Publié par (l.peltier) le 22 novembre 2008 | En savoir plus |
24 01 1521
Longeant la côte ouest de l’Amérique du Sud, la flotte vogua cap au nord, jusqu’à laisser à bâbord l’île San Juan Fernandez, qu’elle ne voit pas, et faire alors cap au nord-ouest, passant alors au nord de l’île de Pâques, qu’elle ne voit pas non plus. Dans ces eaux, les coques des navires, sous la ligne de flottaison, se sont alourdies de nombreux coquillages, ce qui ralentit l’allure. Les oiseaux, si l’on sait distinguer ceux de mer de ceux de terre, donnant de bonnes informations, car si l’on voit des oiseaux de terre en nombre, sachant qu’ils passent la nuit à terre, on peut en déduire que l’on est proche d’une île. Ils abordent un atoll des Tuamotu qu’ils baptisent îles infortunées, n’y ayant trouvé ni eau, ni nourriture substantielle, à l’exception de noix de coco. Ils n’auront aucun ravitaillement pendant 3 mois et 20 jours.
6 03 1521
Les premières terres rencontrées par l’armada de Molucca furent l’île Zamal : une des Mariannes, proche de Guam, à plus de 14 000 km : 98 jours d’un temps si beau qu’ils nommeront cet océan Pacifique. Ils mouillèrent à Guam que Magellan nommera l’île des Larrons, tant étaient permanentes les rapines [1] des Chamorros, qui leur subtilisèrent une chaloupe, ce que Magellan, furieux, punira d’une virée armée tuant sept Chamorros. L’Indien embarqué de force en Patagonie se laisse mourir, non sans avoir été baptisé Paul.
Nous arrivâmes au point du jour à une île élevée éloignée de trois cents lieues de l’île des Larrons ; cette île s’appelle Zamal. Le capitaine général, le jour suivant, voulut descendre sur une autre île inhabitée voisine de l’autre pour être le plus en sûreté, et pour prendre de l’eau ; aussi pour se reposer là quelques jours. Il fit dresser deux tentes à terre pour les malades et leur fit tuer une truie.
Le lundi dix-huitième de mars, après dîner, nous vîmes venir une barque vers nous avec neuf hommes dedans. Alors le capitaine général commanda que personne ne bougeât, ni ne parlât aucunement sans son autorisation.
Quand ils furent venus en cette île vers nous, aussitôt le plus important d’entre eux alla vers le capitaine général, démontrant qu’il était fort content de notre venue. Et cinq des plus apparents demeurèrent avec nous. Les autres, qui restèrent dans la barque, allèrent chercher ceux qui pêchaient et après ils vinrent tous ensemble. Le capitaine, voyant que ces gens étaient de raison, leur fit bailler à manger et à boire, et leur donna des bonnets rouges, des miroirs, peignes, sonnettes, de l’ivoire et d’autres choses. Lorsqu’ils virent l’honnêteté du capitaine, ils lui présentèrent du poisson et un vaisseau de vin de palme qu’ils appellent en leur langue vraca, des figues plus longues d’un pied et d’autres plus petites et de meilleure saveur et deux cocos. Et à ce moment, il ne leur restait plus rien à donner et ils nous firent signe des mains qu’avant quatre jours ils nous apporteraient umai, c’est-à-dire du riz, et plusieurs autres victuailles.
Pigafetta
Maître Andrès, le seul Anglais, de la Trinidad, meurt le 9 mars.
21 03 1521
La flotte, trois navires sur les cinq au départ, avec 27 morts au total depuis le départ, fait cap plein ouest, franchissant l’antiméridien, ce qui leur fait quitter les possessions espagnoles pour entrer dans les eaux portugaises, ce que Magellan ne peut savoir, car les calculs de la longitude sont par trop incertains. Sur l’île Rota, ils découvrent les praos :
Ce jour, nous vîmes la terre et nous nous en approchâmes, et il y avait deux îles, qui n’étaient pas très grandes, et quand nous passâmes entre elles, nous prîmes au sud-ouest, et nous en laissâmes une au nord-ouest. Nous vîmes beaucoup de petites embarcations [des praos] à voiles qui s’approchaient de nous. Elles allaient si vite qu’on aurait dit qu’elles volaient. […] Elles avaient des voiles de forme triangulaire qui allaient des deux cotés, et les marins pouvaient faire de la proue la poupe et de la poupe la proue, comme ils le voulaient, et ils s’approchèrent plusieurs fois de nous.
Francisco Albo
La forme de leurs barquettes est ci-après dépeinte, elles sont comme les fisolères mais plus étroites, certaines noires, blanches, d’autres rouges. Elles ont de l’autre coté de la voile une grosse poutre pointue à l’extrémité, avec des pales en travers qui baignent dans l’eau, pour aller plus sûrement à la voile. Celles-ci sont faites de feuilles de palmes cousues, à la façon des voiles latines, à la droite du timon. Certaines ont des avirons comme des pelles de foyer et il n’y a point de différence entre la poupe et la proue de ces barquettes et elles sont comme des dauphins à sauter d’onde en onde.
Pigafetta
Intrépides, ils montèrent à bord, et ils étaient si nombreux, surtout sur le vaisseau amiral, que des hommes d’équipage demandèrent au capitaine de les repousser.
[…] Le maître d’équipage frappa un de ces Indiens, pour quelque raison, et l’Indien répliqua. Insulté, le maître d’équipage le frappa dans le dos avec une machette qu’il avait à la ceinture.
[…] Quand ils furent retournés à bord de leurs petits bateaux, ils commencèrent à donner des coups de bâtons, car ils n’avaient rien d’autre. On leur lança quelques flèches depuis les bateaux, mais comme ils étaient très nombreux, les Indiens réussirent à blesser certains de nos hommes.
[…] Magellan, en voyant que le nombre de ces gens augmentait, ordonna que ceux qui étaient dans les bateaux cessent de lancer des flèches, et les Indiens s’arrêtèrent, les combats cessèrent, et ils recommencèrent à vendre des vivres comme avant, le genre de nourriture que l’on trouve sur ces îles étant des noix de coco et des poissons en abondance, que nous achetâmes en échange de quelques perles de verre apportées de Castille.
Ginès Mafra
Le lendemain, Magellan fort courroucé de la façon dont s’étaient passées les choses, alla à terre avec quarante hommes armés, brûlant quarante ou cinquante maisons avec plusieurs barquettes et tuant sept hommes de l’île, selon Pigafetta.
L’escale suivante se fera aux Philippines, où ils touchent Samar, puis Homonhon, dans les parages de Mindanao, les Philippines du sud. Francisco Albo, pilote, et donc marin très qualifié s’est mis en tête de calculer la longitude en mettant en œuvre des paramètres sophistiqués, tels que les éclipses de lune, les observations astronomiques, et le calcul des distances parcourues [2], concluant que les Philippines sont à 189° à l’ouest de l’antiméridien, c’est à dire en eaux portugaises : c’était là une cinglante défaite pour Magellan, qui devra modifier sa stratégie, en adoptant désormais le comportement du cambrioleur – ne pas se faire prendre -, c’est à dire cibler des îles où il sait qu’il ne rencontrera pas de Portugais.
Le fruit qu’ils appellent coco est celui que les palmiers portent. Et ainsi que nous avons le pain, le vin, l’huile et le vinaigre procédant de diverses sortes, ces gens ont des choses qui ne procèdent que de ces palmiers. Il faut savoir que le vin procède des palmiers en la façon suivante.
Ils font un pertuis à la cime de l’arbre, nommé palmito, jusqu’à son cœur, d’où se distille une liqueur le long de l’arbre comme du moût blanc, qui est doux avec un peu de verdeur. Puis ils ont des cannes grosses comme la jambe, où ils recueillent cette liqueur, et les attachent à l’arbre du soir jusqu’au lendemain matin et du matin jusqu’au soir, parce que ladite liqueur vient petit à petit.
Ce palmier fait un fruit nommé coco, qui est environ aussi gros qu’une tête ; sa première écorce est verte et épaisse de deux doigts en laquelle on trouve de certains filets dont ces gens font des cordes avec lesquelles ils lient leurs barques. Sous cette écorce il y en a une autre, fort dure et plus épaisse que celle de nos noix, qu’ils brûlent et ils en font de la poudre bonne pour eux. Et sous ladite écorce, il y a une moelle blanche de l’apisseur d’un doigt qu’ils mangent fraîche avec la chair et le poisson, comme nous usons de pain, et elle a la saveur d’un amande : si on la sèche on peut en faire du pain. Au milieu de cette moelle sort une eau claire et douce et fort cordiale qui, quand elle est un peu reposée, se congèle et devient comme une pomme. Et quand ils veulent faire de l’huile, ils prennent ce fruit de coco, laissent pourrir et corrompre ladite moelle dans l’eau, puis la font bouillir et elle devient un huile en façon de beurre.
Quand ils veulent faire du vinaigre, ils laissent corrompre l’eau du coco et la mettent au soleil, laquelle se tourne en vinaigre comme du vin blanc, et demeure blanche. De ce fruit, on peut faire aussi du lait, comme nous l’avons expérimenté, car nous grattions cette moelle, puis la mêlions avec son eau même, et la passant en un drap elle devenait comme du lait de chèvre.
Cette espèce de palmier est comme celui qui porte les dattes, mais elle n’est pas tant nouée, sans être lisse. Deux de ces arbres entretiennent un famille de dix personnes. Ils ne tirent pas le vin toujours d’un même arbre, mais le tirent de l’un pendant huit jours et d’un autre autant. Car s’ils faisaient autrement, les arbres se sècheraient, tandis qu’ainsi ils durent cent ans.
Pigafetta.
On fait la fête pendant plusieurs jours, on baptise, on célèbre la messe de Pâques à terre avec les inévitables manifestations de puissance que sont les coups de canons, et on boit du vin de palme. Mais huit marins meurent des suites de la traversés.
Cette sorte de gens prit grande accointance et amitié avec nous, et nous donnèrent plusieurs choses à entendre en leur langage et les noms de quelques îles que nous voyions devant nous. […] Parce qu’ils étaient assez plaisants et conversables, nous prîmes grand plaisir avec eux.
Pigafetta
Puis on appareille pour une autre île, Limasawa, au sud de l’île de Leyte, où il s’avérera qu’Enrique, et son maître Magellan, sont les deux premiers hommes à avoir fait le tour du monde ! Cela se fera de la manière la plus simple : Enrique comprend ce que disent les indigènes, car c’est tout simplement dans le voisinage, où l’on parle la même langue, qu’il est né [3] ! et ils ont terminé la boucle à peu près 870 jours avant les derniers survivants qui parviendront à regagner l’Espagne. Certes ce n’est pas le tour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance, mais disons en deux étapes majeures : une première moitié lors du voyage dans le sud-est asiatique de Magellan sous les ordres d’Afonso d’Albuquerque en 1511, et la seconde moitié dix ans plus tard avec Magellan chef d’une expédition servant le roi d’Espagne.
La fraternisation avec les indigènes alla jusqu’à une cérémonie dite du cassi-cassi, par laquelle on se déclare frère de sang : tous deux – roi local et Magellan – s’entaillèrent la poitrine, et le sang fut versé dans une coupe et mélangé à du vin, et chacun en bût la moitié. Mafra. Et s’ensuivirent festins sans fin, avant que de fêter Pâques en grande pompe :
Dimanche, dernier jour de mars et fête de Pâques, le Capitaine envoya de bon matin le chapelain à terre pour célébrer la messe.
