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7 août 1942 à 1942. El Alamein. Stalingrad. Enrico Fermi. V 2. Les Visiteurs du soir. 15994
7 08 1942 Onze mille marines débarquent à Guadalcanal, l’une des plus féroces batailles que l’on ait jamais connu ; les Japonais évacueront 6 mois plus tard, île après île. Les Américains vont batailler encore 3 ans pour reconquérir le Pacifique. C’est leur puissance industrielle qui finira par leur assurer la victoire : ils produisent 15 fois plus d’acier et 20 fois plus d’énergie électrique que le Japon. Ils avaient mis leurs soldats Navajos aux Transmissions, leur créant pour la circonstance un alphabet qui en faisait une langue écrite. On appela cela le code Navajo : ni les Japonais, ni les Allemands ne parvinrent à le décrypter. Pourquoi n’a-t-on pas pensé à faire de même avec nos troupes coloniales ? Nos coloniaux auraient pu transmettre en ouolof, malinké, peul, soussou… ; il est vrai que c’aurait été beaucoup plus exotique et moins chic que les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone. 9 08 1942 Match de foot à Kiev, pas tout à fait ordinaire : il oppose le FC Start, qui fédère les joueurs du Dynamo de Kiev et du Lokomotiv, à la Flakelf, c’est-à-dire la Luftwaffe. La Wehrmacht est à Kiev depuis le 19 septembre 1941, et la bataille a entraîné la reddition de plus de 600 000 soldats de l’Armée rouge.. Les plus aptes au travail sont revenus dans la ville occupée. Le FC Start a déjà remporté une série de matchs sur des scores fleuves, et la Flakelf a demandé un match retour après avoir été défaite par 5 à 1. Mais ils sont à nouveau battus, 5 à 3. À partir de là, les versions, nombreuses, divergent : le cinéma va s’en emparer, on parlera d’exécution de toute l’équipe russe par la Gestapo, voire même de l’exécution des tous les spectateurs – pas loin de 5 000 – ! On est seulement sur que le 18 août, 7 joueurs du Start seront interrogés par la Gestapo, et transférés au camp de Syrets, voisin du ravin de Baby Yar. Nicolaï Troussevitch, Ivan Kouzmenko et Alexeï Klimenko seront exécutés les 23 février 1943, après la chute de Stalingrad. Le même jour, à Leningrad, à la Philharmonie de la ville, on joue la symphonie n° 7, de Dmitri Chostakovitch : des gens capables de cela en dépit de la faim, de la dénutrition, des indicibles souffrances ne peuvent pas être vaincus. 15 08 1942 Marcellin et Francine Dumoulin, 40 et 37 ans, parents de sept enfants de 13 ans à 18 mois, – lui est cordonnier, elle institutrice – partent de Chandolin, un village de Savièse, dans les alpages suisses des Diablerets pour s’occuper de leurs vaches. Il fait très chaud… près de 20° à 3 000 mètres d’altitude. Les alpages sont sur l’autre versant de la montagne côté bernois. Le chemin est long, et traverse deux glaciers. Ils tombent et meurent dans une crevasse du glacier de Transfleuron, à 2615 m d’altitude [à proximité de l’actuel téléski du Dôme, sur la station des Diablerets 3000]. A la faveur du réchauffement climatique et donc de la diminution du glacier, en épaisseur – maigri de 45 m. comme en étendue – raccourci de 200 m. -, on les retrouvera le 13 juillet 2017 aux coordonnées GPS 583800 / 1295589. Les deux corps, une fois sortis de leur gangue de glace où ils étaient momifiés, se décomposeront vite. On a bien du mal à ne pas s’étonner d’une telle différence de comportement à 75 ans d’écart entre ces parents qui n’hésitent pas à laisser à la maison sept enfants pour une randonnée qu’ils connaissaient – au moins le père – mais savaient justement rude et fatigante et nos comportements actuels où le simple fait d’envisager cela serait jugé folie. On laisse ses recommandations à l’aîné, on demande à une voisine de jeter un œil de temps à autre, et ma foi, ça ira comme ça ! Habitués à une vie rude, les montagnards le sont aussi ; habitués à des prises de risque fréquentes, leur projet n’a probablement choqué personne. D’autre part, il devait y avoir tout de même une grande différence entre leur manière d’aborder cela et celle des alpinistes qui, eux, dès cette époque, emmènent corde et piolet sitôt qu’il y a un glacier à franchir. Il semble bien que pour les Dumoulin, tel n’ait pas été le cas. 17 08 1942 Premier bombardement allié et c’est Rouen qui est visé, plus précisément, la gare de triage de Sotteville : 12 bombardiers B 17 larguent 54 bombes, faisant 53 morts, 120 blessés. A la tête de cette escadrille, Paul Tibbets : on le reverra aux commandes d’Enola Gay, le bombardier qui larguera la bombe atomique sur Hiroshima en août 1945. 19 08 1942 Débarquement allié à Dieppe : 5 000 Canadiens qui rencontrent une résistance acharnée, 1 100 Anglais, 50 Américains et quelques français ; les tanks s’enlisent ou coulent en quittant les péniches et leurs équipages périssent noyés ou brûlés. La Luftwaffe, très présente réduit à l’inaction les destroyers et la RAF anglaise. L’échec est total : 1 000 tués, 500 blessés, 2000 prisonniers, 36 chalands de débarquement et 25 tanks détruits ou coulés, 106 avions abattus. 07 et 08 1942 Après avoir mené depuis le début de la guerre d’importants mouvements de désobéissance civile, Gandhi lance aux Anglais : Quit India. Il va être arrêté, ne sera libéré qu’en 1944 ; les Anglais mettent en prison le 9 août les dirigeants du Congrès et exercent une sévère répression sur les foules. 21 08 1942 Sur le front de l’Est, les Alpenjäger de la Wehrmacht, faute de pouvoir parvenir à Bakou, centre de la production de pétrole du Caucase, gravissent le Mont Elbrouz, à 3 548 m. Hitler qui veut faire tomber Stalingrad avant le 25 août lance la 6°armée du général Paulus, en l’assurant du soutien massif de la Luftwaffe. Mais la guerre éclair n’est plus et la résistance russe est beaucoup plus forte et efficace que ce que croyaient les Allemands. Les 600 bombardiers Junker et Heinkel, qui effectuent 2 000 sorties se font cueillir par une défense antiaérienne russe qui leur cause d’importants dommages : le bombardement de Stalingrad coûte 40 000 hommes… sur une ligne de 500 km, il n’y a plus que ruines. 23 08 1942 Mes très chers frères. Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine, qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l’homme ; ils viennent de Dieu. On peut les violer… Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer. Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle. Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe plus ? Pourquoi sommes-nous des vaincus ? Seigneur, ayez pitié de nous. Notre Dame, priez pour la France. Dans notre diocèse, des scènes émouvantes ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et ces mères de famille. Ils font partie du genre humain ; ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. France, Patrie bien aimée, France qui porte dans toutes les consciences de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces erreurs. Recevez, mes bien chers frères, l’assurance de mon affectueux dévouement. Jules Geraud Saliège, archevêque de Toulouse, lettre Sur la Personne Humaine. 25 08 1942 L’Alsace, depuis la défaite de juin 40, ne faisait pas partie de la zone occupée, mais avait été directement rattachée au Reich. Sur le conseil de Robert Heinrich Wagner, gauleiter d’Alsace, Hitler instaure le service militaire obligatoire pour l’Alsace-Moselle, ce qui envoie malgré eux 130 000 Alsaciens et 30 000 Mosellans sur le front de l’Est, la plupart dans la Wehrmacht, sauf la moitié de la classe 26 qui ira dans la Waffen SS. 23 000 d’entre eux seront faits prisonniers, dont 13 000 disparaîtront sur le front de l’Est. Le dernier malgré-nous libéré, Jean-Jacques Remetter, retournera chez lui en 1955. 26 08 1942 La rafle du Vel d’Hiv qui ne concernait que la zone occupée se répète en zone libre, sous la direction de René Bousquet : 6 584 juifs sont arrêtés. Le pasteur Boegner va provoquer au rassemblement du Désert en septembre un changement de convictions dans la communauté protestante de France, jusqu’alors plutôt maréchaliste et les protestants, des Cévennes notamment, seront nombreux à accueillir, aider les Juifs. 28 08 1942 Je fais entendre la protestation indignée de la conscience chrétienne et je proclame que tous les hommes, aryens ou non aryens, sont frères, parce que crées par le même Dieu. Ces mesures antisémites actuelles sont un mépris de la dignité humaine, une violation des droits les plus sacrés de la personne et de la famille. Mgr Théas, évêque de Montauban. L’indéniable courage de ces prises de position n’est hélas que l’exception qui confirme la règle, celle-ci étant un alignement pur et simple des autorités ecclésiastiques sur la politique de Vichy, y compris de la part du primat des Gaules, le cardinal Gerlier, dont les déclarations dans les mois qui viennent seront pour le moins contradictoires. Mgr Gabriel Piquet, évêque de Clermont Ferrand sera maréchaliste [1] jusqu’aux premières déportations de juifs, contre lesquelles il s’élèvera en encourageant les sœurs de St Joseph à les secourir ; il sera le seul évêque à avoir été déporté en Allemagne, à Dachau, dans des conditions qui n’étaient pas les pires, via le Struthof-Nazweiler. 