21 juillet 1773 à 1774. Les Jésuites partent par la porte. Tea Party. Louis XVI monte sur le trône. 20018
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Publié par (l.peltier) le 3 novembre 2008 En savoir plus

21 07 1773                

Dernier acte de la mise à mort de la Compagnie de Jésus avec la bulle du pape Clément XIV Dominus ac Redemptor : … en quelque province, royaume ou État qu’ils soient situés.

Si furieusement décidé à anéantir la Société de Jésus que fût le roi d’Espagne – et avec moins de rage, mais le même souci de n’avoir plus jamais affaire aux jésuites, ses cousins de Paris et de Lisbonne -, l’entreprise comportait encore beaucoup d’aléas, du moins tant que Clément XIII occupait le trône papal : on a vu sur quel ton il avait pris la défense de la Société expulsée de France, puis d’Espagne… Les relations du pape avec les jésuites s’étaient d’autant mieux resserrées que son indignation était plus vive, et que son entourage se peuplait d’exilés de Castille ou du Paraguay, affichant leur innocence face à l’arbitraire des rois. À qui s’attache-t-on mieux qu’à ceux qu’on a pris sous sa protection ?

Nul problème de doctrine ou de discipline, ou de caractère, ne séparait plus pape noir et pape blanc – et d’autant moins qu’en 1758 la Compagnie avait élu pour préposé général le R.P. Lorenzo Ricci, noble Florentin dont la douceur, la culture, la longanimité, la modestie n’étaient pas pour faire un rude compétiteur. On peut s’étonner que ces vertus pour saisons calmes aient désigné Ricci à l’attention de ses confrères, alors que s’amoncelaient au Portugal, à propos de la guerre guaranitique, les nuages annonciateurs de l’orage qui allait tout emporter. La monarchie française eut-elle été élective, il est peu vraisemblable que les scrutateurs aient choisi, vers 1788, le doux Louis de Bourbon.

Lorenzo Ricci, qui manifesta, la catastrophe venue, la plus ferme dignité et mourut dans son cachot en stoïcien, assista sans presque réagir aux diverses étapes du démantèlement de la formidable Compagnie bâtie par Loyola – du supplice de Malagrida à Lisbonne, à la mise au ban des successeurs français de Coton et de Bourdaloue et, en Castille, à la persécution de prêtres rendus responsables, entre autres choses, d’une lettre infamante à lui attribuée. Les jésuites avaient pu, au cours de leur histoire, être accusés ou loués de tout, sauf de passivité… Le préposé général tablait-il, à jamais, sur la fidélité du pape ? Louis XV et Charles III s’étaient bien retournés contre la Société. Mais Clément XIII ?…

Il arriva pourtant ce qui devait arriver : que ce pape mourut. Et que le conclave qui allait s’ensuivre aurait, sous la pression des cours hostiles, à choisir un pontife qui, soit pour être élu, soit en raison de ses sentiments propres, adopterait un autre comportement au regard de la Compagnie. Il était notoire que les principales monarchies d’Europe, à l’exception apparente de celle de Vienne, voulaient couronner leur œuvre par l’anéantissement du jésuitisme à sa source même, et allaient tenter de faire un pape soumis à leur volonté et propre à accomplir leurs desseins.

Clément XIII étant mort au début de février 1769, le conclave fut convoqué pour le 14 février, et s’assembla peu à peu sous l’œil pesant des représentants de ces monarchies, dont la puissance jouerait dans le choix de la plupart des cardinaux un rôle plus décisif que leur conscience, ou leur jugement.

La tradition voulait qu’au sein du Sacré-Collège un groupe dit des couronnes, prêt à tout pour complaire aux monarques, s’opposât à celui des zelanti, de ceux qui, sans être pour autant des anges, jugeaient que le pape ne devait pas être fait à Versailles ou à l’Escurial, mais choisi – surtout… – en fonction de critères apostoliques.

Les rudes représentants des puissances – le général marquis d’Aubeterre qui prétendait conduire l’affaire comme la prise d’une place forte, Azpuru l’Espagnol, Almeida le Portugais -, ayant reçu de leur souverain l’unique mission de faire couronner le cardinal le plus hostile aux jésuites, mirent tous leurs soins à intimider, diviser, écarter les zelanti. Ils disposaient à cet effet, au sein du conclave, de deux alliés, animés comme eux de mobiles purement politiques : l’un était l’archevêque de Séville, le cardinal de Solis ; l’autre était l’archevêque d’Albi, le cardinal de Bernis. Mais tandis que le premier remplissait son office en se conformant strictement aux ordres de ses maîtres (temporels), le jeu de François de Bernis fut bien digne de ce personnage en qui semble s’accomplir le siècle de Louis XV.

Brillant jusqu’à s’aveugler lui-même de ses propres rayons, crépitant de cynisme bénin mais ayant déployé un zèle apostolique déconcertant dans son archevêché d’Albi où Choiseul avait voulu le faire oublier, voluptueux au point d’avoir inspiré à Voltaire le surnom de Babet la bouquetière (alors que Mme de Pompadour l’appelait mon pigeon pattu) et, la cinquantaine bien passée, de se faire livrer par son ami Casanova quelques nonnettes supposées consentantes, poupin, coquet, dodu, plus soucieux d’un bon mot que d’un bon vote et plus attentif à se faire nommer ambassadeur à Rome pour payer ses dettes qu’à envoyer sur le trône le plus éminent des cardinaux, François-Joachim de Pierre de Bernis n’était pas, au fond, ennemi des jésuites dont il avait été l’élève à Louis-le-Grand. Il était en tout cas dégoûté par la brutalité des procédés utilisés à leur encontre et fort agacé par l’activisme rustique de ses interlocuteurs.

Ancien ministre des Affaires étrangères, il avait tout pour préfigurer à Rome le Talleyrand de Vienne, et ne souhaitait pas jouer les bourreaux. Mais à force de louvoyer avec une grâce souveraine entre les rappels à l’ordre de Choiseul, les sommations de ses alliés et ses propres ruses, il se fit doubler par ses concurrents espagnols qui imposèrent le pape de leur choix, le personnage qu’ils tenaient par les promesses les plus sûres à leurs yeux.

Ces séances du conclave romain de 1769, d’où émergea l’exécuteur des hautes œuvres des Bourbon contre les jésuites, sont les moins secrètes de l’histoire de la papauté. Non seulement du fait des scintillants Mémoires de Bernis, du Journal d’un conclaviste, tenu par le cardinal napolitain Filippo Pirelli, mais aussi du fait de l’historien catholique Crétineau-Joly qui put mettre la main, au milieu du XIX° siècle, sur l’ensemble des rapports adressés par les prélats français à Aubeterre et à Choiseul – au mépris des règles rigoureuses du secret des délibérations – et les publia dans Clément XIV et les Jésuites.

Nous n’ignorons donc rien des tractations qui aboutirent à l’élimination préliminaire des quatre cardinaux tenus pour jésuitophiles, puis du retrait du soutien apporté jusque-là à la Compagnie par la cour de Vienne à la suite d’une visite du futur Joseph II au Vatican qui fut d’une importance capitale, puis de la mise à l’écart des cardinaux Albani et Fantuzzi, apparemment les plus capables, parce qu’ils avaient eu l’imprudence de murmurer qu’ils voteraient selon leur conscience – les malheureux… Ainsi lisons-nous sous la plume de Bernis Dans la liste de ceux qu’on peut choisir, il y a des Jésuites aussi Jésuites que j’en connaisse ; et que, pour trouver ici de vrais ennemis de cette Société, il faudrait être Dieu et lire dans les cœurs. Nous allons rentrer dans le silence, cultiver nos créatures, en augmenter s’il se peut le nombre. Elles sont toutes prévenues, avant d’engager leurs voix, de nous demander s’il n’y a point de difficultés sur les sujets proposés…

Et comme le cardinal français suggère à ses mandants que l’on fasse savoir que, si satisfaction n’est pas donnée aux cours de Paris et de Madrid, un schisme se produirait en Europe, l’ambassadeur Aubeterre se saisit de l’idée et met les points sur les i : Toute élection faite sans le concert des Cours ne sera pas reconnue… La menace est si brutale que Bernis s’en effarouche, préférant sortir du Conclave sans avoir déchargé (ses) armes.

Son rival sévillan, lui, n’a pas de ces pudeurs et va droit au but. Après son confrère français, mais avec plus de flair, il a repéré dans la foule écarlate, moins brillant que d’autres, moins jésuitophobe en paroles qu’un Malvezzi ou un Corsini, plus prudent, plus attentiste, le cardinal Ganganelli, le seul moine du Conclave : un cordelier. Comment, issu de cet ordre un peu prolétaire, un peu décadent, ne serait-il pas animé de quelque ressentiment contre les éclatants jésuites ?

Solis ose faire ce que Bernis, premier interlocuteur de Ganganelli, s’est retenu d’entreprendre. Il harponne le moine, et met cartes sur table : un candidat ne peut être élu que s’il s’engage auprès des puissances à supprimer la Société de Jésus. Si Ganganelli prend le premier cet engagement à l’adresse du roi d’Espagne, lui, cardinal de Solis, se fait fort d’assurer sa victoire. C’est dans ces conditions qu’est rédigé par le cordelier le billet que voici : Je reconnais au Souverain Pontife le droit de pouvoir éteindre en conscience la Compagnie de Jésus, en observant les règles canoniques, et qu’il est à souhaiter que le futur Pape fasse tous ses efforts pour accomplir le vœu des Couronnes.

[…] Vicenzo Antonio Ganganelli, de Rimini, ci-devant général des cordeliers, fut donc élu sous le nom de Clément XIV. Ceux de cet ordre (branche de celui des franciscains) sont également appelés conventuels parce qu’ils restent groupés en communautés, notamment à Assise. On les disait alors en déclin, ce qui put inciter leur supérieur, tout cardinal qu’il fut, à montrer peu d’indulgence à l’endroit des jésuites – comme l’avait prévu Solis.

En fait, la plupart des observateurs, ecclésiastiques ou non, le tenaient jusqu’au conclave de 1769 pour assez favorable à la Compagnie. Clément XIII le présentait comme un jésuite revêtu de l’habit franciscain et le cardinal Orsini, affidé du complot contre la Société, comme un jésuite déguisé.

De tous ces observateurs, seul Bernis – qui ne l’aimait pas et ne peut être soupçonné d’avoir voulu lui décerner ainsi un certificat d’éligibilité – le décrivait à la veille du conclave comme point ami de la Société de Jésus.

Bref, Ganganelli est sous la tiare. Drôle de pistolet que ce moine. Les mémorialistes, qui soulignent la pureté de ses mœurs, nous le présentent comme un fougueux cavalier, aimant galoper en habit court blanc et chapeau rouge, si vite que ses écuyers ne pouvaient le suivre, joueur de boules, musicien, botaniste et entomologiste, avec ça grand admirateur de Bourdaloue et lecteur du Mercure de France, passant de longues heures à la villa Patrizi pour jouer au trucio et, à Castel Gandolfo, au billard… Ce trait encore, de Bernis : Sa Sainteté est maîtresse de ses paroles, non de son visage.

Le visage de ce hardi cavalier ne devait pas cesser, en effet, de refléter de cruelles alarmes. Car Clément XIV ne fut pas plus tôt sur le trône que, par le truchement de son ambassadeur José de Monino fait marquis de Florida Blanca, la cour de Madrid commença de le harceler, lui rappelant la parole donnée, la promesse écrite (?) faite au roi Charles par l’intermédiaire du cardinal de Solis. Écrit ou oral, l’engagement arraché au cardinal-moine par le souverain, bouillonnant de l’impatience d’accomplir jusqu’au bout sa vengeance contre la Compagnie, faisait du pape l’otage moral de la cour espagnole.

Il est vrai que sa promesse d’éteindre la Compagnie, si on retient le texte du billet cité par Saint-Priest et Crétineau-Joly, s’accompagnait d’une condition, le respect des règles canoniques impliquant des procédures compliquées dont Madrid ne souhaitait pas que l’on s’embarrassât. Et Ganganelli sans l’avoir d’ailleurs fait spécifier dans un texte, avait fait valoir à Solis que, s’il livrait les jésuites à la vindicte de Charles III, ce geste ne devait pas aller sans compensation – la remise à la papauté de la principauté de Bénévent, dont le roi d’Espagne pouvait disposer, mais aussi d’Avignon, qui ne lui appartenait point.

N’importe. Le cardinal avait fait une promesse, que le pape était tenu d’honorer. Il n’était plus un échange de vues entre Rome et Madrid qui ne comportât un rappel, une menace. Et le roi disposait contre le pape, sur les terres mêmes du Saint-Siège, d’une arme de poids : une imprimerie où s’éditaient des pamphlets de plus en plus venimeux, jusqu’à celui-ci, rédigé par l’ambassadeur Florida Blanca lui-même, a-t-on dit, et publié sous le titre de Réflexions des Cours de la Maison de Bourbon sur le Jésuitisme : Si tout le monde croit naturellement à la probité et à la délicatesse d’un honnête homme, fût-il de la condition la plus ordinaire, à combien plus forte raison doit-il en être de même à l’égard du Vicaire de Jésus-Christ, source de toute vérité. Or, depuis plus de trois ans, le Pape a promis aux Souverains catholiques les plus illustres, de vive voix à plusieurs reprises, et même par écrit, l’abolition d’une Société infectée de maximes perverses dans son régime actuel, abolition généralement désirée par tous les bons chrétiens. Cependant le Saint-Père en diffère toujours l’exécution, sous des prétextes frivoles et artificieux…

Clément XIV ne se crut pas de taille à relever ce défi qui lui était lancé sur son propre domaine. Épouvanté par les sommations d’un souverain qui le tenait, et par l’idée (dont Bernis se fit l’écho) d’être empoisonné, soit par les jésuites, soit par leurs ennemis, isolé des cardinaux qui eussent pu lui faire un écran protecteur et, en tout cas, lui fournir une échappatoire à l’exigence de ceux auprès desquels il s’était engagé – un art où excelle la Curie romaine -, seulement entouré de quelques moines de son ordre comme fray Francesco Buentempi, son confident, il eut recours à des mesures dilatoires, non sans faire rédiger en secret un projet de bref de suppression qu’il communiqua pour avis aux cours de Madrid et de Paris : geste où s’exprimait ce qu’un rédacteur de la Nouvelle Histoire de l’Église appelle sa servilité.

Pour s’épargner cette abolition de la Compagnie qu’il avait déclarée jadis aussi périlleuse que la destruction du dôme de Saint-Pierre, et qu’il sentait fort impopulaire en ses États et dans l’opinion catholique où chacun n’était pas, tant s’en faut, favorable aux jésuites mais où la majorité appréhendait l’ébranlement irrémédiable des structures ecclésiales, le pape Clément crut habile de suivre l’exemple de Pilate, tentant de substituer quelques supplices à l’exécution capitale. Ainsi donna-t-il licence au cardinal Malvizzi, qui les haïssait, de faire la chasse aux jésuites dans le ressort de son archevêché de Bologne.

Piètre compensation pour l’impatient roi d’Espagne qui harcèle son ambassadeur à Rome : le dynamisme expéditif de Florida Blanca va tout balayer. Pour gagner du temps, peut-être même pour sauver la Société de Jésus, Clément XIV avait évoqué, avant son arrivée, la possibilité de convoquer un concile. Eu égard à l’importance prise par les jésuites dans l’histoire de la chrétienté, une telle procédure ne semblait pas démesurée. En vue d’anéantir l’ordre des Templiers, Clément V, d’accord avec Philippe le Bel, n’avait-il pas convoqué une assemblée de trois cents prélats devant lesquels avaient comparu les accusés ? L’Église catholique, en quatre siècles, avait-elle perdu ce sens de l’équité qui implique avant tout le droit reconnu à l’inculpé de présenter publiquement sa défense ?