[…] Le Capitaine avec cinquante hommes alla à terre, non point en armes, mais seulement avec les épées et vêtus le plus honnêtement qu’il fût possible à chacun de faire. Avant que les barques arrivent à terre, nos navires tirèrent six coups d’artillerie en signe de paix. À notre descente à terre, les deux rois se trouvèrent là et reçurent aimablement notre Capitaine et le mirent au milieu d’eux, puis nous allâmes au lieu préparé pour dire la messe, qui n’était pas loin de la rive. Avant que la messe commençât, le capitaine jeta force eau de rose musquée sur les deux rois. Et quand arriva l’offerte de la messe, ces deux rois allèrent baiser la croix comme nous, mais ils n’offrirent rien. À l’élévation du corps de Notre Seigneur, ils étaient à genoux comme nous et adorèrent Notre Seigneur les mains jointes. Et les navires tirèrent toute l’artillerie à l’élévation du corps de Notre Seigneur. Après que la messe fût dite, chacun fît œuvre de chrétien, recevant Notre Seigneur.
Pigafetta
Avant que de se quitter, on ne pouvait faire autrement que de laisser trace durable de son passage et Magellan ordonna à ses hommes de monter la croix avec les clous et la couronne, expliquant aux rois que son propre souverain, l’empereur Charles Quint, lui avait donné ces objets, à charge et commandement de les mettre par tous lieux où il irait et passerait. Il argumente sans oublier aucune ficelle : ainsi, s’il venait plus tard quelques navires d’Espagne en ces îles, en voyant la dite croix ils sauraient que nous y avions séjourné. Et ainsi, ils ne leur feraient point de déplaisir, ni à leurs personnes, ni à leurs biens. Une fois la croix placée au sommet de la plus haute montagne, tonnerre, foudre ni tempête ne leur pourraient nuire [3].
Après que la croix fût plantée sur cette montagne, chacun dit le Patenôtre et l’Ave Maria en l’adorant et ces rois firent de même. Puis nous descendîmes et nous allâmes là où étaient leurs barques. Ces rois y firent apporter ces fruits nommés cochi et d’autres choses pour faire collation et nous rafraîchir.
Le service d’une noble cause n’empêchant nullement de garder les pieds sur terre, Magellan avait mis fin à un troc qui allait bon train, – verroteries de Castille contre or massif -, tenant beaucoup à ce que les indigènes restent persuadés que la verroterie avait plus de valeur que l’or et que ce dernier n’était pour les Espagnols qu’un métal parmi d’autres. Et puis, mieux valait anticiper sur les jours à venir, lorsqu’il s’agirait de remplir les cales des précieuses épices, plus précieuses encore que l’or.
Il fera ensuite escale à Cebu, où, selon Pigafetta – toutes les femmes nous préféraient à leurs maris – y arrivant en grande pompe, toutes bannières au vent et faisant encore donner l’artillerie. Le roi Humabon s’avança à prier Magellan de se conformer à la coutume locale qui était le versement d’un tribut du visiteur au visité. D‘abord l’argent et ensuite l’amitié. D’ailleurs un commerçant maure qui arrive du Siam vient en témoigner, et en même temps, reconnaît les Blancs dont il a déjà vu la bravoure, la hardiesse à Calicut et en Inde, mettant dans un même sac Espagnols et Portugais. Il chuchote au radjah de se méfier souverainement de ces gens : intimidé le roi Humabon renonça à la taxe et invite Magellan et ses hommes à un abondant repas, où les plats sont servis dans de la porcelaine, venue de la Chine voisine et l’affaire se conclue sur un traité d’alliance et d’amitié éternelle entre le roi et l’empereur Charles Quint. Et, cerise sur le gâteau, le 14 avril 1521, Magellan baptise le roi :
Tous joyeux, nous allâmes près de l’estrade où le Capitaine et le roi s’assirent sur deux chaises, l’une couverte de velours rouge et l’autre de violet, les principaux sur des coussins et les autres sur des nattes à la mode du pays. Alors le Capitaine commença à parler au roi au moyen de l’interprète pour lui dire qu’il remerciait Dieu pour l’avoir inspiré à devenir chrétien et qu’il conquerrait ses ennemis plus facilement qu’avant.
Pigafetta
Puis ce fût le tour de la reine, qui fût nommée Jehanne – le nom de la mère de l’empereur -, telle autre princesse Catherine, et une autre encore, Ysabeau. En fin de compte, 2 200 âmes se convertirent sans aucun coup de feu ! Le frère du prince guérit miraculeusement. Une vraie success story.
15 04 1521
La faculté de théologie de Paris, qui alors n’est autre que la Sorbonne, condamne solennellement 25 propositions de la doctrine de Luther. À Genève, on nomme les Suisses confédérés hostiles à la domination du duc de Savoie aguynos, puis eiguenot : ils se rallieront rapidement à la Réforme, et le terme se francisera en huguenot, après la conjuration d’Amboise en 1560.
16 04 1521
Martin Luther a publié depuis un an les Grands Édits Réformateurs, base de la Réforme protestante. Il est convoqué à la diète de Worms par le jeune empereur Charles Quint, où il est sommé d’abjurer ses écrits qui font trembler l’Allemagne et la papauté : il stigmatise entre autres la pratique des indulgences devenues la pompe à finances de la papauté : Jean Tetzel ne commerçait que cela :
Sitôt que dans le tronc l’argent résonne,
Du purgatoire brûlant l’âme s’envole.
Il demande deux jours de réflexion, pour finalement, après une bien mauvaise nuit, persister et signer : Tant que ma conscience est captive de la Parole de Dieu, je ne puis ni ne veux rien rétracter, car il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience. Que Dieu me soit en aide. Amen. L’histoire raccourcira la phrase en en faisant un très simple : Je ne puis autrement. Dans l’immédiat, Charles Quint préféra temporiser et le petit moine sortit libre de la diète : il passa quelques jours à Worms, puis fût banni de l’empire : le duc de Saxe le mit à l’abri… de force… au château de la Wartburg où il resta un peu moins d’un an, déguisé en chevalier Georges. Il n’y perdit pas son temps, travaillant notamment à une traduction de la Bible, qui paraîtra en septembre 1522, prenant ainsi un rôle majeur, dans ce que sera l’allemand moderne. Quelques citations disent l’essentiel :
Que Rome me laisse l’Évangile, je la tiens quitte de tout le reste.
L’essence de l’Église consiste dans les rapports immédiats des fidèles avec son invisible chef céleste, le Christ.
L’Église se compose de tous ceux qui, sur terre, vivent dans la vraie foi, l’espérance et l’amour, en sorte que l’essence, la vie et la nature de la chrétienté n’est pas d’être une assemblée des corps, mais la réunion des cœurs dans une même foi… Cette communion spirituelle suffit à créer une chrétienté.
Pour ce qui est de l’imminence de la fin du monde, inscrite au cœur de la foi de tout chrétien, dans Propos de table il ne faisait pas preuve de grande originalité, se situant quelque part entre millénarisme et jugement dernier :
La terre ne sera pas nue, aride et désolée après le jugement dernier, car Saint Pierre a dit que nous attendons une nouvelle terre où la justice habite. Dieu, qui créera une nouvelle terre et de nouveaux cieux, y mettra de petits chiens dont la peau sera d’or et dont les poils seront de pierres précieuses. Il n’y aura plus d’animaux carnassiers, ni de bêtes venimeuses comme les serpents et les crapauds qui sont devenus malfaisants et nuisibles à cause des péchés de la terre. Ces bêtes, non seulement cesseront de nous être nuisibles, mais elles deviendront aimables, jolies et caressantes, afin que nous puissions jouer avec elles.
[…] Ô mon Dieu ! ne diffère pas ta venue, j’attends le jour où renaîtra le printemps, lorsque le jour et la nuit sont d’égale longueur, et qu’il y aura une très belle aurore. Mais voici quelles sont mes pensées, et je veux prêcher à ce sujet. Bien peu de temps après l’aurore, viendra un nuage noir et épais et trois éclairs se feront voir, et un coup de tonnerre se fera entendre, et le ciel et la terre tomberont dans la plus grande confusion. Loué soit Dieu qui nous a appris que nous devions soupirer après ce jour et l’attendre avec impatience ! Pendant la papauté, le monde entier n’y pensait qu’avec effroi, comme en témoignait l’hymne que l’on chantait à l’église : Dies irae, dies illa. J’espère que ce jour n’est pas éloigné, et que nous le verrons de notre vivant.
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Dies irae / Dies illa / Solvet saeclum en favilla [Jour de colère / Que ce jour-là / Qui verra les siècles réduits en cendres]. Ainsi commence le Dies Irae, chant grégorien aux connotations sombres, évoquant la colère de Dieu, le retour du Christ et le Jugement Dernier de toutes les créatures de la Terre : un véritable chant de la mort.
Souvent attribué au moine italien Thomas de Celano (1200-1265), d’autres citent le cardinal italien Latino Malabranca Orsinon (mort en 1294) comme compositeur du célèbre thème. Il se peut même que l’origine du thème remonte au VI° siècle, composé par le pape Grégoire I°, dit le Grand (d’où le nom du chant grégorien).
Le message du Dies Irae existe sous plusieurs formes depuis le VI° siècle, le chant tel que nous le connaissons aujourd’hui est intégré au corpus grégorien dès le XIII° siècle. Chanté presque tous les jours lors pour la messe des défunts, les premières notes du Dies Irae sont encore aujourd’hui associées à la mort, et ce depuis presque huit siècles.
Les paroles évoquent bien évidemment un sentiment de peur face au Jugement Dernier, mais la musique n’est pas sans influence sur l’effet terrifiant du Dies Irae. Un thème simple et calme, descendant, en mode dorien : la musique est en contraste profond avec les paroles puissantes et semble avancer de manière implacable et imperturbable, inévitable telle la finalité de son message.
Cependant, si le Dies Irae a inquiété ses premiers publics, pieux et peureux de son message sombre, le thème grégorien n’a cessé par la suite d’inquiéter divers publics par l’usage qu’en ont fait les compositeurs de musique classique.
Lors que la Messe et le Requiem passent progressivement de l’Église à la salle de concert lors du XVIII° siècle, le Dies Irae résonne par son texte ou son thème à travers les œuvres de compositeurs tels que Lully, Charpentier, Mozart et Verdi ; le thème est même cité dans l’ouverture de la Symphonie no.103 de Joseph Haydn.
Ce n’est qu’en 1830, en accompagnement strictement musical de l’orgie diabolique dans la cinquième partie la Symphonie Fantastique d’Hector Berlioz, que le célèbre thème du Dies Irae est finalement libéré de ses connotations religieuses :
Dès ce moment, nombreux sont les compositeurs qui, à l’instar de Berlioz, font appel au Dies Irae pour illustrer la mort, le désespoir, le surnaturel ou le macabre, même sous forme de la parodie, à travers leurs œuvres, tels Franz Liszt, Camille Saint-Saëns, Sergueï Rachmaninov et Dimitri Chostakovitch pour n’en citer que quelques-uns.
L’arrivée du septième art à l’aube du XX° siècle présente un nouveau format à travers lequel la musique peut s’exprimer. Si certaines œuvres cinématographiques racontent une histoire joyeuse, ou une histoire d’amour, d’autres n’ont qu’une ambition : la peur. Pour accompagner en musique le monde futuriste dystopique de Metropolis de Fritz Lang, la bande originale de Gottfried Huppertz cite le célèbre thème apocalyptique du Dies Irae, premier exemple du thème grégorien dans le cinéma (à 3.33 minutes dans la vidéo ci-dessous)
Plusieurs centaines de films à travers l’histoire du cinéma des XX° et du XXI° siècles font appel au Dies Irae, de It’s a Wonderful Life en passant par Citizen Kane, le Roi Lion, Jurassic Park, Le Seigneur des Anneaux. Cependant, il existe une référence cinématographique incontournable pour sa citation du Dies Irae qui présage des malheureux évènements à suivre : The Shining de Stanley Kubrick, avec une bande originale composée par Wendy Carlos.
