Publié par (l.peltier) le 12 octobre 2008 | En savoir plus |
14 03 1857
De sombres années commencent pour Morzine, en Savoie (Haute… aujourd’hui) et c’est une petite fille qui ouvre la danse : elle vient de voir repêchée de justesse une amie, tombée dans une rivière, et tombe en syncope pendant trois ou quatre heures. À la messe du dimanche suivant, elle fait une crise : cris, yeux révulsés, chute à terre… l’affaire se passe et on oublie ; au cours du mois de mai, deux bergères restent prostrées à terre, et par la suite, sont en crise cinq à six fois par jour. Elles déclarent avoir reçu un message de la Vierge. En juin, le mal s’étend à seize adolescentes, que l’on envoie à la messe mais elles refusent la communion. Le mal progresse et les crises convulsives se généralisent, n’atteignant que des femmes.
On parle de sorcellerie. De fait, celle-ci n’est jamais loin, et la première tâche des missionnaires – on est à la grande époque des missions – était de demander la destruction du Grand Albert et du Petit Albert, les tirages à succès de la sorcellerie de l’époque. Le bruit courait que le vicaire Fabre était possédé par le diable. Le premier médecin à se pencher sur le phénomène – le Docteur Pinget – parle de possession diabolique. Le deuxième – le Docteur Tavernier – parle d’une crise d’hystérie collective. Le curé demande à l’évêché l’autorisation de pratiquer un exorcisme collectif à l’église, qui lui est refusée : il passe outre et la cérémonie a lieu en 1858 : à nouveau, nombre de paroissiennes entrent en crise, parlant une langue étrangère. La même année, six hommes succombent au mal, mais les témoins les disaient prédisposés : malade, faiblard, simplet etc…
Un pèlerinage est organisé à St Maurice en Valais. Les médecins avancent plusieurs hypothèses : contagion par l’eau, ou par l’ergot de seigle, la bise ; gastralgie, entéralgie, consanguinité…
Des crises d’hystérie sont reproduites par le curé : Charcot faisait de même à la Salpêtrière. Cette situation se prolongera plusieurs années. À la suite de la visite du Docteur Constant, médecin chef des asiles d’aliénés en France, plusieurs femmes furent envoyées sur Bassens, le seul asile de la région, près de Chambéry : cela ne se faisait pas dans ces vallées savoyardes où la tradition voulait que chacun garde ses fous.
L’annexion de la Savoie à la France le 22 avril 1860 ne remit pas les têtes en place ; et cinq mois plus tard, le curé Constant demanda solennellement que cessent ces appels à l’exorcisme, mais les fidèles n’acceptent pas cette position et les crises reprennent de plus belle. Le désensorceleur Jean Berger est quasiment lynché. Le 23 avril 1864, il en est de même pour le préfet. L’évêque d’Annecy, Monseigneur Magnin s’y risque aussi, suivi en grande pompe du conseil municipal. Grandes scènes d’hystérie au cimetière, les femmes se roulent à terre entre les tombes, les malades pénètrent dans l’église pour en faire sortir l’évêque qui annonce en chair qu’il ne procédera pas à un exorcisme : il est agressé et une belle pagaille s’ensuit jusqu’à une heure de l’après midi. L’affaire avait pourtant été bien cadrée : chaque femme à risque était encadrée de deux solides Morzinois. Le gouvernement s’employa à calmer les esprits en finançant une Musique. Le clergé dit que le mal disparût du fait du refus de l’Église de reconnaître le diable. Les femmes placées en asile se mirent à revenir : elles seront toutes au bercail en 1865. En 1870 partira le dernier gendarme. OUF !
23 03 1857
Elisha Otis inaugure le premier ascenseur installé dans un grand magasin, à New York. Il commence par être à vapeur, puis hydraulique, puis électrique : il sera sûr vers 1880. L’ascenseur est dans une grande mesure un objet sous-évalué et sous-estimé. Il représente pourtant pour une ville ce que le papier est à la lecture ou la poudre à canon à la guerre. Sans ascenseur, il n’y a plus de verticalité, donc plus de densité. Il faudrait alors transporter l’énergie sur des distances de plus en grandes et tous les ferments culturels liés à l’urbain se dilueraient. La population se répandrait et s’étalerait sur la planète comme une flaque d’huile, et les gens passeraient leur vie dans les transports en commun.
New Yorker. Up and Then Down. fin XX° siècle
Je relus ce texte. M’apparut alors un autre monde, rebâti selon les codes de cet urbanisme aplati qu’évoquait l’auteur, sans doute radicalement différent du nôtre, sans être pire pour autant, un univers raboté, modéré, ramené à l’échelle du pas. Dans sa simplicité, c’était le paysage de science-fiction le plus singulier mais également le plus radical qui se fut jamais offert à mon imagination. Peut-être cette organisation architecturale aurait-elle été le modèle dominant si l’ascenseur, puissant et discret géniteur, n’avait redessiné et façonné notre vie selon ses propres règles et exigences.
La réalité n’était plus la même pour peu qu’on l’examinât depuis la cage d’un ascenseur.
La verticalité était devenue toute-puissante.
Elle incarnait la norme urbaine exclusive.
L’ascenseur, instigateur de cet ordre, tenait lieu de pensée unique, de colonne vertébrale, de cœur battant, de poumon d’acier. Aucun objet n’avait changé l’organisation du monde comme il l’avait fait. Plus que tout autre, il se trouvait au centre du système, l’animait, lui donnait vie. […]. On construit d’abord l’ascenseur, ensuite on l’habille avec un immeuble pour camoufler la tringlerie, la machinerie, et puis on y installe des gens qui, le soir, allument des lumières à l’intérieur, pour rendre tout cela un tant soit peu vivant. Dans cet agrégat urbain, au tréfonds de tout, ce sont les ascenseurs qui habitent nos villes, dirigent la manœuvre, leurs câbles qui tirent les ficelles.
Nous sommes tous, à des degrés divers, leurs obligés. Nous dépendons d’eux chaque jour et pour chaque chose. Nous croyons les commander, alors qu’ils nous ont depuis longtemps asservis.
Je n’ai bien sûr jamais pensé que quelqu’un avait sciemment et méthodiquement organisé la subtile mécanique de ce système. Il s’est mis en place de lui-même, a généré sa propre logique, son développement spécifique. L’ascenseur n’entre pas dans la catégorie des objets de confort. Il est bien plus que cela. Il est le miracle mécanique qui a un jour permis aux villes de se redresser sur leurs pattes arrière et de se tenir debout. Il a inventé la verticalité, les grandes orgues architecturales mais aussi toutes les maladies dégénératives qu’elles ont engendrées.
Otis fit le premier pas. Les architectes bâtirent des basiliques de verre et d’acier, des cathédrales modernes qui, de flèche en flèche, s’élevaient toujours plus haut vers le ciel. Du fait de la cavalcade des fortunes, d’immenses tours de guet se dressèrent ainsi sur toutes les terres du monde, partout où le flot de l’argent était suffisant pour lubrifier les gorges profondes des immenses coulisseaux des ascenseurs.
Ce sont eux, uniquement, qui ont permis l’émergence de ces mégalopoles où des millions et des millions d’habitants se mêlent sans cesse. Cette densité insensée a fabriqué une nouvelle vie qui peu à peu a imposé un temps très différent, des rythmes inédits et des règlements déments.
Jean-Paul Dubois. Le cas Sneijder Editions de l’Olivier 2011
25 03 1857
Le Français Edouard Léon Scott de Martinville dépose le brevet du phonotographe, constitué d’un pavillon relié à un diaphragme qui recueille des vibrations acoustiques, reproduites graphiquement par un stylet sur une feuille de papier enduite de noir de fumée ; mais il n’y a pas de restitution du son. Il faudra attendre 2008 pour qu’une équipe d’informaticiens parvienne à lire ce document : 10 secondes d’Au clair de la lune. C’est la plus ancienne trace du son d’une voix humaine qui ait été préservée, de dix-sept ans antérieure au phonographe d’Edison, qui, lui, restituait le son.
11 04 1857
Fusion des Compagnies de chemin de fer Paris-Lyon, et Lyon-Marseille, donnant le PLM : Paris-Lyon-Marseille. Paulin Talabot en est le directeur pour la partie sud, avant d’en devenir le PDG en 1866. Le développement du chemin de fer sur ces vingt ans va être extraordinaire : de 3 000 km en 1852, il va atteindre 20 000 km en 1870, 111 millions de voyageurs l’empruntent, 44 millions de tonnes de marchandises sont transportées chaque année. L’Angleterre, avec ses 17 800 km, est dépassée ! Tout cela, en dépit des prévisions de Monsieur Thiers : Il ne sera pas possible de construire plus de 20 km de lignes ferrées par an parce que la production nationale de fer ne suffira pas à davantage. […] Les chemins des fer ne pourront rendre quelques services que pour les transports à petite distance et ils ne permettront jamais d’établir des relations régulières entre les villes éloignées.
Et ce développement des chemins de fer n’est pas un cas unique dans l’économie française ; ce sont toutes les branches qui vont ainsi connaître une extraordinaire croissance : le réseau électrique, de 500 km en 1849 va passer à 2 133 km en 1851 et 40 118 en 1869 ; les canaux qui véhiculaient 1.5 millions de tonnes de marchandises en 1849, vont voir passer ce tonnage à 2 millions de tonnes en 1869 ; la marine marchande qui transportait 668 130 tonnes en 1849, en transportera 1 million de tonnes en 1869 ; les machines à vapeur au nombre de 7 290 en 1849 fournissant 90 000 chevaux-vapeur, seront 24 787 en 1869 pour fournir 305 000 chevaux-vapeur. La fréquence des mises en jachère diminue, les labourages sont plus profonds, les machines agricoles sont de plus en plus répandues, autant de facteurs qui permettent aux rendements de blé, de passer de 10-12 quintaux à l’hectare à 15-18, la production de pommes de terre, de 66 à 98 millions de quintaux, la production de vin de 51 à 70 millions d’hectolitres. Les importations, chiffrées à 1 732 millions de francs en 1851, se monteront à 2 247 millions de francs en 1869. Les exportations étaient de 1 894 millions de francs en 1851 vont passer à 2 564 millions de francs en 1869, soit une augmentation de 30 %.
25 04 1857
C’est la Traviata de Verdi qui inaugure le premier Teatro Colón à Buenos Aires dû à Charles Henri Pellegrini, ingénieur, peintre, dessinateur, architecte né à Chambéry. Le bâtiment aura une vie courte : il sera détruit en 1888.
05 1857
Mutinerie, dite encore Révolte des Cipayes – Indian Mutiny, les cipayes [sepoys pour les anglais, tous ces noms ayant une même origine persane : sipãhi, y compris nos spahis] étaient les soldats indigènes de l’armée des Indes -, qui s’embrase et menace le pouvoir colonial : celui-ci, en équipant ces hommes de cartouches enduites de graisse de vache ou de porc avait fait exactement ce qu’il faut pour se mettre à dos aussi bien hindous que musulmans. Une tentative de renouer avec la dynastie mogol se traduisit par la proclamation comme empereur de Bahadour Shah Zafar, qui, à 82 ans, ne régnait plus que sur son palais de Delhi : il fît bien une apparition juché sur son éléphant et proclamant le swaraj – l’indépendance -, mais cela n’entraîna aucune dynamique et, faute de chef et de coordination, la révolte sera finalement écrasée en septembre 1858, avec le concours très actif des Sikhs, et une sauvagerie qui laissera des traces dans toutes les relations futures entre Britanniques et Indiens [1] : fin septembre 1857, Delhi est reprise par le général John Nicholson. Bahâdur Shâh est arrêté, ses fils Mîrzâ Moghul, Mîrzâ Khizr Sultan et Mîrzâ Abu Bakr abattus. En juin 1858, les Cipayes cantonnés à Cawnpore – actuelle Kanpur – sous les ordres du général Wheeler se rebellent et assiègent le retranchement européen. Les Britanniques subissent trois semaines de siège sans eau. Le 25 juin, Nânâ Sâhib exige leur reddition et Wheeler n’a d’autre choix que d’accepter. Lorsque les Britanniques embarquent sur la rivière, les Indiens tirent au canon sur les bateaux et couvrent le fleuve de cadavres, seule une embarcation de quatre hommes réussit à s’échapper. Les femmes et les enfants survivants sont transportés à Bibi-Ghar – Maison des femmes – à Cawnpore. Le 15 juillet, un groupe d’hommes y entre et tue les occupants à l’arme blanche puis découpe les corps avant de jeter les morceaux dans un puits. Cawnpore deviendra le cri de guerre des soldats britanniques pour le reste du conflit. Quand les Britanniques parvinrent à reprendre Cawnpore le 17 juillet, les soldats conduisirent leurs prisonniers cipayes au Bibi-Ghar et les forcèrent à lécher les taches de sang sur les murs et le plancher puis les pendent.
Lakshmi Baï, reine de l’état de Jhansi, s’illustra aussi dans cette guerre, parvenant à lever une armée forte de 14 000 volontaires qui livra la bataille de Jhansi, au cours de laquelle les Anglais s’emparèrent de la ville ; mais Lakshmi Baï parvint à s’enfuir jusqu’à la forteresse de Kalpi, à 150 km de là. Elle sera tuée au combat le 18 juin 1858, devenant une figure de légende sous le nom de Manikarnika, un des noms du Gange.
Les Anglais exilent Bahadour Shah Zafar et délocalisent la capitale des Indes, jusqu’alors Delhi pour la transférer à Calcutta. Une autre révolte, en 1855 et 1856 avait été menée par les adivasis – les aborigènes – contre le pouvoir économique des Anglais. Les adivasis représentent 8 % de la population de l’Inde, soit 70 millions au XX° siècle.
Plus qu’une bouffée de violence dans un paysage paisible, cette révolte représente le maximum d’une situation de guerre : après le désastre de leur départ d’Afghanistan en 1842, il y avait eu deux guerres contre les Sikhs au Pânjab, en 1846 et 1848.
Dès août 1858, il était mis fin au régime de l’East India Company : l’Inde passait sous l’autorité directe de la Couronne britannique. Il ne faudrait cependant pas se leurrer sur la profondeur comme sur l’étendue de la colonisation britannique en Inde : on estime à 2 000 le nombre de civils européens alors présents en Inde, quand le pays compte entre 200 et 300 millions d’habitants. Avec une aussi insignifiante minorité on peut tenir certes quelques leviers de manœuvres, mais on ne tient pas un pays aussi vaste du nord au sud et d’est en ouest, qui, de plus, compte 562 États princiers, non soumis directement au pouvoir britannique.
Le sacre de la vache était une affaire plutôt récente, vieille de quelques dizaines d’années seulement avec le leader religieux Dayanand Saraswati qui en avait fait un outil de mobilisation politique contre le colonisateur, laissant entendre que ce sont les invasions musulmanes qui avaient imposé la consommation de bœuf à l’Inde. On ne trouve rien de tout cela par exemple dans le Rig-Veda, rédigé entre 1 500 et 600 ans avant notre ère : la vache est alors servie comme offrande aux dieux védiques, dont Indra était très friand. L’animal était consommé par les habitants, les Aryens, qui venaient d’arriver des steppes d’Asie centrale dans les plaines du nord du pays. Et il était également sacrifié pour accompagner la migration de l’âme du défunt dans le cycle des réincarnations. La viande de la vache faisait même partie du régime alimentaire non végétarien et des traditions diététiques des ancêtres indiens.
Mais personne ne se risquera à la désacraliser, Gandhi le premier : La mère vache est à plusieurs égards meilleure que la mère qui nous a donné naissance. […] Notre mère nous donne du lait pendant quelques années et ensuite s’attend à ce qu’on soit à son service lorsqu’on grandit. La mère vache ne nous demande rien hormis de l’herbe et des granulés. L’Inde indépendante interdira l’abattage et l’exportation de vaches, mais certains États iront plus loin. En 2010, le parti nationaliste hindou du BJP a fait passer une loi dans l’État du Karnataka pour interdire l’abattage de buffle, allant jusqu’à pénaliser la possession de viande de bœuf.
24 06 1857
En Tunisie, Batou Sfez est décapité au sabre. Babou Sfez était juif, cocher du caïd de sa communauté, Nessim Samama. Quelques jours plus tôt un incident de la circulation l’avait mis aux prises avec un musulman qui l’avait accusé d’avoir injurié l’islam, affaire confirmée par des témoins devant notaire. Inculpé, il a été jugé coupable, selon le droit malikite et condamné par le tribunal du Charaâ à la peine de mort pour blasphème. Mohammed Bey, le souverain cherchait ainsi à apaiser les rancœurs nées de l’exécution d’un musulman accusé d’avoir tué un Juif et à prouver que sa justice traite ses sujets équitablement. L’émotion créée par cette exécution est vive dans la communauté juive et gagne les consuls de France et du Royaume-Uni, Léon Roches et Richard Wood, qui incitent le souverain à s’engager dans la voie de réformes libérales s’inspirant du tanzimat, ère de réformes qui durèrent de 1839 à 1876 dans l’empire ottoman : Constitution, Parlement, le tout dissous deux ans plus tard par le sultan Abdülhamid II, qui ne rétablira la constitution et le parlement qu’après la révolution des Jeunes Turcs en 1908. Envisagée dès 1856, l’introduction des réformes ottomanes devient alors effective. L’arrivée d’une escadre française en rade de Tunis oblige Mohammed Bey à promulguer le Pacte fondamental (Ahd El Aman ou Pacte de sécurité), le 10 09 1857, devant mamelouks, caïds et consuls étrangers : c’est une déclaration de onze articles des droits des sujets du bey et de tous les habitants vivant sur son territoire. Les idées dominantes, outre les droits accordés aux étrangers, sont la sécurité, l’égalité et la liberté : extension de la complète sécurité des biens, de la personne et de l’honneur à tous les sujets sans distinction de religion, de nationalité ou de race, égalité devant la loi et l’impôt de tous les sujets musulmans et non-musulmans, liberté de culte pour les seuls Juifs. Dans le serment final du pacte, le bey engage également ses successeurs à ne régner qu’après avoir juré l’observation de ces institutions libérales : c’est l’ébauche d’une monarchie constitutionnelle.
28 06 1857
Le révolutionnaire Mazzini pense avoir trouvé en la personne de Carlo Pisacane le partenaire idéal pour mener à bien la révolution en Italie : à la tête d’une mince légion de patriotes, il débarque en Calabre à Sapri, pensant que les paysans de la région viendront grossir ses rangs pour entraîner un soulèvement général … et c’est tout le contraire qui se produit : les paysans prennent le parti des Bourbons et taillent en pièce les révolutionnaires. On ne sait si Trotski et Lénine en tirèrent leçon, mais ils ne reproduiront pas les mêmes erreurs. Un des derniers obstacles en travers du chemin de Cavour était levé : il mena envers tous ces proscrits une politique d’intégration qui les calma à jamais : accès à la fonction publique, à l’Université et même à la députation !
20 08 1857
Saisie des Fleurs du mal : Charles Baudelaire est condamné à 300 francs d’amende et ses éditeurs à 100 francs pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Le procureur Pinard avait réclamé une sanction exemplaire au nom de la défense de cette grande morale chrétienne qui est en réalité la seule base solide de nos mœurs publiques […] L’homme étant toujours plus ou moins infirme, plus ou moins malade, portant d’autant plus le poids de sa chute originelle, il convient de le protéger contre ces peintures obscènes qui corrompent ceux qui ne savent encore rien de la vie.
Charles Baudelaire était né en 1821 de Caroline Dufaÿs, 28 ans et de François Baudelaire, 62 ans, ancien prêtre qui avait fait un premier mariage avec Jeanne Janin, artiste peintre avec laquelle il avait eu un fils, Claude Baudelaire, né en 1805 et donc demi-frère de Charles. Après la mort de son mari en 1827, sa mère épousera Jacques Aupick, lieutenant colonel, qui ne saura avoir avec Charles que des relations exécrables.
