1° janvier 1860 à mars 1861. La Savoie devient française. Les « Mille » de Garibaldi. 18436
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Publié par (l.peltier) le 11 octobre 2008 En savoir plus

1 01 1860 

La ville de Paris annexe les 24 communes qui se trouvent entre le mur des Fermiers Généraux (actuels Grands Boulevards) et l’enceinte militaire de Thiers (le tracé des Maréchaux) : Belleville, Grenelle, Vaugirard, Auteuil, Passy, Montmartre, Charonne, la Villette, (le hameau de Clignancourt), Batignolles-Montceau, Bercy, La Chapelle Saint-Denis, Aubervilliers, Bagnolet, Clichy, Gentilly, Issy-les-Moulineaux, Ivry, Montrouge, Neuilly-sur-Seine, Pantin, Pré Saint Gervais, Saint Mandé, Saint-Ouen, Vanves.

13 01 1860   

La cote 0,40 m de l’échelle de marée du fort Saint Jean à Marseille est officialisée comme niveau moyen de la Méditerranée. Ce zéro est appelé zéro Bourdalouë. De 1857 à 1864, Paul Adrien Bourdalouë crée un réseau de lignes de base qui passent par toutes les Préfectures, matérialisé par un canevas de 15 000 repères en fonte scellés : ce sont les premières lignes de niveau de la France.

À la fin du XIX° siècle, de 1884 à 1922, Charles Lallemand améliorera le réseau existant et affinera le niveau 0 qu’il fixera à la cote 0,329 m de l’échelle de marée de Marseille. Il se trouve donc 71 mm au-dessous du zéro Bourdalouë.

Le réseau NGF – Nivellement Général de la France : établi de 1962 à 1969 par l’Institut géographique national. On a conservé comme point de départ le zéro normal défini par Lallemand. Le zéro de nivellement est à 1,661 m sous le repère fondamental situé dans le local du marégraphe de Marseille, au n° 174 de la Corniche.

Marégraphe à Marseille - PA13000040 - Monumentum

marégraphe de Marseille

repère Bourdalouë

Un repère du réseau NGF-IGN69 à Haudonville (Meurthe-et-Moselle).

Le 1° décembre 1860, à l’heure de midi, par un soleil d’hiver provençal, un temps clair, luisant, splendide, les Marseillais effarés virent déboucher sur la Canebière un Teur, oh mais un Teur !… Jamais ils n’en avaient vu comme celui-là : et pourtant, Dieu sait s’il en manque à Marseille des  Teurs !

Le Teur en question, ai-je besoin de vous le dire ? c’était Tartarin, le grand Tartarin de Tarascon, qui s’en allait le long des quais, suivi de ses caisses d’armes, de sa pharmacie, de ses conserves, rejoindre l’embarcadère de la compagnie Touache, et le paquebot Le Zouave, qui devait l’emporter là-bas.

L’oreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l’odeur de la mer, Tartarin rayonnant marchait, ses fusils sur l’épaule, la tête haute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux port de Marseille qu’il voyait pour la première fois, et qui l’éblouissait… Le pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu’il s’appelait Sinbad le Marin, et qu’il errait dans une de ces villes fantastiques comme il y en a dans les Mille et une nuits.

C’était à perte de vue un fouillis de mâts, de vergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tous les pays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains… Les navires au ras du quai, les beauprés arrivant sur le quai comme des rangées de baïonnettes. Au-dessous des malades, les déesses, les saintes vierges et autres sculptures de bois peint qui donnent le nom au vaisseau ; tout cela mangé par l’eau de mer, dévoré, ruisselant, moisi … De temps en temps, entre les navires, un morceau de mer, comme une grande moire tâchée d’huile… Dans l’enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant de jolies taches sur le ciel bleu, des mousses qui s’appelaient dans toutes les langues.

Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés d’huile et de soude, tout un peuple de douaniers, de commissionnaires, de portefaix avec leurs bogheys attelés à de petits chevaux corses.

Des magasins de confection bizarres, des baraques enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchands de singes, des perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des bric à brac fantastiques où s’étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosses lanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieux cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettes marines du temps de Jean Bart et de Duguay-Trouin. Des vendeuses de moules et de clovisses accroupies et piaillant à côté de leurs coquillages. Des matelots passant avec des pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins de poulpes qu’ils allaient laver dans l’eau blanchâtre des fontaines.

Partout, un encombrement prodigieux de marchandises de toute espèce : soieries, minerais, trains de bois, saumons de plomb, sucres, caroubes, colzas, réglisses, cannes à sucre. L’Orient et l’Occident pêlemêle. De grands tas de fromages de Hollande que les Génoises teignaient en rouge avec leurs mains…

Là-bas, le quai aux blés ; les portefaix déchargeant leurs sacs sur le quai du haut de grands échafaudages. Le blé, torrent d’or, qui roulait au milieu d’une fumée blonde. Des hommes en fez rouge, le criblant à mesure de grands tamis de peau d’âne, et le chargeant sur des charrettes qui s’éloignaient suivies d’un régiment de femmes et d’enfants avec des balayettes et des paniers à glanes… Plus loin, le bassin de carénage, les grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu’on flambait avec des broussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les vergues trempant dans l’eau, l’odeur de la résine, le bruit assourdissant des charpentiers doublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre [ce qui mettait la coque à l’abri des tarets, un mollusque bivalve des mers chaudes à même de percer des trous de la taille en diamètre et en longueur d’un stylo Bic. ndlr].

Parfois, entre les mâts, une éclaircie. Alors, Tartarin voyait l’entrée du port, le grand va-et-vient des navires, une frégate anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavée, avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick marseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et à l’arrière un gros capitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manœuvre en provençal. Des navires qui s’en allaient en courant, toutes voiles dehors. D’autres là-bas, bien loin, qui arrivaient lentement, dans le soleil comme en l’air.

Et puis tout le temps un tapage effroyable, roulement de charrettes ; oh hisse des matelots, jurons, chants, sifflets des bateaux à vapeur, les tambours et les clairons du fort Saint-Jean du fort Saint-Nicolas, les cloches de la Major, des Accoules, de Saint-Victor ; par là-dessus le mistral qui prenait tous ces bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les confondait avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage, héroïque comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de partir, d’aller loin, d’avoir des ailes.

C’est au nom de cette belle fanfare que l’intrépide Tartarin de Tarascon s’embarqua pour le pays des lions !…

Alphonse Daudet. Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon. 1872

Fichier:Alphonse Moutte -Débarquement des blés.jpg — Wikipédia

Débarquement des blés à Marseille. Alphonse Moutte

21 01 1860 

Attendu par tous les patriotes italiens, Cavour revient au pouvoir comme premier ministre du roi de Piémont Sardaigne, Victor Emmanuel II.

Papa Camillo, malicieux, astucieux, dictateur souriant et optimiste, excellent manœuvrier parlementaire, disposant d’agents parisiens, avait besoin de l’appui de Napoléon III pour réaliser l’unité italienne. Après les cadeaux reçus aux traités de Zurich, il a accepté de se séparer de la Savoie et de Nice, à condition que les populations concernées se prononcent par référendum. Ce rattachement impliquait que la France s’engage à respecter la neutralité de la Zone de la Savoie du Nord définie par le Congrès de Vienne de 1815. En France, c’est Édouard Thouvenel, favorable à l’Italie, qui arrive aux Affaires Étrangères.

La jeune puissance piémontaise devait impérativement trouver le moyen de chasser d’Italie les troupes et les administrations étrangères. L’un des principaux mérites de Cavour est d’avoir compris que, dans l’état du rapport des forces en Europe, le royaume sarde, même réorganisé et modernisé, même soutenu par un nombre croissant d’adeptes de la cause nationale, était incapable de venir à bout par ses seules forces de la formidable puissance des Habs­bourg. Autrement dit que l’orgueilleuse formule de 1848, Italia farà da se, risquait de n’être qu’un leurre conduisant aux pires déceptions. Avant de réaliser l’unité, il fallait faire sortir la Péninsule de la mouvance autrichienne et Cavour pensait que le seul moyen d’y parvenir était d’obtenir l’appui diplomatique et militaire de la France.

Le choix de Napoléon III n’était pas fortuit. On le savait désireux de détruire l’ordre international instauré par les traités de 1815 et soucieux du sort des nationalités. Proscrit, comme tous les membres de la famille impériale, n’avait-il pas identifié sa cause personnelle avec celle des peuples opprimés par les vainqueurs de Napoléon ? Ne s’était-il pas battu aux côtés des patriotes romagnols contre les forces conjuguées des Habsbourg et de Grégoire XVI, lors de l’insurrection de 1831 ? Son accession à la présidence de la République, puis à l’Em­pire, avait suscité de grands espoirs.

Cavour n’ignore pas toutefois qu’il existe auprès de l’empereur de puissants avocats de la non-intervention en Italie. Ce sont d’abord les catholiques dont Napoléon III n’a eu qu’à se louer au lendemain du coup d’État et qui redoutent qu’une remise en question du statu quo italien ne soit fatale aux États pontificaux. C’est l’impératrice Eugénie, chez qui une piété profonde suscite des alarmes identiques. Ce sont les hommes d’affaires qui craignent les effets déstabilisateurs d’une politique d’aventures, et c’est enfin le personnel gouvernemental pour qui l’aide éventuellement apportée aux libéraux et aux révolutionnaires italiens est grosse de retombées sur la politique intérieure française.

Il est vrai que le Premier ministre piémontais ne manque pas d’ap­puis solides dans l’entourage de Napoléon III. Son oncle, le roi Jérôme, les enfants de celui-ci, le prince Napoléon-Jérôme, que l’idée de libérer l’Italie renvoie aux souvenirs glorieux d’Arcole et de Marengo, et sa sœur la princesse Mathilde, le marquis italien Pepoli, petit-fils de Murat et cousin de l’empereur, le directeur des affaires politiques du ministère des Affaires étrangères Benedetti, Corse de naissance mais Italien de cœur, poussent l’empereur à agir.

Pierre Milza. Histoire de l’Italie. Arthème Fayard 2005

24 01 1860  

Étienne Lenoir, né au Luxembourg [indépendant depuis 1839], devenu belge puis naturalisé français, dépose un brevet pour un moteur dilaté par la combustion du gaz de l’éclairage enflammé par l’électricité, un moteur à simple effet et à deux temps, dont le principe est le suivant :

Dans le premier temps, le piston s’éloigne du fond du cylindre, aspire le mélange de gaz d’éclairage et d’air ; vers le milieu de sa course l’ouverture d’aspiration est fermée, une étincelle éclate au fond du cylindre et produit l’explosion ; la fin de la course est motrice du fait de la détente des gaz brûlés. Dans le second temps, le piston, en revenant sur ses pas, chasse dehors les gaz de combustion par une soupape d’échappement commandée mécaniquement par le moteur. Le moteur consomme 3 000 litres par cheval-heure. Lenoir le fabrique en 1860 en 400 exemplaires, 10 qui servent notamment, l’année suivante, à faire fonctionner sur la Seine le premier bateau à moteur. Ce moteur consomme 18 l/h de mélange gazeux pour développer une puissance de deux chevaux. Le brevet sera  amendé à six reprises. Lenoir réalise un moteur à quatre temps en se basant sur le principe du cycle de Beau de Rochas : son automobile à moteur à gaz parcourt 9 kilomètres de Paris à Joinville-le-Pont en trois heures (3 km/h).

Wikipédia

24 03 1860  

Traité d’annexion de la Savoie à la France.

22 04 1860  

Par référendum, les Savoyards et les Niçois plébiscitent leur rattachement à la France, (61 430 Oui , 160 Non en Haute-Savoie, 69 100 Oui, 75 Non en Savoie).

Le comté de Nice, trop petit pour faire un département, prit une partie du Var… et c’est ainsi que le fleuve Var cessa de couler dans le département du Var pour couler dans celui des Alpes Maritimes.

Ce rattachement de la Savoie à la France ne pût se faire sans respecter des traditions séculaires remontant à l’indépendance de la ville de Genève et ce fût l’extension considérable – les deux tiers du département – des zones franches existant déjà… qui finit par faire naître dans toute la France un réel mécontentement, tant elle mettait à mal le principe de l’égalité de chacun devant la loi. L’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît à première vue, et il s’en fallut de peu que les arrondissements actuels de Bonneville, Thonon et la plus grande part de celui de St Julien, ne deviennent suisses. Cela correspondait aux anciennes provinces du Faucigny et du Chablais. Il faut remonter à Henri IV pour retrouver l’origine d’une forte tradition politique de Genève : la ville prend son indépendance en 1535 en chassant son prince évêque ; son territoire est petit, ne lui permet pas d’autonomie et elle doit assurer sa sécurité et son approvisionnement ; elle n’est liée à ses voisins du nord – Berne et Fribourg – que par des accords et ne deviendra membre de la Confédération Helvétique qu’en 1815. Au sud, elle est entourée de campagnes qui représentent une source d’approvisionnement qui, pour être régulier et sans retenue, doit être libre de toute imposition ; les traités sur ces franchises ne manqueront pas :

Toutes hostilités cesseront de part et d’autre et la liberté du commerce sera rétablie.

Traité de saint Julien du 19 octobre 1530.

La liberté des passages et du commerce sera garantie.

Traité de Lausanne du 15 octobre 1564.

Le traité de Lyon – 16 juillet 1601 – mit fin à l’occupation de la Savoie par la France, moyennant quelques cessions territoriales, et accorda des franchises au pays de Gex, lesquelles furent renouvelées par Louis XVI à la demande de Voltaire, en 1775.

Le commerce et trafic demeurera libre de part et d’autre, tant pour les personnes que pour toutes sortes de marchandises, vivres, blés, vins et autres denrées, sans aucune prohibition, restriction ou limitation.

Traité de Saint Julien du 16 juillet 1603.

Il y aura liberté réciproque du commerce.

Traité de Turin de 3 juin 1754.

L’escalade des 300 mercenaires que Charles Emmanuel y envoya en 1602, pour s’en emparer, conforta le souci de sa sécurité.

