé ici ni des reniements notoires, ni de la déconcertante résurgence sur l’avant-scène politique de personnages déconsidérés, mauvais gestionnaires qui nous avaient menés de l’anarchie de 1935 à l’une de nos plus grandes catastrophes nationales, ni du puéril et insensé complot monarchiste de 1942, ni des luttes d’influence, intrigues personnelles avec course aux maroquins dont le Parlement croupion d’Alger donnait le peu reluisant spectacle. Et puis, on écartait les gêneurs au nom de la raison d’État… Assassinats politiques […], attentats politiques […], éviction de leur commandement de chefs de grand mérite […], procès politiques retentissants assortis d’exécutions capitales […], toutes ces folies qu’on a pu appeler l’imbroglio d’Alger, effectuées sous la houlette implacable et l’œil froid d’un guide inspiré et intouchable, au plus grand désarroi de populations simples mais extrêmement réceptives […]. S’il n’y a pas de grands hommes devant leur valet de chambre, il y en a encore moins devant le verdict du temps, quand leur renommée était artificielle. Et lorsque l’on jette un regard lucide sur un passé encore récent, et vers des rivages aimés, devenus étrangers sinon hostiles, on ne peut s’empêcher de murmurer avec tristesse : Quel gâchis ! et par quel maléfice en est-on arrivé là… Allah seul le sait, et il est grand ! […] Une grande page de l’histoire venait d’être tournée, l’Algérie était jetée à l’aventure dans le grand courant d’expansion islamique.
Gervais Léon Châtel. 1965
C’est un chirurgien militaire qui raconte ; son interlocuteur, connu à la fin de la 2° guerre mondiale, est plus jeune d’une génération et va devenir son gendre. Les Arabes, ils voulaient manifester pour le jour de la victoire quand les Allemands là-bas, au nord ont décidé d’arrêter les frais. Les Arabes, ils voulaient dire tout ensemble qu’ils étaient contents que nous ayons gagné, nous, mais personne ici n’est d’accord sur ce que nous veut dire. Ils voulaient fêter la victoire et dire leur joie d’avoir gagné, et dire aussi que maintenant que nous avions gagné rien ne pourrait être plus pareil. Alors ils voulaient défiler, en bon ordre, et ils avaient sorti des drapeaux algériens, mais le drapeau algérien, il est interdit. Moi je trouve qu’il est surtout absurde, le drapeau algérien, je ne vois pas le drapeau de quoi c’est. Mais ils l’avaient sorti, et les scouts musulmans le portaient. Un type est sorti du café, un flic, et quand il a vu ça, la foule d’Arabes en rang avec ce drapeau, il a cru à un cauchemar, il a pris peur. Il avait une arme sur lui dans le café, il l’a sortie, il a tiré, et le petit scout musulman qui portait le drapeau algérien est tombé. Ce con de flic qui allait boire l’apéritif avec son arme, il a déclenché l’émeute. On aurait dû calmer les choses, ce n’est pas la première fois qu’un Arabe se fait tuer pour rien, par une réaction un peu vive ; mais là, ils s’étaient mis tous en rang, avec le drapeau algérien interdit, et c’était le 8 mai, le jour de la victoire, de notre victoire, mais personne n’est d’accord sur ce que nous désigne.
Alors l’émeute s’est abattu sur tout ce qui passait, on s’est tué sur la foi du visage, on s’est étripé sur la mine que l’on avait. Des dizaines d’Européens ont été éventrés brusquement avec des outils divers. J’ai recousu certaines de leurs blessures, elles étaient horribles et sales. Les blessés, ceux qui avaient échappé à la mise en pièce souffraient le martyre parce que cela s’infectait ; mais surtout ils souffraient d’une terreur intense, d’une terreur bien pire que tout ce que j’ai vu à la guerre, quand ces Allemands méthodiques nous tiraient dessus. Ils vivaient un cauchemar, ces blessés, parce que les gens avec qui ils vivaient, les gens qu’ils croisaient sans les voir, qu’ils frôlaient chaque jour dans les rues, se sont retournés contre eux avec des outils tranchants et les ont frappés. Pire que la blessure, ils souffraient d’incompréhension ; et pourtant, elles étaient profondes, leurs blessures horribles, parce qu’elles avaient été faites par des outils, des outils de jardinage et de boucherie, qui avaient creusé les organes ; mais l’incompréhension était encore plus profonde, au cœur même de ces gens-là, là-même où ils existaient. À cause de l’incompréhension, ils mouraient de terreur : celui avec qui on vit, eh bien, il se retourne contre vous. Comme si ton chien fidèle se retournait sans prévenir et te morde. Tu y crois, toi ? Ton chien fidèle, tu le nourris, et il se jette sur toi, et il te mord.
Les Arabes sont vos chiens ?
Pourquoi tu me dis cela, Victorien ?
C’est ce que vous dites
Mais je ne dis rien. J’ai fait une comparaison pour que tu comprennes la surprise et l’horreur de la confiance trahie. Et en quoi a-t-on plus confiance sinon en son chien ? Il possède dans sa bouche de quoi vous tuer, et il ne le fait pas. Alors quand il le fait, quand il vous mord avec ça qu’il avait toujours eu à disposition, et avec quoi il s’abstenait de vous mordre, la confiance est brusquement détruite, comme dans un cauchemar où tout se retourne, et contre vous, où tout commence d’obéir à sa nature après qu’elle a été si longtemps apprivoisée. C’est à rien y comprendre ; ou alors on le savait sans oser le dire. Dans le cas des chiens on évoque la rage, un microbe qui rend fou, que l’on attrape par morsure et qui fait mordre, et cela explique tout. Pour les Arabes, on ne sait pas.
Vous parlez de gens comme de chiens.
Fous-moi la paix avec les écarts de langage. Tu n’es pas d’ici, Victorien, tu ne sais rien. Ce que nous avons vécu ici est si terrifiant que nous n’allons pas nous interdire des façons de parler pour épargner la délicatesse des Françaouis. Il faut voir les choses en face, Victorien. Il faut parler vrai. Et le vrai, quand on le parle, il fait mal.
Faut-il encore qu’il soit vrai.
Je voulais parler de confiance alors j’ai parlé de chiens. Pour expliquer la fureur qui prend parfois les chiens, on dit qu’ils ont la rage ; ça explique tout et on les abat. Pour les Arabes, je ne sais pas. Je n’ai jamais cru à ces histoires de race, mis maintenant je ne vois pas comment dire autrement, si ce n’est que c’est dans le sang. La violence est dans le sang. La traîtrise est dans le sang. Tu vois une autre explication, toi ?
Il se tut un moment. Il se versa un verre, en renversa un peu à côté, oublia de servir Salagnon.
Ahmed, il a disparu. Au début, il m’aidait. On m’envoyait des blessés pour que je les soigne, et lui toujours il était avec moi. Mais quand les blessés le voyaient se pencher sur eux, avec son nez d’aigle, avec ses moustaches, avec son teint qui ne trompe pas, eh bien ils gémissaient d’une toute petite voix et ils voulaient que je reste. Ils me suppliaient de ne pas m’éloigner, de ne pas les laisser seuls avec lui, et la nuit, ils voulaient que ce soit moi qui les veille, surtout pas lui.
Maintenant je me souviens d’avoir oublié de demander à Ahmed ce qu’il en avait pensé, mais moi, cela m’avait fait rire. J’avais tapé sur l’épaule d’Ahmed en lui disant : Allez, laisse-moi faire, ils vont pas bien, ils ont l’angoisse de la moustache comme si c’était une blague. Mais ce n’en était pas une, les types à moitié ouverts par des outils de jardinage ne font pas de blagues.
Et puis une nuit très tard, alors que nous nettoyions et stérilisions des instruments utilisés pendant le jour – car nous devions tout faire tant il y avait de travail et de troubles, mais cela ne nous changeait pas de nos années de guerre passées ensemble -, pendant donc que nous étions tous les deux devant l’étuve, à nettoyer les outils, il me dit que j’étais son ami. D’abord cela m’a fait plaisir. J’ai cru que la fatigue le rendait bavard, et la nuit, et les épreuves vécues ensemble. J’ai cru qu’il voulait parler de tout ce que nous avions vécu, depuis des années jusqu’à ce moment-là. J’acquiesçai et j’allai lui répondre que lui aussi, mais il a continué. Il m’a dit que bientôt les Arabes tueraient tous les Français. Et ce jour-là, comme j’étais son ami, il me tuerait lui-même, rapidement, pour que je ne souffre pas.
Il parlait sans élever la voix, sans me regarder, tout à son travail, un tablier tâché de sang autour des reins et les mains pleines de mousse dans cette nuit où nous étions les seuls éveillés, avec quelques blessés qui n’arrivaient pas à dormir, les seuls debout, les seuls valides, les seuls raisonnables. Il m’assurait qu’il ne laisserait pas faire ça par n’importe qui n’importe comment, et il me le disait en ôtant des traces de sang de lames très affûtées, il me le disait devant un étalage de scalpels, de pinces et d’aiguilles qui ferait peur à un boucher. J’ai eu la présence d’esprit de rire et de le remercier, et lui aussi m’a souri. Quand tout fut rangé, nous sommes allé nous coucher, j’ai retrouvé la clef de ma chambre, une petite clef de rien du tout qui fermait une serrure de rien du tout mais je n’avais que ça, mais de toute façon ce ne pouvait être qu’un cauchemar, et j’ai fermé ma chambre. Il suffit de gestes rituels pour conjurer les cauchemars. Le lendemain je m’étonnais moi-même d’avoir fermé la porte avec un si petit verrou. Ahmed était parti. Des types du voisinage armés de fusils et de pistolets, des types en chemisette que je connaissais tous sont venus chez moi et m’ont demandé où il était. Mais je n’en savais rien. Ils voulaient l’emmener et lui faire son affaire. Mais il était parti. Cela m’a soulagé qu’il soit parti. Les types armés m’ont dit que les bandits couraient dans les montagnes. Ahmed, disaient-ils, les avait peut-être rejoints, Mis il y a eu tant de ratissages, de liquidations, d’enterrements à la va-vite, en masse, qu’il a peut-être disparu ; vraiment disparu, sans trace. On ne sait pas combien sont morts. On ne les compte pas. Tous les blessés que je soignais étaient européens. Car pendant ces semaines-là, des blessés il n’y en eut pas d’Arabes. Les Arabes on les tuait.
Tu sais ce que c’est un ratissage ? On passe le râteau dans la campagne, et on débusque les hors-la-loi. Pendant des semaines on a traqué les coupables des horreurs du 8 mai. Il fallait qu’aucun n’en réchappe. Tout le monde s’y est mis : la police bien sûr, mais elle n’y suffisait pas, alors l’armée, mais elle n’y suffisait pas non plus, alors les gens de la campagne, qui ont l’habitude et aussi les gens des villes, qui l’ont prise, et même la marine, qui de loin bombardait les villages de la côte, et l’aviation qui bombardait les villages inaccessibles. Tous ont pris des rames, et tous les Arabes que l’on soupçonnait d’avoir trempé de près ou de loin dans ces horreurs ont été rattrapés, et liquidés.
Tous, ça fait combien ?
Mille, dix mille, cent mille, qu’en sais-je ? S’il avait fallu, un million ; tous. La traîtrise est dans le sang. Il n’y a pas d’autre explication car sinon, pourquoi ils se seraient jetés sur nous alors que nous vivions ensemble ? Tous, s’il avait fallu. Tous. Nous avons la paix pour dix ans.
Comment on les reconnaissait ?
Qui, les Arabes ? Tu rigoles, Victorien ?
Les coupables.
Les coupables étaient des Arabes. Et ce n’était pas le moment d’en laisser échapper. Tant pis si ça bave un peu. Il fallait éradiquer au plus vite, cautériser et qu’on n’en parle plus. Les Arabes ont tous plus ou moins quelque chose à se reprocher. Il suffit de voir la façon dont ils marchent ou dont ils nous regardent. De près ou de loin, tous complices. Ce sont d’immenses familles, tu sais. Comme des tribus. Ils se connaissent tous, ils se soutiennent. Alors tous ils sont plus ou moins coupables. Il n’est pas difficile de les reconnaître.
Vous ne parliez pas comme ça en 44. Vous parliez de l’égalité.
M’en fous de l’égalité. J’étais jeune, j’étais en France, je gagnais la guerre. Maintenant je suis chez moi, j’ai la trouille. Tu y crois, à ça ? Chez moi, et la trouille
Ses mains tremblaient, ses yeux étaient bordés de rouge ; ses épaules ployaient comme s’il allait se replier et se coucher en boule. Il se reversa un verre et le regarda en silence.
Victorien, va voir Eurydice. Je suis fatigué maintenant. Elle est sur la plage avec des amis. Elle sera contente de te voir.
La plage en octobre ?
Qu’est-ce que tu crois, Françaoui ? Que la plage, on la démonte à la fin août, quand les gens de chez vous, ils rentrent de vacances ? Elle est toujours là, la plage. Allez, va, Eurydice sera contente de te voir.
Alexis Jenni. L’art français de la guerre. Gallimard 2011
25 05 1945
Le Canada offre à la France 250 millions d’unités de pénicilline ; la suite sera assurée par Rhône-Poulenc.
29 05 1945
La nationalisation de Gnome et Rhône donne naissance à la SNECMA : Société Nationale d’Étude et de Construction de Moteurs d’Aviation, aujourd’hui SAFRAN – depuis sa fusion en 2005 avec Sagem -. Ce sont, entre autres, les moteurs du Rafale, du Mirage 2000 et, en partenariat avec General Electric, les moteurs des Airbus comme des Boeing, et les étages principaux d’Ariane.
05 1945
Robert Lacoste, ministre de la Production industrielle, s’adresse aux mineurs à la radio : C’est à vous tous les mineurs de France que je m’adresse. Je veux attirer votre attention sur la crise du charbon. Le manque de combustible constitue dès à présent un véritable péril national… Il faut travailler encore, il faut sortir de la paralysie, il faut écarter le marasme, et pour cela il faut avant tout du charbon. Mineurs de France, on a besoin de vous pour que vive la France.
[…] La France dispose à peine des 2/5 de son approvisionnement en charbon d’avant-guerre, et pas d’importation. L’insuffisance du charbon paralyse l’industrie : le textile est à 15 % de sa production normale ; la sidérurgie à 20 % et la situation dans le bâtiment apparaît tout aussi dramatique : les différentes activités qui constituent l’industrie du bâtiment consommaient en 1938, 200 000 tonnes de charbon par mois. Elles ne peuvent se voir attribuer actuellement que 100 000 tonnes par mois. Loin de permettre la reconstruction des régions dévastées cette situation conduit à une augmentation du nombre des sans-logis dans les autres régions.
1 06 1945
Henri Frénay, ministre des prisonniers, des déportés et des réfugiés, accueille Jean Caron, le 1 000 000° rapatrié d’Allemagne. On pourra chercher quelques mots de de Gaulle en hommage aux déportés… en vain. Rien.
1 06 1945
Logique de la guerre : les flux de prisonniers s’inversent entre l’Allemagne et la France : de 1944 à 1948, il y aura un million de prisonniers allemands en France, lesquels, face au choix à faire entre l’URSS et l’Occident, n’hésiteront pas une seconde ; rester en France pour un prisonnier allemand, cela signifiait entre autres, un engagement à la Légion étrangère dont la règle interne était qu’il n’y avait pas plus de 30 % de soldats d’un même pays par unité ; sous la pression, la règle va sauter et on verra des unités comprenant jusqu’à 70 % d’Allemands : sur les 72 000 soldats qui partiront en Indochine, 30 000 seront allemands, bien souvent d’anciens SS reconvertis sous le képi blanc.
2 06 1945
À Cusset, dans la banlieue de Vichy, un ancien milicien, Senati, sort de prison pour suivre à l’hôpital un traitement contre la tuberculose. Des villageois l’attendent, le jettent à terre, le battent, le traînent dans la rue, le pendent par les pieds à un lampadaire, l’en détachent, et l’homme tombe, mort, sous les vivats des lyncheurs. La scène a été filmée par un anonyme : la pellicule s’est retrouvée dans les archives Pathé sous la rubrique Vichy 1944. Patrick Rotman reprendra la séquence dans son film Eté 1944, et Daniel Schneidermann le fera passer sur France 5 en 2005 et 2007. Il s’agissait bien de l’année 1945 et non 1944 : ces faits se sont donc passés neuf mois après la Libération, et en disent long sur la minceur de l’enracinement de l’État de droit.
8 06 1945
Robert Desnos meurt du typhus à Theresienstadt : il y était arrivé le 9 mai, à la fin d’une marche de la mort, commencée le 14 avril, à l’évacuation du camp de Floha. Therésienstadt, en Tchécoslovaquie, à la confluence de l’Elbe et de l’Ohre, était une vieille place forte – l’assassin de l’archiduc François Ferdinand, Gravilo Printsip, y avait été détenu – que les Nazis avaient transformé en camp modèle pour tromper l’opinion internationale.
À l’approche des soviétiques, les SS avaient quitté le camp dès le 3 mai ; mais Robert Desnos n’avait pu être évacué rapidement et ensuite était déjà devenu intransportable.
