Juin 1084 à 1088. Cluny. L’Art Roman. L’usure. 15434
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Publié par (l.peltier) le 11 décembre 2008 En savoir plus

Juin 1084

Hugues, évêque de Grenoble (il sera canonisé) conduit 7 compagnons en quête de solitude dans la vallée de la Chartreuse, dont Bruno, fondateur des Chartreux : leur règle est une observance stricte de celles de Saint Benoît et de Saint Jérôme. Né à Cologne, il a d’abord enseigné l’exégèse à Reims puis a commencé par goûter à la solitude en forêt de Sèche-Fontaine en Champagne. Les débuts furent difficiles et les effectifs commencèrent par fondre avant de se développer. Les alcools doux, la verte à 55°, la jaune à 45°, ne seront mis au point que beaucoup plus tard, en 1737, par le frère Jérôme Maubec, qui les fabriquera à partir de l’élixir végétal de la Grande Chartreuse.

L’Église Catholique est à l’œuvre depuis 5 siècles dans les Alpes ; elle a été fondée depuis plus de 1 000 ans… Cela laisse le temps de prendre des habitudes, critiquables ou non, et le pape Grégoire VII (1020 – 1085) fera le nécessaire pour y mettre bon ordre : c’est la Réforme Grégorienne, qui se traduira par un renforcement considérable du pouvoir de Rome, plus précisément de l’autorité du pape sur les évêques, objet de la querelle des Investitures, le pape contestant le privilège qu’avaient depuis des siècles les rois de nommer évêques et abbés. Mais pour ce faire, encore faut-il disposer d’un document de recensement des évêchés, chose qui n’existait déjà que pour l’Espagne où les souverains wisigoths avaient centralisé l’Église à Tolède. Ce sera chose faite avec le Provincial romain.

Pendant les siècles qu’a duré le déclin de l’empire romain, la situation était la suivante : il fallait tout de même bien continuer à vivre, c’est à dire à faire en sorte que les fonctions assurées de moins en moins par l’administration romaine trouvent un relais : pour les autorités locales, toutes les fonctions sociales assurées jusqu’alors par l’administration romaine furent transférées aux évêques, qui se trouvèrent ainsi munis de pouvoirs attribués par une autorité temporelle, avec une fonction plus sociale que religieuse. Il peut être utile de rappeler l’étymologie du mot administration : aller vers le minus, à savoir le menu peuple, les gens de peu. Les évêques furent les premiers conseillers généraux, assumant les services sociaux ; la tentation d’utiliser cette situation à des fins prosélytes devait bien devenir une pratique de temps à autre, un peu dans le genre de nos curés d’après guerre disant aux gamins du patronage : dis donc, petit bonhomme, je ne te vois pas souvent à la messe le dimanche ! Mais il semble que l’on ne puisse que rarement parler de conversions forcées et d’utilisation de la violence pour amener les populations au christianisme. La création des paroisses ne s’est faite qu’au fur et à mesure des nécessités de décentralisation, le découpage des évêchés étant très inégalement réparti – certains évêchés n’avaient qu’un territoire très limité, d’autres un territoire très vaste -.

Les vrais maîtres des églises nationales sont les évêques, souvent réunis en conciles provinciaux ou régionaux, et les souverains, lorsqu’ils parviennent à prendre le contrôle de ces conciles.

Jean Favier. Les grandes découvertes. Livre de poche Fayard 1991

Et il en fut ainsi pendant des siècles. Bien sur, ces transmissions toutes pragmatiques de pouvoir avaient laissé place à ce que l’on a alors appelé la Simonie : la vente des biens matériels – archevêché, évêché, abbaye, paroisse, charges – mais aussi spirituels : les sacrements. [Simon le Magicien aurait proposé aux apôtres de leur acheter leur secret pour pouvoir faire des miracles.]

Il s’agissait donc pour le pape, plutôt que de combattre un abus, de revenir à la situation de l’Église primitive, où les évêques étaient élus par une élite du clergé, en se démarquant d’une situation née de la nécessité d’assumer au mieux le déclin de l’empire romain.

La Réforme Grégorienne, s’attachera encore à prendre les mesures pour mettre à bas le deuxième fléau interne au clergé d’alors : le Nicolaïsme, le fait de tous les prêtres se refusant au célibat : en 1073, il proclame solennellement que toute activité sexuelle est incompatible avec la fonction ecclésiastique… jusqu’alors la coutume des prêtres mariés ayant des enfants, dont un reprenait éventuellement la fonction, était bien établie. La décision du pape entraînera d’ailleurs la protestation d’un synode à Paris en 1074… et le clergé pratiquera encore longtemps le concubinage.

Le clergé séculier qui avait en charge les paroisses, était, de par son isolement, plus exposé à ces deux maux que les moines, c’est-à-dire le  clergé régulier. Les vœux que prononçait chaque religieux étaient plus contraignants que les simples promesses prononcées avant d’être prêtre, et la hiérarchie des religieux – un supérieur sur place – leur donnait une meilleure cohésion qu’au clergé séculier, pour lequel l’évêque était souvent un personnage lointain.

Grégoire VII fit donc des moines l’instrument de sa réforme et ceux-ci fondèrent alors tous ces prieurés pour conforter, voir même encadrer, le clergé des paroisses. Père du monachisme chrétien en Europe, Saint Benoît de Nursie fût aussi le parrain des bibliothèques : la préservation durant tout le Moyen Age des trésors littéraires de l’Antiquité et du christianisme fût l’œuvre des Bénédictins.

Confisquant la papauté, Henri III la réformait du même coup : les papes qu’il nomma furent infiniment supérieurs à leurs prédécesseurs : tous, et surtout Léon IX, agirent vigoureusement dans l’Église en vue de la réforme.

Cette réforme, qu’on appellera du nom de son plus ardent promoteur, Grégoire VII, la réforme grégorienne, est inspirée d’idées anciennes mais qui se lient à partir du milieu du XI° siècle en un système logique, propre à donner une tonalité nouvelle au sentiment religieux. Elles se firent jour d’abord dans les monastères en Lorraine, en Italie et hors de l’Empire à Cluny : aussi bien pourrait-on parler d’une sorte de conquête de l’Église par l’idéal monastique. Parmi les thèmes essentiels de la réforme se dégage avant tout l’indépendance du spirituel conçu comme nettement différent du temporel et supérieur à lui. Il y a un monde divin dont les prêtres ont la clef et un monde temporel que gouvernent les princes. Pour être dignes de leur ministère, les prêtres doivent mener une vie ascétique, semblable à celle des moines, complètement en dehors du siècle. Aussi les réformateurs prennent-ils position contre le mariage des prêtres, flétri par eux sous le nom de nicolaïsme, assez largement répandu en Occident ; ils réclament avec autant d’énergie la libération de toutes les dignités ecclésiastiques de l’emprise laïque, dénonçant la simonie, dont le sens fut très élargi, puisque ce mot ne vise plus seulement l’achat d’un office ecclésiastique mais toute promesse (par exemple celle de fidélité) faite par un clerc à un laïque pour recevoir de lui un bénéfice ; à la pratique des nominations ils opposent le principe des libres élections. Si la condamnation du nicolaïsme pouvait être admise sans difficulté par les empereurs, le second point du programme des réformateurs représentait pour eux un danger d’une exceptionnelle gravité : comment consentir à abandonner la nomination et l’investiture des évêques qui tenaient dans l’État la place que nous avons définie plus haut ? Comment renoncer à la direction de l’Église impériale à laquelle ils semblaient habilités par l’onction qui leur conférait un caractère quasi sacerdotal ? Pour vaincre cette résistance, les Grégoriens en viendront à dépouiller le pouvoir royal de son contenu religieux dont il tirait le plus clair de son autorité.

Ces traits suffisent à mesurer l’importance de la réforme dans l’histoire d’Allemagne : c’est une véritable révolution qui s’annonce. Préparée par l’affranchissement de la papauté de l’emprise germanique pendant la minorité de Henri IV – le décret de Nicolas II sur l’élection pontificale date de 1059 – elle fut inaugurée par les mesures sévères que prit le pape Grégoire VII contre la simonie et l’investiture des dignités ecclésiastiques par les laïques (1074-1075). Elle se poursuivit sous le nom de querelle des Investitures pendant plus d’un demi-siècle avec des aspects divers.

Sous le pontificat de Grégoire VII, elle revêt un caractère d’une extrême violence. Sommé par Henri IV que suivaient vingt-quatre évêques allemands de descendre du siège qu’il avait usurpé, Grégoire VII riposta en excommuniant le roi et en déliant ses sujets de leur serment de fidélité. Fort habilement mais non sans humilier la royauté, Henri IV réussit à se faire absoudre par le pape lors de l’entrevue de Canossa (janvier 1077). Il ne put néanmoins arrêter le développement normal des conséquences de la première sentence pontificale : la haute aristocratie avec laquelle il se trouvait en conflit depuis le début de son règne, lui opposa un antiroi, Rodolphe de Rheinfelden, qui sollicita aussitôt l’appui de Grégoire VII, en lui faisant d’importantes promesses : le pape devenait ainsi l’arbitre du conflit politique allemand (1077). Il atermoya pendant plus de trois ans tandis que Henri IV recherchait la solution sur le champ de bataille. Les succès qu’il remporta en 1080-1081 sur son adversaire lui firent perdre toute retenue à l’égard de Grégoire. Excommunié une seconde fois en 1080, il convoqua à Brixen un synode qui déposa le pape et le remplaça par l’archevêque Guibert de Ravenne (Clément III). Quatre ans plus tard il installa ce dernier à Saint Pierre de Rome et reçut de lui la couronne impériale. Grégoire VII mourut peu après en terre d’exil (1085).

Ses idées se répandaient néanmoins en Allemagne, surtout grâce à la propagande que sut organiser son deuxième successeur Urbain II auprès des églises et des seigneurs. Ses instruments essentiels furent son légat, Gebhard de Constance, ainsi que les moines de la congrégation de Hirsau, représentant un type nouveau d’organisation monastique, calquée sur Cluny, indépendante à l’égard du pouvoir séculier et rattachée solidement à Rome. Ces moines prêchèrent la soumission à la papauté comme seul moyen de salut pour les âmes, fondèrent des confréries laïques et retournèrent peu à peu l’opinion. Ce sourd travail sapa le pouvoir de Henri IV autour duquel les défections se multipliaient ; une nouvelle révolte de l’aristocratie dirigée par son fils Henri V l’obligea à fuir dans l’Ouest de l’Empire : c’est à Liège qu’il mourut en 1106, dans une atmosphère de tragédie, mais n’ayant rien cédé.

La recherche d’une solution au conflit occupa l’essentiel du règne de Henri V. Non sans peine d’ailleurs. Un projet de Pascal II – liberté complète de l’Église qui aurait au préalable renoncé à son pouvoir temporel – fut écarté d’emblée par les évêques allemands. Fait prisonnier par Henri V, le pape dut lui consentir le droit d’investir les évêques élus librement, mais avec son assentiment (1111). Cette solution provoqua une levée de boucliers générale dans la chrétienté contre Pascal II qui dut annuler son privilège. Au reste, ce dernier était anachronique, étant donné le triomphe à ce moment-là, dans le droit canonique, d’un point de vue nouveau : la distinction dans toute charge ecclésiastique entre la fonction religieuse proprement dite et les biens qui constituaient sa dotation. Cette distinction, qui s’était imposée en France et en Angleterre en 1107, inspira pareillement le concordat conclu en 1122 à Worms entre le pape Calixte II et l’empereur Henri V. L’empereur renonçait à l’investiture des spiritualia et reconnaissait à l’Église l’élection canonique des évêques. Le pape, en échange, laissait à l’empereur l’investiture des regalia, mais au moyen d’un emblème temporel, le sceptre et non plus la crosse. Telle fut la clause principale du concordat qui conservait en outre en Allemagne au roi un certain droit de contrôle sur les élections et celui de conférer l’investiture aux élus avant leur sacre, alors que dans les deux royaumes associés, Italie et Bourgogne, le contrôle royal ne jouerait plus et l’investiture serait une simple formalité après la consécration des intéressés. L’Empire n’est donc plus considéré comme une unité politique. Ce qui est plus grave, c’est que le concordat mit fin au régime de l’Église qu’avaient créé les Ottons : les évêques cessent d’être fonctionnaires du roi et ne sont plus que ses vassaux ; ils se trouvent désormais sur le même plan que l’aristocratie laïque : un pas nouveau vers la féodalisation du royaume est accompli.