29 08 1857
Prosper Mérimée donne son sentiment sur l’affaire à Madame de la Rochejacquelein : Je n’ai fait aucune démarche pour empêcher de brûler le poète dont vous me parlez, sinon de dire à un ministre qu’il vaudrait mieux en brûler d’autres d’abord.
Je pense que vous parlez d’un livre intitulé Fleurs du Mal, livre très médiocre, nullement dangereux, où il y a quelques étincelles de poésie, comme il peut y en avoir dans un pauvre garçon qui ne connaît pas la vie et qui en est las parce qu’une grisette l’a trompé. Je ne connais pas l’auteur, mais je parierais qu’il est niais et honnête, voilà pourquoi je voudrais qu’on ne le brûlât pas.
31 08 1857
Début des travaux du tunnel ferroviaire du Mont Cenis, ou Fréjus : il sera inauguré 14 ans plus tard, le 17 septembre 1871.
1857
Dans Madame Bovary Gustave Flaubert nous met l’eau à la bouche avec un pique-nique à la campagne :
Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapisssières à rideau de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur des ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieues de loin, de Goderville, de Normanville, et de Cany. On avait invité tous les parents des deux familles, on s’était raccommodés avec les amis brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vue depuis longtemps.[…]
C’était sous le hangar de la charreterie que la table était dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulet, du veau à la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l’oseille. Aux angles se dressait l’eau de vie dans des carafes. Le cidre doux embouteillé poussait sa mousse épaisse autour des bouchons, et tous les verres, d’avance, avaient été remplis de vin jusqu’aux bords. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d’eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en arabesque de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à Yvetot pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné les choses; il apporta lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris.
Ferdinand Carré met au point le réfrigérateur à compression, en utilisant le gaz d’ammoniac comme réfrigérant. Il faudra attendre encore bien des années pour une production en série. À Beaulieu, près de Héricourt, Peugeot frères [depuis 1851] fabrique des baleines et des cerceaux de crinoline en acier : le filon était bon : la mode était à la robe bouffante, donc grosse consommatrice de cerceaux.
Antoine Lescure, rétameur, ouvre un atelier de ferblanterie à Selongey en Côte d’Or. Son fils Jean le reprendra en 1865, en se consacrant exclusivement à la fabrication. La manufacture Jean Lescure va devenir une des principales ferblanteries du pays. Jean, Frédéric et Henri, les arrières petits fils d’Antoine, relancent la société dans les années 1930 et se concentrent sur un produit phare, le passe lait – une passoire à écrémer le lait –. Pratique et solide, il rencontre un succès immédiat qui permet de moderniser les infrastructures de production. La manufacture, forte de son savoir faire dans l’emboutissage deviendra en 1944 la S.E.B – Société d’Emboutissage de Bourgogne : les cocottes vont devenir cocottes-minute, et la société n’aura de cesse de croître et d’embellir, jusqu’à manger, après bien d’autres, un concurrent chinois en 2006.
Le premier tunnel alpin est achevé : le Semmering, à 984 mètres d’altitude, long de 1 430 mètres, pour relier Vienne à Trieste, franchissable aujourd’hui par autoroute et par train. Joseph Tairraz crée le studio Photographie alpine Tairraz à Chamonix. Xavier Ruel fonde à Paris le Bazar de l’Hôtel de Ville. Le journaliste Alphonse Karr, réfugié politique à Nice, envoie des bouquets de violettes à Paris et des petits sacs de lavande : c’est le début de la culture florale sur ce rivage privilégié que Stephen Liégeard nommera trente ans plus tard Côte d’azur. Un an plus tôt, le Révérend Lewis Way finançait le Lungomare (ou camin) degli Inglesi – le chemin des Anglais -, qui ne cessera de s’agrandir et de s’embellir.
14 01 1858
Trois patriotes italiens tentent de tuer Napoléon III, rue Le Peletier, en face de l’Opéra : l’attentat fait douze morts, 156 blessés. L’impératrice est couverte de sang, et l’empereur indemne. Condamné à mort, Orsini supplie l’empereur d’apporter son aide à la cause italienne ; ses lettres, publiées, ne seront pas étrangères à la décision de pourparlers secrets à Plombières avec Cavour : J’adjure votre Majesté de rendre à l’Italie l’indépendance que ses enfants ont perdue en 1849, par le fait des Français (…). Que votre Majesté se rappelle que les Italiens, au milieu desquels était mon père, ont versé leur sang pour Napoléon le Grand, partout où il lui plut de les conduire ; qu’elle se rappelle que, tant que l’Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l’Europe et celle de votre Majesté ne seront qu’une chimère : que votre Majesté ne repousse pas le vœu suprême d’un patriote sur les marches de l’échafaud ; qu’elle délivre ma patrie, et les bénédictions de 25 millions de citoyens la suivront dans la postérité.
Et Napoléon III se dit : faisons d’une pierre deux coups. Sa liaison avec la comtesse de Castiglione commence à lui peser, la fille est impossible, ivre de sa fatuité : contre toute vraisemblance, il lui attribue une complicité dans l’attentat, ce qui permet de l’expulser. Exit la divina comtessa, la comtesse Walevska a d’ailleurs déjà pris sa place ! Mais l’attitude de Napoléon III ne peut se réduire à des histoires d’alcôve : dès le 20 février, il recevait en audience privée le général Della Rocca, autorisant ce dernier à dire au roi, d’une manière confidentielle, mais positive, qu’en cas de guerre du Piémont contre l’Autriche, il viendrait combattre avec sa puissante armée aux côtés de son fidèle allié Victor-Emmanuel. Autre victime de cet attentat, là encore contre toute vraisemblance, Benjamin Clemenceau, le père de Georges – il avait créé une Commission démocratique – il sera condamné à la déportation en Algérie en février 1858, mais libéré in extremis par les pressions exercées par ses nombreuses relations. Cela ne fera qu’ancrer plus profondément les convictions républicaines de son fils.
31 01 1858
En Angleterre, lancement du plus grand paquebot à vapeur du monde : Great Eastern : 211 m de long, 36.57 de large, 17.67 de haut 32 000 tonneaux, deux roues à aube de dix-sept m. Ø, une hélice de 7.2 m. 5 cheminées, un gréement de six mâts, à même d’emmener 4 000 passagers : trop gros pour l’époque, ruineux pour ses armateurs. Rarement navire aura connu pareille poisse : faute de place dans la Tamise, il est lancé latéralement, créant une vague qui manque de le faire chavirer. Le 7 août 1859, il sera prêt à naviguer, mais une cheminée explosera, faisant 5 morts. Ramené à quai à Holyhead, au pays de Galles, une tempête d’octobre l’en fera partir pour l’emmener au large. Trois mois plus tard, on dénombrera huit morts dans la chaloupe qui faisait la navette avec la terre. Le 17 juin 1860, il appareille pour les États-Unis, mais la confiance n’est pas du voyage, les passagers comme le fret ne rempliront jamais le navire, qui deviendra navire câblier en 1864 et posera 4 300 km de câble sous-marin entre l’Angleterre et les États-Unis-Terre Neuve, le 27 juillet 1866, non sans avoir connu un échec en 1865, échec relativisé dans les jours suivants par la récupération du câble perdu en 1865. Désossé en 1889, on trouvera 2 squelettes dans la double coque : c’était ceux d’un riveur et de son apprentis disparus lors de la construction !
Il ne faudrait pas pour autant prendre son constructeur Isambard Kingdom Brunel pour un illuminé dangereux : c’est lui qui avait réalisé le premier tunnel sous la Tamise, créé une compagnie de chemin de fer, une compagnie maritime, construit de nombreux ponts, d’autres navires… c’est au moins le Gustave Eiffel anglais. Il voyait sans doute trop loin pour l’état des connaissances techniques de l’époque, mais le Great Eastern aura fait avancer considérablement la construction navale, de même qu’un siècle plus tard, le Concorde aura fait avancer la construction aéronautique.
J’ai dit que la longueur du Great Eastern dépassait deux hectomètres. Pour les esprits friands de comparaison, je dirai qu’il est d’un tiers plus long que le pont des Arts. Il n’aurait donc pu évoluer dans la Seine. D’ailleurs, vu son tirant d’eau, il n’y flotterait pas plus que ne flotte le pont des Arts. En réalité le steamship mesure deux cent sept mètres cinquante à la ligne de flottaison entre ses perpendiculaires. Il a deux cent dix mètres vingt-cinq sur le pont supérieur, de tête en tête, c’est à dire que sa longueur est double de celle des plus grands paquebots transatlantiques. Sa largeur est de vingt-cinq mètres trente à son maître couple, et de trente six mètres soixante-cinq en dehors des tambours.
La coque du Great Eastern est à l’épreuve des plus formidables coups de mer. Elle est double et se compose d’une agrégation de cellules disposées entre bord et serre, qui ont quatre-vingt six centimètres de hauteur. De plus, treize compartiments, séparés par des cloisons étanches, accroissent sa sécurité au point de vue de la voie d’eau et de l’incendie. Dis mille tonneaux de fer ont été employés à la construction de cette coque, et trois millions de rivets, rabattus à chaud, assurent le parfait assemblage des plaques de son bordé.
Le Great Eastern déplace vingt-huit mille cinq cents tonneaux, quand il tire trente pieds d’eau. Lège, il ne cale que six mètres dix. Il peut transporter dix mille passagers [sic : en fait, c’est 4 000]. Des trois cents soixante-treize chef lieux d’arrondissement de la France deux cent soixante-quatorze sont moins peuplés que ne le serait cette sous-préfecture flottante avec son maximum de passagers.
Les lignes du Great Eastern sont très allongées. Son étrave droite est percée d’écubiers par lesquels filent les chaines des ancres. Son avant, très pincé, ne présentant ni creux ni bosses, est fort réussi. Son arrière rond tombe un peu et dépare l’ensemble.
De son pont s’élèvent six mâts et cinq cheminées. Les trois premiers mâts sur l’avant sont le foregigger et le foremast, tous deux mâts de misaine, et le mainmast, ou grand mât. Les trois derniers sur l’arrière sont appelés after-mainmast, mizzenmast et after-gigger. Le foremast et le mainmast portent des goélettes, des huniers et des perroquets. Les quatre autres mâts ne sont gréés que de voiles en pointe ; le tout formant cinq mille quatre cents mètres carrés de surface de voilure, en bonne toile de la fabrique royale d’Edimbourg. Sur les vastes hunes du second et du troisième mât, une compagnie de soldats pourrait manœuvrer à l’aise. De ces six mâts, maintenus par des haubans et des galhaubans métalliques, le second, le troisième et le quatrième sont faits de tôles boulonnées, véritables chef d’œuvre de chaudronnerie. Â l’étambrai, ils mesurent un mètre dix de diamètre, et le plus grand, le mainmast s’élève à une hauteur de deux cent sept pieds français, qui est supérieure à celle des tours de Notre-Dame.
Quant aux cheminées, deux en avant des tambours desservent la machine à aubes, trois en arrière desservent la machine à hélices ; ce sont d’énorme cylindres, hauts de trente mètres cinquante, maintenus par des chaînes frappées sur les roufles.
À l’intérieur de Grand Eastern, l’aménagement de la vaste coque a été judicieusement compris. L’avant renferme les buanderies à vapeur et le poste de l’équipage. Viennent ensuite un salon de dames et un grand salon décoré de lustres, de lampes à roulis, de peintures recouvertes de glaces. Ces magnifiques pièces reçoivent le jour à travers des claires-voies latérales, supportées sur d’élégantes colonnettes dorées, et elles communiquent avec le pont supérieur par de larges escaliers à marches métalliques et à rampes d’acajou. En abord sont disposés quatre rangs de cabines que sépare un couloir, les unes communiquant par un palier, les autres placées à l’étage inférieur, auxquels donne accès un escalier spécial. Sur l’arrière les trois vastes dining-room présentaient la même disposition pour les cabines. Des salons de l’avant à ceux de l’arrière, on passait en suivant une coursive dallée qui contourne les machines des roues entre ses parois de tôle et les offices du bord.
Les machines du Great Eastern sont justement considérées comme des chefs d’œuvre, – j’allais dire des chefs d’œuvre d’horlogerie -. Rien de plus étonnant que de voir ces énormes rouages fonctionnent avec la précision et la douceur d’une montre. La puissance nominale de la machine à aubes et de mille chevaux. Cette machine se compose de quatre cylindres oscillants d’un diamètre de deux mètres vingt-six, accouplés par paire, et développant quatre mètre vingt-sept de course au moyen de leurs pistons directement articulés sur des bielles. La pression moyenne est de vingt livres par pouce, environ un kilogramme soixante-seize par centimètre carré, soit une atmosphère deux tiers. La surface de chauffe des quatre chaudières réunies est de sept cent quatre-vingts mètres carrés. Cet engine-paddle marche avec un calme majestueux ; son excentrique, entrainé par l’arbre de couche, semble s’enlever come un ballon dans l’air. Il peut donner douze tours de roues par minute, et contraste singulièrement avec la machine de l’hélice, plus rapide, plus rageuse, qui s’emporte sous la poussée de ses seize cents chevaux-vapeur.
Jules Verne. Une ville flottante. 1871
01 1858
La reine Victoria a des problèmes avec son cheval, plus que capricieux. Elle lui est attachée et ne veut pas en changer. What to do ? On a entendu parler d’un américain dresseur de chevaux John Solomon Rarey, natif de Greveport dans l’Ohio, qui pourrait peut-être arranger l’affaire, et donc on le mande au château de Windsor. Devant la reine et son entourage stupéfaits, Rarey apposa les mains sur l’animal, qui se coucha à terre. L’homme s’allongea à son tour, la tête sur les sabots. Sa Majesté eut un petit gloussement ravi et le gratifia de cent dollars. C’était un homme modeste et tranquille, mais la célébrité l’avait rattrapé et les journalistes réclamaient du spectacle. Un appel fût lancé pour trouver le cheval le plus féroce de toute l’Angleterre.
On le trouva.
C’était un étalon nommé Cruiser, autrefois le plus rapide coursier du pays. Hélas, il était devenu […] le démon incarné et portait un muselière en acier pesant huit livres, après avoir massacré un nombre impressionnant de garçons de ferme. Ses propriétaires le gardaient en vie pour la reproduction, et, afin de pouvoir procéder en toute sécurité, ils avaient l’intention de le rendre aveugle. Contre l’avis général, Rarey entra dans l’écurie où personne n’osait jamais s’aventurer et referma la porte. Trois heures plus tard, il reparaissait en menant un cheval sans muselière et doux comme un agneau. Impressionnés, les propriétaires lui firent cadeau de l’animal. Rarey ramena sa conquête dans l’Ohio, où Cruiser survécut neuf années à son nouveau maître avant de s’éteindre le 6 juillet 1875.
Nicholas Evans. L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux. Albin Michel 1996
En automne 1858, John Rarey sera invité à Paris. Il devait apprivoiser Stafford, demi-sang ardent et réputé complètement immontable, d’environ six ans. Sa grande force et sa férocité l’avaient rendu dangereux même pour l’approcher et depuis un an il avait été maintenu étroitement confiné. Une assemblée nombreuse était présente quand Stafford, se débattant dans ses entraves, fut amené devant Rarey. L’animal avait les yeux soigneusement bandés, et il était dans une humeur tout à fait méchante envers tous. Mais une heure et demie plus tard, Rarey monta le cheval avec une simple bride. Il a alors démonté, déchaîné le cheval et l’a mené autour de l’arène comme si Stafford était le cheval le plus docile qui soit.
Wikipedia
Ce qui me plaît dans la méthode de ce dompteur américain, c’est qu’elle est humaine, pas de tord-nez, pas de mors contraignant, pas de fouet aux bords coupant, pas d’éperons aux bouts pointus, pas de poteau de souffrance, rien d’autre que de la gentillesse. Véritable victoire morale, l’idée d’infériorité est suggérée à l’animal par la succession de ses efforts inutiles.
Théophile Gautier. Le Moniteur universel, 21 janvier 1860
11 02 1858
Jeanne Labadie, Bernadette Soubirous et sa sœur – filles d’un meunier de Lourdes en faillite, [et Dieu sait si cela suffisait à l’époque à vous marginaliser] ramassent du bois mort au bord du gave au lieu-dit Massabielle. Un bruit venu d’une grotte attire l’attention de Bernadette : lui apparaît alors une dame vêtue de blanc. Du 11 février au 16 juillet, la Vierge apparaîtra 18 fois à Bernadette Soubirous, qui conte la vision au curé, qui se refuse à la croire ; elle aura été dénoncée, giflée, sa famille lui donnera du bâton … jusqu’au 25 mars : la Vierge lui dit alors, en gascon : Que soy era Immaculada Counceptioun – Je suis l’Immaculée Conception -. Les mots viennent à bout de l’incrédulité du curé, qui réalise bien que Bernadette ne pouvait les avoir inventés, ne les comprenant pas elle-même. Chemin de fer aidant, attirance du profit aussi, la Ville va rapidement devenir le premier lieu de pèlerinage de France, l’eau de la grotte s’étant révélée miraculeuse ; une grande basilique va voir le jour. De 1858 à 1913, les trois-quarts des guérisons officiellement enregistrées concernaient les maladies infectieuses, principalement la tuberculose.
David O. Selznick réalisera Le chant de Bernadette en 1943 avec Phyllis Flora Isley, alias Jennifer Jones dans le rôle titre. Jean Delannoy réalisera Bernadette en 1988, puis La passion de Bernadette en 1990, avec Sidney Penny. En 2012 Jean Sagols réalisera Je m’appelle Bernadette, avec Katia Miran, étonnante de force dans sa simplicité, de résistance à toute forme d’intimidation et de manipulation. Le réalisateur a eu bien du mal à boucler le budget, souligne avec regret l’absence de toute publicité, et, pour le futur se désole de voir toutes les portes se fermer devant son projet de réaliser un film sur Charles de Foucault. Charles de Foucauld, en 2012, qui voulez-vous que cela intéresse ?
13 02 1858
Sous les auspices de la Société de géographie de Londres, Burton et Speke partent à la recherche des sources du Nil. Ils atteignent le lac Tanganyka le 13 février 1858. Tous deux sont malades : Speke a une inflammation de la cornée qui lui interdit d’ouvrir les paupières plus de quelques minutes par jour. Burton a un abcès à la langue qui l’empêche de prononcer plus de deux phrases de suite et la malaria l’empêche quasiment de se tenir debout : Le 13 février [1858] nous reprîmes notre avancée parmi de hautes herbes qui laissaient par moments entrevoir des bosquets d’arbres isolés. Après environ une heure de marche, comme nous entrions dans une zone de savane, je vis le guide détourner la caravane et courir vers l’avant. Je le suivis, inquiet, et gravis avec lui une colline pentue, couverte de pierres et parsemée d’épineux. Arrivés au sommet, nos montures à bout de forces, nous fîmes halte quelques minutes.