Dans l’allée, à travers les feuilles de septembre
Je vois briller des nœuds d’étoiles à tes membres
Comme des feux de quart sur le pont des bateaux
J’entends chanter un chant de meurtre et de torture
Car la coque et la barre et le bruit des mâtures
Imite un brodequin faisant craquer les os.
Dans la nuit du 3 au 4 juin, Josef Stuna, étudiant en médecine qui gère la baraque n°2 de l’hôpital auxiliaire, voit son nom sur une liste : il a déjà lu des traductions de ses poèmes ; Alena Kalouskova, son assistante, parle presque couramment le français : tous deux vont au chevet du malade
Connaissez-vous le poète Robert Desnos ?
Le poète… Robert Desnos… c’est moi.
Les deux jeunes Russes recueilleront le dernier sourire du poète reconnu.
*****
Moi, incapable de reculer
Capable de me faire tuer
Plutôt que de céder un pouce
Pouce pouce
Je ne joue plus depuis longtemps
Je vis
J’ai vu, compris, choisi,
Et je serai avec les amis quand il faudra
Robert Desnos 27 mars 1938
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité,
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrai une ombre sans doute.
O balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran de ta vie.
Robert Desnos
Il y a eu en Desnos deux hommes aussi dignes d’admiration l’un que l’autre, un homme honnête, conscient, fort de ses droits et de ses devoirs et un pirate tendre et fou, fidèle comme pas un à ses amours, à ses amis, à tous les êtres de chair et de sang dont il ressent violemment le bonheur et le malheur, les petites misères et les petits plaisirs.
[…] Desnos a donné sa vie pour ce qu’il avait à dire. Et il avait tant à dire. Il a montré que rien ne pouvait le faire taire. Il a été sur la place publique, sans se soucier des reproches que lui adressaient, de leur tour d’ivoire, les poètes intéressées à ce que la poésie ne soit pas ce ferment de révolte, de vie entière, de liberté qui exalte les hommes quand ils veulent rompre les barrières de l’esclavage et de la mort.
Allocution prononcée par Paul Eluard à la légation de Tchécoslovaquie le 15 Octobre 1945, à l’occasion du retour en France des cendres de Robert Desnos.
Au cours de sa déportation, Desnos s’était attaché à André Bessière… attaché … le mot contient l’affection qui peut exister entre deux hommes qui ont une génération d’écart : Desnos était né en 1900, Bessière en 1926. Il n’usait que d’un mot pour l’appeler : p’tit père. À Flöha, banlieue est de Chemnitz, ils étaient détenus avec des Russes ; les Allemands en pendaient deux ou trois, assez régulièrement, pour maintenir la terreur, en présence de tous les déportés. Après l’une de ces pendaisons, Desnos prit Bessière par la manche et lui confia ce que l’on peut considérer comme un testament littéraire, quand la littérature parle de la déportation : p’tit père, tu vois ce que je veux dire, hein, tout ce qu’on voit, faudra l’écrire. Il faudra l’écrire ! Mais, comment l’écrire ? Il y aura une grande difficulté. Et je te mets en garde, la grande difficulté, ça va être de choisir ses mots, pour ne jamais tomber dans le pathétique de feuilleton.
Bien plus tard, André Bessière prendra la présidence de l’Association des Déportés Tatoués du 27 avril 1944, – 27avril44.org – se mettra à écrire sur la déportation… sans jamais tomber dans le pathétique de feuilleton.
La douleur du calvaire subi sera souvent telle qu’elle fermera la porte à toute tentative d’en maintenir la mémoire. Et l’on verra nombre d’anciens déportés fuir systématiquement tout ce qui pouvait ressembler, de près ou de loin, à une tentative de lutter contre l’oubli, avec, évidemment, des arguments raisonnables, mais qui ne venaient que cacher l’impossibilité affective à entretenir le souvenir, avec l’illusoire espoir que peut-être, ainsi, il disparaîtrait plus aisément :
J’ai eu l’occasion de filmer des déportés des camps de concentration. Ils évitaient de se rencontrer entre eux. Je les comprends. Il y a quelques chose de pervers dans le fait de se réunir pour se souvenir de la guerre. Ceux qui ont vécu des humiliations ou qui ont connu la vraie nature de l’homme se fuient inconsciemment les uns les autres. J’ai appris et senti à Tchernobyl quelque chose dont je n’ai pas envie de parler. Peut-être à cause de la relativité de nos représentations humanistes… Dans les situations extrêmes, l’homme n’est pas du tout comme on le décrit dans les livres. Cet homme-là, je ne l’ai pas trouvé dans la réalité. Je ne l’ai pas rencontré. En fait, c’est le contraire. L’homme n’est pas un héros, nous ne sommes tous que des vendeurs d’apocalypse. Plus ou moins grands.
Sergueï Gourine, opérateur de cinéma. Rapporté par Svetlana Alexandrievitch. Œuvres La Supplication. Actes Sud 2015
Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants.
Jorge Semprun. L’écriture ou la vie. 1994
En revenant parmi les vivants, j’ai dû vivre avec le silence. C’était le seul linceul que j’avais trouvé.
Hélie Denoît de Saint Marc, déporté.
Je ne suis jamais retournée à Auschwitz, et je n’ai pas non plus jamais l’intention de jamais y retourner dans cette vie. Auschwitz n’est pas pour moi un lieu de pèlerinage. […] Et pourtant, pour tous ceux qui y ont survécu, on fait d’Auschwitz une sorte de lieu d’origine. Le nom d’Auschwitz a aujourd’hui un rayonnement, même négatif, tel qu’il détermine dans une large mesure la réflexion sur une personne, à partir du moment où on sait qu’elle y a été. Même à mon propos, les gens qui ont l’intention de dire quelque chose d’important signalent que j’ai été à Auschwitz. Mais ce n’est pas si simple, car quoique vous puissiez en penser, je ne viens pas d’Auschwitz, je suis originaire de Vienne. On ne peut pas effacer Vienne, on l’entend à l’accent, alors qu’Auschwitz m’était aussi fondamentalement étranger que la lune. Vienne fait parie intégrante des structures de mon cerveau et parle en moi, alors qu’Auschwitz a été le lieu le plus aberrant où j’aie pu me trouver, et son souvenir demeure un corps étranger dans mon âme, comme une balle que l’on ne pourrait extraire du corps. Auschwitz n’a jamais été qu’un épouvantable hasard.
Ruth Klüger. Refus de témoigner. Une jeunesse. Viviane Hamy 1997.
Et ils sont plutôt nombreux ceux chez qui la barbarie nazie n’est pas parvenue à tuer l’instinct de création : c’est probablement vrai de l’écriture, ça l’est aussi de la musique : Francesco Lotoro, professeur de piano à Barletta, dans les Pouilles, au nord-ouest de Bari, a consacré trente ans à arracher les musiques concentrationnaires à l’anéantissement ; il publiera un thésaurus en 2020, comprenant 2 000 biographies de musiciens, 500 partitions imprimées et enregistrées, constitué pour une bonne part des archives d’Auschwitz lorsqu’elles devinrent accessibles. L’État italien reconnaîtra son travail en lui allouant en 2017 15 millions € et un espace de 8 000 m² à Barletta pour y créer une Citadelle de la Musique concentrationnaire – avec salle de concerts, musée, espace de recherche.
Si on allait trouver un SS et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire : Regardez-le, vous en avez fait cet homme, pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le mieux à ce que vous pensez qu’il est par nature : le déchet, le rebut, vous avez réussi. Eh bien on va vous dire ceci, qui devrait vous étendre raide si l’erreur pouvait tuer : vous lui avez permis de se faire l’homme le plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de la portée de ses actes, le plus fort. Non parce que les malheureux sont les plus forts, non pas non plus parce que le temps est pour nous. Mais parce que Jacques cessera un jour de courir les risques que vous lui faites courir, et que vous cesserez d’exercer le pouvoir que vous exercez et qu’il nous est déjà possible de donner une réponse à la question : si à un moment quelconque il peut être dit que vous avez gagné. Avec Jacques vous n’avez jamais gagné. Vous vouliez qu’il vole, il n’a pas volé. Vous vouliez qu’il lèche le cul aux kapos pour bouffer, il ne l’a pas fait. Vous vouliez qu’il rit pour se faire bien voir quand un meister foutait des coups à un copain, il n’a pas ri. Vous vouliez surtout qu’il doute si une cause valait qu’il se décompose ainsi, il n’a pas douté. Vous jouissiez devant ce déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volé, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre et vous ne croyez qu’à la lèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl ! on avait raison, ja wohl, alles scheisse ! Votre conscience est tranquille. On avait raison, il n’y a qu’à les regarder ! Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. On ne vous détrompera pas, soyez tranquilles, on vous emmènera au bout de votre énormité. On se laissera emmener jusqu’à la mort et vous y verrez de la vermine qui crève.
Robert Antelme. L’espèce humaine. Gallimard 1957
Détruire un homme est difficile, presque autant que le créer : cela n’a été ni aisé ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles, devant vous, vous n’avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge.
Primo Levi, 1919-1987. Si c’est un homme. 1947.
Se questo è un uomo – Si c’est un homme – est un livre qui aura eu un parcours bien accidenté avant que de devenir un texte majeur de la littérature concentrationnaire, diffusé à trois millions et demi d’exemplaires en Italie, repris dans une soixantaine de pays et une quarantaine de langues. Début 1945, enrôlé comme infirmier dans un camp de transit soviétique à Katowice (Pologne), Primo Levi se lance dans l’écriture. Il n’est pas encore question de livre, juste d’un rapport quasi scientifique au sujet des conditions sanitaires d’Auschwitz. Le jeune homme et son ami médecin Leonardo De Benedetti ont accepté d’y contribuer à la demande des Soviétiques. Sans attendre d’avoir bouclé le manuscrit, il avait envoyé des chapitres à deux de ses connaissances aux États-Unis, sans résultat. Côté italien, il s’était tourné, début 1947, vers une maison turinoise réputée, Einaudi. Le patron, Giulio Einaudi, était une figure de l’antifascisme, tout comme son directeur littéraire, l’écrivain et traducteur Cesare Pavese. À 27 ans, le jeune chimiste est un novice en littérature mais chez Einaudi, il connaît une éditrice, Natalia Ginzburg, la veuve d’un intellectuel torturé à mort par la Gestapo. C’est elle qui lui annonce la mauvaise nouvelle : son manuscrit, alors intitulé Sul fondo – Au fond -. n’a pas été retenu : Il n’entre pas dans nos programmes éditoriaux. Pour Cesare Pavese, Primo Levi arrive trop tard : Ce n’est pas le moment de publier un tel livre ; il y en a eu trop sur le sujet.
Sur l’insistance de sa sœur, Primo Levi s’oriente vers De Silva, une maison beaucoup plus modeste. Le patron, Franco Antonicelli, est un intellectuel turinois de 44 ans, connu pour avoir osé publier Kafka avant-guerre. Comme Einaudi, c’est un vétéran de l’antifascisme. Avec une différence décisive : lui perçoit d’emblée la portée universelle de ce récit dont des extraits paraissent en cinq épisodes dans L’Amico del popolo. Tandis que Primo Levi envisage désormais d’intituler le livre Les Submergés et les Sauvés, Antonicelli l’incite à choisir Si c’est un homme, une phrase extraite de l’un de ses poèmes, et à opter pour une couverture blanche, des lettres rouges et un dessin de Goya en illustration. Il n’a pas agi ainsi pour faire plaisir à Primo Levi, estime l’historienne Anna Bravo, mais parce qu’il a deviné que c’était un livre important.
Le 11 octobre 1947, les 2 500 exemplaires sont imprimés au prix unitaire de 450 lires. De retour chez lui, l’auteur guette les commentaires de la presse. Il y en aura une vingtaine. Le plus marquant est signé Italo Calvino, un autre écrivain promis à la gloire. Dans le journal communiste L‘Unità, il estime que ces pages comptent parmi les plus belles sur la littérature de la seconde guerre mondiale. Malheureusement, ces éloges ne suffisent pas : les ventes plafonnent (1 400), aucune traduction n’est en vue, le livre échoue au prix Viareggio. Très vite, l’oubli menace. En 1951, quand l’éditeur florentin Nuova Italia rachète De Silva, le stock d’invendus (environ 600) est transféré à Florence, sans grande chance de sortir de la cave.
En interne, plusieurs personnes l’y encouragent. Pas le patron, l’inflexible Giulio. Quand le cas Si c’est un homme est évoqué lors du comité de lecture hebdomadaire, l’éditeur convient que c’est un beau livre, mais juge le projet de relance compliqué dans la mesure où les droits sont déjà passés par deux autres éditeurs, De Silva et Nuova Italia. Il finit pourtant par se laisser convaincre, en 1955.
Le contrat, daté du 11 juillet, s’accompagne d’un curieux deal : en guise d’avance sur ses droits d’auteur, Primo Levi reçoit des actions de la société Einaudi d’une valeur de 40 000 lires, l’équivalent du salaire mensuel d’un ouvrier. Les finances de la maison sont si mal en point que tous les auteurs sont soumis à ce régime. Cette mauvaise passe financière va retarder la publication de trois ans : les 2 000 exemplaires ne sortent de l’imprimerie qu’en juin 1958. La couverture est différente, la pagination renforcée (251 pages), le texte remanié. Levi a ajouté un chapitre, introduit des personnages, modifié certaines tournures, précise le professeur de littérature Giovanni Tesio, auteur d’une minutieuse analyse comparative. De fait, la version originale avait une forme de sécheresse, de dureté, celle-ci est plus narrative, plus littéraire. Mais ces nuances échappent à Einaudi qui la publie dans une collection d’essais, et non en littérature.
Sans être un best-seller, le livre rencontre peu à peu son lectorat, et Primo Levi s’en satisfait. Tout en se lançant dans la rédaction d’un autre ouvrage (La Trêve), il s’informe des tirages, alerte Einaudi dès que les stocks s’épuisent, supervise la version anglaise, choisit le traducteur allemand. Sa seule déception vient de France, où la traduction est mauvaise et le titre retenu – J’étais un homme (Buchet–Chastel, 1961) – bien trop fade.
Tout au long des années 1960, Levi joue, dans son pays, le rôle de l’infatigable témoin, se rendant dans les écoles, et poussant aussi loin que possible – souvent seul – sa réflexion sur la déportation. Mais ce n’est que dans le milieu des années 1980 que son livre commence à être vraiment connu du public. Le succès aux États-Unis d’une autre de ses œuvres (Le Système périodique) conduit les Américains à découvrir Si c’est un homme. Par une sorte d’effet boomerang, ce brusque intérêt se répercute en Europe, où les ventes partent à la hausse. Cette fois, le contexte s’y prête : alors que le film Shoah de Claude Lanzmann (1985) est un vrai choc, cette période de l’Histoire devient enfin un sujet majeur.
Primo Levi profitera peu de cette reconnaissance tardive. À 66 ans, dépressif, il a de moins en moins la force d’expliquer l’inexplicable. Début 1987, il reçoit tout de même chez lui le professeur Giovanni Tesio. Au cours de ces entretiens, publiés pour la première fois en France ces jours-ci (Moi qui vous parle, éd. Tallandier), il lâche cette belle confession : J’écris un livre et celui-ci vit ensuite sa propre vie, décolle, suit des trajectoires compliquées, enchevêtrées. Celle de Si c’est un homme a été tellement complexe que je n’arrivais même pas à le suivre à la trace. Deux mois plus tard, il se jette dans la cage d’escalier de l’immeuble du Corso Re Umberto, laissant sa créature nomade poursuivre seule son chemin.
Aujourd’hui encore, ce livre demeure un best-seller international. En Italie, il s’en vend chaque année 55 000 exemplaires, sans compter les versions scolaires. En France, une nouvelle édition est prévue le 6 avril 2017 chez Julliard. Partout, il est étudié dans les écoles, disséqué en faculté… Et plus personne ne doute de sa qualité littéraire. Primo Levi a souvent diffusé la légende selon laquelle tout serait sorti d’un jet, dans l’urgence, mais ce n’était pas tout à fait vrai, estime le professeur de littérature Marco Belpoliti, coordinateur, en 2016, de ses œuvres complètes. Il a peaufiné son texte en véritable écrivain. Un écrivain dont Einaudi n’avait pas perçu le talent en 1947…
Et Si c’est un homme est, de très loin, le livre le plus vendu de l’histoire de la maison. Un trésor lui échappe malgré tout : l’édition de 1947. Après le rachat de De Silva par une maison toscane, le stock d’invendus a disparu de la circulation. La légende veut que 600 exemplaires aient péri dans la boue des inondations de Florence, en 1966. Les rescapés sont donc très recherchés. Avec un peu de chance, on y trouve encore un prière d’insérer, une sorte de feuille volante signée de Levi en personne : Ce livre n’a pas été écrit pour accuser ou pour provoquer l’horreur et l’exécration. L’enseignement qu’il délivre est un enseignement de paix.