Les cours, à commencer par l’espagnole, mirent leur veto absolu au déploiement de cette procédure. Qu’arriverait-il si l’on convoquait des évêques provisoirement émancipés des autorités souveraines, et si l’on donnait aux habiles casuistes jésuites le droit d’émouvoir l’opinion ou d’ébranler des juges ? L’ambassadeur de Madrid se fit impérieux, cassant. Il exigea l’exécution de la promesse, il parla d’honneur, il menaça, au nom de l’épiscopat espagnol et mexicain. D’ailleurs, il avait rédigé un projet, en dix-huit articles : le pape voulait-il le lire ? Clément XIV ne s’abaissa tout de même pas jusqu’à entériner ce texte, mais s’empressa d’en rédiger un autre.

Vint le 21 juillet 1773. Ce matin-là, Clément XIV n’entama pas sa journée par une franche galopade en habit blanc et chapeau rouge, ou par une partie de boules, ou par la relecture d’un sermon de Bourdaloue : à l’aube, il avait signé le texte du bref Dominus ac redemptor qui portait dissolution de la Compagnie de Jésus.

On tient de l’un de ses successeurs, Grégoire XVI, que Ganganelli signa le bref dans la pénombre, au crayon, sur l’appui d’une fenêtre du Quirinal, et que, l’ayant fait, il tomba évanoui sur les dalles de marbre. Le cardinal de Simone, alors auditeur du pape, a raconté ainsi la suite de la scène : Le Pontife était presque nu sur son lit ; il se lamentait, et de temps à autre on l’entendait répéter : O Dieu, je suis damné ! L’enfer est ma demeure. Il n’y a plus de remède. Fra Francesco me pria de m’approcher du Pape et de lui adresser la parole. Je le fis ; mais le Pape ne me répondit point, et il disait toujours : L’enfer est ma demeure ! Ah ! j’ai signé le bref ; il n’y a plus de remède. Je lui répliquai qu’il en existait encore un et qu’il pouvait retirer le décret : Cela ne se peut plus, s’écria-t-il, je l’ai remis à Monino et, à l’heure qu’il est, le courrier qui le porte en Espagne est peut-être déjà parti. – Eh bien ! Saint-Père, lui dis-je, un bref se révoque par un autre bref. – O Dieu! reprit-il, cela ne se peut pas. Je suis damné.

Que contenait-il, en fait, ce décret où un pape voyait l’instrument de sa damnation ? Observons d’abord qu’en choisissant la forme du bref plutôt que de la bulle, beaucoup plus solennelle – et à laquelle avait eu recours son prédécesseur Clément XIII pour se porter, neuf ans plus tôt, à la défense des jésuites pourchassés -, Ganganelli avait paru vouloir minimiser la portée de son acte, et lui ôter toute signification doctrinale. Mais le texte n’en était pas moins éloquent, et virulent : …La Société, presque encore au berceau, vit naître en son sein différents germes de discordes et de jalousies, qui non seulement déchirèrent ses membres, mais qui les portèrent à s’élever contre les autres Ordres religieux, contre le Clergé séculier, les Académies, les Universités, les Collèges, les Écoles publiques, et contre les Souverains eux-mêmes qui les avaient accueillis et admis dans leurs États. …Il n’y eut presque aucune des plus graves accusations qui ne fût intentée contre cette Société, et la paix et la tranquillité de la Chrétienté en furent longtemps troublées [… au point que] nos très chers fils en Jésus-Christ les Rois de France, d’Espagne, de Portugal et des Deux-Siciles, furent contraints de renvoyer et de bannir de leurs Royaumes, États et Provinces, tous les religieux de cet Ordre, persuadés que ce moyen extrême était le seul remède à tant de maux, et le seul qu’il fallût employer pour empêcher les Chrétiens de s’insulter, de se provoquer mutuellement, et de se déchirer dans le sein même de l’Église, leur mère. Mais ces mêmes Rois, nos très chers fils en Jésus-Christ, pensèrent que ce remède ne pouvait avoir un effet durable ni suffire pour établir la tranquillité dans l’univers chrétien, si la Société elle-même n’était pas entièrement supprimée et abolie. … Ayant reconnu que la Compagnie de Jésus ne pouvait plus produire ces fruits abondants et ces avantages considérables pour lesquels elle a été instituée […] après un mûr examen, de notre certaine science, et par la plénitude de notre puissance apostolique, nous supprimons et nous abolissons la Société de Jésus ; nous anéantissons et nous abrogeons tous et chacun de ses offices, fonctions et administrations, maisons, écoles, collèges, retraites, hospices et tous ces autres lieux qui lui appartiennent de quelque manière que ce soit, et en quelque province, royaume ou état qu’ils soient situés.

… C’est pourquoi nous déclarons cassée à perpétuité et entièrement éteinte toute espèce d’autorité, soit spirituelle, soit temporelle, du Général, des Provinciaux, des Visiteurs et autres supérieurs de cette Société.

… Nous mandons en outre, et nous défendons, en vertu de la sainte obéissance, et tous et chacun des ecclésiastiques réguliers et séculiers, quels que soient leurs grade, dignité, qualité et condition, et notamment à ceux qui ont été jusqu’à présent attachés à la Société et qui en faisaient partie, de s’opposer à cette suppression, de l’attaquer, d’écrire contre elle, et même d’en parler, ainsi que de ses causes et motifs…

Si surprenant que fût ce texte, portant l’aveu naïf des mobiles politiques qui l’inspiraient et du souci prépondérant dont il témoignait de se plier aux volontés des monarchies bourboniennes, son trait le moins recevable est celui qu’il décoche à son prédécesseur Clément XIII, en assurant que la bulle Apostolicum, publiée en défense des jésuites, lui avait été arrachée (ce qui est vraiment une illustration de la fable de la paille et de la poutre).

Mais le plus extravagant est évidemment le dernier paragraphe. À l’absence totale de consultation canonique au sein de l’Église, ce pape ajoutait l’interdiction non seulement de toute critique, mais même de tout commentaire, de toute question relative aux causes et aux fondements de son acte… L’arbitraire du totalitarisme intégral. Le cadaver jésuite avait-il été jamais si rigide qu’en ce texte qui vouait ses inventeurs au néant ?

Accueilli avec satisfaction à Madrid – parbleu ! – et avec enthousiasme par l’opinion philosophique, janséniste et parlementaire qui ne fut pas loin de réclamer la canonisation du pape Clément, le bref du 21 juillet 1773 fut, en dépit de la sommation qu’il comportait à l’adresse du monde catholique, non seulement critiqué, mais rejeté avec une incroyable hauteur par l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. Rappelant que la bulle de Clément XIII, émanant de l’Église presque entière, avait dix ans plus tôt proclamé l’odeur de sainteté de la Compagnie de Jésus, le prélat français jetait à l’adresse de Ganganelli : Ce bref qui détruit la Compagnie de Jésus n’est autre chose qu’un jugement isolé et particulier, pernicieux, peu honorable à la tiare et préjudiciable à la gloire de l’Église, à l’accroissement et à la conservation de la Foi orthodoxe […] Saint-Père, il n’est pas possible que je me charge d’engager le Clergé à accepter ledit bref. Je ne serais pas écouté sur cet article, fussé-je assez malheureux pour vouloir y prêter mon ministère, que je déshonorerais.

Si le pape exécuteur ne s’était pas senti troublé par son acte, cette gifle était de nature à le faire vaciller. Certains des témoignages alors recueillis indiquent que Clément XIV était d’ores et déjà entré dans un état d’égarement profond. On raconte qu’il errait à travers ses appartements en sanglotant Compulsus feci ! (Je l’ai fait sous la contrainte).

Lorsqu’il mourut, moins de deux ans après avoir signé le bref d’abolition, la rumeur, comme il se doit, mit en cause les jésuites, ses victimes, qui l’auraient empoisonné à l’eau de Tofana… Cette fois, le mobile du crime n’était pas mystérieux : Bernis, devenu entre-temps ambassadeur de France à Rome, sous-entend dans deux lettres à son ministre que la mort du pape pourrait bien n’être pas naturelle et que le disparu avait laissé échapper de cruels soupçons qui donneraient à penser que [la suppression des jésuites] était juste et nécessaire. On a vu l’ami de Mme de Pompadour mieux inspiré : il n’est plus un historien qui tienne la question pour digne d’examen.

À D’Alembert, qui se faisait auprès de lui l’écho de ces rumeurs, Frédéric II rétorquait : Rien de plus faux que le bruit de l’empoisonnement du pape […] Il a été ouvert et l’on n’a pas trouvé le moindre indice de poison. Mais il s’est souvent reproché la faiblesse qu’il a eue de sacrifier un ordre tel que celui des Jésuites […] Il a été d’humeur chagrine et brusque les derniers temps de sa vie, ce qui a contribué à raccourcir ses jours.

Ceux de la victime, Lorenzo Ricci, ci-devant général des ci-devant jésuites, que Clément XIV s’était toujours refusé à recevoir, furent abrégés par d’autres voies. Six semaines après la publication du bref Dominus ac Redemptor, le R.P. Ricci, alors âgé de soixante-dix ans, et cinq des pères les plus proches de lui, Comelli, Leforestier, Zaccaria, Gautier et Faure, avaient été conduits au château Saint-Ange pour y être incarcérés et jugés par une commission nommée par le pape, sous le contrôle de l’ambassadeur d’Espagne, tandis que s’opéraient un peu partout les confiscations, spoliations et dispersions des biens, collections et bibliothèques de la Compagnie.

La sentence ayant précédé le procès, celui-ci ne tendait qu’à la justifier a posteriori. Le nouveau pape, Pie VI, voulut-il s’épargner cette lugubre formalité, et libérer les pères jetés dans la prison fameuse ? La cour de Madrid ne le permit point. Elle exigea aussi bien le maintien au cachot de Lorenzo Ricci et de ses compagnons que la poursuite du procès.

La commission en forme de tribunal qui siégea au château Saint-Ange, composée de cinq cardinaux et de deux prélats, disposait de toutes les archives de la Compagnie, préalablement confisquées. Qui pouvait mieux instruire le procès global de l’institution ? En fait, les audiences se réduisirent à des escarmouches, à propos des tentatives faites par les jésuites au cours des dernières années pour se concilier la protection de tel ou tel souverain (notamment Marie-Thérèse d’Autriche) ou de tel ou tel cardinal. L’acte d’accusation parle aussi de tentative de soulever les évêques contre le Saint-Siège.

Vaines palabres, qui ne se soutenaient que sur les instances du pouvoir espagnol (l’acharnement de Charles III…). De quoi s’agissait-il, que d’ajouter ou de retrancher à l’autorité d’une chose non jugée, mais accomplie ? On imagine mal ce qu’aurait pu être la sentence ; la mort se chargea de la prévenir. Au début du mois de novembre 1775, Lorenzo Ricci, souffrant depuis longtemps d’une maladie aggravée par trois années d’enfermement dans un cachot sinistre, ne fut plus en mesure de se lever. Il demanda les derniers sacrements et rédigea une lettre qui dit l’essentiel, et qu’il lut avant d’expirer, le 23 novembre 1775, à ses compagnons et à ses geôliers : …Je déclare et proteste que je n’ai donné aucun sujet, même le plus léger, à mon emprisonnement […] Je fais cette seconde protestation seulement parce qu’elle est nécessaire à la réputation de la Compagnie de Jésus éteinte, dont j’étais le Supérieur général.

Pie VI, qui n’avait pas eu le courage d’arracher le vieux jésuite au cachot, se crut peut-être quitte en organisant des funérailles solennelles et en le faisant inhumer au Gesù aux côtés des fondateurs de l’ordre – funérailles moins grandioses que celles que l’empereur de Chine avait réservées peu d’années plus tôt au R.P. Castiglione, son peintre favori, après avoir composé en son honneur une ode de sa main… Ainsi l’héritage de Matteo Ricci opposait-il, par-delà les mers, un démenti géant aux peines infligées par l’Europe catholique à l’ordre de Lorenzo Ricci.

Est-ce parce que les diverses phases de la mise à mort de la Compagnie de Jésus avaient été ordonnées et exécutées par les tyrans ? Vingt ans plus tard, la Révolution naissante tenta d’abord de rendre justice à la société éteinte.

Lors de la séance de l’Assemblée constituante du 19 février 1790, l‘abbé duc de Montesquiou incitait ses collègues à manifester leur générosité à l’égard de cette Congrégation célèbre dans laquelle plusieurs d’entre vous ont fait sans doute leurs premières études, à ces infortunés dont les torts furent peut-être un problème, mais dont les malheurs n’en sont pas un.

À son tour, le protestant Barnave éleva la voix pour déclarer que le premier acte de la liberté naissante doit être de réparer les injustices du despotisme : je propose donc la rédaction d’un texte en faveur des Jésuites.

Mais l’intervention la plus significative fut alors celle d’un homme dont on ne pouvait nier les compétences en la matière, et dont était connue l’antipathie qu’il avait portée aux jésuites, en tant que prêtre provincial favorable aux idées du curé Richer, populiste gallican et jansénisant, l’abbé Grégoire : Parmi les cent mille vexations de l’ancien gouvernement qui a tant pesé sur la France, on doit compter celle qui a été exercée sur un ordre célèbre, sur les Jésuites : il faut les faire participer à votre justice.

Nous verrons qu’en ses suites la Révolution ne s’inspira pas de l’exhortation de cet honnête homme, futur évêque constitutionnel. Nous verrons aussi que la Compagnie ne prit guère pour modèle ce libre citoyen. Mais l’appel avait été lancé.

Jean Lacouture. Jésuites. Les Conquérants. Seuil 1991

On va les retrouver là où le souverain ne s’estime redevable d’aucune soumission à Rome, chez le  protestant Frédéric II, roi de Prusse, et chez la tsarine Catherine II de Russie, lesquels ne manqueront pas de faire tourner le pape en bourrique dans des courriers pleins de roborative insolence ; morceaux choisis : Nous Frédéric, par la grâce de Dieu, Roi de Prusse, à tous et un chacun de nos fidèles sujets, salut […] nous avons résolu, pour raisons à ce nous mouvant, que cet anéantissement de la Société des Jésuites, expédié depuis peu, ne soit pas publié dans nos États. Nous vous ordonnons gracieusement de prendre dans votre juridiction les mesures nécessaires pour la suppression de ladite Bulle [en fait un Bref] du pape ; à quelle fin vous ferez en notre nom, dès la réception de la présente, défense expresse, sous peine d’un rigoureux châtiment, à tous ecclésiastiques de la Religion catholique romaine, domiciliés dans votre juridiction, de publier ladite Bulle du pape qui annule la Société de Jésus ; vous enjoignant de tenir soigneusement la main à l’exécution de cette défense, et de nous avertir sur-le-champ au cas où des ecclésiastiques s’avissassent de glisser dans ce pays des Bulles de cette nature.

Et au pape : Touchant l’affaire des Jésuites, ma résolution est prise de les conserver dans mes États tels qu’ils ont été jusqu’ici. J’ai garanti au traité de Breslau le statu quo de la religion catholique, et je n’ai jamais trouvé de meilleurs prêtres à tous égards. Vous ajouterez que, puisque j’appartiens à la classe des hérétiques, le pape ne peut pas me dispenser de l’obligation de tenir ma parole ni du devoir d’un honnête homme  et d’un Roi.