Robert Folz. Le monde germanique 1986

L’histoire de Grégoire VII est avant tout celle d’un précurseur et d’un exemple. Le décret de février 1075 où il interdit l’intrusion des laïcs dans les nominations ecclésiastiques fut moins un ordre réellement suivi qu’un texte invoqué par les adversaires de cette intrusion, décorée par les canonistes du nom de simonie, comme les mauvaises mœurs du clergé recevaient celui de nicolaïsme. On ne sait pas ce que constitue réellement le fameux Dictatus papae, liste de propositions abruptes, qu’il rédigea en mars 1075 :

Seul le pape peut déposer ou absoudre les évêques… Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds… Son nom est unique au monde. Il lui est permis de déposer les empereurs… Aucun synode ne peut être appelé général sans son ordre… Il ne peut être jugé par personne. Personne ne peut condamner une décision du Siège apostolique… L’Église romaine n’a jamais erré et, comme l’atteste l’Écriture, ne pourra jamais errer. Le pontife romain, s’il a été ordonné canoniquement, devient indubitablement saint par les mérites de saint Pierre. Sur son ordre et avec son autorisation, il est permis aux sujets d’accuser (leurs supérieurs). Il peut, en dehors d’une assemblée synodale, déposer et absoudre les évêques. Celui qui n’est pas avec l’Église romaine n’est pas considéré comme catholique. Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes.

Est-ce le plan d’une allocution, ou le programme d’une collection canonique? Pour ses contemporains et ses compatriotes, ce réformateur, ce prophète d’une théocratie qui ne devait prendre forme que bien des siècles plus tard, fut avant tout l’adversaire d’Henri IV, l’un de ces deux prétendants au pouvoir suprême grâce à l’opposition desquels l’Italien pouvait vivre à peu près comme il l’entendait. Rien de bien original d’ailleurs, à ce point de vue, dans une lutte restée célèbre, et qui n’est que l’un des épisodes de la querelle du Sacerdoce et de l’Empire. Le pape ayant nommé un réformiste à l’archevêché de Milan, Henri IV prétendit y déléguer une de ses créatures. Soutenu par les évêques d’Allemagne et de Lombardie, il fait déposer son adversaire (janvier 1076), et celui-ci l’excommunie et le dépose de même. En danger d’être abandonné par les princes allemands, Henri feint la soumission, à Canossa, – c’est Hugues de Semur, abbé de Cluny, qui a organisé la rencontreet est réintégré dans la communion de l’Église (28 janvier 1077). Trois ans plus tard, Grégoire, se voyant joué, excommunie et dépose une seconde fois Henri IV (7 mars 1080), et celui-ci le fait déposer à nouveau par un concile allemand et lombard, qui le remplace par l’archevêque de Ravenne Guibert, Clément III (25 juin 1080). Il descend en Italie, ravage pendant trois ans la campagne romaine, se fait couronner empereur à Rome (31 mars 1084) par son antipape. Grégoire VII, assiégé dans le château Saint-Ange, est délivré par les Normands et va mourir en exil à Gaète [ou Salerne, selon Georges Suffert ?] (25 mai 1085).

Émile G Léonard. L’Italie médiévale 1986

En 1077 à Canossa, Grégoire a gagné ; en 1084 c’est au tour d’Henri , mais à long terme la bataille du sacerdoce et de l’Empire tournera à l’avantage du premier car la réforme religieuse l’emportera, provoquant en Allemagne une révolte politique qui va se poursuivre pendant des années.

Ce sont des bénédictins de Picardie qui, à l’appel des rois d’Écosse aux X° et XI° siècles, vinrent y construire tout un collier d’abbayes. La puissance des Bénédictins atteint son apogée à la fin du XII° siècle : on estime alors le nombre d’abbayes en France à 2 000, et celui des prieurés à 20 000. Dans l’Europe entière, le nombre de monastères dépassait 100 000. En 1200, l’Ordre des Cisterciens comptait en France plus de 530 abbayes. Un adage va prendre naissance que les siècles futurs garderont longtemps, sans doute jusqu’à la guerre de Cent ans : Il fait bon vivre sous la crosse.

Très longue, la liste de ce que nous devons aux frères des villes et des clairières : nos meilleurs collèges (Oxford et Cambridge, héritages des congrégations dissoutes par Henry VIII), nos écoles militaires, nos maisons de retraite, notre hôtellerie, nos ladreries, orphelinats, bibliothèques, asiles de fous, nos hospices et nos hôpitaux. Ajoutons-y, pêlemêle, la gastronomie, le réseau routier (ponts, quais, viaducs compris), l’agriculture et l’agronomie, les eaux et forêts, la papeterie (proche des moulins à eau), la bière (inventée au IX° siècle, les premières brasseries ayant été des couvents, et la bière trappiste gardant la palme), le whisky, né dans les monastères d’Écosse (sans doute du besoin d’alcooliser l’eau par mesure d’hygiène), en plus du houblon et de l’orge, la vigne et le vin (nécessaire à l’eucharistie), le marquage du temps (l’horloge mécanique, progrès technique décisif, inventée pour calculer et synchroniser les offices). Un bouffeur de curés emprunte sa langue aux moines chaque fois qu’il parle de déjeuner (rompre le jeûne), de sa profession (déclaration de foi, d’où s’ensuit l’état légalement exercé), sa pitance (la portion du moine, de pitié et piété), qu’il rejette toute capitulation (le compromis que l’abbé doit passer avec ses subordonnés, les moines capitulaires), qu’il veut avoir voix au chapitre ou pouvoir décompter les voix, s’agissant de bulletins de papier récoltés par tel candidat (car le moine devait déclarer son opinion à haute et intelligible voix), à l’issue d’un scrutin (scrupuleux dénombrement des voix).

N’oublions pas en chemin la lecture silencieuse, qui a rompu avec un millénaire de lecture acoustique, à haute voix. Elle s’est inaugurée au VI° siècle dans les monastères, avec la lecture méditée de la parole de Dieu. C’est saint Benoît qui a rapproché ces deux exercices jusqu’alors séparés : l’exercice physique du déchiffrement et l’exercice mental de la réflexion.

Régis Debray. Le feu sacré. Fayard 2003

fin XI°

L’art roman donne sa plénitude dans les abbayes, églises, dans l’image mais surtout dans la sculpture, oubliée pendant des siècles : Dès l’extrême fin du XI° siècle, les maîtres d’ouvrage exigent que les architectes relèvent une succession de défis, le premier étant d’étendre à l’ensemble de l’édifice de culte, et donc au vaisseau central, le couvrement de pierre, jusqu’alors réservé à l’abside et aux collatéraux. Les basiliques constantiniennes du IV° siècle disposaient d’un vaisseau central charpenté de 10 mètres de large pour les plus modestes mais jusqu’à 24 mètres à Saint-Pierre de Rome. Les collatéraux, quand ils étaient voûtés d’arêtes, ne dépassaient pas 4 à 5 mètres. Les premières tentatives romanes pour passer de la charpente au couvrement de pierre se révèlent assez décevantes. À Saint-Michel de Cuxa, la référence en ce domaine, la voûte en plein cintre ne fait que 3,60 mètres de large. Pour faire plus large et plus haut, il fallait imaginer des solutions nouvelles. Afin de supporter le poids des voûtes de pierre, alors très lourdes car en blocage, en plein cintre, formant un berceau continu ou brisé, les maîtres d’œuvre commencent, à la fin du XI° siècle, par épaissir considérablement la maçonnerie, abandonner les baies hautes et donc l’éclairage direct, porter les murs sur des piliers massifs, et enfin, pour empêcher la voûte de se déverser, ils imaginent de la contre-buter par des tribunes à l’intérieur et par des contreforts extérieurs. Mais ces précautions ne suffisent pas à dépasser la largeur du modèle charpenté : 6 mètres à Saint-Savin, 8,10 mètres à Compostelle, 8,80 mètres à Saint-Sernin de Toulouse.

Pour aller au-delà, il faut faire appel à des techniques plus sophistiquées encore. Ainsi en 1120, à la Madeleine de Vézelay, pour atteindre 10 mètres avec une voûte en plein cintre, une élévation à deux niveaux sans tribune mais avec d’immenses baies, l’architecte tend en travers du vaisseau central des tirants de métal – dont il subsiste encore les crochets au-dessus des chapiteaux -, lance des arcs-doubleaux retombant sur des supports en forte saillie sur les murs et développe les contreforts extérieurs. L’aménagement de lunettes dans la voûte assure la diffusion de la lumière. À cette réussite technique s’ajoute une réussite esthétique non moins exceptionnelle, grâce à un traitement de la lumière d’une rare subtilité.

[…] Nombre de monuments déjà construits ou en cours de construction sont modifiés pour être adaptés à cette demande nouvelle qui paraît, en France du moins, très impérieuse. Ainsi à Notre Dame de Fleury, sur la Loire et à Cluny, les voûtes de pierre sont montées sur des murs minces destinés à l’origine à porter une charpente légère. Il s’ensuit parfois des drames comme à Cluny où une voûte s’effondre, en 1125. Pour contourner cette difficulté, l’architecte de Saint Philibert de Tournus imagine de lancer en travers du vaisseau central une série de berceaux transversaux venant reposer sur des doubleaux, réussissant ainsi à conserver l’éclairage direct d’une nef qui était jusqu’alors charpentée. C’est également à la même époque qu’est inventé un nouveau système de couvrement qui connaîtra, à la génération suivante avec l’architecture gothique, une diffusion remarquable : la croisée d’ogives. Les voûtes sont soulagées par des arcs se croisant sur une clé. La présence d’un arc formeret le long des murs latéraux offre l’avantage de ne pas faire porter le poids des voûtes sur ceux-ci et de conserver l’éclairage direct, comme à Tournus. Les abbatiale de Caen et la cathédrale de Durham en Angleterre en sont les plus anciens témoignages.

Alain Erlande-Brandeburg. L’art roman. Un défi européen. Découvertes Gallimard 2005

Dès le XI° siècle, les langues romanes se constituent et témoignent par leurs savants procédés d’analyse de ce besoin d’ordre qui se fait partout sentir. L’art, cette autre langue non moins expressive, se transforme à son tour.

Il a deux âges bien distincts : un âge de formation par voie d’emprunt auquel on a très justement donné le nom même qui désigne les langues nouvelles dont il est contemporain, l’âge roman ; puis l’âge d’originalité absolue, l’âge analytique au plus haut point, auquel on attribue le nom impropre mais consacré de gothique. De l’un à l’autre il n’existe point d’interruption : l’un marque l’aspiration méthodique, l’autre le résultat acquis.

Précisons les caractères techniques des deux époques :

Pour l’une et pour l’autre, le programme est le même : voûter la basilique latine ; c’est dans la façon de bâtir et de maintenir les voûtes que les procédés diffèrent, que le progrès se manifeste.

a. – À l’époque romane, la concrétion par couches horizontales qui constituait les voûtes antiques est remplacée par un blocage à lits rayonnants. Le pilier qui reçoit la retombée commence à se fractionner suivant les membres qu’il supporte, mais ce pilier joue encore le double rôle de pied-droit soutenant les charges verticales et de culée amortissant les poussées. On n’imagine pas encore d’autre moyen de contrebalancer l’effort des voûtes, que de leur adosser directement des massifs de butée. La solution est incomplète, mais déjà se fait sentir un esprit d’analyse étranger à l’Antiquité romaine.

b. – Arrive la période gothique : l’architecture prend des allures libres inconnues à l’époque romane. La structure nouvelle est le triomphe de la logique dans l’art ; l’édifice devient un être organisé où chaque partie constitue un membre, ayant sa forme réglée non plus sur des modèles traditionnels mais sur sa fonction, et seulement sur sa fonction.

À l’époque romane, la voûte d’arête était une coque liaisonnée où les panneaux se tenaient et ne faisaient qu’un ; à l’époque gothique, elle se décompose en panneaux indépendants portés sur un squelette de nervures.