Résumé de Philippe Broussard. Le Monde du 25 03 2017
Ceux qui ont subi le colonialisme ne perçoivent pas l’atrocité nazie comme spécifiquement nouvelle, mais plutôt comme une répétition : ce que le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XX° siècle […] ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
Aimé Césaire. Discours sur le colonialisme.1955
Hélie Denoît de Saint Marc, Jorge Semprun emploient le mot revenant ; il en est d’autres aussi qui, sans avoir été détenu, sans avoir été prisonnier, ont été revenant : ainsi Fiodor dont la femme a déjà reçu deux avis de décès : L’espoir revint quand, un an et demi après le premier avis de décès, elle en reçut un autre. Fiodor ne pouvait pas avoir été tué deux fois, pensait-elle, donc il était peut-être vivant. Cette double mort devenait une promesse de vie. Charlotte, sans rien dire à personne, se remettait à attendre. Il revint, arrivant non pas de l’Ouest, au début de l’été comme la plupart des soldats, mais de l’Extrême-Orient, en septembre, après la défaite du Japon…
Saranza, d’une ville qui avait côtoyé le front, s’était transformé en un endroit paisible, revenant à son sommeil des steppes, derrière la Volga. Charlotte y vivait seule : son fils était entré dans une école militaire, sa fille, partie pour la ville voisine, de même que tous les élèves qui voulaient continuer leurs études.
Par un soir tiède de septembre, elle sortit de la maison et marcha dans la rue déserte. Avant la nuit, elle voulait cueillir, aux abords de la steppe, quelques tiges d’aneth sauvage pour ses salaisons. C’est sur le chemin du retour qu’elle le vit… Elle portait un bouquet de longues plantes surmontées d’ombrelles jaunes. Sa robe, son corps étaient emplis de la limpidité des champs silencieux, de la lumière fluide du couchant. Ses doigts gardaient la senteur forte de l’aneth et des herbes sèches. Elle savait déjà que cette vie, malgré toute sa douleur, pouvait être vécue, qu’il fallait la traverser lentement en passant de ce coucher de soleil à l’odeur pénétrante de ces tiges, du calme infini de la plaine au gazouillement d’un oiseau perdu dans le ciel, oui, en allant de ce ciel à son reflet profond qu’elle ressentait dans sa poitrine comme une présence attentive et vivante. Oui, remarquer même la tiédeur de la poussière sur ce petit chemin qui menait vers Saranza…
Elle leva les yeux et le vit. Il marchait à sa rencontre, il était encore loin, au fond de la rue. Si Charlotte l’avait accueilli au seuil de la pièce, s’il avait ouvert la porte et était entré, comme elle imaginait cela depuis si longtemps, comme faisaient tous les soldats en revenant de la guerre, dans la vie ou dans les films, alors elle aurait sans doute poussé un cri, se serait jetée vers lui en s’agrippant à son baudrier, aurait pleuré…
Mais il apparut très loin se laissant reconnaître peu à peu, laissant à sa femme le temps d’apprivoiser cette rue rendue méconnaissable par la silhouette d’un homme dont elle remarquait déjà le sourire indécis. Ils ne coururent pas, n’échangèrent aucune parole, ne s’embrassèrent pas. Ils croyaient avoir marché l’un vers l’autre pendant une éternité. La rue était vide, la lumière du soir reflétée par le feuillage doré des arbres – d’une transparence irréelle. S’arrêtant près de lui, elle agita doucement son bouquet. Il hocha la tête comme pour dire : Oui, oui, je comprends. Il ne portait pas de baudrier, juste une ceinturon à la boucle de bronze terni. Ses bottes étaient rousses de poussière.
Charlotte habitait au rez-de-chaussée d’une vieille maison en bois. D’année en année, depuis un siècle, le sol s’élevait imperceptiblement, et la maison s’affaissait, si bien que la fenêtre de sa pièce dépassait à peine le niveau du trottoir… Ils entrèrent en silence. Fiodor posa son sac sur un tabouret, voulut parler, mais ne dit rien, toussota seulement, en portant ses doigts aux lèvres. Charlotte se mit à préparer à manger.
Elle se surprit à répondre à ses questions, à répondre sans y réfléchir (ils parlèrent du pain, des tickets de rationnement, de la vie à Saranza), à lui proposer du thé, à sourire quand il disait qu’il faudrait affûter tous les couteaux dans cette maison. Mais en participant à cette première conversation encore hésitante, elle était ailleurs. Dans une absence profonde où résonnaient des paroles toutes différentes: Cet homme aux cheveux courts et comme saupoudrés de craie est mon mari. Je ne l’ai pas vu depuis quatre ans. On l’a enterré deux fois – dans la bataille de Moscou d’abord, puis en Ukraine. Il est là , il est revenu. Je devrais pleurer de joie. Je devrais… Il a les cheveux tout gris. Elle devinait que lui aussi était loin de tette conversation sur les tickets de rationnement. Il était revenu quand les feux de la Victoire s’étaient depuis longtemps éteints. La vie reprenait son cours quotidien. Il revenait trop tard. Comme un homme distrait qui, invité au déjeuner, se présente à l’heure du dîner, en surprenant la maîtresse de maison en train de dire ses adieux aux derniers convives attardés. Je dois lui paraître très vieille pensa soudain Charlotte, mais même cette idée ne sut pas rompre l’étrange manque d’émotion dans son cœur, cette indifférence qui la laissait perplexe.
Elle pleura seulement quand elle vit son corps. Après le repas, elle chauffa de l’eau, apporta un bassin en zinc, la petite baignoire d’enfant qu’elle installa au milieu de la pièce. Fiodor se recroquevilla dans ce récipient gris dont le fond cédait sous le pied en émettant un son vibrant. Et tout en versant un filet d’eau chaude sur le corps de son mari qui, maladroitement, se frottait les épaules et le dos, Charlotte se mit à pleurer. Les larmes traversaient son visage dont les traits restaient immobiles, et elles tombaient, se mélangeant à l’eau savonneuse du bassin.
Ce corps était celui d’un homme qu’elle ne connaissait pas. Un corps criblé de cicatrices, de balafres – tantôt profondes, aux bords charnus, comme d’énormes lèvres voraces, tantôt à la surface lisse, luisante, comme la trace d’un escargot. Dans l’une des omoplates, une cavité était creusée – Charlotte savait quel genre de petits éclats griffus faisaient ça. Les traces des points de suture entouraient une épaule, se perdant dans la poitrine…
À travers ses larmes, elle regarda la pièce comme pour la première fois : une fenêtre au ras du sol, ce bouquet d’aneth venant déjà d’une autre époque de sa vie, un sac de soldat sur le tabouret près de l’entrée, des grosses bottes couvertes de poussière rousse. Et sous une ampoule nue et terne, au milieu de cette pièce à moitié enfouie dans la terre – ce corps méconnaissable, on eut dit déchiré par les rouages d’une machine. Des mots étonnés se formèrent en elle, à son insu: Moi, Charlotte Lemonnier, je suis là, dans cette isba ensevelie sous l’herbe des steppes, avec cet homme, ce soldat au corps lacéré de blessures, le père de mes enfants, l’homme que j’aime tant… Moi, Charlotte Lemonnier …
Un des sourcils de Fiodor portait une large entaille blanche qui, s’amincissant, lui barrait le front. Son regard en paraissait constamment surpris. Comme s’il ne parvenait pas à s’habituer à cette vie d’après la guerre.
Il vécut moins d’un an… En hiver, ils déménagèrent dans l’appartement où , enfants, nous viendrions rejoindre Charlotte, chaque été. Ils n’eurent même pas le temps d’acheter la nouvelle vaisselle et les couverts. Fiodor coupait le pain avec le couteau ramené du front, fabriqué à partir d’une baïonnette…
Andreï Makine. Le testament français. Mercure de France 1995
Trois interprétations de la Ballade de Mauthausen, de Mikis Theodorakis, deux par Maria Farantouri, une par Ioanna Forti.
À la différence de la Grande Guerre, la seconde guerre mondiale plaça les individus devant des dilemmes cruciaux. (…) Les interrogations excédaient désormais le simple enjeu d’acquitter ou pas l’impôt du sang. Fallait-il travailler pour l’ennemi ou s’engager dans la résistance ? Se déclarer comme juif ou fuir dans la clandestinité ? Profiter des victoires de l’Axe pour faire avancer l’agenda de l’indépendance ou rester loyal à l’Occident colonial ? Adhérer au communisme ou se défier de la grande lueur née à l’est ? (…) Sous bénéfice d’inventaire, bien des individus se demandent ce qu’ils auraient fait pendant la seconde guerre mondiale, une interrogation que peu semblent se poser au sujet de la première. Le conflit, au vrai, était d’une tout autre nature. S’il visait entre 1914 et 1918 la seule conquête de territoires, il ambitionna entre 1939 et 1945 d’asservir – sinon d’anéantir – au nom de la race des millions d’individus. Pour imposer leurs vues, les puissances de l’Axe mobilisèrent une violence paroxystique et exposèrent des millions de civils à une occupation d’une brutalité inouïe. (…)
La guerre saisit donc les individus d’abord en les frappant – en les soumettant au rationnement, aux bombardements ou encore à la persécution raciale. Cette exposition dépendait d’une pluralité de paramètres, parfois triviaux. Le risque de mourir sous les bombes était nul aux États-Unis, faible au pays de Galles, fort dans la Ruhr. Œuvrer pour l’effort de guerre relevait de l’obligation au Royaume-Uni, d’une décision individuelle en Amérique. Tout dépendait, en dernier ressort, de la géographie, du type de régime et de la place que chacun occupait dans la société. Mais le conflit poussa aussi hommes et femmes à agir dans une logique de l’implication et non plus de la seule exposition. pages 563-564
[…] La seconde guerre mondiale, plus que tout autre conflit, [nous] adresse des questions essentielles (…). Elle mène à s’interroger sur l’homme, sur sa capacité à adhérer, à se soumettre ou à se révolter. Elle oblige à réfléchir sur l’humanité et son inhumanité, sur la rationalité des dirigeants et l’étendue réelle de leur pouvoir. (…)
La gravité des enjeux n’échappa (…) pas aux contemporains qui, la grande épreuve surmontée, promirent et se promirent qu’une catastrophe aussi radicale ne se rééditerait pas. En 1918, les vétérans s’étaient juré que cette guerre-là serait la der des der. Les survivants d’Auschwitz et de Buchenwald leur répondirent par un plus jamais ça. La guerre serait bannie sinon du monde, du moins de l’Ancien Continent ; et les horreurs des camps ne seraient plus qu’un souvenir d’épouvante. Et pourtant… Le goulag prospéra ; la guerre revint en Europe, d’abord dans l’ex-Yougoslavie, puis en Ukraine ; et un génocide frappa le Rwanda. Les grandes leçons de l’entre-deux-guerres eurent beau être rebattues et débattues, elles n’ont jamais porté le fruit amer de l’expérience. Bien des auteurs blâment Edouard Daladier et Neville Chamberlain pour la lâche capitulation de Munich. Mais nos dirigeants contemporains ont-ils été plus lucides lorsque Vladimir Poutine a, dans une indifférence générale, annexé la Crimée en 2014 avant d’agresser, huit années plus tard, l’Ukraine ? De même, la fumée des crématoires d’Auschwitz n’a en rien prémuni le monde contre les crimes à venir. Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer, disait André Gide.
Olivier Wieworka Histoire totale de la seconde guerre mondiale, pages 895-896
12 06 1945
En haut, lieu on a quelques idées sur la naturalisation : Il importe que les naturalisations soient effectuées selon une directive d’ensemble. Il conviendrait notamment de subordonner le choix des individus aux intérêts nationaux dans les domaines ethniques, démographiques, professionnel et géographique : ethnique : limiter l’afflux des Méditerranéens et Orientaux [sic], professionnel, […] il est souhaitable que les professions libérales, commerciales, banquières, ne soient pas trop largement ouvertes aux étrangers […] ; limiter strictement les naturalisations dans les villes, spécialement à Paris, Marseille, Lyon où l’afflux des étrangers n’est pas désirable.
Charles de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, au Garde des Sceaux.
Les Alliés l’étaient pour combattre l’Allemagne nazie, mais quand il s’agissait de s’emparer des plus beaux morceaux, la concurrence se faisait rude : ainsi de BMW Aéronautique à Berlin Spandau qui avait mis au point dès 1937 le premier turboréacteur – turboréacteur BMW 003 – sous la direction de Hermann Östrich : les Américains le visaient, les Anglais s’emparèrent des documents du bureau d’études en mai, mais ce sont les Français qui emmenèrent chez eux Hermann Östrich et son équipe. Hermann Östrich travaillera d’abord à Lindau sur le projet ATAR – Atelier Technique Aéronautique de Rickenbach – avec les ingénieurs de Junker, puis développera à Decize le premier ATAR de 2 000 kg de poussée. Naturalisé français en 1948, il sera nommé directeur technique de la SNECMA en 1950.
22 06 1945
L’Afrique ouvrière s’agite d’est en ouest : Cameroun, Sénégal, mais surtout au Nigeria où elles vont durer jusqu’au 6 août : dans cette colonie anglaise, elle va s’étendre à l’ensemble des travailleurs salariés, menée par Nnamdi Azikwe, touchant les villes établies au long du chemin de fer. Forts de l’immobilisation des trains, les autorités se livreront à une tentative de désinformation pour faire croire que la grève était terminée, mais c’était sans compter sur Michael Imoudu, qui vint du centre du pays à vélo jusqu’à Lagos pour démentir. La répression va être féroce, ciblée sur les seuls Ibos, dans l’est du pays [peuplé pour le principal de Peuhls et surtout de Haoussas dans le nord, de Yorubas dans le sud-ouest et d’Ibos dans l’est, de la même ethnie que les Bamilékés voisins du Cameroun] : Le carnage avait été précipité par le gouvernement colonial britannique, lorsqu’il avait déclaré les Ibos responsables de la grève nationale, interdit les journaux ibos, et, plus généralement, attisé l’hostilité envers les Ibos. L’idée que les tueries récente [1967] seraient le produit d’une haine séculaire est donc trompeuse. Les tribus du nord et les tribus du sud sont en contact depuis longtemps : leurs échanges remontent au moins au IX° siècle, comme l’attestent certaines des magnifiques perles découvertes sur le site historique d’Igbo-Ukwu. Il est sûr que ces groupes ont dû également se faire la guerre et se livrer à des rafles d’esclaves, mais ils ne se massacraient pas de cette façon. S’il s’agit de haine, cette haine est très récente. Elle a été causée, tout simplement, par la politique officieuse du diviser pour régner du pouvoir colonial britannique. Cette politique instrumentalisait les différences entre tribus et s’assurait que l’unité ne puisse passe former, facilitant ainsi l’administration d’un pays si vaste.
Chimamanda Ngozi Adichie. L’autre moitié du soleil. Gallimard 2006
06 1945
En Italie, le gouvernement Bonomi, constitué en juin 1944, après la libération de Rome, démissionne. Le gouvernement Parri, un des chefs les plus prestigieux de la Résistance, est mis en place : il s’agit d’un gouvernement de coalition auquel tous les partis de la Résistance participent. Il se propose un plan de réformes radicales, la taxation des surproduits de guerre, l’épuration des fonctionnaires d’État et des dirigeants économiques impliqués avec le régime fasciste. Entravé par les forces conservatrices et par les Alliés, il n’arrive pas à réaliser son programme et il démissionnera en novembre 1945. Lui succéderont jusqu’en mai 1947 plusieurs gouvernements De Gasperi de coalition, qui prendront un tournant modéré. Le projet d’épuration des anciens fascistes de l’administration publique est mis de côté. On concédera l’amnistie pour les délits commis jusqu’au 31 juillet 1945. Les fascistes les plus exposés trouveront un accueil bienveillant dans l’Espagne de Franco.
3 07 1945
L’accueil bienveillant de l’Espagne de Franco, n’est pas une règle absolue valable pour tous ceux qui le souhaiteraient : Franco se réserve le droit de tout peser, et c’est ainsi que, ne souhaitant probablement pas se mettre à dos le gouvernement français, il renvoie en France Pierre Laval, arrivé en Espagne le 2 mai précédent. Il n’en ira pas de même pour le nazi belge Léon Degrelle qu’il gardera contre vents et marées, malgré les demandes des Belges.
15 07 1945
Staline avait promis à ses troupes entrées les premières à Berlin une visite après la capitulation allemande, mais Staline a une peur bleue de l’avion : aussi préfère-t-il se faire remplacer par … un sosie, et c’est donc un sosie – Felix Dadaev – qui fait un discours de félicitations aux troupes russes venues en force l’accueillir à l’aéroport de Berlin.
16 07 1945 5 h 29′
Explosion de la première bombe atomique (bombe A) dans le désert du Nouveau Mexique à Alamogordo – Ground Zéro -. L’énergie atomique marque le début d’une ère nouvelle […] elle pourra suppléer la puissance qui nous vient aujourd’hui du charbon, du pétrole et des chutes d’eau.
Harry S. Truman
Au sud du Nouveau-Mexique, non loin d’El Paso, s’étend un désert appelé Jornada del Muerto, le voyage du mort. Toute la journée, un soleil meurtrier accable les buissons épineux de prosopis et les yuccas aux feuilles lancéolées. Les seuls habitants sont des scorpions, des serpents à sonnettes, des fourmis rouges et des tarentules. C’est là que les hommes du projet Manhattan testaient l’arme la plus effroyable jamais conçue par l’humanité.