Sans oublier le dixième et plus récent des arts, le jeu vidéo. Devenu un véritable medium de narration doté d’histoires et de bandes originales dignes du cinéma, il n’est pas surprenant de retrouver le puissant thème du Dies Irae dans les musiques d’innombrables jeux vidéo, tels F-19 Stealth Fighter, Zombies Ate My Neighbors, Indiana Jones and the Fate of Atlantis, Dante’s Inferno et Final Fantasy IX.
Au-delà de la mort et du jugement, le Dies Irae ne cesse d’évoluer à travers les bandes originales de films et de jeux vidéo pour s’extraire de son contexte religieux d’origine afin de s’associer à un grand nombre d’éléments de la culture populaire, tels les démons, les sorcières et l’occulte.
En parallèle à cette évolution culturelle, il est décidé en 1969 par l’Église catholique de retirer le Dies Irae de la messe des défunts. Suite au II° concile œcuménique du Vatican, ouvert le 11 octobre 1962 par le pape Jean XXIII et fermé le 8 décembre 1965 sous le pontificat de Paul VI, l’Église exprime un désir de s’éloigner des textes jugés négatifs hérités du Moyen Âge, accentués par le jugement, la peur et le désespoir, souhaitant se rapprocher plutôt de textes exhortant l’espoir Chrétien, la foi et la résurrection.
Si le célèbre thème a été largement évincé par l’Église catholique de ses rites sacrés, il a su trouver une nouvelle vie dans la culture populaire du XX° siècle dans toutes ses formes, chaleureusement accueilli par d’innombrables compositeurs et producteurs. Après presque mille ans, le thème grégorien est toujours en vie : tout comme la mort qu’il représente, le Dies Irae est éternel.
Léopold Tobisch France Musique le 17 avril 2020
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The barroque : Valentina Varriale, Lucia Sciannimanico, Rosario Totaro, Giuseppe Naviglio
27 04 1521
Magellan déplace sa flotte sur les rivages de Mactan, l’île voisine, où officie le radjah Lapu Lapu, qui n’entretient pas de bonnes relations avec Humabon.
Magellan souhaite offrir à la couronne d’Espagne l’ensemble de l’archipel des Philippines ; pour autant, il n’a pas l’envie et encore moins le temps de soumettre une à une ce nombre incalculable d’îles ; il est donc vital que le radjah Humabon, désormais lié à l’Espagne par traité, soit reconnu par tous les souverains des îles comme leur chef ; et puisque s’en présente justement un qui s’y montre récalcitrant, profitons-en pour lui donner une bonne correction et ainsi les autres se le tiendront pour dit. Le roi de Sebu lui a promis de mettre à sa disposition 1 000 hommes pour mater Lapu Lapu, et lui-même peut en aligner 150…, car Lapu Lapu refuse de se convertir. La décision d’un coup de force est contestée par plusieurs intimes de Magellan :
Un homme qui portait sur ses épaules une affaire aussi importante n’avait aucun besoin de mettre ainsi sa force à l’épreuve. D’une victoire, il ne bénéficierait que peu, et du contraire, l’Armada, qui était le plus important élément de l’expédition, courait un grand risque.
Ginès Mafra
Juan Serrano, le capitaine respecté de l’ex Santiago s’opposa avec virulence à cette bataille inutile.
Nous le priâmes très fort de ne rien faire, mais lui, bon pasteur, ne voulut abandonner ses brebis.
Pigafetta
Ce disant, Pigafetta se refuse à écrire qu’il est lui aussi opposé à la décision de Magellan et la justifie par le haut : du début de l’expédition jusqu’à la fin toute proche de Magellan, l’intellectuel Pigafetta aura été fasciné par le Capitaine, lui vouant une admiration et une loyauté sans bornes.
Ledit Magellan s’en fut guerroyer et brûler les maisons de la ville de Mactan afin que le roi de Mactan baisât les mains du roi de Cebu, et parce que [ledit roi de Mactan] ne lui avait pas envoyé pour tribut une fanègue [environ 23 kg] de riz et une chèvre [5], et parce qu’il lui avait fait dire qu’il l’attendait à Mactan, ledit Magellan s’y rendit, et ils le tuèrent, lui et sept autres, et 26 autres s’en revinrent blessés.
Juan Sebatián Elcano
Magellan plia, mais ne céda point : plia… en réduisant le nombre d’hommes qu’il emmenait au strict minimum, 60, en refusant l’aide de Houlabon et en ordonnant que ses navires restent ancrés loin de la rive. Parmi les assaillants, Pigafetta, Enrique et son fils naturel Cristóvão Rebêlo.
Ils arrivèrent à proximité du rivage bien avant le jour et Magellan envoya un message au roi Lapu Lapu lui demandant de se soumettre, lequel lui répondit de bien vouloir attendre le matin pour avoir le temps de rassembler tous ses hommes ! et c’est précisément seulement à la pointe du jour que Magellan donna l’ordre d’attaquer, non pour obéir à l’adversaire mais par indécision ; 11 hommes resteraient dans les chaloupes pour les garder, soit 49 hommes à ses côtés :
Le jour venu, nous sautâmes dans l’eau qui nous montait jusqu’aux cuisses, soit quarante-neuf hommes, et nous allâmes ainsi sur plus de trois traits d’arbalète avant de pouvoir arriver au bord, et les bateaux ne pouvaient venir plus avant en raison des pierres et rochers qui étaient sous l’eau. Les autres onze hommes demeurèrent pour garder les bateaux.
Ayant ainsi abordé à terre, nous les assaillîmes. Ces gens avaient fait trois bandes de plus de 1 500 personnes. Dès qu’ils nous aperçurent, ils vinrent à grande voix et cris autour de nous, deux bandes de coté et l’autre à l’encontre et de front. Quand le capitaine vit cela, il nous départit en deux, et nous commençâmes à combattre. Les arquebusiers et les arbalétriers tirèrent de loin quasi une demi-heure en vain en ne faisant que traverser leurs targues faites de planches de bois légères, et leurs bras. En voyant cela, le capitaine cria : Ne tirez pas, ne tirez plus ! , mais cela ne servait à rien. Ces gens, voyant que nous tirions les arquebuses en vain, délibérèrent en criant de demeurer forts. Mais ils criaient plus grandement quand on déchargeait les arquebuses, et alors ils ne s’arrêtaient point de peur, mais sautaient ça et là, couverts de leurs targues. Se défendant ainsi, ils nous tirèrent tant de flèches, de lances de cannes ferrées, de pals pointus brûlés et de cailloux qu’à peine pouvions-nous nous défendre.
C’est alors que Magellan envoya quelques uns des siens brûler les maisons de ces gens pour les épouvanter. Voyant leur maisons brûler, ils devinrent plus hardis et âpres, tant qu’auprès de ces maisons deux des nôtres furent tués, et nous brûlâmes bien trente de leurs maisons. Ils vinrent alors si furieusement contre nous qu’une flèche envenimée traversa la jambe du capitaine. Il commanda alors à ses hommes de se retirer peu à peu, mais ils s’enfuirent tant que nous demeurâmes qu’à six à huit avec le capitaine. Et ces gens ne nous tiraient en aucun endroit qu’aux jambes parce que nous les avions nues. Ainsi sous tant de lances et pierres qu’ils nous jetaient et tiraient, nous ne pûmes résister.
Nos bombardes qui étaient sur les bateaux ne pouvaient nous aider parce qu’elles tiraient de trop loin, si bien que nous nous retirâmes à plus d’un bon trait d’arbalète de la rive, toujours en combattant et avec de l’eau jusqu’aux genoux. Et ils nous suivirent, nous jetèrent des flèches envenimées par quatre ou cinq fois, si bien qu’eux, reconnaissant le capitaine, se tournèrent vers lui et lui lancèrent par deux fois des flèches tout auprès de sa tête. Mais lui, en bon capitaine et chevalier, se tenait toujours fort avec quelques autres, combattant ainsi plus d’une heure et ne voulant se retirer davantage. Un Indien lui jeta une lance de canne au visage et lui le tua soudain de sa lance et la lui laissa dans le corps. Puis il voulut mettre la main à son épée, mais ne la put tirer qu’à moitié, en raison d’une plaie qu’une lance de canne lui avait faite au bras. Ces gens, voyant cela, se jetèrent tous sur lui, dont l’un avec un grand javelot (qui est comme une pertuisane mais plus gros) lui donna un coup dans la jambe gauche, par laquelle il chut le visage en avant ; et tout soudain ils se ruèrent sur lui avec des lances de fer et de cannes, et avec ces javelots, si bien qu’ils occirent notre miroir, notre lumière, notre réconfort et notre vrai guide.
Quand ces gens le férissaient, il se tourna plusieurs fois en arrière pour voir si nous étions tous dans les bateaux. Puis le voyant mort, nous nous sauvâmes le mieux que nous pûmes, et mêmes les blessés dans les bateaux qui partaient déjà.
Le roi chrétien nous eût donné secours, mais le capitaine, avant que nous descendissions à terre, lui avait ordonné de na pas quitter son baranguay et de demeurer à voir de quelle manière nous combattions. Et le roi, sachant que le capitaine était mort, fit retirer tout le surplus de nos gens, tant sains que blessés, et nous fûmes contraints de laisser là le corps mort de capitaine-général avec les autres des nôtres morts.
Je dépose l’espérance en votre très illustre Seigneurie que la renommée d’un tel vaillant et noble capitaine ne sera point éteinte ni mise à l’oubli en notre temps. Car entre ses autres vertus, il était le plus constant en une très grande fortune et grosse affaire que jamais ne fut un autre. Il supportait la faim plus que tous les autres. Il naviguait et faisait des cartes marines et il est ouvertement vrai que jamais aucun autre n’avait eu tant d’intelligence, hardiesse, ni savoir pour circuir une fois le monde comme il avait presque fait. Mais cette bataille interrompit sa très magnanime entreprise. Cette bataille eut lieu le samedi 27 avril 1521. Et là, le capitaine avait voulu la faire le jour du samedi, parce que c’était son jour de dévotion. Avec lui moururent huit des nôtres eu quatre indiens que nous avions fait chrétiens. Parmi les ennemis, quinze furent occis par l’artillerie des bateaux qui étaient venus à la fin à notre secours, et beaucoup des nôtres furent blessés.
Pigafetta
Aux cotés de Magellan moururent aussi 12 hommes : son fils naturel Cristóvão Rebêlo, Francisco Gomez, un marin, Anton Gallego, un garçon de cabine, Juan de Torres, soldat, Rodrigo Nieto, ancien serviteur de Cartagena, 4 autres membres d’équipage et 3 indiens convertis, venus de Cebu. Parmi les Mactanais, on compta 15 morts. On est en droit de s’interroger sur la solidarité de ceux qui étaient restés soit dans les canots, soit sur les navires, car elle fût en effet complètement inexistante : personne ne bougea, sinon les alliés de Cebu mais trop tard, ce en quoi ils ne firent qu’obéir aux ordres donnés par Magellan lui-même. L’opposition à cette bataille se poursuivit donc par une passivité durant la bataille. Magellan était allé trop loin, ses hommes ne lui faisaient plus confiance, il était aussi bien qu’un autre prenne en charge la suite de la mission : trouver les îles aux épices, en charger les navires, et rentrer… et au diable le prosélytisme et les conversions de masse.
Aujourd’hui, les Philippins rejouent chaque année la bataille de Mactan sur le lieu même où elle se déroula et acceptent la cohabitation de deux monuments aux messages divergents sur le port de Mactan :
Ici, le 27 avril 1521, le grand navigateur portugais Hernando de Magallanes, au service du roi d’Espagne, fut tué par des Philippins.