Les poussées étaient autrefois des efforts plus ou moins diffus, les nervures en localisent l’effet, le concentrent en des points bien déterminés : en ces points seulement une résistance est nécessaire ; le mur plein de l’architecture romane devient inutile, il disparaît et fait place à une claire-voie.

Auguste Choisy. Histoire de l’architecture.t. II, Paris, 1954

Un des phénomènes les plus étranges à constater dans l’histoire de l’art du Moyen Âge est l’abandon presque total de la sculpture sur pierre avec représentations de scènes à personnages, depuis l’époque des invasions barbares jusqu’au XI° siècle. […]

C’est seulement vers le milieu du XI° siècle et, d’une façon plus tangible, dans les dernières années de ce siècle qu’apparaissent de véritables bas-reliefs de pierre d’assez grandes dimensions donnant réellement l’impression d’œuvres d’art. Mais si le bas-relief à personnages exécuté dans la pierre fut à peu près inconnu aux époques mérovingienne et carolingienne, il fut pratiqué en ce temps-là dans d’autres matières et surtout dans l’ivoire pour des figures de petites dimensions, et dans le métal pour des figures de proportions variables et parfois assez grandes. L’art de l’orfèvrerie prit à l’époque carolingienne un grand développement ; on constate alors la production d’une quantité vraiment considérable de monuments de métal précieux ornés de figures en relief. Pendant les siècles romans, le XI° et le XII° siècle, l’usage des œuvres d’orfèvrerie fut aussi très fréquent : observons qu’il ne s’agit pas seulement d’objets de petite taille tels que des calices, des encensoirs, des pyxides, des lampes, des couronnes suspendues au-dessus des autels, mais aussi d’ouvrages plus importants comme de grandes châsses, des devants d’autel et des statues.

Paul Deschamps. Étude sur la renaissance de la sculpture en France à l’époque romane, Bulletin monumental, Société française d’archéologie, 1925

La résurrection de la sculpture au commencement du XII° siècle est un des grands événements de l’histoire de l’humanité. On a répété souvent que le triomphe du christianisme avait précipité la décadence de la sculpture : l’Église, après sa victoire, aurait aussitôt déclaré la guerre aux statues, où elle voyait des idoles. Les faits ne répondent pas à ces affirmations. On a retrouvé des statues chrétiennes des premiers siècles, et l’on sait que les sarcophages chrétiens décorés de bas-reliefs abondent dans nos musées. La vraie cause de la disparition de la sculpture n’est pas l’hostilité de l’Église, mais l’avènement d’un art nouveau …

L’Église a si peu condamné la sculpture que c’est elle qui la fit revivre. C’est la France méridionale qui eut la gloire de cette résurrection. On a pu hésiter entre la Bourgogne et le Sud-Ouest, mais les études les plus récentes concluent en faveur de Toulouse. Il ne semble pas qu’il y ait d’ensemble plus ancien que les chapiteaux du cloître de la Daurade, à Toulouse ; ils ont été sculptés entre 1060 et 1070. Les chapiteaux et les bas-reliefs du magnifique cloître de Moissac, terminés en 1100, sont un peu postérieurs. Ainsi, les moines français recommencèrent l’œuvre de la Grèce. Moissac et la Daurade étaient deux prieurés clunisiens. Reconnaissons ici le génie si large et si humain de Cluny, que nous n’admirerons jamais assez. En quelques années, on vit la sculpture se propager dans tout le Midi, gagner la Bourgogne et enfin l’Ile-de-France.

Les moines clunisiens, qui portèrent la sculpture jusqu’en Espagne, y virent la plus puissante alliée de la loi. Leurs tympans sculptés parlèrent désormais avec autant d’éloquence que leurs docteurs. Quelle pensée inscrivirent-ils au front de leurs églises ? Une pensée profonde, qui ne pouvait laisser aucun homme indifférent : celle du jugement. Le Dieu de l’Apocalypse, majestueusement assis entre les quatre animaux et les vingt-quatre vieillards, apparaissait, à la fin des temps, prêt à prononcer la sentence. Le pèlerin qui allait d’église en église, rencontrait sans cesse cette redoutable image.

Emile Mâle. Art et artistes du Moyen Âge. Flammarion, Paris, 1968

La lecture d’Émile Mâle ne fait pas l’unanimité :

Il y a une évolution rapide qui mène dès la fin du XII° siècle la sculpture à entrer en compétition avec celle de l’Antiquité, dans des œuvres qui ont un niveau de qualité insurpassable, comme à la cathédrale de Strasbourg. Mais il faut en finir avec l’idée, qui était celle d’Émile Mâle par exemple, que la cathédrale pouvait être une Bible des illettrés, leur apprenant à travers sculptures et vitraux des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le but était certainement beaucoup plus d’éblouir que d’enseigner. Si on se penche sur les vitraux par exemple, les iconographies sont souvent très complexes ; ils ne peuvent alors être déchiffrés que par des lettrés. Et, lorsque des vers latins abscons servent de légendes, c’est une étrange manière de faire le catéchisme aux illettrés !

[…] Autre changement considérable, autour de 1200, avec la mise en place du gothique classique : la taille en série. On régularise et on prévoit avec exactitude les modules, afin de dissocier la taille de pierre de la maçonnerie. Jusque-là, il fallait que le tailleur soit présent au moment où l’on maçonne pour retailler éventuellement la pierre, l’ajuster, en ajouter une autre au besoin, ce qui n’est plus nécessaire avec une préfabrication bien planifiée. C’est un réel bouleversement des habitudes car désormais les tailleurs de pierre peuvent travailler en hiver pendant que les maçons chôment. On installe une construction provisoire, la loge, pour travailler au sec. La productivité double ! Cela explique la rapidité de certains chantiers : l’essentiel de la cathédrale de Reims a été bâtie en vingt ans !

Jean Wirth. L’Histoire 419 Janvier 2016

Mais la pierre réclame l’outil. Elle ne se pétrit pas avec les doigts. Elle ne se prête pas ou se prête difficilement à la sensualité de la caresse, à la virtuosité de la recherche. Il faut aller chercher la forme dans le bloc, et non l’accroître lentement autour de l’armature. Le travail y part de dehors, et c’est le contraire pour la terre, où il part de l’intérieur. De nos jours, les choses sont confondues, et la maquette en terre est remise au praticien pour l’exécution en pierre ou en marbre, au moins pour la mise au point. Mais même si l’artiste du Moyen Âge s’était servi d’ébauches ou d’indications en terre, il eût été dominé par l’idée de la pierre. Il ne songeait pas à exécuter un bibelot de grande taille pour un particulier, il travaillait à un mur d’église. Sur le vitrail de Chartres, on le voit frapper dans le bloc, à coups de maillet, à coups de ciseau. Dans le plus grand nombre de cas, le sculpteur et le maçon besognent, parfois côte à côte, dans la même matière et pour le même objet.

Mais ce n’est pas d’un seul coup que la sculpture en pierre, au Moyen Âge, a possédé ses ressources et défini son esprit. On verra comment elle a été quelques temps rivée à l’imitation du bois, du stuc, de l’orfèvrerie et des ivoires. Plus tard elle a été peut-être déviée par l’imitation du marbre. Celui-ci est admirable par la douceur et l’éclat ; on dirait que, sous une mince pellicule de sa surface, il accueille et réfracte la lumière qui semble ainsi lui venir, non d’un éclairage extérieur, mais de sa propre substance ; parfois semé de paillettes cristallines, dans les carrières des îles de l‘Égée, il est à la fois lumineux et robuste. Les Grecs eurent eux aussi, et avant tous, dans leurs édifices et dans leur sculpture, cette noble unité de matière qui caractérise également nos églises. Le Moyen Âge a connu un bâtard du marbre, l’albâtre, fourni par les carriers flamands aux imagiers bourguignons et anglais. Mais l’albâtre est au marbre grec ce que le plomb est au bronze, et le marbre lui-même, qui favorise les recherches d’épiderme, incline aussi à une mollesse brillante et à la rondeur. […]

La sculpture romane est mouvement avant tout. L’homme même, le long géant des trumeaux, des piédroits, des tympans, se meut avec une ardeur passionnée. Appuyés au linteau sur ces socles d’immobilité que leur font les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, les Jugements Derniers bougent de toutes parts. Aux anges, aux élus, aux damnés qui plient les genoux s’ajoutent les figures volantes, celles qui tombent, celles qui se renversent en arrière et, dans les médaillons, celles qui font la roue. L’art roman n’est pas seulement l’art des monstres, il est l’art des acrobates : à côté de l’anomalie de la forme, il y a l’anomalie du geste, comme si, lorsqu’il respecte la nature dans un corps bien fait, le sculpteur voulait néanmoins lui imposer une sorte de frénésie cachée et l’audace de ses songes. Peut-être est-ce là que nous verrons s’exercer avec le plus de rectitude et d’autorité les règles que l’on aperçoit déjà.

Henri Focillon. L’Art des sculpteurs romans. Leroux, Paris, 1931

Avant même de commencer l’extraction, il a d’abord fallu choisir judicieusement une qualité de pierre adaptée à l’objet à construire : un soubassement, un pilier, une archivolte, une clé de voûte, un appui de charpente en encorbellement, un mur en grand appareil, des éléments destinés à un simple remplissage, un parement soigné avec une texture ou une couleur particulière, ou encore une extraction destinée à la taille ornementale… Tous ces éléments ne nécessitent évidemment pas les mêmes natures de pierre. Qui plus est, les choix possibles dépendent des carrières de la région. De sorte qu’un compromis s’avère souvent nécessaire entre le souhait d’une pierre particulière et le coût de son transport sur le site du chantier. Rappelons que les roches se classent en éruptives – granites, basaltes et andésites, sédimentaires – essentiellement calcaires – oolithiques, coquilliers ou tuffeaux – et silices, et métamorphiques – marbres, schistes et gneiss.

La dureté de ces roches, ainsi que leur comportement à la taille sont évidemment différents. Quelques exemples : le granite breton, l’andésite du Puy de Dôme, le calcaire coquillier d’Île de France, les schistes ardoiseux d’Anjou.

Xavier Bezançon § Daniel Devillebichot. Histoire de la Construction. De la Gaule Romaine à la Révolution Française. Eyrolles 2012

Les combinaisons de l’ombre et de la lumière ne sont pas les seules à donner aux monuments la vie de la couleur. L’église romane utilise la polychromie pour la sculpture et fait accueil à la peinture murale. L’étude de la première de ces deux questions est rendue difficile par l’extrême rareté et par le délabrement des exemples. Ces couches légères, qui revêtaient la pierre d’un mince épiderme de ton, ont presque complètement disparu, mais les traces qui, çà et là, en subsistent, attestent l’intérêt d’une pratique dont les Anciens avaient fait grand usage, sans qu’il nous soit possible d’en préciser le rôle et la portée au XII° siècle. La polychromie était-elle employée à titre de rehauts, par exemple pour enlever les reliefs sur les fonds et pour leur donner plus d’accent ? On aurait peine à croire que des maîtres si entendus dans l’interprétation architecturale et plastique de l’espace et, comme nous le verrons, si sensibles aux valeurs optiques de la peinture, aient ainsi risqué de désorganiser un système aussi savamment établi. Plus probablement la polychromie de la sculpture fut à leurs yeux une parure, du même ordre que la polychromie des assises et les jeux d’appareil. Mais il est possible aussi que, la faisant intervenir dans les procédés de la composition ornementale, ils en aient tiré parti soit pour préciser, soit pour feindre certains effets et certains mouvements.

Henri Focillon. Art d’Occident. Max Leclerc, Paris, 1938

Au X° siècle, la sculpture avait disparu. L’histoire de l’art conçue au XIX° a donc supposé que les artistes réapprirent à sculpter pendant le XI°; et, parce qu’elle postulait que le développement de tout art se confond avec une conquête de l’illusion, elle a établi une évolution depuis les chapiteaux primitifs jusqu’au tympan de Moissac.