Et à D’Alembert, en janvier 1774,  qui s’alarme du soutien apporté aux Jésuites par Frédéric II : Je n’ai rien à craindre des Jésuites : le cordelier Ganganelli leur a rogné les griffes, il vient de leur arracher les dents et les a mis dans un état où ils ne peuvent ni égratigner ni mordre, mais bien instruire la jeunesse, de quoi ils sont plus capables que toute la masse. […] Et vous philosophes, vous ne me reprochez pas que je traites les hommes avec bonté, et que j’exerce l’humanité indifféremment envers tous ceux de mon espèce, de quelque religion et de quelque société qu’ils soient. Croyez-moi, pratiquez la philosophie et métaphysiquons moins. Les bonnes actions sont plus avantageuses au public que les systèmes les plus subtils.

[…] 4 mois plus tard, aux mêmes destinataires : Tant de fiel entre-t-il dans l’âme d’un vrai sage ? diraient les pauvres jésuites, s’ils apprenaient comment, dans votre lettre, vous vous exprimez sur leur sujet. Je ne les ai point protégés tant qu’ils ont été puissants ; dans leur malheur, je ne vois en eux que des gens de lettres qu’on aurait bien de la peine à remplacer pour l’éducation de la jeunesse. […] Ainsi n’aura pas de moi un jésuite qui voudra, étant très intéressé à les conserver.

À Voltaire : Mes frères les rois catholiques, très fidèles et très apostoliques, ont chassé les jésuites. Et moi, très hérétique, j’en recueille le plus que je peux. Ainsi je maintiens cette race. Bientôt ces rois catholiques viendront me demander si je n’ai pas un jésuite pour eux. Alor, je les vendrai cher : un père recteur, pas moins de trois cents couronnes ; et pour un père provincial, j’en demanderai au moins six cents.

Et au même Voltaire, le 18 novembre 1773 :

On ne trouve dans nos contrées aucun catholique lettré, si ce n’est parmi les Jésuites ; nous n’avions personne capable de tenir les classes […] ; le reste des moines est d’une ignorance crasse ; il fallait donc conserver les jésuites ou laisser périr les écoles. […] De plus, c’était à l’université des Jésuites que se formaient les théologiens destinés à remplir les cures. Si l’ordre avait été supprimé, l’université ne subsisterait plus ; et l’on aurait été nécessité d’envoyer les Silésiens étudier la théologie en Bohème. Ce qui aurait été contraire aux principes fondamentaux du gouvernement.

Toutes ces raisons valables m’ont fait le paladin de cet ordre.

9 10 1773

Parti le 20 août 1773 de la Haye, Denis Diderot, à l’invitation de Catherine II, impératrice de Russie, arrive à 60 ans à Saint Pétersbourg, 2 600 km plus loin, bien fatigué par le voyage. Mais il lui est redevable : elle lui a acheté sa bibliothèque 15 000 livres en en lui laissant l’usage, plus une rente annuelle du dixième, et il projette la réalisation d’une nouvelle édition, russe, de l’Encyclopédie. Pendant des mois, elle va le recevoir, en privé pour de longs entretiens, souvent plusieurs fois par semaine. Ils parlent très peu de rien, beaucoup de tout, mais rien ne parviendra à percer l’absolutisme de l‘impératrice : J’ai entendu avec le plus grand plaisir tout ce que votre brillant esprit vous a inspiré, mais avec vos grands principes, que je comprends très bien, on ferait de beaux livres et de mauvaises besognes.

16 12 1773                            

En mal d’argent, le roi d’Angleterre, George III, avait décrété de nouvelles taxes sur les produits importés par les colonies. C’est le Townshend Revenue Act, voté en 1767. Le produit le plus fortement taxé était devenu le thé. Un négociant de Boston, John Hancock, décide alors de lancer – avec succès – le boycott du thé vendu par la Compagnie des Indes orientales qui en avait le monopole : les importations officielles passent de 145 tonnes à… 240 kg au profit du thé de contrebande.
En mai 1773, nouvel épisode de la guerre du thé avec la signature du Tea Act, qui permettait à la compagnie de vendre son thé dans les colonies sans payer de taxe. Cette loi avait provoqué la ruine de nombreux négociants.

Jacques-Marie Vaslin

C’est la Boston Tea Party, qui lance la lutte pour l’indépendance : la Party en question ne ressembla pas vraiment au très british Five o’clock : des marchands coloniaux, avec à leur tête John Hancock, s’allièrent aux Comités de Correspondance et aux Fils de la Liberté, et, déguisés en Peaux Rouges [1], jetèrent à la mer la cargaison de thé de trois navires, à peu près 350 caisses – l’histoire ne dit pas si les poissons en redemandèrent – ; la voie était désormais grande ouverte au conflit armé.

Ce sont les deux colonies les plus riches et les plus peuplées qui vont prendre l’initiative et le commandement du conflit : la Virginie et le Massachusetts, représentant les deux types de société les plus différentes des colonies. En face le gouvernement anglais ne veut pas négocier avec cette racaille d’Écossais, d’Irlandais, de vagabonds étrangers et de descendants de forçats.

On peut avoir tendance à mal évaluer les forces en présence au seul regard de ce début du XXI° siècle où les États-Unis ont une population de plus de 300 millions, quand la France en est à 65. Mais il faut bien se mettre en mémoire qu’à cette époque, c’est la France qui, avec ses 26 millions d’habitants, était pratiquement dix fois plus peuplée que les États-Unis avec leur 3 millions de blancs, hors les autochtones indiens bien sur. L’Angleterre en était à près de 9 millions.

Boston Tea Party — Wikipédia

1773                      

La révolution industrielle anglaise commence par une révolution agricole : Il se produit dès le XVI° siècle en Angleterre une première évolution liée à l’élevage du mouton. Grâce à des améliorations techniques dans certaines cultures, les grands propriétaires décident d’affecter une partie de leurs terres à l’élevage, plus avantageux pour eux que les cultures traditionnelles, et expulsent les petits fermiers ou contraignent certains petits propriétaires (les yeomen) à céder leurs terres. Le mouvement reste toutefois limité mais il tend à renforcer la concentration agraire.

On assiste, au début du XVIII° siècle, à un renchérissement des denrées alimentaires d’origine agricole. […] L’expansion démographique et l’accroissement des besoins qui en découle conduisent à la mise en culture de terres de moins en moins fertiles. Le prix de marché s’accroît car il est déterminé par les conditions de production de la terre marginale.

La structure agraire de l’Angleterre se caractérise par la prédominance de grands propriétaires, les landlords, qui vivent sur leurs terres.

Le système traditionnel de culture est l’openfield qui est un système d’assolement trien­nal, chaque sole étant mise temporairement en jachère une année sur trois. Les terres arables de chaque paroisse sont réparties en ensembles de trois soles. La première est consacrée à une céréale riche comme le blé ou l’orge qui use le sol, la deuxième à une plante pauvre, la troisième reste en jachère pour régénérer le sol. Chaque année, les cultures sont les mêmes mais tournent d’une sole à la voisine. Le cycle se boucle en trois ans. Par ailleurs, le système de la vaine pâture est appliqué : c’est le droit pour tous les possesseurs de bétail, paysans sans terre, journaliers et même artisans, de laisser paître leurs bêtes sur les sols en jachère, pendant les périodes de culture, puis, après la récolte, sur l’ensemble du territoire. Ce système permet à une masse considérable de personnes de subsister dans les campagnes.

Au moment où les prix agricoles s’élèvent, les progrès de l’agronomie rendent possible une intensification des cultures et de l’élevage par la suppression de la jachère, l’alternance de cultures permanentes de céréales et de fourrages, à condition de pouvoir réaliser les apports en éléments fertilisants provenant précisément de l’accroissement des productions animales. Mais le système de l’openfield, et son corollaire l’assolement triennal, interdisent les cultures permanentes et n’encourage pas les initiatives individuelles en faveur de la fumure des terres qui sont destinées à l’usage collectif. Les landlords comprennent rapidement l’avantage qu’ils peuvent tirer d’une meilleure utilisation des terres et notamment une augmentation substantielle des fermages.

Malgré de nombreuses résistances, les landlords obtiennent par une loi de 1773 la possibilité de faire édicter des enclosure acts qui permettent d’adopter de nouvelles rotations des cultures et de remembrer les terres par l’établissement du droit de clore, la suppression de la vaine pâture et le partage des communaux. La procédure est la suivante. Sous la présidence des juges de paix, des assemblées de villages votent des pétitions, le vote s’effectuant au prorata des surfaces possédées. Ces pétitions sont transmises à une commission du Parlement qui les examine et approuve les opérations sous la forme d’enclosure acts.

Dès 1780, la situation agraire de l’Angleterre est transformée. Avec la suppression de la jachère, la nouvelle rotation des cultures, l’élevage permanent et les fertilisants naturels, la production agricole augmente rapidement. Mais cette révolution agricole chasse les paysans sans terre et les petits propriétaires défavorisés par les remembrements lorsqu’ils n’ont pas les moyens financiers d’assurer les dépenses de clôtures… Ils sont contraints de céder leurs terres aux grands propriétaires ou aux grands fermiers.

La révolution agricole favorise ainsi la Révolution industrielle : la production agricole qui s’accroît permet d’alimenter la population urbaine en pleine croissance et surtout, après une phase de surcroît d’activité dans le monde rural du fait des enclosures, l’exode rural pro­voque l’apparition d’une masse de travailleurs qui permet au capitalisme industriel naissant de se procurer une main-d’œuvre à bon marché.

Yves Carsalade. Les grandes étapes de l’histoire économique. Les éditions de l’École polytechnique. 2009

Cette appréciation de l’agriculture anglaise de la fin du XVIII° siècle, n’est pas partagée par tout le monde : la très grande dépendance alimentaire du Royaume Uni remonterait à ces années 1780 :  Le Royaume-Uni dépend très gravement de ses importations alimentaires. La moitié de ses légumes et 90 % de ses fruits sont importés. Sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, le pays produit un peu plus de la moitié de ce qu’il consomme, contre les trois quarts au début des années 1990.

La production agricole anglaise ne représente que 52 % de la consommation alimentaire, soit environ 48 % d’importation. La grande majorité (29 %) de ces denrées provient de l’Union européenne. L’autre grand fournisseur du Royaume-Uni est l’Amérique (8 %), tandis que l’Afrique et l’Asie fournissent chacune 4 % de l’alimentation britannique. Les pays d’Europe géographique non-membres de l’Union pèse pour seulement 2 % – – soit le double de l’Océanie (1 %).

Un passage dans un Tesco dans le sud de Londres l’illustre. Dans les rayons, en plein mois de février, on trouve bananes de l’Équateur, fraises d’Espagne, myrtilles du Chili, nectarines d’Afrique du Sud, champignons des Pays-Bas, melons du Honduras, tomates du Maroc, choux fleurs espagnols et laitues… américaines, pour remplacer celles qui ne viennent plus d’Espagne. La production britannique se réduit aux pommes, aux carottes [2]  et aux pommes de terre.

Cette liste souligne aussi que la consommation au Royaume-Uni ne suit pas les saisons. Le pays de la révolution industrielle, où la population a été la première à avoir été coupée de la terre, ne connaît plus les périodes auxquelles mûrissent fruits et légumes. Personne, dans cette affaire de pénurie, ne s’est d’ailleurs ému de ce que les salades ne sont peut-être pas le produit le plus naturel à consommer au cœur de l’hiver…

Cette dépendance aux importations n’est pas nouvelle. La dernière fois que le Royaume-Uni était autosuffisant remonte aux années 1780, explique sur la BBC Tim Lang, professeur à la City University. La révolution industrielle a ensuite changé cet équilibre. Les élites de l’époque victorienne ne croyaient pas à la production locale, estimant que l’accès au commerce international était suffisant. À tel point que le pays ne produisait plus que 30 % de sa propre consommation au moment de la première guerre mondiale. Ce n’est qu’en devenant membre de l’Union européenne, avec sa politique agricole commune, que la tendance s’est inversée, jusqu’au nouveau déclin de ces vingt-cinq dernières années.

L’impact environnemental de ces importations est énorme, précise M. Lang. Il ajoute que la sécurité alimentaire, même au XXI° siècle, est essentielle. Mais 74  % de Britanniques se disent indifférents ou peu concernés par l’origine de leurs fruits et légumes.

Le débat serait de toute façon une erreur, confie à la BBC Allan Buckwell, chercheur à l’Institute for European Environmental Policy. Le point de vue officiel britannique depuis des décennies est que la meilleure sécurité alimentaire est le libre commerce. (…) Généralement, les désastres sur les récoltes se passent à différents moments dans différents endroits de la planète, sur des systèmes agricoles différents. Donc, plus vous achetez à des endroits différents, plus votre système alimentaire est résistant.

Tim Lang est pourtant inquiet, estimant qu’il est vraiment possible que le Royaume-Uni finisse par importer presque toute son alimentation. Le Brexit, selon lui, a fait resurgir chez une partie des élites britanniques l’idée que le commerce peut tout résoudre.

Éric Albert, Sandrine Morel. Le Monde du 9 02 2017

mars 1774                 

Le cosaque Emelian Ivanovitch Pougatchev, après avoir fréquenté les monastères des vieux croyants, s’est proclamé être le tzar Pierre III, (assassiné en 1762) ; il est parvenu à soulever toute la basse Volga, sud-est de la Russie. Dans un premier temps, le pouvoir ne prendra pas le mouvement au sérieux et se contentera de mettre sa tête à prix. Il s’empare des forteresses de l’Oural. Les Bachkirs musulmans menés par Salavat Ioulaïev se soulèvent à leur tour et le rejoignent. En mars 1774, la ville d’Orenburg est assiégée [Pouchkine le mettra au cœur de son roman La fille du capitaine]. À Nijni, les serfs brûlent les manoirs et égorgent leurs maîtres. Le gouvernement, prenant enfin la mesure du péril, se décide à réagir. L’armée du général Bibikov libère Orenbourg, et les Cosaques, lassés des excès du nouveau tzar, ne supportent plus de se voir assimilés aux serfs révoltés et décident d’en finir avec Pougatchev. En août 1774, le général Mikhelson leur inflige une défaite décisive près de Tsaritsyne, et Pougatchev est livré le 14 septembre. Présenté dans une cage en fer, il est décapité à la hache, puis équarri sur la place Bolotnaïa à Moscou.

Assez loin de là, au sud-est, George Bogle a été missionné par Warren Hastings pour se renseigner sur les contrées inconnues du Tibet, mais sans se rendre à Lhassa. Il est reçu par Jetsu Poldan ye She, tashi-lama (panchem-lama) établi à Xigazê (Chigatse), en sa résidence de Tachi Lumpo.

Le prêtre qui m’apportait chaque matin du thé et du riz bouilli de la part de lama se nommait Debo Dinji Sampu. Âgé d’une cinquantaine d’années et marqué par la petite vérole, c’était un homme simple et droit dont le doux regard respirait la sincérité. Il avait fini par comprendre assez bien mes imparfaites tentatives d’expression dans sa langue, et nous bavardions longuement ensemble. Je l’aimais beaucoup et il me rendait une affection à mesure de la mienne, me démontrant ainsi sa sagacité. Il transportait toujours une boite d’excellent tabac où il me laissait puiser sans ladrerie. Mais, en dépit de ses immenses qualités, Debi Dinji répugnait tout autant que ses compatriotes à se laver les mains et le visage… Un beau matin, je le convainquis d’user pour la première fois de sa vie d’eau et de savon : son teint changea du tout au tout et l’aventure dut lui plaire, puisqu’il me sembla se contempler dans son miroir avec satisfaction ; mais cet acte l’exposa tant aux avanies de ses amis qu’il ne voulut plus jamais répéter l’expérience.