En ce lieu, le grand chef Lapu Lapu repoussa une attaque de Fernand de Magellan, le tuant et renvoyant ses hommes au loin.
Comment en être arrivé à un tel fiasco, aussi vain, après tant de gloire gagnée au fur et à mesure des succès remportés sur l’adversité ; l’erreur n’est point tactique, elle est antérieure à la tactique. Comment Magellan a-t-il pu ainsi outrepasser le cadre de sa mission, pour se croire investi d’une mission divine : amener à la couronne d’Espagne les territoires abordés, à la foi chrétienne les populations rencontrées, par la persuasion mais aussi par le fer et le feu si la première ne marchait pas. Les succès sans discontinuité de son entreprise à partir de l’entrée dans le Pacifique lui seraient-ils montés à la tête au point qu’il aurait alors atteint son niveau d’incompétence, l’habileté politique se montrant incapable de venir coiffer les évidentes qualités d’un très grand capitaine, d’un très grand marin, même si la paranoïa n’était jamais bien loin. Et pourquoi donc cet irrépressible besoin de donner du canon, pour un oui pour un non, en signe de paix, ce qui n’est en fait que le signal sonore d’une évidente volonté de puissance, de domination ? On peut aussi penser que cela ressemble à une forme de suicide : son avenir était complètement bouché : s’il rentrait, il était de toutes façons grillé au Portugal, et, en Espagne, cela ne valait guère mieux, puisqu’il avait agi hors des eaux espagnoles.
On peut aussi se demander si sa mission était si bien cadrée que cela. Les capitulations qui en donnaient le détail avaient été signées en mars 1518 par le roi Carlos, un jeune homme de 18 ans ; et même si au XVI° siècle on ne s’attardait pas dans l’adolescence, à l’évidence ce n’est pas lui qui les avait rédigées pas plus qu’il n’en avait donné l’esprit ; lorsque Magellan va planter une croix au sommet d’une île, raconte-t-il des histoires quand il dit que c’est au nom de son roi, ou bien cela figurait-il bien dans sa mission ? et dans ce cas, où se trouve la frontière entre planter une croix et convertir les populations ? Les termes de sa mission se limitaient-ils vraiment à des opérations économiques et commerciales, n’ayant en vue que les épices ? N’oublions pas l’omnipotence de l’Église d’alors dans une Espagne encore et pour longtemps intolérante et triomphaliste : c’était bien un évêque qui était à la tête de la casa de Contratación.
J’ai demandé à ceux d’entre eux qui revinrent en Espagne, et particulièrement à un jeune Génois Martino Giudici, témoin de tous ces événements, pour quel crime le roi de Cebu s’était décidé à commettre une aussi vilaine action. Et la cause en était le viol des femmes indigènes par les marins – et de fait, ces insulaires sont fort jaloux.
Pierre Martyr d’Anghiera, proche de Charles Quint, qui a interrogé des témoins directs.
Donc, les témoignages concernant les motivations du roi de Cebu, selon que l’on s’éloigne un peu de ceux de l’incontournable Pigafetta, dont la vénération qu’il éprouvait pour Magellan permet de mettre au moins un bémol à son objectivité, sont contradictoires. Le viol des femmes faisait alors partie du package des tributs du vaincu au vainqueur, lequel s’en défendait d’ailleurs en les disant consentantes toutes les femmes nous préféraient à leurs maris dira Pigafetta. Y-a-t-il une réponse honnête à ce débat où prédomine la mauvaise foi, et ce depuis que le monde est monde, et est-il vital d’appliquer nos codes d’aujourd’hui et d’Europe occidentale, pour lire les comportements sociaux d’il y a plusieurs siècles, aux antipodes. Et par ailleurs on n’a pas le souvenir que les Tahitiennes qui réservèrent le meilleur accueil aux matelots de Bougainville, quelque deux cent trente ans plus tard, aient vu leurs maris partir en guerre contre ces Blancs.
Néanmoins il reste que :
Plusieurs épisodes accablants confirment le comportement prédateur des Espagnols à l’égard des femmes des société croisée chemin faisant – tout particulièrement celui qui survint quelques semaines après que l’expédition ait quitté en toute hâte les Philippines. La flottille est désormais placée sous le commandement de João Lopes Carvalho – un homme qui a jadis vécu au Brésil en compagnie d’une Indienne, dont il a eu un fils. Tandis que les navires relâchent dans la baie du sultanat de Brunei, sur la côte nord de Bornéo, Carvalho donne l’ordre d’arraisonner et de piller une jonque qui s’apprête à lever l’ancre. Voici, selon le chroniqueur Gaspar Correia, ce qui s’ensuit : [Carvalho et ses hommes] montèrent à bord et firent main basse sur tout l’or et tous les objets de valeur qu’ils purent trouver. Ils capturèrent un fils du roi de Luçon [une île des Philippines], capitaine de cette jonque et de trois autres qui étaient au port, qui allait épouser une file du roi de Bornéo. Ils capturèrent également trois jeunes filles d’une grande beauté. Carvalho dit qu’il les destinait à l’empereur Charles, ce qui remplit tout le monde de joie. Mais en réalité, il coucha avec elles.
Le sultan de Brunei, qui, jusque là, avait fait excellent accueil aux Espagnols – entra dans une colère noire. Au moyen d’une armada promptement rassemblée, il les délogea de son port, les contraignant à appareiller dans la plus grande pagaille. L’explication que propose Martyr d’Antighiera des raisons du massacre de Cebu – le viol des femmes indigènes – parait donc des plus plausibles. Et elle disculpe Enrique.
Romain Bertrand L’Histoire n° 476 Octobre 2020
30 04 1521
Le San Antonio qui avait faussé compagnie aux 3 navires dans le détroit de Magellan pour rentrer à la maison accoste à Séville, donc une semaine après la mort de Magellan. 165 jours, cinq mois et demi pour revenir du détroit de Magellan, où ils ont dû faire demi-tour vers le 8 novembre 1520, à Séville, ce devait être un record de lenteur ; les mutins devaient craindre grandement ce qui les attendait à Séville pour prendre ainsi le chemin des écoliers, et comme il fallait du temps pour peaufiner les arguments justifiant leur mutinerie, comme la quasi-totalité des vivres de l’expédition était dans leurs cales, pourquoi se presser ? Et même si les vents rencontrés ne peuvent être comparés, on ne peut s’empêcher de constater que le 30 avril 1521, il y avait déjà un mois et demi que Magellan avait touché Guam : d’un coté 98 jours pour couvrir pas loin de 14 000 km dans le Pacifique, de l’autre 165 jours pour en couvrir sans doute plus, pas loin de 17 000, en tenant pour acquis le récit d’Estêvão Gomes disant qu’il avait fait route vers la côte guinéenne pour faire de l’eau plutôt que de suivre la route reconnue comme la plus rapide 20 ans plus tôt par le Portugais Pedro Alvarez Cabral ; c’est ainsi qu’il avait découvert le Brésil quand sa mission n’était que de trouver une île à l’ouest du Cap Vert, – les Canaries sont à l’Espagne – pour les navires qui, revenant du Cap de Bonne Espérance, effectuent vers Lisbonne la grande volta, le large détour vers l’ouest qui permet d’atteindre dans l’hémisphère nord les vents favorables au retour.
On pourrait parler de séminaire d’élaboration de faux témoignages, de dépositions bidouillées, à l’occasion d’une croisière sans aucune restriction sur l’approvisionnement. Malgré tout ce temps disponible, ils ne jugèrent pas utile de repasser par San Julian où avaient été abandonnés Cartagena et un prêtre.
Assez rapidement, le San Antonio et son équipage de 55 mutins en loques seront considérés comme les seuls survivants de la glorieuse armada des Moluques. La Casa de Contratación prit en charge les dépositions de 53 hommes, à raison d’une demi-journée par récit. L’ancien capitaine, Mesquita, n’avait quitté la prison du bord que pour rejoindre celle de Séville. Le récit des mutins chargeait évidemment Magellan de bien des maux dont il était innocent, de la première querelle avec Cartagena après les Canaries jusqu’à la mutinerie de San Julian, sans oublier les insinuations sur la possibilité d’un double jeu, faisant en secret celui de son pays d’origine, le Portugal. Beatriz, l’épouse de Magellan et son jeune fils, furent placés en résidence surveillée, toute rente suspendue. Et le récit de Mesquita, bien évidemment très différent, ne retint pas l’attention des représentants de la Chambre de Commerce : il sera assigné à résidence pour un an tandis que les mutins seront libérés.
1 05 1521
Magellan mort, Duarte Barbosa son beau-frère fût réintégré dans son grade et prit le commandement de l’expédition, conjointement avec Juan Serrano : le vote en avait ainsi décidé. Très rapidement, Enrique, l’esclave de Magellan, fut placé au cœur des conflits et règlements de comptes à venir : la mort de Magellan faisait de lui un homme libre, c’était clairement stipulé dans le testament du Capitaine :
Par le présent document, je rends libre et considère quitte de toute captivité, sujétion et servitude Enrique, mon esclave captif noir, natif de la cité de Malacca, âgé de 26 ans plus ou moins, de façon qu’à compter du jour de ma mort et à tout jamais, ledit Enrique soit libre, quitte et exempt et en aucune façon obligé de subir quelque charge de captivité ou de sujétion que ce soit, et qu’il fasse ce que bon lui semble. Et j’ordonne qu’il soit donné de mes biens, audit Enrique, 10 000 maravédis en argent comptant, afin qu’il en vive.
Mais ses nouveaux chefs ne l’entendaient pas ainsi, car l’homme, seul traducteur disponible, continuait à leur être indispensable, et ils estimaient que ses services seraient plus surs sous le statut d’esclave que d’homme libre. L’affaire restait en travers de la gorge d’Enrique qui se mit en tête de retourner contre ses chefs le roi de Cebu, lui montrant que la victoire de Lapu Lapu sur Magellan fragilisait son propre pouvoir et qu’il lui serait favorable de se rapprocher de son rival potentiel en faisant quelques mauvaises manières aux navires de l’Armada de Molucca.
Ces mauvaises manières se firent le 1° mai, à l’occasion d’un banquet d’adieu offert par le roi Humabon aux membres de l’Armada :
Le banquet était sur le point de se terminer quand des gens armés sortirent de la palmeraie et attaquèrent les invités, en tuant vingt-sept, et capturant le prêtre qui était resté là et Juan Serrano, le pilote, qui était un vieil homme ; d’autres, mais bien peu, nagèrent vers les bateaux et, aidés par ceux qui étaient restés à bord, coupèrent les câbles et hissèrent les voiles ; les barbares, ivres de tuerie et avides de voler tout ce qu’il pouvait y avoir sur les navires, mirent leur armada à l’eau et, afin d’arrêter nos hommes pendant qu’ils se préparaient à partir, emmenèrent aussi Juan Serrano jusqu’à l’eau et dirent qu’ils voulaient l’échanger contre une rançon. Le vieil homme implora nos hommes par ces mots et ses larmes de montrer leur sympathie pour son grand âge et de ne pas devenir les complices de ses bourreaux en laissant ses jours se terminer aux mains de barbares si cruels, mais de tout faire pour qu’il puisse passer le peu de vie qui lui restait parmi les siens.
Nos hommes lui dirent qu’ils feraient ce qu’ils pourraient. On discuta d’une rançon et les Indiens demandèrent un canon, qui était l’arme qu’ils redoutaient le plus ; il leur fut envoyé sur un esquif et, en le voyant, les Indiens demandèrent plus, et chaque fois que nos hommes accédaient à leur requête, les Indiens répondaient en demandant plus, et cela continue jusqu’à ce que, comprenant leur intentions, ceux qui étaient à bord des navires ne voulussent plus rester là plus longtemps et disent à Juan Serrano qu’il voyait bien par lui-même ce qui se passait et comment la parole des Indiens n’était que fausseté.