[…] Le compte à rebours commença à cinq heures neuf du matin, le lundi 16 juillet. Le jour se levait, barrant le ciel de traînées d’or à l’est.
L’essai portait le nom de code Trinity. Quand Greg avait demandé pourquoi, le responsable de l’équipe de chercheurs, J. Robert Oppenheimer, un Juif de New York aux oreilles pointues, avait cité un poème de John Donne : Bats, mon cœur, Dieu de Trinité.
Oppie était l’homme le plus intelligent que Greg ait jamais rencontré, le physicien le plus brillant de sa génération. Il parlait six langues, il avait lu Le Capital de Karl Marx dans sa version originale allemande, et pour se divertir, il apprenait entre autres le sanscrit. [1]
[…] Greg l’aimait et l’admirait. La plupart des physiciens étaient des asociaux binoclards, mais Oppie, comme Greg, d’ailleurs, faisait exception à la règle : grand, beau, charmant, un véritable bourreau des cœurs.
Il avait ordonné au Corps des ingénieurs de l’armée de construire au milieu du désert, sur des fondations de béton une tour en poutrelles d’acier de trente mètres de haut qui soutenait une plateforme de chêne. La bombe avait été treuillé au sommet le samedi.
Les chercheurs n’utilisaient jamais le terme bombe, ils parlaient du gadget. Son cœur était formé par une boule de plutonium, un métal qui n’existait pas à l’état naturel mais était un sous-produit créé dans les piles nucléaires. La boule pesait dix livres et contenait tout le plutonium du monde. Quelqu’un avait estimé son prix à un milliard $.
Trente-deux détonateurs placés à la surface de celle-ci devaient se déclencher simultanément, créant une pression interne si puissante qu’elle accroissait la densité du plutonium jusqu’à ce qu’il atteigne la masse critique.
Ensuite, personne ne savait ce qui se passerait.
Les chercheurs avaient ouvert les paris, à un dollar la mise, sur la force de l’explosion mesurée en tonnes d’équivalent de TNT. Edward Teller avait misé sur quarante-cinq mille tonnes, Oppie sur trois cents. La prévision officielle était de vingt mille tonnes. La veille au soir, Enrico Fermi avait proposé un autre pari : l’explosion allait-elle, oui ou non, rayer de la carte tout l’État du Nouveau-Mexique ? Le général Groves n’avait pas trouvé ça drôle.
Les physiciens avaient eu un débat extrêmement sérieux sur les conséquences de l’explosion : et si elle enflammait toute l’atmosphère de la Terre et détruisait la planète ? Ils étaient arrivés à la conclusion que cela n’arriverait pas. S’ils se trompaient, Greg ne pouvait qu’espérer que ce serait rapide.
L’essai avait été prévu au départ pour le 4 juillet. Mais chaque fois qu’ils avaient testé un composant, l’expérience avait été un échec, et le grand jour avait été retardé plusieurs fois. À Los Alamos, le samedi, une maquette absolument identique au véritable spécimen avait refusé de se déclencher. Ce qui avait relancé les paris : Norman Ramsey avait pronostiqué zéro, convaincu que la bombe ferait un flop.
Ce jour-là, l’explosion avait été programmée pour deux heures du matin, mais à l’heure prévue, un orage avait éclaté, en plein désert ! La pluie aurait précipité les retombées radioactives sur la tête des observateurs. Aussi la mise à feu avait-elle été retardée.
L’orage s’était calmé à l’aube.
Greg était au niveau d’un bunker appelé le S-10000, qui abritait le centre de commandement. Comme la plupart des membres de l’équipe scientifique, il était sorti pour mieux voir. Il était partagé entre l’espoir et la peur. Si la bombe faisait long feu, les efforts de centaines de personnes – sans parler de près de deux milliards $ – auraient été investis en pure perte. Si elle explosait, ils seraient peut-être tous morts quelques minutes plus tard.
À côté de lui se tenait Wilhelm Frunze, un jeune physicien allemand dont il avait fait la connaissance à Chicago.
Que se serait-il passé, Will, si la foudre était tombée sur la bombe ?
Frunze haussa les épaules. Personne n’en sait rien. Une fusée éclairante verte fila dans le ciel, faisant sursauter Greg.
Mise à feu dans cinq minutes, annonça Frunze.
Les services de sécurité n’avaient pas été très méthodiques. Santa Fe, la ville la plus proche de Los Alamos, grouillait d’agents du FBI trop bien habillés. Nonchalamment adossés aux murs avec leurs vestes de tweed et leurs cravates, ils tranchaient sur la population locale en blue jeans et en bottes de cow-boy.
Le FBI avait aussi mis sur écoute, en toute illégalité, les lignes téléphoniques de centaines de personnes mêlées au projet Manhattan. Greg n’en revenait pas. Comment l’institution, responsable au premier chef de l’application de la loi, pouvait-il commettre systématiquement des actes délictueux ?
Les services de sécurité de l’armée et du FBI avaient tout de même identifié quelques espions, comme Barney McHugh, et les avaient exclus en douceur du projet. Mais les avaient-ils tous débusqués ? Greg n’en savait rien. Groves avait été obligé de prendre des risques. S’il avait viré tous ceux dont le FBI lui demandait de se débarrasser, il ne serait plus resté assez de chercheurs pour fabriquer la bombe.
Malheureusement, la plupart des scientifiques étaient des radicaux, des socialistes et des libéraux. On aurait eu du mal à trouver un conservateur parmi eux. Ils étaient convaincus que les découvertes scientifiques devaient être partagées avec toute l’humanité, et que le savoir ne devait jamais être tenu secret, au profit d’un régime ou d’un pays unique. C’est ainsi que, pendant que le gouvernement américain conservait un silence absolu sur ce projet colossal, les chercheurs organisaient des groupes de discussion sur le partage de la technologie nucléaire avec toutes les nations du monde. Oppie lui-même était suspect. La seule raison pour laquelle il n’était pas affilié au parti communiste était qu’il n’avait jamais été membre d’aucun cercle, d’aucune association.
Pour le moment, Oppie était allongé par terre à côté de son jeune frère, Frank, qui était lui aussi un physicien exceptionnel, également communiste. À l’image de Greg et de Frunze, ils tenaient tous les deux des boucliers de soudeur à travers lesquels ils observeraient l’explosion. Certains chercheurs portaient des lunettes de soleil. Une autre fusée fut lancée. Une minute, annonça Frunze.
Greg entendit Oppie dire : Bon sang, ça met le cœur à rude épreuve, des machins pareils.
[…] Un carillon tinta, un bruit pour le moins insolite dans le désert.
Dix secondes.
[…] La bombe explosa à cinq heures vingt-neuf minutes et quarante-cinq secondes.
Il y eut d’abord un éclair effroyable, d’une luminosité incroyable, la lumière la plus intense que Greg aie jamais vue, plus vive que le soleil.
Et puis un dôme de feu maléfique sembla surgir du sol. Il s’éleva monstrueusement, à une vitesse terrifiante, atteignit le niveau des montagnes et continua à monter ; en comparaison, les sommets devinrent minuscules.
[…] Le dôme changea de forme et devint cubique. La lumière était encore plus vive qu’en plein midi, et les montagnes lointaines étaient si vivement illuminées que Greg en distinguait la moindre faille, le moindre plissement, la moindre roche.
Et puis la forme se modifia à nouveau. Une colonne apparut en dessous et sembla s’élever à plusieurs milliers de mètres dans le ciel, tel le poing de Dieu. Le nuage de feu bouillonnant qui surmontait la colonne se déploya en parapluie, jusqu’à ce que le tout ressemble à un champignon de plus de dix kilomètres de hauteur. Un champignon de nuages teinté de vert, d’orange et de violet démoniaques.
Greg fut heurté par une vague de chaleur comme si le Tout-Puissant avait ouvert un four géant. Au même moment, le bang de l’explosion atteignit ses oreilles, pareil à un coup de tonnerre infernal. Mais ce n’était qu’un début. Un bruit pareil au grondement d’un orage d’une puissance surnaturelle roula sur le désert, noyant tous les autres sons.
Le nuage incandescent commença à diminuer alors que le tonnerre rugissait encore et encore, se prolongeant insupportablement, au point que Greg se demanda si ce n’était pas le bruit de la fin du monde.
Et puis il finit par s’estomper, et le nuage en forme de champignon se dissipa peu à peu.
Greg entendit Frank Oppenheimer murmurer : Ça a marché.
Oui, ça a marché, renchérit Oppie. Les deux frères se serrèrent la main. Le monde est toujours là, pensa Greg.
Mais il a changé à jamais.
Ken Follet. L’Hiver du Monde Le siècle 2. Robert Laffont 2012
17 07 1945 au 2 08 1945
Staline, (venu en train blindé pour son premier déplacement à l’étranger), Truman et Churchill dessinent l’après-guerre à Potsdam, réglant les questions d’occupation militaire, désarmement, dénazification, jugement des criminels de guerre, préparation des traités. Ils se montrent favorables aux transferts de population de l’Est de l’Allemagne vers l’Ouest : ce sont entre 12.5 et 15 millions d’Allemands de Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie ou Yougoslavie, vivant là parfois depuis des siècles, qui sont ainsi partis sur les routes : 2 millions d’entre eux n’arriveront pas au bout du voyage, victimes du froid, de la fatigue, de la faim, des populations des régions traversées. L’Indochine française devait être occupée au nord du 16° parallèle par la Chine, au sud par l’Angleterre.
Le 26 juillet, ultimatum est adressé au Japon pour une capitulation sans conditions. En fait, les Américains avaient depuis longtemps percé le code japonais et ainsi avaient eu connaissance d’un message du gouvernement japonais à son ambassadeur à Moscou lui donnant mission d’entreprendre des démarches pour un armistice avec les alliés, et cela, pratiquement un an plus tôt. L’affaire aurait pu aboutir si les Américains avaient accepté le maintien de l’empereur… mais la puissance du lobby de la bombe en décida autrement.
Le Japon jeta dans les ultimes combats ses kamikaze : depuis leur entrée en guerre, ils auront été au nombre de 3 912, à accepter le sacrifice de leur vie ; ni fous, ni drogués, ils étaient de jeunes et brillants officiers de l’air, cultivés, tous à même de parler deux langues vivantes, souvent une langue morte. Ils partaient le cou dans un senninbari, une écharpe de soie brodée de 1 000 points, 1 000 japonaises ayant chacune fait un point.
20 07 1945
Paul Valéry meurt. Le général de Gaulle décide de l’honorer par des funérailles nationales ; sa dépouille ira reposer au cimetière de Sète, qui deviendra alors le cimetière marin.
Il faut choisir entre comprendre et réagir.
Dès lors, la vie du gardien en sera grandement perturbée : ce retraité avait accepté ce poste de tout repos, puisque les familles des défunts se débrouillaient très bien toutes seules pour accéder à la tombe des êtres chers. Et voilà que, assez rapidement débarquèrent des Américains du Nord, du Sud, des Russes, des Australiens, des Italiens, Espagnols, Portugais, Allemands et bien d’autres encore, autant de gens qu’il fallait mener jusqu’à la tombe du grand homme. Pour le gardien, une telle augmentation de sa charge de travail était insupportable. Il se mit à dresser son chien, joignant le geste à la parole, en lui répétant autant de fois que nécessaire : emmène ces messieurs dames sur la tombe de Monsieur Valéry. Le chien n’était pas sot, et le chemin de l’entrée du cimetière à la tombe de Paul Valéry devint son principal itinéraire ; ainsi le gardien put retrouver ses anciennes habitudes et sa tranquillité. Mais le chien garda jusqu’à la fin de sa mission une dent contre tous ces visiteurs dont aucun ne songea, ne serait-ce qu’une seule fois, à le gratifier d’un bon os : dans un cimetière, c’est tout de même un comble !
21 07 1945
Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste s’adresse aux mineurs à Waziers, près de Douai : Produire, faire du charbon, c’est la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français.
[…] Je dois vous dire, camarades, que je ne suis pas tout à fait convaincu des raisons qu’on donne pour justifier les absences au travail… On s’absente trop facilement pour un oui, pour un non, et pour un mineur qui a le goût de son métier, il sait très bien que tant d’absences, c’est une désorganisation complète du travail. On fait tort à ses camarades et pour quelles raisons ? Parfois pour une égratignure. Je dis que c’est un scandale… C’est fini avec de telles méthodes parce que ça c’est de l’anarchie, de l’encouragement à la paresse. Voici un autre cas : on m’a signalé l’autre jour que dans les puits de l’Escarpelle, une quinzaine de jeunes gens, des galibots, ont demandé de partir à six heures pour aller au bal. Je dis que c’est un scandale, inadmissible, impossible. Vous le savez bien, chers camarades, j’ai été jeune aussi. J’ai été aussi au bal et j’ai dansé, mais je n’ai pas manqué un seul poste à cause d’une fête ou d’un dimanche. Je dis aux jeunes : il faut avoir le goût de son ouvrage, parce qu’il faut trouver dans son travail la condition de sa propre élévation et de l’élévation générale : les paresseux ne seront jamais de bons communistes, de bons révolutionnaires, jamais, jamais. Les mineurs courageux, ceux qui ne craignent pas la peine, ceux qui connaissent leur métier, ceux qui ont toujours été les meilleurs de nos militants ouvriers, ont été les pionniers, les organisateurs de nos syndicats, les piliers de notre parti… Je le dis en toute responsabilité, il est impossible d’approuver la moindre grève.
Le message allait être entendu : De Gaulle comprit dès ce jour qu’il devait faire à Thorez une place dans son gouvernement, il y gagnerait la tranquillité et des centaines de milliers de tonnes de charbon.
Roger Pannequin, 1977
23 07 1945
C’est le premier jour du procès de Pétain. La première chambre de la cour d’appel compte beaucoup plus d’ennemis que d’amis : au Faites entrer l’accusé, on voit paraître Pétain en uniforme de maréchal, médaille militaire, ceinturon de soie, gants blancs. Il lève son képi, salue à la ronde et le public se lève, et les gardes républicains se mettent spontanément au garde à vous ! On attendait un vieillard usé jusqu’à la corde par les épreuves, on trouve un homme certes aux cheveux blancs, mais dont tout le reste est encore bien vert ! 89 ans, et il n’a pas besoin de lunettes ! Le prestige du vieux maréchal avait encore de beaux restes ! Il a trois avocats, dont un jeune, Me Isorni qui s’opposera farouchement à plaider la sénilité. Le premier témoin appelé à la barre sera Léon Blum. Le 10° jour, ce sera Pierre Laval dont le témoignage viendra presque en tous points contredire la déclaration préliminaire de Pétain.
Quelle que soit la sentence, celle-ci laissera dans son sillage cette écume fangeuse d’où naissent indéfiniment les controverses partisanes, les préjugés sourds et tenaces, et qui, un beau jour, entraînent une demande en révision du procès.
Albert Camus, en juillet 1945
Des demandes en révision, il y en aura 8, venant toutes de Me Isorni.
28 07 1945
Le lieutenant-colonel William Smith, 27 ans, aux commandes d’un bombardier B 25 de 10 tonnes, cherche à atterrir à La Guardia/New York. Mais le brouillard lui enlève toute visibilité. Il reçoit de ses supérieurs l’ordre de se poser plus loin à Newark. Pour y voir plus clair, il enfreint l’interdiction de survoler New York à moins de 700 mètres et … descendu à 300 mètres, il s’aperçoit qu’il n’y a plus qu’à faire du slalom entre les tours … il en évite une, le New York Central Building, une deuxième, la Tour Chrysler, il évite encore le Centre Rockfeller et la quatrième, – il est 9 h 48’- il ne l’évite pas : c’est l’Empire State Building : bilan : 14 morts et 26 blessés. Huit employés meurent instantanément. Un des moteurs de l’avion et une partie du train d’atterrissage traversent les murs et s’abattent sur un immeuble de l’autre côté de la 33° Rue, tandis que l’autre moteur se fraie un chemin jusqu’à la cage d’un ascenseur puis tombe sur la cabine située au 75° étage. Celle-ci entame une chute vertigineuse que les systèmes de sécurité ralentissent. Quand la cabine arrête sa course dans les sous-sols, les deux femmes à l’intérieur sont encore en vie. Mais l’une d’elles, grièvement blessée, décédera quelques jours plus tard à l’hôpital.
Durant les cinq à six secondes qui ont suivi l’explosion, j’ai titubé sur mes jambes et les trois quarts du bureau ont immédiatement été dévorés par les flammes. Un homme se tenait debout à l’intérieur des flammes. Je pouvais le voir, c’était mon collègue Joe Fountain. Son corps entier était en feu. Je n’ai cessé de l’appeler : Viens, Joe, viens. Il s’en est sorti.
Catherine O’Connor, présente à l’étage.