Clements R. Markham Narratives of the Mission of George Bogle to Tibet ans of the journey of Thomas Manning to Lhasa Londres Trübner and Co, 1879 Rééd Manjusri, New Delhi 1971 Traduction de Christian Cler.

10 05 1774                

Louis XV meurt de la petite vérole, ou variole. Le mal s’était déclaré le 28 avril, et la maladie avait fait rapidement son œuvre : le corps couvert d’énormes pustules répand une odeur fétide insupportable : ses filles, Mme du Barry et le prince de Soubise seront pratiquement les seuls à avoir bravé cette puanteur qui a fait fuir la cour. Le transport du souverain décédé jusqu’à la basilique de Saint-Denis se fera de nuit 2 jours plus tard avec une promptitude indécente et un dénuement presque absolu de cérémonial. Son petit fils de vingt ans, jusqu’alors duc de Berry, devient Louis XVI.

La couronne lui était destinée depuis la mort de son père, en 1765 ; son aîné, le duc de Bourgogne était mort à l’âge de 10 ans, en 1761. Ce n’était donc pas vraiment une surprise ; néanmoins il ne pût s’empêcher de s’exclamer : Quel fardeau… et l’on ne m’a rien appris ! La réflexion, sans que l’on mette en doute son authenticité, lui échappa probablement, fruit de l’angoisse du moment, face au poids de la charge, car en fait, elle n’est pas fondée : Louis XVI avait reçu une instruction très complète et méticuleuse : il connaissait le latin, l’allemand et l’espagnol, parlait anglais à la perfection, au point de proposer des traductions de Shakespeare, s’exerçait à la grammaire, à la rhétorique et à la logique, pratiquait la géométrie et l’astronomie, lisait les auteurs classiques etc … C’est l’esprit scientifique le plus en vue de l’époque, l’abbé Nollet, président de l’Académie des sciences qui était son précepteur en physique. Il avait été initié à la politique internationale par un des hommes les mieux avertis du royaume. Parmi les invités à son couronnement, Maximilien Robespierre, jeune homme d’Arras, étudiant en droit. Une de ses toutes premières lettres fût à l’égard des pauvres, dans un courrier adressé à l’abbé Terray, contrôleur général des Finances, et ça ne manque pas de tenue :

Monsieur le contrôleur général,

Je vous prie de faire distribuer deux cent mille livres aux pauvres des paroisses de Paris pour prier pour le Roi. Si vous trouvez que ce soit trop cher, vu les besoins de l’État, vous le retiendrez sur ma pension et sur celle de madame la Dauphine.

Au fait, quid des pauvres à cette époque, et à d’autres [quand ils ne sont pas secourus par Louis XVI] ?

À la fin du XIX° siècle, on commença aussi à considérer sous un jour nouveau l’attitude que l’État devrait avoir vis-à-vis des personnes sans emploi, capables de travailler et à la recherche d’un travail, autrement dit des chômeurs employables, comme on les définit aux États-Unis dans les années 1930.

Dans la Rome antique, à l’époque des premiers empereurs, entre un tiers et la moitié de la population de la capitale étaient réputés vivre de blé distribué gratuitement aux frais de l’empire. La chute de Rome marqua la fin de ce système. Le chômage et la pauvreté, la famine et la maladie furent le lot de toutes les villes d’Europe au début du Moyen Âge. À l’époque des lumières, le chômage était évité grâce à une nombreuse domesticité. En 1760, Venise comptait 13 000 serviteurs, soit dix pour cent de la population. Posez le pied sur le pavé de Paris, et vous ferez apparaître une armée de commis, de coursiers, de secrétaires et d’écrivains publics. Cherchez-en un et cent surgiront, écrivait un voyageur au XVIII° siècle. Jeunes et sans emploi, les hommes s’engageaient souvent dans l’armée ; les femmes, elles, en étaient réduites à la prostitution ; quant aux vieillards, ils devenaient mendiants, sorciers ou pèlerins. À la fin du XVIII° siècle, les couvents madrilènes distribuaient 30 000 bols de soupe par jour. À cette époque, avec le développement des capitales, la vaste classe de semi-mendiants qui infestait tant de villes paraissait devenue un problème aussi bien politique que social. À la fin du XVIII° siècle, Madrid connut de nombreuses émeutes de la part du bas peuple. À Londres, à la même époque, 115 000 personnes étaient considérées comme criminelles sur une population de près d’un million d’habitants, chiffre qui comprenait, il est vrai, 50 000 prostituées. En outre, à l’âge de l’agriculture, d’innombrables paysans étaient sous-employés pendant l’hiver, comme c’est encore le cas aujourd’hui dans les pays agricoles.

La plupart des peuples se préoccupaient de façon sommaire des pauvres et des personnes âgées. Dans les communautés établies, le seigneur jouait un rôle essentiel. Le code prussien de 1795 contenait une clause typiquement féodale, bien que tardive : le seigneur devait veiller à ce que les paysans pauvres reçoivent une éducation, procurer des moyens d’existence à ses vassaux dépourvus de terres, et leur venir en aide s’ils tombaient dans l’indigence. Les villes, bien sûr, entretenaient souvent des hôpitaux. Dans les Empires espagnol et portugais, la confrérie de la Misericordia se chargeait de nombreuses œuvres corporelles et spirituelles, donnant de la nourriture aux affamés, rendant visite aux malades, enterrant les morts, etc. En un sens, donc, les nations modernes ont tout simplement repris, dans ce domaine comme dans d‘autres, l’attitude des villes anciennes.

À la campagne, quand le pouvoir des seigneurs ou d’autres méthodes traditionnelles déclinèrent, la plupart des communautés européennes commencèrent à s’intéresser à des législations comme les lois sur l’assistance publique instaurées en Angleterre par les Tudor. Ces dernières nommaient des surveillants des pauvres, chargés de lever une taxe d’assistance et de pourvoir aux besoins des indigents dont ils avaient la charge. Ces mesures détruisirent l’ancien système de charité mutuelle. En effet, cette loi permettait aux autorités locales d’interdire aux pauvres de mendier de porte en porte. Les devoirs du chef de famille devenaient donc ambigus. Ces lois furent critiquées par les catholiques continentaux, qui les estimaient inférieures à la charité individuelle ou monastique. Les critiques continentaux ne furent pas plus impressionnés par la clause adjoignant ensuite des hospices aux paroisses, où les indigents assistés étaient tenus de travailler, ni par les tristes maisons de correction, comme celles de Bridevfell. De telles lois soulignent certaines des rancœurs qui défigurent encore la société anglaise. Cependant, les lois anglaises donnent une indication générale intéressante des préoccupations du monde. En 1782, un décret spécial habilita les paroisses à apporter une aide (sous forme d’argent donné à domicile) aux pauvres sains de corps mais méritants. Les hospices seraient réservés aux vieillards, aux infirmes et aux enfants. Les officiers paroissiaux furent autorisés à chercher du travail dans les fermes au nom des pauvres et à compléter leurs salaires si ceux-ci étaient insuffisants. En 1795, un autre décret anglais limitait les expulsions aux personnes sans ressources. La même année, les magistrats du Berkshire tinrent une réunion désormais célèbre à l’auberge du Pélican, à Speenhamland, pour discuter de l’accroissement de la pauvreté apparemment dû à la hausse des prix des denrées alimentaires, elle-même causée par l’accroissement démographique. Les magistrats redoutaient une révolution du type de la Révolution française. Ils décidèrent d’aider les pauvres proportionnellement au prix du pain : Lorsque le gallon de farine coûtera un shilling, chaque homme pauvre et industrieux recevra trois shillings supplémentaires par semaine et un shilling et six pence pour chaque membre de sa famille [3].

Une génération plus tard, en 1834, une nouvelle loi sur l’assistance publique instaurait la création d’hospices distincts pour les enfants, les hommes, les femmes et les vieillards dans toutes les régions prescrites. Le but était de faire de la charité publique une arme de dissuasion si désagréable que n’importe quelle personne ayant quelque amour-propre lui préférerait le travail indépendant le plus humble. Cependant, en 1850, l’Angleterre comptait environ un million d’habitants assistés d’une manière ou d’une autre. Tous les métiers souffraient d’un chômage ou d’un sous-emploi chronique, bien que le tissage à la main ait été le seul des métiers les plus importants à avoir une main-d’œuvre en surnombre pendant de nombreuses années. Se servait-on de cette armée de réserve de la main-d’œuvre, comme le pensait Marx, pour réduire la paie des troupes régulières ? Sir John Clapham répond avec modération : cette réserve ne fut jamais assez importante pour causer tous les maux qu’on lui attribue ; même dans le tissage, cette armée de réserve n’empêche pas l’augmentation régulière, bien que lente, du salaire des tisseurs.

Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont. 1986

Les rapports du couple royal, marié à 16 et 14 ans, étaient dans le genre inexistant : Louis XVI aura été impuissant pendant 7 ans, se refusant tout ce temps à une plutôt bénigne intervention chirurgicale ; 7 ans de frustration sexuelle, cela laisse des traces : lui à s’épuiser à la chasse ou sur le foyer de la forge et les outils du serrurier pour se donner l’air d’un homme, – et pourtant il mesurait pas loin de 1.95 m., gros mangeur, affecté d’une forte myopie – elle, très profondément superficielle, – au moins le temps qu’elle sera vraiment reine – à s’étourdir dans la frivolité de fêtes incessantes et du jeu. Il faudra la visite incognito, sous le nom de comte de Falkenstein, de l’empereur Joseph II en 1777 pour qu’un changement s’opère.  Il la quittera sur ces mots : Je tremble actuellement du bonheur de votre vie, car ainsi à la longue cela ne pourra aller et la révolution sera cruelle si vous ne la préparez. Peu importe que la révolution n’ait pas été pris dans le sens exact des événements à venir, il n’empêche que le grand frère avait du flair…

À la veille de l’épiphanie, en janvier 1775 circula cet épigramme :

À Louis seize, notre espoir
Chacun disait cette semaine :
Sire, vous devriez ce soir,
Au lieu des rois, tirer la Reine.

*****

Le tempérament impétueux de Marie-Antoinette répugne au minimum de réflexion ; toute pensée qui ne jaillit pas spontanément de son cerveau représente pour elle une tension et sa nature capricieuse et nonchalante hait toute espèce de labeur intellectuel. Elle n’aime que le jeu, l’amusement en tout et partout, elle déteste l’effort, le travail réel. Marie-Antoinette parle toujours sans réfléchir. Quand on lui adresse la parole, elle écoute distraitement et par intermittences ; dans la conversation où son amabilité enchanteresse et son étincelante volubilité séduisent, elle abandonne toute idée à peine ébauchée ; elle n’achève rien, ni entretien, ni pensée, ni lecture ; elle ne s’accroche à rien en vue de mener à bien une expérience réelle. C’est pourquoi elle n’aime ni les livres, ni les affaires d’État, ni tout ce qui est sérieux et exige de la persévérance et de l’attention ; c’est aussi à contrecœur, avec une impatience qui se traduit dans ses griffonnages, qu’elle écrit les lettres les plus indispensables, et même dans celles à sa mère on remarque nettement son désir d’en être vite débarrassée. Elle entend surtout ne pas compliquer sa vie, ni s’occuper de choses qui pourraient l’ennuyer, l’attrister, la rendre mélancolique ! Celui qui flatte le plus cette paresse de la pensée passe à ses yeux pour le plus intelligent des hommes, celui qui exige d’elle un effort pour un pédant et un importun ; d’un bond, elle quitte les conseillers raisonnables pour rejoindre ceux et celles qui pensent comme elle. Jouir, jouir seulement, ne pas se laisser troubler par toutes sortes de réflexions, de questions de calcul et d’économies, voilà son point de vue et celui de tout son milieu. Ne vivre que par les sens, sans réfléchir : morale de toute une époque, de ce dix-huitième dont le destin, symboliquement, l’a faite reine, visiblement afin qu’elle vive et meure avec lui.

Aucun poète ne saurait imaginer contraste plus saisissant que celui de ces époux ; jusque dans les nerfs les plus ténus, dans le rythme du sang, dans les vibrations les plus faibles du tempérament, Marie-Antoinette et Louis XVI sont vraiment à tous les points de vue un modèle d’antithèse. Il est lourd, elle est légère, il est maladroit, elle est souple, il est terne, elle est pétillante, il est apathique, elle est enthousiaste. Et dans le domaine moral : il est indécis, elle est spontanée, il pèse lentement ses réponses, elle lance un oui ou un non rapide, il est d’une piété rigide, elle est éperdument mondaine, il est humble et modeste, elle est coquette et orgueilleuse, il est méthodique, elle est inconstante, il est économe, elle est dissipatrice, il est trop sérieux, elle est infiniment enjouée, il est calme et profond comme un courant sous-marin elle est toute écume et surface miroitante. C’est dans la solitude qu’il se sent le mieux, elle ne vit qu’au milieu d’une société bruyante. Il aime manger abondamment et longtemps, avec une sorte de contentement animal, et boire des vins lourds; elle ne touche jamais au vin, mange peu et vite. Son élément à lui est le sommeil, son élément à elle la danse, son monde à lui, le jour, son monde à elle, la nuit ; ainsi les aiguilles au cadran de leur vie s’opposent constamment comme la lune et le soleil. À onze heures, quand Louis XVI se couche, c’est le moment où Marie-Antoinette commence vraiment à vivre et où on la voit briller aujourd’hui au jeu, demain au bal, dans des endroits toujours différents ; le matin, il galope à la chasse depuis des heures, quand elle vient à peine de se lever. Nulle part, sur aucun point, leurs habitudes, leurs penchants, leur emploi du temps ne se rejoignent ; en somme, de même qu’ils font habituellement lit à part (au grand mécontentement de Marie-Thérèse), Louis XVI et Marie-Antoinette, la plus grande partie du temps, font vie à part.

Est-ce donc une union malheureuse, où sévissent les désaccords et les querelles, une union qui tient difficilement ? Nullement ! C’est au contraire un mariage où les époux s’entendent très bien et même, n’était l’absence de virilité du début et ses conséquences pénibles, un mariage tout à fait heureux ! Car pour qu’il y ait des frictions, il faut des deux côtés un caractère énergique ; deux volontés doivent se heurter, deux forces s’opposer. Mais Louis XVI et Marie-Antoinette évitent toute animosité, lui par paresse physique, elle par paresse d’esprit.

Louis XVI ne trouve pas à son goût la vie de plaisirs bruyante et tourbillonnante que mène Marie-Antoinette, mais il est trop mou pour intervenir énergiquement ; il sourit avec bonhomie de ses excès et il est fier, au fond, d’avoir une femme aussi charmante et universellement admirée. Dans la mesure où ses ternes sentiments le lui permettent, ce brave homme est à sa façon lourde et sincère – tout à fait dévoué à sa jolie femme qui le fascine et lui est supérieure par l’esprit ; conscient de son infériorité, il se tient dans l’ombre pour ne pas lui masquer la lumière. Elle, de son côté, sourit sans méchanceté de cet époux commode ; car elle l’aime aussi, avec une certaine indulgence, comme un grand saint-bernard, que l’on flatte et caresse de temps en temps, parce que jamais il ne grogne, ni n’est mécontent, et parce qu’il obéit toujours avec docilité et gentillesse au moindre signe ; à la longue même elle ne peut pas en vouloir à cette bonne bête, ne fût-ce que par reconnaissance. Car il la laisse agir à sa guise, se retire discrètement quand il sent qu’il est de trop et n’entre jamais chez elle sans être annoncé, époux modèle, qui, malgré son goût de l’épargne, ne cesse de payer ses dettes, lui permet tout, et même à la fin un amant. Plus Marie-Antoinette vit avec Louis XVI, plus elle estime le caractère hautement honorable de son mari, sa grande faiblesse mise à part. Le mariage politique donne peu à peu naissance à une camaraderie véritable, à une entente affectueuse et cordiale, plus affectueuse en tout cas que celle que l’on rencontrait dans la plupart des mariages princiers de l’époque.