Ginès de Mafra
Juan Serrano va être abandonné à son sort, confirmant depuis la terre que tous ceux qui étaient descendus à terre étaient morts : parmi eux, Duarte Barbosa, le beau-frère de Magellan, Andrès de San Martin, le prudent astrologue de la flotte, le père Valdemerra, Luis Alfonso de Gois, qui avait succédé à Barbosa en tant que capitaine du Victoria ; Sancho de Heredia et Léon Expelta, employés aux écritures. Francisco Martin, tonnelier ; Simon de la Rochela, intendant ; Francisco de Madrid, soldat ; Hernando de Aguilar, le serviteur qui avait dû décapiter son maître Luis de Mendoza à San Julian ; Guillermo Feneso, serveur de canon ; sept marins, deux pages, un serviteur de Serrano et quatre serviteurs de Magellan. Certains récits parlent de 8 survivants, vendus comme esclaves aux Chinois, mais nul n’en a la preuve.
La vengeance d’Enrique avait été terrible.
la raison pour laquelle l’esclave [Enrique] commit la trahison fut que Duarte Barbosa le traita de chien
Juan Sebastián Elcano
Les trois navires lèvent l’ancre en catastrophe ce 1° mai : sur les 250 hommes qui avaient quitté l’Espagne, il n’en restait plus que 115 pour voir les insulaires arracher la croix au sommet de la montagne.
2 05 1521
115 hommes pour manœuvrer les 3 navires restant, surtout dans des eaux difficiles pour la navigation tant y sont nombreux les hauts fonds, c’est trop peu. La Concepcion est le navire le plus mal en point, sa coque est la plus atteinte par les tarets, ces mollusques bivalves mangeurs de bois qui vous font des trous du diamètre de celui d’un stylo à bille, sur facilement 10 centimètres de profondeur : décision est prise de le sacrifier : on va le cannibaliser en transférant sur les deux navires restant tout ce qui peut avoir une utilité et on incendie l’épave. Un nouveau vote met João Lopez Carvalho au rang de capitaine général, et Espinosa aux commandes du Victoria. Sebastiãn Elcano, s’il reconnaît sa valeur de pilote, n’aime pas le nouveau capitaine général : en passant à Rio, il y avait retrouvé sa maîtresse et avait tenté – en vain – de la faire embarquer ; il avait néanmoins réussi à faire embarquer son fils : ce ne peut-être ainsi que l’on assied son autorité sur un équipage ! Avec une grande méfiance à l’égard des indigènes, et donc en se passant de leurs conseils de pilote, les deux navires parviennent à Mindanao, peuplée de pygmées aborigènes où ils sont bien accueillis, puis Palawan où ils parviennent à s’approvisionner : ils en partiront le 21 juin 1521, enlèveront sur un navire trois pilotes arabes, qui les mèneront à Brunei, un bastion arabe, le 9 juillet 1521 : ils y seront reçus en invités de marque, car on les avait pris pour des Portugais, or ces Arabes entretenaient depuis plusieurs années les meilleures relations avec le Portugal ! Visite au roi en s’y rendant à dos d’éléphant, festins etc… Ils y trouvent de nombreux témoignages d’un important commerce avec la Chine : la flotte des Trois Trésors était encore dans ces eaux-là il y a moins d’un siècle. Le séjour, – 35 jours – comme bien d’autre se termine mal, en tractations sur l’échange d’otages capturés, Carvalho se révélant le roi de la gaffe, tant et si bien que le 21 septembre, les autres officiers décidèrent de son remplacement par le trésorier Martín Mendez, Espinosa prenant le commandement du Trinidad et Elcano celui du Victoria. Mais l’incompétence des deux premiers en matière de navigation, la compétence et le bagout d’Elcano firent de lui le véritable chef de l’expédition : les îles aux épices sont proches, avec elles la fortune ; le rêve de tout basque – quitter son pays, faire fortune au loin, et rentrer – est donc à portée de main.
Ils vont faire escale pendant 42 jours sur l’île de Cimbonbon, port parfait pour accoustrer les navires ; Pigafetta y peut tout à loisir s’extasier sur ce qu’il voit : Des crocodiles aussi grands dans la mer que sur terre, des huîtres géantes de près de deux mètres et pesant dix à vingt kilos, et encore un curieux poisson qui avait la tête comme un pourceau, avec deux cornes et le corps tout d’un seul os ; et il avait l’échine comme une selle et il était petit. [Il s’agirait peut-être de la scalaire ou poisson-ange.] Des arbres qui font de telles feuilles que, quand elles tombent, on les voit vivre et cheminer […] Elles n’ont point de sang et qui les touche, elles fuyent […] J’en tins une neuf jours dans une boîte et quand je l’ouvris, elle allait autour de la boite. [Il s’agirait de phyllies, ces phasmes dont le dos plat et large ressemble à une feuille, avec nervures et pétioles, des insectes qui ont des couleurs vives en vol ou quand ils bougent, et dès qu’ils se posent sur un arbre prennent des couleurs qui se confondent avec les feuilles afin de tromper les oiseaux dont ils sont les proies.]
Ils en repartiront le 27 septembre, prendront le temps de se livrer à de la piraterie en règle, rançonnant les jonques qui se trouvaient sur leur route, commerçant avec les Bajaos, qui peuplent la rive occidentale de Mindanao : ceux-ci récoltaient particulièrement le trepang , ou concombre de mer, aphrodisiaque dont étaient friands les Chinois, mais c’est la cannelle qu’intéressait l’équipage de l’armada de Molucca : contre quelques couteaux ils en achetèrent 8 kilos, de quoi acheter un bateau sur les docks de Séville.
Mais le roi de Brunei qui avait appris que les navires avaient une cargaison importante machina un guet-apens pour les tuer et s’emparer des bâtiments. […] Pour apaiser les soupçons, il fit apporter aux navires quantité de vivres frais et les autorisa à demeurer dans le port, aussi longtemps qu’ils le désiraient. Cet excès d’amabilité parut suspect à Carvalho ; il renforça le service de garde de jour et de nuit et consigna l’équipage à bord, à l’exception d’un ou deux hommes. Voyant cela, le roi fit dire à Carvalho d’envoyer son fils lui porter le présent, car ses jeunes enfants qu’il avait vus le lui réclamaient en pleurant. Il envoya son fils, vêtu avec beaucoup de soin, ainsi que quatre hommes. Dès leur arrivée à terre, le roi les fît arrêter. En apprenant cela Carvalho fit larguer les amarres et, ayant fait armer ses gens, partit à l’abordage d’un jonque qui, chargée autant qu’il lui était possible de l’être, était sur le point de partir. Ils montèrent à bord et firent main basse sur tout l’or et tous les objets de valeur qu’ils purent trouver ; ils capturèrent un fils du roi de Luçon, capitaine de cette jonque et de trois autres qui étaient au port, qui allait épouser une fille du roi de Bornéo. […] Ils capturèrent également trois jeunes filles d’une grande beauté ; Carvalho dit qu’il les destinait à l’empereur ; ce qui remplit tout le monde de joie. Mais en réalité, il coucha avec elles. Les Castillans voulurent alors le tuer ; mais comme il fit preuve envers eux d’une grande libéralité, ils finirent par se calmer.
Carvalho se mit d’accord avec le fiancé et ceux qui composaient sa suite pour leur permettre de s’évader : il reçut pour cela un bon nombre de pierres précieuses. Les captifs prirent la fuite la nuit, à la nage, pendant que Carvalho faisait semblant de dormir. À son réveil, il s’en prit aux hommes de quart. Mais les Castillans ne furent pas dupes : ils arrêtèrent Carvalho, le mirent aux fers et lui prirent tout ce qu’il possédait. Ils nommèrent alors capitaine un certain Giovanni Battista, maître d’équipage, qui avait une bonne connaissance de pilotage.
Correia Lendas, II. 631-632 ; traduction de Pierre Valière.
13 08 1521
Hernan Cortés et la poignée de compagnons réchappés de la Noche triste avec l’aide des Tlaxcaltèques, ennemis des Aztèques, a fait construire 13 brigantins qui lui permettent de faire le siège, meurtrier, de Tenochtitlán et au final, de s’en emparer : c’est le massacre du Templo Major :
La cour est restée couverte du sang de ces malheureux, elle était jonchée de leurs entrailles, de leurs têtes, de leurs mains et de leurs pieds tranchés tandis que d’autres Indiens perdaient leurs entrailles, sous les coups de couteau et les estocades.
Duran Codex Duran
Le long des routes gisent, brisées, les javelines ; les chevelures sont éparses.
La vermine pullule au long des rues et sur les places
et les murs sont souillés de lambeaux de cervelles.
Rouges coulent les eaux, elles sont comme teintes,
et quand nous les buvons, c’est comme si nous buvions de l’eau de salpêtre.
Chant nahuatl
Ce sera toujours un sujet de méditation : comment un demi millier d’hommes égarés à sept mille kilomètres de leur patrie, dans un pays totalement neuf pour eux, réussirent-ils finalement à détruire une ville de cent mille habitants, appuyée sur des vassaux et animés d’une énergie sans exemple ?
Les explications sont d’ordre militaire, diplomatique et moral. Militairement, Cortès menait une troupe homogène, disciplinée, supérieurement armée. Le rôle des armes à feu ne doit pas être exagérée car leur puissance était mince ; en revanche, l’épée et la lance, armes d’estoc, surclassaient la massue indienne qui ne frappe que de taille. La formation en carré, impénétrable dans la défensive, est irrésistible dans l’attaque devant de simples bandes. Enfin la cavalerie permettait la poursuite et transformait les défaites en déroutes. Cortès sut établir derrière lui une ligne d’opération, assurer son ravitaillement grâce aux porteurs indigènes. Enfin, dans la guerre de siège, il sut combiner de façon moderne le feu, le choc et l’organisation du terrain devant un adversaire qui pratiquait exclusivement la ruée tribale et ne parvenait presque jamais au contact dans le corps à corps, à bonne distance pour utiliser ses armes de taille.
Dans le domaine diplomatique, le conquérant sut exploiter au mieux les rivalités et les incertitudes ; il n’eut à livrer que des combats séparés menés, sauf en une seule exception qu’il surmonta de justesse, à l’heure qu’il avait choisie.
Enfin, sur le plan moral, il menait une guerre objective, tendant à la destruction de l’adversaire, tandis que pour les Indiens la guerre était une ordalie. Quand enfin les Tenochcas, par un formidable effort d’intelligence, accédèrent à la conception de la guerre totale, il était trop tard, contraints qu’ils étaient de redécouvrir l’art militaire, réduits d’ailleurs à une position intenable ; leur retard technique devait entraîner leur défaite totale.
[…] Ainsi tomba Tenochtitlan, mourut une civilisation originale. Ses propres faiblesses, ses ennemis héréditaires, réunis en un faisceau fatal, la ruinèrent ; Cortès ne fut que l’occasion. Une société fondée sur le sadisme fut naturellement portée vers le néant ; si l’on considère quelle dilapidation de valeurs humaines provoquait, par ses sacrifices et surtout par le style de vie qu’elle imposait, la religion d’Huitzilipotchtli, le déficit apparaît prodigieux ; c’est là qu’était le germe de mort.
Dans un monde colonial où le prêtre catholique avait supplanté l’éventreur, l’Indien a survécu ; la religion nouvelle accordait les besoins des faibles et ceux des puissants, elle laissait aux premiers la vie, aux seconds la force. C’était un progrès.