08 1942 L’aviation américaine – le raid Doolittle – a bombardé Tokyo en avril : une erreur de tir a fait 90 morts dans une école – n’ayant pas pris en compte dans leur plan de vol les jets streams dans lesquels ils se trouvaient, ceux-ci les ont envoyés 140 km plus loin -. Les Japonais veulent leur revanche, et c’est sur la Chine, au Chekiang qu’elle s’exercera, sous la forme d’une attaque bactériologique : choléra, dysenterie, typhoïde, peste, anthrax, diffusés aussi bien par voie aérienne que par les troupes japonaises occupant la région au sol, les Japonais devant alors immédiatement se replier. Les victimes chinoises furent nombreuses, mais à cause du secret entourant l’affaire, des troupes japonaises s’aventurèrent par erreur en zone contaminée : on parla alors de 1 700 cents morts au sein même de leurs troupes. En gare de Berlin des délégués du CICR voient partir les derniers Juifs de la ville pour Auschwitz : ils alertent leur siège… qui ne bouge pas. Gehrhardt Riegner, directeur du bureau genevois du Congrès Juif mondial, apporte au CICR les preuves que la solution finale est en marche. Aucune réaction. Il n’est pas inutile de préciser que Max Huber, vice-président du CICR, était à la tête de 2 entreprises qui faisaient de fructueuses affaires avec l’Allemagne. Sur le front de l’est, la Wehmacht a repris la ville de Rostov sur le Don où elle massacre à Zmievskaïa Balka 27 000 hommes, femmes, enfants, en majorité juifs, fusillés ou tués suivant d’autres procédés. Albert Caquot a conçu le barrage de la Girotte, à 1 720 m. dans le Beaufortin, qui va permettre d’augmenter la production d’électricité jusque là produite à partir d’un premier barrage construit dans les années 1920 : il faut se passer de fer, que les Allemands gardent en totalité pour eux. Il faut aussi tenir compte de la pente très forte du terrain en aval du barrage. Les travaux n’avancent que bien lentement, le chantier étant devenu rapidement le cœur de la résistance dans le Beaufortin, – la Compagnie du Lac, emmenée par le commandant Bulle – ; ils ne seront terminés qu’en 1949, dirigés par Léon Dubois ; cela donnera un barrage à voûtes multiples, face convexe tournée vers le lac, appuyées sur des contreforts autostables, l’ensemble formant une courbe concave, tournée vers la vallée, à même de retenir 50 millions de m3. Le président du Brésil, Getulio Vargas, bien qu’entouré de militaires aux sympathies nazies très prononcées, mais conscient de l’essor économique induit entre en guerre aux cotés des Alliés ; le Brésil aura à la fin de la guerre jusqu’à 25 000 soldats sur le front. 4 09 1942 Entrée en vigueur de la loi mobilisant la main d’œuvre de 21 à 35 ans pour l’Allemagne : il est prévu que 3 ouvriers spécialisés permettront de libérer un prisonnier ; c’est un échec : sur les 150 000 départs exigés par les Allemands, on n’en comptera que 17 000. 6 09 1942 Le cardinal Gerlier, archevêque de Lyon et primat des Gaules, fait lire dans toutes les églises de son diocèse le mandement suivant : L’exécution des mesures de déportation qui se poursuivent actuellement contre les Juifs donne lieu, sur tout le territoire, à des scènes si douloureuses que nous avons l’impérieux et pénible devoir d’élever la protestation de notre conscience. 12, 13, 14 09 1942 Ces trois jours sont les plus intenses de la bataille de Stalingrad. Les Russes parviennent à obtenir des renforts par la Volga. Le 20, les Allemands prennent la colline Mamaïev, et début octobre, ils attaquent la zone industrielle. Automne 1942 Le fascisme de Franco avait donné naissance aux Brigades Internationales. Le nazisme d’Hitler donne naissance à une unité militaire composée de Juifs qui avaient fui le nazisme de leur pays d’origine : Allemands bien sûr, mais encore Autrichiens, Tchèques etc … Ils formaient une troupe composée de réfugiés qui croyaient en la démocratie et la liberté dans leur pays. (…) La situation a été clairement expliquée à ces Allemands qu’ils seraient torturés s’ils étaient capturés. Aucun homme n’a dit non et aucun ne nous a laissé tomber. Lord Louis Mountbatten, chef des opérations combinées Daily Express, 1946 Ce seront des guerriers inconnus, en quantité inconnue. Alors, puisque le symbole algébrique de l’inconnu est X, appelons-les X-Troop. Winston Churchill King’s Own Loyal Enemy Aliens – Les ennemis étrangers loyaux du roi -, ainsi se surnommaient-ils, n’étaient pas destinés à combattre, en raison des risques d’espionnage qu’ils représentaient. Ils étaient affectés dans un premier temps au Royal Pioneer Corps, les troupes du génie. Mais leurs connaissances linguistiques et leur motivation seront rapidement exploitées par les Alliés. Notre commando juif était l’antithèse même des allégations d’agneaux qu’on emmène à l’abattoir. George Lane Placée sous le commandement de Bryan Hilton-Jones, la centaine d’hommes sélectionnés dans le secret s’entraîne à Aberdyfi, au pays de Galles, et à Achnacarry, en Ecosse. Aucun d’entre eux n’avait la moindre idée de la raison pour laquelle ils y avaient été envoyés. La plupart avaient déjà participé à des exercices de parachute et à des entraînements spéciaux, mais ignoraient l’exercice élémentaire et l’entraînement aux armes Bryan Hilton-Jones Ces soldats pas comme les autres auront payé un lourd tribut. Au total, sur les 44 commandos de la X Troop qui auront participé au Débarquement, vingt-sept auront été tués, blessés ou fait prisonniers. En septembre 1945, le commando sera dissous, mais bon nombre de ses membres continueront à travailler au sein des forces d’occupation, traquant par exemple les criminels de guerre, traduisant les documents saisis. 2 10 1942 Jean Moulin parvient à fédérer les réseaux de la France Libre : Combat, Libération, Francs Tireurs ; le général de Lattre a décliné sa demande – via Daniel Cordier et son ami Vautrin, résidant à Antibes – de prendre la tête de l’armée secrète : je suis un militaire ; tous ces mouvements sont trop politiques pour moi. C’est le général Delestraint qui prend le commandement de l’armée secrète unifiée de la ZNO [Zone non occupée]. Pour la partie civile, d’autres personnalités avaient été invitées à rejoindre la Résistance en France : Gide qui déclina, trop âgé pour m’engager et Paul Valéry, qui fit de même : J’aurai peur de faire de la peine au Maréchal, mon collègue à l’Académie Française. La solidarité des 40 membres de ce must de l’intelligentsia littéraire et culturelle vaudra des ennuis à plus d’un : ainsi à Pierre Benoit, deux fois arrêté en 1944, à qui il sera reproché, lors d’un voyage Paris Province d’avoir fait un arrêt par Vichy pour y saluer son collègue, le Maréchal Pétain. Et nombre de choix s’opérèrent par refus de rompre ce lien. Parmi les membres les plus connus encore aujourd’hui : Pierre Benoit, Henri Bergson, Henry Bordeaux, François Mauriac, André Maurois, Georges Duhamel, Paul Valery, Maxime Weygand ; et encore Philippe Pétain et Charles Maurras, dont les fauteuils, déclarés vacants en 1945, ne seront pas remplacés de leur vivant ; Abel Bonnard et Abel Hernant seront exclus tous deux en 1944 : Abel Bonnard sera ministre de l’Education Nationale dans le second gouvernement Laval de 1942 à 1944, mais ils étaient aussi tous deux notoirement homosexuels : peut-être les Immortels ont-ils craint en 1944 que cela ne les rendit mortels ? De toutes façons, il aurait été présomptueux de penser que ce haut lieu de la culture française pourrait un jour devenir un fief de la Résistance. Le Queen Mary, réquisitionné pour des transports de troupe, est en convoi, avec le Curaçao et 6 destroyers HMS au large de l’Irlande : le déploiement par l’Allemagne de toutes ses forces aériennes et sous-marines impose la navigation la plus divagante possible. Les navires, trop proches les uns des autres prennent des risques et c’est l’accident : la proue du Queen Mary heurte la poupe du Curaçao, et le coupe en deux : 338 morts sur les 432 hommes d’équipage. Ordre absolu a été donné de poursuivre sa route, coûte que coûte : il n’y aura aucun secours. 3 10 1942 Après deux essais sans succès de lancement de V2, – alors nommée A 4 – les 18 mars et 13 juin, après un demi-succès le 16 août – la fusée avait passé le mur du son mais s’était perdue par défaillance du radioguidage – les Allemands réussissent le quatrième lancement dans le ciel de la Baltique. L’exploit est immense, hors de portée des autres belligérants. Sa vitesse de mach 5 et son altitude de vol de 50 km le mettra à l’abri des chasseurs alliés. 13 m de long, 1,7 m de diamètre, 13 tonnes de poids total dont une d’explosifs. S’élevant verticalement du sol, leurs bases de lancement ne seront pas facilement détectables. Le rayon d’action est de 300 km. Le V2 sera une arme pratiquement imparable, mais qui demandera une fabrication longue et complexe pour moins d’une tonne d’explosif et une précision médiocre. 5 10 1942 Le cardinal Gerlier, primat des Gaules, renouvelle l’allégeance du clergé catholique à l’Etat français : La Providence a donné à la France un chef autour duquel nous sommes fiers de nous grouper. 14 10 1942 La neutralité suisse a un prix… on pourrait même dire qu’elle est hors de prix… il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Un sommet dans l’hypocrisie, tant au niveau du gouvernement fédéral que du CICR – Comité International de la Croix Rouge -. Et tout cela pour pouvoir tranquillement continuer à fournir des canons à Hitler et à lui blanchir son or. Qu’est-ce que les autorités suisses savaient exactement du sort des Juifs ? Qu’est-ce qu’elles pouvaient en savoir ? Jacques Picard décrit l’état des connaissances au printemps 1942 : Au printemps 1942 des membres de la Mission médicale suisse [auprès de l’armée allemande sur le front de l’Est] rapportèrent les premières photographies des atrocités commises par les nazis dans le ghetto de Varsovie. Mais du fait du devoir de secret absolu auquel étaient tenus les membres de la mission, ces photographies et témoignages ne sont pas tombés en de mauvaises mains. Seul Rudolf Bûcher, médecin-chef du service du don de sang de l’armée, ne voulut pas se taire et rapporta sans ménagements les horreurs commises par les nazis, subissant dès lors les pires pressions de la part des autorités fédérales. Le parquet fédéral de Berne avait des preuves sous forme de documents photographiques dès le printemps 1942. Un autre membre de la mission, Franz Blâtter, alias Max Mawick, avait fait des photographies clandestines au ghetto de Varsovie, mais il se vit interdire leur publication à son retour. Presque au même moment, Franz-Rudolph von Weiss, consul de Suisse à Cologne, envoya au chef du renseignement suisse, Roger Masson, une série de photographies du front de l’Est