Seulement on ferait bien de ne pas mêler l’amour – ce grand mot sacré – à cette affaire. Pour que le véritable amour fût possible il faudrait au peu viril Louis XVI l’énergie du cœur qui lui fait défaut ; quant au penchant de Marie-Antoinette pour lui, il est fait de trop de condescendance, de trop d’indulgence, de trop de pitié, pour que ce fade mélange puisse encore être appelé amour. Par devoir, par raison d’État, cette femme fine et délicate devait se donner à son mari, mais il serait absurde de supposer que cet homme obèse, empoté, paresseux, ait pu éveiller ou satisfaire des désirs érotiques chez la fringante Marie-Antoinette. Elle ne sent rien pour le roi, déclare nettement Joseph II, pendant son séjour à Paris. Et lorsque, de son côté, elle écrit à sa mère que des trois frères c’est encore celui que Dieu lui a donné comme époux qu’elle préfère, cet encore qui se glisse traîtreusement entre les mots en dit plus qu’elle ne le voulait, mais traduit très bien sa pensée. Ce seul mot fait saisir toute la tiédeur de leurs rapports sentimentaux. En fin de compte cependant, Marie-Thérèse – qui en apprend bien plus sur sa fille de Parme – se contenterait de cette conception plutôt lâche du mariage, si seulement Marie-Antoinette pratiquait un peu plus l’art de la dissimulation et montrait plus de tact dans sa conduite, si elle savait mieux cacher aux autres que son royal époux n’est pour elle, du point de vue viril, qu’un zéro, une quantité négligeable. Mais Marie-Antoinette – et c’est ce que Marie-Thérèse ne lui pardonne pas – oublie de sauver les apparences et en même temps l’honneur de son époux. Heureusement, c’est la mère qui saisit à temps un de ces mots que lance étourdiment sa fille ! Un des confidents de Marie-Thérèse, le comte de Rosenberg, s’étant rendu à Versailles, Marie-Antoinette s’est prise d’amitié pour le vieux et galant gentilhomme : elle a une telle confiance en lui qu’elle lui écrit à Vienne une lettre enjouée dans laquelle elle lui raconte en ces termes comment elle s’est moquée de son mari, lorsque le duc de Choiseul lui a demandé une audience.

Vous croirez aisément que je ne l’ai point vu sans en parler au Roi ; mais vous ne devinerez pas l’adresse que j’ai mise pour ne pas avoir l’air de demander permission. Je lui ai dit que j’avais envie de voir M. de Choiseul, et que je n’étais embarrassée que du jour. J’ai si bien fait que le pauvre homme m’a arrangé lui-même l’heure la plus commode où je pouvais le voir. Je crois que j’ai assez usé du droit de femme dans ce moment.

Ce pauvre homme est venu tout naturellement sous sa plume ; en cachetant sa lettre avec insouciance elle croit n’avoir raconté qu’une anecdote amusante, car cette épithète, dans le langage de son cœur, signifie tout bonnement et sincèrement : pauvre brave garçon. Mais à Vienne, on interprète d’une autre façon ce mélange de sympathie, de pitié et de mépris. Marie-Thérèse se rend aussitôt compte du danger de ce manque de tact pour une reine de France, qui appelle le roi un pauvre homme, et qui n’estime et ne respecte même pas le monarque en la personne de son époux. Sur quel ton cette écervelée doit-elle donc parler du roi de France, lorsqu’aux fêtes et redoutes il est question de lui entre elle, la Lamballe, la Polignac et les jeunes courtisans ! Immédiatement un conseil est tenu à Vienne et une lettre si énergique est écrite à Marie-Antoinette que pendant plus d’un siècle les archives impériales ne permettront pas sa publication :

Je ne puis dissimuler vis-à-vis de vous qu’une lettre écrite à Rosenberg m’a jetée dans la plus grande consternation. Quel style ! Quelle légèreté ! Où est le cœur si bon, si généreux de cette archiduchesse Antoinette ? Je n’y vois qu’intrigue, basse haine, esprit de persécution, persiflage : intrigue, comme une Pompadour, une Barry aurait pu avoir pour jouer un rôle, mais nullement comme une  reine, une grande princesse, et une princesse de la maison de Lorraine et d’Autriche, pleine de bonté et de décence. Vos trop prompts succès et les flatteurs m’ont toujours fait trembler pour vous depuis cet hiver, où vous vous êtes jeté dans les plaisirs et ridicules parures. Ces courses de plaisir, sans le Roi, et sachant qu’il n’en prend pas plaisir, et que par pure complaisance il vous accompagne et vous laisse faire, tout cela m’a fait coucher dans mes lettres mes justes inquiétudes. Mais je ne les vois que trop confirmées par cette lettre. Quel langage ! Le pauvre homme ! Où est le respect et la reconnaissance pour toutes les complaisances ? Je vous laisse à vos propres réflexions et ne vous en dis pas plus, quoiqu’il y aurait bien encore à dire… Mais si j’en prévois des inconvénients, je ne pourrai me taire, vous aimant trop, et je les prévois, (ces inconvénients) plus que jamais, vous voyant si légère si violente, sans réflexions. Votre bonheur ne pourrait que trop changer, et vous vous précipitez par votre propre faute dans les plus grands malheurs. C’est l’effet de cette terrible dissipation à ne vous appliquer à rien. Quelle lecture faites-vous ? Et vous osez après trancher partout, sur les plus grandes affaires, sur le choix des ministres ? Que fait l’Abbé ? Que fait Mercy ?  Il me paraît qu’ils vous sont devenus désagréables, ne faisant pas les bas flatteurs, vous aimant pour vous rendre heureuse et non pas pour vous divertir et profiter de vos faiblesses. Vous le reconnaîtrez un jour, mais trop tard. Je ne souhaite pas survivre à ce malheur, et je prie Dieu de trancher au plus tôt mes jours, ne pouvant plus vous être utile, et ne pouvant pas soutenir de perdre et de voir malheureux mon cher enfant que j’aimerai jusqu’à mon dernier soupir tendrement.

Stefan Zweig. Marie Antoinette. Insel  Verlag. Leipzig 1932

La Reine s’ennuie à Versailles et se fait accorder pour son seul usage personnel le petit Trianon, construit de 1762 à 1768, par Louis XV pour y abriter ses amours avec Madame de Pompadour, laquelle mourut avant que le château, parfaitement classique, ne fut terminé, et ce fut  Madame Du Barry qui prit sa suite dans le lit royal. Le Petit Trianon était alors au cœur d’un jardin botanique où Louis XV faisait s’acclimater les innombrables fleurs, arbres rapportés par ses marins envoyés autour du monde, les Bougainville etc …

Ange-Jacques Gabriel en est l’architecte.

Petit Trianon, Temple de l'Amour

Le temple de l’Amour. Ici, pas de place pour les jours où Cupidon s’en fout

En  arrivant à Versailles, Marie Antoinette s’était vite trouvé son grand ennemi : l’Étiquette, et c’est bien pour s’en affranchir qu’elle demandera au roi le Petit Trianon où l’Étiquette restera à la porte et où elle construira construit un monde d’artifice, entourée de ses favorites et favoris, Rousseau n’était pas loin -. Mais comment vivre au milieu de toutes ces plantes venue du monde entier, ordonnancées à la française, avec cet indécrottable besoin de maîtriser, de dresser ? Eh bien, faisons table rase de tout cela ! Et d’ordonner le déménagement, quand ce n’est la destruction pure et simple de ce jardin botanique, dont une partie sera replantée dans l’actuel jardin des Plantes de Paris, pour le remplacer par un jardin à l’anglaise, beaucoup plus en harmonie avec sa sensibilité rousseauiste. Tout cela représentera des milliers de m³ de terre, emportées, rapportés, faisant  travailler des milliers d’hommes payés avec l’argent public.

Les robes de la cour ne convenaient pas à pareil environnement, et Marie-Antoinette s’enticha du coton anglais : la mode suivra, pour ces robes beaucoup plus simples et confortables que les robes de soie que l’on porte à la cour : mais c’est toute l’industrie florissante de la soie qui périclitera.

Dans l’âge des plaisirs et de la frivolité, dans l’ivresse du pouvoir suprême, la Reine n’aimait pas à se contraindre ; l’étiquette et les cérémonies lui causaient de l’impatience et de l’ennui. On lui prouva… que, dans un siècle aussi éclairé, où l’on faisait justice de tous les préjugés, les souverains devaient s’affranchir de ces entraves gênantes que la coutume leur imposait ; enfin , qu’il était ridicule de penser que l’obéissance des peuples tînt au plus ou moins d’heures que la famille royale passait dans un cercle de courtisans ennuyeux et ennuyés… Excepté quelques favoris que le caprice ou l’intrigue désigna, tout le monde fut exclu. Le rang, les services, la considération, la haute naissance, ne furent plus des titres pour être admis dans l’intimité de la famille royale. Seulement le dimanche, les personnes présentées pouvaient pendant quelques instants voir les princes. Mais elles se dégoûtèrent pour la plupart de cette inutile corvée, dont on ne leur savait aucun gré ; elles reconnurent à leur tour qu’il y avait de la duperie à venir de si loin pour n’être pas mieux accueillis et s’en dispensèrent… Versailles, ce théâtre de magnificence de Louis XIV, où l’on venait avec tant d’empressement de toute l’Europe prendre des leçons de bon goût et de politesse, n’était plus qu’un petite ville de province, où l’on n’allait qu’avec répugnance et dont on s’en allait le plus vite possible.

Duc de Lévis

Là où Marie-Antoinette ne veut pas comprendre, il ne sert à rien de faire appel à la raison. Que d’histoires parce que je demeure à quelques pas de Versailles ! Mais en réalité ces quelques pas l’éloignent à jamais du peuple et de la cour. Si Marie-Antoinette était restée à Versailles, au milieu de la noblesse française et des coutumes traditionnelles, elle aurait eu à ses cotés, à l’heure du danger, les princes, les gentilshommes, l’armée des aristocrates. Si, d’autre part, comme son frère Joseph, elle avait essayé de se rapprocher du peuple, des centaines de milliers de Parisiens, des millions de Français l’eussent adoré. Mais Marie-Antoinette, individualiste absolue, ne veut plaire ni aux aristocrates ni au peuple, elle ne pense qu’à elle-même, et le Trianon, ce caprice parmi ses caprices, la rend aussi impopulaire auprès du tiers état que du clergé et de la noblesse ; parce qu’elle voulut être trop seule dans son bonheur, elle sera solitaire dans son malheur et devra payer ce jouet frivole de sa couronne et de sa vie.

[…] La faute de Marie Antoinette, cette idée, ou plutôt cette étourderie de croire qu’elle pouvait sacrifier pendant si longtemps l’essentiel au superficiel, le devoir au plaisir, le difficile au facile, la France à Versailles, le monde véritable à son monde de plaisirs, cette faute historique est presque inconcevable. Pour saisir cette absurdité il suffit de prendre une carte de France et de voir dans quel cercle minuscule Marie-Antoinette a passé les vingt années de son règne. La toupie dorée de son oisiveté turbulente tourne sans cesse dans le cadre ridiculement étroit des six châteaux de Versailles, Trianon, Marly, Fontainebleau, Saint-Cloud, Rambouillet [4], situés à quelques heures l’un de l’autre. Pas une seule fois Marie-Antoinette n’a éprouvé le besoin de franchir, en fait ou en esprit, ce polygone où la tenait enfermée le plus stupide des démons, celui du plaisir. Pas une seule fois, au cours de près d’un quart de siècle, la souveraine de France n’a ressenti le désir de connaître son propre royaume, de voir les provinces dont elle est reine, la mer qui baigne leurs rivages, les montagnes, les forteresses, les villes et les cathédrales de ce pays si vaste et si divers. Pas une seule fois elle ne ravit une heure à son oisiveté afin de rendre visite à l’un de ses sujets ou simplement afin de songer à eux ; pas une seule fois elle n’entre dans une maison bourgeoise : tout ce monde réel, en dehors de sa sphère aristocratique, est pour elle, en effet, inexistant. Qu’il y ait autour de l’Opéra une ville gigantesque, pleine de misères et de mécontentements, que derrière les étangs de Trianon avec leurs canards chinois, leurs paons, leurs cygnes bien nourris, derrière le hameau de parade propre et coquet, construit par l’architecte de la cour, les vraies maisons de paysans tombent en ruines et les granges restent vides, que de l’autre côté de la grille dorée de son parc tout un peuple travaille, souffre de la faim, espère quand même, cela, Marie-Antoinette ne l’a jamais su. Peut-être que seules cette inconscience, cette ignorance voulue de tout le malheur et de la tristesse du monde pouvaient donner au rococo sa grâce enchanteresse, son charme léger et insouciant; il n’appartient qu’à celui qui ne connaît point la gravité du monde de pouvoir se plonger ainsi dans les jeux et les passe-temps. Mais une reine qui oublie son peuple risque gros jeu. Une simple question aurait révélé ce monde à Marie-Antoinette, mais elle ne voulait pas la poser. Un regard sur l’époque, et elle aurait compris, mais elle ne désirait pas comprendre. Elle souhaitait rester dans sa sphère, jeune, joyeuse et loin de tout tracas. Guidée par un feu follet, elle tourne inlassablement en rond, et, au milieu de ses marionnettes de cour, elle laisse s’enfuir, perdues à jamais, les années décisives de sa vie.

Sa faute, sa faute indéniable, est d’avoir abordé avec une frivolité sans pareille la tâche la plus lourde de l’Histoire, avec un cœur léger le conflit le plus dur du siècle. Faute incontestable, disons-nous, et cependant pardonnable, car la tentation était telle que même un être mieux trempé lui aurait à peine résisté. Passée de sa chambre d’enfant dans le lit nuptial, appelée du jour au lendemain et comme en rêve du fond des appartements d’un palais au pouvoir suprême, cette âme candide, pas très forte, pas très lucide, et qui n‘est encore ni préparée ni prête, se voit soudain l’objet d’un culte sans bornes. Que cette société du XVIII° siècle est dangereuse et habile à séduire une jeune femme ! Qu’elle est rouée dans l’art d’empoisonner par de fines flatteries ! Qu’elle est ingénieuse dans la science de plaire par des futilités ! Comme elle est passée maîtresse dans l’art souverain de la galanterie et dans celui des Phéaciens de prendre la vie à la légère ! Experts, plus qu’experts dans la séduction et la dépravation de l’âme, les courtisans attirent aussitôt dans leur cercle magique ce cœur de jeune fille inexpérimenté et encore curieux de lui-même. Dès le premier jour de son règne Marie-Antoinette est portée au pinacle et plane dans un nuage d’encens. Ce qu’elle dit est spirituel, ce qu’elle fait est la loi, ce qu’elle désire est exaucé. A-t-elle un caprice ? le lendemain ce caprice est devenu une mode. Fait-elle une sottise ? toute la cour l’imite avec enthousiasme. Sa présence est le soleil de cette foule vaniteuse et ambitieuse, son regard un cadeau, son sourire une faveur, son arrivée une fête ; lorsqu’elle reçoit, toutes les dames, les plus jeunes comme les plus âgées, les plus anciennes comme celles qui viennent d’être présentées à la cour, font les efforts les plus désespérés, les plus comiques, les plus ridicules, les plus fous, pour attirer sur elles, à tout prix, ne fût-ce qu’un instant, l’attention de la reine, pour obtenir une politesse, un mot, ou tout au moins être remarquées, ne pas passer inaperçues. Dans les rues le peuple confiant l’acclame, au théâtre l’auditoire entier, de la première à la dernière place, se lève dès qu’elle paraît, et quand elle traverse la Galerie des Glaces, elle peut voir, magnifiquement parée et emportée par son propre triomphe, une charmante jeune femme, insouciante et heureuse, plus belle que les plus belles de la cour, et – puisqu’elle confond cette cour avec le monde – la plus belle sur terre. Comment, avec un cœur puéril, une force bien ordinaire, se défendre contre le vin grisant et étourdissant du bonheur, contre le mélange capiteux de toutes les essences piquantes et suaves du sentiment, contre l’adulation des hommes, la jalousie admirative des femmes, l’amour du peuple, son propre orgueil ? Comment ne pas être insouciante quand tout est si facile, quand il suffit d‘un bout de papier pour faire affluer l’argent et que le mot payez tracé hâtivement sur une feuille, fait surgir comme par enchantement des milliers de ducats, des pierres précieuses, des jardins et des châteaux, quand la brise légère du bonheur permet aux nerfs de se détendre d’une façon si douce et si agréable ? Comment ne pas être étourdie et futile quand des ailes, tombées du ciel, s’attachent à vos jeunes épaules éblouissantes ? Comment ne pas perdre pied quand on est la proie de pareilles tentations ?