La suite ne fera que renforcer cette exigence : le Congrès de Vienne du 9 juin 1815 étend le privilège de la neutralité helvétique à la Savoie, qui retourne dans le giron de roi de Piémont-Sardaigne, au nord d’Ugine, Faverges et Lescheraines, et de là, du Lac du Bourget jusqu’au Rhône, moyennant la cession à Genève de 16 communes savoyardes, lui permettant ainsi de se constituer en canton. Ces dispositions seront confirmées dans le Traité de Paris du 20 Novembre 1815 et dans le Traité de Turin du 16 mars 1816 : […] en conséquence, toutes les fois que les puissances voisines de la Suisse se trouveront en état d’hostilité ouverte ou imminente, les troupes de Sa Majesté le Roi de Sardaigne qui pourraient se trouver dans ces provinces, se retireront et pourront à cet effet passer par le Valais, si cela devient nécessaire ; aucunes autres troupes armées d’aucune autre puissance ne pourront traverser ni stationner dans les provinces et territoires susdits, sauf celles que la Confédération suisse jugerait à propos d’y placer ; bien entendu que cet état de choses ne gêne en rien l’administration de ces pays, où les agents civils de Sa Majesté le Roi de Sardaigne pourraient aussi employer la garde municipale pour le maintien du bon ordre.

La concession pouvait sembler de taille de la part du Roi de Sardaigne, mais ne faisait que refléter l’état d’esprit d’alors à Turin, où ce qui se passait au-delà des Alpes ne revêtait plus la même importance… le duc de Savoie, devenu Roi de Sardaigne avait quitté Chambéry pour Turin depuis 1563 : affari interni… affari eterni. Victor Emmanuel I° rétablit l’ancien régime. Les départements furent supprimés, l’état civil à nouveau tenu par les prêtres et le mariage civil supprimé.

Ce ne fût là que le résultat a minima des négociations menées par Genève, dont les responsables étaient partagés entre une annexion pure et simple du Chablais et du Faucigny (libéraux progressistes, soutenus par l’ensemble de la coalition des vainqueurs, soucieux de voir Genève se protéger d’une nouvelle invasion française), et un refus d’annexer des territoires catholiques, qui auraient risqué de déstabiliser la Rome protestante : cette dernière tendance l’emporta finalement, et le négociateur suisse, Pictet de Rochemont, se contenta de la création de cette zone militairement neutre.

En janvier 1860, Jacques Châtrier, député de Bonneville et promoteur de l’extension de la zone franche, en vue de dissuader les partisans de la Suisse, déclarait au parlement de Turin : N’en doutez pas, l’Helvétie a ses partisans. Un pays qui ne paie pas d’impôts, qui n’est pas privé, par la levée militaire et un service permanent, de la fine fleur de sa jeunesse, ce pays-là a un prestige qui vaut bien celui des trois couleurs.

Le 29 janvier 1860, à Chambéry, une manifestation de 3 000 personnes envoie une députation chez le gouverneur du roi… qui télégraphie à Turin : la réponse fût des plus tranquillisantes : les bruits d’annexion sont faux, jamais le roi n’a pensé à céder ou à échanger la Savoie.

Le 31 janvier 1860, Napoléon III (qui a été citoyen suisse) déclare à M. Kern, ministre suisse à Paris : Si l’annexion devait avoir lieu, je me ferais un plaisir, par sympathie pour la Suisse à laquelle je porte un intérêt tout particulier, de lui abandonner, comme son propre territoire et comme une partie de la Confédération helvétique, les provinces du Chablais et de Faucigny. Ces déclarations seront reprises les 6 et 7 février à Berne et Genève. La Suisse fait alors campagne dans la Savoie du Nord en faveur de son rattachement à la Confédération Helvétique : elle recueille 13 651 signatures de libéraux, soit le quart des votants, incluant les savoisiens résidant à Genève, au nombre de 21 450. (Genève comptait alors 82 000 habitants)

En février 1860, Friedrich Engels publie une étude : La Savoie, Nice et le Rhin. Il a quelques raisons de connaître la question : sa nièce est la gouvernante de Mgr Rendu, alors évêque d’Annecy et lui-même a été le précepteur des filles du député genevois James Fazy et son secrétaire particulier. James Fazy a voté la Constitution de 1848 : Il est absolument caractéristique qu’aucun des pays qui ont été annexés par la France de 1792 à 1812 n’a le moindre désir de retourner sous les ailes de l’Aigle (impérial). On s’est approprié les fruits de la première révolution française, mais on n’a pas le cœur de supporter la rigoureuse centralisation administrative, le système préfectoral, l’infaillibilité des Apôtres de la Civilisation envoyés de Paris.

Si cette circonstance (la barrière des Alpes) est un motif pour la séparation d’avec le Piémont, elle ne l’est en aucune façon pour l’annexion à la France, parce que la métropole commerciale de la Savoie est Genève ; à cela contribue, outre la position géographique, la sagesse de la législation douanière helvétique et les vexations de la douane française. Mais malgré la langue, l’origine commune et la chaîne des Alpes, les Savoisiens ne montrent pas la moindre inclination à jouir des institutions impériales de la grande mère patrie française. En eux vit le sentiment traditionnel que ce n’est pas l’Italie qui a conquis la Savoie, mais la Savoie qui a conquis le Piémont.

Actuellement, l’état des choses semble le suivant : en général, il n’y a aucun désir de séparer la Savoie du Piémont. Dans la partie la plus élevée du pays, Maurienne, Tarentaise et Haute Savoie, la population est résolument pour le statu quo. En Genevois, Faucigny et Chablais, si jamais devait se produire un changement, l’annexion à la Suisse est préférée à toute autre solution ; il n’y a que ça et là, dans la Basse Savoie et, d’une manière plus générale, dans la noblesse réactionnaire de la région, que se manifeste une tendance à l’annexion à la France. Ces voix sont pourtant si isolées que, même à Chambéry, la très grande majorité de la population s’y oppose résolument et que la noblesse réactionnaire n’ose avouer ses sympathies.

Mi-février 1860, une déclaration part de Chambéry, repoussant comme un crime de lèse patrie toute idée de morcellement ou de division de l’antique unité savoisienne. D’autres voix s’élèvent allant dans le même sens. Napoléon III est embarrassé… il n’a certes pas fait de promesse ferme aux Suisses, mais il s’est tout de même engagé… il faut accorder quelque chose aux Suisses, et aux douze savoisiens libéraux du nord, partisans de leur rattachement à la Suisse, en compensation de l’abandon de cette annexion, et c’est alors l’idée d’Armand Laity, envoyé impérial, de l’agrandissement des anciennes zones franches aux provinces d’alors : Chablais et Faucigny.

Le 21 mars 1860, l’Empereur reçoit une délégation de notables savoyards : Mon amitié pour la Suisse m’avait fait envisager comme possible de détacher, en faveur de la Confédération suisse, quelques parties du territoire de la Savoie, mais, devant la répulsion qui s’est manifestée parmi vous à l’idée de voir démembré un pays qui a su se créer à travers les siècles une individualité glorieuse et se donner ainsi une histoire nationale, il est naturel de déclarer que je ne contraindrai pas, au profit d’autrui, le vœu des populations. Quant aux intérêts politiques et commerciaux qui lient à la Suisse certaines parties de la Savoie, il sera facile, je crois, de les satisfaire par des arrangements particuliers.

*****

De fait, dès 1859, la Suisse, en bon chien de garde, entendait partager le déjeuner.

M. L. Paul Dubois. Suisse et Savoie. La zone franche de la Haute Savoie. Revue des 2 mondes 1912.

Existaient donc déjà :
La zone sarde de Saint Julien – pays de Gex – datant du traité de Turin, en 1816, entre Suisse et État sarde.
La zone sarde de Saint Gingolph établie en 1829 par la Chambre royale des Comptes de Sardaigne.
Elles représentaient un territoire de 640 km². La Savoie du Nord, notre actuelle Haute Savoie, à peu de choses près, en occupait 4 445. Et c’est une zone de 3 790 km² qu’instituait le décret loi du 12 juin 1860, dont les frontières au sud, étaient la rivière des Usses, et la ligne de partage qui sépare le bassin de l’Arve des bassins du Fier et de l’Arly : soit le Rhône de Genève à Seyssel, puis Frangy, Cruseilles, Col d’Évire, Rocher de Lachat, le Grand Bornand, col de la Colombière, Pic de Jalouvre, Pointe Percée, Pointe Pelouse, Pointe de Christomet, col de Very, Mont Tondu : ce tracé ne faisait que reprendre les anciennes limites de l’évêché de Genève.

Tant en surface qu’en population – 171 000 habitants sur 255 737 – cela représentait les deux tiers du département.

En matière de plébiscite, Napoléon III n’en était pas à son coup d’essai ; il avait déjà pratiqué la chose par deux fois, en 1851 et 1852, pour rétablir le régime consulaire, puis l’empire, et il savait donc ce que manipuler veut dire. Et ce référendum fût en fait analogue aux élections de la plupart des pays africains aujourd’hui, ne respectant pas les procédures annoncées : les troupes piémontaises stationnées en Savoie repartirent sur Turin et furent remplacées par les troupes françaises stationnant jusqu’alors en Lombardie et le 21 avril, un bataillon d’infanterie stationnait à Chambéry ; les syndics susceptibles de ne pas dire oui furent invités à démissionner et les récalcitrants furent révoqués ; certains responsables brandirent même la menace de Cayenne pour les opposants à l’annexion, et, les 2 jours du vote, les bulletins Non n’étaient pas distribués, il n’y avait pas d’isoloir et les seuls bulletins à disposition étaient rédigés Oui et Zone. Bref, puisqu’il faut bien appeler un chat un chat, ce fût une mascarade plutôt sinistre, qui permit d’obtenir sans long discours un résultat qui prit évidemment le nom de plébiscite : 96,5 % des inscrits votèrent, et parmi les votants, 99,8 % votèrent OUI et ZONE. En zone franche, sur 47 474 votants, il y eut 47 076 OUI et ZONE.

Les départements : la juste proximité depuis 230 ans ...

Monographie de Thollon les Memises- Haute Savoie

Plaque commémorative du vote dans la salle des audiences solennelles du palais de justice de Chambéry

7. Les zones franches (1) | Archives - République et canton de Genève ...

1. Zone du Pays de Gex, 1815 2. Zone sarde, 1816 3. Zone sarde, 1829 4. Grande Zone française dite de l’Annexion, 1860-1923 Les zones 1, 2 et 3 ont été rétablies en 1934.

1860-1910 : Réunion de la Savoie à la France

Rattachement de la Savoie à la France 1860-1960 - Timbre de 1960 | Savoie, France, Timbres de france

Réjouissez-vous, serrez ces nœuds intimes,
Toi qui descends pour nous des trônes du Mont Blanc,
Et toi, reine toujours des Alpes maritimes,
Qui sent battre ton cœur si près de notre flanc !
C’est le jour où la France étend sur vous son aile,
Un jour de saint transport, de fête solennelle
Et d’un grand avenir l’heureux avant coureur

Joseph Barthélemy, au Théâtre français, le 15 juin 1860

Il reste difficile aujourd’hui de démêler le vrai du faux… la France a mis en œuvre des dispositions qui sont celles de toute puissance colonisatrice : présence militaire le jour du référendum, intimidations, procédures non respectées, fermeture de toutes les écoles universitaires dès le 24 octobre 1860 et mise à la retraite d’office de tous leurs enseignants – il y en avait à Chambéry, Annecy, Saint Jean de Maurienne, Moutiers, Bonneville et Thonon, qui enseignaient la Théologie, le Droit, la Médecine et la Pharmacie -, ouverture d’écoles normales de formation des instituteurs, représentation à l’assemblée nationale par quatre députés alors qu’ils en avaient 20 à Turin. Il ne faut pas oublier que la méfiance des électeurs d’aujourd’hui à l’égard de l’usage du référendum remonte à la réputation douteuse que lui a donné Napoléon III en l’utilisant à ses fins, pour en faire un plébiscite, sans respect réel d’une expression démocratique. Toutefois, les Savoyards avaient déjà montré par le passé qu’ils étaient tout à fait capables de se soulever : ils avaient déjà été annexés 7 fois à la France, savaient très bien que ce pays passait rarement un demi siècle sans engager ou subir une guerre, et qu’en s’intégrant à lui, il leur faudrait aussi épouser ses querelles, ses grandeurs, ses pièges ; il n’était pas trop difficile de penser que son jacobinisme ne tolérerait pas éternellement des privilèges aussi importants que ceux concédés à la zone, aussi bien sous un régime impérial que républicain.

Que la France ait agi sournoisement en ne respectant pas les règles d’un référendum, puis plus tard en annulant les engagements clairs et précis concernant le régime de la zone franche et de la zone neutre, on ne peut que le reconnaître… mais de là à dire que ce Oui massif a été arraché sous la contrainte, c’est accorder bien peu de courage à une population qui n’en manque pas : si une majorité avait été réellement déterminée à dire Non, ce ne sont pas ces intimidations qui l’en auraient empêché. Les partisans de l’indépendance brandissent l’article 55 de la Constitution française de 1958 qui confère aux Traités une autorité supérieure à celle des lois… Soit… les traités de 1815, 1860, n’ont pas été respectés… mais c’est un autre traité, celui de Versailles qui a pris les dispositions annulant celles de 1815 et 1860… Au nom de quoi brandir certains traités et passer les autres à la trappe ?

Le besoin d’une zone indique que la population qui la réclame a tout son commerce avec le peuple voisin et fort peu avec ses propres nationaux. Elle prouve chez nous que nos intérêts industriels et commerciaux sont avec la Suisse et non avec la France.

La Savoie du Nord, 5 Mai 1860.

Qu’en était -il de la situation administrative de la Savoie avant l’annexion ?

La Savoie possédait (avant l’annexion), de nombreux établissements, une bonne organisation administrative et judiciaire, des ressources abondantes et variées, un personnel de fonctionnaires sérieusement organisé… L’administration municipale était paternelle. On y vivait presque en famille, car nulle part, peut-être, l’idée communale n’est aussi puissante qu’en Savoie… Les affaires étaient traitées dans les bureaux d’Intendance avec célérité et promptitude. On y faisait usage d’un très grand nombre de formules imprimées, ce qui, en réduisant de beaucoup le travail purement matériel, permettait de donner plus de temps et de soin à l’étude des affaires. Au reste, l’instruction des affaires était sommaire dans la plupart des cas. On s’attachait plus, et avec raison, au fond qu’à la forme ; en d’autres termes on paperassait le moins possible… Il est juste de déclarer qu’au moment de l’annexion, au point de vue administratif et judiciaire, la législation avait peu à envier à celle qui lui a succédé, et à laquelle elle était même, dans certains cas préférable… Les Savoisiens forment un peuple intelligent, laborieux, susceptible quelquefois jusqu’à l’exagération, mais généralement bienveillant et sympathique pour l’étranger. Si, depuis l’annexion, plus d’un fonctionnaire a quitté sans regrets la Savoie, c’est, il faut le dire hautement, que la plupart d’entre eux ont eu peu de ménagements pour les habitants.