L’art de ces chapiteaux n’est plus celui des invasions, ni l’expression celtique maintenue par l’enluminure des Iles. Pas davantage un art de tradition, semblable à ceux de l’Afrique et de l’Océanie ; l’admirable s’y mêle aux graffiti. Nous commençons à en distinguer les cadres. Figures d’instinct semblables aux dessins d’enfants ; héritières incertaines de la forêt mérovingienne ; imitations tantôt habiles et tantôt maladroites d’œuvres antérieures, d’orfèvreries surtout (ici paraissent à la fois le bas des vêtements en feston et l’accord des personnages avec l’acanthe rustique des chapiteaux); abstraction et expressionnisme sacrés, liés à un accent populaire, qui se rejoindront à Payerne ; d’autres cadres encore. Le style roman n’effacera pas d’un coup ce chaos, que l’on ne peut définir comme on définit un style. Tout au plus peut-on tenter de voir les pôles de sa vraie création dans l’abstraction du chapiteau des SÉRAPHINS et la trouble plénitude de la VISITATION de Selles-sur-Cher, qui exprime l’émotion d’un grand art de bergers par un geste admirable, par des robes où une orfèvrerie barbare magnifie des haillons, et ces pieds informes qui dressent la rencontre sacrée sur la misère et la boue des siècles…

À Saint-Benoît comme à Poitiers, comme dans les ensembles espagnols et rhénans, on distingue non seulement plusieurs sculpteurs, mais encore ce qu’on appellerait aujourd’hui plusieurs écoles : la création du XI° siècle est multiple, étendue, et féconde en trouvailles dont l’indépendance nous intrigue. Pourtant cette création, même admirable, est toujours élémentaire, élémentaire s’opposant ici à traditionnel et à élaboré. L’art ne passe manifestement pas des SÉRAPHINS au tympan de Moissac ; la VISITATION demeure sans postérité. La sculpture subit une mutation brusque.

On connaît depuis longtemps le lien qui unit aux ivoires la sculpture de Toulouse et de Compostelle ; mais ce ne sont pas les seuls ivoires, c’est l’art du livre tout entier, que la sculpture découvre au début du XII° siècle. […] L’idée que l’art du tympan de Moissac puisse venir d’une enluminure, fût-elle géniale, est inconcevable pour un sculpteur. On peut – parfois – agrandir un ivoire aux dimensions d’un haut-relief ; mais si on peut faire un haut-relief d’une enluminure, d’un tableau de Raphaël ou d’un portrait de Cézanne, on ne peut en faire une œuvre d’art – à moins d’en faire une œuvre étrangère, par sa nature même, à celle qui l’a suscitée. L’enluminure n’apporte pas aux sculpteurs des modèles d’expression ou d’illusionnisme, elle leur révèle un niveau d’élaboration, un monde de formes irréductible à celui de la sculpture pré-romane, et, comme tout l’art du livre, un domaine de références.

Peu importe l’éducation technique des premiers maîtres romans. La technique de la sculpture n’est pas héréditaire. Il n’a pas fallu plusieurs vies à Poussin, à Daumier, à Gauguin, pour l’acquérir ; il faut moins de temps encore à un orfèvre et à un ivoirier. La grande sculpture surgit soudain, comme a surgi l’enluminure ; et sa relation avec les chapiteaux primitifs rappelle souvent celle de l’enluminure carolingienne avec l’illustration zoomorphe des manuscrits mérovingiens. Encore les premiers enlumineurs connaissaient-ils la miniature insulaire et byzantine. Son rôle semble repris par le Trésor des couvents. Le sculpteur des SÉRAPHINS, artistiquement, est illettré ; pas celui de Moissac. La sculpture sur pierre devient un art historique. Le petit maître de Saint-Sernin et le maître génial de Moissac, que l’on a peine à croire voisins, peine à croire contemporains, écartent du même geste les chapiteaux de Saint-Benoît. Que l’on pense à Moissac, à Vézelay ou à Autun entre ces chapiteaux et les enluminures majeures : celles du Pontifical de Robert par exemple, ou les dessins des psautiers anglo-saxons. Au XI° siècle, le monde de formes instinctif ou brut de la sculpture sur pierre, et le monde de formes dominé (et souvent raffiné) du livre, ne semblent pas appartenir à la même civilisation…

André Malraux. La Métamorphose des dieux. La Galerie de la Pléiade, Gallimard, 1957

Au XII° Adélaïde de Savoie épouse le roi de France, Louis VI et la Savoie française est alors intégrée aux États de la Maison de Savoie.

Le Moyen Age d’après l’an 1000 a connu un enthousiasme profond, nourri par une foi religieuse tellement vive, qu’elle lança les bases d’une nouvelle civilisation. Je parle du noyau central, de cet âge véritablement renaissant qui s’étend du XI° siècle à la fin du XIII°, en gros : ce moment crucial où se forgèrent langues et techniques, modes, mœurs, littératures, gouvernements, religions, sans parler de la construction de beaux châteaux et d’époustouflantes églises.

Le climat lui-même s’était mis du coté de cette marche en avant : il se réchauffait lentement. Ce qui signifie que pendant deux ou trois cents ans, les petits fils vivaient des étés plus ensoleillés que ceux qu’avaient connus leurs grands parents ! Les terres se défrichaient en conséquence, les royaumes s’organisaient, les pillards du Nord, un peu partout refoulés, s’installaient en résidence, tandis que Dieu lui aussi, ne cessait de gagner du terrain et de l’influence, grâce à ses armées de moines vaillants qui parachevaient son culte, alimentant le mysticisme ambiant par les travaux de leurs mains, bâtisseurs et savants. La foi, intense, irréfléchie, qui fera courir en foule vers l’oriental Sépulcre des chevaliers coiffés de salades, jugulait quelque peu les passions les plus meurtrières ; les trêves de Dieu appuyées par le spectre de l’excommunication, bridaient les instincts mauvais des barons les plus farouches.

Le XII° siècle sera celui de l’expansion, de la culture sous toutes ses formes, agricole et intellectuelle ; celui des sensationnelles créations en pierre de taille ! les hommes d’alors, sous la pulsion d’une société gonflée d’espoir, soulevèrent des milliers de tonnes de cailloux à des hauteurs merveilleuses, vers le ciel, au milieu des champs labourés.

Entre l’an 1000 et ce qui fût l’apogée du règne de Philippe Auguste, l’Extrême Occident se donna les assises turbulentes qui allaient régir la suite des événements pour des siècles. L’Angleterre s’acquit des rois entreprenants et stables ; gros propriétaires en France, ils épousèrent des princesses aquitaines et poitevines. D’un autre coté, le royaume de France finit par établir un pouvoir décisif et irréversible sur ses provinces occitanes, dûment massacrées et passées au glaive, tandis qu’au-delà des montagnes Pyrénées s’amorçait la déconfiture des Maures, ce dont les Castillans profitèrent pour entamer une lente reconquête.

Pour la première fois depuis la lointaine époque gallo-romaine, les forêts reculaient devant la charrue dans les plaines fertiles, cependant qu’une littérature de première force bourgeonnait dans cette langue un peu sourde, mais douce aux oreilles appelée langue d’oïl, de sa manière de dire oui. Le français ancien s’organisait, sans toutefois unifier entièrement ses différents dialectes, pour former de grandes branches voisines. Autre événement de conséquence : l’Église mettait la croix sur ses bannières ; les croisés abattirent trois expéditions au Moyen-Orient, faisant massacrer un certain nombre d’Infidèles, mais surtout des chrétiens à plenté ! Cependant des moines dévots organisaient pour eux-mêmes une vie régulière qui laissait place à l’exaltation mystique et à la réflexion, ainsi qu’à une action sociale digne d’éloge ; les institutions monastiques cultivaient le germe d’une puissance intellectuelle, austère et efficace, qui, au bout du compte, changerait la face du monde.

Enfin, last but not least comme on ne disait pas encore dans les provinces angevines où la monarchie anglaise érigeait ses tombeaux, les cathédrales poussaient du sol en une fiévreuse éruption lapidaire. Les châteaux forts se renforçaient, passant des blocs de bois inflammables au rocher. Ils s’équipaient de chemins de ronde et de donjons crénelés tels que nous les avons contemplés par des matinées fraîches, dans les classes aux vitres givrées, sur des gravures destinées aux rêves des écoliers.

Bref, c’est le Moyen Age, le vrai ! Le fantastiquement actif Moyen Age. Le bourdonnement y est intense, causé non seulement par le bruit des marteaux, mais aussi par celui des bouches chanteuses qui font voltiger la musique sous toutes ses variétés, du cantique à la chansonnette !

Claude Duneton. Histoire de la Chanson Française. Seuil 1998.

1085                             

Ferdinand de Castille (1036-1064) avait, au milieu du XI° siècle, donné une impulsion nouvelle à la lutte antimusulmane, contraignant les rois musulmans de Badajoz et de Tolède à se reconnaître ses vassaux, et obligeant Al Motamid de Séville à lui livrer les reliques de saint Isidore [1] – la figure la plus marquante du royaume Wisigoth antérieure à la conquête arabe – pour les enterrer solennellement à Léon. Son second fils, Alphonse VI (1072- 1109), après avoir dû lutter contre ses frères pour refaire l’unité du royaume castillan, rompue par le partage successoral qui avait suivi la mort de Ferdinand reprit, avec plus de vigueur encore sa politique offensive à l’égard de l’Islam. Elle fut couronnée, en 1085, par la conquête de l’ancienne capitale wisigothique, Tolède. Le retentissement de cette victoire, qui coïncidait avec l’occupation de Valence par une autre armée castillane, fut énorme, tant dans le monde chrétien que dans le monde musulman, où elle provoqua un véritable sursaut : menacés par l’avance chrétienne, et par les exigences de plus en plus pressantes du roi de Castille, les rois de taifas, parmi lesquels Al Motamid II de Séville, se décidèrent à faire appel à Youssouf, sultan des Almoravides.

Depuis le milieu du siècle, ces Berbères fanatiques qui réclamaient une stricte observance des préceptes coraniques, avaient étendu leur domination sur toute l’Afrique septentrionale, et leur installation dans les régions qui faisaient face à Al Andalus avait suscité plus d’inquiétude que de satisfaction chez les rois de taifas.

Mais il ne restait, pour Motamid et les autres roitelets d’Andalousie, que le choix entre faire paître les chameaux chez les Almoravides, ou garder les porcs chez les chrétiens.

En 1086, Youssouf débarquait à Algésiras, obligeant à la retraite les troupes castillanes qui s’étaient avancées jusqu’au détroit. La rencontre décisive eut lieu à Zalacca (ou Sagrajas) en Estrémadure, et aboutit à une défaite complète des armées castillanes. Du jour au lendemain la situation était renversée, et la plus grave menace pesait sur l’Espagne chrétienne. Heureusement, Youssauf ne sut pas mettre à profit le désarroi de ses adversaires. Soutenu par les alfaquies et par l’opinion populaire qui reprochait aux rois de taifas leur tiédeur religieuse, il entreprit de soumettre toute l’Espagne musulmane au pouvoir almoravide, et de rétablir à son profit l’unité politique de Al Andalus. Cette ambition était réalisée lorsqu’il mourut en 1106, mais elle avait assuré un précieux répit aux chrétiens.

Marcelin Defourneaux. La Péninsule ibérique. 1986

Al Andalus est désormais la province d’un empire dont la capitale, sous les dynasties successives des Almoravides [1090-1147] et des Almohades [1147-1269], est située à Marrakech, au Maroc.

Gabriel Martinez-Gros. L’Histoire. Mai 2011

Guillaume de Normandie ordonne une vaste enquête pour connaître l’état du Royaume d’Angleterre, avant son arrivée en 1066, et après 20 ans de règne : ce sont les moines qui vont effectuer le travail : cela va donner le Domesday Book, encore visible aujourd’hui au Public Record Office de Kew, à Londres. [2] On peut y voir que la famille royale possède un cinquième du pays, l’Église un quart, et une dizaine de grands seigneurs un autre quart. La terre est contrôlée par 250 personnes environ, dont aucun Anglo-Saxon.

C’est en Normandie qu’on voit pour la première fois mentionnée un moulin à foulon, à Saint Wandrille, un moulin à bière, près d’Évreux.