Cette conception frivole de la vie, qui, du point de vue historique, est sans nul doute une faute, toute sa génération l’a partagée : c’est par son entière adhésion à l’esprit de son époque que Marie-Antoinette est devenue la femme du XVIII°. Le rococo, cette fleur délicate et raffinée d’une civilisation très ancienne, du siècle des mains fines et oisives, de l’esprit enjoué et précieux, voulait, avant de mourir, s’incarner. Aucun roi, aucun homme n’eût pu représenter ce siècle de la femme dans le livre d’images de l’Histoire – seule une femme, une reine en était capable et Marie-Antoinette fut cette reine, la reine du rococo. La plus insouciante parmi les insouciantes, la plus dépensière parmi les dissipatrices, la plus gracieuse parmi les élégantes, la plus délibérément coquette parmi les coquettes, elle a exprimé en sa personne, d’une façon inoubliable et avec une précision vraiment documentaire, les mœurs et l’art de vivre du XVIII°. Il est difficile de mettre plus de grâce et de bonté dans la politesse ; elle a même un genre d’affabilité qui ne permet pas d’oublier qu’elle est reine et persuade toujours cependant qu’elle l’oublie. [Madame de Staël]

Marie-Antoinette joue avec sa vie comme avec un instrument très délicat et très fragile. Au lieu d’être grande, humainement, pour tous les temps, elle est l’expression de son époque ; mais tout en négligeant follement sa force intérieure, elle donne malgré tout une signification à sa vie : c’est en elle que se parfait le XVIII° et avec elle qu’il finit.

Quel est le premier souci de la reine du rococo, quand elle se réveille le matin dans son château de Versailles ? Les nouvelles de l’État et de la ville ? les lettres des ambassadeurs ? veut-elle savoir si les armées ont triomphé ? si l’on a déclaré la guerre à l’Angleterre ? Nullement. Marie-Antoinette, comme à l’ordinaire, n’est rentrée qu’à quatre ou cinq heures du matin, elle n’a dormi que quelques heures ; une personne remuante comme elle n’a pas besoin d’un long repos. La journée commence par une importante cérémonie. La femme qui est préposée à la garde-robe entre pour la toilette matinale avec plusieurs chemises, mouchoirs et serviettes ; la première femme de chambre se tient à ses côtés, s’incline et tend à la reine un in-folio où sont épinglés de petits échantillons des tissus de toutes ses toilettes. Marie-Antoinette doit indiquer les robes qu’elle désire porter dans la journée : c’est un choix difficile et qui n’est pas sans responsabilité, car pour chaque saison douze nouvelles toilettes de gala, douze robes de fantaisie, douze robes de cérémonie sont prescrites, sans compter les cent autres achetées tous les ans (quelle honte ce serait pour une reine de la mode si elle portait plusieurs fois les mêmes robes !). En plus de cela il y a les peignoirs, corsages, châles de dentelles, fichus, bonnets, manteaux, ceintures, gants, bas et dessous provenant de l’arsenal invisible où travaille toute une armée de couturières et d’habilleuses. Le choix ordinairement dure longtemps ; finalement, on marque au moyen d’épingles les échantillons des toilettes que Marie-Antoinette a décidé de mettre : la toilette de gala pour la réception, le déshabillé pour l’après-midi, la grande toilette pour le soir. Le premier souci est écarté, on emporte l’in-folio et on apporte les robes choisies.

Rien d’étonnant si, grâce à l’importance que prend ainsi la toilette, la marchande de modes, la divine Mlle Bertin [5], acquiert sur Marie-Antoinette plus de pouvoir que tous les ministres, ceux-ci toujours remplaçables, celle-là incomparable et unique. Bien que sortie de la classe ouvrière et ancienne petite couturière, rude, rogue, jouant des coudes, plutôt ordinaire que raffinée dans ses manières, cette maîtresse de la haute couture tient la reine absolument sous son charme. Pour elle, dix-huit ans avant la vraie Révolution, on fait à Versailles une révolution de palais : Mlle Berlin triomphe des règlements de l’étiquette qui interdisent à une plébéienne l’entrée des petits cabinets de la reine ; cette artiste en son genre obtient ce qui jamais n’arriva à Voltaire, ni à aucun des poètes et des peintres de l’époque : elle est reçue dans l’intimité par la reine. Quand elle arrive deux fois par semaine avec ses nouveaux dessins, Marie-Antoinette abandonne ses nobles dames d’honneur et s’enferme dans un appartement privé où elle a une conférence secrète avec l’artiste adorée en vue de lancer une mode nouvelle, encore plus extravagante que la précédente. Bien entendu, la marchande de modes, en femme d’affaires, exploite largement ce triomphe. Après avoir entraîné Marie-Antoinette dans les dépenses les plus coûteuses, elle met à contribution toute la cour et la noblesse ; elle fait peindre en lettres gigantesques sur l’enseigne de son magasin de la rue Saint-Honoré son titre de fournisseuse de la reine et on l’entend dire sur un ton négligent et hautain aux clients qu’elle a fait attendre : Je viens de travailler avec Sa Majesté. Elle a bientôt à son service tout un régiment de couturières et de brodeuses, car plus la reine est élégante, plus les dames de la cour s’agitent furieusement afin de ne pas rester en arrière. Plus d’une parmi elles glissent de beaux louis d’or à la fée infidèle pour qu’elle leur taille un modèle que la reine elle-même n’a pas encore porté : l’amour de la toilette se répand comme une maladie. Les troubles dans le pays, les discussions avec le Parlement, la guerre avec l’Angleterre émeuvent bien moins cette cour vaniteuse que le nouveau brun puce mis à la mode par Mlle Berlin, qu’un tour particulièrement hardi donné à la jupe à paniers, ou que la nuance d’une soierie nouvelle créée à Lyon. Toute dame qui se respecte se sent obligée de suivre pas à pas ces singeries et extravagances, et un mari dit en soupirant : Jamais les femmes de France n’avaient dépensé tant d’argent pour se faire ridicules.

Mais Marie-Antoinette considère comme son premier devoir d’être dans ce domaine la reine. Au bout de trois mois de règne, la petite princesse est déjà promue au grade de mannequin du monde élégant, de modèle pour les toilettes et les coiffures ; le bruit de son triomphe résonne dans tous les salons et toutes les cours, y compris celle de Vienne, où il éveille un écho lugubre. Marie-Thérèse, qui rêvait pour sa fille de tâches plus dignes, retourne, irritée, à l’ambassadeur un portrait montrant celle-ci coiffée à la mode, avec un luxe exagéré : Non, ce n’est pas le portrait d’une reine de France, s’écrie-t-elle, il y a erreur, c’est celui d’une actrice… Et elle mande à sa fille : Vous savez que j’étais toujours d’opinion de suivre les modes modérément, mais de ne jamais les outrer. Une jolie reine, pleine d’agréments, n’a pas besoin de toutes ces folies ; au contraire la simplicité de la parure fait mieux paraître et est plus adaptable au rang de reine : celle-ci doit donner le ton, et tout le monde s’empressera de cœur à suivre même vos petits travers ; mais moi, qui aime et suis ma petite reine à chaque pas, je ne puis m’empêcher de l’avertir sur cette petite frivolité.

Deuxième souci du matin : la coiffure. Heureusement, là aussi, possède un grand artiste, M. Léonard, l’inépuisable et insurpassable Figaro du rococo. En grand seigneur, dans un carrosse à six chevaux, il se rend tous les matins à Versailles, avec ses peignes, ses pommades et ses lotions pour exercer sur la reine son art aussi noble que quotidien. De même que Mansart, le grand architecte, construit sur les maisons des toitures savantes qui portent son nom, M. Léonard, lui, élève sur la tête de toute noble dame qui se respecte de véritables tours de cheveux, en donnant à ces édifices gigantesques une forme symbolique. Grâce à de longues épingles et à l’emploi énergique de cosmétiques, on fait tout d’abord tenir les cheveux au-dessus du front, depuis la racine, droits comme des cierges et deux fois plus haut qu’un bonnet de grenadier prussien ; puis dans cet espace aérien, à cinquante centimètres au-dessus des sourcils, commence la création plastique de l’artiste. Non seulement on modèle avec le peigne sur ces poufs ou qu’es aco (comme les appelle Beaumarchais dans un pamphlet) des paysages et des panoramas avec jardins, fruits, maisons, navires et Ilots agités, bref, tout un univers multicolore, mais encore, pour permettre à la mode de changer plus souvent, ces édifices représentent en même temps l’événement du jour. Tout ce qui occupe ces têtes de linotte, ces cervelles généralement creuses, doit être affiché dans la coiffure. Quand l’opéra de Gluck [6] fait sensation, Léonard invente aussitôt une coiffure à la Iphigénie avec des rubans de crêpe noir et la demi-lune de Diane. Quand on vaccine le roi contre la petite vérole, cet événement bouleversant se traduit sans retard par les poufs de l’inoculation. Quand l’insurrection américaine est à la mode, la coiffure de la liberté devient la reine du jour; et, trouvaille plus stupide encore en même temps que vile quand, pendant la famine, les boulangeries de Paris sont pillées la cour frivole ne trouve rien de mieux à faire que d’afficher cet événement dans les bonnets de la révolte. Ces constructions artificielles s’élèvent toujours plus follement sur ces têtes vides. Peu à peu, grâce à l’emploi abondant de faux cheveux, ces tours capillaires montent si haut que les dames ne peuvent plus s’asseoir dans leurs carrosses et sont obligées de s’y tenir agenouillées en relevant leurs jupes, sans quoi les précieux édifices viendraient heurter le plafond de la voiture ; dans les châteaux on surélève les portes, afin que les dames en grande toilette n’aient pas toujours à se courber en entrant ; au théâtre on surhausse les plafonds des loges. Et les satires contemporaines ne tarissent pas sur le chapitre amusant des difficultés particulières que ces toupets aériens ménagent aux amants de ces dames. Mais quand il s’agit de mode, les femmes, on le sait, sont prêtes à tous les sacrifices, et la reine, de son côté, s’imaginerait sans doute ne pas être vraiment reine, si elle ne lançait pas ou ne dépassait pas toutes ces folies. De nouveau, l’écho de Vienne gronde : Je ne peux m’empêcher de toucher un point que bien des gazettes me répètent trop souvent : c’est la parure dont vous vous servez ; on la dit depuis la racine des cheveux trente-six pouces de haut, et avec autant de plumes et de rubans qui relèvent tout cela.

Mais la fille trouve une échappatoire et répond à sa chère maman qu’ici, à Versailles, les yeux y sont déjà si bien habitués que le monde entier – par monde entier Marie-Antoinette entend toujours les cent dames de la cour – n’y trouve rien d’extraordinaire. Et maître Léonard continue gaiement à bâtir, jusqu’à ce que, seigneur tout-puissant, il juge bon de mettre un terme à cette mode ; l’année suivante les tours sont sapées, pour faire place il est vrai à une mode plus coûteuse encore : celle des plumes d’autruche.

Troisième souci : peut-on toujours changer de toilettes sans porter des bijoux assortis ? Non, une reine a besoin de diamants plus gros, de perles plus épaisses que toutes les autres. Elle a besoin de plus de bagues, d’anneaux, de bracelets, de diadèmes, de ferronnières, de joyaux, de boucles, d’incrustations de pierres précieuses sur des éventails peints par Fragonard, que les femmes des frères cadets du roi et que toutes les autres dames de la cour. Il est vrai qu’elle a déjà reçu en dot de Vienne passablement de diamants et que Louis XV, pour ses noces, lui a fait présent de toute une cassette remplie de bijoux de famille. Mais à quoi bon être reine, sinon pour acheter sans cesse de nouveaux joyaux, toujours plus beaux, toujours plus précieux ? Marie-Antoinette, tout le inonde le sait à Versailles – et bientôt on s’apercevra qu’il eût mieux valu ne pas trop en parler – adore les bijoux. Jamais elle ne peut résister, quand ces joailliers subtils et adroits, ces Juifs émigrés d’Allemagne, qui ont nom Boehmer et Bassenge, lui présentent dans des écrins de velours leurs dernières œuvres d’art, boucles d’oreilles, bagues et fermoirs ravissants. De plus, ces braves gens lui facilitent toujours ses achats. Ils savent honorer une reine de France en lui faisant crédit, tout en lui comptant les bijoux, il est vrai, le double de leur valeur, ou en lui rachetant à moitié prix ses vieux diamants. C’est ainsi que, sans remarquer ce qu’il y a d’avilissant dans ces affaires d’usurier, Marie-Antoinette s’endette de tous côtés ; elle sait d’ailleurs qu’en cas de besoin l’époux économe viendra à son secours. Mais déjà, de Vienne, l’avertissement se fait plus dur : Toutes les nouvelles de Paris, lui écrit sa mère, annoncent que vous avez fait un achat de bracelets de 250 000 livres, que pour cet effet vous avez dérangé vos finances et charge de dettes, et que vous avez pour y remédier donné de vos diamants à très bas prix… Ces sortes d’anecdotes percent mon cœur, surtout pour l’avenir.

Et elle lance ce cri désespéré : Quand deviendrez-vous enfin vous-même?… Une souveraine s’avilit en se parant, et encore plus si elle pousse cela à des sommes si considérables et en quel temps ? Je ne vois que trop cet esprit de dissipation ; je ne puis me taire, vous aimant pour votre bien non pour vous flatter. Ne perdez pas par des frivolités le crédit que vous vous êtes acquis au commencement ; on sait le roi très modéré, ainsi la faute resterait seule sur vous. Je ne souhaite survivre à un tel changement.

Les toilettes coûtent de l’argent, les diamants en coûtent encore plus, si bien que la cassette de Marie-Antoinette qui, si elle n’était point trouée quelque part, devrait être largement remplie, est en fait toujours terriblement vide. L’obligeant Louis XVI n’a-t-il pas doublé les revenus de sa femme au lendemain de son avènement.