Je scrutai la bande de lumière, incrédule. Les restes de mon aveuglement, le voile des arbres et la réverbération du soleil n’illuminant qu’une partie du lac en avaient rabougri les proportions. Un peu hâtivement, je me pris à regretter la folie qui m’avait fait risquer la vie et perdre la santé pour une récompense si pauvre. Je maudis l’exagération des Arabes et songeai à faire immédiatement demi-tour pour marcher vers le lac Nyanza ou le lac du Nord. Mais j’avançai de quelques pas encore et brusquement le paysage entier se découvrit, me remplissant d’émerveillement. Rien au monde ne pouvait être plus pittoresque que cette première vue du lac Tanganyika dormant au creux des montagnes, scintillant dans la splendeur du coucher de soleil tropical. Passé un premier plan de collines vertigineuses entre lesquelles serpentait le sentier, un liseré émeraude descendait mollement jusqu’à une frange de sable brillant, bordée ici de touffes de laîche et de joncs, là de vaguelettes battant doucement la grève. Au-delà c’était l’eau, une étendue d’un bleu plus clair et tendre que tout ce que j’avais vu, large de trente à trente-cinq milles, semée par le vent d’est de légers croissants d’écume neigeuse. En toile de fond se dressait le rempart acier de hautes montagnes accidentées, couvertes çà et là de brouillard, ailleurs au contraire nettes et dégagées. Les crevasses et les précipices qu’on devinait par endroits aux nuances plus sombres du mur s’achevaient en collines douces qui semblaient tremper leurs pieds dans l’eau. Au sud, en face du point où la rivière Malagarazi déverse la boue rouge charriée par ses eaux furieuses, on discernait les presqu’îles et les promontoires escarpés d’Uguhha et, en regardant bien, un groupe d’îlots mouchetant la surface de l’eau. Les villages, les champs, les barques de pêcheurs qu’on voyait passer sur l’eau, le murmure des vagues déferlant sur la grève lorsqu’on s’approchait, l’abondance et la magnificence de la nature, la formidable profusion de la végétation donnaient à l’ensemble une variété, un mouvement, une vie qui n’avaient pas grand-chose à envier à l’élégance des palais et des vergers les plus soignés et rivalisaient sans peine avec les vues les plus admirées de nos régions classiques. Les rives riantes de cette vaste cuvette me semblaient doublement enchanteresses après les mangroves silencieuses et désertes de la côte orientale, la mélancolie du désert et de la jungle, la monotonie des plaines de cailloux et d’herbes brûlées de soleil et la vase noire des marécages. C’était un vrai régal pour l’âme et pour les yeux. Oubliant les peines, les dangers et l’incertitude du retour, je me sentis prêt à endurer le double de ce que j’avais souffert; et la caravane entière sembla partager ma joie.
John Hanning Speke. Journal
Burton ne peut poursuivre et Speke s’en va seul vers le nord, où il découvre le lac Victoria, à 1 134 m. d’altitude : il en fait le tour, et découvre sur la rive nord son émissaire qui n’est autre que le Nil. On considère aujourd’hui que c’est la source de la rivière Kagera, dans la forêt de Nuyngwe, sur les flancs du Mont Kikizi, – 2 050 mètres d’altitude -, tributaire du lac Victoria, qui est la véritable source du Nil qui dès lors se trouverait en territoire Burundais. Appelé successivement Luvironza, puis Ruvubu – la rivière aux hippopotames –, ce torrent rencontre la Nyabarongo, née au Rwanda dans les monts Mifumbiro, à plus de 3 000 mètres d’altitude, et beaucoup plus abondante. Ce qui permet au Burundi et au Rwanda de revendiquer chacun sa source, avec l’avantage de la distance pour le premier, du débit pour le second. D’autres préfèrent que ce soit la source de la Semliki, sur les flancs du Ruwenzori, qui alimente le lac Albert, alimenté aussi par le lac Victoria. Et dans ce cas, la source du Nil, qui a l’avantage sur la première d’être la plus haute, serait en territoire ougandais.
L’expédition avait dès lors atteint son but. Je voyais de mes yeux que le vieux père Nil sort du lac Victoria, et que, comme je l’avais bien dit, ce lac est la principale source du fleuve [2]. La plus lointaine extrémité du cours supérieur du Nil est donc le côté sud du lac, situé près du 3° de latitude sud, ce qui donne au Nil la surprenante longueur de plus de 34 degrés de latitude. J’ai baptisé Rippon Falls les chutes du Nil à la sortie du lac Victoria.
Mais Burton, frustré de s’être fait piquer la notoriété de la découverte, se mit à la mettre en doute et ainsi naquit une de ces grotesques querelles de savant qui vint prolonger le mystère qui planait depuis des siècles sur la localisation de cette source du Nil. Les Romains s’étaient résignés à n’en rien connaître : Lucain assurait que Arcanum natura caput non prodidit ulli, / Nec licuit populis parvum te, / Nile, videre et ils en avaient fait un proverbe synonyme de vaine entreprise, de chimère, caput Nili quærere.
*****
On comprend l’émotion de Speke et Burton à voir pour la première fois le lac Tanganyika, et leur certitude d’avoir découvert les légendaires sources du Nil. Après plusieurs jours d’euphorie ils ont dû déchanter : aucun cours d’eau ne naissait du lac et l’altitude était inférieure à 800 mètres. Speke a trouvé quelques semaines plus tard le lac Victoria, 1 133 mètres d’altitude, et en a fait dans son journal la source du fleuve, se brouillant à vie avec Burton. L’hypothèse est demeurée longtemps incertaine et de nombreux explorateurs ont tenté de la contredire en continuant de chercher. Mais quatre ans après avoir retrouvé Livingstone, Stanley a donné raison à Speke en découvrant en mai 1875 au nord du lac Victoria les chutes Ripon, point de départ du fleuve. Aujourd’hui encore, le débat se poursuit en amont du lac Victoria : certains géographes situent la source à l’endroit où naît la rivière Kagera au Rwanda, d’autres dans la forêt tropicale de Nyungwe, également au Rwanda, à 2 248 mètres d’altitude, où jaillit d’un trou vaseux un filet d’eau qui devient ensuite la rivière Ruvyironza, laquelle se jette à son tour dans la Kagera, d’autres encore dans le massif du Rwenzori couronné de neiges éternelles, à la frontière du Congo et de l’Ouganda, donnant raison à Ptolémée qui dans l’Antiquité déjà situait la naissance du fleuve quelque part au milieu des montagnes de la lune.
Mais la source la plus méridionale identifiée à ce jour – la plus éloignée de l’embouchure du fleuve, bref la vraie source du Nil – se trouve à Gasumo, au Burundi, sur la commune de Rutovu, pas si éloignée finalement du lac Tanganyika où la cherchaient Speke et Burton. C’est un pèlerinage courant pour les expatriés et les touristes égarés là que de s’y rendre et une photo vieille d’une vingtaine d’années nous montre, mes parents, ma sœur et moi, debout près d’un filet d’eau à côté duquel est plantée une pancarte rouillée où se lit en lettres presque effacées :
SOURCE DU NIL
Sylvain Prudhomme. Tanganyika Project. Éditions Léo Scheer 2010
9 04 1858
Le Régina Coeli, 3 mâts de Saint Nazaire, mouille au large du cap Grand Monte, au Libéria. Il a à son bord plus de 400 émigrants, travailleurs engagés, achetés le long des côtes du Libéria. Le capitaine Simon est à terre pour mettre au point les derniers préparatifs avant de lever l’ancre pour l’île de la Réunion, où doivent aller travailler ces émigrants. Depuis la côte, il entend des coups de feu : une rixe à bord a dégénéré entre l’équipage et les émigrants : onze marins et officiers sont tués. Les émigrants décident de lever l’ancre : mais on n’apprend pas à maîtriser pareil navire en un clin d’œil, et c’est vers la côte qu’ils se dirigent, échappant à l’échouage par le réflexe de l’un d’eux qui mouille à nouveau l’ancre qu’ils viennent de lever ! Les réserves d’alcool sont vite asséchées et une dizaine de jours plus tard, un navire britannique escorte le Régina Coeli jusqu’à Monrovia où les émigrants sont libérés mais le navire est considéré comme capture de guerre. Il faudra une canonnière française pour que le capitaine Simon puisse le récupérer et regagner tant bien que mal Saint Nazaire.
En langage familier, on appelle cela reprendre de la main gauche ce que l’on a donné de la main droite. La Grande Bretagne avait aboli la traite en 1807, et l’esclavage en 1833. La France avait aboli la traite en 1815, puis l’esclavage en 1848. Cela avait entraîné de grands déséquilibres là où les économies reposaient essentiellement sur l’esclavage, déséquilibre que s’efforçaient de combler les employeurs en créant l’engagisme, soit un contrat d’au moins six ans, qui n’a de différent avec l’esclavage qu’un petit salaire, le reste étant déjà constitutif de l’esclavage : logement, nourriture et soins. L’affaire avait été légalisée par le gouvernement français dès 1852, pour fournir une main d’œuvre à ses colonies des Antilles, de Guyane et de l’océan indien. Les eaux du golfe de Guinée étaient alors bien troubles, entre les marines nationales qui pourchassaient les trafiquants d’esclaves, et les navires qui continuaient ce trafic sous un autre nom, avec la bénédiction de leur pays. La situation de ces engagés était en tous points identique à celle des Indiens, Népalais, Bengalis qui, aujourd’hui, construisent pour les Émirats Arabes Unis, Bahrein, Abu Dhabi, Dubaï etc…
04 1858
Aux États-Unis, une colonne de l’armée qui s’est aventurée dans l’Oregon, à la limite du territoire des Cœurs d’Alêne est mise en pièces par cette tribu pourtant réputée paisible. Le général Harney a été chargée de diriger une autre colonne, avec priorité à la pacification, et pour ce faire, il s’est adjoint les services de Pierre Jean De Smet, le jésuite aimé et respecté de toutes les tribus. Mais quand ils débarquent à Vancouver, le colonel White a déjà réglé l’affaire à sa manière, en massacrant les Indiens. De Smet obtient de mener une mission solitaire auprès des Cœurs d’Alêne, qui l’écoutent et se calment ; ce fût pour lui l’occasion de découvrir qu’ils avaient réalisé son rêve : une réduction tout à fait opérationnelle : pâturages, ateliers, moulin, habitations presque confortables… mais combien de temps cela va-t-il durer sans éveiller les jalousies guerrières des voisins ?
21 07 1858
Un traité d’alliance, resté alors secret, est signé entre Napoléon III et Victor Emmanuel II à Plombières : le sort de la Savoie est déjà scellé : son souverain abandonne le berceau de sa dynastie à la France. Et pour se faire pardonner par les populations de Nice, elle aussi savoyarde jusqu’alors, les conséquences que va entraîner son rattachement à la France – Nice va perdre sa fonction de débouché du royaume vers la mer au profit de Gênes – ils ont l’idée d’une liaison ferroviaire entre Nice et Cuneo. 26 ans seront nécessaires pour passer du rêve à la réalité : les travaux commenceront en 1882, peu après l’ouverture du tunnel routier : ils seront achevés en 1928 !
14 08 1858
La reine Victoria envoie un message de 99 mots au président Buchanan, de la compagnie qui a pris en charge la pose du câble sous-marin transatlantique : cela aura pris 16 heures. Après 271 messages échangés, les performances ne cesseront de s’affaiblir et le conducteur sera hors d’usage le 18 septembre. Aucun navire de l’époque n’étant à même de transporter l’intégralité d’un tel câble, on avait utilisé 2 navires qui en avaient pris chacun la moitié : le Niagara, affrété par l’Angleterre, parti de Valentia, en Irlande, et l’Agamemnon, affrété par les États-Unis, parti de Trinity Bay ; les deux navires s’étaient retrouvés au milieu de l’Atlantique pour relier les deux extrémités.
Donc le produit demandait à être amélioré, mais ces entrepreneurs avaient une foi à soulever les océans : c’est qu’ils revenaient de loin, Que d’échecs jusqu’alors : dans l’été 1857, 600 km avaient été posés, avant que le câble ne casse et que la partie encore sur le bateau ne passe à l’eau à la suite d’une fausse manœuvre : impossible à récupérer. Le 25 juin 1858, nouvelle tentative : le câble se casse quand 260 km avaient été posés ! Les Anglais feront un bilan en 1862 : sur les 18 280 km posés jusqu’alors, c’est à peine le quart qui sont encore opérationnels ; près de 11 300 km de cuivre et de la très précieuse gutta percha[3] sont ainsi perdus à jamais. Des accusations d’escroquerie commençaient à circuler dans les couloirs, tant et si bien que les constructeurs s’en remirent aux conclusions d’une commission totalement indépendante à même de cerner les causes de ces échecs : le Parliamentary Bluebook sera rendu en avril 1861, donnant les normes à respecter pour l’isolation et les raccordements, et cela marchera : la confiance sera rétablie quant à la fiabilité des câbles.
11 09 1858
Le trois mâts Saint Paul, 620 tonneaux, 20 hommes d’équipage, fait naufrage à proximité de l’île Rosell, dans l’archipel des Louisiades, au sud-est de la Nouvelle Guinée. Parti de Bordeaux, il avait à son bord une importante cargaison de vin – c’est normal, le commandant se nommait Pinard – pour Bombay. Ensuite de quoi, il avait fait route sur Hong Kong pour y prendre à son bord 327 coolies chinois, recrutés pour travailler dans les mines d’or de Sydney. Mais le stock de nourriture s’était révélé insuffisant – les vivres vinrent, vinrent à manquer – et le commandant Pinard se mit à diminuer les rations ; le mécontentement se transformait en révolte ; aussi avait-il décidé de prendre un raccourci passant par les îles Salomon et les îles Louisiades où il trouva du brouillard et du mauvais temps. Voiles carguées, il se trouva nez à nez avec un gros rocher : trop tard pour virer de bord et c’est l’éperonnage : le bateau est condamné. Les canots sont mis à l’eau débarquent sur l’île la plus proche : l’île Rossell. Les coolies sont regroupés sur un îlot voisin.
Le campement est attaqué la nuit par les autochtones, l’équipage finit par s’enfuir et part à la recherche de secours à bord d’une chaloupe à voile de six mètres en pleine mer pendant douze jours, laissant sur leur îlot les Chinois à leur triste sort : ils seront finalement massacrés par les autochtones (sauf un, dont le récit figure plus loin).
Endurant maintes épreuves, les marins traversent la mer de Corail en chaloupe pour finalement aborder le littoral sur la côte nord-est de la péninsule du cap York dans le Queensland en Australie, pendant la saison sèche, après un voyage de près de 1 200 kilomètres. L’équipage affamé et assoiffé y cherche en vain nourriture et eau. Au cours d’une énième expédition pour chercher de l’eau, Narcisse Pelletier se retrouve séparé de ses compagnons. Il serait resté seul pour boire à une source tarie à laquelle ses compagnons venaient de boire avant lui, tandis qu’ils auraient continué de chercher eau et nourriture plus loin ; en réalité ils l’auraient abandonné, pour une raison inconnue (sans doute parce qu’il les ralentissait, ayant été blessé à la tête et aux pieds lors des combats avec les autochtones). La chaloupe repart sans lui, et le jeune marin vendéen de 14 ans se retrouve ainsi abandonné, fin septembre 1858, sur une terre inconnue, prêt à mourir de faim et de soif. Découvert par des femmes aborigènes, elles l’amènent dans leur tribu, les Wanthaalan, des peuples Uutaalnganu où il est amené à deux beaux-frères de la tribu, dont l’un s’appelle Maademan et qui l’adoptera ensuite en le rebaptisant Amglo (ou Anco selon un rapport australien).
Narcisse Pelletier, devenu Amglo, va ainsi vivre, pendant dix-sept ans (de l’âge de 14 à 31 ans), la vie d’un jeune homme des Uutaalnganu, vivant de pêche et de chasse avec sa nouvelle famille adoptive (dont son cousin adoptif Sassy, du même âge que lui), adoptant les mœurs, les coutumes, les activités et la culture des aborigènes, apprenant puis parlant couramment leur langue, oubliant son français maternel et sa vie en France, et vivant nu au milieu d’eux avec des scarifications ornementales sur la poitrine et des piercings au nez et à l’oreille droite. Il aurait catégoriquement refusé l’arrachage d’une incisive de la mâchoire inférieure, quand c’était un signe de bonne intégration.
Dix-sept ans plus tard, le 11 avril 1875, Narcisse Pelletier est découvert par hasard par l’équipage du lougre (petit bâtiment de pêche gréé à trois mats) anglais John Bell, sur l’île de Night Island, à 13 miles au nord-ouest du cap Sidmouth, et nord-ouest de la Tasmanie L’équipage le berne pour le kidnapper et l’amener, contre son gré, à bord du navire, où il est habillé et rencontre le capitaine John Frazer, qui décide de l’emmener à Somerset, établissement de la colonie de Queensland d’alors, à la pointe extrême du Cap York. (On est donc bien sur le continent australien)
À Somerset, Narcisse Pelletier (qui tente de s’échapper) écrit maladroitement une lettre à ses parents (qui, jusque-là, le considéraient comme mort, dans son français qu’il se réapproprie rapidement après dix-sept ans d’oubli. Il est remis au gouverneur Christopher d’Oyly Aplin, le magistrat responsable de l’établissement, ancien géologue, qui arrange le passage de Narcisse à Sydney sur un autre navire, le vapeur SS Brisbane.
Narcisse Pelletier rencontre à bord John Ottley (plus tard sir John Ottley), lieutenant des Royal Engineers, qui devient son protecteur et son guide lors du voyage à bord du Brisbane. Ottley parle français, ayant suivi une partie de sa scolarité en France, et aide Narcisse Pelletier à retrouver sa langue natale, ce qu’il fait avec une rapidité étonnante. John Ottley transcrira ses conversations avec lui dans une lettre de 1923.
Arrivé à Sydney, Narcisse Pelletier est remis au consul de France, Georges-Eugène Simon, diplomate et érudit, qui le fait photographier pour la première fois et le prend en charge. Narcisse Pelletier rencontre à Sydney des Français et devient l’objet de la curiosité des gens et des journaux (la presse australienne le surnomme le sauvage blanc).
Il est ensuite rapatrié pour la France via Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Ayant retrouvé peu à peu son français, il écrit une deuxième lettre à ses parents, à bord d’un navire de guerre. Embarqué à bord du navire transport Jura de la Marine Nationale, commandé par le capitaine de frégate Eugène Crespin, il est examiné par le docteur Augustin Ricard, médecin de première classe, et part pour Toulon en France. Il fait escale à Rio de Janeiro au Brésil, et écrit une troisième lettre à ses parents.
En décembre 1875, Narcisse Pelletier débarque du Jura à Toulon, où il retrouve son frère Élie, puis il part pour Paris, où il reste une semaine en observation à l’Hôpital Beaujon.
Le 2 janvier 1876, le lendemain de son 32° anniversaire, Narcisse Pelletier est de retour à Saint-Gilles-sur-Vie, où il est accueilli en triomphe par la population de la ville criant Vive Pelletier ! , et y retrouve ses parents et sa famille. Autour du feu de joie fait pour lui sur la place, il se met à danser à la manière des Aborigènes, devant la foule étonnée. Narcisse Pelletier a eu des problèmes pour se réadapter à la vie de sa terre natale.
On lui propose un emploi dans un spectacle itinérant mais, quand il découvre qu’il doit être présenté comme l’énorme géant anglo-australien, il refuse fermement. Il devient ensuite gardien de phare (au phare de l’Aiguillon, pointe de l’Ève dans l’estuaire de la Loire) à Saint-Nazaire, pendant quelques mois, puis gardien des signaux au port de Saint-Nazaire. Le 18 octobre 1880 à Saint-Nazaire, à 36 ans, il épouse Louise Désirée Mabileau, 22 ans ; ils n’auront pas d’enfant. Narcisse Pelletier meurt à l’âge de 50 ans le 28 septembre 1894 à Saint-Nazaire (20 Grand-Rue), où il est enterré deux jours plus tard au cimetière de La Briandais.
clvaw-cdnwnd.com
Un journal de Sydney publiera le récit du seul Chinois réchappé du massacre de ses 326 compatriotes ; il n’y a pas de contradictions avec le récit de Narcisse Pelletier, puisque lui est resté sur l’île Rossell, à l’est de l’Australie, tandis que Narcisse Pelletier a vécu sa vie chez les Uutaalnganu en Australie ; cependant, s’il ne parlera jamais de cannibalisme, quand on lui posera la question, il ne démentira pas.