Un an plus tard, Guillaume va obtenir de tous les tenanciers du royaume d’Angleterre qu’ils prêtent au roi serment d’hommage et de fidélité, un vrai tour de force ; mais la situation générale n’est pas simple, car, pour les barons comme pour le roi, la question va être de savoir qui l’emportera, de l’Angleterre ou de la Normandie, et cela va être au cœur des préoccupations anglaises jusqu’au début du XIII° siècle :

Car le duc de Normandie est le vassal du roi de France ; il lui doit l’hommage et les services que la vassalité entraîne. Les barons normands sont également les vassaux du duc de Normandie, mais ils sont aussi des barons du Roi d’Angleterre dont ils ont reçu des terres et auquel ils doivent leur hommage et leurs services. Il faut donc que le roi d’Angleterre et le duc de Normandie soient une seule et même personne et, d’autre part, il faudrait que ce roi décide s’il préfère être roi d’Angleterre ou duc de Normandie.

Alfred Fichelle. Le monde slave 1986

30 09 1088

Début de la construction de la troisième abbaye de Cluny. Gauzon de Baume et Hézelin de Liège en sont les concepteurs, s’inspirant manifestement de l’abbé Didier à l’abbaye du Mont Cassin ; Hugues de Semur en est l’abbé. Pierre le Vénérable (1092 – 1156), le dernier des grands abbés de Cluny l’achèvera, après la fin de mandat tempétueuse de Pons de Melgueil, abbé de 1109 à 1122 : elle prend la place de deux basiliques antérieures du X° siècle, construites par Guillaume d’Aquitaine, fondateur de l’ordre 80 ans plus tôt ; de 12 au départ, la communauté était passée à 100, et enfin à 400 moines et 600 convers : 1 000 religieux ! On nommera alors les bénédictins d’avant Cluny les anciens bénédictins.

Cela va être la plus grande église du monde – Major Ecclesia – jusqu’à la construction de Saint Pierre de Rome. Longue de 187 m, elle a été conçue non à la mesure du monastère, mais de l’ordre tout entier : un vaste narthex, une immense nef à double collatéraux coupée par deux transepts, un déambulatoire encerclant le chœur sur lequel s’ouvraient 5 chapelles rayonnantes. Ce gigantesque vaisseau était couronné par une gerbe de 5 grands clochers encadrant la façade et le transept : 2 à l’entrée du narthex, un clocher carré à la croisée du transept majeur et 2 clochers octogonaux à l’extrémité du croisillon. Tout cela sera terminé 40 ans plus tard… les cathédrales gothiques à venir auront souvent besoin de plus de 100 ans de travaux, et resteront toutes de moindre dimension. Les travaux ont été effectués par des compagnons et tout cela a coûté fort cher : le roi de Castille Alphonse VI a certes apporté une contribution majeure dans la robe de la mariée, – il avait épousé la nièce du duc de Semur – mais les finances ont été grevées pour des dizaines d’années et cela va créer de grandes tensions sous le mandat de Pons de Melgueil, successeur de Hugues de Semur. La réalisation est splendide, mais elle n’alla pas sans quelques déboires : bien des chantiers commençaient avec comme objectif un plafond plat tenu par une charpente, mais la tendance de l’époque était à l’élargissement du vaisseau central, ce qui ne pouvait se faire qu’en abandonnant le plafond plat pour un couvrement en voute :

Nombre de monuments déjà construits ou en cours de construction sont modifiés pour être adaptés à cette demande nouvelle qui paraît, en France du moins, très impérieuse. Ainsi à Notre Dame de Fleury, sur la Loire et à Cluny, les voûtes de pierre sont montées sur des murs minces destinés à l’origine à porter une charpente légère. Il s’ensuit parfois des drames comme à Cluny où une voûte s’effondre, en 1125.

Alain Erlande-Brandeburg                L’art roman. Un défi européen.          Découvertes Gallimard 2205

Dans l’ordre clunisien se poursuivait le mouvement de réaction contre le travail intellectuel qui, par souci d’austérité, s’était mis en branle dans certaines abbayes de l’Empire au seuil du IX° siècle. On n’avait pas été jusqu’à fermer l’école ni les armoires aux livres, mais on entendit concentrer les exercices sur la lecture des Pères, sur celle d’abord de Grégoire le Grand. Après l’an mil, les abbés de Cluny ne cessèrent pas de détourner leurs fils de la fréquentation des classiques païens, de les mettre en garde contre les risques d’infection spirituelle que prenait le moine lorsqu’il se complaisait aux poèmes de Rome. Qu’une telle méfiance à l’égard des auctores de l’Antiquité ait dominé le milieu où se forgea l’esthétique romane aide peut-être à comprendre ce qui distingue celle-ci de l’esthétique impériale, de toutes les renaissances et de leur volonté d’humanisme. Des trois arts du trivium, ne paraissaient nécessaires au moine ni la rhétorique – de quoi servirait l’éloquence à qui vit dans le silence et s’exprime presque toujours par geste ? – ni la dialectique, science du raisonnement, tout à fait inutile dans la retraite claustrale où nul ne trouve à discuter ni à persuader. La grammaire seule convient à sa formation. Mais doit-il pour autant s’exposer aux séductions nocives des lettres profanes ? Ne lui suffit-il par, pour connaître le sens des mots latins, d’employer des répertoires, telles les étymologies d’Isodore de Séville ? En s’aidant de semblables recueils, où le contenu des œuvres littéraires se trouve mis en pièce et dépouillé de ses appas, que le fils de Saint Benoît, dans les travées du cloître, poursuive seul la longue rumination de quelques textes saints, qu’il les imprime peu à peu dans sa mémoire. Car ce n’est pas par les subtilités de la raison, ni en s’abandonnant au charme du beau langage que l’on peut progresser dans la vraie connaissance. Le moine s’est voué au silence, il marche vers le ciel et vers la lumière divine. Il en percevra plutôt l’éclat s’il laisse affleurer à sa conscience, par le jeu spontané du souvenir, tel vocable, telle image. L’intuition jaillira naturellement de l’association de ces mots  et de l’illumination des symboles. Tel est le cadre mental qui entoura au XI° siècle la naissance de la peinture, de la sculpture et de l’architecture monastiques. Point de raisons, point de méthode, fort peu de références aux textes classiques. Mais l’Écriture tout entière remémorée, chacun de ses mots tenus pour un signe de Dieu, conservé pour cela comme un trésor, pesé, palpé, éprouvé, jusqu’à ce que, de son rapprochement fortuit avec tel autre, surgisse brusquement la lumière. Une pensée qui se meut selon les diverses facettes de la réminiscence, mais trouve à s’ordonner dans la cohésion d’une symbolique, celle de la liturgie.

[…] À Cluny, dans la troisième église qu’édifia saint Hugues, celui-ci, pour mieux figurer les très longs cheminements qui séparent l’homme de son salut, voulut que fut établi un vaste intervalle entre le porche, lieu d’initiation aux lumières et le point central où s’accomplit le sacrifice, où la prière collective monte vers Dieu, cet espace déployé à la verticale par la tension des piliers et des voûtes : le chœur.

Georges Duby. Le temps des cathédrales. Gallimard 1976

Tout ceci n’empêche pas Pierre le Vénérable de voyager- avant de devenir vénérable, il se nommait Pierre de Montboissier, de famille aristocratique bourguignonne – : ayant découvert le Coran lors d’un passage à Tolède, il demande à l’astronome anglais Robert Kenton de le traduire en latin afin de pouvoir argumenter contre l’exécrable et nuisible hérésie de Mahomet […] Ainsi, les Latins pourront s’instruire des choses qu’ils ignorent et se rendre compte à quel point cette hérésie est pernicieuse, ainsi, ils pourront la combattre et la rejeter. Dans l’un de ces recueils, on trouve même une caricature de Mahomet [3], commentée par Pierre : Mahomet est monstrueux, doté d’une tête d’homme avec un cou de cheval et couvert de plumes ; le dessin est inspiré des vers du poète latin Horace : Supposez qu’un peintre ait l’idée d’ajuster à une tête d’homme un cou de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d’éléments hétérogènes ; si bien qu’un beau buste de femme se terminerait en une laide queue de poisson. À ce spectacle, pourriez-vous, mes amis, ne pas éclater de rire ?

Bien évidemment, ceci ne pouvait que susciter l’hostilité des musulmans, dont le livre saint rayonnait dans son texte original, quand la Bible, elle, avait été largement diffusée grâce à ses versions grecque (Septante) et latine (Vulgate).

Le débat annoncé tourne rapidement court. De fait, les conditions d’un réel échange sont loin d’être réunies. Le premier blocage est lié à la qualité médiocre voire tendancieuse des traductions fournies, par exemple la difficulté de rendre en latin le terme musulman et le recours à des circonlocutions tirées du verbe croire, comme si les chrétiens ne pouvaient concevoir que, pour l’islam, le fidèle se rend, se remet, se soumet à Dieu. Le second, plus profond, tient à l’impossibilité de sortir du système chrétien d’autorités pours se placer sur le terrain de la logique argumentaire de l’adversaire. D’où un rejet global du musulman comme autre diabolique et la part belle faite aux stéréotypes alors que Pierre prétend vouloir débattre selon la raison, à la manière des disputes scolaires. Dès lors, la première apologétique de l’Occident médiéval contre l’Islam fonctionne largement comme un leurre. Il ne s’agit pas tant de convaincre les musulmans de leur erreurs que de conforter les chrétiens dans leur bon droit. Comme d’autres polémistes à venir, tel Thomas d’Aquin dans sa Somme contre les gentils, Pierre le Vénérable échoue à dialoguer réellement avec l’Islam. Il a beau se réclamer de la raison naturelle commune à tous les hommes, il se heurte à l’impossibilité d’aborder les questions divines sur une base raisonnable ou argumentative. Ne reste plus que le terrain de la preuve, qu’il s’agisse de miracles ou de phénomènes extraordinaires (mirabilia). Ce clerc, qui, par profession, est justement au centre du miracle sacramentel chrétien de l’Eucharistie, ne conçoit pas que les vérités divines puissent être autre chose qu’un objet de foi. Croire ou ne pas croire, telle est l’unique alternative.

Rien ne changera fondamentalement avec les deux autres traductions du Coran entreprises plus tard par Marc de Tolède (1220) et Juan de Segovia (1456) même si leur texte en latin et en castillan gagnent en qualité par rapport à l’original. Le message écrit de l’islam résiste au système d’autorité chrétien, ce système s’ouvrirait-il, comme c’est le cas, à partir du XIII° siècle, à des auteurs de traditions non chrétiennes. Dans ces conditions, quelle place est-il possible de faire aux penseurs de l’islam dont l’influence devient majeure dans le mondes des universités de l’Occident latin? La solution trouvée à ce problème majeur dans le développement de la philosophie consiste à faire de ces penseurs des chrétiens qui se sont ignorés ! L’islam étant déclaré irrationnel, les philosophes libres penseurs qu’ont été Avicenne ou Averroès n’ont pu que rejeter les fables de Mahomet ; ce sont peut-être même des crypto-chrétiens que Dante, dans sa Divine comédie, place d’ailleurs dans le tout premier cercle de l’Enfer, tandis que Mahomet se trouve, lui, au huitième.

Domnique Iogna-Prat. Histoire Mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron et 132 auteurs encadrés par Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou. Seuil 2018

Le Dieu tout puissant a fait grandir cette maison de partout, par sa seule clémence et non par nos mérites. Il a répandu notre ordre non seulement en Bourgogne mais même en Italie, en Lorraine, en Angleterre, en Normandie, en France, en Aquitaine, en Gascogne, en Provence, en Espagne.

Testament de Hugues de Semur, 6° abbé de Cluny

On disait alors : Partout où le vent vente, l’abbé de Cluny a rente [4].

Ces gens là faisaient partie des grands de ce monde, diplomates de haute volée, leur impartialité attirant la confiance. Odilon abbé de 994 à 1049, instituera les trêves de Dieu, indispensable respiration au milieu des guerres. L’abbé de Cluny était élu ; il dirigeait toutes les abbayes et prieurés d’obédience – les affiliés avaient plus d’indépendance -; l’ordre bénéficiait de l’exemption : il n’avait de compte à rendre pas plus aux évêques qu’aux rois et seigneurs ; l’abbé de Cluny n’en référait qu’au pape. Cette indépendance leur vaudra de nombreuses inimitiés, et ce d’autant que Rome, pendant des siècles n’eut pas de doctrine bien précise sur les rapports entre les évêques et les ordres religieux, demandant tantôt à ces derniers de rendre compte et d’obéir à l’évêque, tantôt les exemptant de toute ingérence de l’évêque dans leurs affaires.