L’avenir se présente donc plus favorable pour les nouveaux fonctionnaires qui seront envoyés en Savoie, et le moment n’est pas éloigné où ces départements annexés n’auront rien à envier à nos plus beaux départements. Située dans une région magnifique, à proximité de Genève, de Lyon, du Dauphiné, de l’Italie, la Savoie offre aux natures d’élite de charmants sujets d’étude, de ravissantes distractions. Là, les faits se pressent, et le plus petit coin de terre a son passé. Souvenirs historiques, archéologiques, poétiques, littéraires, religieux, politiques, faits scientifiques, anecdotiques, légendaires, tout abonde en Savoie : le champ est vaste et la mine d’exploration inépuisable…

Advielle. Étude sur l’Administration en Savoie, avant et depuis l’annexion.

Quant au niveau d’instruction général (une École des Mines existait à Peisey Nancroix depuis le début du XIX° siècle), le nombre d’illettrés en France, au prorata de la population était supérieur à celui de la Savoie et cela était encore à mettre à l’actif des Rois de Piémont Sardaigne, dont le buon governo était un qualificatif peut-être inventé par le Roi, mais partagé et approuvé par ses sujets.

N’oublions tout de même pas que La plupart des réformes réclamées par l’opinion, en France, avaient été, soit introduites, soit amorcées en Savoie bien avant 1789. Deux souverains éclairés : Victor-Amédée II (1680-1730) et Charles-Emmanuel III (1730-1773) avaient conçu et mis en place un programme d’innovations dont le dynamisme avait conduit l’Europe des Lumières à admirer la Savoie pour la volonté réformiste de sa monarchie. Une monarchie qui avait su précéder de plus d’un demi-siècle le grand projet égalitaire porté par les révolutionnaires parisiens de juillet 1789. L’élaboration d’un cadastre en 1730 – le premier d’Europe – avait permis d’établir une certaine égalité devant l’impôt. Les droits seigneuriaux, les privilèges du clergé, la vénalité des charges, les mentalités archaïques, avaient été bannies de Savoie à une époque où, au bord de la Seine, on n’imaginait même pas de prendre la Bastille.

Jean de Pingon. Savoie Française. Histoire d’un pays annexé. Cabédita 1996.

L’économie de la Savoie se trouva profondément modifiée par ce rattachement à la France : le gouvernement signait la même année un traité de commerce avec l’Angleterre, puis les années suivantes, avec la plupart des autres pays d’Europe : pour la Savoie, cette ouverture brutale à la concurrence perturba profondément son économie pour la partie hors zone, autour d’Annecy, (l’ancien Genevois). Les avantages très importants consentis à la zone parvinrent à lui épargner les effets de cette concurrence, mais ne favorisèrent guère que l’agriculture : il ne s’agissait que de conforter des droits acquis, sans en créer de nouveaux : il fut ainsi décidé qu’à partir du 1° avril 1863, aucun nouvel établissement ne serait admis à bénéficier des crédits de franchise : cela revenait à pénaliser l’industrie, dont le développement prit effectivement beaucoup de retard dans la zone.

La Banque de Savoie avait conservé le privilège d’émettre la monnaie et connaissait une expansion telle qu’elle rivalisait avec la Banque de France ; un journaliste anglais écrivait dans l’Economist : La Banque de Savoie était le plus puissant instrument existant au monde financier, en dehors de la Banque de France, car il pouvait devenir le moyen de faire une puissante opposition à celle-ci, et encore servir à faire une sorte de révolution dans le système financier du pays.

La Banque de France finit par lui racheter son droit d’émission ; la Banque de Savoie fit faillite, entraînant dans sa chute bien d’autres établissements bancaires : François Neyret en 1878 à Faverges, Victor François Pétellat en 1882 à Rumilly, De Rochette et Cie à Annecy en 1883, Les Alpes à Sallanches en 1886, Léon Ducret à Rumilly en 1892, le Comptoir d’Escompte en 1893 à Annecy, Les Fils de H. Pinget à Thonon en 1906. Nombreux furent les établissements commerciaux et industriels qui ne purent résister à ces faillites bancaires en chaîne : Tannerie de Saint Bon, Pâtes alimentaires Craste.

En 1860, la Savoie consommait 5 760 tonnes de charbon, 9 ans plus tard, seulement 1 750 tonnes. La production de fer et de fonte passa de 6 700 à 2 000 tonnes. Les forges de Cran durent réduire leurs effectifs des 2/3, les cloutiers des Bauges se retrouvèrent 14 en 1872 quand ils étaient 67 en 1860. L’ atelier de cotonnade de St Pierre d’Albigny se délocalisa en Piedmont. La manufacture Laeuffer d’Annecy avait 3 000 ouvriers en 1860… il n’en restait que 560 cinq ans plus tard. Les terres labourées passent de 132 216 ha à 98 936 ha.

On organisa vite le transport des forces hydroélectriques des Alpes vers les concentrations d’usines des banlieues de Paris, de Lyon, vers Saint Étienne ; les chances d’utilisation dans nos montagnes de ces forces n’en furent -elles pas diminuées ?… Cette hâte à capter, à retirer de leur lit tant de torrents, à faire passer l’Isère, par exemple, dans la vallée de l’Arc pour la rendre à son cours, avec un nouveau et long tunnel au débouché de la Maurienne, ces viols de l’équilibre des choses naturelles, ces jeux avec leurs forces lentes, mystérieuses, mais souveraines, n’allèrent pas sans soulever des inquiétudes, au sujet du régime des eaux, des forêts, des sources, des cultures et de la vie paysanne et pastorale elle-même, pour laquelle on a fait si peu.

Henri Ménabréa. Histoire de la Savoie. 1990.

L’administration française des Eaux et Forêts mit de l’ordre dans la gestion sarde et entreprit une politique de reboisement efficace : de 100 000 ha en 1876 pour la Haute Savoie, la forêt est passée à 160 000 ha aujourd’hui, soit 36 % de la surface du département. L’épicéa représente 45 % de la surface boisée.

La Savoie était bien sur essentiellement terre de paysans, mais, à partir de 1900, le nombre d’exploitations agricoles va beaucoup diminuer et le tourisme qui apparaîtra dès la fin de la première guerre mondiale va permettre de relancer la vie de ces montagnes :

1900  115 000
1929     25 000
1970    26 934
1986     18 510

L’évolution de la population alla de pair avec cet affaiblissement :

1792 441 000 Les pertes humaines enregistrées au cours de 23 ans d’occupation française sont de 80 000.
1838 533 817
1851 545 000
1860  542 000
1921 460 000
1954 542 000
1997 presque 1 000 000 dont 647 000 Savoyards d’origine.

De 1860 à 1921, les 82 000 partants, les uns pour le paradis ou l’enfer, les autres pour l’intérieur voir l’étranger se partagent comme suit : environ 30 000 morts sur le front de la grande guerre (incluant les blessés vite décédés) et 50 000, essentiellement attribuable au départ vers l’étranger et surtout les grandes villes françaises : Paris , Lyon. C’est à ce moment que le logo du petit ramoneur prit son essor, évidemment caricatural, comme unique représentant de la Savoie en France et à l’étranger : en 1838, 1 785 passeports furent délivrés à des Savoyards, dont seulement 400 pour des ramoneurs. Leurs départs chaque année n’atteignit jamais plus de 1 200, et cessa avant la 1° guerre mondiale. Mais il convenait pour la France que la province récemment annexée fût représentée par des rustres, des ignorants : le paternalisme du colonial s’en trouve mieux ainsi, et Voltaire, dans Le Pauvre Diable avait déjà enfoncé le clou :

J’estime plus ces honnêtes enfants
Qui de Savoie arrivent tous les ans
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie

Quel était le contenu de la franchise accordée à cette zone ? Le principe général qui la régissait était celui du libre échange absolu : toute marchandise peut entrer dans la zone sans contrôle. Plus précisément, cette zone bénéficiait de l’exonération de nombre de taxes ayant cours sur le reste du territoire français : sur les bières, sucres, huiles autres que minérales, droit de garantie des métaux précieux, diverses licences de fabricants. Les droits étaient minorés sur le sel et les cartes à jouer. Les réductions étaient importantes sur les prix de vente des produits de régie : poudres, tabac, allumettes. L’arrêté du 25 juillet 1860 définit le droit d’importer en franchise un petit nombre de produits – 5 – en quantité limitée et à des conditions déterminées.

Au total, c’est à environ 1/3 des charges fiscales payées par les autres citoyens français qu’échappent les zoniens. Ils cumulent les avantages que leur assure en tant que consommateurs leur régime de libre échange, et une bonne partie de ceux qu’assure le protectionnisme à la production française. Ils sont considérés comme des étrangers pour tous leurs achats et comme des Français pour une bonne partie de leurs ventes. Les effets de tous ces privilèges, qui ne firent que s’accroître au cours des ans pour les bénéficiaires du début, ne tardèrent pas à montrer leur perversité : bien évidemment en premier lieu le développement très important de la contrebande, qui devint rapidement la première industrie de la zone : vente de produits savoyards en hors taxe à l‘intérieur, achat sur place de produits importés en hors taxe, qui repartent à l’intérieur à ce prix réduit etc…

A l’intérieur, les protestations s’élevaient de plus en plus contre ce régime de faveur fort peu républicain… elles vinrent d’abord des Chambres de Commerce : les Zoniens prétendent ne rien abdiquer de leurs privilèges… et petit à petit arrivent à se faire concéder tous les avantages… (Chambre de Commerce de Lyon) Les Savoyards du nord vont envahir le territoire national avec des produits étrangers qu’ils introduiront en franchise. (Chambre de commerce de Bourg).

La Suisse était encore soupçonnée par certains parlementaires français de visées annexionnistes.

Plus le temps passait, plus l’influence de l’industrie zonienne s’affirmait sur le marché français. Il arriva même que des industriels établis en France, pour bénéficier des franchises de la zone, y envoyèrent leurs produits et les réintroduisent, détaxés, sur le marché français !

Jean de Pingon. Savoie française, Histoire d’un pays annexé. Cabedita. 1996.

Le même roi d’Italie, Victor Emmanuel II marquait dans ces années-là très nettement sa préférence pour les bouquetins du massif du Grand Paradis sur les Savoyards, mais c’était pour les chasser… Car c’est bien un chasseur, certes royal, qui est à l’origine d’un des premiers parcs naturels : constatant que la population des bouquetins allait vers son extinction dans ce massif, il y fit interdire la chasse, pour la réserver à son seul profit. Donc, n’étant pas partageux, il adresse une fin de non-recevoir aux demandes du Jardin zoologique de Saint Gall, en Suisse alémanique, lesquels se disent in petto : tu ne veux pas discuter, eh bien on va faire autrement : une partie de l’argent prévu pour l’achat partit dans les poches de Joseph Berard, un braconnier du val d’Aoste, qui ramena aux Suisses trois cabris, un mâle et deux femelles : au début du XXI° siècle, on en comptera 17 000 ! les trois cabris auront bien travaillé ! Lorsque cette réserve royale prit le statut de Parc National en 1922, la population de bouquetins dépassait à nouveau le millier, ce qu’elle n’avait pas connu depuis un siècle ! De nos jours cette population a triplé, mais celle des humains est passée de 3 500 à moins de 2 000 ! une réglementation par trop contraignante tant pour l’élevage que pour l’habitat incite nombre d’entre eux à prendre la fuite.

6 05 1860

Garibaldi est parvenu à rassembler à peu près mille hommes – les Mille -, pour la première fois en uniforme – la Chemise Rouge -, armés par les bons soins d’Alexandre Dumas ; il s’embarque de Gênes (qui a gardé un Quarto dei Mille) pour la Sicile. Il débarque le 11 à Marsala, réalise que ses hommes ont le plus grand mal à se faire comprendre de la population locale, bat les Napolitains à Calatafimi le 15, est maître de Palerme le 6 juin, bat à nouveau les Napolitains à Milazzo le 20 juillet et franchit le détroit de Messine le 19 août. Il entre à Naples le 7 septembre. Cavour qui craint le voir s’emparer du pouvoir est parvenu à persuader Victor Emmanuel de l’y rejoindre : ce sera fait le 26 octobre à Teano après qu’au passage, le royaume de Piémont ait annexé l’État Pontifical : Cavour est excommunié par Pie IX, intraitable, d’autant que l’État, pauvre, s’en était rapidement pris aux biens ecclésiastiques d’une Église riche. Un Pie IX intraitable jusqu’à interdire aux catholiques de briguer un mandat parlementaire ! Napoléon III n’a pas voulu cela, mais il ne pourra s’y opposer. Parme, Modène, Bologne, la Romane se sont raccordés au royaume de Piémont, Garibaldi lui a apporté les Deux Siciles. Ne manquent plus au royaume italien que l’Istrie et le Trentin. Garibaldi repart chez lui, sur l’île de Caprera, au nord de la Sardaigne.

Pendant très longtemps, on nous a caché la vérité quant aux combats de la fin des années 1860, en Sicile notamment : on nous les a présenté comme une lutte contre le brigandage alors qu’il s’agissait d’une véritable guerre civile. Comme en Vendée avec la Révolution française. Et, comme en Vendée, la révolte a été violemment écrasée : 200 000 soldats ont été dépêchés dans le sud pour combattre les insurgés.

Umberto Eco. Le Monde magazine 19 mars 2011

Malgré le succès de l’italien, l’Italie apparaît comme très désunie à l’occasion de ses 15 ans. Comment l’expliquez-vous ?

Que voulez-vous, cent-cinquante ans, c’est insuffisant pour souder un peuple. Il nous manque un lien pluriséculaire, une certaine constance historique, à la différence des Français et, plus encore, des Britanniques et des Espagnols qui ont un monarque à leur tête depuis des siècles. Nous n’avons eu que des tuteurs temporaires pour quelques décennies : Victor Emmanuel II pour soixante ans, le fascisme pour vingt, la république depuis la fin de la guerre. De fait, nous n’avons jamais tué le père ! Or, tuer le père est un acte fondateur pour une nation ! C’est un rite de passage capital. La décapitation de Louis XVI a forgé la nation française.