Le Saint-Paul avait touché pendant la nuit, et réveillés en sursaut, nous nous précipitâmes sur le pont en poussant de grands cris. Le capitaine nous rassura et nous fit redescendre dans l’entrepont. Dès que le jour parut, on nous débarqua sur une île, où nous restâmes deux jours sans une goutte d’eau et quelques uns d’entre nous retournèrent alors à bord du navire pour en rapporter de l ‘eau et quelques provisions. Le capitaine était parti dans une embarcation avec une partie de son équipage, et pendant le premier mois qui suivit son départ, nous ne fûmes pas inquiétés par les indigènes. Malheureusement, nous ne devions pas jouir longtemps de cette sécurité : venus en foule du continent, ils finirent par nous attaquer. Quelques-uns d’ entre nous étaient armés de carabines à deux coups ; mais, saisis de frayeur, nous les jetâmes au loin. Le seul blanc
resté avec nous après le départ du capitaine Pinard était un matelot grec qui, armé d’un coutelas, se jeta en désespéré sur les sauvages, et en tua un grand nombre avant de se rendre. Les indigènes victorieux nous enlevèrent alors tous nos habits et les détruisirent en partie. Cependant, ils conservèrent tous les objets de quelque valeur, tels que pièces de monnaie, anneaux, etc, qu’ils plaçaient dans une sacoche en filet que chacun d’eux portait suspendue à son cou. Une montre attira particulièrement leur attention, et ils ne faisaient que l’ouvrir et la fermer pour apercevoir leur image réfléchie dans le verre. Pendant la nuit, nous fûmes placés au centre d’une clairière, où des feux furent allumés de place en place. Nous étions de la part des indigènes, l’objet d’une active surveillance. Le jour suivant, ces cannibales choisirent quatre ou cinq Chinois, et, après les avoir tués, ils les firent rôtir et, les mangèrent. Les reliefs de cet horrible festin allèrent rejoindre les anneaux dans le filet suspendu au cou de ces misérables. Voici comment ils s’y prenaient pour faire leur épouvantable cuisine : les victimes une fois choisies, on les emmenait et on les frappait sur tout le corps (excepté sur la tête) avec une sorte de massue. Puis on les achevait en leur ouvrant la poitrine. On coupait alors le corps en petits morceaux. Mais les doigts, les orteils et la cervelle étaient les morceaux les plus recherchés. Les os étaient recueillis et brûlés, ou bien jetés au loin.
J’ai vu massacrer ainsi dix de mes amis. Un jour, quelques Chinois montèrent dans une embarcation appartenant au navire, pour aller sur le continent chercher un peu d’eau douce. Ils ne sont pas revenus, et il est plus que probable qu’ils ont été dévorés. Chaque jour, les sauvages nous apportaient des noix de coco et des racines pour notre nourriture. Ils paraissaient très amis avec nous ! Cet état de choses dura jusqu’ à ce que j’aie pu quitter cette île maudite. Il n’y restait plus en vie, quand je suis parti, que quatre Chinois et le matelot grec. Tous les autres avaient été égorgés…
Le jour où le steamer parut, j’avais encore vu ces cinq malheureux, mais aussitôt que les indigènes aperçurent des embarcations se diriger vers la côte, ils gagnèrent au plus vite les montagnes, emmenant avec eux leurs prisonniers. J’étais malade et blessé, et ils ne voulurent pas m’emporter. Je me cachai parmi les rochers, jusqu’ à l’arrivée des embarcations qui me recueillirent, seul survivant, sans doute, de mes compagnons !
Ces sauvages, qui étaient très nombreux, ne paraissent pas avoir de chefs ils vivent de noix de coco, qui se trouvent en grande abondance dans le pays, et d’une espèce de racine ressemblant à la pomme de terre, qu’ils mangent, rôtie. A l’exception de quelques chiens, je n’ ai jamais vu dans de pays un seul quadrupède, ni un seul oiseau.
Narcisse Pelletier semble bien n’avoir marqué aucun enthousiasme à retrouver des Blancs sur le John Bell, pas plus qu’à retrouver sa famille de sang. Bien reçu chez les Wanthaalan, il y avait fait son trou, avait même, – ce n’est pas sur -, eu des enfants. L’affection qu’il portait à ces aborigènes apparaîtra en pleine lumière quand, repris par les Blancs, on voudra faire de lui, à Sydney comme en France une bête de foire, comme on exhibait alors les Hottentots, les Canaques, ce à quoi il s’opposa toujours farouchement. On pense à ces enfants français pris par les Indiens du Canada, presque un siècle plus tôt, qui refusaient de réintégrer leur famille d’origine quand leurs parents parvenaient à leur mettre la main dessus.
09 1858
L’affaire Mortara fait la une des journaux pendant un bon moment : il est venu aux oreilles de la presse, qu’un jeune juif, Edgar Mortara, d’une famille de Bologne employant une servante catholique, se trouvant gravement malade et donc en danger de mort, a été baptisé à l’insu de la famille par ladite servante ; sept ans plus tard, l’affaire, parvenue dans les couloirs du Vatican, l’Église Catholique dépêcha dans la famille les personnes nécessaires pour procéder à l’enlèvement de l’enfant afin qu’il fût élevé dans la religion catholique : Il est certain qu’on dû agir avec une certaine rigueur, et recourir, quoique avec beaucoup de réserve, à l’intervention du bras séculier, parce que les parents n’auraient jamais consenti de leur plein gré à voir partir leur enfant. Il fallut donc procéder avec une certaine énergie…
Quand un ecclésiastique parle de l’intervention du bras séculier, c’est un abus de langage, car alors Bologne faisait partie des États Pontificaux, sur lesquels le pape régnait non seulement en chef spirituel mais encore en souverain temporel, et il n’existait pas de bras séculier puisque tous les pouvoirs de police, de maintien de l’ordre etc étaient aux mains du pape Pie IX, ivre de volonté de puissance.
La tempête mit du temps à se calmer, mais l’intéressé se plia sans façons à la manœuvre tant et si bien qu’il fût ordonné prêtre en 1875 et le restera jusqu’à sa mort, tandis que la servante zélée prenait le voile !
Marco Bellocchio portera l’affaire Mortara à l’écran en 2023 : L’enlèvement – Rapito -.
1858
La très puissante Compagnie des Indes (anglaise) adresse un mémorandum au Parlement britannique : Pendant une période d’environ cent ans, les possessions britanniques aux Indes ont été acquises et défendues à l’aide des moyens même de ces possessions sans qu’il en soit résulté les moindres frais pour le Trésor britannique. Non seulement le coût de maintien des troupes autochtones a été à la charge des Indiens, mais également celui des régiments britanniques stationnés dans le sous-continent. V.G. Kiernan pouvait dire que l’Empire britannique avait été acquis à des prix de solde.
L’alpiniste John Ball est élu président de l’Alpine Club anglais, le premier du genre au monde.
Saïd, vice roi d’Égypte nomme Auguste Mariette directeur des Antiquités égyptiennes. Ce dernier dirigeait depuis 8 ans une mission archéologique en Égypte, années au cours desquelles il avait envoyé par milliers des pièces au Louvre. Il va désormais garder pour l’Égypte les trésors de son passé et créera le musée du Caire en 1863.
Elle ne sut pas si elle devait se lever, lui faire la bise… Il coupa court à ses hésitations en faisant un signe de la main qui signifiait qu’elle devait rester assise, puis il se renversa sur la chaise comme un nageur épuisé qui atteint enfin la rive. Sa respiration était courte. Il avait le visage émacié. Le garçon de café lui dit que c’était un plaisir de le revoir, lui donna du monsieur par-ci, monsieur par-là, puis partit chercher un deuxième thé. Ils ne parlèrent pas d’eux, de leur histoire, de la rupture. Ils ne parlèrent pas de la maladie qui le rongeait et ne laisserait bientôt de lui que des os dans un costume trop vaste. Il n’était pas venu pour cela, elle l’avait compris tout de suite. Lorsque le second thé fut apporté et qu’ils furent enfin tranquilles, il sortit d’un sac un objet emmitouflé dans du papier de soie et le posa sur la table. Je vais te raconter une histoire, dit-il. Tu ne m’interrogeras pas, tu ne diras rien. Et à la fin, tu prendras ou tu ne prendras pas ce paquet. Et alors dans la salle un peu endormie du café Riche, il se mit à raconter. Rien ne le déconcentra, ni le pas trainant des garçons de café, ni l’entrée parfois d’un groupe d’étudiants, poussant la porte avec le sentiment de venir ici, dans un de ces lieux où l’on décide du monde à bâtir demain dans une sorte d’ivresse et de tension, rien, et ils semblaient tous deux bien loin du reste du monde. Il parla de Mariette Pacha. Il revint sur les heures fiévreuses des fouilles du Sérapéum, à cette époque où l’archéologie moderne s’inventait. Il parla de la concurrence sauvage qui régnait alors en Égypte entre les différentes nations européennes. Lepsius, le chef de file de l’archéologie allemande, et Mariette, savaient bien tous les deux que c’était à qui en prendrait le plus, le plus vite possible. Et puis il y avait Salomon Fernandez, le soi-disant antiquaire qui pillait les sites. Depuis la campagne de Napoléon, l’Égypte était une boutique d’antiquités à ciel ouvert. Il faut imaginer, disait-il, avec une sorte de jubilation retrouvée, ce qu’ils ont vécu, ces hommes-là. Entre pilleurs et archéologues. Et il expliquait qu’il fallait ruser pour obtenir des firmans. Que ces droits de fouille arrivaient parfois de façon aléatoire. Que Mariette, en attendant qu’on lui en octroie un, avait dû interrompre ses fouilles. Et là, dit Marwan, sais-tu ce qu’il a fait ? Un archéologue. Comme toi et moi, qui sait qu’il est au bon endroit, que sous ses pieds, il y a tout ce qu’il a cherché depuis des mois, des années, mais qui ne peut pas creuser parce qu’il lui manque un papier officiel avec un tampon, parce qu’il n’a pas frappé au bon bureau ou pas graissé la bonne patte, qu’est-ce qu’il a fait … ? Il parla alors des ruses de Mariette Pacha : les fouilles de nuit, lorsque les surveillants envoyés par le pouvoir en place rentraient chez eux. À la torche, avec une équipe réduite. Et puis l’exfiltration des objets avec l’aide des visiteurs étrangers. Pour échapper à la surveillance des autorités, chaque visiteur français repartait avec, sous le châle ou dans le sac des dames, une statue, un bijou. Est-ce que ce n’était pas du pillage, cela ? Des ruses de pirate ? Et pourtant Mariette a créé l’archéologie moderne et choisi l’Égypte, s’installant à Boulaq, y créant un musée. Il y est enterré encore, devant ce musée qu’il a donné à l’Égypte et qui était une façon de cesser d’envoyer les objets au Louvre. Elle écouta, se demandant pourquoi il lui racontait tout cela mais prenant le temps de contempler ses yeux qui n’avaient rien perdu de leur éclat. Et puis, il y a ce jour, dit-il, où Mariette va voir Paul-Émile Botta à Paris. Je ne sais pas où ils se sont rencontrés. Peut-être chez Botta. Le jeune Mariette est certainement nerveux et impressionné. Il a devant lui le consul de Mossoul, de Jérusalem, de Tripoli. Il a surtout devant lui celui qui a découvert les géants de Khorsabad. Je ne sais pas à quel moment il a posé cet objet devant Botta et quels mots il a trouvés. J’imagine qu’il a parlé de l’importance de ne pas oublier que nous sommes des pilleurs de tombe. Que les pharaons sont enfermés dans leur tombeau pour l’éternité et que nos ouvertures, nos effractions, même au nom de l’Histoire, restent des intrusions de forbans. Il ne faut pas l’oublier. Nous construisons une science, nous sommes rigoureux, nous étudions dans les bibliothèques, nous parlons de patrimoine, de l’Histoire, de la mémoire des civilisations, mais il ne faut pas taire cette chose là : le plaisir de l’effraction. Les squelettes, les momies, les objets funéraires, nous les volons au néant. Nous ouvrons des salles qui devraient rester fermées. Hier, c’était à la dynamite, aujourd’hui, c’est avec une infinie précaution, mais malheur à celui qui oublie que le geste est le même. C’est ce qu’a du dire Mariette à Botta, puis il lui a tendu l’objet qu’il lui avait apporté. Non pas comme un larcin. Non pas comme l’impératrice lui demandera quelques années plus tard les bijoux de la reine Iâhhjotep – qu’il refusa de donner d’ailleurs, outré par cette requête obscène -, non, il tend cet objet à Botta comme un pacte. Entre eux, qui ont fouillé, monté des expéditions, dirigé des équipes, il faut un objet volé que l’on se transmette de génération en génération pour ne jamais oublier que l’archéologie a à voir avec le pillage. Mais Botta le regarde, médusé, les joues rouges. Il fronce les sourcils, balbutie, se récrie. Comment osez-vous, jeune homme... ou quelque chose comme cela. J’ai travaillé pour la France, pour l’humanité. Tous ces grands mots qu’il jette à la figure de Mariette comme des gifles qui tomberaient sur un chapardeur de quinze ans. C’est une honte. Et tout cela… parce qu’il ne comprend pas, ne sait pas que l’homme qu’il a en face de lui n’a aucune leçon d’éthique à recevoir. Qu’il donnera à l’Égypte bien plus que quiconque à cette époque. Et Mariette repart, déconfit, se demandant ce qu’il lui a pris, s’inquiétant même de savoir si le consul va le dénoncer. Et puis le temps passe. Mais l’idée reste : un objet volé pour ne pas oublier que nous sommes des pilleurs de tombe. Et lorsque le jeune Maspero arrive dans sa vie, juste avant que sa femme et sa fille ne meurent et qu’il ne les enterre dans le cimetière du Vieux Caire, il voit en lui son digne successeur. Maspero est brillant, élégant, cultivé. Mariette pressent que cette génération sera plus méthodique que la sienne, plus scientifique, et il repense alors à l’objet car pour ces hommes de l’ère scientifique il sera peut-être encore plus crucial de ne pas oublier l’effraction. Alors il tend l’objet au jeune homme, surpris d’abord, sûrement ébahi même, un peu honteux car il n’a probablement jamais rien volé de sa vie, mais Maspero est intelligent et il accepte.
Elle repense au récit de Marwan, là, les pieds sur la balustrade de son balcon. À ce dernier rendez-vous au café Riche. Il avait fini par se taire. Et sa main alors avait poussé devant lui l’objet. Je l’ai gardé toute ma vie. Pas comme un voleur … Comme un devoir. J’ai toujours su que c’est à toi que je le donnerai. Et c’était les derniers mots qu’elle avait entendus prononcés par ses lèvres. Après cela, il était resté silencieux, la laissant prendre son temps pour poser une main sur l’objet et déballer lentement le tissu. Elle avait ouvert grand la bouche lorsque que la statue du dieu Bès était apparue. En pierre noire, gros comme la paume d’une main. Le dieu nain aux longs bras, aux jambes courtes et épaisses. Visage de lion et barbe hirsute. Celui qui danse de façon grotesque, grimaçante, pour faire fuir les forces du mal, pour éviter aux hommes les cauchemars et les pannes sexuelles. Le dieu Bès que l’on glisse sous la tête des agonisants à l’instant de mourir pour qu’il veille sur eux dans l’au-delà. Le nain poilu aux sourcils épais, laid et éructant. Elle le prend dans sa main, ne se soucie plus de savoir si les gens du café la regardent ou pas, si quelqu’un autour d’eux se demandent ce que c’est que cet objet… Elle accepte et Marwan sourit. Elle se souvient de cet instant : lorsque Marwan a souri. Il s’est levé, n’a plus parlé. Rien. Ni au revoir, parce qu’il aurait fallu dire adieu, ni à bientôt, car cela aurait été mentir. Il a payé et il est parti et elle l’a laissé disparaître avec cette canne qu’elle ne lui connaissait pas, marchant comme une montagne qui s’effondre, elle l’a laissé aller à son engloutissement et elle a serré fort le dieu nain. Elle se souvient de cela. Et ce soir, sur la terrasse d’Alexandrie, elle repense à Marwan en sentant que pour la première fois, elle n’est plus une maîtresse qui a perdu son amant. Elle s’est éloignée de lui. Elle repense au dieu Bès, au contact de la pierre dans sa main. Cette statue glissée dans la terre il y a des milliers d’années, que Mariette Pacha a tenue, puis Maspero, puis d’autres, une longue chaîne d’archéologues qui acceptaient, en la prenant, la part d’ombre de leur métier. Et Botta aurait dû la prendre. S’il avait su que deux cent neuf caisses remplies d’antiquités exhumées du site qu’il avait découvert allaient tomber au fond du Tigre, il l’aurait prise. Elle repense à cette longue chaine d’hommes et de femmes qui va jusqu’à elle et jusqu’à l’homme à qui elle l’a donnée, le premier, peut-être à ne pas être un archéologue. Et encore ? Qu’en sait-elle ? La statue de Bès est remise dans la vie, passant de pays en pays, de soubresauts en soubresauts. Certains sont mort, d’autres ont voulu s’en débarrasser, mais toujours, jusqu’à elle, l’objet a été donné. Elle se demande alors ce qu’Assem comprendra de ce geste, de cet objet et ce qu’il en fera. Elle pense à lui. C’est étrange mais elle y pense comme elle penserait à son amant. Se reverront-ils seulement ? Cette histoire a grandi en elle depuis le jour où ils se sont vus. Cet homme a pris de la place. Elle pense à lui, dans cette nuit qui les unit, sur la même rive de la Méditerranée, entourée de la même chaleur humide, épaisse, qui fait ployer les feuilles des palmiers, d’Alexandrie à Tripoli, et elle espère que le dieu nain veille sur lui où qu’il soit, écartant de ses grimaces les cauchemars qui tournent autour des hommes.
Laurent Gaudé. Écoutez nos défaites. Roman. Actes sud 2016
Le naturaliste français Henri Mouhot découvre les ruines d’Angkor Vat, au cœur de la forêt cambodgienne : […] vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l’orient de Paris, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et qu’on se demande ce qu’est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces œuvres gigantesques.[…] Ruines plus imposantes que toutes celles qui nous ont été laissées par la Grèce ou par Rome. […] Angkor peut se mesurer à la gloire du Temple de Salomon et avoir été l’œuvre de quelque Michel-Ange des temps passés.
Jean Baptiste Boussingault travaille sur la nutrition minérale des végétaux. Les travaux du tunnel ferroviaire du Mont Cenis, dit tunnel du Fréjus, de Modane à Bardonnèche, ont commencé depuis un an. Germain Sommeiller met au point le marteau-piqueur, dont la conception représente un grand progrès pour le percement des tunnels, car l’air comprimé de l’outil est utilisé pour la ventilation générale de la galerie. Le projet de Sommeiller a été bien pensé : à mi-distance, le 26 décembre 1870, ouvriers italiens et français se rencontrent : on mesure 40 cm d’écart dans l’axe, 60 cm en niveau, pour une distance de 12 km ! L’inauguration a lieu le 17 septembre 1871 ; après les actes forts… les grandes paroles : Ceux qui pensaient n’unir que deux provinces unissaient deux peuples, ils les unissaient par l’échange d’abord, l’échange qui est le commencement des relations, par l’amitié ensuite, l’amitié qui en est le couronnement. Voilà donc à travers les Alpes, voilà ces deux grands Orients unis, l’Orient de l’Italie, c’est à dire de la nature et des arts et l’Orient de la France qui est l’Orient de la civilisation et de la liberté : ces deux soleils peuvent se regarder à travers cette grande trouée. En se regardant, ils se reconnaîtront, en se reconnaissant ils s’aimeront, et en s’aimant, ils feront la paix du monde.