30 07 1945
Torpillé au large des Philippines par un sous-marin japonais L’USS Indianapolis coule en douze minutes, emportant avec lui 300 hommes. Les 900 autres dérivent en mer pendant quatre jours ; alors repérés par un avion, ils ne sont plus que 317 vivants : les autres ont été croqués par les requins, quand ils ne sont pas morts d’hypothermie ou de déshydratation. Il venait d’acheminer sur la base aérienne de Tinan deux des composants principaux des bombes atomiques qui allaient être lâchée sur Hiroshima une semaine plus tard, puis Nagasaki. Une expédition financée par Paul Allen, cofondateur de Microsoft, trouvera son épave en 2017 par 5 500 mètres de fond,
07 1945
Berlin au quotidien
4 08 1945
Le président des États-Unis, Harry Truman, annonce le bombardement d’Hiroshima : Nous remercions Dieu de nous avoir donné cette arme et nous prions pour qu’il nous guide dans son usage.
6 08 1945
Le bombardier B-29 Enola Gay, – le nom de jeune fille de la mère du pilote Paul Tibbets – largue de 9 500 m. d’altitude sur Hiroshima, 330 000 habitants, la première bombe atomique à l’uranium enrichi, Little Boy : 3,5 m de long, 0,75 m de ø, 4,5 tonne, dégageant une puissance de 20 kt. Le dispositif de mise à feu est une charge explosive. Elle explose à 500 m. au-dessus du sol.
Dans la nuit du 5 au 6 août, on me demanda de me rendre à Hasaka, un village de la montagne, à 5 kilomètres d’Hiroshima, pour y soigner une petite fille. Je pus l’examiner le 6 août au petit matin. Vers 8 heures, j’étais au chevet de l’enfant et m’apprêtais à lui faire une piqûre quand je vis un point noir dans le ciel. Un avion. Puis ce fût l’apocalypse. Aussitôt la chaleur devint intense. Un souffle extraordinaire me projeta à terre sur une dizaine de mètres. Je vis se former dans le ciel un grand cercle de feu, un nuage rouge, puis un champignon. Au village tout avait été détruit. Malgré des contusions, j’étais vivant. La fillette aussi. Je vis Hiroshima disparaître sous une mer de feu. Après l’explosion, j’ai repris le chemin de la ville et croisé les premières victimes. Ce n’était plus des êtres humains, mais des monstres carbonisés. Leur peau était en lambeaux. Pour gagner l’hôpital, j’ai marché dans la rivière. Des irradiés sautaient dans l’eau. D’autres, souffrant terriblement, tentaient de venir à moi. La ville brûlait, étrangement silencieuse. Il ne restait plus rien de l’hôpital. Six cents personnes s’y trouvaient, personnel et malades. Seuls trois avaient survécu.
Shuntaro Hida, médecin. Il avait alors 28 ans.
Lors de conférences ultérieures, le Docteur Hida décrira la maladie que les Japonais nommeront dans un premier temps maladie de la bombe, puis Bura Bura – qui crée une fatigue telle qu’elle empêche d’avoir quelqu’activité que ce soit – : chute de cheveux par poignées, amaigrissement rapide, muqueuses buccales noircies, apparition de tâches violettes sur la peau, température élevée : quand et là où il pleuvait, les particules radioactives irradiaient la pluie et les hibakushas – les survivants – s’en mettaient à l’abri, mais les particules qui restaient en suspension dans l’air sec ne se voyaient pas, et il suffisait de respirer pour en emplir les poumons…
Tsutomu Yagamuchi, jeune ingénieur de chantier naval, 29 ans, est venu en déplacement professionnel de Nagasaki. Fortement choqué, il va sortir à peu près physiquement indemne du bombardement. Il repart sur Nagasaki où il subira la deuxième bombe, le 9 août. Il attendra 2005 pour commencer à en parler, à 89 ans. Il mourra le 4 janvier 2010, à 94 ans.
J’ai vu les os de mes doigts comme sur une radio.
Takashi Tanemori, hibakusha.
Tout ce qui pouvait brûler brûla. Les immeubles, les maisons, mais aussi les sourcils, la peau des visages et des mains. Beaucoup de ceux qui n’étaient pas morts sur le coup s’assirent à même le sol, vomissant en attendant la mort au milieu d’un champ de ruines. Au total, quelques 70 000 personnes périrent les premiers jours et 70 000 autres dans les mois suivants, victimes de la Black Rain – la pluie radioactive -.
Anne-Laure Barret. Journal du Dimanche 31 juillet 2005
Il y a vingt ans, Hiroshima
J’ai vu… Je l’ai vue de mes yeux, la ville atomisée. C’était trois mois environ après le jour fatal. Hiroshima, ou ce qui avait été Hiroshima, n’est plus qu’un désert dans le silence sous le ciel d’automne. Je suis le premier Français, avec James de Coquet, du Figaro, à visiter ce lieu de catastrophe. C’est tout simplement le vide. Il n’y a plus rien. Il n’y a plus un vivant. Il n’y a personne pour nous guider. Cette ville aux maisons de bois a en quelque sorte disparu sans laisser de traces. Nous errons dans les ruines, mais, que dis-je, il n’y a même pas de ruines, seulement une couche de débris et de cendres d’où sortent ici et là des ferrailles tordues, arrachées, ou qui paraissent encore en fusion. Si, tout de même, ici et là surgit le fantôme d’un bâtiment en béton armé dont les murs, faits pour résister aux tremblements de terre, ont tenu. Partout ailleurs, le regard ne rencontre plus rien, jusqu’aux collines bleues encerclant cette plaine roussie. Là bas seulement, il est possible de trouver des vivants et d’entendre leurs récits…
Il y eut une fulguration puis, autour d’une boule de feu centrale, un cercle incandescent. Ses franges de flammes, en un ouragan qui s’élargissait avec une vitesse prodigieuse, enveloppèrent bientôt la ville entière. Un moment, il y eut comme un énorme abat-jour écarlate, au diamètre de quatre kilomètres, posé sur Hiroshima. Puis une colonne de fumée sombre fusa vers le ciel au centre de la cité, jusqu’à une altitude de plusieurs milliers de mètres. La boule de feu a été remplacée par un énorme nuage blanc, soudé à la colonne tourbillonnante de fumée noire, qui peu à peu devenait de toutes les couleurs, tandis que la masse du nuage supérieur continuait à se gonfler en prenant la forme d’un champignon. C’est un rapport japonais, écrit à Hiroshima peu après la catastrophe, qui donne cette description, une des premières qui aient parlé du champignon atomique désormais célèbre.
Le 6 août 1945, à Hiroshima. Il est un peu plus de huit heures un quart. Matinale comme l’est une ville japonaise, Hiroshima est déjà au travail, ou s’y met. La force d’où le soleil tire sa puissance a été lâchée contre ceux qui ont apporté la guerre à l’Extrême-Orient, dira à la radio américaine, seize heures plus tard, le président Truman en révélant au monde stupéfait que les Américains ont réussi à maîtriser l’énergie de l’atome et lancé la première bombe atomique sur le Japon. Et c’est au soleil en effet que beaucoup de rescapés d’Hiroshima comparent, dans leurs récits d’épouvante, l’éclair fulgurant qui les a frappés. J’ai vu mille soleils, dit un témoin. Un autre : Un million d’ampoules électriques s’allumant soudain dans le ciel. D’autres encore : Le ciel entier en flammes… Un feu éblouissant tombant sur moi… Les rapports aussi parlent de soleil artificiel… Une seconde après l’explosion, la boule de feu avait grossi, disent-ils, jusqu’à un diamètre de 140 mètres, et ce soleil en réduction était plus chaud que le soleil véritable. À 600 mètres du point zéro la température ambiante monta à 2 000 degrés.
Vague de feu, onde de choc et fulguration radioactive : en un éclair ces trois phénomènes se combinent pour anéantir ce qui était, un instant avant, une ville de 340 000 habitants. Hiroshima, préfecture provinciale, était un port de commerce et une ville de garnison sur les bords ensoleillés de la mer intérieure, dans la moitié sud du Japon. L’importance militaire d’Hiroshima était incontestable : c’était le quartier général de tout le Japon du Sud, donc de l’armée japonaise qui allait éventuellement recevoir le choc d’un débarquement des troupes de Mac Arthur.
Quels ont été les effets de l’explosion ? Pendant quarante-huit heures, les Américains n’auront aucune réponse précise à cette question. Leurs avions de reconnaissance ne peuvent prendre aucune photo. Un voile noir couvre obstinément Hiroshima, fait à la fois du nuage de la bombe et des fumées d’un immense incendie. Quand, enfin, il se dissipe, le 8 août, il apparaît aux observateurs aériens que toute la partie centrale de la ville, sur plus de 6 kilomètres carrés, a été littéralement oblitérée, le reste ayant subi d’épouvantables dégâts.
Et les habitants ? Radio-Tokyo répond à leur sujet, dans ses émissions vers l’étranger (vers l’intérieur, c’est le silence) : Pratiquement tout ce qui vivait a péri calciné. Et le speaker annonce une protestation solennelle du Japon pour violation des lois de la guerre – protestation qui n’aura d’ailleurs jamais lieu.
En fait, le cercle de la mort totale a été, autour du point zéro, large d’un kilomètre environ. Quiconque était dehors a péri immédiatement. On montre encore, fin 1945, sur les marches d’une banque disparue, la silhouette d’un homme gravée sur le granit, ombre d’un passant volatilisé. Plus infernal peut-être a été le cercle suivant, entre un et deux kilomètres du point zéro. Ici, la mort a frappé 35 % environ des habitants, mais à retardement, et avec des cruautés atroces. Le spectacle que les rescapés décrivent avec le plus d’épouvante est celui de tout un peuple dont les corps sont, comme dit un témoin, pelés de leur peau comme des pommes de terre. Ces malheureux, écorchés vifs par la fulguration de la bombe, ont survécu encore plusieurs jours avant de mourir.
Le docteur Hashiya, dans son Journal d’Hiroshima, a brossé un tableau hallucinant de l’enfer après la bombe. Quelque chose d’inexplicable a dépouillé ces ombres humaines de leurs vêtements. Et ces êtres nus, paraissant en proie à une douleur indicible, avancent avec les bras en croix, écartés du corps, et les mains ballantes. L’auteur comprend soudain que ce sont des gens qui, atrocement brûlés, veulent éviter la friction douloureuse de leurs membres contre leurs flancs, dont la chair est à vif. Quelque temps après, la ville entière a pris feu, enfer sifflant et craquant. Pendant plusieurs jours, aucun secours ne parviendra à Hiroshima, enfermée dans ses débris comme par une barrière impénétrable. Des milliers d’habitants meurent dans l’incendie, d’autres, par milliers encore, agonisent lentement dans les endroits épargnés où ils ont pu se traîner. La ville entière sent la sardine grillée.
Et bientôt apparaîtra parmi les survivants une autre sorte de malheur encore, ce qu’ils appellent la maladie atomique. En vain les Américains protesteront-ils, en scientifiques, qu’il n’y a pas de maladie atomique. Sans doute, mais il semble y avoir toutes sortes d’affections encore mal connues et pleines de surprises qui atteignent les organes contaminés par les radiations atomiques et qui attendent parfois des années avant de se révéler fatales.
Vingt ans après, la bombe continue à tuer : 246 atomisés sont dans leurs lits à l’hôpital atomique de Nagasaki, que j’ai visité en 1962. À la consultation il s’en présente chaque jour 600. Les chiffres sont encore plus élevés à Hiroshima. Je demande au médecin-chef, le professeur Yokota : De quand date votre dernier mort atomique ? Il me regarde un instant en silence puis dit : Mais c’était hier ! Il a enregistré à l’hôpital, de 1958 à 1961, 125 morts des suites de la bombe, me dit-il. Il me cite un cas typique, celui d’un homme qui, exposé à la bombe à deux kilomètres du point de chute, était tombé malade treize ans plus tard. Il est mort au bout de six mois. Quand je l’ai autopsié, tous ses organes étaient atteints.
Les spécialistes américains ont reconnu, d’après leurs études sur les rescapés de Hiroshima et de Nagasaki, que, parmi les effets de la bombe, on compte un accroissement allant jusqu’à 50 % des cas de leucémie, un net accroissement des cancers du poumon, de l’estomac, du sein, un accroissement analogue des cataractes, des cas de microcéphalie et de retards mentaux chez les enfants exposés à la bombe avant leur naissance.
Combien de victimes a fait la bombe de Hiroshima ? Les publications officielles, en particulier les publications américaines, retiennent généralement un total, en chiffres ronds, de 70 000 morts et un nombre à peu près égal de blessés. Les Japonais affirment que ces chiffres sont volontairement inférieurs à la réalité. Ils sont en tout cas absurdes, disent-ils : les blessés du 6 août 1945 étaient en grand nombre des morts huit ou dix jours après. De plus, il faut tenir compte du fait que des familles entières ont péri sans survivants ; que l’armée japonaise a veillé, pour le secret du temps de guerre, à ce que les militaires ne soient pas inclus dans le total ; que la population diurne de Hiroshima se grossissait alors d’équipes de travailleurs venus des banlieues et chargés de travaux de défense contre les incendies. La garnison comptait en fait 90 000 hommes, dont un tiers environ auraient péri.
En tenant compte enfin des victimes décédées dans les quelques semaines après la bombe du 6 août, les Japonais estiment que le chiffre des morts de Hiroshima doit être au minimum de 150 000, et qu’il est probablement aux alentours de 200 000. À Nagasaki, aux chiffres officiels de 38 000 morts et 21 000 blessés, les Japonais opposent des chiffres sensiblement plus élevés, allant jusqu’à 120 000 morts et 80 000 blessés – ce qui est probablement exagéré en sens inverse…
À Tokyo, après avoir reçu des nouvelles confuses sur le raid de Hiroshima dans la soirée du 6 août, il faut attendre le matin du 7 pour que le gouvernement reçoive un premier télégramme qui dit : Ville entière de Hiroshima complètement détruite instantanément par une bombe unique. La réaction des militaires sera de cacher la vérité au peuple et d’imposer une censure draconienne. Dès le 8 il faut renoncer à la censure, et l’armée publie un communiqué nègre-blanc disant que Hiroshima, survolée par l’ennemi qui utilisait une nouvelle espèce de bombe, a subi des dommages considérables. Du coup, les Japonais recourent aux émissions américaines pour s’informer et des rumeurs effrayantes commencent à circuler : Tokyo va être la prochaine cible ; le gouvernement et l’empereur vont être détruits d’un seul éclair avec les habitants de la capitale.
Dans cette confusion, une controverse passionnée, qui couvait depuis plusieurs mois déjà, éclate dans les milieux dirigeants. Avec l’apparition de la bombe, les partisans de la paix, qui jusqu’alors se cachaient plus ou moins, lèvent enfin la tête et osent ouvertement inviter le Japon, épuisé et déjà battu, à cesser la lutte. Pendant une semaine, la bataille entre les partisans de la capitulation et ceux du suicide national va faire rage. C’est d’extrême justesse, et par un courage qui rachetait ses erreurs passées, que l’empereur Hiro-hito, prenant la tête du parti de la paix, réussit enfin à imposer sa volonté et la capitulation du 15 août.
Robert Guillain. Le Monde du vendredi 6 août 1965
Parmi les premiers occidentaux présents, Pedro Arrupe S.J., [qui deviendra supérieur général en 1965] alors maître des novices des Jésuites à Yamatsuka, à cinq kilomètres d’Hiroshima. Il montera sur la colline qui sépare les deux villes pour découvrir l’horreur. Il transforme le noviciat en hôpital de secours qui pourra accueillir plus de deux cents patients pendant plusieurs mois. Nommé au Japon, en 1938, il avait fait 3 ans de prison de 1941 à 1944 pour apprendre à la sortie qu’il était accusé d’espionnage. En vingt ans, il donnera plus de mille conférences sur Hiroshima.
La ville brûlait comme une nouvelle Pompéi.
[…] Les flammes sautaient de maison en maison, dressant un mur infranchissable d’immenses langues rougeâtres. Une fumée noire, dense et aveuglante ; enveloppait complètement les rues et sortait des édifices dont le bois était la proie des flammes. […] Il n’y avait pas de temps à perdre. Nous ne pouvions faire que deux choses prier intensément et travailler sans relâche. Avant de prendre une décision concrète, je me rendis à la chapelle, dont un mur avait été pulvérisé, pour demander au Seigneur de nous éclairer dans les affreuses ténèbres où nous nous trouvions soudainement plongés. Partout régnait la mort, la destruction. Nous étions anéantis par notre propre impuissance. Mais Lui là-bas, au tabernacle, connaissait tout, voyait tout, et n’attendait que notre invitation pour participer avec nous à l’œuvre de reconstruction qui allait suivre.
Que Dieu semble proche dans le fracas de la tempête ! Et combien davantage l’éprouve-t-on encore quand on vit parmi des millions d’infidèles qui jamais ne l’invoquent, parce qu’ils ne le connaissent pas ! Tout le poids moral de la prière nous incombait, petite poignée de jésuites qui, dans cette maison de Nagatsuka, connaissions Celui qui peut apaiser les vagues déchaînées de la mer … et les flammes d’un incendie.
Lorsque je quittai la chapelle, ma résolution était prise. Notre maison devait se transformer en hôpital improvisé. Tous adhérèrent à cette idée avec ardeur, et dans un enthousiasme né du chagrin provoqué par la vue de tant de souffrances, se déclarèrent prêts à y collaborer […] Avant même le retour de ceux qui étaient partis à la recherche de vivres, se pressait chez nous une grande foule, aux corps défigurés et mutilés.