Vous avez pendu Mussolini, tout de même …

Oui, mais Mussolini n’était le Duce d’un régime qui n’avait que vingt ans et des poussières. Il n’était pas l’incarnation d’une Italie de la longue durée comme le furent Louis XVI et Charles I° en Grande Bretagne, lui aussi décapité. Nous n’avons pas tué le père, faute d’en posséder un. En revanche, nous pratiquons le fratricide comme personne. Voilà une vraie spécialité italienne !

Comment ça, le fratricide ?

Nous sommes les rois des luttes intestines et des guerres picrocholines. Notre histoire, c’est Florence contre Pise, Pise contre Livourne, Venise contre Milan… Et ça continue aujourd’hui !

Umberto Eco. Le monde magazine 19 mars 2011

15 06 1860    

Pont ferroviaire métallique de Eiffel sur la Garonne. Désaffecté en 2008 par la mise en service d’un nouveau pont ferroviaire, il sera reconverti en passerelle piétons et piste cyclable.

Passerelle Eiffel en 2009.

9 au 17 07 1860

À l’instigation principalement de Druzes extrémistes, des massacres de chrétiens se perpétuent au Liban et en Syrie : Ahmed Pacha, le gouverneur turc, laisse faire. L’émir Abd el Kader, libéré depuis peu par Napoléon III et installé à Damas, s’interpose courageusement  et sauve des chrétiens et les juifs – 5 000, dit-on -, qui se réfugient dans son domaine. Mais on parle tout de même de 10 000 morts. Les Turcs comme la France, au nom des pays d’Europe envoient un corps expéditionnaire : 6 000 hommes pour la France. Une conférence s’ensuit qui réunit les consuls européens et les représentants de l’empire ottoman : un régime spécial d’autonomie sera mis en place le 9 juin 1861 au Mont Liban, régi par le droit international, dans le cadre de l’Empire ottoman avec, comme gouverneur, Gabaret Artin, dit Daoud Pacha, un arménien, preuve s’il en est que les Arméniens avaient encore la confiance des Turcs.  Ce statut va assurer au pays 54 ans de paix civile, jusqu’en 1915.

29 08 1860

Le couple impérial met la cerise sur le gâteau en parcourant les nouvelles provinces : somptueuse fête vénitienne en gondole [1] sur le lac d’Annecy le 29 août – j’assistais aux noces éternelles de la France et de l’Empire – dira Eugénie, la Mer de Glace trois jours plus tard et Nice dans la foulée.

The Gondola Blog: Plenty of Forcola...Plenty of Wedges Too!

la forcola, une dame de nage very sophisticated

18 09 1860 

À Castelfidardo, au sud d’Ancône, Enrico Cialdini, général de l’armée piémontaise, bat les troupes pontificales commandées par le général français Louis Juchaud de Lamoricière et Georges de Pimodan, avec des forces, il est vrai, quatre fois supérieures en nombre. Celles des États Pontificaux étaient très hétéroclites, composées notamment de belges et de français qui donneront plus tard naissance aux zouaves pontificaux : parcourant la liste des blessés et des morts, Cialdini ricanera : On dirait une liste d’invités à un bal de Louis XIV !

19 09 1860 

Napoléon III est à Alger : L’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. […] Notre premier devoir est de nous occuper du bonheur des trois millions d’arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination…, d’élever les Arabes à la dignité d’hommes libres, répandre sur eux l’instruction en respectant leur religion.

Ce faisant il vient prendre le contrepied de la colonisation. Les paroles ne seront pas toujours suivies d’actes, mais faut-il lui en attribuer la responsabilité ?

J’affirme que Napoléon III a défini à plusieurs reprises, notamment le 19 septembre 1860, et dans les fameuses lettres aux gouverneurs généraux de 1863 et 1865, une politique algérienne de protectorat, très favorable aux indigènes, demeurée constante jusqu’en 1870. La seule variation qui existe dans la politique indigène de la France sous l’Empire se place avant ces dates, à l’époque du ministère de l’Algérie, entre 1858 et 1860.

Précisément il s’agissait alors de donner satisfaction aux revendications des colons européens en considérant l’Algérie comme un simple prolongement de la France. Le conseiller le plus écouté du ministre de l’Algérie, Cl. Duvemois, notait en 1860 : Si l’Algérie est française toutes les populations qui l’habitent doivent accepter nos lois ou se retirer… Nous avons le droit de traiter les Arabes comme tels autres étrangers qui sont venus ou viendront en Algérie. 

À Émile de Girardin, qui se déclarait opposé à cette politique d’assimilation et d’annexion, Duvemois répliquait : Depuis le jour où l’armée française a mis le pied sur le territoire algérien, les Arabes ont été supprimés en tant que nationalité et il en sera ainsi jusqu’au jour où l’armée française abandonnera le sol algérien.

Et le ministre de l’Algérie, le prince Jérôme, n’avait pas défini autrement son rôle : Nous sommes en présence d’une nationalité armée et vivace qu’il faut éteindre par l’assimilation (31 août 1858)… Dès à présent nous pouvons par des mesures progressives diriger l’action de l’administration vers ce résultat final : la dislocation du peuple arabe… et la fusion, but de tous nos efforts (4 décembre 1858).

Je n’aurai garde de qualifier cette politique assimilatrice d’Algérie française, car précisément à cette époque où l’on opposait déjà des slogans, l’Algérie française signifiait la suzeraineté seulement et l’autonomie respectée (de Girardin) ; la France algérienne au contraire, c’était selon le même Girardin, l’assimilation en pays dissemblable, l’oppression organisée.

Napoléon III n’avait accepté assimilation et régime civil que comme une expérience politique. En 1860, éclairé sur les méfaits de celle-ci par les lettres du (futur) général Lapasset et les rapports du général Fleury, sa conviction s’établit : la France algérienne était une impossibilité et un péril pour notre domination. Le cantonnement, la suppression de la justice musulmane, la rupture des contrats entre khammès et propriétaires, avaient en effet profondément bouleversé la société indigène. C’est alors que Napoléon III décida de faire connaître à Alger même sa nouvelle politique et que, quelques jours après, le ministère de l’Algérie était supprimé. Mais les résistances en Algérie furent telles que Napoléon III dut temporiser. Le discours du 19 septembre fut interprété, vidé de ses promesses.

Pourtant, disait Lapasset, il est sans ambiguïté : l’empereur veut faire l’Algérie par et pour les indigènes. S’il ne prohibe pas la colonisation, c’est que les faits accomplis enchaînent sa volonté. Cette phrase : La question de l’Algérie a dévié de sa voie naturelle le jour où on l’a appelée une colonie, est comme le regret d’un programme avorté.

Le conseiller de gouvernement Urbain écrivait pour l’expliciter une brochure intitulée l’Algérie pour les Algériens (1861) et demandait qu’on s’en tînt à une politique d’encadrement : La France fournira l’intelligence, le capital, les moniteurs… L’indigène sera paysan, ouvrier agricole ou industriel. L’immigrant ne doit plus venir disputer à l’indigène sa terre

Napoléon III cependant ne cessait de presser le gouverneur, le maréchal Pélissier, de faire quelque chose en faveur des Arabes ; il invitait à Compiègne quelques grands chefs musulmans Puis, devant l’opposition sournoise du gouverneur, il se décidait enfin à parler fort. Le 6 février 1863 ce fut la lettre publique par laquelle le maître répétait ses volontés. [Le texte est à cette date]. Paraphrasant Urbain, il disait, qu’il ne devait plus y avoir de petite colonisation aux dépens de l’indigène, et que l’élément européen ne devait être qu’un moteur de progrès Il concluait : L’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. 

Le sénatus-consulte de 1863 vint peu après confirmer ces vues : les indigènes ne seraient plus cantonnés pour livrer des terres aux colons ; les tribus étaient déclarées propriétaires des territoires dont elles avaient la jouissance traditionnelle. En 1864, le nombre des conseillers généraux musulmans était doublé.

Mais, dit M. Brunschwig, l’empereur retourna en Algérie en 1865, il y séjourna deux mois [en réalité un mois, 3 mai-7 juin] puis publia à son retour une brochure qui esquissait une politique d’assimilation… nous dirions aujourd’hui d’Algérie française qui n’était pas moins arabophile que celle de l’Algérie algérienne.

Il suffit pourtant de lire les discours aux musulmans de Napoléon III : La France n’est pas venue détruire la nationalité d’un peuple… Je veux vous faire participer de plus en plus à l’administration de votre pays... , et cette lettre célèbre à Mac-Mahon pour se rendre compte qu’on est aux antipodes de l’assimilation : La France, qui sympathise avec les idées de nationalité, n’a pas le droit de transformer en Français les indigènes d’Afrique du Nord.

Des recommandations visaient expressément l’établissement d’un tribunal musulman medjlès par subdivision…, la création d’une école supérieure pour les études de législation musulmane, l’ouverture d’écoles supérieures musulmanes pour la formation des cadis et des khodjas. Napoléon envisageait encore de revenir au système des makhzens, ordonnait que les bureaux arabes cessent d’administrer directement, demandait le respect absolu de la mentalité, des mœurs et des situations acquises indigènes. Napoléon III avait largement fait appel, pour écrire ce texte, aux conseils du général Lapasset, auquel il communiqua même les épreuves de sa lettre. Lapasset commentait fort clairement : Pourquoi s’obstiner à appliquer nos institutions à ce peuple ?… Plus de mesures administratives ou politiques pompeusement préconisées pour assimiler le peupla arabe, mais n’ayant d’autre résultat que son exploitation et le sacrifice à nos propres intérêts de ses institutions les plus chères.

Là encore un sénatus-consulte, celui du 14 juillet 1865, vint concrétiser cette politique : l’indigène musulman devenait l’égal des Français, mais continuait à être régi par la loi musulmane. Peu après un décret accorda aux musulmans des conseillers municipaux élus. En 1866 fut délimité le périmètre réservé à la colonisation, cependant que la majeure partie des terres arbitrairement réunies au Domaine étaient rendues ou revendues à leurs anciens propriétaires indigènes (750 000 hectares sur 900 000), le reste étant remis à ces grandes compagnies dans lesquelles on vit longtemps l’instrument par excellence de la colonisation.

En vérité on s’étonne que malgré ces faits bien connus on veuille parier d’une politique d’assimilation – et d’autant plus que ce mot d’assimilation (entendue au seul profit des Européens) servait de machine de guerre aux colons contre le régime impérial.

Que cette politique de protectorat nettement définie, et en partie appliquée, ait finalement échoué devant les résistances de la colonisation et les attaques des parlementaires est une autre affaire.

Jean Dumas. Le Monde 26 11 1960

18 10 1860    

Dans les semaines précédentes, les troupes Françaises et Anglaises ont mené une nième opération de force contre les Chinois : elles sont entrés à Pékin, abandonné à son sort par l’empereur Xianfeng qui a fui au Jéhol, au nord de la Muraille : la résistance chinoise a exécuté et torturé des prisonniers anglais et français : en représailles, lord Elgin fils et le baron Gros laissent l’ancien Palais d’été de la Ville Impériale – Yuanmingyuan – à la disposition des troupes franco-britanniques, devenues pour l’heure pilleurs pendant onze jours et incendiaires le douzième. Il faudra 3 500 hommes pour venir à bout de l’incendie. Il s’agit en fait d’un vaste ensemble de résidences impériales, aux alentours de 200, bâties sous la dynastie des Qing, où abondaient calligraphies, soies, bijoux de jade, de porcelaine… C’était la résidence principale des empereurs mandchous qui ne demeuraient qu’occasionnellement dans la Cité interdite. Un de ces palais n’aura même pas été centenaire : il avait été construit par trois architectes jésuites, de 1747 à 1770, d’après des gravures représentant Versailles, d’où son nom de Versailles chinois. Les têtes de bronze de rat et de lapin, devenues fameuses à l’occasion de la vente aux enchères Yves Saint Laurent/Pierre Bergé en 2009, venaient d’une fontaine zodiacale imaginée par Michel Benoist, l’un des architectes jésuites. Aujourd’hui transformé en jardin public, les ruines ont cependant été laissées en l’état pour, dit un écriteau : garder vivant le souvenir de l’humiliation nationale. Il existe aujourd’hui un autre palais d’été, quelques kilomètres à l’ouest, récemment construit, le Yiheyuan.

Par la convention de Pékin signée le 24 octobre 1860, la Chine s’engage à ouvrir 11 ports nouveaux aux Français et aux Anglais, à leur laisser la libre circulation sur tout le territoire et leur permettre l’exercice de la religion chrétienne incluant le droit de propriété et d’évangéliser. Le commerce de l’opium est légalisé.

Tientsin est ouvert comme port pour commercer avec Pékin : les abords marécageux des terres attribuées aux puissances étrangères  n’étaient qu’un inconvénient mineur par rapport à tout l’intérêt global de son emplacement, idéal pour l’intensification des échanges commerciaux. L’affranchissement des esclaves dans les colonies anglaises et en Amérique avaient créé des besoins de main d’œuvre : ils vont être remplacée par les coolis qui iront travailler dans les mines ou les plantations de Malaisie, d’Australie, d’Amérique latine et du Nord pour la construction des chemins de fer transcontinentaux. Last but not least, l’Empire du Milieu doit verser au Royaume Uni une indemnité de 6 millions de thalers d’argent et de 4 millions à la France. La Russie, qui a profité de l’occasion pour occuper plusieurs territoires chinois, ne les rend que contre le versement de 50 millions de roubles ! L’Occident avait fourni aux Chinois de quoi être haï pendant des décennies !

Ce système des concessions, hors Pékin, était aussi remarquable à Tientsin,  qui va devenir une vitrine de la modernité chinoise : un système postal public y est introduit avec l’aide de commissaires étrangers ; il imprime le premier timbre représentant un dragon ; il met en place le premier télégraphe en Chine, qui va rapidement se développer dans tout le pays, même si l’usage en est réservé aux riches : les communications sont très chères. Première ligne de chemin de fer commerciale en 1888 et donc, première gare. Développement de l’armement, de la construction navale, de l’enseignement supérieur de type occidental, médecine incluse ; du sport, en particulier le basket, etc…

Dans quelle ville étrange ai-je grandi ? Pour trois ou quatre pièces de monnaie en bronze, je pouvais aller en pousse pousse de chez moi en Angleterre, vers l’Italie, l’Allemagne, le Japon ou la Belgique. Je marchais jusqu’en France pour suivre des leçons de violon. Je devais traverser la rivière pour me rendre en Russie, ce que je ne manquais pas de faire, parce que les Russes possédaient un beau parc boisé avec un lac. Je sentais alors l’odeur bizarre des têtards capturés dans leurs eaux russes et rapportés en Angleterre.