Le ministre français de service.
En 1997, il verra passer 10 MT de marchandises, pour 12 MT par le tunnel routier.
Parallèlement à ces travaux, une autre ligne de chemin de fer est construite, sur le plancher des vaches, entre Saint Michel de Maurienne et Suse par M. Fell, à la tête d’une compagnie britannique. Une crémaillère centrale lui permet de monter les fortes pentes ; il emprunte exactement le tracé de la voie impériale construite par Napoléon de 1803 à 1812 : La Praz, Modane, Bramans, Termignon, Lanslebourg, La Ramasse, l’Hospice, Grand Croix et Bar. L’opposition des transporteurs locaux, la concurrence du tunnel du Fréjus se montreront plus forts que l’intérêt touristique… et la ligne Fell fermera.
Inauguration de la gare de Grenoble. Elle attendra le 2 novembre de l’année suivante pour être baptisée, comme toute la ville, qui se retrouvera sous l’eau après trois jours de bonne pluie, bien régulière et continue. Charles Tellier fabrique une machine frigorifique à circulation de gaz ammoniac liquéfié pour la production du froid à usage domestique et industriel.
Les Anglais ont déjà un réseau ferroviaire très développé : En 1864, plus de dix mille miles de voie ferrée s’étendaient à travers la Grande-Bretagne, reliant métropoles, banlieues et villes de campagne isolées. Quatre décennies plus tôt, des individus sensés croyaient qu’avec sa locomotive obstinée, fantasque, et ses voitures de passagers bringuebalantes, le train était pratiquement le jouet d’un fou. Pourtant, ce train qui laissait fumée et vapeur dans son sillage avait réduit à quelques minutes les heures jadis nécessaires pour se déplacer en voiture à cheval. Il avait élargi l’horizon de toutes les classes de citoyens britanniques en redéfinissant le travail et le transport de marchandises, et était devenu indispensable tant à la quête des loisirs qu’à celle des affaires.
Depuis l’époque de la folie du rail, à la fin des années 1830 et au milieu des années 1840, une vague de spéculation et de construction avait engendré un vaste réseau d’acier voué à métamorphoser le paysage. Des rails enjambaient les rivières, recouvraient des rues fréquentées et des voies ombragées, coupaient à travers de fertiles pâturages, tournaient sur la lande solitaire et franchissaient même de vastes étendues d’eau grâce à des jetées flottantes ou aux ponts à travées métalliques édifiés par les grands ingénieurs de l’époque. C’est à Londres que fut inauguré, le 10 janvier 1853, le premier chemin de fer souterrain du monde [métro]. Un an plus tard, près de 250 millions de trajets furent effectués par des passagers dans toute la Grande-Bretagne, contre 50 millions au cours de l’année 1838 et 111 en 1855.
La machine à vapeur éblouissait, et les Anglais du milieu de l’ère victorienne s’émerveillaient et s’enthousiasmaient de sa force, de son énergie et de l’esprit qu’elle reflétait. Emblèmes du succès de la technocratie, de l’entreprise, de la persévérance, de l’aventure et de la civilisation, les trains livraient du coton à des bateaux mettant le cap sur la Chine et sur l’Inde, ils apportaient de la laine dans le Yorkshire et du charbon aux usines qui alimentaient la révolution industrielle. Ils transportaient le courrier, livraient aux boutiques des villes et des villages les marchandises exotiques arrivant des quatre coins du monde dans les ports de Grande-Bretagne, et offraient aux commerces la possibilité de trouver de nouveaux marchés pour leurs produits. Ils répandaient la nouvelle des événements nationaux et internationaux jusqu’aux confins du pays et permettaient aux Victoriens de poursuivre leur existence plus vite qu’on ne l’avait jamais cru possible, en encourageant les excursions de loisir parmi des gens qui, jusqu’alors, s’étaient rarement aventurés au-delà des frontières de leur comté.
Les itinéraires de chemin de fer imposèrent la normalisation du temps à travers la nation, en consacrant la vitesse comme nouveau principe de la vie publique : l’heure du chemin de fer entra dans le vocabulaire, de grosses pendules ornaient la façade des gares et il devint banal d’affirmer que les voyages en train avaient annihilé le temps. Certes, bien que le livre au cœur de la société victorienne fût la Bible, l’Indicateur des chemins de fer de Bradshaw, publication mensuelle de l’épaisseur d’une brique et comprenant un nombre croissant d’itinéraires à la complexité déroutante, gagnait du terrain. Tout le monde grogne face aux chemins de fer, écrivait le célèbre historien John Pendleton au cours des années 1890 ; ils représentent le mépris des gens ponctuels, la gêne des retardataires et le dédain des irascibles ; mais ils ont un grand mérite : ils nous ont secoués.
Les trains, selon lui, étaient devenus l’agent le plus indispensable de la vie de la nation. Cependant, aux yeux d’une société tiraillée entre conservatisme et progrès, les chemins de fer suscitaient des réactions ambiguës. Dans les sifflements et crissements de chaque locomotive à l’approche résidait la preuve d’une transformation sociale et technologique rapide. Gares, ponts de chemin de fer et remblais brillaient par leur caractère ostentatoire et nouveau, qui signalait l’investissement de capitaux énormes et la montée en puissance de prouesses techniques. Ils transformaient de modestes bourgs en villes tentaculaires et engendraient de nouvelles richesses surprenantes. Ils étaient libérateurs, mais s’ils ponctuaient la carte de l’Angleterre de nouvelles perspectives, ils engloutissaient aussi des communautés rurales et manifestaient une dangereuse négligence envers la vie humaine : des roues s’échappaient des rails, des essieux se brisaient, des chaudières éclataient et nombreuses étaient les collisions.
Une inquiétude inhérente à l’enthousiasme suscité par les voyages en train s’était développée en proportion, concernant la perte de contrôle de l’individu. Le sentiment de se retrouver piégé dans un compartiment semblable à un caisson, d’être remorqué à toute allure et traité à peine comme une marchandise jetable parmi d’autres, était, au mieux, déroutant et, au pire, menaçant. Cette force gigantesque de la technologie industrielle s’infiltrait dans la langue pour y faire naître de nouvelles métaphores (à toute vapeur ou sortir des rails) et mettait en relief la fragilité et l’impuissance de la vie humaine. Un malaise… équivalant à une peur réelle… envahit la plupart des voyageurs du rail, lisait-on dans un article publié par la revue médicale The Lancet en 1862. Selon elle, catastrophes mises à part, ces trajets pouvaient facilement rendre les passagers bien souffrants : leur bruit assourdissant troublait l’oreille, la vitesse était éprouvante pour les yeux et les vibrations avaient un effet néfaste à la fois sur le cerveau et sur le squelette. La revue concluait que la tension nerveuse due à de telles conditions de transport pouvait entraîner un effondrement physique total.
Vers les années 1860, les romanciers exploraient depuis plus de deux décennies les appréhensions croissantes de la population face au caractère inexorable du progrès, de la technologie et de la modernité, recourant à l’image de la locomotive en pleine accélération comme puissant symbole non seulement des avancées de la civilisation, mais aussi d’une destruction physique et morale implacable. Ils posaient la question de savoir si les chemins de fer, qui abolissaient si aisément le temps, pouvaient annihiler l’esprit humain avec autant de succès. Le Dombey de Dickens, tourmenté par les affres de la jalousie suite à la mort de son fils, était étourdi par la vitesse même qui emportait le train dans son tourbillon… La puissance qui s’imposait sur sa voie de métal… qui défiait tous les sentiers et toutes les routes, perçant au cœur de chaque obstacle, traînant derrière soi des êtres de toutes classes, de tous âges et de tous rangs… était une image de ce monstre triomphant, la Mort.
Se sentant vulnérables, les usagers du rail exprimèrent leurs inquiétudes. À la fin des années 1850, une commission d’enquête de la Chambre des Communes avait recommandé l’adoption, par toutes les compagnies de chemins de fer, d’un moyen de communication entre le chef de train et ses passagers, mais ses propositions avaient été ignorées. [les wagons étaient composés d’une série de compartiments ayant chacun une porte donnant sur le quai, mais il n’y avait pas de couloir et donc, une fois le train en route, il n’y avait plus de contact possible avec qui que ce soit, hormis les passagers du compartiment]. Durant les premières années de la nouvelle décennie, les journaux se penchaient régulièrement sur le drame de voyageurs piégés dans des wagons verrouillés et sans aucun moyen d’appeler au secours en cas de besoin. On accusait les directeurs des compagnies d’être négligents et étourdis, et le gouvernement, apathique ; on demanda maintes fois à ce que les compagnies soient rendues légalement responsables de la sécurité de leurs passagers.
Kate Colquhoun. Le chapeau de M Briggs. Christian Bourgeois 2012
Un lyrisme débridé venait servir une philosophie à trois balles pour vanter le nouveau mode de locomotion : Ne regardez pas les coquelicots au-delà de la vitre, madame, car ils s’enfuient plus vite que vos sens ne peuvent les capter. Regardez plustôt les clochers d’église et les montagnes au loin, dont le mouvement est plus stable. Car telle est la vision de notre ère nouvelle : nous voilà libérés de la myopie qui empêchait les hommes de voir plus loin que leur misérable lopin, et qui les condamnait à se proclamer, à coups d’épée et de tambour, supérieurs à tous leurs semblables. Dorénavant, ils peuvent porter leur regard au loin, et envisager un avenir commun !
Rana Dasgupta. Solo. Gallimard 2009
L’hiver a été rude : sapins et épicéas ont donné peu de pommes : qu’importe, pour Noël on va les remplacer par des guirlandes et des boules. Les hivers plus cléments reviendront, mais boules et guirlandes resteront.
Lincoln vient d’être désigné candidat du parti républicain ; il pose les grands principes qui vont guider son action : Je crois que ce gouvernement ne peut pas rester indéfiniment à moitié esclave et à moitié libre. Je ne souhaite pas que l’Union soit dissoute […] mais je souhaite qu’elle cesse d’être divisée. Ou bien les adversaires de l’esclavage arrêteront son extension et le placeront là où l’esprit public pourra le croire en voie de définitive extinction, ou bien ses défenseurs le feront progresser jusqu’à le rendre légal dans tous les États, aussi bien dans les anciens que dans les nouveaux, aussi bien dans le Nord que dans le Sud.
Abraham Lincoln, discours d’investiture à la candidature du parti républicain.
La Grèce est le seul exemple connu d’un pays vivant en pleine banqueroute depuis le jour de sa naissance. Si la France ou l’Angleterre se trouvait seulement une année dans cette situation, on verrait des catastrophes terribles. La Grèce a vécu plus de vingt ans en paix avec la banqueroute. Tous les budgets depuis le premier jusqu’au dernier sont en déficit.
Lorsque dans un pays civilisé, le budget des recettes ne suffit pas à couvrir le budget des dépenses, on y pourvoit au moyen d’un emprunt fait à l’intérieur. C’est un moyen que le gouvernement grec n’a jamais tenté et qu’il aurait tenté sans succès.
Il a fallu que les puissances protectrices de la Grèce garantissent sa solvabilité pour qu’elle négociât un emprunt à l’extérieur. Les ressources fournies par cet emprunt ont été gaspillées par le gouvernement sans aucun fruit pour le pays et une fois l’argent dépensé, il a fallu que les garants, par pure bienveillance, en servissent les intérêts. La Grèce ne pouvait point les payer.
Aujourd’hui elle renonce à l’espérance de s’acquitter jamais de ses crédits. Dans le cas où les trois puissances protectrices continueraient indéfiniment à payer pour elle, la Grèce ne s’en trouverait pas beaucoup mieux. Ses dépenses ne seraient pas encore couvertes par ses ressources.
La Grèce est le seul pays civilisé où les impôts soient payés en nature. L’argent est si rare dans les campagnes, qu’il a fallu descendre à ce mode de perception. Le gouvernement a essayé d’abord d’affermer l’impôt, mais les fermiers, après s’être témérairement engagés, manquaient à leurs engagements et l’État, qui est sans force, n’avait aucun moyen de les contraindre.
Depuis que l’État est chargé lui même de percevoir l’impôt, les frais de perception sont plus considérables et les revenus sont à peine augmentés.
Les contribuables font ce que faisaient les fermiers : ils ne payent pas. Les riches propriétaires, qui sont en même temps des personnages influents, trouvent moyen de frustrer l’État, soit en achetant, soit en intimidant les employés.
Les employés mal payés, sans avenir assuré, sûrs d’être destitués au premier changement de ministère ne prennent point comme chez nous les intérêts de l’État. Ils ne songent qu’à se faire des amis, à ménager les puissances et à gagner de l’argent. Quant aux petits propriétaires, qui doivent payer pour les grands, ils sont protégés contre les saisies, soit par un ami puissant, soit par leur propre misère.
La loi n’est jamais en Grèce cette personne intraitable que nous connaissons Les employés écoutent les contribuables. Lorsqu’on se tutoie et qu’on s’appelle frères, on trouve toujours moyen de s’entendre. Tous les Grecs se connaissent beaucoup et s’aiment un peu. Ils ne connaissent guère cet être abstrait qu’on appelle l’État et ils ne l’aiment point. Enfin le percepteur est prudent : il sait qu’il ne faut exaspérer personne, qu’il a de mauvais passages à traverser pour retourner chez lui et qu’un accident est bientôt arrivé.
Les contribuables nomades (les bergers, les bûcherons, les charbonniers, les pêcheurs) se font un plaisir et presque un point d’honneur de ne point payer d’impôts. Ils pensent comme du temps des Turcs, que leur ennemi c’est leur maître et que le plus beau droit de l’homme est de garder son argent.
C’est pourquoi les ministres des finances jusqu’en 1846 faisaient deux budgets des recettes. L’un, le budget d’exercice, indiquait les sommes que le gouvernement devrait recevoir dans l’année, les droits qui lui seraient acquis ; l’autre, le budget de gestion, indiquait ce qu’il espérait recevoir.
Et comme les ministres des finances sont sujets à se tromper à l’avantage de l’État dans le calcul des ressources probables qui seront réalisées, il aurait fallu faire un troisième budget indiquant les sommes que le gouvernement était sûr de percevoir.
Par exemple en 1845, pour le produit des oliviers du domaine public, affermés régulièrement aux particuliers, le ministre inscrivait au budget d’exercice une somme de 441 800 drachmes. Il espérait (budget de gestion), que sur cette somme, l’État serait assez heureux pour percevoir 61 500 drachmes.
Mais cette espérance était présomptueuse car l’année précédente, l’État n’avait perçu pour cet article ni 441 800 drachmes, ni 61 500 drachmes, mais 4 457 drachmes et 31 centimes, c’est à dire environ un pour cent sur ce qui lui était dû. En 1846, le ministre des finances ne rédigea point de budget de gestion et l’habitude s’en est perdue.
Les dépenses de la Grèce se composent : de la dette publique (dette intérieure, dette étrangère), de la liste civile, des indemnités aux chambres, du service des ministères, des frais de perception et de régie, de frais divers.
Si je connaissais un gouvernement qui doutât de sa force, de son crédit, de l’affection de ses partisans et de la prospérité du pays, je lui dirais : Ouvrez un emprunt.
On ne prête qu’aux gouvernements que l’on croit bien affermis. On ne prête qu’aux gouvernements qu’on juge assez honnêtes pour remplir leurs engagements. On ne prête qu’aux gouvernements que l’on a intérêt à maintenir. Dans aucun pays du monde l’opposition n’a fait hausser les fonds publics. Enfin on ne prête que lorsqu’on a de quoi prêter.
[…] Il n’y a qu’une chose que les Grecs n’aient pas volée, c’est leur réputation.
Edmond About. Fils d’épicier, premier à l’agrégation de lettres en 1851, il avait été nommé à l’École Française d’Athènes.
Il n’était pas le premier à décocher des flèches à leur encontre. Voltaire s’y était déjà exercé :
Les descendants d’Hercule et la race d’Homère
Sans cœur et sans esprit couchés dans la poussière,
À leurs divins aïeux craignant de ressembler
Sont des fripons rampants qu’un aga fait trembler
Voltaire Épître à Catherine II.
Voltaire avait ajouté une note à fripons rampants : Ceci ne doit pas s’entendre de tous les grecs, mais de ceux qui n’ont pas secondé les Russes comme ils le devaient.
Et quelques 50 ans plus tard, Pierre Loti, ne pourra qu’abonder dans ce sens, lui qui nourrissait une vraie haine pour les Grecs, et une amitié sans partage pour les Turcs, accusant à demi-mots la France et l’Angleterre de soutenir la Grèce par solidarité culturelle et surtout religieuse : ils sont orthodoxes, certes, mais tout de même eux, ce sont des chrétiens ! – position politique de la France -. Mais il faut bien dire que sont plutôt nombreux les peuples que n’aime pas Pierre Loti : les Asiatiques – les Japoneries –, les Grecs, les Juifs, (sauf s’ils sont riches…), et une autre race, cosmopolite : les Cook, c’est-à-dire les touristes en voyage organisé, donc en nombre, à la fin du XIX°, – le fait quasiment exclusif de la célèbre agence de voyage Cook -. Ses pulsions aristocratiques lui rendent absolument insupportables ces flots de touristes qui, ne disposant pas des facilités financières qui lui sont accordées, trouvent des solutions moins coûteuses, puisque c’est de leur poche que sort l’argent et non de celles du contribuable.
En 2012, à la veille d’élections législatives capitales, Panagiotis Karkatsoulis, un des hauts fonctionnaires grecs connaissant le mieux la machine gouvernementale dira fort bien l’absurdité du système : son graphique préféré est celui qu’il nomme le macaroni : il essaie de représenter qui donne des ordres à qui, en compilant les attributions de chaque ministre ; soit des flèches de couleur montrant la chaîne de commande et les relations entre les différents ministères …et cela ressemble à un plat de macaronis ! Et encore : les 2/3 des mesures sont prises par décret ministériel (et seulement 2 % par des lois). Ces textes sont parfois contradictoires, sans qu’aucune structure de supervision ne les coordonne. Le premier gouvernement Papandréou comportait 15 ministres, 9 vice-ministres et 21 ministres-adjoints, pour un pays de 11 millions d’habitants. Et s’y ajoutaient 78 secrétariats généraux ou spéciaux, 1 200 conseillers, 149 directions générales et 886 directions : un surcoût estimé à 14 milliards d’€. Il y a plusieurs années, un ministre avait demandé à M. Karkatsoulis de recenser les structures administratives sans raison d’être. Il expliqua au ministre que celles qui comptent moins de cinq personnes devaient disparaître, pour être rattachées à une autre. Le ministre a toussé et ramené la limite à trois. Aujourd’hui, 20 % des structures de l’administration n’ont pas d’employé : elles sont composées uniquement d’un cadre avec un titre et une prime pour se diriger lui-même ; 57 % ont trois employés ou moins. C’est le propre des systèmes clientélistes et celui-là est hérité de l’Empire ottoman. La fonction sert à récompenser un affilié politique. C’est aussi un terrain propre à la corruption. Le cadastre n’existe pas et donc, par conséquence il n’existe pas d’impôt foncier. L’Église orthodoxe est probablement le premier propriétaire foncier du pays, mais elle n‘en sait rien, étant incapable de centraliser les informations sur ses biens. Les seuls éléments qui permettraient l’établissement de ce cadastre sont des photos aériennes qui remontent … à la seconde guerre mondiale. Il existe une association nationale des propriétaires illégaux !
24 01 1859
Victor Emmanuel, roi du Piémont lance à son parlement : Nous ne pouvons pas ne pas entendre le cri de douleur qui monte vers nous de toute l’Italie.
