5 01 1943 à décembre 1943. Arrestation de Jean Moulin. 2° Division Blindée de Leclerc. 29836
Poster un commentaire

Nom: 
Email: 
URL: 
Commentaires: 
Publié par (l.peltier) le 5 septembre 2008 En savoir plus

5 01 1943   

Il fait – 30° à Stalingrad. Trois jours plus tard, les Russes remettent un ultimatum aux Allemands, qui le refusent.

10 01 1943

7 000 canons russes se déchaînent sur Stalingrad : les Allemands refluent vers la Volga.

11  01 1943   

Le colonel Rémy – Gilbert Renault dans le civil, formation juridique, des essais au cinéma sans succès – arrive à Falmouth, avec une azalée pour Madame de Gaulle ; il est accompagné de Fernand Grenier, membre du comité central du PCF clandestin : ce dernier offrait au général le soutien des camarades français incités par le Komintern à trouver un compromis avec la bourgeoisie patriote. De Gaulle, impressionné par la bataille menée à Stalingrad, constatait : La France combattante peut compter sur le Parti communiste français.

14 01 1943

À l’hôtel d’Anfa, sur la colline éponyme de Casablanca au Maroc, Roosevelt, Churchill, de Gaulle et Giraud se réunissent pendant 10 jours pour s’accorder sur la stratégie à venir. Staline a décliné l’invitation et de Gaulle est venu avec le poignard de Churchill dans le dos : si vous ne venez pas, je vous coupe les vivres. L’ambition pour ce qui concerne la France était de laisser le commandement de la Résistance conjointement à de Gaulle et Giraud, alors à la tête de l’armée française de Vichy en Afrique du Nord et en Afrique occidentale française. Le général Giraud y propose sa stratégie : Primo, libérer l’Afrique. C’est en bonne voie. Ce doit être terminé au printemps de cette année ; ensuite, sans perdre une seconde, occuper les trois grandes îles : Sicile, Sardaigne et Corse. Préparer là une base sérieuse, aérienne surtout, pour l’attaque de l’Europe. Dès qu’on sera prêt, débarquer sur la côte italienne, entre Livourne et Gênes, s’emparer de la vallée du Pô, nettoyer le reste de la péninsule italienne et préparer le débouché en Europe sur l’axe Udine-Vienne, appuyé par une aviation basée sur toute l’Italie. D’un seul coup, on atteint ainsi l’Allemagne en pleine vallée du Danube. On isole les Balkans à droite, la France à gauche, et on devance les Russes à Vienne, ce qui n’est pas négligeable.

Cette stratégie était celle de Churchill, mais pas celle de Staline qui voulait un front plus à l’ouest, en France et qui, en cela, sera suivi par de Gaulle. Pour la presse, Roosevelt obtint qu’ils se serrent la main : les photographes durent s’y reprendre à 4 fois tant la poignée de main était rapide !  Cet accord ne tiendra pas un an.

De Gaulle et les Alliés à la conférence d'Anfa, 24 janvier 1943

Unknown/British Official Photo/the Daily Telegraph - - Catawiki

Christie’s: 8 millions d’euros pour « La tour de la ...

La tour de la Mosquée Koutoubia à Marrakech par Winston Churchill, en marge du sommet de Casablanca. Vendu 9.5 millions € chez Christie’s à Londres le 1 03 2021

17 01 1943   

Les Russes donnent l’assaut final sur Stalingrad : les combats vont durer 15 jours, immeuble après immeuble.

23 01 1943 

Le général Montgomery prend Tripoli. Il va être rejoint deux jours plus tard par la colonne Leclerc qui arrive du Fezzan.

24 01 1943  

230 femmes françaises, nommé convoi des 31 000 (la série de leur numéro matricule), parquées au fort de Romainville sont déportées à Auschwitz : 49 survivront. Elles ne sont pas juives, mais pour la plupart communistes ou, simplement sympathisantes. Parmi elles, Danielle Casanova, Charlotte Delbo, Marie-Claude Vaillant-Couturier. Françoise Delbo, 29 ans en reviendra en mai 1945, 27 mois plus tard :

Auschwitz, ce point sur la carte
Cette tache noire au centre de l’Europe,
Cette tache rouge
Cette tache de feu, cette tache de suie,
Cette tache de sang.
Cette tache de cendres
Pour des millions
Un lieu sans nom.

*****

Je pense à celles qui m’ont presque portée à leur bras pendant les semaines où je ne pouvais pas marcher, à celles qui m’ont donné leur tisane quand je suffoquais de soif, à celles qui m’ont touché la main en réussissant à former un sourire sur leurs lèvres gercées quand j’étais désespérée, à celles qui m’ont relevé quand je tombais dans la boue, alors qu’elles étaient déjà si faibles elles-mêmes […] Et je suis là. Toutes mortes pour moi.

Aucun de nous ne reviendra.1965

*****

Je reviens d’un autre monde
Dans ce monde
Que je n’avais pas quitté
Et je ne sais
Lequel est vrai
Dites-moi, suis-je revenu
De l’autre monde ?
Pour moi
Je suis encore là-bas
Et je meurs
Là-bas
Chaque jour un peu plus
Je remeurs
La mort de tous ceux qui sont morts
Et je ne sais plus quel est vrai
Du monde-là
De l’autre monde là-bas
Maintenant
Je ne sais plus
Quand je rêve
Et quand
Je ne rêve pas.

Auschwitz et après

*****

Transformer en littérature la montée de la bourgeoisie au XIX° siècle, et voilà Balzac. Transformer en littérature la vanité et la médisance des gens du monde, et voilà Proust. Transformer en littérature Auschwitz, et voilà pour moi. La littérature n’est pas l’avatar, la métamorphose ultime d’un événement ou d’un réel. Elle est infiniment plus que cela. Elle est réel et transcendance du réel. Elle est art, c’est-à-dire création : elle est sens et porteur de sens.