Mais où donc se procurer de l’argent ? Heureusement que le diable est là pour venir au secours des gens frivoles ! N’y a-t-il point le jeu ? Avant Marie-Antoinette celui-ci était encore à la cour royale une distraction innocente comme la danse ou le billard : ou jouait le soir au lansquenet, jeu sans danger, avec des enjeux insignifiants. Marie-Antoinette découvre pour elle et pour les autres le fameux pharaon, que nous connaissons par Casanova comme le terrain de chasse idéal des escrocs et des filous. Qu’un ordre récemment renouvelé par le roi ait formellement interdit, sous peine d’amende, tout jeu de hasard, cela laisse indifférents les compagnons de sa femme : ils savent que la police n’a pas accès aux salons de la reine. Que le roi lui-même ne veuille pas supporter ces tables de jeu couvertes d’or, cette bande frivole n’en a cure : on joue à son insu, voilà tout ; et les huissiers ont ordre, quand il arrive, de donner aussitôt l’alarme. Alors les cartes disparaissent sous la table, comme par enchantement, on ne fait plus que bavarder ; tout le monde se gausse du brave homme, la partie reprendra tout à l’heure. Pour animer l’affaire et augmenter l’enjeu, la reine permet au premier venu de s’approcher de sa table verte pourvu qu’il apporte de l’argent. Profiteurs et parasites affluent ; une nouvelle honteuse se répand bientôt en ville : on triche au jeu de la reine ! Une seule personne, Marie-Antoinette, n’en sait rien, parce que, aveuglée par son plaisir, elle ne veut rien savoir. Dès qu’elle est entraînée, rien ne peut plus la retenir : elle joue, jour après jour, jusqu’à trois, quatre, cinq heures du matin ; une fois, la veille de la Toussaint, au grand scandale de la cour, elle joue toute la nuit.

De nouveau on entend l’écho de Vienne. Marie-Thérèse écrit à sa fille : Le jeu est sûrement un des plus mauvais plaisirs, cela attire mauvaise compagnie et propos… il attache trop par l’envie de gagner, et on est toujours la dupe, calcul fait, on ne peut gagner à la longue, si on joue honnêtement ; ainsi ma chère fille ! je vous en prie : point de capitulation, il faut s’arracher tout d’un coup de cette passion.

Cependant les toilettes, les parures, le jeu n’occupent que la moitié du jour et de la nuit. Un autre souci suit l’aiguille sur le cercle des heures : comment s’amuser ? On sort à cheval, on chasse, antique plaisir de prince ; certes, on y accompagne rarement l’époux mortellement ennuyeux ; on lui préfère d’Artois, le joyeux beau-frère, et d’autres courtisans. Parfois, pour rire, on se promène sur un âne; ce n’est guère distingué, mais, en revanche, quand la brave bête grise se cabre, on peut se laisser tomber à terre avec une grâce adorable et montrer à la cour les dessous de dentelles et les jolies jambes d’une reine. En hiver, chaudement emmaillotée, on fait du traîneau; en été on assiste le soir à des feux d’artifice, à des bals champêtres, ainsi qu’à de petits concerts nocturnes dans le parc. Une fois descendues les quelques marches de la terrasse, on se retrouve avec sa société de choix, où, tout à l’ait protégée par l’obscurité, on peut jaser et plaisanter joyeusement – en tout bien tout honneur, certes, mais enfin, on peut jouer avec le danger comme avec toutes les autres choses de la vie ! Que quelque courtisan perfide écrive ensuite une brochure en vers, le Lever de l’Aurore, sur les aventures nocturnes de la reine, qu’importe ! Ces coups d’épingle ne fâchent pas le roi, mari indulgent, et on s’est bien amusée. Surtout il ne faut pas rester seule, ne pas passer une soirée chez soi, avec un livre, avec son mari ; il n’y a que l’agitation et les plaisirs qui comptent, se dit Marie-Antoinette. Dès qu’une mode nouvelle est lancée, elle est la première à lui rendre hommage ; à peine le comte d’Artois a-t-il importé d’Angleterre les courses de chevaux – son seul apport à la France – que dans les tribunes on voit déjà la reine, entourée d’une douzaine de jeunes fats anglomanes, pariant, jouant, furieusement excitée par ce nouveau jeu. Il est vrai que ses emballements ne sont habituellement que feu de paille, ce qui la ravit un jour l’ennuyant dès le lendemain ; seul le changement continuel dans le plaisir peut tromper son agitation nerveuse, dont la cause réside, sans aucun doute, dans ses rapports intimes avec le roi. Son plaisir préféré parmi cent autres divertissements toujours changeants, le seul dont elle reste éprise, est justement le plus dangereux pour sa réputation : les redoutes masquées. Elles deviennent la passion durable de Marie-Antoinette, car elle peut y jouir doublement de la volupté d’être reine et de celle de ne point se laisser reconnaître comme telle, de se risquer, sous le loup de velours noir, jusqu’à la frontière des aventures galantes, mettant ici comme enjeu non point de l’argent, mais elle-même en tant que femme. Travestie en Artémis ou cachée sous un coquet domino, elle peut descendre des hauteurs glaciales de l’étiquette dans la foule chaude et anonyme, sentir passer sur elle le souffle de la tendresse, frissonner à l’approche de la séduction, éprouver jusque dans les entrailles l’ivresse du danger côtoyé ; protégée par son masque elle peut prendre le bras, parfois même durant une demi-heure, d’un jeune et élégant gentleman anglais, ou faire comprendre par quelques mots hardis au ravissant gentilhomme suédois Axel de Fersen combien il plaît à la femme que son état de reine, hélas, mille fois hélas ! contraint à la vertu. Marie-Antoinette ne sait pas ou ne veut pas savoir que ces petites licences, grossièrement exagérées par les commérages de la cour, font le tour de tous les salons, et que, lorsqu’elle a pris un fiacre, la roue de son carrosse s’étant brisée en route, pour parcourir les vingt pas la séparant de l’Opéra, les journaux secrets ont fait de cet incident une aventure galante. […]

La vie n’est-elle point faite pour qu’on en jouisse ! Avec une franchise émouvante, elle répond aux remontrances maternelles par cette phrase à l’ambassadeur Mercy : Que me veut-elle ? J’ai peur de m’ennuyer.

J’ai peur de m’ennuyer : cette parole de Marie-Antoinette est le mot de son temps et de toute sa société. Le XVIII° siècle touche à sa fin, il a accompli sa tâche. Le royaume est fondé, Versailles est construit, l’étiquette parfaite, la cour désœuvrée ; sans guerres, les maréchaux ne sont plus que des marionnettes en uniforme, les évêques, en présence d’une génération incroyante, que de galants seigneurs en soutanes violettes ; la reine, n’ayant ni vrai roi à ses côtés, ni dauphin à élever, se contente d’être une joyeuse mondaine. Traqués par l’ennui, tous ces gens restent insensibles aux flots puissants d’une époque qui s’avance impétueuse ; et si parfois ils y plongent leurs mains curieuses, c’est pour en retirer quelques cailloux scintillants ou pour jouer avec l’élément formidable, en riant comme des enfants de l’écume légère qui jaillit sur leurs doigts. Mais pas un ne voit la montée de plus en plus rapide des flots ; et lorsqu’ils s’aperçoivent enfin du danger, la fuite n’est plus possible, le jeu est fini, la vie menacée.

[…] Petit  à petit, le cercle des privilégiés trace autour de Marie-Antoinette, une barrière infranchissable. Le reste de la cour sait bientôt que derrière ce mur artificiel s’épanouit le paradis terrestre. Là fleurissent les postes élevés, se distribuent les pensions ; une plaisanterie, un compliment bien tourné, vous permettent de cueillir une faveur que d’autres se sont efforcés d’obtenir par des années d’efforts persévérants. Dans ce bienheureux au-delà de la gaieté, la joie et l’insouciance règnent éternellement, et toutes les grâces de la terre attendent celui qui a pu pénétrer dans ces champs élyséens de la faveur royale. Rien d’étonnant si tous ceux qui sont rejetés de l’autre coté du mur, si la vieille noblesse qu’on n’admet pas à Trianon, dont la pluie d’or n’arrose jamais les mains également avides, s’aigrit de plus en plus. Sommes-nous moins dignes que ces Polignac ruinés, murmurent les Orléans, les Rohan, les Noailles, les Marsan ? À quoi bon enfin  avoir un jeune roi modeste et honnête, un souverain qui n’est pas le jouet de maîtresses, si nous sommes encore obligés de mendier à une favorite, après la Pompadour et la du Barry, ce qui est notre droit ? Allons-nous vraiment supporter d’être traité aussi négligemment, d’être mis à l’écart aussi effrontément, par cette jeune Autrichienne, qui s’entoure de gaillards étrangers et de femmes douteuses au lieu de faire appel à l’aristocratie séculaire du pays ? Les exclus se groupent de plus en plus étroitement ; leurs rangs grossissent chaque année, chaque jour. Bientôt, par les fenêtres de Versailles abandonné, la haine aux cent yeux fixe ses regards sur le monde insouciant et frivole de la reine.

Stefan Zweig. Marie Antoinette. Insel  Verlag. Leipzig 1932

Ah ! la coiffure : À Paris, où c’est la Reine Marie-Antoinette qui donne le ton, les coiffures sont de plus en plus hautes, extravagantes… et chères. Les cheveux tirés en l’air recouvrent des carcasses de fil de fer et de gaze plus élevées qu’elle ne l’ont jamais été. Parfois cet édifice n’est que peu ordonné mais le plus souvent il est agrémenté de rubans, de fleurs ou d’un panache de plumes : les qu’es aco. Les garnitures allégoriques inspirées par l’actualité font fureur, elles sont disposée un peu en arrière de la coiffure sur un pouf aux sentiments. On a vue des coiffures à la Frégate (surmontées d’un bateau toutes voiles dehors), à la Boston, au ballon de Montgolfier, aux relevailles de la Reine etc…

Le journal du monde, sous la direction de Gérard Caillet. Denoël 1975

La mode des poufs à la Cour de Marie-Antoinette | Plume d'histoire         Marie antoinette's poufs were wildly famous during the mid ...

Caricature Coiffure Xviii

Lavoisier, assisté de son épouse Pierrette Paulze,  isole l’azote et découvre l’oxygène ; il marque les débuts de la chimie analytique. La mise en évidence des premiers alcaloïdes, la découverte de la quinine par Pelletier et Caventou donnèrent le signal aux grandes découvertes : la pharmacopée traditionnelle faite de remèdes extraits du règne végétal allait décliner lentement mais sûrement face au développement de la pharmacie issue des progrès de la chimie. Mais en France, contrairement à l’Allemagne, ce sont les mêmes personnes – les pharmaciens d’officine – qui assurèrent cette transition : les spécialités pharmaceutiques d’aujourd’hui sont issues de l’officine et trouvent leur origine dans les remèdes secrets d’autrefois. Xavier Bichat débroussaille les friches de la biologie : il identifie pas moins de 21 types de tissus : muqueux, fibreux etc…, dans les organes et relève leur répartition. Il faudra attendre l’arrivée des microscopes pour aller plus loin.

21 07 1774          

Le traité de Küchük Kaïnardji entre l’empire ottoman et la Russie donne à cette dernière un accès à la Mer Noire.

24 08 1774        

De Compiègne, Turgot qui vient d’être nommé Contrôleur général des finances, remercie Louis XVI de l’avoir reçu et lui redit ses recommandations.

Sire,
En sortant du cabinet de Votre Majesté, encore plein du trouble où me jette l’immensité du fardeau qu’elle m’impose, agité par tous les sentiments qu’excite en moi la bonté touchante avec laquelle elle a daigné me rassurer, je me hâte de mettre à ses pieds ma respectueuse reconnaissance et le dévouement absolu de ma vie entière.
Votre Majesté a bien voulu m’autoriser à remettre sous ses yeux l’engagement qu’elle a pris avec elle-même, de me soutenir dans l’exécution des plans d’économie qui sont en tout temps, et aujourd’hui plus que jamais, d’une nécessité indispensable. J’aurais désiré pouvoir lui développer les réflexions que me suggère la position où se trouvent les finances ; le temps ne me le permet pas, et je me réserve de m’expliquer plus au long quand j’aurai pu prendre des connaissances plus exactes.
Je me borne en ce moment, Sire, à vous rappeler ces trois paroles :
– Point de banqueroute ;
– Point d’augmentation d’impôts ;
– Point d’emprunts.
Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des réductions forcées.
Point d’augmentation d’impôts, la raison en est dans la situation de vos peuples, et encore plus dans le cœur de Votre Majesté.
Point d’emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite au bout de quelque temps ou la banqueroute, ou l’augmentation des impositions. II ne faut en temps de paix se permettre d’emprunter que pour liquider les dettes anciennes, ou pour rembourser d’autres emprunts faits à un denier plus onéreux.
Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions, afin de rembourser les dettes anciennes. Sans cela, le premier coup de canon forcerait l’État à la banqueroute.
On demande sur quoi retrancher ; et chaque ordonnateur, dans sa partie, soutiendra que presque toutes les dépenses particulières sont indispensables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons ; mais comme il n’y en a pas pour faire ce qui est impossible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la nécessité absolue de l’économie.
Il est donc de nécessité absolue que Votre Majesté exige des ordonnateurs de toutes les parties qu’ils se concertent avec le ministre de la finance. II est indispensable qu’il puisse discuter avec eux en présence de Votre Majesté le degré de nécessité des dépenses proposées. II est surtout nécessaire que, lorsque vous aurez, Sire, arrêté l’état des fonds de chaque département, vous défendiez à celui qui en est chargé, d’ordonner aucune dépense nouvelle sans avoir auparavant concerté avec la finance les moyens d’y pourvoir.
Sans cela, chaque département se chargerait de dettes qui seraient toujours des dettes de Votre Majesté, et l’ordonnateur de la finance ne pourrait répondre de la balance entre la dépense et la recette.
Votre Majesté sait qu’un des plus grands obstacles à l’économie, est la multitude des demandes dont elle est continuellement assaillie, et que la trop grande facilité de ses prédécesseurs à les accueillir, a malheureusement autorisées. Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté de votre bonté même ; considérer d’où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités.
Il est des grâces auxquelles on a cru pouvoir se prêter plus aisément, parce qu’elles ne portent pas immédiatement sur le Trésor royal. De ce genre sont les intérêts, les croupes, les privilèges ; elles sont de toutes les plus dangereuses et les plus abusives. Tout profit sur les impositions qui n’est pas absolument nécessaire pour leur perception, est une dette consacrée au soulagement des contribuables, ou aux besoins de l’État. D’ailleurs, ces participations aux profits des traitants sont une source de corruption pour la noblesse, et de vexation pour le peuple, en donnant à tous les abus des protecteurs puissants et cachés.
On peut espérer de parvenir, par l’amélioration de la culture, par la suppression des abus dans la perception, et par une répartition plus équitable des impositions, à soulager sensiblement le peuple, sans diminuer beaucoup les revenus publics ; mais si l’économie n’a précédé, aucune réforme n’est possible, parce qu’il n’en est aucune qui n’entraîne le risque de quelque interruption dans la marche des recouvrements, et parce qu’on doit s’attendre aux embarras multipliés que feront naître les manœuvres et les cris des hommes de toute espèce intéressés à soutenir les abus ; car il n’en est point dont quelqu’un ne vive.
Tant que la finance sera continuellement aux expédients pour assurer les services, Votre Majesté sera toujours dans la dépendance des financiers, et ceux-ci seront toujours les maîtres de faire manquer, par des manœuvres de place, les opérations les plus importantes. Il n’y aura aucune amélioration possible, ni dans les impositions, pour soulager les contribuables, ni dans aucuns arrangements relatifs au gouvernement intérieur et à la législation. L’autorité ne sera jamais tranquille, parce qu’elle ne sera jamais chérie ; et que les mécontentements et les inquiétudes des peuples sont toujours le moyen dont les intrigants et les malintentionnés se servent pour exciter des troubles.
C’est donc surtout de l’économie que dépend la prospérité de votre règne, le calme dans l’intérieur, la considération au dehors, le bonheur de la nation et le vôtre. Je dois observer à Votre Majesté que j’entre en place dans une conjoncture fâcheuse, par les inquiétudes répandues sur les subsistances : inquiétudes fortifiées par la fermentation des esprits depuis quelques années, par la variation des principes des administrateurs, par quelques opérations imprudentes, et surtout par une récolte qui paraît avoir été médiocre. Sur cette matière, comme sur beaucoup d’autres, je ne demande point à Votre Majesté d’adopter mes principes, sans les avoir examinés et discutés, soit par elle-même, soit par des personnes de confiance en sa présence ; mais quand elle en aura reconnu la justice et la nécessité, je la supplie d’en maintenir l’exécution avec fermeté, sans se laisser effrayer par des clameurs qu’il est absolument impossible d’éviter en cette matière, quelque système qu’on suive, quelque conduite qu’on tienne.
Voilà les points que Votre Majesté a bien voulu me permettre de lui rappeler. Elle n’oubliera pas qu’en recevant la place de contrôleur général, j’ai senti tout le prix de la confiance dont elle m’honore ; j’ai senti qu’elle me confiait le bonheur de ses peuples, et, s’il m’est permis de le dire, le soin de faire aimer sa personne et son autorité ; mais en même temps j’ai senti tout le danger auquel je m’exposais.
J’ai prévu que je serais seul à combattre contre les abus de tout genre, contre les efforts de ceux qui gagnent à ces abus ; contre la foule des préjugés qui s’opposent à toute réforme, et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens intéressés à éterniser le désordre.
J’aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de Votre Majesté et des personnes qui lui sont les plus chères. Je serai craint, haï même de la plus grande partie de la cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m’imputera tous les refus ; on me peindra comme un homme dur, parce que j’aurai représenté à Votre Majesté qu’elle ne doit pas enrichir même ceux qu’elle aime, aux dépens de la subsistance de son peuple.
Ce peuple auquel je me serai sacrifié est si aisé à tromper, que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié, et peut-être avec assez de vraisemblance pour m’ôter la confiance de Votre Majesté. Je ne regretterai point de perdre une place à laquelle je ne m’étais jamais attendu. Je suis prêt à la remettre à Votre Majesté dès que je ne pourrai plus espérer de lui être utile ; mais son estime, la réputation d’intégrité, la bienveillance publique qui ont déterminé son choix en ma faveur, me sont plus chères que la vie, et je cours le risque de les perdre, même en ne méritant à mes yeux aucun reproche.
Votre Majesté se souviendra que c’est sur la foi de ses promesses que je me charge d’un fardeau peut-être au-dessus de mes forces, que c’est à elle personnellement, à l’homme honnête, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au roi, que je m’abandonne. J’ose lui répéter ici ce qu’elle a bien voulu entendre et approuver.
La bonté attendrissante avec laquelle elle a daigné presser mes mains dans les siennes, comme pour accepter mon dévouement, ne s’effacera jamais de mon souvenir. Elle soutiendra mon courage. Elle a pour jamais lié mon bonheur personnel avec les intérêts, la gloire et le bonheur de Notre Majesté.
C’est avec ces sentiments que je suis avec le plus profond respect Sire De votre Majesté Le très humble et très obéissant Serviteur et Sujet.