Jean Amsler Les explorateurs 1995
Dans les innombrables batailles où les colonisateurs européens s’opposèrent aux peuples indigènes qu’ils rencontrèrent, leurs épées et leurs armures en fer donnèrent aux Européens un énorme avantage. Par exemple, au cours de la conquête espagnole de l’empire inca du Pérou, en 1532-1533, il y eut cinq batailles au cours desquelles des armées espagnoles comptant respectivement, 169, 80, 30, 110 et 40 combattants massacrèrent des armées de centaines, voire de milliers d’Incas, dans des combats où, du coté espagnol, il n’y eut pas un seul tué et seulement quelques blessés, parce que les épées en fer espagnoles passaient au travers des armures de coton des Indiens et parce que les armures en fer des Espagnols les protégeaient des pierres lancées par les Indiens ou de leurs armes en bois.
Jared Diamond Effondrement Gallimard Folio 1995
Dans La Grande Histoire du monde, Fayard 2016, François Reynaert ajoute encore que le succès final de Cortès n’aurait pu avoir lieu sans le secours d’une terrible et providentielle épidémie de variole dans les rangs aztèques.
La vallée de Mexico comptait alors 700 000 habitants et de l’autre coté des volcans, dans la plaine de Tlaxcala, il y en avait autant. Quand Paris comptait 185 000 habitants, Venise, 130 000, Mexico, de loin la plus importante du monde, comptait autour de 250 000 habitants [6] ; elle ne va pas cesser de décroître au cours du XVI° siècle : vers 1560, elle ne comptera plus que 75 000 habitants, à peine 25 000 au début des années 1580.
Le pillage des richesses bénéficia pour une petite part à Fleury, pirate français de Dieppe, qui délesta au large des Açores un navire espagnol chargé de présents de Moctezuma.
Lorsqu’ils traverseront, en 1524, 1525, le centre du Peten, dans le Yucatan, ils auront bien faim tant étaient rares les villages où s’approvisionner en maïs. Ils passeront à coté des ruines des grandes cités mayas de Tikal et Palenque en les ignorant, recouvertes qu’elles étaient par la jungle et sans population alentour.
En 1524, Cortés va imposer le système de l’encomienda : tout colon marié qui s’engage à rester au moins 8 années sur sa terre reçoit celle-ci en concession et obtient le droit de faire travailler les Indiens à son profit, à condition de les instruire dans la religion catholique : ce n’est rien d’autre qu’un système de servage.
Les Espagnols vont mettre en place un pouvoir à deux têtes : la république des Indiens et la république des Espagnols, toutes deux placées sous l’autorité du roi d’Espagne et de son représentant, le vice-roi. Le très petit nombre des Espagnols les contraignait à se faire accepter, et, au moins dans leurs intentions, Cortés tout comme Pizzaro au Pérou, rêvent d’une Amérique autosuffisante. Cortés interdit l’exportation du maïs, base de l’alimentation indigène, pour empêcher la paupérisation des Indiens, et il sera en cela suivi dans toute l’Amérique latine.
De 1530 à 1565 la fonction de gouverneur de la population indienne resta entre les mains des héritiers de l’empereur Moctezuma II.
… mais comme nous ne savions rien des Mexicains et des Incas et que nous sommes arrivées avec l’épée sans les écouter ni les comprendre, les choses des Indiens ne nous paraissent point dignes d’estime, ce n’est que du gibier rapporté du bois pour notre service et notre caprice.
[…] dans la province de Yucatan, (…) on trouvait des livres à leur mode, reliés ou pliés, où les sages indiens consignaient le répertoire de leur temps, la connaissance des planètes et des animaux, tout comme d’autres choses naturelles et leurs antiquités.
[…] on a perdu beaucoup d’informations sur les choses anciennes et cachées qui auraient pu être fort utiles.
José de Acosta, jésuite. Histoire naturelle
On peut considérer que, dans le choc de la Conquête, l’acceptation du christianisme par les anciens Mexicains a été largement induite par la parenté souterraine des deux religions. Pourquoi les Aztèques se seraient-ils sentis étrangers à ce dieu sacrifié dont la chair et le sang nourrissaient les fidèles ?
Christian Duverger L’Histoire Septembre 2004
Ceux qui lisent, ceux qui nous parlent de ce qu’ils lisent,
Ceux qui tournent les pages bruissantes de leurs livres,
Ceux qui ont le pouvoir sur l’encre rouge et noire, et sur les images,
Ceux-là nous dirigent, nous guident, nous montrent le chemin.
Codex aztèque de 1524. Archives du Vatican
et encore :
Vous nous dites que nos dieux ne sont pas vrais.
C’est une parole nouvelle que vous nous dites,
Elle nous trouble, elle nous chagrine.
Et maintenant, nous détruirions l’ancienne règle de vie ?
Nous […] ne l’acceptons pas pour vérité, même si cela vous offense.
21 08 1521
Soliman qui va passer à la postérité avec le qualificatif de Magnifique s’empare de Belgrade, porte de la Hongrie.
C’est la prise de Belgrade qui a donné naissance à cette multitude de maux qui sont arrivés depuis si peu de temps et sous le poids desquels nous gémissons encore. C’est là cette funeste porte par laquelle les barbares sont entrés pour ravager la Hongrie, c’est ce qui a occasionné la mort du Roy Louis, ensuite la perte de Bude, l’aliénation de la Transylvanie. Si enfin les Turcs n’eussent pas pris Belgrade, jamais ils ne seraient entrés en Hongrie, ce royaume qu’ils ont désolé, connu auparavant l’un des plus florissants de l’Europe.
Busbec
6 11 1521
Les deux navires qui restent de la flotte de Magellan atteignent les Moluques : Ternate, Tidore, Motir, Maquian.
Vois Tidore, puis Ternate avec son sommet en feu
D’où bondissent les flammes volcaniques.
Observe les vergers de clous brûlants
Que les Portugais achèteront de leur sang.
Luis de Camões Les Lusiades
Mais en gagnant l’ouest du Pacifique, le Trinidad et le Victoria battant pavillon espagnol sont entrés dans une zone contrôlée par les Portugais, et ce, depuis plusieurs années. Leur influence n’est pas très forte car eux-mêmes ont cherché à supplanter les Arabes, et tiennent beaucoup à ce que leur commerce d’épices reste ignoré de l’Espagne ; aussi les souverains des îles aux Épices voient arriver les Espagnols plutôt d’un bon œil. Pour avoir déjà commercé avec les Portugais, ils connaissent bien la valeur du clou de girofle, dont la récolte se fait deux fois par an, à Noël et à la Saint Jean Baptiste, en juin. Les affaires se font rapidement. Les Espagnols apportèrent dans un comptoir commercial presque toutes leurs marchandises, et, dixit Pigafetta, pour sa garde nous laissâmes trois hommes des nôtres, puis incontinent nous commençâmes à marchander en cette manière : pour dix brasses de drap rouge assez bon, on nous donnait un bahar [baril] de girofle, qui contient quatre quintaux [un quintal : 50 kilos]. Chaque article proposé par les Espagnols avait ainsi son équivalent bahar de girofle : toiles de différentes qualités, cinabre, cognée, verres couteaux, objets piratés en route sur les jonques chinoises… Autre unité de mesure : le cathille, qui fait pas loin de 900 grammes. Les hommes de la flotte évaluèrent leur part en fonction de la quitalada, pourcentage de l’espace de stockage mis à part pour les membres de l’équipage et les officiers. Une fois payé au roi d’Espagne un vingt-quatrième de leur part, le reste serait pour eux. Il fallait donc faire de la place, et donc, pour ce faire, on libéra les 16 prisonniers faits au cours des semaines précédentes, et même les 3 captives, harem de Carvalho ! Une bonne manière faite au roi Almanzor, musulman : on tue tous les pourceaux et en échange, le roi leur fournit l’équivalent en chèvres et volailles.
Le Portugal, s’il ignore la mort de Magellan, sait que l’on peut voir arriver un jour ou l’autre ses navires. Et Elcano apprend d’ailleurs avant d’appareiller que des navires portugais sont à leur recherche depuis plus d’un an. Il va donc s’agir de naviguer en évitant le plus possible tout contact avec des Portugais, puisqu’il a été décidé qu’en aucun cas, on ne reprendrait le chemin inverse de l’aller, les cales chargées d’une aussi précieuse cargaison ; de plus, navires et équipages ne pourraient à nouveau supporter 110 jours de mer sans ravitaillement aucun.
21 12 1521
Elcano quitte Tidore à bord du Victoria. Seule une chaloupe du Trinidad l’accompagne pour le départ, car les 2 navires se séparent : 5 jours plus tôt, le Trinidad, au moment d’appareiller, s’est mis à prendre l’eau comme une vulgaire passoire : à l’évidence, les réparations effectuées pendant la longue escale de Mindanao, laissaient à désirer. Décision est prise de se séparer : le Victoria mettrait la voile vers l’ouest pour regagner l’Espagne par l’océan indien et le Cap de Bonne Espérance, en essayant d’échapper aux Portugais, qui dans cette zone, étaient chez eux de par le traité de Tordesillas, tandis que le Trinidad, commandé par Carvalho, prendrait le temps nécessaire pour être réparé à Tidore, puis ferait voile plein est, en cherchant à regagner l’isthme de Darien, – aujourd’hui isthme de Panama – terre sous domination espagnole où il serait aisé de faire transporter dans l’Atlantique la cargaison. Il fut laissé aux marins le choix de leur navire : il fallait bien 5 jours pour choisir ainsi entre la peste et le choléra, car, dans un cas comme dans l’autre, l’affaire avait pris la tournure d’une opération survie ! Reprendre la mer de suite sur un navire très endommagé, dans des eaux sous domination portugaise, affronter le cap de Bonne Espérance, cap des Tempêtes jusqu’à il y a peu, ou bien attendre on ne sait combien de temps une réparation pour repartir plein est avec un régime des vents et un océan que personne ne connaissait dans ces latitudes, en sachant que les chances de découvrir une terre nouvelle avant l’isthme de Darien étaient quasiment nulles. Pigafetta choisit d’embarquer sur le Victoria : il n’aimait pas Elcano mais avait beaucoup plus confiance dans ses qualités de pilote que dans celles de Carvalho : ils étaient à peu près 60 à avoir fait ce choix, dont 16 Indiens. On avait enregistré, entré dans les cales du navire, sur les livres de bord au bas mot 600 quintaux de clous de girofle soit 30 tonnes ! L’autre chroniqueur, Mafra, avait choisi le Trinidad : ainsi les 2 navires continueraient à avoir leur chroniqueur
L’heure venue, les navires prirent congé l’un de l’autre avec décharge d’artillerie, et il semblait qu’ils se plaignissent l’un de l’autre par leur dernière départie. Nos gens qui demeurèrent nous accompagnèrent un peu avec les bateaux, puis avec force larmes et embrassements.
Pigafetta
Cap au sud, vers Timor, puis Java, où Pigafetta se plaît à décrire la coutume de la sati : le suicide de l’épouse d’un mari décédé :
Quand un homme des principaux de Java la Grande se meurt, on brûle son corps, et sa principale femme, parée de guirlandes de fleurs, se fait porter par trois ou quatre hommes sur un siège par toute la ville, et en riant et réconfortant ses parents qui pleurent et soupirent, elle dit : Ne pleurez point, car je m’en vais ce soir souper et dormir avec lui cette nuit. Puis, étant au lieu où l’on brûle le corps, elle se tourne vers ses parents et en les réconfortant une autre fois se jette dans le feu où brûle le corps de son mari. Et, si elle ne faisait cela, jamais elle ne serait tenue pour femme de bien ni vraie femme du mari mort. [8]
Pigafetta
Mais, pour ce qui est des hommes d’équipage, certains signes montrent bien que le cœur n’y est plus : on enregistre deux désertions à Java : Martin de Ayamonte un apprenti et Bartolomé de Saldaña, un mousse, dont personne n’entendra plus jamais parler. Le Victoria lève l’ancre de Timor le 11 février 1522, avec pour azimut le cap de Bonne Espérance.