[…] Quand je célébrai la messe pour la première fois depuis l’explosion dans la chapelle transformée en salle d’hôpital, je ne pouvais plus bouger, et je restai comme paralysé, les bras ouverts, contemplant cette tragédie humaine : la science humaine, le progrès technique employés pour détruire le genre humain. Ils me regardaient tous, les yeux pleins d’angoisse, de désespoir, comme s’ils attendaient quelque consolation qui vienne de l’autel.
Pedro Arrupe, S.J. L’espérance ne trompe pas
Je fus d’emblée bouleversée par Hiroshima, cette ville à l’atmosphère déchirante de bonheur courageux.
Le musée de la bombe me stupéfia. On a beau le savoir, les détails de l’affaire dépassent l’imagination. Les choses y sont présentées avec une efficacité qui confine à la poésie : on parle de ce train qui, le 6 août 1945, longeait la côte en direction d’Hiroshima, y conduisant, entre autres, des travailleurs du matin. Les voyageurs regardaient mollement la ville par les fenêtres des wagons. Ensuite, le train entra dans un tunnel et, quand il en sortit, les travailleurs virent qu’il n’y avait plus d’Hiroshima.
En me promenant dans les rues de cette ville de province, je pensais que la dignité japonaise trouvait ici son illustration la plus frappante. Rien, absolument rien, ne suggérait une ville martyre. Il me sembla que, dans n’importe quel autre pays, une monstruosité de cette ampleur eût été exploitée jusqu’à la lie. Le capital de victimisation, trésor national de tant de peuples, n’existait pas à Hiroshima.
Amélie Nothomb. Ni d’Ève ni d’Adam. Albin Michel 2007
Dans le choix des villes cibles, Kyoto, l’ancienne capitale, figurait au départ parmi les deux premières : Henry Levis Stimson, secrétaire d’état à la guerre, entouré de nombreux conseillers dont l’orientaliste français Serge Elisseef, s’y opposa et finit par faire accepter la décision de rayer Kyoto de cette liste.
8 08 1945
L’URSS déclare la guerre au Japon, exactement trois mois après l’armistice sur le front occidental : l’affaire avait été entendue entre Roosevelt et Staline. 1 500 000 hommes, 5 500 chars et 5 000 avions envahissent la Mandchourie. Les unités de guerre bactériologique 731 et 100 basés en Mandchourie sont aussitôt rasées, leur personnel évacué en Corée.
Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles.
[…] Si les Japonais capitulent après la destruction d’Hiroshima et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
Albert Camus. Éditorial de Combat du 8 août 1945
La sacro-sainte division entre scientifiques et littéraires est telle que tous ceux qui occupent l’espace public, historiens, politiques, médias, ne savent pas ce qu’est la physique, ne comprennent pas la bombe. Ceux qui parlent ne comprennent pas et ceux qui comprennent ne parlent pas. Le jour où les historiens cesseront d’ignorer la science, Hiroshima et Nagasaki trouveront leur vraie place dans les manuels historiques.
Michel Serres. Journal du Dimanche du 31 juillet 2005
9 08 1945
Deuxième bombe atomique, Fat Man, au plutonium 239, qui recourt à la technique de l’implosion, en fait destinée à la ville de Kokura, – aujourd’hui Kykuchi -, sur l’île Kyushu ; des formations nuageuses en masquent la vue et le bombardier B29 Bock’s car change de cible en partant vers Nagasaki, sur la côte est de la même île ; la ville compte 260 000 habitants. Le commandement américain apprend que s’y trouvent une centaine de prisonniers américains mais ne change rien au plan de vol modifié. Le site accidenté de Nagasaki limite l’effet meurtrier du souffle : la bombe tue 35 000 personnes, en blesse 60 000.
La Conférence de Yalta a eu lieu, Roosevelt a été remplacé par Truman, qui se rend mieux compte des volontés expansionnistes de Staline ; il est probable que cette 2° bombe fut destinée à accélérer le plus possible la capitulation japonaise, pour enrayer l’avance soviétique qui n’allait pas manquer de se faire. Par ailleurs, les Japonais n’avaient qu’une connaissance incertaine du degré d’avancement des Américains en la matière et pensaient après Hiroshima que cette bombe était un exemplaire unique, d’où leur refus de capituler : avec une autre sur Nagasaki, cet supposition volait en éclat.
11 08 1945
De Gaulle est à Béthune pour encourager les mineurs à sortir le charbon dont le pays a tant besoin : La France blessée, écrasée, humiliée, a repris sa marche en avant. […] Nous remettrons à plus tard le compte de nos griefs, de nos déboires et de nos chagrins. Il s’agit de vivre, c’est-à-dire d’avancer.
[…] D’abord, il faut travailler…. Les choses ne s’amélioreront que si tout le monde s’y met… Agriculteurs, ouvriers, artisans, patrons, fonctionnaires… Enfin, nous devons nous unir. Assurément nous, Français, sommes divers à tous égards. Nous le sommes par nos idées, nos professions, nos régions. Nous le sommes par notre nature, qui nous a faits essentiellement critiques et individualistes. Nous le sommes aussi, hélas, en conséquence des malheurs que nous venons de traverser et qui nous ont blessés et opposés les uns aux autres.
[Son discours est dans la rubrique Discours]
En juillet 1946, la production de charbon retrouvera son niveau d’avant-guerre un an plus tard ; les Houillères auront été nationalisées en mai 1946. L’amélioration du rendement sera alors le thème de propagande principal : En France l’effort magnifique des mineurs a permis à la production nationale d’atteindre les chiffres dont le pays est fier, puisqu’il est le premier qui a rejoint son niveau d’extraction de la houille d’avant-guerre et l’a même dépassé. Mais la production quotidienne du mineur au fond des mines du Nord n’est que de 900 kg en moyenne, alors qu’elle atteignait 1 220 kg en 1938
Nord industriel et charbonnier janvier 1947
Dans les jours précédents un tract anonyme avait circulé à Cracovie : Vous les Juifs, nos ennemis depuis les temps immémoriaux, vous avez tué des enfants polonais dans la synagogue de la rue Miodowa. Combien d’enfants sont-ils morts ainsi? Nous ne le savons pas […] Pour nous, Polonais, l’Allemand est notre ennemi, comme l’est le Bolchevik; le troisième est le Juif. […] Il n’y a plus de place en Pologne pour l’Allemand, le Bolchevik et le Juif. La Pologne aux Polonais !
Le 11 août 1945, jour de Shabbat, une rumeur enfle : un enfant chrétien a été victime d’un meurtre rituel perpétré par des Juifs dans la synagogue. Une foule de Polonais y pénètre, parmi eux des policiers. Ils battent et chassent les fidèles et mettent le feu à l’édifice. Des maisons, des magasins sont pillés. Des femmes et des enfants sont assassinés.
Tarnów, Rzeszów, Częstochowa, Parczew, Czorsztyn, Radom, Ostrowiec Świętokrzyski, Łódź, Włodawa, Rzeszów, Chełm… Les émeutes antijuives se succèdent dans les villes et villages. Les données du ministère de l’Administration publique font état, entre septembre1944 et septembre1946, de 130 incidents répertoriés dans 102 localités, pour un total de 327 victimes. Mais toutes les victimes n’ont pas été recensées.
On entendra à Lublin, au cours d’une manifestation rassemblant 1 500 cheminots des slogans : À bas les Juifs. Honte à ceux qui ont pris la défense des juifs.
14 08 1945
Pétain est condamné à mort par 14 voix contre 13 ; son âge amènera de Gaulle à transformer cette peine en détention à perpétuité : il est d’abord interné à Portalet, dans les Pyrénées, puis à partir du 16 novembre 1945, à l’île d’Yeu où sa femme aura un droit de visite d’une heure par jour.
Capitulation japonaise. L’île de Formose redevient chinoise. Bao Daî annonce l’annexion de la Cochinchine, colonie française, à son royaume, réunifiant ainsi le Viêt Nam.
15 08 1945
Hiro Hito, l’empereur du Japon, annonce à son peuple la capitulation.
C’est la première fois que les japonais entendent la voix de leur empereur. Le discours a été enregistré le 14 août sur un disque, qui sera radiodiffusé le 15 août à midi. L’Empereur, s’exprimant dans un japonais archaïque, utilisé uniquement dans l’ancienne cour impériale, était incompréhensible pour la plupart des auditeurs qui, de ce fait n’ont pas compris le sens des paroles de leur Empereur ; la qualité de l’enregistrement audio n’était pas bonne ; l’Empereur ne faisait pas directement référence à la capitulation, à la défaite mais plutôt à l’acceptation des termes de la conférence de Potsdam : les auditeurs étaient désorientés. On y avait pensé : un commentateur japonais expliqua clairement le sens du message aux auditeurs : le Japon avait perdu la guerre et elle était enfin terminée. Les japonais se sont alors retirés pendant plusieurs heures chez eux pour comprendre et accepter.
À Nos bons et loyaux sujets,
Après avoir mûrement réfléchi aux tendances générales prévalant dans le monde et aux conditions existant aujourd’hui dans Notre Empire, Nous avons décidé de régler la situation actuelle par mesure d’exception.
Nous avons ordonné à Notre Gouvernement de faire savoir aux Gouvernements des États-Unis, de Grande-Bretagne, de Chine et d’Union soviétique que Notre Empire accepte les termes de leur Déclaration commune.
Nous efforcer d’établir la prospérité et le bonheur de toutes les nations, ainsi que la sécurité et le bien-être de Nos sujets, telle est l’obligation solennelle qui Nous a été transmise par Nos Ancêtres Impériaux et que Nous portons dans Notre Cœur. C’est d’ailleurs en raison de Notre sincère désir d’assurer la sauvegarde du Japon et la stabilisation du Sud-Est asiatique que Nous avons déclaré la guerre à l’Amérique et à la Grande-Bretagne, car la pensée d’empiéter sur la souveraineté d’autres nations ou de chercher à agrandir notre territoire était bien loin de Nous. Mais voici désormais près de quatre années que la guerre se prolonge. Bien que tout le monde ait fait de son mieux – en dépit des vaillants combats livrés par Nos forces militaires et navales, de la diligence et de l’assiduité de Nos serviteurs et dévouement de Nos cent millions de sujets – la guerre a évolué, mais pas nécessairement à l’avantage du Japon, tandis que les tendances générales prévalant dans le monde se sont toutes retournées contre ses intérêts. En outre, l’ennemi a mis en œuvre une bombe nouvelle d’une extrême cruauté, dont la capacité de destruction est incalculable et décime bien des vies innocentes. Si Nous continuions à nous battre, cela entrainerait non seulement l’effondrement et l’anéantissement de la nation japonaise, mais encore l’extinction totale de la civilisation humaine. Cela étant, comment pouvons-Nous sauver les multitudes de Nos sujets ? Comment expier Nous-même devant les esprits de Nos Ancêtres Impériaux ? C’est la raison pour laquelle Nous avons ordonné d’accepter les termes de la Déclaration commune des Puissances.
Nous ne pouvons qu’exprimer le sentiment de notre plus profond regret à Nos Alliés du Sud-Est asiatique qui ont sans faillir coopéré avec Notre Empire pour obtenir l’émancipation des contrées asiatiques. La pensée des officiers et des soldats, ainsi que tous les autres, tombés au champ d’honneur, de ceux qui sont morts à leur poste, de ceux qui ont trépassé avant l’heure et de toutes leurs familles endeuillées Nous serre le cœur nuit et jour. Le bien-être des blessés et des victimes de la guerre, et de tous ceux qui ont perdu leur foyer et leurs moyens d’existence, est l’objet de Notre plus vive sollicitude. Les maux et les souffrances auxquels Notre nation sera soumise à l’avenir vont certainement être immenses. Nous sommes pleinement conscient des sentiments les plus intimes de vous tous, Nos sujets.
Cependant, c’est en conformité avec les décrets du temps et du sort que Nous avons résolu d’ouvrir la voie à une ère de paix grandiose pour toutes les générations à venir en endurant ce qu’on ne saurait endurer et en supportant l’insupportable. Ayant pu sauvegarder et maintenir la structure de l’État impérial, Nous sommes toujours avec vous, Nos bons et loyaux sujets, Nous fiant à votre sincérité et à votre intégrité. Gardez-vous très rigoureusement de tout éclat d’émotion susceptible d’engendrer d’inutiles complications ; de toute querelle et lutte fratricides qui pourraient créer des désordres, vous entraîner hors du droit chemin et vous faire perdre la confiance du monde. Que la nation entière se perpétue comme une seule famille, de génération en génération, toujours ferme dans sa foi en l’impérissabilité de son sol divin, gardant toujours présents à l’esprit le lourd fardeau de ses responsabilités et la pensée du long chemin qu’il lui reste à parcourir. Utilisez vos forces pour les consacrer à bâtir l’avenir. Cultivez les chemins de la droiture ; nourrissez la noblesse d’esprit ; et travaillez avec résolution, de façon à pouvoir rehausser la gloire inhérente de l’État impérial et vous maintenir à la pointe du progrès dans le monde.
Chian Kai Shek rend publique la signature du traité sino-soviétique, signé cinq jours plus tôt à Moscou qui rend le gouvernement chinois entièrement sous la coupe de Staline ; Chiang invite Mao Zedong à venir négocier à Chongqing. Hurley, l’ambassadeur américain met un avion à disposition de Mao pour s’y rendre. Les négociations commenceront le 28 août, devant initialement durer jusqu’au 10 octobre, jour de la fête nationale de la République. En même temps, sur les sites d’affrontements possibles, le départ précipité des Japonais, va donner lieu à une rude foire d’empoigne pour savoir qui s’emparera des armes et des munitions qu’ils laissent sur place. Pour finir, ce sont les Russes qui s’en empareront pour les redonner évidemment aux communistes de Mao, et les armes fournies par les Américains aux nationalistes, surplus de la guerre du Pacifique, se révéleront trop souvent en panne, ou ayant pour le moins besoin d’une sérieuse révision : l’avantage tournait nettement en faveur des communistes.
16 08 1945
Nommé commandant supérieur des troupes d’Extrême Orient, Leclerc va quitter Paris le surlendemain pour arriver à Saigon le 5 octobre. Il va donc être sous les ordres de l’amiral Thierry d’Argenlieu, qui avait été sous les siens à Douala ! Ainsi l’a voulu de Gaulle. Il fera de nombreux voyages entre l’Indochine et Kandy, à Ceylan, pour y rencontrer lord Mountbatten qui apportera un très appréciable soutien à la France, trop heureux de la voir prendre le relais pour occuper le sud-Vietnam.
17 08 1945
Soekarno et Hatta proclament la République indonésienne. Le gouvernement japonais capitule. Le Vietminh jette à bas les couleurs impériales.
Avant la guerre, l’Indonésie était une colonie hollandaise. Ensuite, elle a été occupée par l’armée japonaise. Au début les Indonésiens ont accueilli les soldats japonais à bras ouverts, pensant qu’ils allaient les délivrer de la tutelle hollandaise – avant-guerre, les Japonais avaient plutôt bonne réputation en Asie du Sud-Est. Les pays dits aujourd’hui en voie de développement étaient tous des colonies occidentales et les seuls pays asiatiques à ne pas être colonisés par l’Occident étaient la Thaïlande et le Japon. Et puis, le Japon avait vaincu l’immense Russie pendant la guerre russo-japonaise. Autrement dit, pour les autres pays d’Asie, le Japon, c’était l’étoile de l’espérance, un puissant frère aîné, peut-être même un chevalier libérateur monté sur un destrier blanc !
[…] Mais en fait, l’armée japonaise, tout en délivrant les Indonésiens de la domination hollandaise, ne faisait rien d’autre que commencer à exercer une autre forme de colonisation. Leur but, c’était de s’assurer des ressources en temps de guerre et d’élargir leur zone d’influence en Asie. Les soldats japonais se montraient d’une arrogance et d’une violence extrêmes. Ils ont imposé de force le japonais et les rites shinto à la population locale. Sachant que les expressions japonaises les plus répandues en indonésien sont des mots comme bakayaro (crétin) et romusha (ouvrier), on devine aisément ce que devait être l’ambiance. Bref, les Japonais se sont fait détester tout de suite.
Malgré tout, quand deux peuples différents vivent en étroit contact pendant des années, cela laisse la place pour développer une certaine intimité. En dehors de l’armée, plus de cinquante mille Japonais ont été envoyés en Indonésie. Ils n’étaient pas tous arrogants, et puis, naturellement, des relations se créent entre hommes et femmes. Il y avait aussi du côté japonais le projet de faire de l’Indonésie, dans une deuxième phase de l’occupation, un pays indépendant, uniquement pour la forme, bien sûr, dans le cadre de la sphère d’influence de la Grande Asie. On préparait une Constitution dans ce but. Et deux jours avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Sukarno, qui avait habilement pris la suite dans ces préparatifs, a annoncé l’indépendance de l’Indonésie. À la fin de la guerre, plusieurs milliers de soldats japonais ont choisi de rester en Indonésie plutôt que de rentrer au pays. C’est eux qu’on a appelés ensuite les Japindos.