[…] Auschwitz est là, inaltérable, précis, mais enveloppé dans la peau de la mémoire, peau étanche qui l’isole de mon moi actuel […] Elle éclate pourtant quelquefois, et restitue tout son contenu […] Et la souffrance est si insupportable, si exactement la souffrance endurée là-bas, que je la ressens physiquement, je la ressens dans tout mon corps qui devient un bloc de souffrance, et je sens la mort s’agripper à moi, je me sens mourir […] Il faut des jours pour que tout rentre dans l’ordre, que tout se refourre dans la mémoire et que la peau de la mémoire se ressoude.

Demi-journée en bus au musée d'Auschwitz-Birkenau, au départ de Cracovie 2021 - Oswiecim (Garantie du prix le plus bas)

Premier camp d’Auschwitz, une ancienne caserne, dans le village d’Oswiecim. Les nazis avaient ajouté un étage. Le camp d’Auschwitz n’a pas le monopole de la devise Arbeit macht frei, qui figure sur l’entrée de bien des camps de concentration

La délicate restauration du camp d'Auschwitz-Birkenau - Le Point

Camp d’Auschwitz Birkenau, construit pour être un camp d’extermination, à trois km au nord-est du village d’Oswiecim, sur 170 ha.

22 et 23 01 1943   

782 Juifs sont arrêtés dans le quartier de l’Opéra à Marseille et déportés : il n’y aura aucun survivant.

Le 24 janvier, 20 000 personnes sont évacuées du quartier Saint Jean de Marseille par les gendarmes français  ; 12 000 d’entre elle seront emmenées  au camp de Fréjus, dont 800 seront déportés en Allemagne.

Du 1° au 19 février 1943, leurs 1 500 immeubles seront dynamités entre l’Eglise Saint Laurent et les Accoules.

26 01 1943 

Mario Rigoni Stern, sergent-chef dans les Alpini italiens est sur le front russe, aux côtés des Allemands qui ont rompu le pacte germano-soviétique avec le déclenchement de l’opération Barbarossa en juin 1941. Stationnés sur une rive du Don, ils ont reçu l’ordre de se replier pour retrouver sur l’arrière les lignes allemandes. Quelques jours avant ce 26 janvier, il s’est trouvé, comme souvent, à frapper à la porte d’une isba… mais, ce jour-là, c’était pour y trouver des Russes, c’est à dire, l’ennemi :

Avec les hommes du lieutenant Danda, nous devons être une vingtaine en tout. Qu’est-ce que nous faisons ici, tout seuls ? Il ne nous reste presque plus de munitions. Nous avons perdu la liaison avec le capitaine. Nous n’avons pas d’ordres. Si seulement nous avions des munitions ! La faim se fait sentir également et le soleil descend. Je traverse la palissade et aussitôt, une balle siffle à mes oreilles : les Russes nous ont à l’œil. Je cours frapper à la porte d’une isba. J’entre.

Il y a là des soldats russes. Prisonniers ? Non, ils sont armés. Et ils ont l’étoile rouge sur leurs bonnets ! Moi, je tiens mon fusil. Pétrifié, je les regarde. Assis autour d’une table, ils mangent. Ils se servent en puisant dans une soupière commune, avec une cuiller en bois. Et ils me regardent, la cuiller immobilisée à mi-chemin de la soupière. Je dis : Minié khocetsai iestj. Il y a aussi des femmes. L’une d’elles prend une assiette, la remplit de lait et de millet à la soupière commune, avec une louche et me la tend. Je fais un pas en avant, j’accroche mon fusil à l’épaule et je mange. Le temps n’existe plus. Les soldats russes me regardent. Les enfants me regardent. Personne ne souffle. Il n’y a que le bruit de ma cuiller dans l’assiette. Et de chacune de mes bouchées.

  • Spaziba, je dis en finissant.

La femme reprend l’assiette vide que je lui rends et répond simplement :

  • Pasa Usta.

Les soldats russes me regardent sortir sans bouger. Sur le seuil, je vois des ruches. La femme qui m’a servi la soupe m’a accompagné comme pour ouvrir la porte et je lui demande par gestes de me donner un rayon de miel pour mes camarades. Elle me le remet et je sors.

C’est comme ça que ça s’est passé. À y réfléchir, maintenant, je ne trouve pas que la chose ait été étrange, mais naturelle, de ce naturel qui a dû autrefois exister entre les hommes. La première surprise passée, tous mes gestes ont été naturels ; je n’éprouvais aucune crainte, ne sentais aucun désir de me défendre ou d’attaquer. C’était tellement simple. Et les Russes étaient comme moi, je le sentais. Dans cette isba venait de se créer entre les soldats russes, les femmes, les enfants et moi, une harmonie qui n’avait rien d’un armistice. C’était quelque chose qui, allait au-delà du respect que les animaux de la forêt ont les uns pour les autres. Pour une fois, les circonstances avaient amené des hommes à savoir rester des hommes. Qui sait où se trouvent à présent ces hommes, ces femmes, ces enfants ? J’espère que la guerre les a tous épargnés. Tant que nous vivrons, nous nous souviendrons, tous tant que nous étions, de notre façon de nous comporter. Surtout les enfants. Si cela s’est produit une fois, cela peut se reproduire. Je veux dire que cela peut de reproduire pour d’innombrables autres hommes et devenir une habitude, une façon de vivre.

[…] Voilà ce qu’a été le 26 janvier 1943. Mes plus chers amis m’ont quitté ce jour-là.