Par quoi, nous, pour chevaucher le cap de Bonne Espérance, allâmes jusqu’au quarante deuxième degré au pôle antarctique. Nous demeurâmes sous ce cap neuf semaines, avec des voiles ployées par le vent occidental et la maestral que nous avions par proue, et en fortune très grande […] C’est le plus grand et le plus périlleux cap qui soit au monde.
[…] Nombre d’hommes voulurent quitter la nef à l’île de Madagascar plutôt que de prendre le risque de passer ce cap, parce que la nef prenait beaucoup d’eau et pour le très grand froid et encore plus parce que nous n’avions rien d’autre à manger sinon riz et eau, car, faute de sel, la viande que nous avions eu était pourrie et puante.
Le 18 mars 1522, ils sont en vue de l’île Amsterdam, vers 36° S (ils n’étaient probablement pas allés autant vers le sud qu’il le dit avec ces 42°S ) sans pouvoir y trouver d’ancrage en eau calme, ce qu’ils auraient apprécié, pour effectuer les réparations urgentes qu’exigeaient de nombreuses fuites. Elles seront faites en pleine mer.
1521
Première mention écrite d’un sapin de Noël à Sélestat, entre Colmar et Strasbourg.
1 03 1522
Luther quitte la Wartburg pour Wittenberg où il va s’opposer aux dévastations auxquelles se livrait un de ses disciples et des illuminés de Zwickau : il ramène l’ordre dans l’immédiat mais dans la durée, les choses ne s’arrangeront pas. De véritables batailles – Frankenhausen, Saverne – écraseront ceux qui voulaient assimiler la Réforme et les Jacqueries. Amené à manier le glaive, il ne renonce pas pour autant à manier la plume : Contre les bandes assassines et pillardes des paysans et, un peu plus tard : Sincère admonestation à tous les Chrétiens afin qu’ils se gardent de toute émeute et de toute révolte.
Qui plus est, un fort complexe d’infériorité répandu chez tous les Allemands vis à vis des peuples de culture latine et en particulier des Italiens, ne pouvait qu’apporter de l’eau au moulin luthérien.
Les civilisations ne sont pas mortelles quoi qu’en ait dit Valéry… Au moment où la Chrétienté se casse en deux au XVI° siècle, est-ce un hasard si la séparation des camps se fait assez exactement de part et d’autre du Rhin et du Danube, la double frontière de l’Empire romain.
Fernand Braudel La Méditerranée L’espace et l’histoire. Champs Flammarion 1996
La structure que Luther mettra en place donnera naissance à un système d’Églises territoriales soumises au pouvoir incarné par le prince, détenteur de l’autorité civile et de l’autorité religieuse, et donc d’un pouvoir de contrôle sur l’institution ecclésiale et sur ses fonctionnaires, les pasteurs. Quatre siècles plus tard, quand les nazis arriveront au pouvoir, cet héritage ne sera pas étranger à la relative soumission des Églises au pouvoir en place : bien des pasteurs réagiront plus en salariés menacés de licenciement qu’en gardiens de la foi.
6 04 1522
Le Trinidad, après 4 mois de réparations, lève l’ancre de Tidore, les cales remplies de clous de girofle : 1 000 quintaux : 50 tonnes ! d’une valeur supérieure à tout l’investissement consenti pour l’expédition ! Juan Carvalho était mort le 14 février et c’est Gonzalo Gómez de Espinosa qui avait prit le commandement, avec Juan Bautista Punzorol pour pilote, laissant sur place à Tidor 4 hommes pour gérer un comptoir commercial : Juan de Campos, Luis de Molino, Guillermo Corco et un Génois.
Les occidentaux ne savaient alors rien de la navigation dans le Pacifique nord et ce n’est que 40 ans plus tard que Miguel Lopez de Legazpi, basque et alcade de Mexico, appareillera de la côte ouest du Mexique pour les Philippines en trouvant pour le retour la bonne route. Espinosa mit cap au nord-est jusqu’à gagner le 42°N, et ce n’était pas une erreur, mais c’était au-dessus des capacités d’un navire rafistolé tant bien que mal, piloté peut-être par un homme compétent mais sur un océan qu’il ne connaissait pas sous ces latitudes. La mousson se mit de la partie, avec son cortège de tempêtes et de pluies torrentielles. Après 10 jours de navigation, ils touchent une île que 3 d’entre eux se refusèrent à quitter. Mafra rapporte que là, Gonzalo de Vigo resta, trop épuisé par les travaux. Le Trinidad vogua au nord-est jusqu’à ce qu’il atteigne les quarante deux degrés nord [la latitude d’Hokkaïdo …] dès lors, beaucoup d’hommes commencèrent à mourir, et un d’entre eux fut ouvert pour voir de quoi ils mouraient, et on aurait dit dans son corps que toutes les veines avaient éclaté, parce que tant de sang s’était déversé dans son corps. Dès lors, chaque fois que quelqu’un tombait malade [du scorbut, ndlr], on le saignait, car on croyait que le sang le suffoquait, mais ils continuaient à mourir tout de même, et comme on ne pouvait leur éviter la mort, on considéra que les malades étaient des cas désespérés et on les laissa sans traitement.
Le scorbut tua 30 hommes : il en restera 20.
Et Espinosa lui-même écrit : Il devint nécessaire de se débarrasser du château et du pont supérieur, tant la tempête était forte, et le froid si grand qu’à bord de la nef nous ne pouvions plus faire cuire aucun aliment. La tempête dura douze jours, et comme les hommes n’avaient plus même de pain à manger, la plupart perdirent du poids et quand la tempête fut passée et qu’on put à nouveau cuisiner, à cause de tous les vers qui infestaient les réserves, les hommes eurent la nausée, presque tous en furent atteints.
[…] Quand je vis les souffrances des hommes, le temps contraire, quand je me rendis compte que nous étions en mer depuis cinq mois, je repris la route des Moluques, et quand nous y arrivâmes, cela faisait sept mois que nous étions en mer sans avoir rien trouvé de frais à manger.
6 05 1522
Vingt fois, Elcano chercha à doubler contre le vent Cabo Tormentoso – le cap des Tempêtes – : il chercha refuge dans une crique abritée, probablement Port Elisabeth mais ne rencontra âme qui vive et ne put bénéficier d’aucun ravitaillement. Il ne parvint finalement à franchir le Cap des Aiguilles – le plus sud – , puis celui de Bonne Espérance que le 6 mai, avec un navire qui commençait à ressembler à une épave : démâté par la tempête, ils ont rafistolé un gréement. Tous les hommes étaient éprouvées par la dureté des tempêtes, et même Pigafetta et Albo, dont les récits étaient le plus souvent en accord, se mirent à diverger sur de nombreux points… quand ils avaient le goût d’écrire. Ils firent une escale pour souffler dans la baie de Saldanha, juste au nord ouest de la ville du Cap. Ils repassèrent l’équateur, pour la quatrième fois, le 8 juin sans envie aucune de fêter le passage de la ligne, tant ils étaient décimés par le scorbut : Pigafetta note que en peu de temps moururent vingt et un de nos hommes : les chrétiens jetés par dessus bord allaient au fond le visage vers le ciel, et les Indiens la face vers le fond !
13 05 1522
Une flotte de 7 navires portugais à la recherche de l’armada de Molucca mouille à Tidore : les Portugais commencent par jeter en prison les 4 hommes qu’Espinosa y avait laissé, puis, après quelques mois d’attente, cueillent le Trinidad à Benaconora où celui-ci se réfugiera en octobre 1522 : soldats prêts à se battre pour s’emparer du navire, ils ne trouvèrent que des hommes mourants, une puanteur irrespirable et un navire sur le point de couler.
Je fus récompensé de mon travail par la menace d’être pendu à une vergue et de voir saisi la nef et son chargement de girofle ainsi que tout mon équipement.
Espinosa
Les Portugais s’emparèrent du journal de bord d’Andrés de San Martin et, parait-il, de celui de Magellan lui-même, tenant ainsi la preuve que les Espagnols avaient tenté de reprendre au Portugal les îles aux Épices, violant les termes du traité de Tordesillas [7]. Ils menèrent le Trinidad jusqu’à Ternate, où une tempête fracassa ce qui tenait encore du navire, qui coula dans la rade. Prisonniers au milieu des rats et des scorpions, 17 hommes mourront rapidement. Bientôt, il n’en restera que 6 dont Espinosa qui parviendra à faire passer une lettre à Valladolid.
9 07 1522
Les îles du Cap Vert sont en vue. Elcano fait relâche sur l’île de Santiago, dans le port de Ribeira Grande, chapitrant dûment les 37 hommes d’équipage qui restent. La chaloupe qui va chercher des vivres a une histoire toute prête à raconter aux Portugais, à laquelle incite à croire l’aspect piteux du bateau : que notre trinquet s’était rompu sous la ligne équinoxiale, quoi qu’elle le fût sur le cap de Bonne Aventure, et que notre Capitaine général, avec les deux autres navires, s’en était allé devant en Espagne... Outre les vivres, la chaloupe rapporte qu’on est un jeudi, alors que pour Pigafetta, qui n’a cessé de consigner scrupuleusement les jours depuis le départ, on est un mercredi : les marins furent ébahis parce que pour nous, c’était mercredi et nous ne savions comment nous nous étions trompés, car tous les jours, moi, qui étais toujours sain, avais écrit sans aucune interruption chaque jour. Comme nous l’apprîmes plus tard, il n’y avait point de faute, car nous avions fait notre voyage par l’occident et retourné au même lieu de départ, comme fait le soleil, alors le long voyage avait emporté l’avantage de vingt quatre heures.
Au quatrième voyage de la chaloupe, des signes inquiétants laissent croire qu’il n’y a plus de place pour les cachotteries ; la mort de Magellan aurait été révélé, des Indiens auraient peut-être pris des clous de girofle pour les échanger, révélant ainsi qu’ils venaient des îles aux Épices ; peut-être aussi plusieurs hommes furent-ils tentés de se rendre aux Portugais pour assurer leur survie : on appareille en catastrophe, laissant aux mains des Portugais les 13 hommes de la chaloupe, dont Martín Méndez, comptable de la flotte, Richard de Normandie, charpentier, Roland de Argot, bombardier, quatre marins, Pedro de Tolosa, serviteur, Simón de Burgos, apprenti soupçonné de trahison, Vasquito Gallego et 4 Moluquins. C’était le 15 juillet 1522.
Il ne reste que 22 hommes, – 18 Européens et 4 captifs -, épuisés par la manœuvre des pompes qu’il faut faire fonctionner en permanence, tant est devenu défectueux le calfatage.
6 09 1522
À bord du Victoria, – victorieux certes, mais dans quel état ! – les 18 survivants de l’expédition de Magellan bouclent le premier tour du monde en accostant à San Lucar, à l’embouchure du Guadalquivir [9], en Andalousie, d’où ils étaient partis 237 le 20 septembre 1519, sur 5 navires : en 1 084 jours, le Victoria, traversant toutes les mers du globe, a couvert 46 270 milles marins : 85 700 kilomètres. Tempêtes, scorbut, noyades, tortures, exécutions, batailles, désertions, faim, frayeur, ces hommes auront tout vu, tout connu, souffert comme des damnés, et ils vivaient encore ! Certes, ils gardaient bien au fond des yeux quelques pépites d’émerveillement : les festins dans les archipels du Pacifique, les filles des îles, de Rio, grandes moissonneuses d’hommes : ils avaient été gerbes en leurs bras la nuit, et ne pourraient oublier, et peut-être aussi le plaisir de quelques semaines de vent tranquille sur une mer apaisée, – il dût bien aussi y en avoir ! – mais la sédimentation de la fatigue avait recouvert toute cette fraîcheur de lourdes cendres.