30 01 1859
Napoléon Jérôme, 37 ans, Plon-plon, pour la presse, fils de Jérôme Bonaparte, frère de Napoléon I°, ancien roi de Westphalie, épouse Clotilde, 16 ans, fille aînée de Victor-Emmanuel. Un bon moyen pour le prince-président d’être reconnu par ses pairs européens. On parlera du mariage d’un éléphant avec une gazelle. L’affaire avait été préparé lors de l’entrevue secrète de Plombières. Très profondément catholique, elle s’adressa à sa dame d’honneur : J’ai cent mille francs à dépenser par an pour ma toilette. C’est beaucoup trop pour moi. Vous me ferez plaisir, Madame, en diminuant le budget de la vanité pour augmenter d’autant celui de la charité.
23 04 1859
Le royaume de Piémont Sardaigne refuse d’obtempérer à l’ordre de l’Autriche de désarmer.
3 05 1859
La France déclare la guerre à l’Autriche. Les armées gagnent l’Italie dans une grande improvisation, les unes par les cols alpins, les autres par Gênes et Livourne mais remportent coup sur coup deux succès à Montebello le 20 mai et à Palestro les 30 et 31 mai.
4 et 24 06 1859
Victoires françaises de Magenta et Solférino sur les Autrichiens. Bouleversé par le spectacle des 40 000 blessés au soir de la bataille de Solférino, le Suisse Henri Dunant créera la Croix Rouge 5 ans plus tard, le 22 08 1864. Henri Dunant n’a pas à proprement parlé inventé des unités de secours lors des batailles, mais, par l’adoption d’un signe commun à tous les secours, il leur a permis d’intervenir dans le feu de l’action ; auparavant, chaque service sanitaire ayant son propre emblème, cela donnait lieu à des confusions, ils se faisaient tirer dessus et donc, en étaient arrivés à se tenir sur les arrières, attendant la fin de la bataille : les blessés pas trop gravement atteints étaient alors sortis d’affaire, mais les autres avaient eu amplement le temps de mourir.
L’universalisme de la Croix rouge sur fond blanc fût écorné en 1876, lors de la guerre russo-turque, quand les Turcs refusèrent la croix, affirmant qu’elle blessait la susceptibilité du soldat musulman : ils la remplacèrent donc par le croissant.
Plus rapidement, l’abbé Perdrigeon, bricole le contre-coup, un remède simple à base de plantes des environs, surtout pour limiter l’effet des chocs, bosses œdèmes, plaies. Il poursuivra l’exercice illégal de la pharmacie et de la médecine jusqu’à sa mort. On trouve son élixir encore aujourd’hui en pharmacie.
Le soleil du 25 éclaira l’un des spectacles les plus affreux qui se puissent présenter à l’imagination. Le champ de bataille est partout couvert de cadavres d’hommes et de chevaux ; les routes, les fossés, les ravins, les buissons, les prés sont parsemés de corps morts, et les abords de Solférino en sont littéralement criblés. Les champs sont ravagés, les blés et les maïs sont couchés, les haies renversées, les vergers saccagés, de loin en loin on rencontre des mares de sang. Les villages sont déserts, et portent les traces des ravages de la mousqueterie, des fusées, des bombes, des grenades et des obus ; les murs sont ébranlés et percés de boulets qui ont ouvert de larges brèches ; les maisons sont trouées, lézardées, détériorées ; leurs habitants qui ont passé près de vingt heures cachés et réfugiés dans leurs caves, sans lumière et sans vivres, commencent à en sortir, leur air de stupeur témoigne du long effroi qu’ils ont éprouvé. Aux environs de Solférino, mais surtout dans le cimetière de ce village, le sol est jonché de fusils, de sacs, de gibernes, de gamelles, de shakos, de casques, de képis, de bonnets de police, de ceinturons, enfin de toutes sortes d’objets d’équipement, et même de débris de vêtements souillés de sang, ainsi que de monceaux d’armes brisées. Les malheureux blessés qu’on relève pendant toute la journée sont pâles, livides, anéantis ; les uns, et plus particulièrement ceux qui ont été profondément mutilés, ont le regard hébété et paraissent ne pas comprendre ce qu’on leur dit, ils attachent sur vous des yeux hagards, mais cette prostration apparente ne les empêche pas de sentir leurs souffrances ; les autres sont inquiets et agités par un ébranlement nerveux et un tremblement convulsif ; ceux-là, avec des plaies béantes où l’inflammation a déjà commencé à se développer, sont comme fous de douleur, ils demandent qu’on les achève, et ils se tordent, le visage contracté, dans les dernières étreintes de l’agonie. Ailleurs, ce sont des infortunés qui non seulement ont été frappés par des balles ou des éclats d’obus qui les ont jetés à terre, mais encore dont les bras ou les jambes ont été brisés par les roues des pièces d’artillerie qui leur ont passé sur le corps. Le choc des balles cylindriques fait éclater les os dans tous les sens, de telle sorte que la blessure qui en résulte est toujours fort grave ; les éclats d’obus, les balles coniques produisent aussi des fractures excessivement douloureuses et des ravages intérieurs souvent terribles. Des esquilles de toute nature, des fragments d’os, des parcelles de vêtement, d’équipement ou de chaussure, de la terre, des morceaux de plomb compliquent et irritent souvent les plaies du patient et redoublent ses angoisses.
Celui qui parcourt cet immense théâtre des combats de la veille y rencontre à chaque pas, et au milieu d’une confusion sans pareille, des désespoirs inexprimables et des misères de tous genres. Des régiments avaient mis sac à terre, et le contenu des sacs de plusieurs bataillons a disparu, des paysans lombards et des tirailleurs algériens s’étant emparés de tout ce qui leur est tombé sous la main : c’est ainsi que les chasseurs et les voltigeurs de la garde qui avaient déposé leurs sacs près de Castiglione, pour monter plus facilement à l’assaut de Solférino, en allant au secours de la division Forey, et qui avaient couché dans les environs de Cavriana après avoir combattu jusqu’au soir en avançant toujours, le lendemain, de grand matin, courent à leurs sacs, mais ces sacs étaient vides, on avait tout pris pendant la nuit ; la perte était cruelle pour ces pauvres militaires dont le linge et les vêtements d’uniforme sont salis et souillés, ou bien usés et déchirés, et qui se voient privés en même temps de leurs effets, peut-être de leurs modestes économies composant toute leur petite fortune, comme aussi d’objets d’affection, rappelant la famille et la patrie ou donnés par des mères, des sœurs, des fiancées. En plusieurs endroits les morts sont dépouillés par des voleurs qui ne respectent même pas toujours de malheureux blessés encore vivants ; les paysans lombards sont surtout avides de chaussures, qu’ils arrachent brutalement des pieds enflés des cadavres.
[…] Pendant les journées du 25, du 26 et du 27, que d’agonies et de souffrances ! Les blessures, envenimées par la chaleur et la poussière et par le manque d’eau et de soins, sont devenues plus douloureuses ; des exhalaisons méphitiques vicient l’air, en dépit des louables efforts de l’Intendance pour faire tenir en bon état les locaux transformés en ambulances, et l’insuffisance du nombre des aides, des infirmiers et des servants se fait cruellement sentir, car les convois dirigés sur Castiglione continuent à y verser, de quart d’heure en quart d’heure, de nouveaux contingents de blessés. Quelque activité que déploient un chirurgien en chef et deux ou trois personnes qui organisent des transports réguliers sur Brescia, au moyen de charrettes traînées par des bœufs ; quel que soit l’empressement spontané de ceux des habitants de Brescia qui, possédant des voitures, viennent réclamer des malades, et auxquels on confie les officiers, les départs sont bien inférieurs aux arrivées, de sorte que l’entassement ne fait qu’augmenter. Sur les dalles des hôpitaux ou des églises de Castiglione ont été déposés, côte à côte, des hommes de toutes nations, Français et Arabes, Allemands et Slaves ; provisoirement enfouis au fond des chapelles, ils n’ont plus la force de remuer, ou ne peuvent bouger de l’espace étroit qu’ils occupent. Des jurements, des blasphèmes et des cris qu’aucune expression ne peut rendre, retentissent sous les voûtes des sanctuaires. Ah! monsieur, que je souffre ! me disaient quelques-uns de ces infortunés, on nous abandonne, on nous laisse mourir misérablement, et pourtant nous nous sommes bien battus ! Malgré les fatigues qu’ils ont endurées, malgré les nuits qu’ils ont passées sans sommeil, le repos s’est éloigné d’eux ; dans leur détresse ils implorent le secours d’un médecin, ou se roulent de désespoir dans des convulsions qui se termineront par le tétanos et la mort. Quelques soldats, s’imaginant que l’eau froide qu’on verse sur leurs plaies déjà purulentes, produisait des vers, refusent, dans cette crainte absurde, de laisser humecter leurs bandages ; d’autres, après avoir eu le privilège d’être pansés dans les ambulances volantes, ne le furent plus durant leur station forcée à Castiglione, et ces linges excessivement serrés en vue des secousses de la route, n’ayant été ni renouvelés ni desserrés, étaient pour eux une véritable torture. La figure noire de mouches qui s’attachent à leurs plaies, ceux-ci portent de tous côtés des regards éperdus qui n’obtiennent aucune réponse ; la capote, la chemise, les chairs et le sang ont formé chez ceux-là un horrible et indéfinissable mélange où les vers se sont mis ; plusieurs frémissent à la pensée d’être rongés par ces vers, qu’ils croient voir sortir de leur corps, et qui proviennent des myriades de mouches dont l’air est infesté. Ici est un soldat, entièrement défiguré, dont la langue sort démesurément de sa mâchoire déchirée et brisée ; il s’agite et veut se lever, j’arrose d’eau fraîche ses lèvres desséchées et sa langue durcie ; saisissant une poignée de charpie, je la trempe dans le seau que l’on porte derrière moi, et je presse l’eau de cette éponge dans l’ouverture informe qui remplace sa bouche. Là est un autre malheureux dont une partie de la face a été enlevée par un coup de sabre : le nez, les lèvres, le menton ont été séparés du reste de la figure ; dans l’impossibilité de parler et à moitié aveuglé il fait des signes avec la main, et par cette pantomime navrante, accompagnée de sons gutturaux, il attire sur lui l’attention ; je lui donne à boire et fais couler sur son visage saignant quelques gouttes d’eau pure. Un troisième, le crâne largement ouvert, expire en répandant ses cervelles sur les dalles de l’église ; ses compagnons d’infortune le repoussent du pied parce qu’il gêne le passage, je protège ses derniers moments et recouvre d’un mouchoir sa pauvre tête qu’il remue faiblement encore. Quoique chaque maison soit devenue une infirmerie, et que chaque famille ait assez à faire de soigner les officiers qu’elle a recueillis, j’avais néanmoins réussi, dès le dimanche matin, à réunir un certain nombre de femmes du peuple qui secondent de leur mieux les efforts que l’on fait pour venir au secours des blessés ; il ne s’agit en effet ni d’amputations, ni d’aucune autre opération, mais il faut donner à manger et avant tout à boire à des gens qui meurent de faim et de soif ; puis il faut panser leurs plaies, ou laver ces corps sanglants, couverts de boue et de vermine, et il faut faire cela au milieu d’exhalaisons fétides et nauséabondes, à travers des lamentations et des hurlements de douleur, et dans une atmosphère brûlante et corrompue. Bientôt un noyau de volontaires s’est formé, et les femmes lombardes courent à ceux qui crient le plus fort sans être toujours les plus à plaindre ; je m’emploie à organiser, aussi bien que possible, les secours dans celui des quartiers qui paraît en être le plus dépourvu, et j’adopte particulièrement l’une des églises de Castiglione, située sur une hauteur à gauche en venant de Brescia, et nommée, si je ne me trompe, Chiesa Maggiore. Près de cinq cents soldats y sont entassés, et il y en a au moins encore une centaine sur de la paille devant l’église et sous des toiles que l’on a tendues pour les garantir du soleil ; les femmes qui ont pénétré dans l’intérieur, vont de l’un à l’autre avec des jarres et des bidons remplis d’une eau limpide qui sert à étancher la soif et à humecter les plaies. Quelques-unes de ces infirmières improvisées sont de belles et gracieuses jeunes filles ; leur douceur, leur bonté, leurs beaux yeux pleins de larmes et de compassion, et leurs soins si attentifs relèvent un peu le courage et le moral des malades. Des petits garçons de l’endroit vont et viennent de l’église aux fontaines les plus rapprochées avec des seaux, des bidons et des arrosoirs. Aux distributions d’eau succèdent des distributions de bouillon et de soupes, dont le service de l’Intendance est obligé de faire des quantités prodigieuses. D’énormes ballots de charpie ont été entreposés ici et là, chacun peut en user en toute liberté, mais les bandelettes, les linges, les chemises font défaut ; les ressources, dans cette petite ville où a passé l’armée autrichienne, sont si chétives que l’on ne peut plus se procurer même les objets de première nécessité ; j’y achète pourtant des chemises neuves par l’entremise de ces braves femmes qui ont déjà apporté et donné tout leur vieux linge, et le lundi matin j’envoie mon cocher à Brescia pour y chercher des provisions ; il en revient, quelques heures après, avec son cabriolet chargé de camomilles, de mauves, de sureau, d’oranges, de citrons, de sucre, de chemises, d’éponges, de bandes de toile, d’épingles, de cigares et de tabac, ce qui permet de donner une limonade rafraîchissante impatiemment attendue, de laver les plaies avec de l’eau de mauves, d’appliquer des compresses tièdes et de renouveler les bandages des pansements. En attendant nous avons gagné des recrues qui se joignent à nous : c’est un vieil officier de marine, puis deux touristes anglais qui, voulant tout voir, sont entrés dans l’église, et que nous retenons et gardons presque de force ; deux autres Anglais se montrent au contraire, dès l’abord, désireux de nous aider ; ils répartissent aux Autrichiens des cigares. Un abbé italien, trois ou quatre voyageurs et curieux, un journaliste de Paris, qui se charge ensuite de diriger les secours dans une église voisine, et quelques officiers dont le détachement a reçu l’ordre de rester à Castiglione, nous prêtent leur concours. Mais bientôt l’un de ces militaires se sent malade d’émotion, et nos autres infirmiers volontaires se retirent successivement, incapables de supporter longtemps l’aspect de souffrances qu’ils ne peuvent que si faiblement soulager ; l’abbé a suivi leur exemple, mais il reparaît pour nous mettre sous le nez, par une attention délicate, des herbes aromatiques et des flacons de sels. Un jeune touriste français, oppressé par la vue de ces débris vivants, éclate soudainement en sanglots ; un négociant de Neuchâtel se consacre pendant deux jours à panser les plaies, et à écrire pour les mourants des lettres d’adieux à leurs familles ; on est obligé, par égard pour lui, de ralentir son ardeur, comme aussi de calmer l’exaltation compatissante d’un Belge qui était montée à un tel degré que l’on craignait qu’il ne fût pris d’un accès de fièvre chaude, semblable à celui dont fut atteint, à côté de nous, un sous-lieutenant qui arrivait de Milan pour rejoindre le corps dont il faisait partie. Quelques soldats du détachement laissé en garnison dans la ville essaient de secourir leurs camarades, mais ils ne peuvent non plus soutenir un spectacle qui abat leur moral en frappant trop vivement leur imagination. Un caporal du génie, blessé à Magenta, à peu près guéri, retournant au bataillon et auquel sa feuille de route accorde quelques jours, nous accompagne et nous aide avec courage, quoique deux fois de suite il s’évanouisse. L’intendant français qui vient de s’établir à Castiglione, accorde enfin l’autorisation d’utiliser, pour le service des hôpitaux, des prisonniers bien portants, et trois médecins autrichiens viennent seconder un jeune aide-major corse, qui m’importune, à différentes reprises, pour obtenir de moi un certificat constatant son zèle pendant le temps que je le vis agir. Un chirurgien allemand, resté intentionnellement sur le champ de bataille pour panser les blessés de sa nation, se dévoue à ceux des deux armées ; en reconnaissance l’Intendance le renvoie, après trois jours, rejoindre ses compatriotes à Mantoue. Ne me laissez pas mourir ! s’écriaient quelques-uns de ces malheureux qui, après m’avoir saisi la main avec une vivacité extraordinaire, expiraient dès que cette force factice les abandonnait. Un jeune caporal d’une vingtaine d’années, à la figure douce et expressive, nommé Claudius Mazuet, a reçu une balle dans le flanc gauche, son état ne laisse plus d’espoir, et il le comprend lui-même, aussi après que je l’ai aidé à boire il me remercie, et les larmes aux yeux il ajoute : Ah! monsieur, si vous pouviez écrire à mon père, qu’il console ma mère ! Je pris l’adresse de ses parents, et peu d’instants après il avait cessé de vivre. Un vieux sergent, décoré de plusieurs chevrons, me disait avec une tristesse profonde, d’un air de conviction et avec une froide amertume : Si l’on m’avait soigné plus tôt, j’aurais pu vivre, tandis que ce soir je serai mort ! Le soir il était mort.
Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir ! vociférait avec une énergie farouche un grenadier de la garde, plein de force et de vigueur trois jours auparavant, mais qui, blessé à mort et sentant bien que ses moments étaient irrévocablement comptés, regimbait et se débattait contre cette sombre certitude ; je lui parle, il m’écoute, et cet homme, adouci, apaisé, consolé, finit par se résigner à mourir avec la simplicité et la candeur d’un enfant. Voyez là-bas au fond de l’église, dans l’enfoncement d’un autel à gauche, ce chasseur d’Afrique couché sur de la paille, il ne se plaint pas et ne bouge presque plus ; trois balles l’ont frappé, une au flanc droit, une à l’épaule gauche et la troisième est restée dans la jambe droite ; nous sommes au dimanche soir, et il affirme n’avoir rien mangé depuis le vendredi matin ; il est dégoûtant de boue séchée et de grumeaux de sang, ses vêtements sont déchirés, sa chemise est en lambeaux ; après avoir lavé ses plaies, lui avoir fait prendre un peu de bouillon, et après que je l’ai enveloppé dans une couverture, il porte ma main à ses lèvres avec une expression de gratitude indéfinissable. À l’entrée de l’église est un Hongrois qui crie sans trêve ni repos, réclamant en italien et avec un accent déchirant un médecin ; ses reins qui ont été labourés par des éclats de mitraille et qui sont comme sillonnés par des crocs de fer, laissent voir une grande surface de chairs rouges et palpitantes ; le reste de son corps enflé est noir et verdâtre ; il ne sait comment se reposer ni s’asseoir, je trempe des flots de charpie dans de l’eau fraîche, et j’essaie de lui en faire une couche, mais la gangrène ne tardera pas à l’emporter. Un peu plus loin est un zouave qui pleure à chaudes larmes, et qu’il faut consoler comme un petit enfant. Les fatigues précédentes, le manque de nourriture et de repos, l’excitation morbide et la crainte de mourir sans secours développaient, à ce moment, même chez d’intrépides soldats, une sensibilité nerveuse qui se traduisait par des gémissements et des sanglots : une de leurs pensées dominantes, lorsqu’ils ne sont pas trop cruellement souffrants, c’est le souvenir de leur mère, et l’appréhension du chagrin qu’elle éprouvera en apprenant leur sort ; on trouva le corps d’un jeune homme qui avait le portrait d’une femme âgée, sa mère sans doute, suspendu à son cou ; de sa main gauche il semblait encore presser ce médaillon sur son cœur. Ici, contre le mur, une centaine de soldats et de sous-officiers français, pliés chacun dans leur couverture, sont rapprochés sur deux rangs parallèles, on peut passer entre ces deux files ; ils ont tous été pansés, la distribution de soupes a eu lieu, ils sont calmes et paisibles, ils me suivent des yeux, et toutes ces têtes se tournent à droite si je vais à droite, à gauche si je vais à gauche. On voit bien que c’est un Parisien, disent les uns. Non, répliquent d’autres, il m’a l’air d’être du Midi. N’est-ce pas, monsieur, que vous êtes de Bordeaux ? me demande un troisième, et chacun veut que je sois de sa province ou de sa ville. La résignation dont faisaient ordinairement preuve ces simples soldats de la ligne, est digne de remarque et d’intérêt. Pris individuellement, qu’était chacun d’eux dans ce grand bouleversement ? Bien peu de chose. Ils souffraient sans se plaindre, ils mouraient humblement et sans bruit. Rarement les Autrichiens blessés et prisonniers ont voulu braver les vainqueurs ; cependant quelques-uns refusent de recevoir des soins dont ils se défient, ils arrachent leurs bandages et font saigner leurs blessures ; un Croate a pris la balle qu’on venait de lui extraire et l’a lancée au front du chirurgien ; d’autres demeurent silencieux, mornes et impassibles ; en général ils n’ont pas cette expansion, cette bonne volonté, cette vivacité expressive et liante qui caractérise les hommes de la race latine, toutefois, la plupart sont loin de se montrer insensibles ou rebelles aux bons traitements, et une sincère reconnaissance se peint sur leur figure étonnée. Un d’entre eux, âgé de dix-neuf ans, refoulé, avec une quarantaine de ses compatriotes, dans la partie la plus reculée de l’église, est depuis trois jours sans nourriture ; il a perdu un œil, il tremble de fièvre et ne peut plus parler, à peine a-t-il la force de prendre un peu de bouillon ; nos soins le ranimèrent, et vingt-quatre heures plus tard lorsqu’on put le diriger sur Brescia, il nous quitta avec regret, presque avec déchirement ; l’œil qui lui reste et qui était d’un bleu magnifique, exprimait sa vive et profonde gratitude, il pressait sur ses lèvres les mains des femmes charitables de Castiglione. Un autre prisonnier, en proie à la fièvre, attire les regards, il n’a pas vingt ans et ses cheveux sont tout blancs ; c’est qu’ils ont blanchi le jour de la bataille, à ce qu’affirment ses camarades et lui-même. Que de jeunes gens de dix-huit à vingt ans, venus tristement jusque là du fond de la Germanie, ou des provinces orientales du vaste empire d’Autriche, et quelques-uns peut-être forcément, rudement, auront à endurer, outre des douleurs corporelles avec le chagrin de la captivité, la malveillance provenant de la haine vouée par les Milanais à leur race, à leurs chefs et à leur Souverain, et ne rencontreront plus guère de sympathie avant leur arrivée sur la terre de France ! Pauvres mères, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Bohême, comment ne pas songer à vos angoisses lorsque vous apprendrez que vos fils blessés sont prisonniers dans ce pays ennemi ! Mais les femmes de Castiglione, voyant que je ne fais aucune distinction de nationalité, suivent mon exemple en témoignant la même bienveillance à tous ces hommes d’origines si diverses, et qui leur sont tous également étrangers. Tutti fratelli, répétaient-elles avec émotion. Honneur à ces femmes compatissantes, à ces jeunes filles de Castiglione ! rien ne les a rebutées, lassées ou découragées, et leur dévouement modeste n’a voulu compter ni avec les fatigues, ni avec les dégoûts, ni avec les sacrifices. Le sentiment qu’on éprouve de sa grande insuffisance dans des circonstances si extraordinaires et si solennelles, est une indicible souffrance; il est excessivement pénible, en effet, de ne pouvoir toujours ni soulager ceux que l’on a devant les yeux, ni arriver à ceux qui vous réclament avec supplications, de longues heures s’écoulant avant de parvenir là où l’on voudrait aller, arrêté par l’un, sollicité par l’autre, et entravé, à chaque pas, par la quantité d’infortunés qui se pressent au-devant de vous et qui vous entourent ; puis, pourquoi se diriger à droite, tandis qu’à gauche il y en a tant qui vont mourir sans un mot amical, sans une parole de consolation, sans seulement un verre d’eau pour étancher leur soif ardente ? La pensée morale de l’importance de la vie d’un homme, le désir d’alléger un peu les tortures de tant de malheureux ou de relever leur courage abattu, l’activité forcée et incessante que l’on s’impose dans des moments pareils, donnent une énergie nouvelle et suprême qui crée comme une véritable soif de porter du secours au plus grand nombre possible ; on ne s’affecte plus devant les mille tableaux de cette formidable et auguste tragédie, on passe avec indifférence devant les cadavres les plus hideusement défigurés ; on envisage presque froidement, quoique la plume se refuse absolument à les décrire, des scènes même plus horribles que celles retracées ici ; mais il arrive que le cœur se brise parfois tout d’un coup, et comme frappé soudain d’une amère et invincible tristesse, à la vue d’un simple incident, d’un fait isolé, d’un détail inattendu, qui va plus directement à l’âme, qui s’empare de nos sympathies et qui ébranle toutes les fibres les plus sensibles de notre être. Pour le soldat rentré dans la vie journalière de l’armée en campagne, après les grandes fatigues et les fortes émotions par lesquelles le font passer le jour et le lendemain d’une bataille comme celle de Solférino, les souvenirs de la famille et du pays deviennent plus impressifs et plus palpitants que jamais. Cette situation est vivement dépeinte par ces lignes touchantes d’un brave officier français, écrivant de Volta à un frère resté en France : Tu ne peux te figurer combien le soldat est ému quand il voit paraître le vaguemestre chargé de la distribution des lettres à l’armée ; c’est qu’il nous apporte, vois-tu, des nouvelles de la France, du pays, de nos parents, de nos amis. Chacun écoute, regarde, et tend vers lui des mains avides. Les heureux, ceux qui ont une lettre, l’ouvrent précipitamment et la dévorent aussitôt ; les autres, les déshérités, s’éloignent le cœur gros, et se retirent à l’écart pour penser à ceux qui sont restés là-bas. Quelquefois on appelle un nom auquel il n’est pas répondu. On se regarde, on s’interroge, on attend : Mort ! a murmuré une voix ; et le vaguemestre serre cette lettre, qui retournera, sans être décachetée, à ceux qui l’avaient écrite. Ils étaient joyeux alors ceux-là, ils se disaient : Comme il sera content lorsqu’il la recevra ! Et, quand ils la verront revenir, leur pauvre cœur se brisera.
Henri Dunant. Un souvenir de Solférino. 1862
11 07 1859
Napoléon III a renoncé à pousser son avantage et lance les préliminaires de paix de Villafranca. Cavour, se sentant trahi par son allié, démissionne.
25 08 1859
Après vingt-cinq ans de guerre contre les Russes, l’imam Chamil, chef religieux du Daghestan, – l’actuelle Tchétchénie – dépose les armes face au gouverneur Buriatinsky.
27 08 1859
Jusqu’alors, pour avoir le pétrole qui remplaçait avantageusement l’huile de baleine pour les lampes à huile, on se contentait de creuser des tranchées dans le sol. Le premier à récolter le pétrole en Pennsylvanie est un fermier de Titusville qui parvient à éponger, bon an mal an, de vingt à trente barils. Cela avait donné des idées à George Bissell, un investisseur, qui crée la Seneca Oil Company et acquiert des milliers d’hectares dans l’espoir d’y récolter du pétrole. Bissell engage Edwin Drake, 40 ans, un ancien conducteur de train, qui préférera se faire passer pour colonel, pour recenser les zones de suintement. Malheureusement, elles sont peu nombreuses et pas rentables. Alors Drake propose de forer le sol pour chercher la source en imitant les puits de saumure. Bissell acquiesce. Il engage oncle Billy Smith, un Noir spécialiste de ces puits, et projettent de forer un puits de 300 mètres ! mais sitôt atteint 5 mètres, le puits s’effondre. Il faut tout reprendre à zéro. C’est alors qu’il a l’idée d’empiler des tuyaux en fonte dans le puits pour se protéger des effondrements et faire passer le trépan de la foreuse à l’intérieur. Le procédé permet également d’éviter les infiltrations d’eau. On parvient ainsi à forer un mètre par jour. Enfin le pétrole commence à suinter au fond du puits, à 21 m. Au départ, la production est faible, environ 25 barils de pétrole brut par jour. Certains jours, elle s’effondre même totalement. Mais la méthode a prouvé son efficacité. La ruée vers l’or noir peut commencer. Tous ceux qui se moquaient de Drake se mettent l’imiter… Des centaines, des milliers de derricks. Mais Drake n’a pas pensé à prendre les brevets nécessaires pour protéger sa méthode de forage ! L’argent qu’il gagne est perdu dans la crise financière qui suit la guerre de Sécession. Il achève misérablement son existence, et meurt à Bethlehem en 1880. Pendant une trentaine d’années, le boom pétrolier reposera essentiellement sur la production de lumière. Beaucoup plus tard, quand on aura pris conscience du revers de la médaille : pollution etc…, quand on en aura trouvé un peu partout dans le monde, les Africains l’affubleront du joli nom de Crotte du diable.
Lorsque l’énergie impulsant nos sociétés provenait de l’exploitation du cheval, chacun avait en permanence sous les yeux les bêtes qui fournissaient la force. Lorsque l’on se chauffait au bois, chacun pouvait vaquer dans les forêts. Lorsque l’on utilisait la force de l’esclave, on côtoyait celui-ci en permanence. On entretenait un rapport localisé, une relation de voisinage, concrète et inscrite dans un espace perceptible avec la source d’énergie dont on se nourrissait. Mais aujourd’hui, notre veau d’or… noir vient de loin. Nous ignorons tout de lui.
[…] Dans Le plein s’il vous plait, Jean-Marc Jancovici et Alain Granjean calculent que, pour dégager le montant d’énergie d’un seul litre d’essence (10 kWh), il faudrait mettre à l’ouvrage cent paires de bras pendant une journée. Chaque réservoir de voiture contient donc à lui seul l’équivalent énergétique d’un boutre yéménite rempli jusqu’au plat-bord de musculeux numides pendant la traite arabe.
Sylvain Tesson. L’or noir des steppes. Arthaud Paris 2007
[…] Pendant le forage du puits – qui s’opérait dans un grand bouleversement de la terre, faisait trembler l’épiderme du sol, ce qui m’excitait beaucoup – on intercepta une nappe de salpêtre à environ deux cents mètres et, ensuite, on découvrit un autre immense réservoir de gaz. Le gaz rejetait le vieil océan avec une rare violence.
C’était un hiver très rigoureux et l’eau recouvrit bientôt le derrick de glace, formant une brillante cheminée glacée de vingt mètres de haut. L’eau était pulsée dans ce conduit, à des intervalles d’à peu près une minute et elle jaillissait alors deux fois plus haut. Après cela, venait une autre grande poussée de gaz, qui continuait jusqu’à ce que la pression souterraine se relâche, l’eau recommençait alors à s’accumuler et était de nouveau rejetée. Quand le derrick fut recouvert de glace, le gaz qui s’échappait du puits s’enflammait fréquemment, et l’effet, surtout la nuit, de cette fontaine d’eau et de feu, qui s’élevait à quarante mètres à travers une haute cheminée de glace transparente et illuminée, était d’une indescriptible beauté.
J’ai de nouveau visité le site en 1917. Un tuyau à gaz de cinq centimètres de diamètres avait été fixé à l’orifice du puits, et le gaz s’échappait toujours avec une puissance et un volume étonnants. On l’entendait à plus d’un kilomètre. La pression était de cinquante-deux kilos au centimètre carré, d’après le rapport de M. Petr Neff. Le jet de feu formait une flamme de six mètres de long, aussi grosse qu’une barrique. Le gaz arrivait en quantité suffisante pour illuminer une grande ville. Imaginez-vous un volcan.
Dix ans plus tard, une information personnelle venant de M. Neffe m’assura que ces puits continuaient à souffler, et qu’il fabriquait, à partir de ce gaz, une quantité raffinée de noir de carbone.
D’autres puits furent forés ; d’autres soubresauts, d’autres résistances et d’autres bouleversements souterrains se produisirent. En 1918, un puits situé à douze kilomètres au sud-est du nouveau village, à une profondeur de cinquante mètres, toucha du gaz captif, ce qui fit gicler tous les instruments et tous les outils dans l’air. On dit qu’une grande quantité de sable s’échappa également d’un bloc de roche, pesant plusieurs kilos, fut projeté sur une grange, à quarante perches de là. Le puits fut ensuite comblé de ciment, après que la forte pression de gaz ait diminué.
En 1919, à huit kilomètres au nord-ouest de ce même village fatal, un puits profond d’une trentaine de mètres garantissait une certaine quantité de gaz, qui fut par la suite utilisé pendant de nombreuses années pour l’éclairage, ce qui donnait, le soir, un air assez vieillot à tout ce voisinage éclairé au gaz. En 1920, des explosions conséquentes et importantes au sud du village, cependant, révélèrent la présence d’autres poches de gaz incontrôlables. Les grenouilles de bénitier crurent que l’enfer venait de s’ouvrir et qu’on était à deux jours de la fin du monde.
Après avoir brûlé librement pendant deux ans, carbonisant tout dans un rayon de huit cents mètres, le feu infernal des entrailles de la terre décrut suffisamment pour qu’on puisse creuser deux puits de secours de chaque côté, même si, par la suite, des flammes pernicieuses se mirent à jaillir, sans aucune possibilité de contrôle, par ces nouvelles failles, si bien qu’on pouvait lire le journal en ville, la nuit, à la simple lumière de ces flammes, pourtant situées à cinq kilomètres de là.
Ensuite, les puits finirent par cracher dans le ciel de l’eau douce plutôt que des flammes, qui s’éteignirent ainsi d’elles-mêmes, transformant le paysage alentour en une horrible gadoue de cendres et de boue, même si, deux ans plus tard, sur cette même étendue, apparut le champ le plus vert, une herbe vert émeraude, une prairie calme, plate et sereine, qui cache complètement toute trace de la terreur de l’année précédente, sauf quelques légères tâches de soufre.
À six kilomètres à l’ouest de la ville, dans un boqueteau connu sous le nom de Crab Orchard, une source bouillante jaillit par la suite, que rien ni personne n’avait appelé là. Cette source d’eau douce est en état constant d’ébullition à cause des échappées de gaz. L’eau est bonne à boire, mais l’odeur du gaz qui flotte à la surface de l’eau est chaude et fétide, comme l’haleine de quelques horrible monstre qui planerait, invisible, au-dessus de la source.
Régulièrement, chaque jour, rapporta feu J.F. Henry, entre quatre et cinq heures de l’après-midi, la source déborde : une grande quantité de gaz est alors libérée et, comme si elle était touchée par les étincelles dues à la friction de quelques engrenage tournant dans les sous-sol, elle s’embrase toute seule, et les flammes qui en résultent sautent et jaillissent joyeusement pendant quatre ou cinq heures, jusque dans la nuit, avant de s’éteindre peu à peu. L’hiver, les animaux sauvages – les daims et les lièvres – viennent parfois se réchauffer autour des flammes et les chasseurs se cachent en embuscade pour attendre ces créatures qui viennent là se chauffer. Du coup, de nombreux campements de chasseurs sont installées autour de la source, et les chasseurs nettoient les animaux et les cuisent sur ces mêmes flammes qui, quelques minutes plus tôt, leur avaient procuré joie et chaleur.
Année après année, je suis retourné à New Fredonia, pour apprendre ce que je pouvais de ce travail de la terre. Perché sur une crête proéminente, je pouvais voir, par une sombre nuit, ces lumières qui sortaient de tous les puits, en plus de la source d’eau bouillante et des langues de feu désordonnées dues aux explosions qui avaient lieu là où la terre se fendait et se rompait toute seule. Venant de chaque puits, en rugissant et en bouillonnant, d’élégantes langues de feu jaillissaient dans la forêt, allumant çà et là des feux de broussailles : j’aurais pu alors, tout aussi bien, me trouver à regarder, en sécurité sur mon promontoire, vers l’un des villages en souffrance de l’enfer.
Il y avait un puits, en particulier, bien visible au sud, qui était tout à fait remarquable. Il fournissait de la lumière et du carburant à tout le voisinage, y compris au village mitoyen de Saint Joe. Il était situé dans une vallée entourée de hautes montagnes, qui reflétaient et concentraient la lumière des torches de gaz enflammé. De nombreux conduits partaient de ce puits ; l’un d’eux amenait le gaz directement au cylindre d’un puissant moteur qui, par la pression qui s’ensuivait, devenait d’une remarquable vélocité. Un autre tuyau nourrissait une flamme capable, on le disait, de réduire autant de minerai de fer que la moitié des hauts fourneaux de Pittsburg. Ce moteur, cependant, n’entraînait rien, il se contentait de tourner en rugissant, comme s’il était présenté à quelque exposition, ou comme un animal en cage, piégé à la surface de la terre.
Du feu à l’acier ! Je désirais me plonger dans cette puissance, aussi fort que j’aie jamais désiré me jeter entre les jambes d’une femme.
Je crois que c’est à cause de cela, précisément, que le monde va s’ouvrir dans les années à venir ; l’humanité va s’épanouir comme une merveilleuse rose parfumée. Il est impossible d’imaginer comment nos désirs pourront être assouvis par ce luxe, ni de concevoir les conséquences que cela aura sur notre personnalité : je sais seulement qu’une bonne période, que la paix, ainsi qu’une plus grande et plus profonde intégrité nous attendent.
Malheureusement, Fredonia n’existe plus. Pendant un temps, il y eut dix aciéries dans ce coin, qui utilisaient le gaz dans leurs fourneaux de puddlage et sous leurs chaudières ; une autre douzaine d’usines se préparaient à l’utiliser et de nombreuses autres entreprises ou manufactures avaient commencé à poser des canalisations. Six souffleries de verre fonctionnaient alentour et chaque brasseur local utilisait le gaz. Deux des plus grands hôtels s’en servaient, exclusivement pour faire la cuisine. Pour ce qui était de l’usage général, la ville de Fredonia, jusqu’à ce qu’elle brûle et se carbonise, était sans rivale, avec ses utilisations bon marché, propres, modernes et pratiques du gaz.
Une fois de plus, cependant, les réservoirs finirent par se fissurer et par se rompre franchement, en avalant dans le feu qui se déclencha alors toute trace de la ville. Une végétation sauvage règne là, maintenant : des enchevêtrements de ronces et d’érables, de résineux et de broussailles. La paix règne à la surface, même si le gaz irritable est toujours tapi sous l’épiderme.
Jusqu’à cette aube dorée devant laquelle nous nous tenons maintenant, nos forêts modernes ont été les principales productrices de carburant pour l’humanité, avec le bois de chauffe. Maintenant, il n’y a plus besoin de couper le moindre arbre, sauf pour bâtir un chalet de temps à autre, quand notre pays désire s’étendre, chaque maison devant s’ériger selon nos propres impératifs biologiques. La mer fait vivre une vaste végétation ; mais nous n’avons pas encore appris à l’appliquer à la production de la chaleur. Aussi étrange que cela puisse paraître, les algues qui agitaient leurs gracieuses frondaisons au fond des océans, il y a des millions d’années, fondent aujourd’hui le fer qui servira à manufacturer les tuyaux destinés à apporter leurs éléments transformés jusqu’aux sites d’industries gigantesques et elles réchauffent les demeures des populations qui font marcher ces usines. Des algues au fer ; de l’homme à Dieu.