Je n’ai pas réussi à avoir des nouvelles de Rino, blessé durant le premier assaut. Sa mère ne vit que pour l’attendre. Je la vois chaque jour, en passant devant sa porte. Ses yeux sont éteints. Dès qu’elle me voit, elle me salue, les larmes aux yeux et je n’ai pas le courage de lui parler. J’ai perdu Raoul aussi, ce jour-là. Raoul, mon premier copain de la vie militaire. Il se trouvait sur un char. Il a sauté à terre pour avancer encore, faire un pas de plus vers son foyer. Une rafale l’a abattu dans la neige. Raoul qui, le soir, avant de dormir chantait toujours : Bonne nuit, mon amour ! Qui, une fois, au cours du ski, m’a presque fait pleurer en me lisant Les lamentations de la Madone, de Jacopone da Todi [1230-1306, compositeur présumé du Stabat Mater, ndlr]. Et Giuanin qui est mort également. Et voilà, Giuanin, tu y es arrivé, à la maison. Nous y arrivons tous un jour ou l’autre… Giuanin est tombé en m’apportant des munitions pour la mitrailleuse, quand j’étais dans le village. Mort sur la neige, lui aussi : lui qui, dans notre tanière, se recroquevillait toujours dans sa niche, tout prêt du poêle, tellement il avait froid. Le chapelain du bataillon est mort. Joyeux Noël, mes enfants, paix à tous. Il est tombé en allant chercher un blessé sous la mitraille. Ayez confiance et écrivez chez vousJoyeux Noël, chapelain. Le capitaine est mort. Le contrebandier de Valstagna. Il avait la poitrine trouée de part en part. Les conducteurs, ce soir-là, l’avaient mis sur un traineau et transporté hors de la poche. Il a expiré à l’hôpital de Kharkov. Je suis allé voir les siens, en rentrant, au printemps. J’ai cheminé à travers les bois et les vallées : Allo ? Ici Lastagna, Beppo à l’appareil. Ça va, pays ? Sa maison était vieille, rustique et propre comme la tanière du lieutenant Cenci. Et les soldats de mon peloton et de mon avant-poste ? Combien sont tombés ce jour-là ! Il faut se serrer les coudes, les gars, surtout à présent. Le lieutenant Moscioni a eu une épaule trouée. Puis, en Italie, la blessure n’arrivait pas à se cicatriser. Maintenant, il est guéri de sa blessure, mais pas du reste. Parce qu’on ne peut pas en guérir. Le général Martinat aussi est mort ce jour-là. Je le revois pendant que je l’accompagnais à travers nos lignes, en Albanie. Je me pressais devant lui, connaissant le chemin. De temps en temps, je me retournais pour voir s’il suivait : Fais les marcher aussi vite que tu voudras, tes pinceaux, caporal, j’ai de bonnes jambes, moi aussi. Et le colonel Clabo, si chic avec ses artilleurs de la dix-neuvième et de la vingtième. Et le sergent Minelli, blessé, dans la neige : Mon gosse ! disait-il en pleurant, mon gosse ! Giuanin, il n’y en a pas beaucoup d’entre nous, qui y soient arrivés, à la maison, après tout ! Moreschi non plus n’est pas rentré. T’as déjà vu une chèvre de sept quintaux, toi ? Putain de guerre ! Toujours du tabac blond ! Et ce pauvre Pintossi, le vieux chasseur. Encore un qui n’est pas revenu chez lui pour chasser le coq de bruyère. Maintenant, son vieux chien aussi doit être mort. Et tant, tant d’autres, qui dorment dans les champs de blé parsemés de pavots, ou entre les herbes fleuries de la steppe, avec les vieux des légendes de Gorki et de Gogol. Et les quelques survivants, où sont-ils aujourd’hui ?

Au réveil, une surprise m’attendait : les flammes avaient brûlé mes brodequins. J’entendis un bruit de gens qui se préparent à partir. Je ne découvris plus personne de ma compagnie et de mon bataillon. Dans l’obscurité, je finis par perdre Bedei aussi et restai seul. Je marchais aussi vite que possible, parce que les Russes pouvaient fort bien essayer de nous accrocher de nouveau. Il faisait nuit encore et le pays était sens dessus dessous. Sur la neige, dans les isbas, des blessés geignaient. Mais je ne pensais plus à rien. Même pas à la maison. J’étais insensible comme une pierre, le torrent me roulait. Je ne me souciai pas de rechercher des compagnons. Plus rien ne m’émouvait. Si nous avions du combattre de nouveau, j’aurais foncé, mais pour mon compte personnel ; sans plus me préoccuper de ceux qui m’auraient suivi ou dépassé. Je me serais bagarré pour ma peau, en isolé. D’une isba à l’autre, d’un potager à l’autre ; sans écouter les ordres, sans en donner, libéré de tout, comme pour une chasse en montagne : seul.

Il me restait encore douze coups pour le mousqueton et trois grenades. Peut-être n’y en avait-il pas beaucoup dans toute la colonne qui possédaient autant de munitions que moi.

Une autre journée de marche dans la neige. Les chaussures brûlées s’en vont par morceaux et je me les soude littéralement aux pieds, avec des chiffons et des fils de fer. En marchant, le cuir sec me rentre dans la peau, sous les chevilles, formant une plaie vive. Les genoux me font mal. À chaque pas, ils grincent : cric, crac. Puis j’attrape la dysenterie. Pendant des kilomètres et des kilomètres, je marche sans dire un mot à qui que ce soit. La colonne avance maintenant par tronçons. Les plus valides se dépêchent, les autres font comme ils peuvent. Je ne suis pas parmi ces derniers. Mais je n’appartiens pas aux valides non plus. J’avance pour mon compte.

Une autre journée de marche dans la neige. Le long de la piste, les canons de l’artillerie de montagne ont été abandonnés. C’est juste. À quoi bon les porter ? Il est juste d’employer les mulets au transport des blessés. De brèves disputes éclatent entre artilleurs alpins et allemands. Certains allemands, qui sait comment, ont réussi à s’approprier nos mulets. Les bêtes, maintenant, valent beaucoup plus que leurs autos. Or, nous étions seuls à avoir des mulets. Mais les Alpins et les artilleurs ne discutent pas longtemps. Ils arrêtent les mulets, en font descendre les Allemands et s’en vont avec les braves bêtes. Ils ont leurs compatriotes blessés à charger dessus. Devant la tranquillité de nos montagnards, les colères allemandes semblaient ridicules.

Elle était longue, cette journée de marche. On ne voyait aucun village, ni d’un côté de la route, ni de l’autre. Et il fallait avancer. On mangeait des poignées de neige. Vint la nuit. On ne voyait toujours pas de village, on ne s’arrêtait toujours pas. Enfin, très loin, une lumière ; à croire qu’on ne l’atteindrait jamais. Qui peut se représenter à quel point cette lumière était lointaine, combien de neige il fallait piétiner pour arriver jusque là ? Ce fut une nuit interminable. Il s’agissait d’un village. Je ne sais plus où je dormis, avec qui, ni si je trouvai à manger. Le lendemain, au départ, il y avait du soleil. La plupart avaient démarré dès l’aube. J’étais parmi les derniers. Les isbas se vidaient, les feux s’éteignaient. Je me rappelle que j’entrais dans une isba. Par terre, je vis les écorces de patates qu’on avait rôties sous la cendre. Je ramassai les écorces et les mangeai. J’étais toujours seul.