John Hersey, journaliste américain, auteur d’Hiroshima, 1946

Ce système, dit des traités inégaux va dominer pendant près d’un siècle les relations internationales de la Chine, se traduisant avant tout par une diminution de la souveraineté du pays, en matière financière, administrative, judiciaire, le tout résumé dans la très répandue exterritorialité, statut normalement réservé aux seuls membres d’une ambassade, alors que dans le cas de la Chine de cette époque, bénéficiaient de ce statut tous les résidents étrangers dans les villes où ils étaient officiellement acceptés.

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l’expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la Reine Victoria et de l’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française. Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici… Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idée, qui produit l’art européen, et la Chimère, qui produit l’art oriental. Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extra-humain était là. Ce n’est pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle. Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été.

Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes, les mille et un rêves des Mille et Une Nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le long travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? Pour les peuples. Ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes connaissant le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Égypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef d’œuvre inconnu, entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur horizon de la civilisation d’Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié. La victoire peut-être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite de compte à demi entre deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce formidable et splendide musée de l’Orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.

Nous Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L’Empire français a empoché la moitié de cette victoire, et il étale aujourd’hui, avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été.

J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée. En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate. Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.

Victor Hugo. Hauteville House, 25 11 1861 Lettre au capitaine Butler

155 ans plus tard, en 2015, qu’en sera-t-il ?

Les vestiges baroques de l’ancien Palais d’été, ou Yuanmingyuan, donnent une étrange touche fellinienne aux soirs d’été. Immanquablement, quand baisse la lumière du jour, des amoureux jouent les équilibristes sur les dalles antiques ou se pourchassent dans le labyrinthe du Huanghuazhen, au cœur duquel trônait l’empereur de Chine, attendant que ses concubines trouvent leur chemin le soir de la fête de la lune.

Le Yuanmingyuan, littéralement jardin de la clarté parfaite, était la résidence d’été des empereurs Qing, la dernière dynastie chinoise. Édifié à partir du début du XVII°  siècle sous l’empereur Kangxi, mais largement étoffé sous le règne de Qianlong (1735-1796), il est situé dans le nord-ouest de Pékin, au sein du quartier des universités. Le site accueille 6  millions de visiteurs par an – jusqu’à 100 000 par jour en période de pointe – qui se dispersent dans un immense parc-jardin de près de trois kilomètres carrés. Jusqu’au début du XX°  siècle, les quelque 200 palais et pavillons chinois regorgeaient d’objets précieux, peintures, calligraphies, porcelaine. À l’inverse de l’austère Cité interdite, où l’empereur résidait l’hiver, le Yuanmingyuan était un lieu de fantaisie, ouvert aux influences occidentales.

De cette splendeur passée, il ne reste quasiment rien. Car le Palais d’été a subi deux sacs successifs : le premier, en 1860, par les troupes britanniques et françaises, lors de la seconde guerre de l’Opium ; le second en  1900, par l’alliance des huit nations (Autriche-Hongrie, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Angleterre et États-Unis) intervenue afin de mater la révolte des Boxers. Or, c’est précisément cette histoire de l’humiliation chinoise qui fait de l’endroit un must pour tout Chinois : le Yuanmingyuan vaut par ce qu’il montre en creux. À chaque pas, une plaque indique l’existence d’une pagode ou d’un palais chinois disparu, d’un pont (sur les deux cents qui enjambaient les multiples cours d’eau, seul subsiste le canqiao, ce qui signifie pont mutilé) ou d’un ancien site paysager – la reproduction d’un paysage chinois ayant inspiré l’empereur Qianlong lors de ses tournées en province.

Par une cruelle ironie, les ruines européennes de la zone des pavillons occidentaux sont restées debout : elles sont construites en dur, alors que les palais chinois étaient en bois. Elles témoignent d’une Chine qui, sous Qianlong, accueillait à sa cour des Occidentaux – le jésuite italien Giuseppe Castiglione et le Français Michel Benoist, notamment. Ceux-ci dotèrent l’impériale villégiature d’édifices baroques, de jardins dans le style de Le Nôtre, du labyrinthe cité plus haut et de savants jeux d’eau – comme le Dashuifa, grande fontaine, que l’empereur venait admirer depuis un point de vue élaboré, doté d’un trône. À proximité, se trouvent les vestiges du Fangwai Guan, une résidence-mosquée aménagée pour la concubine parfumée, venue des marches turcophones de l’empire, aux confins de l’Asie centrale. Un peu plus loin, un enclos vide, surmonté d’un coquillage de pierre, est annoncé comme l’emplacement de la mythique fontaine aux douze têtes du zodiaque.

Le Yuanmingyuan est appelé ancien Palais d’été, par opposition à un site voisin et cousin, Yihe Yuan, ou jardins de l’harmonie préservée : cette annexe du Palais d’été des empereurs Qing fut reconstruite et achevée après le sac de 1860, tandis que le Yuanmingyuan était laissé à l’abandon. Les Chinois n’aiment pas beaucoup le nouveau Palais d’été, tout simplement parce qu’il a été reconstruit par l’impératrice douairière Ci Xi dans les années 1880, sur des fonds alloués à la marine, explique Bernard Brizay, auteur du Sac du Palais d’été (éditions du Rocher, 2003), dont la traduction en chinois fut un best-seller. Les historiens chinois la rendent responsable de la défaite navale humiliante de 1895, face à la marine japonaise.

Avant la Chine nouvelle – en 1949 -, le Yuanmingyuan avait été laissé tel quel, aucune autorité ne protégeait les vestiges, explique l’historien Wang Kaixi, vice-président de la Yuanmingyuan Society of China, une association indépendante de l’administration du parc. Après, les priorités changèrent : les lacs furent remplis et les collines arasées pour créer des zones d’agriculture. Les paysans y élevaient des cochons, il n’y avait plus rien.

L’histoire du Yuanming-yuan, en tant que site touristique, est en effet toute récente. Il n’a été ouvert au public que dans les années 1990. Dans les débuts de la Chine de Deng Xiaoping, au sortir de la Révolution culturelle (fin des années 1970), le lieu était encore habité. Tout le monde allait et venait comme bon lui semblait. 3 000 habitants ont dû être déplacés pour aménager le parc, raconte Cao Yuming, la directrice du Yuanmingyuan. Outre les paysans, de jeunes artistes – dont la star de l’art chinois contemporain Yue Minjun – avaient investi le village de Yuanmingyuan. Eux aussi seront expulsés, en 1995.

Le Yuanmingyuan, l’ancien Palais d’été, symbolise aujourd’hui pour les Chinois un ground zero culturel : les pillages qu’il a subis ont provoqué la dissémination à travers le monde de centaines de milliers d’objets précieux, souvent uniques. On en retrouve dans des musées occidentaux. Ainsi à Fontainebleau, au Musée chinois de l’impératrice Eugénie, marraine de l’expédition en Chine de 1860 commanditée par -Napoléon III. L’enjeu de leur restitution éventuelle captive régulièrement l’opinion publique chinoise. On apprend très tôt aux enfants, en primaire, comment le Palais d’été fut détruit. Tous les Chinois ont ça au fond du cœur ! confirme Yan Mi, un jeune instituteur de la province du Guizhou (sud-ouest de la Chine), qui visite Pékin pour la deuxième fois.

L’administration du parc est aujourd’hui encore régulièrement sollicitée pour expertiser des pierres de taille ou des éléments décoratifs provenant du Yuanmingyuan et ayant servi de matériel de construction à Pékin et dans ses environs. Surtout, avec l’instrumentalisation croissante par le régime chinois du nationalisme au cours des années 2000, la question du retour en Chine des objets pillés du Yuanmingyuan est plus que jamais d’actualité. Elle se cristallise notamment autour des têtes en bronze de l’horloge à eau du père Benoist. Lors de la vente, en  2009, du rat et du lapin de la collection Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, un collectionneur chinois, Cai Mingchao, emporte le lot, mais refuse de payer. L’État chinois se garde bien d’intervenir. Elles seront rachetées par François-Henri Pinault, le PDG du groupe Kering, et offertes à la Chine en 2013.

Ces deux têtes, et cinq autres préalablement restituées à la Chine, n’ont pas retrouvé leur place au Yuanmingyuan : elles sont exposées au Musée national de Chine, à Pékin. Il nous faudrait un système de sécurité sophistiqué, et ces reliques sont d’importance nationale ! justifie Cao Yuming, la directrice du Yuanmingyuan – précisant que le parc dépend, lui, d’un simple arrondissement de Pékin, celui de Haidian. En revanche, ajoute-t-elle, un nouveau musée en construction, à proximité, accueillera d’ici cinq ans près d’un millier d’objets du Yuanmingyuan que celui-ci, faute d’endroit, ne pouvait exposer.

Dès l’exploitation du site à des fins touristique, une polémique s’était faite jour : fallait-il reconstruire l’ancien Palais d’été, ou le laisser tel quel, en lieu de la mémoire blessée ? La question sera tranchée dans les années 1990 par le classement du Yuanmingyuan en parc archéologique. Mais la querelle a resurgi cette année, avec l’achèvement d’un chantier pharaonique : la réplique grandeur nature de l’ancien Yuanmingyuan aux studios de cinéma Hengdian, non loin de Shanghaï. Ce projet au long cours de Xu Wenrong, le fondateur octogénaire du groupe Hengdian, a coûté 4 milliards € – et fait enrager une partie des puristes, pour qui toute réplique du jardin des jardins est une imposture. Aux touristes chinois de décider ce qui pansera mieux leur orgueil national blessé : les décors de cinéma, ou les ruines du parc archéologique.

Brice Pedroletti. Le Monde 30 juillet 2015

21 10 1860

Les habitants de Naples et de la Sicile votent leur réunion au Royaume de Sardaigne.

7 11 1860 

Victor Emmanuel II fait son entrée à Naples aux côtés de Garibaldi, le héros des Deux Mondes. Un triomphe, qui confirme les résultats des précédents référendums : une énorme majorité favorable au rattachement au royaume de Haute Italie.

13 11 1860  

Le roi bourbon de Naples, François II, s’est réfugié à Gaète, dont les troupes piémontaises, avec Enrico Cialdini à leur tête, font le siège, qui va durer trois mois. Les émissaires français venus par mer tenteront en vain de convaincre François II de se rendre : il y sera contraint après un long siège qui prendra fin le 13 février 1861 ; vaincu autant par le typhus que par les troupes piémontaises, François II s’exilera à Rome. C’est la fin du royaume des Deux Siciles.

Les Italiens ne sont pas tous grands admirateurs de Garibaldi et on trouve des écrivains qui s’amusent à rapporter des faits – réels ou inventés, allez savoir – qui ne sont pas vraiment à la gloire de Garibaldi : Quand le roi Franceschiello [François II de Naples] –  dut quitter Naples et se retirer à  Gaeta, Garibaldi et ses amis, avec leurs chemises rouges s’avançaient à l’attaque, tout joyeux, fiers et pleins de courage. Du haut des murs de Gaeta, on tirait le canon. Mais les autres ne s’en souciaient guère. On aurait dit qu’ils allaient à la noce avec drapeaux et fanfares. Le roi Franceschiello, qui voyait de Gaeta que sa canonnade ne faisait aucun effet, pensa : ou ils sont fous ou il y a quelque chose qui cloche. Maintenant je vais essayer de tirer un coup de canon moi-même. Sitôt dit, sitôt fait. Il fit prendre un beau boulet, le fit introduire dans la bouche du canon et lui-même tira. Boum ! Quand ils virent tomber le boulet, Garibaldi et ses chemises rouges n’en attendirent pas un deuxième et s’enfuirent à toutes jambes, car jusque-là on avait tiré à blanc. Garibaldi et les autres s’étaient mis d’accord, comme Carnera. Quand le roi tire le coup de canon vrai, Garibaldi dit : Ici, à Gaeta, ça ne marche plus. Mes enfants, allons à Teano, et ainsi, il s’en alla à Teano.

Carlo Levi. Le Christ s’est arrêté à Eboli. Gallimard 1948

Giuseppe Garibaldi - 1866

Garibaldi à Palerme en 1860. Photo de Gustave Le Gray

Engagé à ce point dans une voie précise, l’unanimité ne pouvait se faire sur l’homme, bouffeur de curé, qui, de ce fait, s’était déjà mis à dos quasiment toute l’Église, et donc, toutes les droites d’Europe. Mais il restait tout de même beaucoup de monde pour tresser des lauriers  à celui que l’on nommera Capitaine de la démocratie européenne militante.

*****

Il y a plus que jamais de la légende dans cette vie aventureuse […]. Rien ne paraît impossible à Garibaldi. Tout ceci ressemble à un poème. Cet homme, presque seul, devient l’homme du prodige. Il fait trembler les trônes, il est l’oriflamme de l’ère nouvelle. L’Europe entière a les yeux sur lui et s’éveille chaque matin en demandant où il est et ce qu’il a fait la veille. C’est qu’il porte en lui la foi des temps héroïques et, dès lors, les merveilles de la chevalerie reparaissent en plein XIX° siècle, cet âge de raison et de lumière […]. Garibaldi, tombant sous une balle, serait encore en esprit et en apparition surnaturelle à la tête de ses légions victorieuses, son nom seul continuerait les prodiges de sa volonté.

George Sand, le 26 mai 1860

Qu’autour de cet homme vaillant, qui est debout là-bas dans Palerme, il y ait un feu sur toutes les montagnes de la Sicile, et une lumière sur tous les sommets de l’Europe ! Il fallait délivrer ce peuple ; Garibaldi s’en est chargé. Garibaldi ! Qu’est-ce que c’est Garibaldi ! C’est un homme, rien de plus. Mais un homme dans toute l’acception sublime du mot. Un homme de la liberté ; un homme de l’humanité. Vir, dirait son compatriote Virgile […]. Qu’est-ce qui le fait vaincre ? Qu’a-t-il avec lui ? L’âme des peuples. Il va, il court, sa marche est une traînée de flammes, sa poignée d’hommes méduse les régiments, ses faibles armes sont enchantées, les balles de ses carabines tiennent tête aux boulets de canon ; il a avec lui la Révolution : et de temps en temps, dans le chaos de la bataille, dans la fumée, dans l’éclair, comme si c’était un héros d’Homère, on voit derrière lui la déesse. […] C’est l’assaut donné par un homme à une royauté ; son essaim vole autour de lui ; les femmes lui jettent des fleurs, les hommes se battent en chantant, l’armée royale fuit ; toute cette aventure est épique ; c’est lumineux, formidable, et charmant comme une attaque d’abeilles […]. N’oublions point ceci, que Garibaldi, l’homme d’aujourd’hui, l’homme de demain, est aussi l’homme d’hier ; avant d’être soldat de l’unité italienne, il a été le combattant de la République romaine ; et, à nos yeux et aux yeux de quiconque sait comprendre les méandres nécessaires du progrès serpentant vers son but, et les avatars de l’idée se transformant pour reparaître, 1860 continue 1849. Quelle est la résultante de cette épopée splendide ? La force n’existe pas. Il n’y a que le droit, il n’y a que les principes ; la justice et la vérité, les peuples, les âmes, ces forces de l’idéal […]. Que le moujik, que le fellah, que le prolétaire, que le paria, que le Nègre vendu, que le Blanc opprimé, que tous espèrent. Les chaînes sont un réseau ; elles se tiennent toutes ; une rompue, la maille se défait. 