Les rentes venaient des cotisations de chaque prieuré et abbaye rattachée à la maison mère… mais l’extraordinaire richesse de très nombreuses abbayes découlait aussi pour partie d’une pratique de simple bon sens : les dons affluaient, ne trouvaient pas toujours une utilisation immédiate et donc, les abbayes se retrouvaient en position de banquiers… lesquels n’existaient pas puisque le droit canon interdisait l’usure, c’est à dire le prêt d’argent avec intérêt [4]. Les bons moines avaient tourné la difficulté par la pratique de la mise en gage – pignoratio – d’un bien ou d’un droit dont le prêteur encaissait les revenus pendant tout le temps de la durée de l’emprunt. Les grecs, en d’autres temps avaient déjà utilisé l’astuce, non pour contourner une interdiction de prêter de l’argent, mais l’impossibilité d’acquérir de la terre.

Fatta la legge, trovato l’inganno, disent les Italiens : dès que la loi est faite, on trouve moyen de la contourner.

L’opération se révélait encore plus profitable quand l’emprunteur ne pouvait pas s’exécuter au terme fixé par l’acte, malgré les reports d’échéance souvent accordés ; le gage rentrait alors définitivement dans le patrimoine de l’abbaye qui réalisait ainsi des acquisitions à très bas prix.

Il est vrai encore qu’une bonne part des revenus partait pour honorer le régime de la prébende, selon lequel le décès d’un religieux impliquait le don d’un repas par jour à 10 nécessiteux, pendant 30 jours ; si le religieux était l’abbé, les 30 jours devenaient un an ! ces chiffres seront assez rapidement revus et corrigés… à la baisse… la simple survie du principe l’exigeait.

La règle bénédictine ne faisait pratiquement pas obligation du travail manuel et toute la vie du moine était centrée sur la prière… et le travail intellectuel – c’est à dire, pour l’essentiel de la copie – ; prière à travers les heures de l’office et la messe, pour les vivants, mais surtout pour les morts : le Jour des Morts, lendemain de la Toussaint est ainsi né à Cluny.

Cluny est l’ordre qui a connu le plus grand rayonnement au Moyen Age, mais il est loin d’être le seul ; sur l’ensemble des monastères d’Europe, ceux qui n’étaient pas clunisiens restaient les plus nombreux.

Il n’est pas inutile de revenir sur cette interdiction de l’usure notifiée par le droit canon, car, à nos yeux et nos perceptions du XXI° siècle, vivant dans un monde où l’économie impose ces catégories depuis plus d’un siècle, les motifs ne paraissent pas d’une évidence aveuglante tant étaient différentes les codes, et l’univers intellectuel : on peut lire ceci sous la plume d’un lecteur général de l’Ordre franciscain dans les premières années du XIV° siècle :

Question : Les marchands peuvent-ils pour une même affaire commerciale se faire davantage payer par celui qui ne peut régler tout de suite que par celui qui règle tout de suite ?
Réponse : Non, car ainsi, il vendrait le temps et commettrait une usure en vendant ce qui ne lui appartient pas.

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L’usurier agit contre la loi naturelle universelle, car il vend le temps, qui est commun à toutes les créatures. Augustin dit que chaque créature est obligée de faire don de soi ; le soleil est obligé de faire don de soi pour éclairer ; de même la terre est obligée de faire don de tout ce qu’elle peut produire et de même l’eau. Mais rien ne fait don de soi d’une façon plus conforme à la nature que le temps ; bon gré mal gré les choses ont du temps. Puisque donc l’usurier vend ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il lèse toutes les créatures en général, même les pierres d’où il résulte que même si les hommes se taisaient devant les usuriers, les pierres crieraient si elles le pouvaient ; et c’est une des raisons pour lesquelles l’Église poursuit les usuriers. D’où il résulte que c’est spécialement contre eux que Dieu dit : Quand je reprendrai le temps, c’est-à-dire, quand le temps sera dans ma Main de telle sorte qu’un usurier ne pourra le vendre, alors je jugerai conformément à la justice.

Guillaume d’Auxerre |1160-1229]. Summa aurea, III, 21, fol.225v

Comme les usuriers ne vendent que l’espérance de l’argent, c’est-à-dire, le temps, ils vendent le jour et la nuit. Mais le jour est le temps de la lumière et la nuit le temps du repos ; ils vendent donc la lumière et le repos. Aussi il ne serait pas juste qu’ils jouissent de la lumière et du repos éternels.

Auteur inconnu. Tabula exemplorum

Mais, plus directement, plus simplement, pour condamner l’usure, il suffisait de se référer à l’évangile [Luc, VI,34-35] : Prêtez sans rien espérer en retour.

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Usura, l’usure en soi, est le dénominateur commun d’un ensemble de pratiques financières interdites. L’usure, c’est la levée d’un intérêt par un prêteur dans des opérations qui ne doivent pas donner lieu à intérêt. Ce n’est donc pas le prélèvement de tout intérêt. Usure et intérêt ne sont pas synonymes, ni usure et profit : l’usure intervient là où il n’y a pas production ou transformation matérielle de biens concrets.

Thomas de Chobham introduit son exposé sur l’usure par ces considérations : Dans tous les autres contrats je peux espérer et recevoir un profit, tout comme si je t’ai donné quelque chose je peux espérer un contre-don, c’est-à-dire une réplique au don et je peux espérer recevoir, puisque j’ai été le premier à te donner. De même si je t’ai donné en prêt mes vêtements ou mon mobilier je peux en recevoir un prix. Pourquoi n’en va-t-il pas de même si je t’ai donné en prêt mon argent ?

Tout est là : c’est le statut de l’argent dans la doctrine et la mentalité ecclésiastiques du Moyen Age qui est la base et la condamnation de l’usure. Je ne me livrerai pas ici à une étude proprement économique, qui devrait d’ailleurs tenir compte de la façon – très différente de la nôtre – dont sont perçues les réalités que nous isolons aujourd’hui pour en faire le contenu d’une catégorie spécifique : l’économique. Le seul historien et théoricien moderne de l’économie qui peut nous aider à comprendre le fonctionnement de l’économique dans la société médiévale me semble être Karl Polanyi (1886-1964).

Pour éviter tout anachronisme si l’on veut tenter d’analyser le phénomène médiéval de l’usure dans une perspective économique, il faut rete­nir deux remarques de Polanyi et de ses collaborateurs. La première, empruntée à Malinowski, concerne le domaine du don et du contre-don : Dans la catégorie des transactions, qui suppose un contre-don économiquement équivalent au don, nous rencontrons un autre fait déroutant. II s’agit de la catégorie qui, selon nos conceptions, devrait pratiquement se confondre avec le commerce. Il n’en est rien. Occasionnellement, l’échange se traduit par le va-et-vient d’un objet rigoureusement identique entre les partenaires, ce qui enlève ainsi à la transaction tout but ou toute signification économique imaginable ! Du simple fait que le porc revient à son donateur, même par une voie détournée, l’échange des équivalences, au lieu de s’orienter vers la rationalité économique, s’avère être une garantie contre l’intrusion de considérations utilitaires. Le seul but de l’échange est de resserrer le réseau de relations en renforçant les liens de réciprocité.

[…] Les hommes du Moyen Âge, confrontés à un phénomène, en cherchaient le modèle dans la Bible. L’autorité biblique fournissait à la fois l’origine, l’explication et le mode d’emploi du cas en question. Ce qui a permis à l’Église et à la société médiévales de ne pas être paralysées par l’autorité biblique et contraintes à l’immobilité historique, c’est que la Bible se contredit souvent et que, comme le disait Alain de Lille à la fin du XII° siècle, les autorités ont un nez de cire – malléable au goût des exégètes et des utilisateurs.

Mais, en matière d’usure, il ne semblait guère y avoir de contradiction ni de faille dans sa condamnation. Le dossier scripturaire de l’usure comprend essentiellement cinq textes. Quatre appartiennent à l’Ancien Testament

1 – Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages, tu ne lui imposeras pas d’intérêts. (Exode, XXII, 24).

Cette interdiction qui s’imposera à la communauté juive est également respectée par les chrétiens, conscients au Moyen Âge de former une fraternité dans laquelle le pauvre, spécialement, a des droits particuliers. La renaissance de la valeur de pauvreté au XIII° siècle rendra encore plus aigu le sentiment d’indignité de l’usurier chrétien.

2 – Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras à titre d’étranger ou d’hôte et il vivra avec toi. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts…  (Lévitique, XXV, 35-37).)

Texte particulièrement important par sa version latine dans la Vulgate de saint Jérôme qui a fait autorité au Moyen Âge et qui dit à la dernière phrase : Tu ne lui donneras pas ton argent à usure et tu n’exigeras pas une surabondance de vivres. Deux termes ont été retenus par le chrétien et ont gardé au Moyen Âge toute leur efficacité : à usure – c’est bien l’usure qui est ici interdite – et la surabondance, le surplus, c’est l’excès qui est condamné.

3 – Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. À l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère. (Deutéronome, XXIII, 20).

Notons ici l’emploi par la Vulgate d’un mot emprunté au droit romain : prêter à intérêt, faire l’usure, ce qui favorisera la constitution au XII° siècle d’une législation anti-usuraire romano-canonique. Quant à l’autorisation d’exercer l’usure à l’égard de l’étranger, elle a fonctionné au Moyen Âge dans le sens Juif-chrétien, mais non en sens inverse, car les chrétiens médiévaux n’ont pas considéré les Juifs comme des étrangers. En revanche ils ont assimilé les ennemis aux étrangers et, en cas de guerre, on peut licitement pratiquer l’usure à l’en­contre de l’adversaire. Le Décret de Gratien (vers 1140), matrice du droit canonique, a repris la formule de saint Ambroise : Là où il y a droit de guerre, il y a droit d’usure.

4 – L’usurier ne peut être l’hôte de Yahvé selon le Psaume XV :

Yahvé, qui logera sous ta tente, habitera sur ta sainte montagne ? Celui qui marche en parfait […] ne prête pas son argent à intérêt…

Le chrétien du Moyen Âge a vu dans ce psaume le refus du paradis à l’usurier. À ces quatre textes de l’Ancien Testament on peut ajouter le passage où Ézéchiel (XVIII, 13), parmi les violents et les sanguinaires qui suscitent la colère de Yahvé, cite celui qui prête avec usure et prend des intérêts, et où il prophétise : Il mourra et son sang sera sur lui.  Jérôme et Augustin ont commenté ce jugement d’Ézéchiel.

5 – Enfin, dans le Nouveau Testament, l’évangéliste Luc a repris en l’élar­gissant la condamnation vétéro-testamentaire, établissant ainsi la struc­ture en écho nécessaire pour que les chrétiens du Moyen Âge considèrent l’autorité scripturaire comme bien assurée : Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs, afin de recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. (Luc, VI, 36-38). Ce qui a le plus compté au Moyen Âge c’est la fin du texte de Luc : faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour, parce que l’idée de prêter sans rien en attendre s’exprime à travers deux mots clés de la pratique et de la mentalité économiques médiévales : mutuum qui, repris au droit romain, désigne un contrat qui transfère la propriété et consiste en un prêt qui doit rester gratuit, et le terme sperare, l’espoir, qui au Moyen Âge désigne l’attente intéressée de tous les acteurs économiques engagés dans une opération impliquant le temps, s’inscrivant dans une attente rémunérée soit par un bénéfice (ou une perte), soit par un intérêt (licite ou illicite).

Puis vient une longue tradition chrétienne de condamnation de l’usure. Les Pères de l’Église expriment leur mépris des usuriers. Les canons des pre­miers conciles interdisent l’usure aux clercs (canon 20 du concile d’Elvire, vers 300 ; canon 1 T du concile de Nicée, 325) puis étendent l’interdiction aux laïcs (concile de Clichy, en 626). Surtout Charlemagne, légiférant au spirituel comme au temporel, interdit aux clercs comme aux laïcs l’usure par l’Admonitio generalis d’Aix-la-Chapelle dès 789. C’est donc un lourd passé de condamnation par les pouvoirs, ecclésiastique et laïque, qui pèse sur l’usure. Mais, dans une économie contractée, où l’usage et la circulation de la monnaie restent faibles, le problème de l’usure est secondaire. Ce sont d’ailleurs des monastères qui fournissent jusqu’au XII° siècle l’essentiel du crédit nécessaire. À la fin du siècle, le pape leur interdira leur forme préférée de crédit, le mort-gage, prêt garanti par un immeuble dont le bailleur de fonds perçoit les revenus.