Un soir, je rencontrai dans une isba des soldats de mon bataillon qui me reconnurent. L’un d’eux avait les jambes gelées. En repartant le lendemain, ses jambes étaient devenues toutes noires de gangrène et il pleurait. Il ne pouvait plus nous suivre, à moins de trouver un traîneau pour l’y charger. Je le recommandai aux femmes de l’isba. Il pleurait. Les femmes de l’isba aussi.

  • Adieu, Rigoni, il me disait entre ses larmes, adieu sergent-chef.

Je suis toujours seul, Un autre jour, je trouve sur la neige une tablette jaune. Je ramasse et mange. Immédiatement je recrache. Qui sait quelle saleté c’était. Le crachat est tout jaune. Le goût est épouvantable. Je crache jaune. Je mange de la neige et recrache jaune. Là où je crache, la neige jaunit autour. Toute la journée, j’ai craché jaune. Toute la journée, j’ai eu ce goût dans la bouche. Dieu sait quelle saleté cela pouvait être. De l’antigel pour les moteurs peut-être, ou un explosif. Mais je suis seul et je me fous de cracher jaune sur la neige, comme je me fous de la dysenterie.

Une nuit, nous nous arrêtons pour dormir, quelques officiers et moi. Entré dans l’isba, je parle en dialecte de Brescia, disant que je suis de leur bataillon. Et ils m’acceptent. J’allume le four ; un soldat apporte une chèvre. Je la tue, la découpe et mets les morceaux à griller. Nous trouvons même un peu de sel. Je fais les rations et nous mangeons tous là-dedans. Nous étions peut-être une quinzaine. À me voir aussi entreprenant et pratique, les autres me prennent en sympathie. Mais je suis comme un automate. Je dégote de la paille et nous dormons au chaud après avoir savouré la chèvre. Je me réveille le premier, le lendemain matin ; il fait encore noir.

  • Debout, je dis, il faut partir, si nous ne voulons pas être les derniers.

Mais ils ne veulent pas se lever, ils préfèrent roupiller encore un peu. Je sors seul et me joins à la colonne qui est déjà en marche.

Une après-midi, nous arrivons dans un village. Cette fois, je suis parmi les retardataires. Du sommet d’une colline, j’aperçois le long zigzag de la colonne qui avance dans la steppe et puis des avions qui survolent les malheureux en les mitraillant. Dans le village, des groupes de deux, trois, vont d’une isba à l’autre, en quête de nourriture. Il y a des pigeons sur la place. Je pense à en abattre un et déjà, je décroche mon mousqueton, abaisse le cran de sûreté et met en joue à vingt pas. Le pigeon que je vise s’envole et je tire. Il tombe, foudroyé, sans battre les ailes. Je me savais bon tireur, mais pas au point de descendre un oiseau prenant son envol, avec un fusil à balle. Ça m’étonne : ça a dû être le hasard. Puis la satisfaction m’arrache un sourire. Un vieux Russe qui m’observe s’approche alors, exprimant son admiration. Il branle le chef, incrédule, en montrant le pigeon mort : s’en saisit, retrouve le trou que la balle a fait, traversant le corps de part en part : compte les pas et me serra la main. C’est un vieux chasseur, comme l’oncle Jeroska.

J’entre dans une isba pour faire ma popotte et sort la gamelle enfilée comme d’habitude dans la courroie de ma musette ; pas de civil. Un peu plus tard, entrent des officiers, jeunes, sans armes. Ayant terminé mon repas, je veux reprendre mon mousqueton que j’avais appuyé au mur, il a disparu. Mon vieux mousqueton qui m’a aidé dans tant de batailles, qui fonctionnait si bien et que j’aimais. Qui me l’avait pris ?

Les officiers n’étaient plus là, comment être sûr qu’ils l’avaient emporté ? Mais c’est ce que je pense. Ça m’embêtait. Beaucoup. Maintenant qu’on avait échappé à l’encerclement, les hommes désarmés – la grande majorité – essayaient de barboter leurs armes à ceux qui s’en étaient servis jusque-là. Désarmé, je ne voulais, ni ne pouvais retourner auprès des copains. J’avais jeté mon casque, mon masque à gaz, mon sac, brûlé mes brodequins, perdu mes gants, mais mon vieux mousqueton, je l’avais toujours gardé. Et il me restait encore les chargeurs et les grenades. Il y avait dans l’isba un fusil lourd et primitif : je m’en emparai : les cartouches y allaient. En ressortant, j’entendis des coups de feu et des cris, près du village. C’étaient des partisans qui attaquaient les isolés en queue. Pour ne pas me faire capturer, je pris mes jambes à mon cou et courus entre les potagers et les isbas, trébuchant, tombant, me relevant, jusqu’à ce que j’eusse rejoint la colonne.

La plaie au pied était devenue purulente et puait. Ça me montait jusqu’au nez, en marchant ; la chaussette se collait. J’avais mal. On aurait dit que quelqu’un avait planté ses dents dans mon pied et n’en démordait plus. Mes genoux grinçaient à chaque pas ; cric, crac, cric, crac. Mon allure était régulière, mais lente. J’avais beau faire des efforts, j’étais incapable d’aller plus vite. J’avais ramassé un bâton dans un potager et m’y appuyais.

Une autre fois, la nuit, j’entrai dans une isba où se trouvait un lieutenant toubib, servi par un garde ukrainien (un de ces civils avec le brassard blanc, enrôlé dans les troupes d’occupation). L’Ukrainien prépara la soupe de mil et de lait et m’en tendit une assiette. C’était vraiment bon. J’enlevais les chiffons et les brodequins sans fond. La chaussette collait à la plaie et l’odeur de pourriture prenait à la gorge. Autour de la plaie, la chair était blanchâtre, recouverte d’une humeur jaune. Je lavai le tout à l’eau salée. Repansai avec un morceau de toile, remit mes chaussettes, mes débris de chaussures, mes chiffons, attachant ça avec du fil de fer.