Victor Hugo, lors d’un meeting organisé à Jersey le 13 juin 1860 en l’honneur de Garibaldi et de l’indépendance de la Sicile.

Qu’il aille donc ! Qu’il aille, emportant son mandat,
Ce chevalier errant des peuples, ce soldat,
Ce paladin, ce preux de l’idéal ! Qu’il parte.
Nous, les proscrits d’Athènes, à ce proscrit de Sparte
Ouvrons nos seuils ; qu’il soit notre hôte maintenant ;
Qu’en votre maison sombre il entre rayonnant.
Oui, viens, chacun de nous, frère à l’âme meurtrie,
Veut avec son exil te faire une patrie !
Viens, assieds-toi chez ceux qui n’ont plus de foyer.
Viens, toi qu’on a pu vaincre et qu’on n’a pu ployer !
[…] Et nous regarderons, car le soir fait rêver,
En attendant les droits, les astres se lever. 

Victor Hugo, Mentana, Hauteville-House, 16-18 novembre 1867, in Les Années funestes

Depuis mon retour en France, bien des personnes m’ont demandé : Qui est ce Garibaldi ? À toutes, j’ai invariablement fait la même réponse : C’est Jeanne d’Arc ! En effet, Garibaldi est un simple, au beau sens de ce mot. Porté par un immense amour de sa patrie, il a accompli naïvement des œuvres énormes, ne tenant jamais compte des obstacles, ne voyant que le but auquel il marche droit, sans que la possibilité de fléchir lui soit même venue à l’esprit. Son instruction paraît médiocre, son intelligence est ordinaire, son esprit assez crédule ; mais il a un grand cœur. Il a la foi ; il croit à l’Italie, il croit à sa propre mission. L’illuminisme l’a-t-il parfois touché de ses ailes rêveuses ? Je le croirais ; lui aussi, il a dû entendre des voix.

Maxime Du Camp, Expédition des Deux-Siciles, souvenirs et impressions personnelles

19 12 1860 

Les raids menés par les Comanches contre les colons installées à l’ouest de Weatherford, au Texas entraînent la création de forces d’autodéfense : c’est ainsi que le 3 décembre, 40 Rangers, 21 soldats du 2° régiment de cavalerie et environ 70 volontaires s’étaient lancés à la poursuite des Comanches de Peta Nocona, le mari de Cynthia Ann Parker, enlevée 24 ans plus tôt. C’est un jeune de 23 ans qui les mène : Sul Ross : il deviendra par la suite le plus jeune général des Confédérés, puis gouverneur du Texas. Ils retrouvent quelques Comanches affairés au départ de leur camp, mais la plupart sont déjà partis. Les fabricants de légende, art dans lequel excellaient alors les Américains pour construire la légende du Far West, donneront à ce massacre le nom ronflant de bataille de la Pease River J’ai participé au combat de la Pease River, mais je n’en suis pas très fier. Ce n’était pas une bataille mais un massacre de squaws. Nous avons tué un ou deux jeunes Indiens et seize squaws. Les Indiens se préparaient à partir quand nous leurs sommes tombés dessus.

H.B. Rogers Mémoires

Le chef comanche, Peta Nocona fût tué, mais son épouse, née Ann Cynthia Parker, fut libérée . Lorsqu’elle fut rattrapée par les hommes de Sul Ross, elle n’avait que sa fille avec elle. Ses deux garçons, Quanah, 12 ans et Peanuts, 9 ans, s’étaient enfui et étaient parvenus à rejoindre seuls, les Comanches déjà partis avant la bataille.

Nous ne saurons jamais ce que ressentit Cynthia Ann dans les semaines et les mois qui suivirent sa capture par Sul Ross. L’histoire américaine compte très peu d’événements comparables. Mais dès les premiers jours, il apparut évident qu’elle vivait sa seconde captivité comme une tragédie. Les Blancs ne le comprirent jamais réellement. Ce n’est pas le raid de Fort Parker en 1836 qui détruisit sa vie, mais son sauvetage miraculeux et tant célébré au bord de Mule Creek en 1860. Elle perdit son mari, fut à jamais séparée de ses fils et atterrit dans une culture où elle se sentait plus prisonnière qu’elle ne l’avait jamais été chez les Comanches. Juste avant le raid de Ross, elle menait l’existence primitive de n’importe quelle Indienne des Plaines : elle chargeait des tonnes de viande de bison sur des mules, couverte de sang et de graisse, immergée dans ce monde élémentaire qui n’avait jamais vraiment quitté l’âge de pierre – un monde de labeur incessant, de faim, de guerres constantes et de mort prématurée, mais également de magie, de cérémonies du Castor et de danses de l’Aigle, d’esprits peuplant les sources, les arbres, les pierres, les tortues et les corbeaux, où les gens dansaient toute la nuit et entonnaient des chants-médecine de l’Ours, où la médecine du Loup rendait un être invulnérable aux balles, où les rêves visionnaires déterminaient la politique tribale et où les fantômes s’animaient avec le vent. Dans les plaines herbeuses et sur les berges boisées, du Kansas au Texas, Cynthig Ann – Nautdah – avait dérivé au rythme mystique des saisons, habitant ce lieu imprévisible, terrifiant, sanglant et intensément vivant où nature et divinité ne faisaient qu’un.

Et puis, subitement, tout cela disparut. Au lieu des campements baignés de magie, de tabous et de fumées odorantes de mesquite elle se retrouva assise dans des salons aux fauteuils en taffetas en marge de la Révolution industrielle, interrogée par des Blancs polis mais perplexes qui croyaient en un Dieu unique et en un univers suprêmement rationnel où tout avait une explication. Cette nouvelle culture lui était aussi étrangère que celle à laquelle elle avait été confrontée après l’attaque de Fort Parker. C’était comme si elle avait une fois de plus franchi les portes d’un autre monde, tout aussi complet que celui qu’elle avait quitté, mais, comme l’illustrait nombre de détails déconcertants, parfaitement différents.

S.C Gwynne. L’empire de la lune d’été. Terre indienne. Albin Michel 2012

1860    

Le marché habituel du café, ne parvient plus à répondre à la demande croissante, auprès des seuls producteurs habituels : les Antilles. Le Brésil va se lancer dans la production massive ; il dispose des meilleurs atouts : vastes plateaux de sols acides, riches de l’humus de la forêt tropicale de l’arrière pays de São Polo. Tout cela n’exige pas de gestion rigoureuse, et puisque la nature est généreuse, on va cultiver comme le faisaient les hommes à la naissance de l’agriculture : brûlis et culture des sols pendant 15, 20 ans jusqu’à épuisement, après quoi l’on se déplace tout simplement un peu plus loin. Cet essor développa une immigration européenne considérable. En 25 ans, 7 000 km de voies ferrées furent construites pour assurer l’exportation du café non torréfié et São Polo connut alors une croissance exponentielle qui n’eut d’égale que celle de Chicago. En 1880, l’État de São Polo assurait plus du quart de la production mondiale. Aujourd’hui, le Brésil en produit plus du tiers.

L’industrialisation et la consommation se développent :

Charbon    Acier      Blé Pomme de terre
1848 61,5 %  7 MT   0,283 MT
1870 54 % 21MT   1 MT  X2

Les femmes arrivent en force sur le marché du travail : 747 000 ouvrières, contre 167 000 en 1835. Auguste Claverie créé à son nom une enseigne de corsets au 234, rue du faubourg Saint Martin – maison aujourd’hui inscrite à l’inventaire des Monuments historiques – qui améliorera le produit en mettant en œuvre des nouveaux tissus dotés d’élasticité : il soutient les seins sans les froisser, redresse et amincit la taille sans gêner la respiration. Il ira même jusqu’à s’encanailler avec les produits dérivés, godemichets etc… donc on peut le dire père des sex-shops.

La France absorbe 44 % de l’or découvert en Californie et Australie. L’encaisse de la Banque de France passe de 122 millions à 1 milliard. À partir de 1860, ouverture marchande des frontières : nombreux traités de commerce :  Angleterre 1860 [2], Belgique 1861, Prusse 1862, Italie 1863, Suisse 1864, Suède, Pays Bas, Espagne 1865, Autriche Portugal 1866 ; on assiste à un grand développement des échanges.

Le Petit Californien, journal semi-hebdomadaire en français, paraît depuis 1886. Il contient de nombreuses publicités pour les résidents français de San Francisco, et publie cette histoire vieille de 26 ans : 

C’était en 1860, Marie Pantalon exploitait alors à Humbug Hill, près de Jackson, plusieurs claims ; l’un d’entre eux touchait à un terrain appartenant à une compagnie de Canadiens. Ceux-ci ayant travaillé jusqu’à leur limite, trouvèrent tout simple d’attaquer le terrain de leur voisine, sans tenir compte de ses représentations. Il y avait sur le placer beaucoup de Français, qui, naturellement, prirent le parti de leur compatriote. Les têtes étaient montées ; on était prêt à en venir aux mains. Le sang-froid de Marie Pantalon sauva la situation.

Les Canadiens s’étaient emparés du tunnel où travaillaient ses ouvriers, en leur absence, bien entendu, et ceux-ci se disposaient à les en expulser de vive force (on ne plaidait guère alors). Marie s’y opposa: Laissez-moi faire, dit-elle, je m’en charge. Un soupirail donnait de l’air au tunnel ; elle le fit boucher. Les Canadiens, en danger d’être asphyxiés, sortirent d’eux-mêmes. Alors, elle fit rouvrir le soupirail, et, armée de deux revolvers et d’une soupière pleine de poivre, s’installa à l’entrée du tunnel où elle avait fait porter son lit. Elle avait loyalement prévenu l’ennemi : le poivre d’abord, en pleine figure, puis, à toute extrémité, les revolvers.
Huit jours et huit nuits, elle demeura bloquée par une compagnie de 14 hommes, qui, cependant, n’osèrent pas s’avancer assez près pour l’obliger à faire usage de ses armes. Pendant ce temps, ses ouvriers à elle exploitaient rapidement la langue de terre en litige, sans que les Canadiens pussent s’y opposer. La besogne terminée, ils s’avouèrent battus et la paix fut conclue.

Mais qui est donc cette Marie Pantalon, dont le nom bien sur n’est qu’un surnom local attribué par son entourage : elle se nomme Marie Suize, née à Thônes en Savoie, en 1824. Montée à  Paris en 1846, elle y connaît la misère, mais entend parler de la ruée vers l’or en Amérique et se débrouille pour embarquer sur un navire pour San Francisco en se faisant passer pour un homme, ce qui lui évite bien des désagréments ; elle ne s’attarde pas à San Francisco et rejoint Jackson Creek en remontant le fleuve Sacramento. Là, elle déploie une énergie et un dynamisme qui la rendent riche ; elle achète un domaine où elle fera du vin et du brandy, mais son goût pour le jeu la ruinera et elle mourra en 1892. Une Calamity Jane nous dirons savoyarde, car, née en Royaume de Piémont, morte française, elle fût d’abord savoyarde. Tout comme Jeanne d’Arc, elle tomba dans l’oubli, puis en sortira par la grâce des amateurs de vin américains, puis par celle des Thônains, mais la comparaison s’arrête là car, contrairement à Jeanne d’Arc, elle ne sera pas canonisée et on se demande bien pourquoi. Certes, elle devait préférer le vin d’ici à l’eau de là, mais l’on n’est pas puni pour cela.

M. Mialane, entrepreneur de travaux publics utilise pour la première fois de la dynamite pour faire la route du Pas de L’Escalette, par lequel on descend du Larzac sur Lodève. Le chimiste allemand Friedrich Miescher découvre les acides nucléiques. Première grande surface de commerce alimentaire Félix Potin, 95 Boulevard Sébastopol – aujourd’hui un Monoprix – .

À une époque où rien ne pèse son poids, où le café est allongé à la chicorée, le sucre à la farine, où les marchands grugent le bourgeois avec la complicité des serviteurs, Félix Potin veut vendre à bon poids, bon prix. Il offre de la qualité, tout en réduisant ses marges bénéficiaires, pour baisser ses tarifs. Et il affiche les prix, non négociables. Il invente le contrat de confiance.

[…] Un an plus tard, il ouvre à La Villette sa première usine : une fabrique de chocolat et de confitures, une confiserie, des ateliers de torréfaction et d’empaquetage des cafés, une conserverie de légumes, – avec écosseuse automatique de petits pois – , une biscuiterie, un atelier des moutardes et condiments, des chambres froides pour stocker la viande fraîche arrivée des abattoirs tout proches. Le bassin de la Villette accueille à cette date 10 000 navires, un tonnage supérieur à celui de Bordeaux. Par le canal de l’Ourcq, les péniches partent vers la province. […] Quatre ans plus tard, il ouvrira un deuxième point de vente. En 1870, il assurera la livraison à domicile, ce qui lui demandera d’entretenir 650 chevaux !

Jean-Michel Dumay. Le Monde Magazine 7 août 2010

Mouraviev, plénipotentiaire russe en Chine, aidé d’une petite poignée de cosaques, obtient de la Chine la cession des territoires entre les fleuves Amour, Oussouri et la mer : la Russie gagnait un territoire côtier du Pacifique suffisamment au sud pour ne pas subir les rigueurs des glaces en hiver : ils vont créer Vladivostok.