montrant le déchargement de Juifs gazés dans des wagons à bestiaux. Tous ces documents restèrent sous clé. Le 14 octobre 1942 à 15 heures, ces messieurs du Comité international de la Croix-Rouge se réunissent dans la grande salle du rez-de-chaussée de l’hôtel Métropole, à Genève. Un doux soleil d’automne brille à travers les hautes fenêtres. Le lac proche scintille à la lumière. Gerhart Riegner et d’autres messagers de la mort ont pendant des mois fourni des photographies, des témoignages de témoins oculaires, des fac-similés de documents allemands, etc., au Comité : ils prouvent les horreurs commises par les commandos d’intervention, la répression dans les ghettos, l’atrocité des trains de déportés, le génocide dans les camps d’extermination. Les messieurs du Comité sont bouleversés. Ils décident, geste exceptionnel dans la longue tradition de l’organisation, de publier un appel international pour aider les victimes. Le conseiller fédéral et ministre de l’Intérieur Philippe Etter est spécialement venu de Berne. Le protocole de séance dit : M. Etter déclare que cet appel partait d’un noble sentiment. Mais M. Etter émet quelques réserves. Avec la poursuite de la guerre, la susceptibilité des puissances belligérantes augmente. Elles risqueraient donc d’interpréter cet appel comme une condamnation, et si elles s’en montraient offusquées, l’effet recherché serait déjà manqué. Il fallait bien se rendre compte que selon le moment de sa publication l’appel pouvait être interprété de façon totalement différente et par conséquent taxé de manque d’impartialité. Autre risque : publié ou non, il risquait d’être exploité à des fins de propagande. On aurait pu y être favorable s’il y avait le moindre espoir d’effet positif, mais l’orateur en doutait. La manière de faire la guerre avait changé, au point qu’aujourd’hui un pays tout entier pouvait devenir un front. Autre risque encore : l’une des puissances pourrait par exemple déclarer qu’elle arrête les attaques aériennes à condition que l’adversaire arrête les déportations de personnes privées. Auschwitz comme arme stratégique moderne… La sauvegarde des Juifs pourrait être utilisée abusivement comme moyen de chantage des Alliés contre le Reich… Et quand les juifs sont là, frappant à leur porte pour entrer, ils la leur claquent au nez : Jean Ziegler La Suisse, l’or et les morts Le Seuil 1997 Dans le même livre, Ziegler écrit : Les Suisses sont un peuple aimable et pacifique. Ils n’ont qu’une passion, celle de ne pas se trouver coupables. Il est évidemment très sain qu’il se soit trouvé un Suisse pour tout simplement dire ce qui s’est passé, et la honte que cela provoque. Mais on est aussi en droit de s’interroger pourquoi cela n’a-t-il pas pu aller plus loin qu’une simple affirmation. Plus loin ? Et où donc ? Eh bien ! devant un tribunal. Mais encore faudrait-il savoir si la passion de ne pas se trouver coupable n’a pas poussé le vice jusqu’à rendre irrecevable tout dépôt de plainte contre des dirigeants pour crime contre l’humanité. Peut-être que la constitution suisse ne permet pas de traduire en justice ses dirigeants pour faute dans l’exercice de leur mandat. Peut-être la neutralité est-elle tellement sacrée que, même pervertie au point de ne plus être que le paravent d’intérêts strictement financiers, elle reste inattaquable. Car tout de même, ce comportement global des dirigeants de ce pays, tant dans leur participation soutenue à l’armement de la Wehrmacht, qu’au blanchiment de l’or volé par les nazis et enfin au refoulement des Juifs qui leurs demandaient asile, tout cela méritait bien un procès du style de celui de Nuremberg pour les nazis. La IV° république naissante de de Gaulle ne s’est pas privée d’une épuration et certains ont été condamnés pour bien moins que cela. Ou bien, si un procès est envisageable par la Constitution suisse, comment se fait-il qu’il n’ait jamais eu lieu ? Les Américains et les Anglais ont exercé leur pression pour que la Suisse réduise le degré de son implication dans la guerre menée par Hitler. On peut s’étonner qu’ils n’aient emporté qu’un demi-succès mais de toute façon, leur démarche n’était que stratégique, politique ; ils ne sont pas allé jusqu’à mettre la Suisse en accusation devant la justice ; mais c’est bien la seule démarche qui ait existé ; en interne du coté de la Suisse, RIEN. Neutres, jusque devant le crime. Le mot qui vient le premier aux lèvres pour qualifier ce silence est omerta : un silence collectif. La Suisse serait-elle finalement à la Mafia ce que les cols blancs sont aux cols bleus : une mafia en costume trois pièces, les ongles propres et bien cravatée ? 23 10 1942 Paul Morand se morfond à Vichy dans le sillage de Pierre Laval : Quant aux Juifs, il n’en reste presque plus. On dit à Vichy couramment qu’ils ont été gazés dans leurs baraquements. 10 1942 Un officier anglais, porteur de vrais documents donnant la date du débarquement allié en Afrique du Nord, est obligé de sauter en parachute, car son avion est tombé en panne : on est au-dessus de Cadix. Les Espagnols vont le remettre aux Allemands, mais, Dieu merci, l’Abwehr ne voudra pas croire que les documents étaient vrais ! Au petit jeu du poker menteur, tout le monde commet des erreurs ! 2 11 1942 Un résistant ose dire son fait, hors la voie hiérarchique au général de Gaulle, qui le jugera désormais incontrôlable : […] Je vous parlerai franchement. Je l’ai toujours fait avec les hommes, si grands fussent-ils, que je respecte et que j’aime bien. Je le ferai avec vous, que je respecte et aime infiniment. Car il y a des moments où il faut que quelqu’un ait le courage de vous dire tout haut ce que les autres murmurent dans votre dos avec des mines éplorées. Ce quelqu’un, si vous le voulez bien, ce sera moi. J’ai l’habitude de ces besognes ingrates, et généralement coûteuses. Ce qu’il faut vous dire, dans votre propre intérêt, dans celui de la France combattante, dans celui de la France, c’est que votre manière de traiter les hommes et de ne pas leur permettre de traiter les problèmes éveille en nous une douloureuse préoccupation, je dirais volontiers une véritable anxiété. Il y a des sujets sur lesquels vous ne tolérez aucune contradiction, aucun débat même. Ce sont d’ailleurs, d’une façon générale, ceux sur lesquels votre position est le plus exclusivement affective, c’est-à-dire ceux précisément à propos desquels elle aurait le plus grand intérêt à s’éprouver elle-même aux réactions d’autrui. Dans ce cas, votre ton fait comprendre à vos interlocuteurs qu’à vos yeux leur dissentiment ne peut provenir que d’une sorte d’infirmité de la pensée ou du patriotisme. Dans ce quelque chose d’impérieux qui distingue ainsi votre manière et qui amène trop de vos collaborateurs à n’entrer dans votre bureau qu’avec timidité, pour ne pas dire davantage, il y a probablement de la grandeur. Mais il s’y trouve, soyez-en sûr, plus de péril encore. Le premier effet en est que, dans votre entourage, les moins bons n’abondent que dans votre sens ; que les pires se font une politique de vous flagorner ; et que les meilleurs cessent de se prêter volontiers à votre entretien. Vous en arrivez ainsi à la situation, reposante au milieu de vos tracas quotidiens, où vous ne rencontrez plus qu’assentiment flatteur. Mais vous savez aussi bien que moi où cette voie a mené d’autres que vous dans l’Histoire, et où elle risque de vous mener vous-même… Pierre Brossolette. Lettre au général de Gaulle L’homme tenait à son indépendance et ne se révélera pas du genre godillot, brave petit soldat : en rendant pour partie inapplicable le schéma mis au point à Londres, Brossolette sèmera la pagaille, alors que Moulin rencontrait de grandes difficultés avec les chefs des mouvements de résistance. Jean-Pierre Azéma 4 11 1942 Montgomery, grâce à une logistique dont ne dispose plus Rommel gagne la seconde bataille d’El Alamein : à court de carburant, Rommel ne peut plus effectuer les manœuvres qui lui permettraient de se sortir des griffes de Montgomery. Il va être contraint au repli vers la Tunisie. Les Allemands ne prendront pas l’Égypte. Les griffes de Montgomery se nommaient en l’occurrence benzédrine, une amphétamine jusqu’alors prescrite comme bronchodilatateur ; distribuée à hautes doses aux tankistes, ceux-ci étaient aussitôt gagnés par une euphorique combativité – ils avaient la rage –, l’ennemi se faisait tailler en pièces mais en même temps, prenant des risques inconsidérés, les pertes étaient très importantes aussi dans leur rangs : 80 % dans la 24° brigade. Il faut croire que Rommel ne manquait pas seulement de carburant, mais aussi de pertivin, l’équivalent allemand de la benzédrine, et donc, ne pouvait lutter à armes égales. 6 11 1942 Torpillé par un sous-marin allemand, le City of Cairo et les 236 personnes à bord coulent au large de la Namibie par 5150 mètres de fond, avec 7422 tonnes de marchandises venant de l’Inde pour l’Angleterre. Parmi ces marchandises : 2182 coffres remplis de 100 tonnes de pièces d’argent, qui vont en faire rêver plus d’un pendant soixante ans, jusqu’à ce qu’en septembre 2013 l’entreprise américaine Ocean Infinity affrète le Seabed Constructor du Norvégien Swire Seabed et s’adjoigne la collaboration de DOS – Deep Ocean Search -, une entreprise américaine [mais sur cette opération l’équipe de DOS était française], basée sur l’île Maurice spécialisée dans la recherche de trésors et parviennent à remonter les 2182 coffres contenant au total 100 tonnes d’argent qui dormaient par 5150 mètres de fond. Un accord sera passé avec le Trésor Britannique. 