Dans ce village, la veille, j’avais rencontré Renzo.

Comment ça va, pays ? je lui demandai.

Ça va, ça va. Tiens, je suis dans cette isba ; si tu veux, demain, on part ensemble.

Il me quitta et je ne le revis qu’en Italie. J’étais seul, je voulais rester seul, je ne voulais personne près de moi. Un Allemand frappa à la porte de l’isba, plus tard. Il n’était pas pareil aux autres. On le fit entrer et il mangea avec nous. Après, installé sur la banquette, il tira des photos de son portefeuille :

Ça, c’est ma femme, et ça, c’est ma fille.

La femme était toute jeune et la fille, une gosse.

Ça, c’est ma maison.

C’était une maison bavaroise, entre des sapins dans un petit village. Il y eut encore un jour de marche, à l’allure du vieux vagabond, appuyé sur mon bâton. Pendant des heures, je me surprenais à répéter : …Maintenant et à l’heure de notre mort. Ces mots rythmaient mon pas. On trouvait souvent le long de la piste des charognes de mulet. Un jour, je découpais un morceau de viande sur la bête morte, lorsque je m’entendis appeler. C’était un caporal-chef du bataillon Verona, qui avait été mon élève à l’école de haute montagne dans le Piémont. Il est tout heureux de me rencontrer.

Tu veux qu’on marche ensemble ? dit-il

Si tu veux. En route, je réponds.

On a avancé côte à côte, deux ou trois jours. Au cours de grimpeurs, nous l’appelions Roméo, parce qu’une nuit, il était allé retrouver une bergère en escaladant la fenêtre. (Ça servait, le cours de grimpeur !) Lui, Roméo, et la bergère : Juliette. C’était un bleu, alors, on le plaisantait. Une autre fois, nous nous trouvions dans un refuge au milieu des glaciers et il est descendu au pays pour la retrouver, marchant toute la nuit. Le lendemain matin, nous devions escalader un pic et notre Roméo était fatigué. Le lieutenant Suitner l’a drôlement chargé de cordes et d’appareils. Ici, en Russie, j’avais entendu dire que c’était un des meilleurs caporaux-chefs de la Verona. On parlait peu en marchant ensemble, mais le soir on se partageait le boulot pour préparer un repas quelconque et la paille qui nous servait de couche.

Le soleil commençait à se faire sentir ; les journées s’allongeaient. On marchait dans une vallée, le long d’un fleuve. Le bruit courait qu’on était sortis de la poche maintenant et qu’un jour ou l’autre on arriverait aux lignes allemandes. Ceux qui venaient de l’arrière racontaient que, de temps en temps, des soldats russes, des chars et des partisans, coupaient la queue de la colonne, faisant des prisonniers.

Comme on traversait un vallon, un jour, on tomba sur des traineaux avec des blessés. Roméo et moi, nous marchions hors de la piste, sans nous occuper des autres. Le conducteur et les blessés de l’un de ces traineaux avaient besoin d’aide. Il y avait un tas de gens autour d’eux, mais quand ils appelaient, je ne sais pourquoi, il me semblait toujours qu’ils s’adressaient particulièrement à moi. Je m’arrêtai. Je jetai un regard en arrière et repris mon chemin. Après, me retournant encore, je vis que les traineaux avançaient. J’étais seul, je ne demandais rien à personne.

Nous passons dans un village. Le soleil est encore haut. Des femmes frappent aux fenêtres d’une isba, nous faisant signe d’entrer.

On entre ? demande mon compagnon.

Entrons, je décide.

L’isba est belle, avec ses rideaux brodés aux fenêtres et les icônes ornées de fleurs en papier. Tout est propre et chaud. Les femmes mettent deux poulets à bouillir, nous en font boire le bouillon, et manger la viande accompagnée de pommes de terre. Ensuite, elles nous préparent de quoi dormir. Vers le soir, des sous-officiers de l’Edolo entrent aussi. Je leur demande des nouvelles de Raoul. Comme ça, pour dire quelque chose, puisque je remarque aux insignes qu’ils appartiennent à son bataillon.

WIl est mort, répondent-ils, il est mort à Nikolajewka. Il allait à l’attaque sur un char et, en sautant à terre, il a été fauché.

Je ne dis rien.

Pour faire mes premiers pas, au matin, j’ai tellement mal que ça m’oblige à des précautions. Mes genoux font cric, crac. Lentement, lentement, jusqu’à ce que les articulations se soient réchauffées. Ensuite, je marche plus que jamais appuyé sur mon bâton. Mon compagnon, patient, m’emboîte silencieusement le pas. Tout à fait deux vieux chemineaux qui se sont mis ensemble, sans se connaître.

Dans la colonne, il y a souvent des disputes. Nous sommes devenus irascibles, nerveux. On rouspète pour tout.

Nous entrons dans une cabane où nous avons entendu un coq chanter. Il y a plein de poulets. Nous en prenons un chacun et le plumons en marchant, dans l’intention de le manger le soir venu. Un avion allemand Cigogne a atterri près de la colonne ; on y charge des blessés. Dans quelques heures, ceux-là seront à l’hôpital. Mais qu’est-ce que ça peut me faire ?

Nous rencontrons des soldats allemands qui n’étaient pas avec nous dans la poche. Ils appartiennent à un avant-poste et nous attendent. Ils sont propres et soignés. Un de leurs officiers scrute l’horizon avec ses jumelles. On s’en est sortis, j’essaie de penser. Mais je n’éprouve aucune émotion, même pas en voyant des tableaux indicateurs de la route à suivre, rédigés en allemand.

Un général s’est planté au bord de la piste. C’est Nasci, le commandant du corps d’armée alpin. Oui, c’est bien lui. La main au bord de son chapeau, il salue pendant que nous passons, nous, la bande de vagabonds. Nous défilons devant ce vieux aux moustaches grises. Déguenillés, sales, la barbe hirsute ; beaucoup nu-pieds, gelés, blessés. Le vieux avec son chapeau d’alpin nous salue. J’ai l’impression de revoir mon grand-père.