Lorsque l’économie monétaire se généralise, durant le XII° siècle, que roue de fortune tourne plus vite pour les chevaliers et les nobles, comme pour les bourgeois des villes qui bourdonnent de travail et d’affaires et s’émancipent, dame Usure devient un grand personnage. L’Église s’en émeut, le droit canon naissant et bientôt la scolastique, qui s’efforce de penser et d’ordonner les rapports de la nouvelle société avec Dieu, cherchent à refouler l’inflation usuraire. Je n’égrène ici la litanie des mesures conciliaires et des textes les plus importants que pour signaler l’extension et la force du phénomène, et l’entêtement de l’Église à le combattre. Chaque concile, Latran II (1139), Latran III (1179), Latran IV (1215), le second concile de Lyon (1274), le concile de Vienne (1311), apporte sa pierre au mur de l’Église destiné à contenir la vague usuraire. Le Code de droit canonique s’enrichit aussi d’une législation contre l’usure. Gratien, vers 1140, dans son Décret, rassemble le dossier scripturaire et patristique (29 autorités). La décrétale Consuluit d’Urbain III (1187) prendra dans le second quart du XIII° siècle sa place dans le Code parmi les Décrétales de Grégoire IX. Les théologiens ne sont pas en reste. Un évêque de Paris, Pierre Lombard, mort en 1160, dans son Livre des sentences, qui sera au XIII° siècle le manuel universitaire des étudiants en théologie, reprenant saint Anselme qui le premier, au tournant du XI° au XII° siècle, assimila l’usure à un vol, situe l’usure, forme de rapine, parmi les interdits du quatrième commandement. Tu ne voleras point. Le cardinal Robert de Courçon, chanoine de Noyon, qui réside à Paris depuis 1195 avant de diriger la croisade contre les Albigeois en 1214 et de donner à la jeune université de Paris ses premiers statuts (1215), avait inséré dans sa Summa, antérieure au concile de Paris de 1213 auquel il fit prendre des mesures rigoureuses contre les usuriers, un véritable traité De usura. Ce fléau qu’il considère, avec l’hérésie, comme le grand mal de son époque, il propose de le combattre par une vaste offensive que mettrait au point un concile œcuménique. En l’usurier il voit partout un oisif, et pour lui l’oisiveté est bien la mère de tous les vices. Le concile, présidé par le pape, où se réuniraient tous les évêques et tous les princes, ordonnerait à chaque chrétien, sous peine d’excommunication et de condamnation, de travailler spirituellement ou corporellement et de gagner son pain à la sueur de son front, selon le précepte de saint Paul. Ainsi, tous les usuriers, rebelles et ravisseurs disparaîtraient, on pourrait faire des aumônes et pourvoir les églises et tout serait ramené à son état d’origine. Après cette utopie anti-usuraire, tous les grands scolastiques consacrent à l’usure une partie plus ou moins importante de leurs sommes. C’est le cas de Guillaume d’Auxerre, évêque de Paris, mort en 1248, de saint Bonaventure et de saint Thomas d’Aquin, morts en 1274. Gilles de Lessines, disciple de Thomas d’Aquin, quant à lui, compose entre 1276 et 1285 un traité entier sur les usures, De usuris.

Entre le milieu du XII° et le milieu du XIII° siècle la recrudescence des condamnations de l’usure s’explique par la crainte de l’Église de voir la société bouleversée par la prolifération des pratiques usuraires. Le troisième concile du Latran (1179) déclare que trop d’hommes abandonnent leur état, leur métier pour se faire usuriers. Au XIII° siècle, le pape Innocent IV et le grand canoniste Hostiensis redoutent la désertion des campagnes, du fait des paysans devenus usuriers ou privés de bétail et d’instruments de travail par les possesseurs de terres eux -mêmes attirés par les gains de l’usure. Un attrait de l’usure fait apparaître la menace d’un recul de l’occupation des sols et de l’agriculture et avec elle le spectre des famines.

Les définitions médiévales de l’usure viennent de saint Ambroise : L’usure, c’est recevoir plus que l’on a donné, de saint Jérôme : On nomme usure et surplus quoi que ce soit, si on a perçu plus que l’on a donné, du capitulaire de Nimègue (806) : Il y a usure là où on réclame plus qu’on ne donne, et du Décret de Gratien : Tout ce qui est exigé au-delà du capital, c’est de l’usure.

L’usure, c’est le surplus illicite, le dépassement illégitime.
La décrétale
Consuluit d’Urbain III (1187), intégrée dans le Code de droit canonique, exprime sans doute le mieux l’attitude de l’Église vis-à-vis de l’usure au XIII° siècle :

  • L’usure est tout ce qui est demandé en échange d’un prêt au-delà du bien prêté lui-même.
  • Prendre une usure est un péché interdit par l’Ancien et le Nouveau Testament.
  • Le seul espoir d’un bien en retour au-delà du bien lui-même est un péché.
  • Les usures doivent être intégralement restituées à leur véritable possesseur.
  • Des prix plus élevés pour une vente au crédit sont des usures implicites.

Thomas de Chobham dans la plus ancienne Somme de confesseurs connue, rédigée pour l’essentiel avant 1215 et probablement mise en circulation en 1216, fonde l’usure sur les seules autorités du Nouveau Testament et du droit canonique :

Et le Seigneur dit dans l’Évangile : Prêtez sans rien attendre en retour (Luc, VI, 35). Et le canon dit : Il y a usure là où on réclame plus qu’on ne donne (Décret de Gratien, c. 4, CXIV, q. 3, reprenant le capitulaire de Nimègue de 806), de quoi qu’il s’agisse et même si on ne reçoit pas, si on conçoit seulement l’espoir de recevoir (Décret, c. 12, Comp. 1, v. 15, repris par la décrétale Consuluit).

Élément capital : l’usure est plus qu’un crime, c’est un péché. Guillaume d’Auxerre le dit : Donner à usure est en soi et selon soi un péché. C’est d’abord un péché en tant que forme de la cupidité. Cupidité que Thomas de Chobham place d’entrée de jeu sur le plan spirituel : Il y a deux espèces d’avaritia détestables qui sont punies par un verdict judiciaire : l’usure et la simonie [trafic de biens spirituels], dont je parlerai ensuite. En premier lieu l’usure.

Dans son Dialogus miraculorum, entre un moine et un novice, Césaire de Heisterbach, vers 1220, fait ainsi parler ses personnages :

Le novice. –  Il me semble que l’usure est un péché très grave et difficile à corriger.
Le moine. – Tu as raison. Il n’y a pas de péché qui, de temps en temps, ne sommeille. L’usure ne cesse jamais de pécher. Pendant que son maître dort, elle-même ne dort pas, mais sans arrêt grandit et monte. 

Et dans la Tabula exemplorum, manuscrit du XIII° siècle de la Bibliothèque nationale de Paris, on peut lire : Tout homme s’arrête de travailler les jours de fête, mais les bœufs usuraires travaillent sans arrêt et offensent ainsi Dieu et tous les saints et l’usure, comme elle pèche sans fin, sans fin doit aussi être punie.

On sent combien le thème a dû être exploité par les prédicateurs et comme il se prête bien à des effets oratoires : Mes frères, mes frères, connaissez-vous un péché qui ne s’arrête jamais, que l’on commet tout le temps ? Non ? Eh bien si, il y en a un, et un seul, et je vais vous le nom­mer : l’usure. L’argent donné à usure ne cesse de travailler, il fabrique sans arrêt de l’argent. De l’argent injuste, honteux, détestable, mais de l’argent. C’est un travailleur infatigable. Connaissez-vous, mes frères, un travailleur qui ne s’arrête pas le dimanche, les jours de fête, qui ne s’arrête pas de travailler quand il dort ? Non ? Eh bien l’usure continue à travailler de jour et de nuit, les dimanches et fêtes, dans le sommeil comme dans la veille ! Travailler en dormant ? Ce miracle diabolique, l’usure, aiguillonnée par Satan, réussit à l’exécuter. En cela aussi l’usure est une injure à Dieu et à l’ordre qu’il a établi. Elle ne respecte ni l’ordre naturel qu’il a voulu mettre dans le monde et dans notre vie corporelle, ni l’ordre du calendrier qu’il a établi. Les deniers usuraires ne sont-ils pas comme des bœufs de labour qui labourent sans cesse ? À péché sans arrêt et sans fin, châtiment sans trêve et sans fin. Suppôt sans défaillance de Satan, l’usure ne peut que conduire à la servitude éternelle, à Satan, à la punition sans fin de l’enfer !

Nous pourrions dire aujourd’hui que le travail à la chaîne de l’usure s’achève inéluctablement dans les chaînes éternelles de la damnation.

Faire enfanter des petits à des pièces de monnaie, faire travailler, au mépris des lois naturelles fixées par Dieu, de l’argent sans la moindre pause, n’est­ ce pas un péché contre nature? D’ailleurs, surtout depuis le XII° siècle, siècle naturaliste, des théologiens ne disent-ils pas : La nature, c’est-à-dire Dieu ?

[…] Oui, Usure ne pouvait avoir qu’un destin, l’enfer.

Déjà, au milieu du V° siècle, le pape saint Léon I° le Grand avait eu cette formule qui résonne tout au long du Moyen Âge : Le profit usuraire de l’argent, c’est la mort de l’âme.

L’usure, c’est la mort.

[…] Une hirondelle ne fait pas le printemps. Un usurier en purgatoire ne fait pas le capitalisme. Mais un système économique n’en remplace un autre qu’au bout d’une longue course d’obstacles de toutes sortes. L’histoire, ce sont les hommes. Les initiateurs du capitalisme, ce sont les usuriers, marchands d’avenir, marchands du temps que, dès le XV° siècle, Léon Battista Alberti définira comme de l’argent. Ces hommes sont des chrétiens. Ce qui les retient sur le seuil du capitalisme, ce ne sont pas les conséquences terrestres des condamnations de l’usure par l’Église, c’est la peur, la peur angoissante de l’enfer. Dans une société où toute conscience est une conscience religieuse, les obstacles sont d’abord – ou finalement – religieux. L’espoir d’échapper à l’enfer grâce au purgatoire permit à l’usurier de faire avancer l’économie et la société du XIII° siècle vers le capitalisme.

Jacques Le Goff. Un autre Moyen Âge. La Bourse : l’Usure. La Bourse et la Vie : le Purgatoire. Quarto Gallimard. 1999

On serait en droit de penser que ce long texte de Jacques Le Goff ne peut intéresser que les historiens du rapport entre l’homme et l’argent, mais, avec l’arrivée au pouvoir en 2011 d’islamistes dans nombre de pays arabes, cette condamnation de l’usure – contenue dans le programme politique des islamistes tunisiens – refait surface et avec des arguments très semblables à ceux de l’Église du Moyen Âge.

La primauté de l’avenir date de l’époque où l’Occident a inventé ce nouvel art de faire des promesses, à partir de la Renaissance, au moment où le crédit est entré dans la vie des Européens. Pendant l’Antiquité et le Moyen Age, le crédit ne jouait presque aucun rôle parce qu’il était entre les mains des usuriers, condamnés par l’Église. Tandis que le crédit moderne, lui, ouvre un avenir. Pour la première fois, les promesses de remboursements peuvent être remplies ou tenues. La crise de civilisation réside en ceci : nous sommes entrés dans une époque où la capacité du crédit d’ouvrir un avenir tenable est de plus en plus bloquée, parce qu’aujourd’hui on prend des crédits pour rembourser d’autres crédits.

Autrement dit, le créditisme est entré dans une crise finale. On a accumulé tant de dettes que la promesse du remboursement sur laquelle repose le sérieux de notre construction du monde ne peut pas être tenue. Demandez à un Américain comment il envisage le remboursement des dettes accumulées par le gouvernement fédéral. Sa réponse sera sûrement : personne ne le sait, et je crois que ce non-savoir est le noyau dur de notre crise.

Personne sur cette Terre ne sait comment rembourser la dette collective. L’avenir de notre civilisation se heurte à un mur de dettes.