8 11 1942 107 000 Anglo-américains débarquent en Afrique du Nord – Maroc et Algérie – , sur 9 sites allongés sur 1 400 km : c’est l’opération Torch. Sur la route, que sillonnaient des jeeps nerveuses, des troufions débraillés faisaient leur toilette dans les champs, le torse nu et le chant haut ; des camions étaient en panne sur le bas coté, le capot ouvert, entourés de mécaniciens indolents ; des convois attendaient aux portes de la ville. Oran avait changé. La fièvre soldatesque qui s’était emparé de ses quartiers lui donnait un air forain. André n’exagérait pas ; les Américains étaient partout, sur les boulevards comme sur les chantiers, promenant leur half-tracks au milieu des dromadaires et des tombereaux, déployant leurs unités à proximité des douars nomades, saturant l’atmosphère de poussière et de vacarme. Leurs officiers, décontractés à bord de leurs minuscules jeeps, se taillaient des passages dans les cohues à coup de klaxon. D’autres, sapés comme des dieux, se délassaient sur les terrasses en galante compagnie, tandis qu’un phonographe diffusait des morceaux de Dina Shore. Oran s’était mise à l’heure américaine. Uncle Sam n’avait pas débarqué que ses troupes, il s’était amené avec sa culture aussi : boites de rations garnies de lait concentré, de barres de chocolat, de corned-beef ; chewing gum, Coca-cola, bonbons Kindy, fromage rouge, cigarettes blondes, pain de mie. Les bars s’initiaient à la musique yankee, et les yaoulid, petits cireurs reconvertis en marchands de journaux, couraient d’une place publique à un arrêt de tramway en criant Stars ans Stripes, dans une langue indéchiffrable. Sur les trottoirs, ébouriffés par le vent, froufroutaient des revues et des hebdomadaires tels Esquire, le New Yorker et Life. Déjà, les amateurs de films hollywoodiens commençaient à s’identifier à leurs acteurs fétiches en empruntant leur dégaine et en tordant les lèvres sur le coté ; et les commerçants à mentir sans vergogne sur les prix anglais… Yasmina Khadra Ce que le jour doit à la nuit Julliard 2008 Les interlocuteurs français des Américains – essentiellement représentés par Robert Murphy – seront l’amiral Darlan, qui avait fait ce qu’il faut à Vichy pour que la France devienne la société protectrice des amiraux, et le général Giraud, beaucoup plus proches de Pétain que de de Gaulle. Darlan n’attendra pas trop longtemps pour se ranger aux cotés des Alliés , emmenant avec lui les forces françaises de Vichy stationnées en Afrique du nord, : c’était chose faite dès le 13 novembre ; il se trouvait à nouveau à Alger au chevet d’un fils gravement malade ; il venait tout juste de la quitter, car c’était la dernière étape d’un voyage officiel en Afrique. Roosevelt se méfiait beaucoup de de Gaulle, et ne finit par l’admettre qu’à contre cœur : il ne l’informera pas de ce débarquement, dont l’intérêt stratégique sera discuté : beaucoup de forces mises en œuvre sans en-jeu essentiel, sinon celui de faciliter les choses pour le débarquement suivant en Sicile : De Gaulle n’en sait pas plus sur l’économie qu’une femme sur un carburateur… I am fed up with de Gaulle – j’en ai assez de de Gaulle, lui prête-t-on. De Gaulle avait été traité de fasciste par un Secrétaire d’Etat américain. Alexis Léger, alias Saint John Perse, résidant alors aux États-Unis, disait de lui tout le mal possible, à l’instar de l’ensemble des conseillers de Roosevelt. Lorsque de Gaulle avait pris St Pierre et Miquelon, les Américains avaient menacé de l’en déloger. Avec Churchill, les liens tenaient plus de l’estime que de l’amitié : De Gaulle jugeait essentiel à sa position aux yeux du peuple français de conserver une attitude fière et hautaine envers la perfide Albion, bien qu’il fût en exil, qu’il vécut parmi nous et dépendit de notre protection. Pour prouver aux Français qu’il n’était pas une marionnette entre les mains des Britanniques, il lui fallait se montrer arrogant envers eux. Cette politique, il la pratiquait certes avec persévérance. […] J’ai toujours beaucoup admiré sa force inébranlable. Winston Churchill Mémoires La victoire du désert Alger devient la capitale de la guerre contre Hitler, sur le front ouest. Il y a quelque cents ans, Alger n’était qu’une cité barbaresque, enfermée dans un étroite enceinte, un repaire de pirates. Il y a moins longtemps, Alger devenue modeste capitale de l’Algérie, assurait calmement la paix et le confort à ses habitants, le luxe à certains, à tous le soleil et le ciel clair. Emile Servan Schreiber, [fondateur du journal Les Echos, père de JJSS] Raconte encore ! Presse de la Cité 1968 Dans Comment j’ai tué le consul [L’aube 2012] Anne Châtel-Demenge, parle de l’éternelle blessure de mer et de soleil que vaut à tant de cœurs une jeunesse algéroise. ***** Néanmoins, une singulière et fascinante société coloniale, très Belle Epoque, a pu fleurir dans les années 1890 pour à peu près un demi-siècle. La colonie européenne s’est hiérarchisée. Quel défilé ! Ruraux contre urbains, voici les opulents de la Mitidja dédaignant les prolos des grands ports, les colons infatués à la Borgeaud (grand propriétaire, notable politique) toisant les miséreux parents d’un Albert Camus, les ultras nationalistes transférant sur une France rêvée leur traumatisme d’avoir à vivre dans un pays sans nom et une patrie de hasard, les antisémites fin de siècle suivant un Max Régis (maire d’Alger en 1898, antisémite notoire) plutôt que d’écouter la vaillance d’une communauté juive, émancipée dès 1870, et qui apporta tant à la formulation lucide d’une situation coloniale toujours humainement prometteuse. Voici les Petits Blancs agités et colorés de tous les Bab el-Oued urbains, cohabitant avec les fonctionnaires policés venus en poste à Constantine comme on rejoint Romorantin. Voilà les piocheurs de terre caressant du regard leurs oranges, leurs blés et leurs vignes sur leurs chevaux du soleil. En 1954, 82 % des Européens d’Algérie vivront en ville, nourris de tous ces vieux rêves et de toute cette sueur, porteurs d’une culture plus folklorique qu’authentique, courant à la plage, fous de stade et de meetings, attablés aux terrasses, pétris des codes d’honneur et des sociabilités de toute la méditerranée nourricière. Vivants, cocaces parfois, toujours soucieux du paraître, claniques mais prêts à tout partager avec l’indigène… sauf, toujours, il va de soi, la terre, l’argent, la famille et la foi. Ce petit monde a surnagé en fait comme il pouvait, dans la coulée de haine ou de mépris qui bouillonne toujours, avec torture de bicots supposés coupables au fond des commissariats, humiliations multiples de tout bronzé qui ne cède pas le trottoir à temps. Un monde irrémédiablement brisé en deux a entretenu sans trêve la violence sociale, ethnique et religieuse des dépossédés indigènes contre les Européens spoliateurs. Même la pacification simili-républicaine des esprits n’a pas empêché les premières élites algériennes, instruites à la française, de rêver à une autre avenir, sous l’œil perplexe des rares Européens progressistes. Et pourtant, un autre sang partagé, au service de la France pendant les deux guerres mondiales, un autre partage de l’argent et du savoir à travers l’immigration d’Algériens en France, parachèveront dans les années 1930 et 1940 un fragile élan du cœur qui fit croire fugitivement que tout serait possible encore, ou pouvait commencer enfin. Jean-Pierre Rioux Le monde 30 juin /1 juillet2002 11 11 1942 Les Allemands, pour mieux s’opposer aux Alliés fraîchement débarqués en Afrique du Nord, envahissent la zone libre, laissant aux Italiens la Corse et une large bande le long de la frontière du Lac Léman à la Méditerranée, incluant Grenoble. Le général de Lattre de Tassigny, commandant de la 16° région militaire, résidant à Montpellier – aujourd’hui l’ E.A.I : Ecole d’Application de l’Infanterie -, va tenter, sans succès, de s’y opposer. Il ne sera pas suivi et rapidement cueilli par les gendarmes. La flotte française se saborde à Toulon : 3 cuirassés, 7 croiseurs, 1 porte avions, 14 torpilleurs, 15 contre torpilleurs, 4 avisos, 12 sous marins et 30 petites unités ; 4 sous marins parviennent à s’échapper, dont le Casabianca. Témoin direct de ce suicide collectif, un enfant de 12 ans : Jacques Chirac, qui ne parviendra jamais à oublier. Dans les années suivantes, il terminera sa scolarité à Paris, faisant preuve d’une remarquable régularité pour sécher les cours, en consacrant toutes ces heures au musée Guimet, grand frère de celui qu’il créera, une fois président de la République : le musée des Arts premiers du quai Branly. C’est la fréquentation du musée Guimet qui lui forgera une répulsion certaine pour toute forme de colonialisme. La guerre sous-marine que mènent les Allemands incite les Américains à utiliser leurs navires océanographiques pour sonder les fonds afin de repérer les endroits ou des sous-marins ennemis pourraient se cacher. Munis de sonars, de sismomètres et de magnétomètres ils cartographient ainsi le champ magnétique local pour le comparer à celui que des sous-marins pouvaient générer. Plus tard, en 1960, le géologue et ancien marin Harry Hess exploitera cette masse d’informations pour élaborer un modèle scientifique de tapis roulant océanique, précurseur de la tectonique des plaques : il avançait l’idée que la convection du manteau terrestre produit des mouvements ascendants du magma au niveau des dorsales et des mouvements descendants de la croûte dans les fosses. Le montant des indemnités d’occupation passe à 500 M. F/j. 16 11 1942 La Volga charrie des glaces. Staline envoie le général Joukov préparer la contre offensive sur Stalingrad : 900 chars T 34, 13 500 canons et 1 100 avions. 1 million d’hommes, on remet en service les grades et insignes de l’ancien régime. Il s’agit de lancer deux groupes d’armée un peu à l’ouest de Stalingrad, contre les alliés des Allemands, la 3° armée roumaine au nord, des Italiens au sud qui sont rapidement balayés. Les deux armées russes font leur jonction le 22 novembre. 