Là, au bout, ce sont nos camions, nos Fiat et nos Bianchi. Nous en sommes sortis : c’est fini. Ils sont venus à notre rencontre pour charger les blessés, les gelés et tous ceux qui veulent sauter dedans. Je regarde les camions et passe. Ma plaie me fait souffrir, j’ai mal aux genoux, mais je continue à marcher dans la neige. Les tableaux indiquent : 6° Alpin, 5° Verona ; mon compagnon s’en va sans que je m’en aperçoive. Bataillon Tarano, bataillon Edolo, groupe Valcamonica ; la colonne mincit. Une flèche indique : 6° Alpin, bataillon Verstone. Je suis du 6° Alpin, moi ? Du bataillon Verstone ? Alors c’est par ici. Verstone, Verstone. Mes copains. Sergent-chef on la reverra-t-y, la maison ? Je suis à la maison.

Maintenant et à l’heure de notre mort.

Barbe de Bouc ! Salut, Barbe de Bouc !

Qui c’est celui-là ? Ah oui, c’est Bracchi.

Il vient vers moi, ma taper sur l épaule. Il s’est lavé, racé.

Va là-bas, Barbe de Bouc, ta compagnie se trouve dans ces isbas.

Je regarde sans rien dire. Lentement, toujours plus lentement, je vais vers ces isbas. Il y en a trois. Dans la première les conducteurs se sont installée, avec sept mulets ; dans la seconde, ma compagnie ; et une autre dans la troisième. J’ouvre la porte. Dans la pièce d’entrée, je vois des soldats qui se nettoient, se font la barbe. Je regarde partout.

Et les autres ? je dis

Sergent-chef ! Sergent-chef !

Rigoni est arrivé ! ils crient.

Je répète :

Et les autres ?

Il y a là Tourn et Bodei, Antonelli et Tardivel. Des visages que j’avais oubliés.

Alors, c’est fini ? je demande.

Ils sont contents de me revoir et, en moi, quelque chose remue, mais loin, comme une bulle d’air qui remonterait des profondeurs de la mer.

Viens, fait Antonelli.

Il m’accompagne dans l’autre pièce où se trouve un officier du P.C. de la compagnie.

C’est lui qui commande la compagnie, explique Antonelli.

Il y a aussi le fourrier qui inscrit mon nom sur un bout de papier.

T’es le vingt-septième, il observe.

Fatigué, Rigoni ? s’enquiert le lieutenant. Si vous coulez vous reposer, arrangez-vous comme vous voudrez.

Je me jette sous la table appuyée au mur et je reste là, recroquevillé. Toute la journée et toute la nuit suivante, je reste là, écoutant la voix des copains, les yeux fixés sur les pieds qui vont et viennent et raclant la terre battue.

Au matin, je sors et Tourn m’apporte du café dans le couvercle d’une gamelle.

Comment ça va Chef ?

Oh ! Tourn, mon vieux ! C’est toi, n’est-ce pas ? Et les autres ? j’arrive à dire.

Ils sont là. Viens !

Notre peloton mitrailleur ? Où sont-ils ?

Viens, chef, viens !

J’appelle près de moi Antonelli, Bodei, quelques autres.

Giuanin, je demande, où est Giuanin ?

Ils ne répondent rien. On y arrivera-t-y, à la maison ?  Je veux des nouvelles de Giuanin.

Il est mort, fait enfin Bodei, voici son porte feuille

Et les autres ? je répète.

On est sept en tout et pour tout, avec toi, dit Antonelli, sept avec toi du peloton mitrailleur. Et la première classe, là – il me montre Bosio – a la jambe cassée.

Et toi Tourn ? Fais voir ta main, je dis.

Tourn étend la main, souriant :

Tu vois, elle est guérie. Regarde la cicatrice, elle est au poil.

Bodei m’encourage :

Si tu veux te raser, je vais te faire chauffer de l’eau !

Pourquoi ? je réponds. À quoi ça sert ?

Tu pues ! dit Antonelli.

Quelqu’un me glisse un rasoir de sureté et une petite glace dans la main. Je regarde ces objets et puis je me regarde moi-même dans le miroir. Ce serait moi, ça ? Rigoni, Mario, di Giobatta, matricule 15.454, sergent-chef du 6° Régiment Alpin, bataillon Vestone, 55° compagnie, peloton mitrailleur. Une croûte de terre sur le visage, la barge comme des brins de paille, les moustaches sales, les yeux jaunes, les cheveux collés sur le crâne par le passe-montagne, un pou qui se promène sur le cou. Je me souris.

Bodei me remet des ciseaux. Je coupe autant que je peux de ma barbe et puis je me lave. L’eau qui ruisselle a la couleur de la terre. Lentement, avec le rasoir de sûreté – car je demande combien de barbes telles que la mienne cette lame a déjà dû couper -, lentement, je commence à me raser. Je laisse un peu de barbe au menton et les moustaches, comme autrefois. Puis, je me repasse à l’eau. Mes copains me regardent sortir de mon cocon. Toura me passe un peigne. Oh ! que ça fait mal de se coiffer.

Tu pues toujours, remarque Antonelli.

Je réponds :

C’est le pied. Le pied. Vous n’auriez pas un peu de sel ?

On a du sel aussi ! s’exclame Bodei

Il me met de l’eau à bouillir, avec du sel.

T’as été gelé, ils me demandent.

J’enlève mes derniers chiffons et les vestiges des brodequins. Quelle odeur ! On dirait qu’il y a des vers dans la plaie, tellement c’est pourri et dégoûtant. Je lave ça avec de l’eau salée, je lave bien et j’en profite pour me laver les pieds tant que j’y suis. Antonelli a encore un peu de gaze. C’est le reste de sa trousse de premier secours. Je refais mon pansement. Enfin je retourne à ma place, sous la table, le regard fixé sur le mur de l’isba.