Qillarsuaq est le grand sorcier des Esquimaux canadiens de la région d’Iglulik, dans le nord-ouest de la Terre de Baffin. Il a sans doute entendu des baleiniers de Pond Inlet rapporter que, encore plus au nord vivaient d’autres Inuits ; il s’approprie ces on-dit, en fait part aux siens, rapidement gagnés par l’enthousiasme d’une grande aventure. Et la décision est prise. On attend le retour du soleil, et ce sont 38 hommes, femmes et enfants qui partent vers l’ouest, puis le nord, sans carte, sans boussole, sans fusil. Deux hivers se passent ainsi ; la dureté de cette vie réveille les mauvaises humeurs et Qillarsuaq est contesté, au point que 8 traîneaux font demi-tour et repartent vers le sud. Les autres continuent, et enfin, au bout de six, peut-être sept printemps, meurtris, affamés, arrivent en Terre de Grinnel, puis d’Ellesmere. Au large du cap Sabine, la Terre d’Inglefield, le Groenland : C’est là qu’ils sont, déclare avec le plus grand aplomb Qillarsuaq ; et il a raison.

Après des siècles d’une séparation due à un refroidissement général aux XVII° et XVIII° siècles, deux peuples d’une même race se retrouvent. Ils se crient des paroles de paix. Pour prouver leurs bonne intentions, ils jettent sur la neige leurs harpons. Après s’être fait reconnaître, le sorcier et ses compagnons accompagnent dans les campements les deux hommes dont l’un – Aquattaq – a une jambe de bois, offerte par les baleiniers, ce qu’on n’a jamais vu en Terre de Baffin. Au sud, près de Siorapaluk, à Pitorarfik, semble-t-il, ils passeront ensemble cinq ou six années, échangeant leurs techniques, mêlant leurs légendes. C’est de ce groupe canadien que les Esquimaux polaires apprirent ou réapprirent l’emploi du kayak, de l’arc, la pratique de la chasse au renne, de la pêche au saumon qu’ils ignoraient lorsque John Ross les visita en 1818, autant d’usages oubliés depuis 1600, mais qu’ils connaissaient avant cette date. C’est à ce groupe d’immigrants qu’ils doivent de mieux utiliser leurs iglous de neige avec un long couloir et l’entrée en dessous, dit l’un de leurs ses descendants à Moltke : C’est nous qui leur avons appris beaucoup de choses, comme faire des igloos construites de cette manière, il n’y a pas de courants d’air. Ils savaient faire des iglous avant notre venue, mais ignoraient qu’il fallait creuser en contrebas le katak ou tunnel pour faciliter les échanges d’air froid pur et chaud vicié. Nous leur avons enseigné à chasser à l’arc. Avant notre venue, ils ne chassaient pas les caribous, pourtant nombreux … Nous leur avons appris à construire des kayaks et à chasser ainsi sur mer. Avant notre venue, ils chassaient seulement sur glace, et il fallait tuer assez de phoques, morses et narvals, l’hiver et le printemps pour avoir assez à manger l’été quand la glace avait disparu. L’été, ils campaient sur les îles, là où il y avait des oiseaux… Ils nous ont raconté qu’une maladie pernicieuse avait fait mourir les vieux ; les jeunes ne savaient plus construire les kayaks qui du reste avaient été enterrés avec leurs propriétaires.

Les Esquimaux canadiens, bien qu’ils laissent des enfants à Thulé, ne vont pas tarder à être repris du désir de revoir les leurs, de reposer au Canada, près des iglous natales. Un certain printemps, ils repartent donc. Le sorcier, hélas, meurt peu après, en route. Sans guide, le groupe erre quelque temps. Les vivres viennent à manquer. La discorde s’établit… C’est le début du désastre : une épouvantable famine. Ne nous séparons plus, nous sommes dans le malheur ! À l’habitude esquimaude en pareille situation, ils se regroupent donc. Mais la situation empire et les morts récents sont mangés, puis les plus forts tuent les plus faibles pour survivre. Les détails de ces scènes d’anthropophagie sont hallucinants.

Ceux qui restent battent en retraite vers le Groenland. Le vieux Tornit, père de notre Padloq, était parmi les rares survivants.

Jean Malaurie. Les derniers rois de Thulé 5° édition. Plon 1989.

1 02 1861

La Convention de la Sécession a commencé à Austin, au Texas, mettant aux prises le gouverneur Houston, opposé à la séparation avec les États-Unis, et la quai totalité des participants, favorables à cette séparation : le vote est en faveur de la Sécession, à une écrasante majorité : 171 pour, 6 contre.

2 02 1861   

Louis, 16 ans [il montera sur le trône de Bavière trois ans plus tard] assiste à la représentation du Lohengrin de Richard Wagner à l’Opéra de Munich, et c’est la naissance d’une passion qui deviendra budgétivore : Je suis semblable à une étincelle qui aspire à être transcendée par votre soleil et à disparaître de la terre quand il cessera de l’irradier de ses rayons…

9 02 1861 

Aux États-Unis (unis… encore pour deux mois) Jefferson Davis, sénateur du Mississippi, est élu à la tête des États Confédérés ; il est passé par West Point – le Saint Cyr américain – a été secrétaire d’État à la Guerre sous la présidence démocrate du président Pierce. Les États Confédérés, ce sont la Caroline du Sud, la Floride, l’Alabama, le Mississippi, la Géorgie, la Louisiane et le Texas. Deux mois plus tard, l’Arkansas, la Caroline du Nord, le Tennessee et la Virginie les rejoindront. Mais la Virginie occidentale, érigée en État en 1863, le Maryland, le Delaware, le Kentucky et le Missouri, tous États esclavagistes, resteront cependant fidèles à l’Union.

3 03 1861   [19 février dans le calendrier Julien].

Alexandre II, tzar de toutes les Russies, proclame le manifeste qui libère les serfs, leur accorde la jouissance, moyennant une redevance en nature ou en espèces, de leur maison, de l’enclos, des bâtiments d’exploitation et d’un lopin de terre proportionné à l’étendue du domaine et de l’effectif de leur famille. Il exproprie, sans le dire, les nobles. La réforme sociale repose sur le mir, la communauté paysanne d’autrefois : le seigneur gardait une partie de ses terres, cédant l’usufruit de l’autre aux paysans qui devaient les racheter, en 50 annuités grâce à des avances de l’État. Le serf était libéré, mais endetté pour un demi-siècle ! La terre ainsi rachetée était donnée au mir, qui la redistribuait par des partages périodiques ; mais le cadastre des parcelles libérées était très souvent tellement complexe, ingérable qu’il fallait louer d’autres terres à l’ancien maître pour retrouver une cohérence. La contrainte juridique avait disparu, mais la dépendance économique des paysans vis-à-vis du pomeschik s’était maintenue, voire accentuée et l’État se désintéressa du sort des paysans après les avoir affranchis.

À l’avènement d’Alexandre II, la population serve de la Russie comptait vingt millions de paysans de la couronne, qui jouissaient déjà d’une quasi-liberté, un oukase de juillet 1858 étant venu les libérer complètement. Les 21 millions de serfs concernés par ce manifeste étaient donc ceux qui appartenaient encore aux grands propriétaires fonciers. Le texte a été rédigé par le métropolite de Moscou Philarète, un des prélats les plus instruits de son temps, auteur d’une œuvre théologique importante.

Nous, Alexandre II, par la grâce de Dieu empereur et autocrate de toutes les Russies, roi de  Pologne, grand-duc de Finlande, etc., à tous nos fidèles sujets faisons savoir :

Appelé par la divine Providence et par la loi sacrée de l’hérédité au trône de nos ancêtres, nous nous sommes promis du fond du cœur, afin de répondre à la mission qui nous est confiée, d’entourer de notre affection et de notre sollicitude impériales tous nos fidèles sujets de tout rang et de toute condition, depuis l’homme de guerre qui porte noblement les armes pour la défense de la patrie, jusqu’à l’humble artisan voué aux travaux de l’industrie ; depuis le fonctionnaire qui parcourt la carrière des hauts emplois de l’État, jusqu’au laboureur dont la charrue sillonne les champs.

En considérant les diverses classes et conditions dont se compose l’État, nous nous sommes convaincus que la législation de l’Empire ayant sagement pourvu à l’organisation des classes supérieures et moyenne, et déterminé avec précision leurs obligations, leurs droits et leurs privilèges, n’a pas atteint le même degré d’efficacité à l’égard des paysans attachés à la glèbe, ainsi désignés parce que, soit par d’anciennes lois, soit par l’usage, ils ont été assujettis héréditairement à l’autorité des propriétaires auxquels incombait en même temps l’obligation de pourvoir à leur bien-être. Les droits des propriétaires ont été jusqu’à ce jour très étendus et imparfaitement définis par la loi, à laquelle ont supplée la tradition, la coutume et le bon vouloir des propriétaires. Dans les cas les plus favorables, cet ordre des choses a établi des relations patriarcales fondées sur une sollicitude sincèrement équitable et bienfaisante de la part des propriétaires et sur une docilité affectueuse de la part des paysans. Mais à mesure que diminuait la simplicité des mœurs, que se compliquait la diversité des rapports mutuels, que s’affaiblissait le caractère paternel des relations des propriétaires avec les paysans, et qu’en outre l’autorité seigneuriale tombait quelquefois aux mains d’individus exclusivement préoccupés de leurs intérêts personnels, ces liens de bienveillance mutuelle se sont relâchés, et une large voie à été ouverte à un arbitraire onéreux aux paysans, défavorable à leur bien-être, qui les a portés à l’indifférence pour tout progrès des conditions de leur existence.

Ces faits avaient déjà frappé nos prédécesseurs de glorieuse mémoire, et ils avaient pris des mesures afin d’améliorer le sort des paysans. Mais, parmi ces mesures, les unes se sont trouvées peu décisives, en tant qu’elles restaient subordonnées à l’initiative spontanée de ceux des propriétaires qui se montraient animés d’intentions libérales ; et les autres, provoquées par des circonstances particulières, ont été restreintes à quelques localités ou prises seulement à titre d’essai. C’est ainsi que l’empereur Alexandre I° avait publié le règlement pour les cultivateurs libres, et que feu l’empereur Nicolas, notre père bien-aimé, a promulgué celui qui concerne les paysans obligés par contrat. Dans les gouvernements de l’Ouest, les règlements dits inventaires avaient fixé l’allocation territoriale dévolue aux paysans, aussi bien que le taux de leurs redevances. Mais toutes ces réformes n’ont été appliquées que dans une mesure très restreinte.

Nous nous sommes donc convaincus que l’œuvre d’une amélioration sérieuse dans la condition des paysans était pour nous un legs sacré de nos ancêtres, une mission que, dans le cours des événements, la divine Providence nous appelait à remplir.

Nous avons commencé cette œuvre par un témoignage de notre confiance impériale envers la noblesse de Russie, qui nous a donné tant de preuves de son dévouement au trône et de ses dispositions constantes à faire des sacrifices pour le bien de la patrie. C’est à la noblesse elle-même que, conformément à ses propres vœux, nous avons réservé de formuler des propositions pour la nouvelle organisation des paysans, propositions qui entraînaient pour elle la nécessité de limiter ses droits sur les paysans et d’accepter les charges d’une réforme qui ne pouvait s’accomplir sans quelques pertes matérielles. Notre confiance n’a pas été déçue. Nous avons vu la noblesse réunie en comités dans les gouvernements, faire, par l’organe de mandataires investis de sa confiance, le sacrifice spontané de ses droits quant à la servitude personnelle des paysans. Ces comités, après avoir recueilli les données nécessaires, ont formulé leurs propositions concernant la nouvelle organisation des paysans attachés à la glèbe (krépostnyé), dans leurs rapports avec les propriétaires.

Ces propositions s’étant trouvées très diverses, comme on pouvait s’y attendre d’après la nature de la question, elles ont été confrontées, collationnées et réduites en un système régulier, puis rectifiées et complétées dans le comité supérieur institué à cet effet ; et ces nouvelles dispositions ainsi formulées, relativement aux paysans et aux gens de la domesticité (dvorovyé) des propriétaires, ont été examinées au conseil de l’Empire.

Après avoir invoqué l’assistance divine, nous avons résolu de mettre cette œuvre à exécution.

En vertu des nouvelles dispositions précitées, les paysans attachés à la glèbe seront investis, dans un terme fixé par la loi, de tous les droits des cultivateurs libres.

Les propriétaires, conservant leurs droits de propriété sur toutes les terres qui leur appartiennent, réservent aux paysans, moyennant des redevances déterminées par les règlements, la pleine jouissance de leurs enclos, et, en outre, pour assurer leur existence et garantir l’accomplissement de leurs obligations vis-à-vis du gouvernement, la quantité de terre arable fixée par lesdites dispositions, ainsi que d’autres appartenances rurales (ougodié).

Mis en jouissance de ces allocations territoriales, les paysans sont obligés, en retour, d’acquitter, au profit des propriétaires, les redevances fixées par les mêmes dispositions. Dans cet état, qui doit être transitoire, les paysans seront désignés comme temporairement obligés.

En même temps, il leur est accordé le droit de racheter leur enclos, et, avec le consentement des propriétaires, ils pourront acquérir, en toute propriété, les terres arables et autres appartenances qui leur sont allouées à titre de jouissance permanente. Par l’acquisition en toute propriété de la quantité de terre fixée, les paysans sont affranchis de leurs obligations envers les propriétaires pour la terre ainsi rachetée, et ils entrent définitivement dans la condition des paysans libres-propriétaires.

Par une disposition spéciale concernant les gens de la domesticité (dvorovyé), il est fixé pour eux un état transitoire adapté à leurs occupations et aux exigences de leur position. À l’expiration d’un terme de deux années à dater du jour de la promulgation de ces dispositions, ils recevront leur entier affranchissement et quelques immunités temporaires.

C’est d’après ces principes fondamentaux qu’ont été formulées les dispositions qui déterminent l’organisation future des paysans et des gens de la domesticité (dvorovyé), qui établissent l’ordre de l’administration générale de cette classe et spécifient dans tous leurs détails les droits donnés aux paysans et aux gens de la domesticité, ainsi que les obligations qui leur sont imposées vis-à-vis du gouvernement et des propriétaires.

Quoique ces dispositions, tant générales que locales, et les règles spéciales complémentaires pour quelques localités particulières, pour les terres des petits propriétaires, et pour les paysans qui travaillent dans les fabriques et usines des propriétaires, aient été, autant que possible, appropriées aux nécessités économiques et aux coutumes locales, cependant, pour conserver l’ordre existant là où il présente des avantages réciproques, nous réservons aux propriétaires de convenir avec leurs paysans d’arrangements à l’amiable et de conclure des transactions relativement à l’étendue de l’allocation territoriale et au taux des redevances à fixer en conséquence, tout en observant les règles établies pour garantir l’inviolabilité de pareilles conventions.