20 11 1942 Les forces allemandes de von Paulus sont encerclées à Stalingrad où elles sont arrivées deux mois plus tôt. Hitler a confirmé à Paulus son ordre de tenir à tout prix ; il l’appuie avec la Luftwaffe. POaulus a besoin de 600 tonnes de munitions par jour. Mais la Luftwaffe est mise en échec par la défense antiaérienne russe. Von Manstein remonte du Caucase pour tenter de créer un couloir par lequel l’armée de Paulus pourrait quitter Stalingrad. Faute de pouvoir creuser le sol gelé, on enterre les morts dans les trous de bombes. le 19 décembre, quelques avant-garde de Paulus arriveront à 32 km des hommes de Von Manstein, mais ils ne pourront faire plus. Staline pouvait désormais savourer son triomphe. Il n’avait pas seulement battu son ennemi présent, il avait vaincu aussi son passé. Dans les villages, l’herbe pousserait plus drue sur les tombes de 1930. Il savait mieux que n’importe qui d’autre au monde qu’on ne juge pas les vainqueurs. Vassilii Grossman Vie et destin Mais le plus atroce était encore devant nous, le plus atroce, ce fut Stalingrad… Quel champ de bataille était-ce là ? Une ville entière : des rues, des maisons, des caves. Vas-y pour dégager de là un blessé ! Tout mon corps n’était qu’un seul immense hématome. Et mon pantalon était entièrement trempé de sang. L’adjudant-chef nous enguirlandait : Les filles, je n’ai plus de pantalons en stock, alors ne venez pas m’en demander. Une fois secs, nos pantalons tenaient debout tout seuls, mieux que si on les avait trempés dans de l’amidon : on aurait pu se blesser avec. Nous n’avions plus sur nous un millimètre carré d’étoffe propre, au printemps, nous n’avions rien à remettre à l’intendance. Tout brûlait : sur la Volga, par exemple, même l’eau était en flammes. Même en hiver, le fleuve ne gelait pas, mais brûlait… A Stalingrad, il n’y avait pas un pouce de terre qui ne fut imbibé de sang humain. Russe et allemand. Des renforts arrivent. De beaux jeunes gars. Et deux à trois jours plus tard, ils ont tous péri, il n’en reste plus un. J’ai commencé à avoir peur des nouveaux. Peur de garder leur souvenir, de retenir leurs visages, leurs conversations. Parce que, à peine arrivés, ils étaient déjà morts. Deux à trois jours… On était en 1942 – le moment le plus dur, le plus pénible de la guerre. Une fois, sur trois cents que nous étions, nous n’étions plus que dix à la fin du jour. Et quand les tirs ont cessé, et que nous nous sommes comptés, nous nous sommes embrassés en pleurant, tant nous étions bouleversés d’être encore en vie. Nous formions comme une famille. Un homme meurt sous tes yeux… Et tu sais, tu vois que tu ne peux pas l’aider, qu’il ne lui reste que quelques instants à vivre. Tu l’embrasses, tu le caresses, tu lui dis des mots doux. Tu lui fais tes adieux. Mais c’est là tout le secours que tu peux lui apporter… Ces visages, je les ai encore tous en mémoire. Je les revois, tous ces gars, tous. Des années ont passé, mais si seulement je pouvais en oublier un seul, effacer un visage. Je n’en ai oublié aucun, je me les rappelle tous, je les revois tous… Nous aurions voulu leur creuser des tombes de nos propres mains, mais ce n’était pas toujours possible. Nous partions, et ils restaient. Quelquefois, tu étais occupée à bander entièrement la tête d’un blessé, et il mourait entre tes mains. On l’enterrait alors comme ça, le crâne bandé. Un autre, s’il était tombé sur le champ de bataille, pouvait au moins contempler le ciel. Ou bien, au moment de mourir, il te demandait : Ferme-moi les yeux, sœurette, mais tout doucement. La ville en ruine, les maisons détruites, c’est horrible bien sûr, mais quand des gens sont là, gisant, des hommes jeunes… Tu ne peux pas reprendre haleine, tu cours… Il te semble être à bout de forces, ne plus guère en avoir que pour cinq minutes, sentir déjà tes jambes se dérober… Mais tu cours… C’est le mois de mars, on commence à patauger dans la flotte… Impossible de porter des valenkis, et cependant j’en enfile une paire et j’y vais. J’ai passé une journée entière à ramper avec ces bottes aux pieds. A la tombée du soir, elles étaient tellement imprégnées d’eau que je ne pouvais plus les ôter. J’ai dû les découper. Et je ne suis pas tombée malade… Me croiras-tu, ma très précieuse ? Lorsque la bataille de Stalingrad a été terminée, on nous a confié pour mission de transporter les blessés les plus graves, par bateau, par péniche, jusqu’à Kazan et Gorki. On était déjà au printemps, au mois de mars, avril. Mais on trouvait toujours autant de blessés : ils étaient enfouis dans les ruines, dans les tranchées, les abris enterrés, les caves – il y en avait tant que je ne peux pas le décrire. C’était l’horreur ! On pensait toujours, lorsqu’on ramenait des blessés du champ de bataille, que c’étaient les derniers, qu’on les avait tous évacués, qu’à Stalingrad même il n’en restait plus, mais quand tout était fini, on en découvrait encore un tel nombre, que c’était à n’y pas croire… À bord du vapeur sur lequel j’avais embarqué, on avait rassemblé les amputés des deux bras, des deux jambes, et des centaines de tuberculeux. Nous devions les soigner, les réconforter d’un mot amical, les apaiser d’un sourire. Quand on nous avait confié cette mission, on nous avait assuré que ce serait pour nous comme des vacances après les combats, qu’on nous faisait même cette faveur en manière de gratitude, d’encouragement. Or l’épreuve se révélait plus terrible encore que l’enfer de Stalingrad. Là-bas, quand j’avais tiré un homme du champ de bataille, je lui donnais les premiers soins, je le confiais à d’autres, et j’avais la certitude qu’à présent tout allait bien, puisqu’on l’avait évacué. Et je repartais chercher le suivant. Mais à bord du bateau, je les avais constamment sous les yeux… Là-bas, ils voulaient, ils n’aspiraient qu’à vivre : Plus vite, frangine ! Dépêche-toi, ma jolie ! Alors qu’ici ils refusaient de manger et désiraient la mort. Certains se jetaient à l’eau. Nous devions les surveiller. Les protéger. J’ai passé même des nuits entières auprès d’un capitaine : il avait perdu les deux bras, il voulait en finir. Et puis une fois, j’ai oublié de prévenir une autre infirmière, je me suis absentée pour quelques minutes, et il en a profité pour sauter par-dessus bord… On les a conduits à Oussolié, près de Perm. Il y avait là des maisonnettes toutes neuves, toutes propres, aménagées spécialement pour eux. Comme un camp de pionniers… On les transporte sur des civières, et eux, ils grincent des dents. J’avais le sentiment que j’aurais pu épouser n’importe lequel d’entre eux. Le prendre entièrement en charge. Nous sommes revenues par le même bateau, complètement vidées. Nous aurions pu alors nous reposer, mais nous ne dormions pas. Les filles restaient prostrées pendant des heures, puis soudain se mettaient à hurler. Nous restions enfermées, et chaque jour nous leur écrivions des lettres. Nous nous étions réparti les destinataires. Trois à quatre lettres par jour… Et tiens, un détail. Après cette expédition, j’ai commencé à protéger mes jambes et mon visage durant les combats. J’avais de belles jambes, j’avais très peur qu’on ne me les abîme. Ainsi que d’être défigurée. .. C’était juste un détail… Après la guerre, j’ai mis plusieurs années à me débarrasser de l’odeur du sang. Elle me poursuivait partout. Je lavais le linge, je sentais cette odeur, je préparais le repas, elle était encore là… Quelqu’un m’avait offert un chemisier rouge, c’était une rareté à cette époque où le tissu manquait. Mais je n’ai jamais pu le porter à cause de sa couleur qui me flanquait la nausée. Je ne pouvais plus aller dans les magasins faire des courses. Au rayon boucherie. Surtout l’été… Et voir la viande de volaille… Tu comprends… Elle ressemble beaucoup. .. Elle est aussi blanche que la chair humaine… C’était mon mari qui s’en chargeait… L’été, j’étais totalement incapable de rester en ville, je faisais tout mon possible pour partir, n’importe où. Dès que l’été arrivait, j’avais l’impression que la guerre allait éclater. Quand tout chauffait au soleil : les arbres, les immeubles, l’asphalte, tout ça dégageait une odeur, tout ça pour moi sentait le sang. Je pouvais bien manger ou boire n’importe quoi, impossible de me défaire de cette odeur ! Même les draps propres, quand je refaisais le lit, même ces draps pour moi sentaient le sang… […] À Stalingrad. Durant les combats les plus violents. Je traîne deux blessés. Je traîne l’un sur quelques mètres, je le laisse, je retourne chercher l’autre. Je les déplace ainsi à tour de rôle, parce qu’ils sont tous les deux très grièvement blessés, on ne peut pas les laisser, tous les deux… comment expliquer ça sans termes techniques ?… tous les deux ont été touchés aux jambes, très haut, et ils sont en train de se vider de leur sang. En pareil cas, chaque minute est précieuse, chaque minute. Et puis tout à coup, comme je me suis déjà un peu éloignée du lieu des combats, la fumée se fait moins dense, et je découvre que l’un est un tankiste russe, mais que l’autre est un Allemand. .. Je suis horrifiée : nos hommes meurent là-bas et je suis en train de sauver un Boche. La panique me prend… Là-bas, au milieu de la fumée, je n’avais pas fait de différence… J’avais vu un homme près de mourir, un homme qui hurlait de douleur… Tous les deux étaient brûlés, noircis… Leurs vêtements en loques… Pareils, tous les deux… Et là, en regardant mieux, je me rends compte qu’il porte un médaillon étranger, une montre étrangère, que tout sur lui est étranger. Que faire ? Je traîne notre blessé et je pense : Est-ce que je retourne chercher l’Allemand ou non ? Or il restait très peu de distance à franchir. Je savais que si je l’abandonnais, il mourrait au bout de quelques heures. D’hémorragie… Alors j’ai rampé pour aller le récupérer. J’ai continué à les traîner tous les deux. A tenter de sauver leurs vies. On était pourtant à Stalingrad… Aux heures les plus effroyables de la guerre. Et malgré tout, je ne pouvais pas tuer… abandonner un mourant… Ma très précieuse… On ne peut pas avoir un cœur pour la haine et un autre pour l’amour. L’homme n’a qu’un seul cœur, et j’ai toujours pensé à préserver le mien. Après la guerre, pendant longtemps j’ai eu peur du ciel, peur même de lever la tête en l’air. J’avais peur de n’y voir qu’un champ labouré… Or, déjà les freux le traversaient d’un vol paisible… Les oiseaux ont vite oublié la guerre… Tamara Stepanovna Oumniaguina, sergent de la garde, brancardière, rapporté par Svetlana Alexievitch, Oeuvres Actes Sud 2015 28 11 1942 À Boston, l’incendie d’un cabaret, le Cocoanut Grove fait 492 morts. 