Nous y sommes restés trois jours. Durant ce temps, quelques retardataires nous ont encore rejoints. Mais c’était fini. Le sergent fourrier, gelé, partit le lendemain de mon arrivée pour l’hôpital. Aucun officier de la compagnie n’avait survécu : Moscioni, Cenci, Pendoli, Signori. Aucun. Les sous-officiers non plus, sauf le sous-lieutenant et le sergent-chef des conducteurs. Bosio, le première classe de l’ancienne section de Moreschi, celui qui était blessé à la jambe, dut être évacué : je l’accompagnai moi-même avec un mulet et le chargeai sur un camion. Un autre Alpin du troisième peloton chasseurs, un compatriote de Tourn, portait un mouchoir noué autour du crâne.

Qu’est-ce que tu as là ? je lui demandai.

Il enleva son mouchoir. Je vis qu’il lui manquait un œil ; à la place, il avait un trou rouge.

Maintenant, c’est guéri, il dit, je vais avec vous en Italie.

Le colonel Signorini mourut durant ces journées. Il paraît qu’après avoir reçu le rapport des commandants de bataillon et après ce qui restait de son régiment, il s’est retiré dans une pièce de l’isba où il logeait et y est mort de crève-cœur. Je me rappelai qu’un jour, avant de monter à notre avant-poste sur le Don, comme nous creusions des abris, il vient nous voir. Bracchi m’appela pour me présenter au colonel. En me mettant la main sur l’épaule, son gant se prit dans une des étoiles de ma pèlerine et se déchira. Je revoyais mon embarras et son sourire. Maintenant, lui aussi nous a quittés.

Je me rendis chez le commandant du régiment pour savoir ce que devenait Marco Dalle Nogare.

Il a été gelé, on me dit, nous l’avons renvoyé en Italie.

Le lieutenant qui avait pris le commandement de la compagnie me demanda le nom de ceux qui méritaient d’être décorés. Je donnai ceux d’Antonelli, d’Artico, de Cenci, de Moscioni, de Menegolo, Giuani, Tardivel et de quelques autres.

Voilà. L’histoire de la poche se termine ainsi. Mais seulement celle de la poche. Il nous a encore fallu marcher tant de jours ! De l’Ukraine aux confins de la Pologne, en Russie blanche. Les Russes avançaient toujours. Parfois, on faisait de longues marches de nuit aussi. Une fois, je faillis avoir les mains gelées et les perdre pour m’être accroché à un camion alors que je n’avais pas de gants. Il y eut d’autres tempêtes de neige et de froid. On marchait par unités et en petits groupes. La nuit, on s’arrêtait dans les isbas, pour dormir et manger. Il y aurait tant de choses à dire encore ; mais c’est une autre histoire.

Un beau jour, je m’aperçus que c’était le printemps. On marchait depuis si longtemps ; notre destin devait être de marcher. Je me rendis compte que la neige fondait, que dans les villages traversés il y avait des flaques. Le soleil chauffait et j’entendis chanter une alouette. Une petite calandre qui chantait le printemps. J’éprouvai le désir de voir de l’herbe verte, de m’étendre sur l’herbe verte et d’écouter le vent dans les branches des sapins. Et l’eau ruisseler entre les cailloux.

On attendait le train qui devait nous emporter vers l’Italie. Nous étions en Russie blanche, aux environs de Gomel. Notre compagnie, peu d’hommes à présent, était cantonnée dans un village à l’orée de la forêt. Pour y arriver, nous avions dû barboter des heures et des heures à travers les champs que la fonte rendait boueux. L’endroit avait été rendu célèbre par les partisans. Même les Allemands n’osaient y aller. C’est nous qu’on y envoya. Le starosta du village nous prévint qu’il devait nous répartir entre les familles afin que la charge ne fut pas trop lourde pour la population. L’isba où l’on m’accepta était vaste et propre. Des gens, jeunes et simples, y habitaient. Je préparai ma couche dans un coin, sous la fenêtre. Tout le temps que je restai dans cette cabane, je le passai étendu sur un peu de paille. Toujours là, allongé des heures et des heures, à regarder le plafond. Dans l’après-midi, il y n’avait dans l’isba qu’une fillette et un nouveau-né. La fillette s’asseyait près du berceau. Le berceau était suspendu au plafond par des cordes et se balançait comme une barque, chaque fois que le bébé bougeait. La fillette s’installait à côté avec son rouet à pédale et filait du chanvre. Toute l’après-midi, les yeux fixés au plafond ; le bruit du rouet me remplissait tout entier comme celui d’une cascade énorme.

Quelquefois, j’observais la fillette. Le soleil de mars se glissait entre les rideaux ; le chanvre devenait de l’or et la roue étincelait de mille lueurs. De temps en temps, le bébé pleurait. Alors, la petite poussait doucement le berceau et chantait. J’écoutais sans jamais dire un mot. Certaines après-midis, de petites amies venaient lui rendre visite. Elles apportaient leur rouet et filaient, elles aussi, parlaient entre elles d’une voix douce, tout bas, comme si elles avaient craint de me déranger. C’était un murmure harmonieux et le bruissement des rouets rendait leurs voix plus douces encore. C’est ce qui m’a guéri. Elles chantaient aussi. Leurs vieilles chansons de toujours : Stienka Rasin, Natalka Poltawka et les anciennes danses populaires.

Des heures et des heures, je regardais le plafond et écoutais. Le soir, ils m’appelaient pour manger tous ensemble. Nous mangions tout dans le même plat, religieusement, la mine recueillie. La mère revenait. Le fils revenait. Le père et le fils ne rentraient qu’à la nuit tombée. Ils ne demeuraient pas longtemps. Ils regardaient fréquemment par la fenêtre, puis sortaient pour ne revenir que le lendemain soir. Une fois, ils ne rentrèrent pas et la fillette pleura. Ils ne vinrent qu’au matin…

Le bébé dormant dans son berceau de bois qui se balançait légèrement, suspendu au plafond. Le soleil entrant par la fenêtre et le chanvre qui devenait de l’or. Le rouet qui renvoyait mille lueurs, faisant un bruit de cascade. Et la voix de la fillette, chaude et douce, au milieu de ce bruissement…

Preblic (Autriche), janvier 1944.
Asiago, janvier 1947

Mario Rigoni Stern. Le sergent dans la neige. Denoël 1954

Mario Rigoni Stern

Avec sa femme Anna et son premier fils Alberico né en 1947.