Comme la nouvelle organisation, par suite de la complexité inévitable des changements qu’elle comporte, ne peut pas être mise immédiatement à exécution ; qu’elle exige une durée d’au moins deux ans, afin d’éviter tout malentendu et de sauvegarder l’intérêt public durant cet intervalle, le régime existant actuellement dans les propriétés des seigneurs doit être maintenu jusqu’au moment où un régime nouveau aura été institué par l’achèvement des mesures préparatoires requises.

À ces fins, nous avons trouvé bon d’ordonner :

1° D’établir dans chaque gouvernement une cour spéciale pour la question des paysans ; elle aura à connaître des affaires des communes rurales établies sur les territoires des seigneurs ;

2° De nommer dans chaque district des juges de paix pour examiner sur les lieux les malentendus et les litiges qui pourront s’élever à l’occasion de l’application du nouveau règlement, et de former avec ces juges de paix des réunions de district ;

3° D’organiser dans les propriétés seigneuriales des administrations communales, et dans ce but de laisser les communes rurales dans leur composition actuelle, et d’ouvrir dans les grands villages des administrations d’arrondissement (volosti), en réunissant les petites communes sous une de ces administrations d’arrondissement ;

4° De formuler, vérifier et confirmer dans chaque commune rurale ou propriété une charte règlementaire (oustavnaïagramota), dans laquelle seront énumérées, sur la base du statut local, la quotité de terre réservée aux paysans en jouissance permanente et l’étendue des charges qui sont exigibles d’eux au bénéfice du propriétaire, tant pour la terre que pour les autres avantages accordés par lui ;

5° De mettre à exécution ces chartes réglementaires au fur et à mesure de leur confirmation pour chaque propriété, et d’en introduire l’exécution définitive dans le terme de deux années à dater du jour de la publication du présent manifeste ;

6° Jusqu’à l’expiration de ce terme, les paysans et gens de la domesticité doivent demeurer dans la même obéissance à l’égard de leur propriétaire et remplir sans conteste leurs anciennes obligations ;

7° Les propriétaires continueront à veiller au maintien de l’ordre dans leurs domaines, avec droit de juridiction et de police, jusqu’à l’organisation des arrondissements et des tribunaux d’arrondissement.

Connaissant toutes les difficultés de la réforme entreprise, nous mettons, avant tout, notre confiance dans la bonté de la divine Providence qui veille sur les destinées de la Russie.

Nous comptons aussi sur le généreux dévouement de notre fidèle noblesse, et nous sommes heureux de témoigner à cette corporation la gratitude qu’elle a méritée de notre part comme de celle du pays, pour le concours désintéressé qu’elle a prêté à l’accomplissement de nos desseins. La Russie n’oubliera pas que la noblesse, mue uniquement par son respect pour la dignité de l’homme et par son amour pour le prochain, a renoncé spontanément aux droits que lui donnait le servage actuellement aboli, et posé les fondements du nouvel avenir qui s’ouvre pour les paysans. Nous avons le ferme espoir qu’elle emploiera aussi noblement ses efforts ultérieurs pour la mise à exécution du nouveau règlement en maintenant le bon ordre, dans un esprit de paix et de bienveillance, et que chaque propriétaire achèvera dans la limite de sa propriété le grand acte civique accompli par toute la corporation, en organisant l’existence des paysans domiciliés sur sa terre et de ses gens de la domesticité, dans des conditions mutuellement avantageuses, et en donnant ainsi à la population des campagnes l’exemple d’une exécution fidèle et consciencieuse des règlements de l’État.

Les exemples nombreux de la généreuse sollicitude des propriétaires pour le bien-être de leurs paysans et de la reconnaissance de ceux-ci pour la sollicitude bienfaisante de leurs seigneurs, nous donnent l’espoir qu’une entente mutuelle réglera la plupart des complications parfois inévitables dans l’application partielle de règles générales aux diverses conditions dans lesquelles se trouvent des propriétés isolées ; que de cette manière sera facilitée la transition de l’ancien ordre de choses au nouveau, et que l’avenir affermira définitivement la confiance mutuelle, la bonne entente et l’impulsion unanime vers l’utilité publique.

Pour mettre d’autant plus facilement à exécution les transactions de gré à gré entre le propriétaire et les paysans, en vertu desquelles ces derniers pourront acquérir en toute propriété leurs enclos et le terrain dont ils ont la jouissance, des secours seront accordés par le gouvernement, d’après un règlement spécial, moyennant des prêts ou bien un transfert des dettes qui grèvent les propriétés.

Nous nous reposons ainsi avec confiance sur le sens droit de la nation.

Quand la première nouvelle de la grande réforme méditée par le gouvernement vint à se répandre parmi les populations de la campagne qui étaient peu préparées, cette nouvelle a pu, dans certains cas, donner lieu à des malentendus parmi quelques individus plus préoccupés de la liberté que soucieux des devoirs qu’elle impose. Mais, en général, le bon sens du pays n’a pas failli. Il n’a méconnu ni les inspirations de la raison naturelle, qui dit que tout homme qui accepte librement les bienfaits de la société lui doit, en retour, l’accomplissement de certaines obligations positives, ni les enseignements de la loi chrétienne, qui enjoint que tout le monde soit soumis aux Puissances supérieures (saint Paul aux Romains, XIII, 1) et de rendre à chacun ce qui lui est dû, et surtout, à qui il appartient, le tribut, les impôts, la crainte et l’honneur (ibid., 7). Il a compris que les propriétaires ne sauraient être privés de droits légalement acquis que moyennant une indemnité suffisante et convenable, ou par suite d’une concession volontaire de leur part ; qu’il serait contraire à toute équité d’accepter en jouissance des terres concédées par les propriétaires, sans accepter aussi, envers eux, des charges équivalentes.

Et maintenant, nous espérons avec confiance que les serfs libérés, en présence du nouvel avenir qui s’ouvre devant eux, sauront apprécier et reconnaître les sacrifices considérables que la noblesse s’est imposés en leur faveur.

Ils sauront comprendre que le bienfait d’une existence appuyée sur une base de propriété mieux garantie, ainsi que d’une liberté plus grande dans la gestion de leurs biens, leur impose, avec de nouveaux devoirs envers la société et envers eux-mêmes, l’obligation de justifier les intentions tutélaires de la loi par un usage judicieux et loyal des droits qui viennent de leur être accordés. Car si les hommes ne travaillent pas eux-mêmes à assurer leur propre bien-être sous la protection des lois, la meilleure de ces lois ne saurait le leur garantir. Ce n’est que par un travail assidu, un emploi rationnel de leurs forces et de leurs ressources, une économie sévère, et surtout par une vie honnête et constamment inspirée de la crainte de Dieu, qu’on parvient au bien-être et qu’on en assure le développement.

Les autorités chargées du soin de préparer par des mesures préliminaires la mise en œuvre de l’organisation nouvelle et de présider à son inauguration auront à veiller à ce que cette œuvre s’accomplisse avec calme et régularité, en tenant compte des exigences des saisons, afin que la sollicitude su cultivateur ne soit pas distraite de ses travaux agricoles. Qu’il s’applique avec zèle à ses travaux, afin de pouvoir tirer d’un grenier abondant la semence qu’il doit confier à la terre qui lui sera concédée en jouissance permanente, ou à celle qu’il aura su acquérir en toute propriété.

Et maintenant, peuple pieux et fidèle, fais sur ton front le signe sacré de la croix, et joins tes prières aux nôtres pour appeler la bénédiction du Très-Haut sur ton premier travail libre, gage assuré de ton bien-être personnel, ainsi que de la prospérité publique.

Donné à Saint-Pétersbourg, le dix-neuvième jour de février de l’an de grâce mil huit cent soixante et un et de notre règne le septième.

Alexandre

The Abolition of Serfdom in Russia, 1914 by Alphonse Mucha

Alphonse Mucha, L’abolition du servage en Russie. L’épopée slave 1914

La Russie est une colonie âgée d’un siècle ou deux et en même temps c’est un empire âgé de mille ans. Elle tient de l’Amérique et elle tient de la Turquie. Cette opposition peut seule donner l’intelligence de son caractère national comme de sa situation politique. C’est un pays à la fois neuf et vieux, une ancienne monarchie à demi asiatique et une jeune colonie européenne : c’est un Janus à double visage, occidental par devant, oriental par derrière, vieux et usé par une face, adolescent et presque enfant  par l’autre. Cette sorte de dualité est le principe des contrastes qui nous frappent partout dans la vie russe, dans le peuple, dans l’État, contrastes si fréquents qu’ils deviennent la règle, et qu’en Russie, on pourrait ériger la contradiction en loi. […] De là les jugements si différents portés sur la Russie, et qui, le plus souvent, ne sont faux que parce qu’ils ne montrent qu’un coté.

Anatole Leroy Beaulieu. L’empire des tsars et les Russes. 1881-1889

4 03 1861    

Abraham Lincoln accède à la présidence des États-Unis. Il [sic] expose devant le Congrès la profession de foi du libéralisme naissant :

Vous ne pouvez pas créer la prospérité en décourageant l’épargne.
Vous ne pouvez pas donner la force au faible en affaiblissant le fort.
Vous ne pouvez pas aider le salarié en anéantissant l’employeur.
Vous ne pouvez pas favoriser la fraternité humaine en encourageant la lutte des classes.
Vous ne pouvez pas aider le pauvre en ruinant le riche.
Vous ne pouvez pas éviter les ennuis en dépensant plus que vous ne gagnez.
Vous ne pouvez pas forcer le caractère et le courage en décourageant l’initiative et l’indépendance.
Vous ne pouvez pas aider les hommes continuellement en faisant pour eux ce qu’ils pourraient et devraient faire eux-mêmes.

En fait, il semblerait qu’il y ait dans cette affaire un journaliste qui aura voulu faire un bon petit coup de marketing en estimant qu’une déclaration aussi bien troussée méritait un auteur un peu plus en vue qu’un obscur révérend, car, de fait,  l’auteur serait le Révérend William John Henry Boetcker 1873-1962. Les journalistes américains reculent très rarement devant un bidouillage quand il s’agit de faire de la mousse. Ils ont pris l’habitude de marcher dans les clous de William Randholf Hearst, magnat américain de la presse, qui répétait à ses journalistes : Surtout ne sacrifiez jamais une belle histoire à la vérité.

Et il est vrai que dans l’histoire de la pensée économique, en 1860, ce propos aurait fait de Lincoln un visionnaire extraordinaire, avec pratiquement 70 ans d’avance sur l’État Providence. Écrit au XX° siècle plutôt qu’au XIX°, il gagne en vraisemblance.

You cannot bring about prosperity by discouraging thrift.
You cannot strengthen the weak by weakening the strong.
You cannot help small men up by tearing big men down.
You cannot help the poor by destroying the rich.
You cannot lift the wage-earner up by pulling the wage-payer down.
You cannot keep out of trouble by spending more than your income.
You cannot further the brotherhood of man by inciting class hatred.
You cannot establish sound social security on borrowed money.
You cannot build character and courage by taking away a man’s initiative and independence.
You cannot help men permanently by doing for them what they could and should do for themselves.

Le débat sur l’abolition de l’esclavage est enflammé. Et pourtant, c’est vraiment du bout des lèvres que Lincoln se prononçait en faveur de l’abolitionnisme ; en matière de Oui, mais, on fait difficilement mieux : trois ans plus tôt, en 1858, il déclarait en effet : Je dirai donc que je ne suis pas, et que je n’ai jamais été en faveur de l’égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche, que je ne veux pas et que je n’ai jamais voulu que les Noirs deviennent jurés ou électeurs ou qu’ils soient autorisés à détenir des charges politiques, ou qu’il leur soit permis de se marier avec des Blancs.(…) Qu’on laisse l’esclavage poursuivre son bonhomme de chemin là où il existe ! Qu’on l’empêche de s’installer là où il n’existe pas encore ! Qu’on libère un jour prochain les esclaves et qu’on se débarrasse des Noirs émancipés ! Et, dans la mesure où les deux races ne peuvent vivre ainsi, il doit y avoir, tant qu’elles resteront ensemble, une position inférieure et une position supérieure. Je désire tout autant qu’un autre que la race blanche détienne la position supérieure.

17 03 1861  

Création du royaume d’Italie : Victor Emmanuel est proclamé roi d’Italie, avec pour capitale Florence. Il récupérera la Vénétie à la faveur de la guerre entre l’Autriche et la Prusse en 1866 (donnée à la France qui la rétrocédera à l’Italie), et attendra 1870 pour prendre Rome.

03 1861  

Henri Duveyrier arrive à Ghat, au cœur du Sahara dans le Tassili des Ajjers, [80 km à vol d’oiseau au nord-est de Djanet]. De là il ira explorer le nord du Hoggar d’où il rapportera de précieuses informations. Prudent, avisé, il prenait soin de se mettre sous la protection des autorités locales ; il aurait entrepris l’exploration complète du Hoggar si ses commanditaires n’avaient reculé face aux risques que représentait Mohamed ben Abdallah, un agitateur local. De retour à Alger, la maladie l’empêchera de réaliser son projet initial d’exploration jusqu’à Tombouctou et au Soudan. Il n’avait pas vingt ans quand il était parti de Philippeville en mai 1859 pour le Mzab [dont la principale oasis est Ghardaïa], puis s‘était fait chasser d’El Goléa. Il avait alors reconnu le Souf depuis Laghouat, puis était allée de Biskra à Ouargla.

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[1] Gondole dont Le Corbusier aurait dit qu’elle était un violon : pas moins de 280 pièces différentes, huit essences de bois : aulne pour la charpente, sapin des Dolomites pour le fond, léger et résistant aux parasites, pin rouge pour les joints de la coque, acajou pour les décorations, tilleul, du chêne pour les flancs, et du noyer pour la pièce maîtresse, la forcola – fourche -, une dame de nage particulièrement sophistiquée qui permet de s’adapter au mieux selon les différentes positions : 8, dont une culer (reculer) ! Le fer denté en figure de proue représente les six quartiers de Venise.

[2] La Grande Bretagne, avec une population à peu près trois fois moins importante que celle de la France, a une production trois fois plus grande, a quatre fois plus de navires, et treize fois plus de machines à vapeur.