À la fin de la guerre, les Hollandais sont revenus et ont essayé de reprendre le contrôle de l’Indonésie, comme avant. Au bout de quatre années de guerre d’indépendance, Sukarno a réussi à se libérer de leur joug.
Les Japindos aussi ont joué un rôle actif dans cette guerre. Je suis allé les interviewer un jour. Leur nombre a nettement diminué maintenant, mais…
[…] En tout cas, le plus important pour les Japonais et les Indonésiens après la guerre, ça a été le lien économique. Le Japon a payé d’importantes indemnités et c’est ce qui a permis à l’Indonésie de se reconstruire. Les politiciens de tout bord se sont précipités sur cet argent. Le Japon payait, et l’Indonésie devait se servir de cet argent pour de grands travaux, mais naturellement, le développement technologique en Indonésie ne leur permettait pas de construire tout seuls des barrages ou des centrales électriques, ce sont donc des entreprises japonaises qui se sont chargées des travaux. Il y a eu des échanges de commissions entre Japonais et Indonésiens. L’ODA actuel – Official Development Assistance – fonctionne de la même façon. L’argent versé par le Japon revient finalement à sa source, par le biais des entreprises japonaises. Une partie finit dans la poche des politiciens.
À travers ce système, le Japon et l’Indonésie ont développé des liens étroits, impensables pendant la guerre, et ironie de l’histoire, c’est grâce à la défaite du Japon.
Natsuki Ikesawa. La sœur qui portait des fleurs. Philippe Picquier 2004
De Gaulle redonne aux militaires de carrière le droit de vote qu’ils avaient perdu le 2 mai 1848. (C’est là l’origine du surnom de l’armée : La Grande Muette : presqu’un siècle d’interdiction de voter.)
18 08 1945
Bao Daï, l’empereur d’Annam, s’adresse au général de Gaulle, et envoie copie aux chefs d’état américain, britannique et chinois : Je m’adresse au peuple de France, le pays de ma jeunesse, je m’adresse aussi à son chef et libérateur et je veux parler en ami plus qu’en chef d’État. Vous avez trop souffert pendant quatre mortelles années pour ne pas comprendre que le peuple vietnamien, qui a vingt siècles d’histoire et un passé souvent glorieux, ne veut plus, ne peut plus supporter aucune domination étrangère […] Même si vous arriviez à rétablir ici une administration française, elle ne serait plus obéie ; chaque village serait un nid de résistance, chaque ancien collaborateur un ennemi, et vos fonctionnaires, vos colons eux-mêmes demanderaient à sortir de cette atmosphère irrespirable. Le seul moyen de sauvegarder les intérêts français et l’influence de la France en Indochine est de reconnaître franchement l’indépendance du Viet-nam […].
19 08 1945
Un gouvernement révolutionnaire vietminh est proclamé dans le palais du résident général.
25 08 1945
Bảo Đại est contraint d’abdiquer : Mieux vaut être citoyen d’un pays indépendant que roi d’un pays esclave.
27 08 1945
Quatre mois plus tôt, le 29 avril, François Mitterrand s’est rendu dans les camps de concentration de Landsberg et de Dachau : Ce que nous avons vu était pire que tout, inconcevable, hallucinant […] À Landsberg, pas un seul survivant. Des corps brûlés par milliers, au lance-flammes […] À Dachau, la mort partout, les pendus, les gazés, les fours crématoire, les fusillés […] Une épidémie de typhus ajoutait au tourment des survivants […]
C’est à Dachau que, par un hasard providentiel, j’ai retrouvé Robert Antelme, qui avait été arrêté le 1° juin 1944 avec d’autres camarades de notre mouvement et déporté ensuite. Il était si mal qu’on l’avait déjà jeté dans le carré des morts. Comme nous enjambions les corps, me voyant passer, il a murmuré mon nom, mon prénom plutôt. Pierre Bugeaud, qui était avec moi, l’a entendu et s’est penché vers moi pour me dire : Je crois qu’on vous appelle.
Robert Antelme a survécu et retrouvé sa femme, Marguerite Duras, alors à Saint Jorioz, sur les rives du lac d’Annecy :
Chers amis,
La carte que m’a envoyée Marguerite Duras me fait rêver. Ce Saint Jorioz, est-ce donc quatre maisons près d’un lac ? Toutes ces maisons aux yeux bêtes qui me cernent dans ce Paris insupportable du mois d’août m’obligent à ne plus aimer que le silence et l’air libre. C’est peut-être pourquoi j’irai à Annecy le 16 septembre. Y serez vous encore ? Si oui, j’irai jusqu’à chez vous et ce sera pour une bonne part l’agrément de mon voyage.
J’ai bien circulé ces temps derniers du côté des Pyrénées mais sitôt franchies les premières baraques de la ceinture le souvenir même des vraies couleurs de l’été s’envole.
Actuellement, je suis seul ici. Danielle et Pascal [né en juillet 1945, mort deux mois plus tard] sont en Bourgogne. Mes repas sont partagés entre Bernard [Finifter], Patrice [Pelat], André Bettencourt, Rodain, Saurel. Tout le reste a disparu dans la sécheresse qui a brûlé jusqu’à nos moissons. L’ennui, c’est que tout le monde danse et tout le temps. Le peuple-roi rigole tant qu’il peut et ripaille. Anniversaire sur anniversaire. Libération sur Libération. On décore machinalement. On pétarade de feux d’artifice. Les flics sont à l’honneur. Tout homme honnête sait bien qu’ils furent des héros.
Tout cela n’est guère sérieux et le plaisir finit par s’épuiser. Thorez peut bien discourir sur la Production, la Révolution se fera en chantant et non par le Travail.
Si Robert est trop flemmard, Marguerite aura-t-elle le courage de m’écrire ? Je l’y engage fortement et j’attends de vos nouvelles . On m’y dira encore qu’il a engraissé, ce Robert aux 35 kilos de supplément. Tant mieux, et qu’il retrouve vite ses allures de Bénédictin qui connait le péché.
Je vous embrasse.
François Mitterrand
29 08 1945
Les Alliés, dont des Hollandais avec, à leur tête le lieutenant-gouverneur-général Van Mook, débarquent à Java : combats, bombardements, exécutions sommaires pour, finalement, signer un armistice avec les Indonésiens. Cette guerre aura fait 97 000 morts côté javanais, 5 000 côté néerlandais.
08 1945
Berlin survit dans des caves, sous les décombres : Dans l’unique arbre de l’ancienne cour de récréation des merles chantent. Claire [fille de François Mauriac] s’étonne de leur présence. Comment survivent-ils dans cette ville en ruine ? Claire veut oublier les cadavres qu’elle a ramassés avec Mistou et Rolanne ; l’aspect si horriblement fantomatique des Berlinois à peine entrevus car la plupart continuent à se cacher dans des caves ; les bandes d’enfants affamés qui errent et se livrent à des trafics de toute sorte ; les femmes berlinoises surtout dont la souffrance si visible lui causait chaque fois un sentiment d’effroi et de révolte ; leur mutisme. Claire et ses compagnes ont obtenu l’aide de l’une d’elles qui parle cinq langues, dont le français, l’anglais et le russe. Elle a traduit leurs paroles, sans jamais émettre le moindre commentaire personnel, sans accepter de communiquer quoi que ce soit, fermée sur elle-même, ailleurs. En fin de journée, quand on lui a remis sa part de conserves américaines et une bouteille de brandy, elle a eu ces mots, les seuls : Pour le monde entier nous sommes des Trümmerweiber, des filles des ruines et de la crasse. Puis elle s’en est allée vers une destination inconnue.
[… 2 11 1945] À Halle, nous avons découvert un cimetière où un Allemand a enterré chaque jour pendant trois ans vingt cadavres décapités à la hache : Français, Belges etc…
[… 7 11 1945, en zone russe, où les Russes viennent de refuser de livrer 25 Alsaciens malades, dont cinq gravement]
Je repars donc à 8 heures avec un officier plus malin, cette fois à l’autre bout de Berlin, le train ayant bougé. On redistribua des colis. Les Alsaciens, presque tous des Strasbourgeois, pleuraient de joie. Enfin, on s’occupait d’eux ! Il faut vraiment avoir vu ces trains pour comprendre. Tous ces pauvres garçons ont tellement souffert qu’ils en étaient arrivés à ne plus rien espérer. Ils étaient traités par les Russes exactement comme des Allemands. Pas vêtus, pas nourris, avec de la neige depuis fin septembre. Non seulement pas de nouvelles de chez eux mais, rien, pas un mot de la France. Tous malades, maigres, de grands yeux graves, profonds, qui n’ont pas vu rire (car on ne rit jamais dans ces pays-là, je l’ai bien vu en Poméranie) depuis des années. Imaginez-les, ces hommes qui brusquement voient des ambulances françaises, avec des filles françaises qui leurs apportent des cigarettes et des tas d’autres choses ! L’un des Alsaciens m’a dit : Hier soir, quand on a vu des ambulances, on s’est dit : on est sauvée, voilà la Croix-Rouge française et on a pleuré.
Pendant ce temps et ce fût long, l’officier français parlant russe discutait et arriva enfin à ses fins en invitant les Russes à déjeuner. Moi, j’embarquai les cinq malades graves. Leurs yeux devinrent brillants de joie lorsque je leur dis qu’ils allaient avoir un bon lit, un bonne nourriture et que, dès qu’ils iraient mieux, un avion les mènerait en France en trois heures.
[… 11 1945] Depuis le partage de la ville, en juillet 1945, Berlin est devenu une gigantesque machine à trier les réfugiés. Ils sont environ un demi-million à arriver chaque mois dans les secteurs anglais et américain. Des Allemands, femmes, enfants, vieillards ; des expulsés de Tchécoslovaquie ; des prisonniers de guerre et tous ceux, qui, en général, fuient les Soviétiques. Selon les premiers chiffres, on prévoit que, durant l’hiver 1945-1946, près de vingt millions d’Allemands, plus du quart de la nation, se retrouveront sur les routes du pays en ruine. Cet afflux énorme de populations sinistrées complique le travail de la division dirigée par Léon de Rosen et des Croix-Rouge française et belge. Les équipes du 96 Kurfürstendamm continuent à se rendre dans les gares, dans les camps soviétiques, plus loin encore dès que quelqu’un leur signale une possible présence française ; à Frankfurt an der Oder où des trains déversent des êtres qui n’ont plus de nationalité, plus d’identité, plus de place en ce monde. Parmi eux se trouvent des Juifs qui ont miraculeusement survécu, des Allemands qui ont fui le régime d’Hitler, mais aussi d’ancien volontaires français qui ont servi dans les armées nazies et qui cherchent à se faire passer pour d’anciens prisonniers ou des Alsaciens, des malgré nous. Tous, aussitôt débarqués, sont conduits dans des camps de rassemblement de Zehlendorf, entièrement sous le contrôle des Américains. En novembre 1945, on comptabilise plus de cinq mille personnes hébergées dans ce seul camp, soit treize nationalités. Une cinquantaine d’autres camps de transit ont été improvisés à la hâte à Berlin.
Anne Wiazemsky. Mon enfant de Berlin. Gallimard 2009. Petite fille de François Mauriac, le personnage central de ce livre est sa mère Claire Mauriac, infirmière pour la Croix Rouge à Berlin d’août 1945 à 1947
1 09 1945
L’Éducation surveillée, qui était une sous-direction de l’administration pénitentiaire, devient une direction autonome, à vocation non plus répressive mais éducative : assurer la prise en charge des mineurs délinquants et la protection de ceux dont l’avenir apparaît gravement compromis en raison des insuffisances éducatives et des risques qui en résultent pour leur formation ou pour leur santé physique.
2 09 1945
Ho Chi Minh, après l’abdication de Bao Daï, renouvelle la proclamation d’indépendance du Viet Nam, sans savoir que Georges Thierry d’Argenlieu, notre dernier moine soldat – carme déchaux et amiral – nommé par de Gaulle Haut Commissaire de la République en Indochine, est déjà en route. Dans un premier temps, la France accepte cette indépendance au sein de la fédération indochinoise. Le sud est occupé par les Britanniques, le nord par l’armée chinoise, alliée du Vietminh.
En Indochine la France met en place ce qui deviendra cinq ans plus tard grâce à la presse le scandale des piastres :
Le taux de la piastre indochinoise pour les transferts Indochine-France est fixé à 17 francs en 1945, alors que sa valeur sur les marchés asiatiques était de 10 francs ou moins. Pour bénéficier de ce taux avantageux et subventionné [c’est à dire payé par le contribuabble lambda], il fallait transférer en France les piastres achetées aux cours locaux, justifier le transfert et obtenir l’aval de l’Office indochinois des changes (OIC). La différence, payée par le Trésor (donc le contribuable français), s’élevait à environ 8,50 francs selon Jacques Despuech, auteur du premier livre sur l’affaire en 1953 et journaliste de La nation française (1955-1967), un hebdomadaire royaliste. La situation troublée de l’époque ne facilitant pas les contrôles de l’OIC, un trafic par le biais d’importations fictives ou de médiocre valeur, fausses factures ou surfacturations, impliquant Français et Vietnamiens, se mit en place à partir de 1948.
L’affaire sera mise au jour en 1950, mais ne suscita qu’un intérêt limité chez les parlementaires, jusqu’en 1952-1953 quand on se rendit compte que le Viet Minh en profitait également pour se fournir en armes. François Jean Armorin, journaliste et correspondant de guerre, s’est rendu sur place pour enquêter et a identifié Mathieu Franchini, parrain du milieu corse, comme foyer du trafic. Armorin est mort des suites de l’écrasement le 12 juin 1950 de son vol retour de Saïgon pour Paris.
Wikipedia
Pierre Lemaître mettra cette affaire au cœur de son roman Le Grand Monde chez Callman-Levy 2022, en ne changeant que quelques noms pour sa tranquillité personnelle, mais en étant tout à fait fidèle à la réalité, pour le fond.
Le général Douglas MacArthur reçoit la capitulation du Japon représenté par Shigemitsu Mamoru, ministre des Affaires étrangères, à bord de l’USS Missouri ; la France est représentée par le général Leclerc : Nous sommes réunis ici, les représentants des principales nations en guerre, afin de conclure un accord solennel par lequel la paix sera rétablie. Les questions, impliquant des idéaux et des idéologies divergents, ont été déterminées sur les champs de bataille du monde et ne feront pas l’objet de (notre) discussion ou d’un débat. Pas plus qu’il n’est question de nous rencontrer ici, en représentant une majorité des peuples de la terre, dans un esprit de méfiance, méchanceté ou haine. Mais il est plutôt question pour nous, les victorieux et les vaincus, de s’élever vers cette noble dignité qui seule convient aux buts sacrés que nous nous apprêtons à servir, en engageant sans réserve toutes nos nations à une fidèle conformité avec l’accord que nous allons ici formellement adopter.
C’est mon espoir le plus sincère, et effectivement l’espoir de toute l’humanité, qu’à partir de cette occasion solennelle un monde meilleur émerge du sang et du carnage du passé – un monde dédié à la dignité de l’homme et la réalisation de son vœu le plus cher de liberté, de tolérance et de justice.
[…] Aujourd’hui, les armes se sont tues. Une grande tragédie se termine. Une grande victoire a été remportée… Quand je regarde en arrière le long, tortueux chemin depuis ces tristes jours de Bataan et Corregidor, quand le monde entier vécut dans la peur, quand la démocratie était partout sur la défensive, quand la civilisation moderne se mit à trembler dans la balance, je remercie un Dieu clément qui nous a donné la foi, le courage et l’énergie nous permettant de forger la victoire. Nous avons connu l’amertume de la défaite et l’exaltation du triomphe, et des deux, nous avons appris qu’il n’y avait aucun retour en arrière possible. Nous devons aller de l’avant afin de préserver en paix ce que nous avons gagné à la guerre.
Une nouvelle ère s’approche. Même la leçon de la victoire en elle-même apporte une profonde inquiétude, pour notre sécurité future et la survie de la civilisation. Le potentiel destructif de la guerre, au travers des progrès de la découverte scientifique, a en fait atteint un point qui modifie les concepts traditionnels de la guerre.
Les hommes ont cherché à atteindre la paix depuis la nuit des temps… Les alliances militaires, la répartition des forces, les unions de nations, ont toutes faillies à leur tour, laissant comme unique solution l’épreuve de la guerre. Nous avons eu notre dernière chance. Si nous ne concevons maintenant un système plus grand et plus équitable, l’Armageddon se trouvera devant notre porte. Le problème est fondamentalement théologique et demande un effort spirituel et l’amélioration du comportement humain qui se synchronisera avec nos avances presque incomparables en science, art, littérature et dans toute la substance et le développement culturel des dernières 2000 années. Cela doit rester dans notre esprit si nous voulons épargner les nôtres.
*****
La reddition inconditionnelle du Japon fut un des plus grands moments d’ivresse collective dans l’histoire de l’Amérique. Nous connaissions une poussée d’énergie contagieuse […] Autour de nous, rien n’était inerte […] l’heure n’était plus au sacrifice et à la contrainte […], la dépression était derrière nous […], tout était en mouvement […], les Américains devaient repartir à zéro, en masse, ensemble, tous concernés.
Philippe Roth La Pastorale américaine. Gallimard 2001.
12 09 1945
Arrivée des troupes françaises en Indochine.