Peter Sloterdijk, philosophe allemand, né en 1974. Le Monde du 28 mai 2011

1088 à 1092  

Han Kung-Lien, ingénieur, construit pour le palais impérial de K’aifeng, dans la province chinoise du Ho-nan, une tour horloge astronomique conçue par Shen Kua : une roue hydraulique met en action par l’intermédiaire d’engrenages, une sphère armillaire [6] de bronze à l’intérieur de laquelle se trouvait un globe céleste ; à l’extérieur de chacun des 5 étages, un défilé de personnages en habits colorés annonçant l’heure avec des cloches et des gongs. Tous les quarts d’heure, l’édifice tout entier résonnait du tintement des cloches et des gongs, du bruit de l’eau, du craquement des roues géantes et du mouvement des personnages. Il fallait une tonne et demi d’eau montée par des norias manuelles pour faire marcher tout cela chaque jour. Des boites constituaient le système de siphon destiné à l’échappement de l’eau. L’ensemble faisait plus de 10 m. de haut. Transférée 30 ans plus tard à Pékin, elle y fonctionnera encore 250 ans. Puis elle deviendra la proie des vandales et s’effacera de la mémoire des lettrés. C’est aussi au cours des trois premiers siècles de ce millénaire que les Chinois inventent le gouvernail d’étambot mobile, d’où une stabilité améliorée.

Et c’est encore du XI° au XIII° siècle que la riziculture irriguée fait des progrès considérables avec le repiquage au Sichuan et dans le bassin du Yangzi : si, très vite, les Chinois sont devenus si nombreux, ce n’est pas qu’ils avaient plus d’enfants qu’ailleurs, c’est que ces enfants restaient vivants plus facilement qu’ailleurs, et ceci, surtout grâce au riz :

L’espace nécessaire à une agriculture extensive comme celle de la haute antiquité chinoise est 100 fois moins important que celui qu’exige une population qui vit de la chasse et de la cueillette. Et celui qui suffit à la riziculture irriguée est 1 000 fois moins important ! Au cours du XI° – XIII° siècle, les régions de polders, protégées par des digues de mer, qui s’étendent au nord et au sud du cours du Yangzi, avec deux et parfois trois récoltes par an, voient leur population croître très rapidement. À titre d’exemple, dans une préfecture située au sud de l’actuelle Shanghai, on est passé d’une moyenne de 84 habitants au km² entre 1080 et 1102, à 294 habitants en 1290.

Les rendements du blé avec jachère de l’Europe moderne sont très inférieurs à ceux du riz inondé avec repiquage, ce qui explique la différence des densités démographiques. Pour le blé, le rapport entre les semences et la récolte est, dans l’Europe moderne, de 1 à 5. Sous les Song, dans les régions de polders, celui du riz est de 1 à 51 les meilleures années

Jacques Gernet. L’Histoire Juillet- Août 2005

Les stéréotypes ayant la vie dure, il n’est pas inutile de redire que si le riz est la céréale la plus cultivée en Chine, c’est l’affaire de la Chine du Sud, mais que dans la Chine du Nord, c’est le blé qui est à l’honneur :

Dans les champs, les paysans ont commencé les moissons. En partant de Turfan, le blé sortait du sol. Au fur et à mesure de mon avancée il a grandi puis pris sa couleur d’or. Aujourd’hui, on le coupe à la faucille. Les moissonneurs portent la lame dans leur musette et ne la montent sur la serpe à angle droit – à la différence des nôtres -, qu’au moment de travailler. Ces lames sont très affûtées, un paysan m’en a crânement fait tâter une. Si seulement les coiffeuses chinoises affilaient aussi bien leurs rasoirs…

Sur la route, on rencontre des groupes de faucheurs qui vont d’un village à l’autre pour louer leurs services. Ils travaillent accroupis, saisissent une poignée de tiges qu’ils coupent à la base d’un mouvement vif. Chaque botte est ligaturée avec deux poignées de blé mises bout à bout. Les gerbes sont rarement laissées dans les champs. On les emporte le soir dans des charrettes à bras. Lorsqu’elles restent sur place, le paysan dort dans l’herbe, à proximité, par crainte des voleurs.

Le battage utilise mille façons. La plus ancienne se fait au fléau, ces grands manches de bois au bout desquels un bâton plus petit et articulé sert à frapper les javelles sur une aire parfaitement plane et dure. La plus moderne – je n’en ai vu qu’une seule -, est une petite batteuse actionnée par le moteur d’un tracteur. On y introduit la gerbe, et la paille fracassée sort par un côté, le grain par l’autre. Entre les deux, il y a les roues. La plus ancienne est un cylindre de pierre cannelé auquel on attelle un cheval qui piétine à longueur de journée les tiges sur l’aire de battage. Une variante consiste à remplacer le cheval et la pierre par un tracteur attelé d’une remorque. Le système le plus désinvolte consiste tout simplement à étaler les javelles sur la route. Les camions et les voitures, en roulant, font le travail… Ensuite, il faut encore vanner le blé, c’est-à-dire séparer le grain des poussières et impuretés ramassées sur l’aire de battage. Le bon grain et l’ivraie… Ça, c’est plutôt le travail des femmes : ce sont elles qui manient le van avec dextérité, jetant le grain en l’air en cherchant de préférence à travailler dans un courant d’air. Les fétus s’envolent, et les grains plus lourds retombent dans le van. L’avant-dernière étape consiste à étaler le grain propre sur le bord de la route ou sur l’aire de battage pour le faire sécher et durcir au soleil, avant d’apporter les sacs chez le meunier qui, pour salaire, prélève une partie du grain.

Je remarque que toutes les phases de la moisson, bêchage de la terre, récolte, battage, vannage sont faits à la main avec des outils exactement semblables à ceux que devaient utiliser les paysans chinois au temps de Marco Polo. Seule touche de modernité : les roues en caoutchouc des charrettes à bras sur lesquelles on transporte le précieux chargement.

Je ne m’arrête à Gangou [dans la boucle que forme le Hoang Ho vers le nord, près de la vallée de la rivière Wei, affluent de la rive droite du Hoang Ho] que le temps d’un déjeuner et je file vers la montagne. Une côte raide me hisse de 1 200 m d’altitude vers un col à 1 700 m. Au sommet, si puissante est la vue qui s’offre à moi et m’éblouit que je lâche Ulysse [son chariot] et reste, le cul dans l’herbe, une bonne heure à contempler le spectacle, éperdu d’émotion.

La route, à cet endroit, est perchée au faîte d’une colline et la vue s’étend vers le sud, le nord et l’est jusqu’à des coteaux lointains noyés dans une brume couleur de pervenche. De là, de quelque côté que je me tourne, vers le haut ou vers le bas, des terrasses par milliers. Grandes, petites ou même minuscules, elles sont plantées de blé, de maïs, de piments et d’arbres fruitiers. Dans ce jardin extraordinaire, du creux des vallons jusqu’au sommet des éminences, pas un mètre, pas un centimètre carré qui ne soit jardiné. Les couleurs, dans le soleil revenu, forment une palette éclatante. Instantanément je suis en communion avec les hommes qui ont réalisé cette œuvre. Combien de milliards de pelletées, combien de sueur a-t-il fallu à ces hommes pour transformer ainsi des montagnes naturellement pelées en ces jardins somptueux ? Combien de générations, de siècles a-t-il fallu à ces humbles fermiers pour bâtir ce chef-d’œuvre, ce décor d’une infinie grandeur ?

Les artistes de ce paysage fabuleux sont de modestes paysans, armés d’une pelle et de la volonté de faire courber leurs têtes altières à ces sommets pour en tirer leur subsistance et celle de leurs frères humains.

[…] Elle est là, sous mes yeux, la Chine éternelle. Depuis une éternité en effet, du fond de la nuit des temps, cette œuvre n’a cessé d’être améliorée, embellie.

[…] La Grande Muraille s’effrite sous le temps et les graffitis, les temples sont détruits dans des guerres plus ou moins religieuses, rongés par les ans et les hommes, mais ces terrasses sont plus belles chaque année, sculptures vivantes et changeantes, couvertes chaque printemps de fleurs, de blé en herbe et de promesses de fruits. Le voilà le plus grand musée du monde.

[…] La mise en valeur des déserts et la mécanisation qui s’amorcent sonneront-elles la fin des terrasses de Dong San Shi Pu ? Alors la nature reprendra ses droits. Car qu’iraient faire des tracteurs dans ces jardins vertigineux et fragiles ? Comment imaginer des diesels venant troubler cette calme grandeur ?

Émerveillé par tant de beauté, incapable de m’en détacher, je grignote un morceau de pain, sans doute fait de la farine du blé qui a poussé ici, accompagné de raisins secs de Turfan [plein ouest, au Sinkiang]. J’ai l’estomac vide et l’âme pleine. Quand je reprends le timon d’Ulysse, j’ai envie de chanter. La ferveur des fidèles du temple ce matin et cette vision de rêve cet après-midi m’ont enfin montré la Chine multiséculaire, celle qui ne se cache pas derrière quelque construction liftée ou maquillée pour plaire aux touristes et qu’on découvre sous la conduite d’un guide. Ici, point besoin de cicérone, l’homme et la terre, comme l’effort et l’orgueil, parlent clair et fort.

Bernard Ollivier. Longue Marche III Le Vent des Steppes  Phébus 2003

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[1] Évêque de Séville, il est, début du VII° siècle, le grand universaliste de son époque.

[2] En 1986, la BBC dépensera 2.5 millions de £ pour créer une version multimédia du Domesday book, plus ambitieuse que la version originale : 250 000 noms de lieux, 25 000 cartes, 50 000 illustrations, 3 000 fichiers et 60′ d’images animées, et nombre de récits rendant compte de ce qu’était alors le pays. Plus d’un million de personnes contribuèrent au projet, stocké sur des disques laser lisibles seulement par un micro-ordinateur de la BBC. 16 ans plus tard, on essaya de lire ces disques sur un des rares ordinateurs de ce type existant encore, sans succès. On chercha, en vain d’autres solutions. Un expert mondial de la sauvegarde de données, de la Rand Corporation, ne parvint pas à résoudre la difficulté. Ce genre d’histoire fait les délices de ceux qui ne veulent en aucun cas se tenir au premier rang des fans d’informatique, tels Albert Manguel, qui la rapporte dans La Bibliothèque, la nuit. 2006.

[3] Il n’existe aucune interdiction des images dans le Coran. Du XIV° au XVI°, Mahomet est fréquemment peint à visage découvert.

[4] Et le vent ne manquait pas …. Cette énumération d’abbayes et de prieurés rattachés à Cluny  n’est pas exhaustive : Sainte Bénigne de Dijon, Ganagobie, Saint Germain d’Auxerre, Saint Jean de Réôme, Flavigny, Valensole, Piolenc, Tulle, Angoulême, Lézat, Jumièges, Le Mont Saint Michel, Romainmôtier, Sens, Clermont, Paray le Monial, Nantua, Saint Flour, Saint Jean d’Angely, Moissac, Murbach, Vézelay, Saint Michel de Cuxa, Saint Martin du Canigou.

[5] Les Juifs s’étaient en quelque sorte spécialisés dans ce type d’activité en grande partie parce qu’interdiction leur avait été faite de posséder et d’exploiter des terres, mais aussi parce que c’était l’activité qui dégageait le plus de temps pour se livrer à l’étude de la Bible et du Talmud. Il n’existe pas de juif analphabète : tout le monde étudie.

Je crois que j’étais déjà attiré par cette intellectualité juive, je ne sais comment l’appeler, peut-être spiritualité, qu’on trouve même dans les familles les plus pauvres. Je ne veux pas dire par là qu’il y a moins de spiritualité dans les autres peuples, c’est peut-être parfois le contraire, mais il n’en reste pas moins qu’il y a quelques chose de très particulier, très aigu, dans cette spiritualité juive.

Andreï Sakharov, parlant de son enfance. Mémoires. Seuil. 1990

[6] Ce qui vient contredire l’histoire écrite en Occident selon laquelle les Chinois n’auraient admis la rotondité de la Terre qu’à la fin du XIX° siècle… S’ils l’ont redécouverte au XIX°… c’est tout simplement parce qu’ils l’avaient oubliée.