Samedi sixième de septembre mil cinq cent vingt deux, nous entrâmes dans la baie de San Lucar et nous n’étions que dix-huit hommes et la plupart malades du reste des soixante qui étaient partis de Malluque, dont les uns moururent de faim, les autres s’enfuirent dans l’île de Timor et les autres avaient été punis à mort pour leur délits.
De cette dernière phrase, on ne sait rien : Elcano aurait-il essuyé tout comme Magellan, une mutinerie ? elle n’aurait pu être que celle de pauvres gueux. S’agit-il de vols de clous de girofle ? La vente des clous de girofle – 524 quintaux, soit 26,2 tonnes, rapportera 7 888 864 maravédis, ce qui était loin de couvrir les frais de l’expédition. Les veuves se firent connaître, qui souvent perçurent les arriérés de solde de leurs disparus.
Votre Majesté daigne apprendre que nous sommes rentrés dix-huit hommes avec un seul des cinq vaisseaux que Votre Majesté avait envoyés sous le commandement du capitaine général Hernando de Magallanes, de glorieuse mémoire. Votre Majesté sache que nous avons trouvé le camphre, la cannelle et les perles. Qu’Elle daigne estimer à sa valeur le fait que nous avons fait le tour de la terre, que partis vers l’ouest nous revenons par l’est.
Sebastian Elcano Rapport au Roi
Rapport au Roi ? mais quel rapport au juste ? Ils étaient nombreux à vouloir que bien des choses restent cachées, au premier rang desquels Elcano, qui, lors des événements de San Julian, s’était tout de même affiché contre Magellan, aux cotés des mutins. Donc, il a du prendre soin d’escamoter tout ce qu’il a récupéré en prenant le commandement du Victoria, pour ne présenter que son journal de bord. Et Estêvão Gomes le pilote du San Antonio, qui a mis aux fers Mesquita, son capitaine, lui non plus ne pouvait pas souhaiter que soit connue son attitude à proximité de la sortie du détroit de Magellan sur le Pacifique. On peut compter sur lui pour avoir commencé par escamoter le livre de bord tenu pas Mesquita, une fois celui-ci aux fers, et ensuite utiliser les longs mois du retour pour échafauder un récit qui le décharge, lui et son équipage complice, pour charger Magellan.
Il reste … ce que les Portugais ont trouvé sur le Trinidad quand ils s’en sont emparés à Benaconora en octobre 1522, trouvant le journal de bord de San Martin et quelques pièces signées de Magellan. Mais le principal : le journal de Magellan et celui de Pigafetta auront disparu :
La conduite d’Elcano en ce qui concerne la remise à Charles Quint des papiers de la flotte paraît plutôt suspecte, car il n’a pas transmis une seule ligne de la main de Magellan (le seul document écrit par Magellan durant ce voyage qui nous ait été conservé nous le devons au fait qu’il est tombé avec le Trinidad entre les mains des Portugais) ! Il serait étonnant que l’amiral de la flotte n’eût pas tenu un journal régulier, lui si ordonné et si méthodique : selon toute vraisemblance une main malhonnête a dû le détruire. Ceux qui se sont dressés pendant le voyage contre leur chef ne crurent pas opportun que Charles Quint sût trop de choses sur ces événements. Non moins mystérieuse est la disparition par la suite du Journal de Pigafetta, dont il remit lui-même le manuscrit à l’empereur. (Fra le altre cose li detti uno libro, scritto de mia mano, de tutte le cose passate de giorno in giorno nel viaggio nostro, écrit plus tard Pigafetta.) Le récit de voyage que nous connaissons, et qui n’en est visiblement qu’un résumé, ne peut être confondu avec le Journal disparu. Le fait qu’il s’agit bien de deux choses différentes, c’est le rapport de l’ambassadeur mantouan, qui, le 21 octobre, parle d’un Journal tenu régulièrement par Pigafetta (libro molto bello che de zorno in zorno li e scritto el viagio e paese che anno ricercato) pour n’en promettre trois semaines plus tard qu’un court extrait, c’est-à-dire exactement ce que nous connaissons aujourd’hui, complété, d’une façon d’ailleurs insuffisante, par les indications de différents pilotes, les lettres de Pierre Martyr et de Maximilian Transilvanus. Pour quelles raisons ce Journal a-t-il été détruit ? Nous ne pouvons faire là-dessus que des conjectures. Manifestement on voulait laisser dans l’ombre tout ce qui avait trait à la résistance opposée par les officiers espagnols au Portugais Magellan, afin de pouvoir mieux mettre en lumière le triomphe de del Cano, le gentilhomme basque.
Ces procédés tendant à réduire le rôle de Magellan semblent avoir fortement indisposé le fidèle Pigafetta. Il se rend compte qu’ici on pèse avec de faux poids. Le monde ne récompense que ceux qui ont la chance d’achever une œuvre, il oublie ceux qui l’ont commencée et lui ont fait le sacrifice de leur vie.
Stefan Zweig Magellan Herbert Reicher Verlag 1938
Le lendemain, afin d’accomplir un vœu, les 18 rescapés, pieds nus et en chemise, un cierge à la main, parcouraient lentement le kilomètre et demi séparant le quai du port du sanctuaire de Santa Maria de l’Antigua.
Mère voici vos fils qui se sont tant perdus.
Qu’ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue.
Qu’ils soient réintégrés comme l’enfant prodigue.
Qu’ils viennent s’écrouler entre deux bras tendus…
Charles Péguy 1873-1914 Ève
Les douze hommes retenus prisonniers au Cap Vert arriveront quelques semaines plus tard à Séville, via Lisbonne :
Les cinq survivants de la Trinidad, ne reviendront en Europe qu’en 1525-1526 :
Soit 35 survivants. On ne compte pas les hommes du San Antonio, qui ont faussé compagnie aux autres en faisant demi-tour dans le Détroit de Magellan.
Le Victoria [10] est pris en remorque pour remonter lentement le Guadalquivir, et voilà le campanile blanc de la Giralda de Séville. Elcano remonte sur le castillo une dernière fois et le salut de ses bombardes tonne sur le Guadalquivir.
Mais c’est bien à Magellan que Pigafetta consacrera son épitaphe, dans la dédicace de son ouvrage au Grand Maître des Chevaliers de Rhodes – il sera fait chevalier de Rhodes en 1524 – :
J’espère que la gloire d’un capitaine aussi magnanime ne s’éteindra plus de notre temps. Parmi les nombreuses autres vertus qui étaient son ornement, l’une était particulièrement remarquable : il fut toujours le plus tenace de tous, même au comble de l’adversité. Il subissait la faim plus patiemment que quiconque. Il n’y avait homme sur terre qui s’entendit mieux à la science des cartes et de la navigation. Et on reconnaît la véracité de mes dires aux choses qu’il révéla, car aucun autre n’avait tel talent naturel ou hardiesse pour apprendre comment circumnaviguer le monde, comme il le fit presque.
12 1522
Le sultan Soliman s’empare de Rhodes : la redoutable et puissante forteresse des Chevaliers Hospitaliers de Saint Jean lui offre toute la Méditerranée orientale.
1522
Les cardinaux choisissent un Hollandais à la tête de l’Église : Adrien Floriszoon, qui avait été précepteur du futur Charles Quint : il se nommera Adrien VI, et restera jusqu’à Jean-Paul II à la fin du XX° siècle, le dernier pape non italien.
Un lieutenant de Fleury, Jean Fain enlève 7 galions espagnols à hauteur du cap Saint Vincent [pointe sud-ouest du Portugal] : la prise est suffisamment belle : 5 quintaux d’or fin, 2 quintaux de perles, 3 coffres de lingots d’or, et des cartes marines en veux-tu en voilà, pour que 4 arbatroisses de course portugaise l’empêchent de rallier la Bretagne : la violation de neutralité va déclencher la guerre que va livrer le Dieppois Ango au Portugal.
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[1] où l’on voit bien que le fondement, tellement ancré qu’il se réfugie parfois dans l’inconscient, de notre culture est le droit de propriété. Magellan ne peut les nommer larrons que parce qu’il leur prête la même notion de droit de propriété que la nôtre, alors que chez eux, la propriété n’existe pas. L’auteur de ces lignes, seul blanc dans une voiture où tous les autres passagers étaient noirs, mit un jour son paquet de biscuits entre les deux sièges avant : il fut vidé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire sans que quiconque ait cru nécessaire de demander l’autorisation ! Dès lors qu’il se trouvait dans un endroit perçu comme commun, il devenait le bien commun.
La mémoire collective retint finalement ce lieu pour commémorer l’arrivée des Européens. Enfin, si ces îles des Larrons ont été également appelées des voiles latines en raison de la forme triangulaire des voiles en toile de palme des embarcations indigènes, elles furent rebaptisées Mariannes par les Espagnols en 1668, en l’honneur de la reine Marianne d’Autriche, veuve de Philippe IV et régente depuis 1665.
Xavier de Castro
[2] Les commentaires sur le calcul de la longitude ne sont pas embarrassés par les contradictions : d’un côté, l’on vous dit qu’en ce début du XVI° siècle, on ne disposait pas de l’indispensable chronomètre nécessaire au calcul de la longitude ; ne disposant que de sabliers, les erreurs étaient toujours possibles etc etc, et d’autre part, on vous dit que Francisco Albo avait pu déterminer avec précision la longitude de la flotte de Magellan, en arrivant aux Philippines. La science de Francisco Albo aurait-elle été meilleure que celle de Magellan ?… on a du mal à le croire.
[3] Dans cet immense archipel, le malais tient le rôle du latin en Europe : Ces gens ont des langues diverses et variées, si bien que ces îles sont une Babylone, parce que, non seulement chacune a la sienne, mais chaque lieu en a plusieurs : les uns parlent du gosier, à la mode hébraïque, d’autres du bout de la langue, ou bien elle ressemblent à du latin, de l’allemand, de l’anglais ou du français. Elles sont si nombreuses et dispersées qu’ls s’entendent à peine entre voisins. Aussi le malais est maintenant un grand bienfait, et la plupart le parlent et s’en servent partout comme le latin en Europe.
Antoni Galvão (1554) A Treatise on the Moluccas. 1972. Chap. XII
[4] À croire qu’il voulait lui prêter les vertus d’un paratonnerre, ce qui aurait pu se révéler exact si la croix avait été en fer.
[5] Selon le pilote gênois, c’est Magellan qui exigeât qu’on lui fit parvenir trois chèvres, trois pourceaux, trois ballots de riz et trois de millet pour l’approvisionnement de ses équipages. On lui répliqua que toutes ses demandes allaient par trois et qu’ils ne voulaient les satisfaire que par deux ; s’il se contentait de ce chiffre, ils leur enverraient les denrées, s’il s’entêtait, ils n’en tiendraient nul compte ce qui aurait déclenché l’ire de Magellan et la funeste suite des événements.
Xavier de Castro
[6] Serge Gruzinski, dans Les Quatre parties du monde, chez La Martinière, 2004, donne un chiffre de 400 000, 4 fois supérieur à celui indiqué par Jean Amsler en 1955.
[7] La coutume du sati est déjà mentionnée au I° siècle avec J.C. chez certains Anciens tels Diodore de Sicile. Pigafetta a pu s’inspirer des descriptions des écrits récents de voyageurs européens : Conti, Varthema ou Barbosa.
Xavier de Castro
[8]
Le positionnement de l’antiméridien connut quelques variantes :
[9] de Wadi al-Kabir, grand fleuve en arabe.
[10] Une réplique du Victoria, noire de pied en cap, sera construite dans les années 2000, qui fera le tour du monde en un peu moins d’un an et un peu plus que la moitié de la distance parcourue par l’original. Il a pour port d’attache Séville, mais navigue 11 mois par an.