Ces merveilleuses réserves dureront-elles toujours ? C’est là la question que les possesseurs des millions investis se posent avec anxiété. Probablement, comme on a pu le voir avec le pétrole, certains puits diminueront peu à peu en puissance ; beaucoup cesseront de donner quoi que ce soit, mais d’autres continueront indéfiniment. Mais, tout aussi probablement, de nouvelle réserves seront découvertes, et les demandes croissantes seront satisfaites pendant encore de nombreuses années.
Alexander Winchell 1824-1891. Walks and Talks in the geological field. 1886
1 09 1859
Tempête solaire la plus puissante de l’histoire moderne : c’est l’événement Carrington, du nom du scientifique britannique Richard Carrington, qui en a été le témoin : des aurores jusqu’aux régions tropicales, des courants qui viennent détraquer les réseaux télégraphiques dont certains sont devenus inopérants, d’autres ont pris feu, d’autres encore ont transmis des messages alors qu’il étaient éteints, rapporte Barbara Perri.
16 09 1859
David Livingstone a été nommé consul pour la région du Zambèze. Il découvre le lac Nyassa (aujourd’hui lac Malawi), à bord de ses deux petits vapeurs fluviaux : le Ma-Robert et le Pionnier. Sa femme est de retour… pour 18 mois : elle va mourir, le 12 avril 1862, et sera enterrée à Choupango, sous un baobab des bords du Zambèze, qui va devenir un lieu de pèlerinage pour les indigènes.
16 10 1859
John Brown est blanc, américain et apôtre de l’antiesclavagisme, et ce, jusqu’à prendre les armes… pour, à l’occasion, les retourner contre les esclaves que la liberté n’intéresse pas ! (mais ça, ce n’est pas dit dans la chanson). Il fait partie de l’Underground Railway, réseau crée par une ancienne esclave, Harriet Tubman qui se bornait, en temps normal à aider les esclaves fugitifs. Des chants de voyage à double sens servaient de signal de départ… quand un Negro spiritual parle des Hébreux quittant l’Égypte, le sens caché parlait des esclaves noirs rêvant de quitter le sud.
Il a déjà vengé des massacres d’anti-esclavagistes… par d’autres massacres, tel celui commis au Kentucky en 1856, se fait financer par de riches sympathisants et attaque l’arsenal de Harpers Ferry, en Virginie, avec l’intention de déclencher ainsi une révolte d’esclaves… il va résister deux jours, puis sera arrêté et pendu. Les deux principaux marchés d’esclaves se trouvaient à La Nouvelle Orléans et à Richmond, en Virginie.
Imaginez le tableau : un vieil homme couvert de sang, à moitié mort suite aux blessures qu’on lui avait infligé quelques heures plus tôt. Un homme étendu dans le froid et la poussière, sans sommeil depuis cinquante cinq heures, sans nourriture depuis autant de temps, les cadavres de ses deux fils exposés devant lui, les corps entassés de ses sept compagnons ici et là, une femme et une famille affligées attendant en vain et une cause perdue. Le rêve de toute une vie à jamais évanouie.
W.E.B. Du Bois John Brown
Il lance au gouverneur de Virginie : Vous tous au Sud, préparez-vous au règlement de cette question (…) Vous pouvez disposer de moi très facilement – je suis déjà presque mort -, mais le problème n’est pas réglé pour autant. Cette question des Noirs, nous n’en avons pas encore fini.
La chanson aura les débuts tortueux de bien des chansons – elle était initialement dédiée à un autre John Brown – mais ce n’est qu’une fois attribuée à ce héros qu’elle devient le chant des Yankees pendant la guerre de Sécession. Chantée par Paul Robeson [4], c’est magnifique de puissance contenue…
John Brown’s body lies a-mouldering in the grave,
John Brown’s body lies a-mouldering in the grave,
John Brown’s body lies a-mouldering in the grave,
But his soul goes marching on.
Chœur
Glory, Glory, Hallelujah!
Glory, Glory, Hallelujah!
Glory, Glory, Hallelujah!
His soul goes marching on.
He’s gone to be a soldier in the Army of the Lord
He’s gone to be a soldier in the Army of the Lord
He’s gone to be a soldier in the Army of the Lord
His soul goes marching on.
John Brown’s knapsack is strapped upon his back
John Brown’s knapsack is strapped upon his back
John Brown’s knapsack is strapped upon his back
His soul goes marching on.
John Brown died that the slaves might be free
John Brown died that the slaves might be free
John Brown died that the slaves might be free
But his soul goes marching on.
The stars above in Heaven now are looking kindly down
The stars above in Heaven now are looking kindly down
The stars above in Heaven now are looking kindly down
On the grave of old John Brown
chanté par Gloria Jane
On est à 18 mois du déclenchement de la guerre de Sécession. Le conflit tient à la rupture d’un équilibre probablement trop fragile, impossible à tenir dans la durée et l’étonnant est que la guerre de Sécession n’ait pas eu lieu plus tôt : depuis la fin du XVIII° siècle, une ligne Mason-Dixon délimitait l’extension vers le nord de l’Institution particulière [doux euphémisme pour remplacer le terme esclavagiste ; jusqu’à la fin des années 1850, on compte à peu près quatorze à quinze États abolitionnistes et autant d’esclavagistes, chacun représenté aussi bien par les démocrates que par les Whigs, au sein desquels personne ne souhaite la rupture. C’est l’acquisition de nouveaux territoires, essentiellement ceux gagnés sur le Mexique – Californie, Texas – mais encore les États à créer pour partager l’ex-Louisiane – Kansas, Nebraska – qui va aiguiser à nouveau le conflit : quels vont être les États esclavagistes et quels vont être les Unionistes ? Les compromis seront de plus en plus fragiles, jusqu’à la guerre.
10 11 1859
Napoléon III a renoncé à poursuivre la guerre contre l’Autriche et a donc été le premier à demander l’arrêt des hostilités : il ne pouvait dès lors plus entièrement satisfaire ses protégés piémontais : le Traité de Zürich met fin à la guerre : les Autrichiens abandonnent une partie de la Lombardie à la France… qui la donne au Piémont, mais ils gardent la Vénétie. Les Italiens sont amers.
Première frégate cuirassée lancée à Toulon : La Gloire, conçu par Dupuy de Lôme. Mort du curé d’Ars.
2 12 1859
Victor Hugo a appris la condamnation de John Brown aux États-Unis : l’ensemble de la presse européenne publie sa supplique pour ne pas exécuter la sentence :
AUX ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE
Quand on pense aux États-Unis d’Amérique, une figure majestueuse se lève dans l’esprit, Washington.
Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment :
Il y a des esclaves dans les états du sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des états du nord. Ces esclaves, ces nègres, un homme blanc, un homme libre, John Brown, a voulu les délivrer. John Brown a voulu commencer l’œuvre de salut par la délivrance des esclaves de la Virginie. Puritain, religieux, austère, plein de l’évangile, Christus nos liberavit, il a jeté à ces hommes, à ces frères, le cri d’affranchissement. Les esclaves, énervés par la servitude, n’ont pas répondu à l’appel. L’esclavage produit la surdité de l’âme. John Brown, abandonné, a combattu ; avec une poignée d’hommes héroïques, il a lutté ; il a été criblé de balles, ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombés morts à ses côtés, il a été pris. C’est ce qu’on nomme l’affaire de Harper’s Ferry.
John Brown, pris, vient d’être jugé, avec quatre des siens, Stephens, Copp, Green et Coplands.
Quel a été ce procès ? disons-le en deux mots :
John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermées, un coup de feu au bras, un aux reins, deux à la poitrine, deux à la tête, entendant à peine, saignant à travers son matelas, les ombres de ses deux fils morts près de lui ; ses quatre coaccusés, blessés, se traînant à ses côtés, Stephens avec quatre coups de sabre ; la justice pressée et passant outre ; un attorney Hunter qui veut aller vite, un juge Parker qui y consent, les débats tronqués, presque tous délais refusés, production de pièces fausses ou mutilées, les témoins à décharge écartés, la défense entravée, deux canons chargés à mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geôliers de fusiller les accusés si l’on tente de les enlever, quarante minutes de délibération, trois condamnations à mort. J’affirme sur l’honneur que cela ne s’est point passé en Turquie, mais en Amérique.
On ne fait point de ces choses-là impunément en face du monde civilisé. La conscience universelle est un œil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jurés possesseurs d’esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu’un.
Le regard de l’Europe est fixé en ce moment sur l’Amérique.
John Brown, condamné, devait être pendu le 2 décembre (aujourd’hui même).
Une nouvelle arrive à l’instant. Un sursis lui est accordé. Il mourra le 16.
L’intervalle est court. D’ici là, un cri de miséricorde a-t-il le temps de se faire entendre ?
N’importe ! le devoir est d’élever la voix.
Un second sursis suivra, peut-être le premier. L’Amérique est une noble terre. Le sentiment humain se réveille vite dans un pays libre. Nous espérons que Brown sera sauvé.
S’il en était autrement, si John Brown mourait le 16 décembre sur l’échafaud, quelle chose terrible !
Le bourreau de Brown, déclarons-le hautement (car les rois s’en vont et les peuples arrivent, on doit la vérité aux peuples), le bourreau de Brown, ce ne serait ni l’attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le gouverneur Wyse ; ni le petit état de Virginie ; ce serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande République Américaine tout entière.
Devant une telle catastrophe, plus on aime cette république, plus on la vénère, plus on l’admire, plus on se sent le cœur serré. Un seul état ne saurait avoir la faculté de déshonorer tous les autres, et ici l’intervention fédérale est évidemment de droit. Sinon, en présence d’un forfait à commettre et qu’on peut empêcher, l’Union devient Complicité. Quelle que soit l’indignation des généreux états du Nord, les états du Sud les associent à l’opprobre d’un tel meurtre ; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole démocratique nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis ; si l’échafaud se dressait le 16 décembre, désormais, devant l’histoire incorruptible, l’auguste fédération du nouveau monde ajouterait à toutes ses solidarités saintes une solidarité sanglante ; et le faisceau radieux de cette république splendide aurait pour lien le nœud coulant du gibet de John Brown.
Ce lien-là tue.
Lorsqu’on réfléchit à ce que Brown, ce libérateur, ce combattant du Christ, a tenté, et quand on pense qu’il va mourir, et qu’il va mourir égorgé par la République Américaine, l’attentat prend les proportions de la nation qui le commet ; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent même elle dépasse l’Europe dans de certaines audaces sublimes du progrès, qu’elle est le sommet de tout un monde, qu’elle porte sur son front l’immense lumière libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule épouvanté devant l’idée d’un si grand crime commis par un si grand peuple
Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.
Au point de vue moral, il semble qu’une partie de la lumière humaine s’éclipserait, que la notion même du juste et de l’injuste s’obscurcirait, le jour où l’on verrait se consommer l’assassinat de la Délivrance par la Liberté.
Quant à moi, qui ne suis qu’un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m’agenouille avec larmes devant le grand drapeau étoilé du nouveau monde, et je supplie à mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre République Américaine d’aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown, de jeter bas le menaçant échafaud du 16 décembre, et de ne pas permettre que, sous ses yeux, et, j’ajoute en frémissant, presque par sa faute, le premier fratricide soit dépassé.
Oui, que l’Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus.
Victor Hugo. Hauteville-House, 2 décembre 1859.
John Brown sera pendu le 16 décembre.
1859
Première représentation au théâtre antique d’Orange. Louis Lemoine invente le rouleau compresseur. À l’inspiration du duc de Morny, les lignes ferroviaires concédées par l’État sont réparties en six grandes compagnies : Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, Compagnie d’Orléans, Compagnie du Midi, Compagnie du Nord, Compagnie de l’Est, Compagnie de l’Ouest. Des réseaux d’intérêt local naîtront parallèlement entre la fin du XIX° siècle et le début du XX° siècle, mais fermeront à partir des années 1930, victimes de leur lenteur et de la concurrence routière. Sur plus de 7 000 garçons détenus, on compte 3 245 enfants naturels, orphelins, enfants de parents emprisonnés. Le pharmacien Etienne Poulenc crée à Ivry-Port une usine destinée à la fabrication industrielle des composés minéraux utilisés en photographie et en thérapeutique. Félix Archimède Pouchet, directeur du Museum d’Histoire naturelle de Rouen, membre de l’Académie des Sciences publie : Hétérogénie ou Traité de la génération spontanée. Selon sa théorie, une force plastique peut faire surgir des organismes vivants à partir de débris de plantes ou d’animaux. Cela va être l’un des principaux débats scientifiques de ce milieu du siècle, la controverse étant soutenue par le jeune Pasteur, 37 ans, qui parvient à montrer que chaque fermentation est provoquée par un micro-organisme spécifique ; et pour Pasteur, les microbes sont présents avant le début du processus de fermentation. La commission de l’Académie des Sciences arbitre le duel, et tranche en faveur de Pasteur : la science expérimentale à gagné.
La contestation sur l’originalité scientifique de Pasteur ne s’éteindra pas : C’est là le mot-clé de ses travaux : ceux-ci ont toujours consisté à mettre de l’ordre, à quelque niveau que ce soit. Ils comportent assez peu d’éléments originaux : cela peut surprendre, mais les études sur la dissymétrie moléculaire étaient déjà bien avancées quand Pasteur s’y intéressa, celles sur les fermentations également ; les expériences sur la génération spontanée sont l’affinement de travaux dont le principe était vieux de plus d’un siècle ; la présence de germes dans les maladies infectieuses étudiées par Pasteur a souvent été mise en évidence par d’autres que lui ; quant à la vaccination, elle avait été inventée par Jenner à la fin du XVIII° siècle, et l’idée d’une prévention utilisant le principe de non-récidive de certaines maladies avait été proposée bien avant que Pasteur ne la réalisât ; mais, le plus souvent, ils partent d’une situation très confuse, et le génie de Pasteur a toujours été de trouver, dans cette confusion initiale, un fil conducteur qu’il a suivi avec constance, patience et application.
André Pichot
Pasteur donne parfois même l’impression de se contenter de vérifier des résultats décrits par d’autres, puis de se les approprier. Cependant, c’est précisément quand il reprend des démonstrations laissées, pour ainsi dire, en jachère, qu’il se montre le plus novateur : le propre de son génie, c’est son esprit de synthèse.
Patrice Debré
Prenant prétexte du meurtre de missionnaires, la France bombarde Tourane et occupe Saïgon, petite agglomération promise à devenir le grenier du Viet-Nam, alors nommée Cochinchine : c’est le temps des amiraux : Rigaud de Genouilly, Bonnard, La Grandière, Dupré, qui ne prendra fin que 20 ans plus tard avec l’arrivée des républicains au pouvoir : Charles Le Myre de Vilers inaugure le régime civil. Le rôle politique de Saïgon déclinera quand la capitale de la Cochinchine deviendra Hanoï, en 1902.
Premier coup de pioche du Canal de Suez : en 1832, Ferdinand de Lesseps était arrivé en Égypte pour y occuper le poste de vice-consul. Le règlement sanitaire exigeait qu’il séjourne au lazaret d’Alexandrie : son supérieur l’aide à tuer le temps en lui fournissant un peu de lecture, parmi lesquelles le rapport que Jean-Marie le Père a remis au Premier Consul Bonaparte le 6 décembre 1800, sur le projet de percement d’un canal entre la Mer Rouge et la Méditerranée, conçu lors de l’expédition d’Égypte : il creusera l’idée… jusqu’à ce qu’elle devienne canal.
Au passage, il a été chargé par le pacha Méhémet Ali de faire faire des exercices à son fils Muhammad Saïd pour lui faire perdre son lard : quelques années plus tard, en 1854, quand ce qu’il restait de Muhammad Saïd fût installé au pouvoir, avec la fonction de vice-roi d’Égypte et le nom de Saïd Pacha, la proposition faite par de Lesseps de creuser un canal fût envisagée très favorablement, malgré les risques encourus, car avec avis défavorable du sultan ottoman, dont Saïd n’était qu’un vassal [au moins formellement car de fait, l’Égypte était devenue indépendante avec Mehmet Ali dès 1805 avant de devenir quasiment un protectorat anglais], et du Royaume-Uni, qui craignait – avec raison – que les Français ne s’implantent dans l’isthme de Suez.
Lesseps, aux qualités de diplomate contestables – il s’était fait virer pour avoir manqué de prudence en Italie – devint entrepreneur, se mettant en quête d’argent, passant par le statut d’une compagnie privée agissant dans le cadre d’une concession : il émet des actions en bourse, qui rencontrent un vif succès : 200 millions de franc-or. Les travaux débutèrent le 25 avril 1859 : 163 km à creuser, sur 54 m. de large et 8 m. de profondeur. Saïd instaure la corvée qui permet une main d’œuvre gratuite de 20 000 fellahs. Mais les travaux seront arrêtés en 1863, Ismaïl Pacha s’opposant à la corvée mise en place par son prédécesseur. Napoléon III interviendra, suggérant de rétribuer les ouvriers et d’employer des machines : l’utilisation d’excavatrices dernier cri et de dragues flottantes n’empêcha pas d’avoir recours à une ahurissante quantité d’ouvriers : on parle de 1.5 million. Tout cela coûte plus cher que prévu et il faudra trouver encore de l’argent. Mais il en viendra à bout. La Grande Bretagne essaiera par tous les moyens de s’opposer à ces travaux : Palmerston, le Premier Ministre, y voyait une menace dirigée contre les Indes, et soupçonnait le gouvernement français de chercher là un prétexte pour intervenir dans les affaires troubles du Moyen-Orient.
L’intérêt de l’affaire n’était pas si évident que cela : pour les marchandises, on évitait certes une rupture de charge, toujours très coûteuse en main d’œuvre et en temps ; mais l’opération était possible et très pratiquée, car il existait alors déjà une liaison ferroviaire entre Alexandrie et Suez. Quant au transport des voyageurs, ce train assurait un passage rapide de la Méditerranée à la Mer Rouge. Ainsi, en 1862, Jules Siegfried, négociant du Havre, met 20 jours pour aller de Marseille à Bombay quand le même voyage via le Cap aurait alors pris 3 mois.
Il s’en passe de belles au monastère Sant’Ambrogio della Massima, au cœur de Rome, occupé depuis 1828 par des religieuses cloîtrées du tiers ordre de Saint François :
Tout ce linge sale va se laver en famille devant un tribunal de l’Inquisition mené par le Dominicain Sallua, ce qui permettra d’apprendre qu’un des confesseurs les plus compromis était un des principaux artisans du dogme de l’infaillibilité pontificale qui sera proclamé le 18 juillet 1870 ! Mais à partir de 1998 les chercheurs pourront accéder aux archives de la Congrégation pour la doctrine de la foi qui recèlent, entre autres celles de la Sacrée Inquisition romaine et universelle, et dès lors des ouvrages sortiront en librairie.
_________________________________________________________________________________________________
[1] Les Anglais utilisaient avec un cynisme consommé la vanité stupide des roitelets locaux : l’un d’eux, pour avoir hébergé des Européens réchappés des mutins cipayes d’une garnison voisine, s’était vu proposé la récompense de son choix : ce fût d’accéder en voiture jusqu’au porche de la Résidence du gouverneur britannique, les autres roitelets devant s’arrêter avant, à des emplacements spécifiés !
[2] Il n’est pas bien étonnant que l’affaire ait tourné au vinaigre, puisque dès le départ, c’est de la pure sottise que d’affirmer qu’un lac puisse être la source d’un fleuve : un lac, puisqu’il se déverse, est de ce fait alimenté par une ou plusieurs rivières ; donc c’est la source de l’une de ces rivières qui est la source du fleuve où se déverse le lac.
[3] La gutta-percha est une gomme issue du latex naturel de feuilles d’arbres de l’espèce Palaquium Gutta et de plusieurs espèces voisines de la famille des Sapotaceae
[4] Paul Robeson, Noir américain et communiste, s’était réfugié au Canada en plein maccarthysme.