30 11 1942 David Ben Gourion, président de l’organisation sioniste mondiale, s’adresse à la Séance Spéciale de l’assemblée des Élus, à Jérusalem. L’assemblée des Élus est une émanation des organisations politiques juives et non d’une assemblée créée par la puissance mandataire. Cette dernière avait pour interlocuteur privilégié l’Agence juive. À la fin novembre 1942, des sources concordantes confirment le massacre en cours des Juifs d’Europe. Les gouvernements alliés préparent une déclaration commune sans prendre conscience cependant de la singularité de la guerre que mènent les nazis contre les Juifs. Ben Gourion dénonce le massacre en cours, mais n’épargne pas les Alliés, en leur reprochant de ne pas prendre la mesure de la singularité de ce massacre. Les représentants du peuple juif sur sa patrie sont aujourd’hui venus pour crier leur indignation devant le monde entier, du haut du mont Sion, devant le sang juif versé gratuitement, le danger d’extermination qui guette le peuple juif tout entier en Pologne et dans les autres pays occupés par les nazis et pour l’honneur juif bafoué dans le monde entier. Nous ne savons pas exactement ce qui se passe dans la vallée du Massacre nazie, combien de Juifs ont déjà été massacrés, assassinés, brûlés, enterrés vivants et sur combien d’autres plane encore un danger d’extermination. Le gibet nazi est entouré d’une muraille de mitrailleuses et de bourreaux avérés. Personne n’entre ni ne sort, et ce n’est qu’épisodiquement que nous parviennent des échos des actes d’horreur et de terreur. Ce n’est qu’épisodiquement que nous parvient le cri du sang des Juifs, des enfants et des femmes déchirés et écrasés. Mais nous savons quel est le programme d’Hitler envers notre peuple et ce qu’il a écrit dans son livre Mein Kampf, ce qu’il nous a déjà fait en Allemagne avant la guerre et ce qu’il nous a fait au cours de cette guerre dans tous les pays qu’il a conquis. Le monde entier est à feu et à sang, une guerre mondiale comme il n’y en eut jamais sévit sur tout le globe, sur les mers, les continents, dans les airs et au fond des océans. Nous sommes certains que le régime d’esclavage, de crime et de sang d’Hitler et de ses alliés sera défait et s’effondrera entièrement. Mais nous ne savons si, au moment de la victoire de la démocratie, de la liberté et de la justice, il ne se trouvera pas en Europe un grand cimetière juif où seront dispersés les ossements des hommes, des femmes, des vieillards et des enfants de notre peuple. Notre Nation, qui baigne dans son sang, assigne la conscience de l’humanité au tribunal de l’Histoire. Nous savions : la répression, l’affliction, le meurtre, le pillage et l’abus des nazis se sont déversés sur tous les peuples conquis – de la Pologne à la Norvège, des Pays-Bas à la Grèce et à la Yougoslavie et il n’y a pas d’amendement à ce désastre si ce n’est l’anéantissement total et absolu du régime nazi et l’éradication délibérée d’Hitler et de ses alliés. Mais ce qui se passe pour notre peuple est différent du malheur arrivé à tous les peuples asservis. L’Allemagne nazie a un rapport particulier avec le peuple juif. Dès la montée au pouvoir d’Hitler, quand une prétendue paix régnait encore dans le monde, une guerre d’anéantissement du judaïsme allemand et du judaïsme mondial avait été déclarée. Et encore avant que des bombes ne s’abattent sur la terre de Pologne, de Norvège, de Hollande ou de Belgique, des brasiers ont été allumés sur la terre d’Allemagne et les synagogues ont été incendiées. Encore avant que ne soit mis à sac les peuples conquis, le peuple d’Israël en Allemagne était livré au pillage et à la déprédation. Les nazis nous ont différenciés et nous ont réservé une guerre d’anéantissement. Car la morale du peuple juif et son enseignement sont en absolue et incompatible contradiction avec la morale des nazis et avec leur doctrine. Car nous, le peuple juif, nous avons enseigné à tous les peuples chrétiens et musulmans du monde que l’homme a été créé à l’image de Dieu et qu’il n’y a donc qu’une seule et même loi, pour l’étranger et pour le citoyen. Nous avons enseigné que la vie est sacrée, le respect de l’homme et la conséquence : Tu ne tueras point. Et nous avons proclamé cette grande et suprême chose : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ceux qui ont développé, intégré et répandu la doctrine de l’impureté des nazis, sur des races supérieure et inférieure, qui ont fait de la guerre et de l’épanchement de sang un idéal national et qui se nourrissent de la haine d’autrui, de la haine de tout autre peuple, de la haine de toute autre idée et de toute autre conviction, ceux-là ont, à raison, vu dans le peuple juif leur premier et éternel opposant. Mais les nazis ne combattent pas seulement les valeurs morales du peuple d’Israël. Ils luttent aussi contre les idéaux et les injonctions de la Révolution française de liberté, d’égalité et de fraternité. Ils luttent contre les droits de l’homme, la tradition du Bill of Rights [les dix premiers amendements de la Constitution américaine] des peuples anglo-saxons, contre les objectifs de Cromwell et de Lincoln. Ils luttent contre les idéaux de la Russie soviétique. Mais ce n’est qu’au peuple juif qu’ils font ce qu’ils font, en plus de ce qu’ils infligent à leurs autres ennemis et adversaires. Ils n’ont sonné le glas que pour nos enfants. C’est nous qu’ils discriminent tout particulièrement. Et cela, uniquement parce que le monde entier, y compris les peuples qui combattent maintenant pour la liberté, la justice et le droit, a discriminé le peuple juif en tant que peuple et l’a mis dans une situation dans laquelle aucun peuple ne s’est jamais trouvé. Le monde démocratique, civilisé et libre, qui prône – avec raison – les droits de l’homme et – avec raison – est fier des grands acquis spirituels de la civilisation moderne, nous a lui aussi privé de notre droit en tant que peuple, un peuple égal en droit à tous les peuples de la terre. Eux aussi nous ont privés de notre statut national. Eux aussi nous ont dépossédés de notre droit à une patrie et à l’indépendance – droit qui a été reconnu à tout autre peuple. Nous sommes le seul peuple du monde à être banni en tant que peuple. En tant que sujets polonais, nous avons combattu dans les rangs de l’armée polonaise ; en tant que sujets français, nous avons combattu dans l’armée française ; en tant que sujets tchécoslovaques, nous avons combattu dans l’armée tchèque. Mais on ne se conduit pas envers nous, les Juifs, comme envers les Polonais, les Français ou les Tchèques. Toute la cruauté exercée par les nazis envers tous ces peuples sont des actes de bonté et d’altruisme par rapport à ce qu’ils font subir au peuple juif. Ce n’est que nos enfants, nos femmes, nos sœurs et nos vieillards qu’ils désignent pour un traitement spécial – être enterrés vivants dans des fosses creusées par les victimes elles-mêmes, être brûlés dans des crématoires, être étranglés sous les piétinements, assassinés sous les mitraillettes, sans jugement, sans motif, sans raison, pour aucun crime – même selon le livre des péchés des nazis – si ce n’est le crime d’être des enfants juifs. Car seuls les Juifs n’ont pas de défenseur pouvant combattre pour eux, car les Juifs n’ont pas de statut national. Il n’y a pas d’armée juive, il n’y a pas d’indépendance juive et il n’y a pas de patrie où ils seraient en sécurité et qui leur serait ouverte. Les émissaires du peuple juif se sont réunis ici pour vous sommer – dirigeants des grandes nations qui combattent Hitler – et en premier lieu, le gouvernement britannique, le président des États-Unis, le Premier ministre de l’Union soviétique – de tenir bon autant que vous le pouvez afin d’empêcher l’extermination d’un peuple enchaîné et prisonnier, sans défense ni armes, tous ses fils et ses filles, ses hommes et ses femmes, ses vieillards et ses enfants confondus. Nous le savons, vous n’êtes pas tout-puissants. Mais il y a des sujets allemands aux États-Unis, en Angleterre, en Russie et dans les autres pays. Demandez de les échanger contre les Juifs de Pologne, de Lituanie et des autres pays livrés aux nazis ! Laissez sortir tous les Juifs que vous pouvez sortir de l’enfer nazi et ne leur fermez pas la porte ! Sortez avant tout les enfants juifs, les petits et les nourrissons qui ne savent peut-être pas encore qu’ils sont juifs et que, de par ce crime, ils sont condamnés à disparaître. Faites-les sortir de la vallée du Massacre, faites-les entrer dans les pays neutres ! Laissez-les entrer chez vous ! Faites-les venir ici, dans notre patrie ! Les cinq cent mille Juifs de Terre d’Israël étreindront avec joie et dévouement les enfants du ghetto. Laissez tous ceux qui peuvent se sauver du cachot et du gibet, fuir vers n’importe quel pays qui n’est pas sous domination nazie et laissez-les aussi venir dans leur patrie – s’ils veulent et peuvent revenir dans leur patrie ! Faites savoir aux dirigeants de l’armée allemande et au peuple allemand qu’ils seront tenus responsables du sang versé, et dites aux meurtriers : Stop ! Le sang versé ne sera pas seulement expié par les bourreaux nazis, mais aussi par tous ceux qui auraient pu sauver des Juifs et ne l’ont pas fait, qui auraient pu empêcher le massacre et ne l’ont pas fait, qui auraient pu aider et ne l’ont pas fait ! Nous savons, nous estimons et nous admirons le fait que vous mobilisiez toute la force de votre peuple pour combattre le plus terrible ennemi de l’humanité. Nous sommes certains que vous vaincrez. Il se peut même que le jour de