15 09 1945
À l’initiative de Michel Debré, création de l’ENA : École Nationale d’Administration.
23 09 1945
Premiers accrochages entre les unités françaises et les forces vietminh du Sud Vietnam.
27 09 1945
Douglas Mac Arthur, véritable proconsul du Japon reçoit à l’ambassade des États-Unis l’empereur Hirohito ; il est en manches de chemise, col ouvert : scandaleux pour les Japonais, véritable humiliation pour Hirohito. Il a délibérément choisi de tout faire pour ne pas impliquer l’empereur dans la responsabilité des nombreuses situations condamnables commises par l’armée japonaise au cours du conflit. La vérité des faits est bien malmenée mais le peuple japonais voit son empereur dieu maintenu à l’écart des contingences du monde et Mac Arthur gardera toute sa popularité.
Le commandant suprême avait désigné son secrétaire militaire pour accueillir l’empereur quand il descendrait de sa vieille limousine noire devant l’entrée de l’ambassade. L’empereur était si troublé, si ému, qu’il en tremblait. Le général Fellers le salua militairement et l’empereur lui tendit presque timidement la main. L’officier américain se comporta très cordialement, et tous deux, l’un à coté de l’autre, se dirigèrent vers le cabinet de travail. Cet accueil amical eut un effet manifeste. L’empereur comprit immédiatement qu’il ne subirait aucune avanie.
Mac Arthur avait prévenu le palais que l’empereur pouvait amener son interprète personnel, et la porte du cabinet de travail se referma donc aussitôt sur les trois hommes seulement. Du coup, l’atmosphère devint amicale, pleine de bonne volonté. Avec l’empereur, Mac Arthur discuta de certaines phases ainsi que de sujets dont l’importance était immédiate…
En Amérique, la nouvelle de cette réunion suscita de violentes réactions. Les gauchistes qui réclamaient la pendaison de l’empereur insistèrent : … Mac Arthur aurait dû le faire passer en justice et le condamner.
Il est possible qu’aucun geste de Mac Arthur pendant ses cinq années au Japon n’ait eu autant d’influence sur le peuple japonais… L’histoire de la visite de Hirohito se répandit dans toutes les îles japonaises… Mac Arthur avait prouvé qu’il n’avait nullement l’intention d’humilier l’empereur. Les gens du peuple commencèrent partout à comprendre que le chef américain, qui avait pris une si grande part à leur défaite, était maintenant un véritable ami et qu’il ferait de son mieux pour les aider dans leur nouvelle façon de vivre.
Frazier Hunt The untold story of Douglas Mac Arthur. Rale Londres 1955
4 10 1945
Ordonnance portant création de la Sécurité Sociale, basée sur trois grands principes :
Une retraite à 60 ans donnera droit à 20 % du salaire, à 65 ans, 40 %.
7 10 1945
Des spéléologues parviennent à parcourir les galeries de la Grotte de Clamouse, rive droite de l’Hérault, 3 km en aval de Saint Guilhem le Désert, sur une distance de 3 km. Ils avaient commencé le 5 août de la même année suite à un assèchement des sources. Elle possède l’un des réseaux les plus étendus du sud du Massif-Central. Elle sera ouverte à la visite du public en 1964.
15 10 1945
Pierre Laval est fusillé au pied du château d’eau extérieur à la prison de Fresnes.
Porté de nature, accoutumé par le régime, à aborder les affaires par le bas, Laval tenait que, quoi qu’il arrive, il importe d’être au pouvoir, qu’un certain degré d’astuce maîtrise toujours la conjoncture, qu’il n’est point d’événement qui ne se puisse tourner, d’hommes qui ne soient maniables. Il avait, dans le cataclysme, ressenti le malheur du pays mais aussi l’occasion de prendre les rênes et d’appliquer sur une vaste échelle la capacité qu’il avait de composer avec n’importe quoi. Mais le Reich victorieux était un partenaire qui n’entendait pas transiger. Pour que, malgré tout, le champ s’ouvrît à Pierre Laval, il lui fallait donc épouser le désastre de la France. Il accepta la condition. Il jugea qu’il était possible de tirer parti du pire, d’utiliser jusqu’à la servitude, de s’associer même à l’envahisseur, de se faire un atout de la plus affreuse répression. Pour mener sa politique, il renonça à l’honneur du pays, à l’indépendance de l’État, à la fierté nationale. Or, voici que ces éléments reparaissaient vivants et exigeants à mesure que fléchissait l’ennemi.
Laval avait joué. Il avait perdu. Il eut le courage d’admettre qu’il répondait des conséquences. Sans doute, dans son gouvernement, déployant pour soutenir l’insoutenable toutes les ressources de la ruse, tous les ressorts de l’obstination, chercha-t-il à servir son pays. Que cela lui soit laissé !
Charles de Gaulle Mémoires de guerre
18 10 1945
Création du CEA : Commissariat à l’Énergie Atomique. Le directeur, Frédéric Joliot-Curie lance à de Gaulle : Je vous la ferai, mon général, votre bombe.
21 10 1945
Référendum sur l’avenir constitutionnel de la France : 96 % des électeurs expriment leur désir d’une nouvelle Constitution, qui ne reconduise pas celle de la III° république. L’assemblée sortie des urnes en soumet une au peuple… à connotation marxiste prononcée… qui sera rejetée à une très forte majorité, le 5 mai 1946.
24 10 1945
Cinquante et un pays fondent l’Organisation des Nations Unies. 60 ans plus tard, elle comptera 191 pays. 5 pays sont membres permanents du Conseil de Sécurité et, à ce titre, peuvent exercer un droit de veto : la Chine, les États-Unis, le Royaume Uni, l’URSS et la France.
Le Danemark donne une fin de non-recevoir à la proposition des États-Unis de lui acheter 100 millions $ le Groënland. Mais plus tard, il leur donnera son accord pour l’implantation d’une base militaire à Thulé, puis d’une base fonctionnant à l’énergie nucléaire à Camp Century, 120 km à l’est de Thulé.
10 1945
Yvonne de Gaulle-Vendroux achète le château de Vert-Cœur à Milon-la-Chapelle (Yvelines), où elle installe une maison de santé pour jeunes filles handicapées démunies : la fondation Anne de Gaulle, Anne étant sa fille trisomique
1 11 1945
Suppression de la carte de rationnement du pain.
13 11 1945
De Gaulle est élu chef du Gouvernement Provisoire de la République Française. Il propose un maroquin à Léon Blum, qui lui répond : Nous revendiquons le droit à l’ingratitude.
16 11 1945
Création de l’UNESCO : United Nations Educational Scientific and Cultural Organisation. En français, Organisation des Nations-Unies pour l’éducation, la science, et la Culture.
21 11 1945
Fille et enfant gâtée de Boris Mikhaïlovitch Gordon, juif russe grand brasseur d’affaires, Hélène Gordon Lazareff lance Elle, auquel, entre autres, Brigitte Bardot doit beaucoup. Dans le même immeuble, deux étages en-dessous, son mari, rencontré 10 ans plus tôt, dirige France soir, dont il est parvenu à porter le tirage de 200 000 exemplaires en 1931 à 1.3 millions en 1935. Vite surnommée la tsarine, elle restera là jusqu’en 1972 quand la mort de son mari et la maladie d’Alzheimer se ligueront pour l’en éloigner.
2 12 1945
Nationalisations de la Banque de France, et des quatre plus grandes banques de dépôt de l’époque : Crédit Lyonnais, Société générale, Comptoir National d’escompte, et Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie. Création du CNPF : Conseil National du Patronat Français, père de notre actuel MEDEF.
12 12 1945
Grève des fonctionnaires.
13 12 1945
À Londres, match de foot entre un club de Londres et Le Dynamo de Moscou : Georges Orwell se refuse à s’en mêler : Si l’on souhaitait enrichir le vaste fond d’animosité qui existe aujourd’hui dans le monde, on pourrait difficilement faire mieux que d’organiser une série de matchs de football entre Juifs et Arabes, Allemands et Tchèques, Indiens et Britanniques, Russes et Polonais, Italiens et Yougoslaves, en réunissant chaque fois un public de 100 000 spectateurs, composé de supporters des deux camps.
[…] Il y a déjà bien assez de causes réelles de conflits sans qu’il soit nécessaire d’en créer de nouvelles en encourageant des jeunes gens à se flanquer des coups de pied dans les tibias sous les clameurs de spectateurs en furie.
George Orwell. Herald Tribune du 14 décembre 1945.
20 12 1945
Bien conscient de la complexité des enjeux en Chine, le président Truman y a dépêché George C Marshall comme ambassadeur extraordinaire et médiateur. Il va constituer un Comité des Trois, au sein duquel le Kuomintang est représenté par Zhang Qun et le PCC par Zhou Enlai qui signent le 10 janvier 1946 un accord de cessez-le-feu.
21 12 1945
Création du Commissariat au Plan, ardente obligation pour de Gaulle, dirigé par Jean Monnet, l’un des principaux artisans de la future Europe.
26 12 1945
Création de l’ONG américaine Care, pour aider les pays ravagés par la guerre.
27 12 1945
Vague de terreur en Palestine déclenchée par l’Irgoun, force armée clandestine de l’Agence Juive, (classée à droite) présidée par David Ben Gourion ; la situation est compliquée d’autant que deux forces s’opposent au sein même de la communauté juive : la Haganah, force armée qui souhaite la collaboration avec les Britanniques et l’Irgoun, dirigée par Ménahem Begin, qui deviendra premier ministre. Les Britanniques veulent prendre en compte les intérêts arabes.
12 1945
Des paysans égyptiens découvrent au pied du Gebel Et-Tarif, une montagne proche de Tag Hammadi, sur les bords du Nil, 80 km au nord-ouest de Louxor, une jarre scellée renfermant treize codices – livres – emballés de cuir, écrits en copte et en sahidique : 1 200 pages d’écrits philosophiques et religieux du IV° siècle ; on nommera l’ensemble Bibliothèque de Tag Hammadi. Parmi eux, l’Évangile de Thomas fera couler beaucoup d’encre, texte apocryphe selon l’Église, c’est à dire non reconnu.
1945
De Gaulle, prenant ombrage des très bonnes relations que la Compagnie Française des Pétroles entretient avec les majors américaines et anglaises, remet sur le devant de la scène une autre société française d’État, créée par Vichy : la Société Nationale des Pétroles d’Aquitaine, qui va commencer par exploiter le gisement de pétrole de Lacq, vite épuisé, puis son gisement de gaz. La SNPA va fusionner avec la Régie Autonome des Pétroles et le Bureau de Recherche Pétrolière. Ce groupe va devenir ELF ERAP, puis ELF.
Bilan de la Guerre : 51, 5 millions de morts :
Russie | 27 [2] | Japon | 2,2 | Angleterre | 0,38 | ||
Chine | 8 | Yougoslavie | 1,5 | États-Unis | 0,407 | ||
Allemagne | 5,6 | France | 0,63 | Hollande | 0,21 | ||
Pologne | 5 | Italie | 0,48 | Grèce | 0,16 | ||
Canada | 0,042 | ||||||
30 à 40 millions étaient des civils, dont 7 millions de Russes, 5.4 de Chinois, 4.2 millions de Polonais (le plus grand nombre de victimes en pourcentage de la population), 3.8 millions d’Allemands. Les 2/3 des Juifs d’Europe ont été exterminés. L’établissement de nouvelles frontières à l’intérieur desquelles les minorités ne sont plus tolérées a mis sur les routes 40 millions de personnes. Plus de 10 millions d’Allemands fuient l’Armée Rouge, folle de vengeance après ce qu’elle a subi. L’Allemagne et le Japon sont à leur année zéro, vaincus, en poussière. Le Royaume Uni est victorieux, mais ruiné. La Chine est exsangue. L’URSS est détruite : elle a perdu plus de 13 millions de soldats, mais son prestige est immense. Les pertes américaines sont de 400 000 hommes – à peine 0,3 % de leurs 132 millions d’habitants -, le pays lui-même comme le Canada sont intacts, et leur industrie, qui a contribué à la victoire, tourne à plein.
François Reynaert. La Grande Histoire du Monde Fayard 2016
La France compte 40 millions d’habitants. 150 000 maisons y ont été rasées, 200 000 endommagées ainsi que 50 000 fermes. Il y a 1,5 million de sinistrés. Les civils morts directement – des bombardements alliés – ou indirectement – de faim essentiellement– ont été plus nombreux que les militaires -195 000 – . 45 000 malades mentaux sont morts de faim sur les 250 000 civils morts des suites de la guerre. On estime à 2 000 milliards le coût de la reconstruction : les destructions (des bombardements, non des batailles) sont deux fois plus importantes que celles de la première guerre mondiale.
Alain Peyrefitte (Du Miracle en économie 1995 Odile Jacob) corrige le degré d’anéantissement économique de l’Allemagne : en réalité, le potentiel industriel allemand est, au lendemain de la guerre, immobilisé ; mais il n’est pas anéanti. Les installations textiles sont intactes à 80 % ; l’industrie mécanique, à 85 % ; l’industrie chimique et les installations sidérurgiques sont prêtes à fonctionner à 90 %.
Seules les deux super puissances russes et américaines sont sorties de la guerre avec une certaine marge de manœuvre. Les deux empires coloniaux de la France et de l’Angleterre se voient contraints sous les pressions internationales de renoncer petit à petit à leurs possessions.
Leur suprématie disparaît avec la fin de la guerre. La France n’aura pris part ni à la conférence de Yalta pas plus qu’à celle de Potsdam. L’influence de la Russie s’étend aussi loin que l’armée rouge s’est avancée : elle annexe la partie est de la Pologne, le nord est de la Prusse orientale ; dans toute l’Europe de l’Est, dans les Balkans et dans la zone d’occupation soviétique de l’Allemagne, des régimes communistes sont mis en place ou bien on prépare le renversement des régimes existants. Les occidentaux se contentent de permettre aux anciens gouvernements démocratiques de se reconstituer à l’occident. L’avenir de l’Allemagne et de Berlin, administrés en commun, ne sera déterminé qu’en 1949, avec la création de la République Fédérale d’Allemagne et de la République Démocratique d’Allemagne (ex Allemagne de l’Est).
François Mauriac : J’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux.
On pourrait même soutenir qu’une interprétation intellectuelle satisfaisante du nazisme est impossible. Nous sommes, en effet, en présence d’un phénomène qui semble dépasser toute analyse rationnelle. Conduit par un chef parlant en termes apocalyptiques de domination, ou plutôt de destruction mondiale, doté d’un régime fondé sur une idéologie parfaitement abjecte prônant la haine raciale, l’un des pays d’Europe les plus avancés culturellement et économiquement s’est préparé à la guerre, a déclenché un conflit mondial qui a fait près de 50 millions de morts, et a perpétré des atrocités – culminant dans le massacre de millions de Juifs – dont la nature et l’ampleur défient l’imagination. Face à Auschwitz, les capacités d’explication de l’historien semblent en vérité dérisoires.
Ian Kershaw
Aux élections législatives destinées à renouveler les assemblées provinciales de l’Inde, la Ligue musulmane de Mohammed Ali Jinnah remporte les 9/10° des sièges réservés aux musulmans, et le parti de Gandhi et Nehru marque le pas : un pareil succès ne porte pas à la négociation : il expliquera pour une bonne part la partition à venir de l’Inde : Mohammed Ali Jinnah sera le fondateur et premier gouverneur du Pakistan.
Eunice Kathleen Waymon, Noire née 12 ans plus tôt à Tryon, en Caroline du Nord tient de ses parents un solide talent musical : elle donne son premier concert, un récital classique. Elle a bien sûr fait bénéficier ses parents des invitations qu’elle a reçues, et les a installés au premier rang ; mais des officiels leur demandent d’aller s’asseoir au fond, les premiers rangs étant réservés aux Blancs. Eunice refuse alors de jouer tant que ses parents n’auront pas regagné les places qu’elle leur a choisies. On n’a pas fini de l’entendre, mais sous son nom de scène : Nina Simone.
13 01 1946
L’Angleterre fixe le quota mensuel d’immigration juive en Palestine à 10 500.
18 01 1946
Création d’EDF : Électricité de France.
20 01 1946 De Gaulle claque la porte du gouvernement avec, lancé en conseil des ministres, un tonitruant Je fous le camp. La traversée du désert sera longue. Mais il ne sera pas seul dans son désert… les visiteurs de Colombey les Deux Églises seront nombreux, jusqu’en 1958, qui viendront entre autres, au début, prendre leurs ordres sur la stratégie militaire à adopter en Indochine.
23 01 1946
La liste des Compagnons de la Libération est forclose : ils sont 1037.
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[1] lire Marx peut n’être que le signe d’un esprit curieux ; Oppenheimer allait tout de même un peu plus loin, puisque pendant la guerre d’Espagne, il avait soutenu financièrement le Parti communiste et les Brigades internationales. Les manitous de la Sécurité s’en souviendront, qui lui feront des misères à n’en plus finir, allant jusqu’à refuser le renouvellement de son contrat à la tête de la recherche nucléaire aux États-Unis. Christopher Nolan en fera un film en 2023.
[2] dont 3 millions de prisonniers de guerre, morts dans les camps allemands