Lettre de Turgot à Louis XVI

13 09 1774             

Turgot établit la libre circulation des grains, abolit la corvée royale, remplacée par un impôt fondé sur les propriétés foncières, supprime les jurandes et maîtrises [ou corporations]. À la même période, la récolte de blé est catastrophique. Mais les tractations pour faire abolir la corvée seront longues et n’aboutiront qu’en février 1976.

Les exemptés de la corvée étaient trop nombreux pour que cet impôt en nature ne devienne vite impopulaire, et Turgot ne faisait qu’appliquer à l’ensemble du territoire ce qu’il avait déjà mis en pratique dans le Limousin dont il était auparavant l’intendant. Tous les assujettis à l’impôt du vingtième devront payer une taxe additionnelle. Les privilégiés touchés par cette mesure obtiendront le renvoi de Turgot. La corvée royale en travail sera rétablie en août 1776 ne portant que sur les non privilégiés qui peuvent la racheter par une taxe additionnelle à la taille. Malgré l’opposition farouche des parlements, partisans de la corvée en nature, une déclaration royale de juin 1787 généralisera, à titre provisoire, le paiement de la corvée en argent (moins du 1/6 de la taille ou des 3/5 de la capitation) pour les roturiers. Finalement, c’est l’ordonnance du 27 juin 1787 qui mettra fin définitivement à la corvée des grands chemins.

Automne 1774           

La foire de Leipzig expose Les souffrances du jeune Werther, dernier roman de Goethe, où Werther, le personnage principal finit par se suicider par chagrin d’amour. Grand succès dans une Allemagne où le suicide est tabou, et augmentation importante du nombre de suicides.
Werther a causé plus de suicides que la plus belle femme du monde Germaine de Staël, en 1813
Si vous avez peur des chagrins d’amour, évitez les belles  Jean Baptiste Clément. Le temps des cerises.
Germaine de Staël n’a pas du tout inventé ces suicides, qui furent bien réels, si bien qu’on parlera au XX° d’un effet Werther, effet qui se confirmera chaque fois qu’une célébrité met fin à ses jours : pour la France, Romy Schneider, Pierre Bérégovoy, Dalida etc

11 1774                      

Nicolas Mayeur est arrivé Madagascar à l’âge de 15 ans ; il en a maintenant 27, et, à la demande du baron de Beniowsky, commandant général du roi de France à Madagascar, il s’en va reconnaître le nord de l’île pour faire connaître le nom français. Sur le territoire de Lamboeny, roi de l’Ankarana, il apprend l’existence d’une vallée dont la rivière s’échappe par des gorges étroites et dont l’accès peut de ce fait être facilement contrôlé par quelques hommes seulement, d’autant plus que la nature foisonne de corail blanc, d’une redoutable efficacité défensive ; le sol y serait fécond, la culture facile ; la vallée sert de refuge aux populations locales en cas d’attaques et aussi de tombeau des rois . Il ne sera malheureusement pas autorisé à y descendre et ne pourra la voir que du haut des crêtes qui la dominent, déplorant de n’en rapporter que des notions imparfaites et avec l’espoir d’un prompt retour, lequel ne restera malheureusement qu’un vœu. Son périple durera jusqu’en décembre 1775.

C’était là qu’était le tombeau de la famille de Lamboeny et le dépôt de toutes ses richesses. On m’assure que le sommet de ces mornes [une petite montagne en créole] était de corail blanc comme celui qu’on trouve au sommet de la mer et qu’on était de temps en temps obligé de casser parce qu’il repoussait sans cesse et embarrassait le sentier.

[…] Aussi ce lieu est-il le refuge ordinaire des gens du pays lorsque la guerre s’allume entre eux et les Sakalava [puissante tribu dominant le littoral occidental de l’île]. […] Les réfugiés cultivent les choses nécessaires à leur subsistance. Ils y ont des troupeaux qui prospèrent. Les femmes et les enfants y trouvent la terre des plantations, tandis que les hommes tiennent la campagne et font tête à l’ennemi. Il est sans exemple que celui-ci y ait jamais pénétré. Le lieu est un poste inexpugnable. On voit même qu’il est impossible de le réduire par la famine.

[…] Comme la rivière qui arrose la plaine se décharge dans les campagnes voisines du coté du Nord et qu’en échappant à travers les rochers, elle forme une issue dont l’ennemi pourrait s’emparer, Lamboeny y avait pourvu, me dit-on. Il avait fait pratiquer en dedans une digue assez élevée pour fournir une abondance d’eau telle que nul ne peut se hasarder à la franchir. Aux premières apparences de guerre, on faisait refluer toutes les eaux de la rivière de ce coté, ce qui formait un immense réservoir d’où alors elles s’échappaient en torrents rapides auxquels rien ne pouvait résister.

1774                      

L’Entente cordiale n’est pas pour demain : L’Angleterre, nation inquiète et avide, plus jalouse de la prospérité de ses voisins que de son propre bonheur, puissamment armée, et prête à frapper au moment où il lui conviendra de menacer.

Vergennes, Secrétaire d’État aux Affaires Étrangères.

Avant de frapper, on peut se moquer : ainsi de cette histoire de mangeur de grenouilles – froggy – dont les Anglais affublent les Français et qui serait née sur les bords de Seine où une guinguette nommé La Grenouillère avait grand succès auprès du petit peuple et cela se savait à la cour où le roi demandait fréquemment : et que disent donc les grenouilles ? 

Benjamin Jesty, agriculteur dans le Gloucester a remarqué que les deux jeunes filles qu’il emploie comme trayeuses, Ann et Mary, si elles  ont des familles très largement touchées par la variole, ne l’avaient elles-mêmes pas contractée ; par contre elles avaient contracté la vaccine, affection sans gravité qui provoque des éruptions cutanées désagréables, mais sans conséquences. Il se rend alors avec son épouse Elizabeth et ses deux enfants chez M. Elford, un agriculteur qui avait des vaches atteintes de vaccine. On sait aujourd’hui que les deux virus – de la vaccine et de la variole – sont très proches -. Et, à l’aide d’une petite aiguille, il inocule du pus issu du pis des vaches à chacun de ses deux enfants, qui ne contracteront jamais la variole. Il venait de découvrir les fondements de la vaccination, plus de vingt ans avant Jenner. Il se fera ainsi beaucoup d’ennemis – certains craignaient que cela ne fasse pousser des cornes aux humains – ! Mais Jesty était un simple paysan, Jenner un médecin et donc gloire et honneur seront pour Jenner. Il est d’ailleurs inapproprié de parler de découverte, que ce soit pour Jesty comme pour Jenner : plus de 50 ans plus tôt, lady Montagu avait appliqué le procédé à sa fille : quelle avait été le retentissement de cette vaccination ? sans doute nul ne le sait, et il y avait des siècles que ce savoir était connu de nombre d’éleveurs !

Les Rouennais font un procès à John Holker, propriétaire d’une usine de coton. Catholique anglais, il a fréquenté les prisons anglaises d’où il est parvenu à s’échapper ; sa maîtrise des techniques de traitement du coton lui ont assuré la protection de Trudaine qui lui a facilité les choses pour implanter une usine à Rouen. Les procédés alors en vigueur consomment beaucoup d’acide chlorhydrique pour blanchir le coton… pas bon pour la santé tout ça… Mais ils seront déboutés car la production est déclarée d’intérêt national !

L’Ossétie, lasse des incursions ravageuses des voisins, demande sa protection à l’impératrice Catherine de Russie, qui la lui accorde bien volontiers. Les Ossètes peuvent ainsi descendre dans les vallées fertiles et les cultiver. Ils sont les descendants des Scythes, des Sarmates, des Alains : que du beau monde …

Buffon publie la Théorie de la Terre, dans laquelle il avance pour la Terre un âge de 74 382 ans : il est encore loin de la réalité, mais il s’est tout de même déjà largement éloigné du credo en la matière : 6 000 ans, l’âge donné par la Bible.

Freminet, citoyen parisien se demande constamment, quand il voit la Seine : mais qu’y a-t-il donc sous la surface de l’eau ? Et, cohérent avec lui-même, il passe à l’acte en faisant faire un habit d’une seule pièce jusqu’au cou, en cuir, et un casque intégral en fonte, sur lequel se branchent 2 flexibles : un pour l’arrivée d’air, relié à un réservoir que le plongeur tire avec lui où se trouve l’air en équipression avec la profondeur, l’autre pour l’évacuation du CO². Muni de son scaphandre – le premier- il parvient à rester 30′ dans l’eau par 5 mètres de fond et son assistant parviendra à rester 45′ à 7 mètres. C’est la première plongée avec assistance respiratoire ; jusqu’alors il n’y avait de plongée qu’en apnée, pratiquée essentiellement par les chercheurs de perles, en extrême orient.

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[1] Peaux Rouges ainsi nommés par des marins basques pêchant au large de Terre Neuve,  qui ne comprirent pas que le rouge n’était pas la couleur de leur peau mais seulement la couleur d’une décoction de roucou, une plante qui est un révulsif contre les moustiques… Encore une erreur avalisée par le vocabulaire courant.

[2] À cette époque, pour plaire à la Maison des princes d’Orange, qui vont devenir la famille régnante en 1814, des horticulteurs hollandais parvinrent à obtenir des carottes oranges, en croisant des carottes blanches avec des carottes rouges. Et ces carottes oranges vont prendre le pas sur les anciennes variétés.

[3] Il faut noter qu’en matière d’aide humanitaire au XXI° siècle, le principe a été conservé, mis en œuvre entre autres par le HCR – Haut Commissariat pour les Réfugiés : le montant de l’aide fournie à titre individuel est fonction du prix moyen du panier de la ménagère dans le pays concerné.

[4] Le , le château de Saint-Cloud est acquis par Louis XVI pour la reine Marie Antoinette au duc d’Orléans Louis-Philippe le Gros pour 6 millions de livres. Louis XVI avait pour visée d’y établir la famille royale et la Cour dans la perspective de travaux d’envergure à venir au château de Versailles à partir de 1790. Dans une visée d’économies, Saint-Cloud est mis au nom de la reine, ce qui permet d’éviter les charges des gouverneurs.

[…] Louis XVI qui, comme Louis XV, chasse souvent en forêt des Yvelines mais trouve trop exigu son château de Saint Hubert, demande à son cousin le duc de Penthièvre de lui céder son château de Rambouillet. La vente est conclue le 23 décembre 1783 pour la somme considérable de 16 millions de livres. […] Le roi décide de conserver le château mais fait construire sous la direction de l’architecte Jacques-Jean Thévenin de vastes communs, pouvant accueillir 400 serviteurs, à la place des anciennes écuries, et de nouvelles écuries pour 500 chevaux. […] Marie Antoinette déteste le château de Rambouillet, dont elle trouve l’allure gothique. Elle appelle d’ailleurs la demeure tant aimée de son mari, la gothique crapaudière. Pour tenter de lui faire aimer le domaine, Louis XVI fait réaménager une aile pour des nouveaux appartements au goût du jour, fait construire dans le plus grand secret une ferme et une magnifique laiterie, inaugurée en juin 1787, et remanier les jardins par Hubert Robert dans le style anglais, pittoresque, qui plaît tant à la reine. Le 13 juillet 1788, un violent orage ravage plusieurs régions de France. Le roi venait alors de quitter le château de Rambouillet où d’énormes grêlons détruisent près de 12 000 vitres, les ardoises de l’édifice et un millier d’arbres.

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On peut ajouter à ces indécentes dépenses les pensions versées, pour le plaisir de Marie-Antoinette, comme ces 500 000 £/an aux Polignac… pour qu’ils puissent tenir leur rang ! 

[5] Rose Bertin à laquelle l’histoire accordera le titre de gloire d’être l’initiatrice de la tradition de la haute couture française

[6] Invité à Versailles par Marie-Antoinette elle-même, qui, en matière de musique jouait fort honorablement du clavecin et de la harpe : donc, son inconstance n’allait pas jusqu’à être incapable de supporter cet apprentissage