la victoire ne soit pas loin. Nous vous assignons cependant en justice pour notre honneur juif profané. Cet honneur n’est pas profané par Hitler. Les nazis ne peuvent pas atteindre notre honneur. Ils peuvent éventrer nos femmes, piétiner nos enfants, enterrer vivants nos vieillards, mais ils ne peuvent profaner notre honneur juif et humain. Ils ont obligé nos frères à porter l’étoile jaune. Nous sommes fiers d’arborer cette étoile qui témoigne que nous sommes juifs. Des centaines, des milliers et des centaines de milliers de fils de notre peuple sont morts à chaque génération pour la sanctification du Nom du peuple juif, et chaque Juif peut fièrement porter l’étoile jaune. Si nous pouvions rencontrer nos frères des ghettos nazis, nous les choierions avec leur étoile jaune. Elle serait pour nous un drapeau d’honneur, une marque de splendeur de martyrs et de saints. Des dizaines de milliers de Juifs, citoyens d’Angleterre, d’Amérique, de Russie, combattent dans les armées de ces pays, et nous sommes certains qu’ils rempliront leurs obligations civiles et militaires avec loyauté, dévotion et héroïsme pour l’honneur de leur pays et de leur peuple aux côtés de leurs compatriotes. Mais il y a des dizaines de milliers de Juifs dépourvus de nationalité. Il y a des Juifs dans les pays neutres, il y a des Juifs qui sont des réfugiés et il y a des Juifs exemptés du devoir militaire dans leur pays. Il y a aussi plus d’un demi-million de Juifs dans ce pays, qui ne sont ni polonais, ni anglais, ni américains, mais des Juifs hébreux et fiers de l’être – des Juifs qui sont dans leur patrie. Au nom de ces Juifs, nous vous réclamons, à vous, les dirigeants d’Angleterre, de Russie et d’Amérique, notre droit à une armée juive, notre droit de combattre en tant que Juifs, dans un cadre juif, une organisation juive et sous un commandement juif, avec une discipline juive et un drapeau juif – le droit de combattre notre ennemi le plus grand, qui est aussi votre ennemi le plus grand. Nous ne nous contenterons pas des miettes qui nous ont été jetées ici pour défendre notre patrie et les pays voisins ! Non pas seulement en tant que fils de la Terre d’Israël, mais en tant que Juifs tant que nous sommes, nous voulons combattre dans une armée juive. Nous sommes persécutés, haïs, méprisés, massacrés et écrasés en tant que Juifs. Nous voulons, en tant que Juifs, combattre l’ennemi cruel et la menace qui s’est abattue sur notre peuple. Nous réclamons pour les Juifs le droit qu’a tout Américain, tout Anglais, tout Russe. Nous sommes peu nombreux, nous sommes sans défense et vous êtes des peuples puissants et grands. Vous possédez des flottes et des armées et des forces aériennes importantes. Que vous en soyez bénis. Nous sommes un peuple petit et pauvre, dispersé et divisé. Mais nous sommes des gens comme vous. Notre cœur est semblable au vôtre, nos sentiments sont semblables aux vôtres, notre honneur est semblable au vôtre, notre chagrin est le même que le vôtre, notre blessure est semblable à la vôtre, et si on nous martyrise en tant que Juifs, nous voulons riposter en tant que Juifs. Or, vous seuls nous empêchez de jouir de ce droit. Nous exigeons de vous – et la chose dépend de vous et non des bourreaux d’Hitler – de cesser la discrimination pratiquée par les peuples de la démocratie contre le peuple juif. Donnez l’égalité au peuple juif, donnez-nous le droit de combattre et de mourir en tant que Juifs. Pas de ségrégation ! 1 12 1942 William Beveridge, haut fonctionnaire britannique, propose une réforme de l’ensemble du système anglais de protection sociale ; ses propositions et celles de la Convention Internationale du Travail de Philadelphie, le 10 mai 1944, serviront de base à la réforme du système français de protection sociale, à la fin de la guerre, mis en œuvre par Pierre Laroque sur le projet du ministre Ambroise Croizat ; deux grands principes y président :
2 12 1942 Enrico Fermi et son collègue Leó Szilárd réussissent la fission de l’atome : c’est le premier réacteur nucléaire, dans un stade désaffecté de l’université de Chicago. Ils travailleront à Los Alamos jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale au sein du projet Manhattan. Ken Follet L’hiver du monde Le siècle 2 Robert Laffont 2012 Le mécanisme d’une réaction en chaîne est le suivant : lorsqu’un noyau capture un neutron, devenant ainsi un isotope (j’expliquerai plus loin le sens de ce terme), il fissionne en deux fragments de masses égales, en même temps qu’il dégage de l’énergie ainsi que deux ou trois nouveaux neutrons, lesquels à leur tour vont provoquer de nouveaux processus de fission. La particularité d’une réaction en chaîne est qu’elle est provoquée par des particules électriquement neutres – qui ne sont pas repoussés par les noyaux atomiques. C’est pourquoi la réaction de fission peut avoir lieu à une température aussi basse que l’on veut (par exemple, à la température ambiante), ce qui la distingue d’une réaction thermonucléaire. Ces réactions en chaîne sont de la plus grande importance quand elles ont lieu dans un isotope rare de l’uranium (à savoir l’uranium-235) ou dans le plutonium-239. Je rappelle que les noyaux atomiques se composent de protons électriquement chargés et de neutrons électriquement neutres. Le nombre de protons dans un noyau est égal au nombre d’électrons dans le cortège atomique [qui entoure le noyau] et détermine entièrement les propriétés chimiques de l’atome (ainsi que ses dimensions, ses propriétés optiques, etc.). Les noyaux ayant le même nombre de protons, mais des nombres de neutrons différents appartiennent au même élément chimique – ce sont des isotopes différents de cet élément -, dont le nombre de neutrons détermine le poids atomique, ou plus précisément le nombre de masse, ainsi que les caractéristiques de leurs réactions nucléaires. Ainsi, l’uranium naturel se compose pour 99,3 % de noyaux de l’isotope U-238 de l’uranium (92 protons et 146 neutrons) et pour 0,7% de noyaux de l’isotope U-235 de l’uranium (92 protons et 143 neutrons). Le nombre de masse d’un isotope est la somme du nombre de protons et du nombre de neutrons (238 = 92 + 146,235 = 92 + 143). Des neutrons de faible énergie, inférieure à 1 MeV (1 million d’électron-volts) n’induisent de réaction de fission que dans l’uranium-235 et le plutonium-239 ; aussi appelle-t-on ceux-ci des isotopes fissiles. Si les neutrons initiaux ont une grande énergie, ils induisent également une fission dans l’uranium-238. Mais de tels neutrons rapides ne sont pas produits par les réactions de fission, c’est pourquoi la réaction en chaîne n’est pas entretenue dans l’uranium-238 (cependant, il peut y avoir une réaction de fission forcée si les neutrons rapides sont produits par une source extérieure quelconque, par exemple, par une réaction thermonucléaire ; l’énergie des neutrons produits par la réaction [thermonucléaire] D + D est égale à 2,5 MeV ; par la réaction D + T, elle est de 14 MeV). Dans un mélange naturel d’isotopes [d’uranium], la réaction en chaîne est possible, dans des conditions particulières, que l’on retrouve dans les réacteurs nucléaires. Cette réaction peut être contrôlée facilement du fait qu’une partie des neutrons n’est pas produite instantanément lors de la fission, mais avec quelque retard. Andreï Sakharov Mémoires Seuil 1990 André Postel-Vinay, est nommé directeur-adjoint de la Caisse centrale de la France libre qui joue le rôle, pour la France libre, du Trésor public et de l’institut d’émission. En février 1944 à Alger, il sera nommé directeur général de la Caisse centrale de la France d’Outre-mer (CCFOM), qui devient l’organisme chargé de l’aide publique aux territoires d’Outre-mer de la France. Elle crée des structures financières dans ces colonies et participe à la formation des cadres qui en sont originaires. La CCFOM est l’ancêtre de l’actuelle Agence française de développement (AFD). 4 12 1942 Sortie des Visiteurs du soir, de Marcel Carné, avec Arletty, Alain Cuny. Assistant-réalisation : Michelangelo Antonioni, scénario et dialogues de Jacques Prévert et Pierre Laroche, musique de Maurice Thiriet et Joseph Kosma chansons interprétées par Jacques Jansen (voix chantée d’ Alain Cuny) : Complainte de Gilles, Démons et Merveilles, Le Tendre et Dangereux Visage de l’amour. 22 12 1942 L’amiral Darlan est assassiné à Alger : l’exécuteur est un jeune illuminé d’extrême droite : Henri Bonnier de La Chapelle ; le commanditaire : Henri d’Astier de la Vigerie, frère d’Emmanuel, qui, en Afrique du Nord depuis janvier 1941, est secrétaire adjoint à l’Intérieur et chef des différentes polices d’Afrique du Nord ; il organise les corps francs et aurait voulu offrir le poste de Darlan au comte de Paris. L’interlocuteur des Américains va être désormais le général Giraud. Jules Roy, né en 1907 en Algérie, a passé son enfance entre une grande exploitation agricole et le Séminaire d’Alger pour finalement devenir aviateur dans l’Armée de l’air. Il commandait une escadrille lors de la débâcle de mai-juin 40. A Nîmes le jour de la signature de l’armistice, il a pris sur lui de partir en Algérie, où il sert au sein des troupes de Vichy. Il illustre bien la très longue hésitation dans laquelle se trouveront de très nombreux Français quant à l’attitude à adopter entre la collaboration de Vichy et la Résistance de de Gaulle. Le 28 octobre 1943, il fera partie d’un groupe de 900 officiers, sous-officiers, hommes de troupes qui embarqueront pour l’Angleterre, recrutés par la RAF – Royal Air Force -: Là où j’étais, la réaction fut insignifiante. C’était un loup de moins dans la meute. On se moquait bien de Darlan, parvenu à force de fayotage, d’ambition et de flagornerie au plus haut échelon de la marine et presque de l’Etat. En juin 1940, il aurait pu faire sécession avec sa flotte, la première de l’époque, il avait préféré un plat de lentilles et un portefeuille de ministre. Il avait tout trahi pour arriver à devenir le dauphin du vieux maréchal. Entre-temps, il avait osé aller, en grand uniforme, saluer le Führer dans son nid d’aigle à Berchtesgaden, et il était sur le point de s’allier aux Allemands, contre les Anglais, quand la chance l’avait envoyé à Alger, la veille du débarquement américain, au chevet de son fils malade. Il était dans la place et savait que le Vieux n’aurait jamais le courage de prendre l’avion. [Pétain ne supportait pas l’avion] Alors qui d’autre que lui, Darlan ? Sans vergogne, une fois de plus, il changea de camp, les Américains le reconnurent haut-commissaire, il n’avait plus qu’à s’asseoir sur le trône de France quand il fut abattu par un jeune homme exalté, un pur, un innocent. Chez nous personne ne versa une larme. Pas un regret. Pas un mot pour Darlan. Ce que j’écris là résume ce que je pense de lui actuellement. En ce temps-là, savions-nous qui il était ? On se méfiait de lui. On le craignait. Les amiraux étaient partout, ils prétendaient n’avoir pas été vaincus et en tiraient gloire. Si j’avais su qui était Darlan, aurais-je osé le dire à l’époque ? Ose-t-on, dans l’armée, dire ce qu’on pense sans risquer d’être écrasé ? Son corps fut inhumé en secret au cimetière de l’Amirauté et, des années plus tard, la marine le transporta en catimini à Mers el-Kébir, là où reposaient les restes des mille officiers et marins tués, à cause de lui, sous les obus britanniques. J’ai vu la dalle où son nom est gravé. On m’a juré que, dessous, il n’y avait rien. N’empêche. Au diable Darlan ! s’écria l’auteur de la France sauvée par Pétain. [un des livres de Jules Roy] En même temps, j’écrivis un long poème – une ode claudélienne – sur le Maréchal trahi par les siens, et l’envoyai à Fontaine qui depuis belle lurette voguait sur un cap plus franc. […] A l’état-major, [de Maison Blanche, à Alger : l’armée de Vichy] on m’avait dit qu’on comptait sur moi, on avait l’impression que je savais où j’allais, que je m’accrochais à quelque chose. Moi ? A rien. Depuis Mers el-Kébir et ensuite depuis Dakar, un échec pour de Gaulle, j’étais coincé, toujours serré dans la gibecière de l’oncle Jules. Les vieilles gloires comptaient-elles encore ? Tout petit, tout gris, pareil avec son bec rongé à une ombre shakespearienne, Weygand en tournée nous avait exposé les trahisons anglaises, la capitulation du roi des Belges, l’impossibilité de contenir le flot adverse avec des forces indécises, la retraite. Il n’avait convaincu personne. Il brandissait une épée illusoire, on aurait dit qu’il sortait de la tombe. Et la Royale, coulée à Mers el-Kébir, mon général, au mouillage à Toulon et encore sous la menace des canons anglais en Egypte ? Pas un mot sur la Royale. Il s’était contenté de nous placer devant la vertu de l’obéissance et avait laissé entendre que l’avenir n’était pas si sombre. Appelé trop tard, Weygand, disions-nous avec nostalgie. Qui sait ? répondait Ventre. Weygand n’est peut-être plus Weygand. Avec l’âge, les varices, la bedaine, la mémoire qui foutait le camp, l’esprit qui n’était plus clair, le moment venait où on n’était plus ce quelqu’un-là, mais quelqu’un d’autre, un peu avachi, et les gens croyaient à celui d’avant. Pétain restait Pétain alors qu’il avait quatre-vingt-quatre ans, Weygand ne restait plus Weygand alors qu’il venait de subir comme commandant en chef un désastre semblable à celui de Bazaine en 1870. N’était-il pas aussi amoureux d’une belle Libanaise, comme mon ami Georges Buis me l’affirma plus tard ? Un général amoureux n’est plus un général, à moins d’avoir l’allure et les crocs de Bonaparte. Ventre, toujours méfiant, s’interrogeait. De Gaulle que je n’avais vu qu’en photo, un képi flambant neuf sur un échalas, ne me paraissait pas tellement admirable. Je feignais de l’ignorer, peut-être parce que je n’avais pas osé le rejoindre, comme on feint de ne plus prêter attention à qui ne s’est pas laissé séduire. Quand il fut condamné à mort par Vichy, aucune réaction chez nous : il l’avait cherché, il récoltait. On se taisait. On ne prononçait jamais son nom. Dans la famille popote et pot-au-feu de l’armée où l’on est si formaliste, on le considérait comme illégitime. S’il arrivait à quelqu’un d’évoquer son nom, les regards échappaient. De Gaulle, c’était le silence, l’inaccessible, le rebelle dont il valait mieux ne pas parler, l’inavouable péché des autres, la robe déchirée de l’unité. Des émissaires de Vichy nous glissèrent dans le creux de l’oreille : Le Vieux trompe Adolf. J’aurais été bien incapable de jouer le double jeu. La garnison semblait fidèle à Pétain mais personne ne disait la vérité. Qui croire? Tout le monde mentait. Par prudence. Par méfiance. Sauf moi. Un journal, la Dépêche de Constantine, diffusait des nouvelles. De Sétif, on entendait mal les radios étrangères. Les événements, quand on les connaissait, parlaient d’eux-mêmes. […] Le décret Crémieux qui, en 1871, avait octroyé la nationalité française en bloc aux indigènes israélites fut aboli. Cela aurait dû déjà m’alerter. En Algérie, qui n’était antijuif ? Toutes les séquelles de Drumont, député d’Alger en 1900, marinaient dans les milieux populaires, l’armée avait toujours détesté Léon Blum, embastillé par Pétain. Comment le désastre de Mers el-Kébir n’aurait-il pas contribué à l’idée qu’il y avait du juif là-dessous et qu’entre Pétain et Eden, le choix devait être facile ? Cependant, la suppression des privilèges pour les juifs d’Afrique du Nord ne souleva pas chez les musulmans une explosion de joie. Beaucoup d’entre eux se méfièrent. Ferhat Abbas, plus politique que Mokrani qui avait cru, en 1870, la France hors d’état de réagir, préparait un manifeste pour obtenir des concessions en faveur de son peuple. A Sétif, où se déclencheront en 1945 les premières réactions contre la colonisation, nous ne pensions à peu près à rien. Seuls ceux qui pouvaient écouter, la nuit, la BBC, savaient quelque chose. Je n’aimais pas les juifs et personne autour de moi ne les aimait, est-ce que Barrés s’était rangé du côté du capitaine Dreyfus ? Zola oui, mais Zola était considéré comme un néo-Français et un écrivain du déclin. La langue d’Eglise n’était pas tendre non plus pour ces perfides qui avaient crucifié le Christ. Nous fûmes chagrins cependant qu’on les persécutât en France et qu’on les obligeât à porter une étoile jaune. Quant aux Arabes, si j’étais un peu l’élève de Meftah, j’étais surtout disciple des lazaristes et encore sous l’influence du capitaine Boum-Boum. La même rengaine : Tous menteurs, pédérastes et voleurs… Jules Roy Mémoires barbares Albin Michel 1989 25 12 1942 Des centaines de milliers de personnes, sans aucune faute propre, parfois uniquement en raison de leur nationalité ou de leur race, sont destinées à la mort ou au dépérissement. Pie XII Il est vrai que l’Allemagne nazie fournissait alors jusque dans ses écrits de quoi provoquer ces alertes : La bataille pour l’existence est rude et sans merci, mais elle est la seule façon de perpétuer la vie. Ce combat élimine tout ce qui est inapte à la vie, et sélectionne tout ce qui est apte à survivre. […] Ces lois naturelles sont irrécusables : les créatures vivantes en font la démonstration par leur survie même. Elles sont impitoyables. Ceux qui résistent seront éliminés. La biologie ne nous parle pas seulement des animaux et des plantes, elle nous montre aussi les lois que nous devons suivre dans nos vies, et trempe notre volonté de vivre et de combattre suivant ces lois. Le sens de la vie est le combat. Malheur à qui pèche contre ces lois. Lois de la nature et humanité. Chapitre d’un manuel allemand de biologie parue en 1942 29 12 1942 Giraud refuse de rencontrer de Gaulle en territoire français. 1942 Goudard et Menesson mettent au point le Vélosolex, qui sera commercialisé en 1946. Deux scoutes de France, Jacqueline Debatte, pour les paroles et Francine Cockenpot, pour la musique nous offrent Colchiques dans les prés, Au bord de la Rivière. Les deux derniers loups français sont tués en Haute Marne. Les grands naufrages collectifs ne sont jamais sans quelque contrepartie, qu’on oublie – par pudeur peut-être -, ou remords d’en avoir profité au milieu du malheur général. Sous l’occupation allemande, le piéton jouissait d’un luxe de privauté inouï avec la grand’route, quelle qu’elle fût : on se promenait sur l’asphalte des routes nationales comme dans une allée de jardin (moi, sac au dos, sur les routes normandes et finalement, en mai 1944, revenant de Caen à Saint Florent à bicyclette sans croiser pratiquement sur la route aucun véhicule). Le clair de lune ressuscité sur les villes. Angers, par une nuit de pleine lune : la masse noire du château, les flèches noires de la cathédrale vue de la Doutre, les nuages au-dessus courant sur la lune enflammée comme dans La mort du loup, la Maine tapie, enténébrée, mais argentée et saliveuse à tous ses remous. La vie, la circulation générale, raréfiées, engourdies, descendaient jusqu’à un étiage jamais atteint ; au-dessus de cet étiage, des pans de nature brute, ensevelis, recouverts jusque là par le mouvement et le vacarme, émergeaient plus nus que ces platures qui ne se découvrent qu’aux marées du siècle ; des silences opaques, stupéfiés, des nuits d’encre, des ruisseaux devenus jaseurs, des routes désaffectées qui semblaient se recoucher dans un bâillement, et rêver de n’aller nulle part. Julien Gracq __________________________________ [1] Nous demandons à Dieu, Monsieur le Maréchal, de bénir votre personne vénérée et respectueusement aimée, et de lui permettre de mener à bien son œuvre courageuse et magnifique de renouveau, pour le bonheur de la France, dotée, une fois de plus par la providence, au milieu de ses infortunes, de l’homme capable d’atténuer son malheur, de reconstruire ses ruines, de préparer l’avenir. Mgr Gabriel Piquet, évêque de Clermont Ferrand, le 11 novembre 1940
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