28 01 1943         

En Allemagne, mobilisation de tous les hommes de 16 à 65 ans, et des femmes de 14 à 45.

29 01 1943      

Heinrich Böll, 26 ans, après des examens médicaux à Amiens, vient de rejoindre sa compagnie dans la Somme. Il écrit à sa femme : Dieu fasse que cette guerre se termine et que l’Allemagne en sorte gagnante ; les Français ont imaginé une nouvelle vacherie qui, lorsque je l’ai vue pour la première fois, m’a frappé comme un coup de massue ! Vraiment, l’effet en est fou ! Ils inscrivent tout simplement la date de 1918 au mur, sans aucun commentaire, un nombre déprimant…

Oh ! je ne pense pas qu’il y aura un autre 1918, surement pas. Si cela tourne mal pour nous, ce sera sous une autre forme. Non, l’Allemagne ne mourra jamais, même si nous perdons la guerre, nous pouvons en être sûrs. Je n’ai pas changé…. Je déteste le dressage indigne des Prussiens plus que toute autre chose, mais je voudrais que l’Allemagne gagne… Ce n’est peut-être pas logique, mais la haine et l’amour sont toujours illogiques, et c’est une bonne chose.

31 01 1943   

Parution au Journal Officiel de la loi n° 63 annonçant la création de la Milice, qui absorbe le SOL – Service d’Ordre Légionnaire existant depuis le 12 juillet 1942, partie de la LVF – Légion des Volontaires Français -.

Article 1° : La Milice française groupe des Français résolus à prendre une part active au redressement politique, social, économique, intellectuel et moral de la France.

La Milice a la mission, par une action de vigilance et de propagande, de participer à la vie publique et de l’animer politiquement.

*****

La Milice est un embryon de parti unique fasciste, instrument de la conquête du pouvoir par le noyau dur du maréchalisme collaborationniste et une police supplétive de la lutte contre les maquisards.

Pierre Milza

Pour faire simple, disons que la Milice est le bras droit français de la Gestapo allemande. Elle est dirigée par Joseph Darnand, grand soldat dont les faits d’armes en 14-18 et 1940 lui avaient valu honneurs et distinctions : le 14 juillet 1918, au Mont sans nom, en Champagne, à 21 ans, il s’était emparé d’un plan d’offensive allemand pour le lendemain : le général Pétain l’avait alors décoré de la médaille militaire, Raymond Poincaré, président de la République et Georges Clemenceau, président du Conseil, du titre d’Artisan de la victoire. Le 7 février 1940, promu lieutenant, il a effectué une mission sur Forbach, qui a donné lieu à une vive contre-attaque allemande qui laisse pour mort son capitaine Félix Agnély. Lui-même parvient à se replier avec sa section, mais le lendemain repartira sur Forbach pour ramener le corps d’Agnély : il est alors nommé premier soldat de France par le général Georges qui lui remet la Légion d’honneur ; Paris Match enchaînera en lui consacrant sa page de couverture le 21 mars ainsi légendée : Cet officier a ramené le corps de son camarade tué à côté de lui. Un temps, il hésitera dans le choix de son camp après la défaite et, pour finir, ses haines antisémite, anticommuniste, antimaçonnique et antidémocratique le pousseront inéluctablement dans le camp de la collaboration. Il sera fusillé le 10 octobre 1945.

02 02 1943   

Capitulation allemande à Stalingrad. Les Russes ont repris tous les quartiers : la gare, l’usine Barricade, Octobre rouge, l’usine des tracteurs, devenue usine des chars. Le Maréchal Paulus, – il avait reçu la distinction de maréchal la veille – et son état-major ont été faits prisonniers trois jours plus tôt : 2 500 officiers, dont 25 généraux. Au total, 91 000 prisonniers, 200 000 morts côté allemand ; le gouvernement russe ne donnera jamais le nombre de morts côté russe. Les armées soviétiques ne vont plus s’arrêter jusqu’en Ukraine : Rostov sera reprise en février, Orel et Kharkov en août, le Dniepr sera atteint en septembre et Kiev libéré en novembre.

Tout laissait présager qu’il s’agirait d’une journée à part. Aux cadrans de nos montres les aiguilles approchaient du chiffre 12. Les servants des pièces d’artillerie avaient déployé leurs canons de façon à pouvoir déboucher à zéro sur le faubourg nord des Barricades. Pour l’occasion, c’est le général qui avait pris la place du pointeur. Après avoir vérifié les indications sur les instruments, il a lancé son ordre : Sus à l’ennemi ! Feu ! et il a ouvert le feu lui-même, aussitôt imité par tous les canons et mortiers. Mais les fantassins n’ont pas eu à monter à l’assaut, parce que des drapeaux blancs sont apparus en divers endroits du faubourg, attachés aux baïonnettes et aux armes automatiques. Les hitlériens se rendaient en masse. Les canons se sont tus. Des fusées de toutes les couleurs ont jailli, et, couvrant le vacarme des armes automatiques et fusils qui tiraient en l’air, nos hourras ont retenti.

Ivan Lioudnikov

Bien loin du front, cette défaite allemande va faire basculer les alliances de fait qui se cachaient derrière une neutralité de façade : et nombreux vont être les partenaires commerciaux de l’Allemagne à commencer à faire preuve d’une grande prudence dans leurs transactions commerciales, se disant : si un jour, cela devait se traduire par une défaite de l’Allemagne, nous allons passer un vilain quart d’heure quand  les vainqueurs nous mettront sous le nez les preuves de notre commerce avec l’Allemagne. Et c’est ainsi que la Suisse devint la plaque tournante de la quasi-totalité des fournisseurs de l’Allemagne, blanchissant l’or avec lequel l’Allemagne payait ses fournitures, lequel or avait évidemment été volé aux vaincus, voire prélevé sur les juifs gazés à Auschwitz : Le pillage massif et systématique de l’or dans les pays occupés et des victimes du nazisme n’était pas une opération laissée au hasard : elle était essentielle au financement de la machine de guerre allemande. Parmi les pays neutres, la Suisse fut le principal banquier et intermédiaire financier des nazis, commente le rapport Eizenstat. La Suisse a-t-elle été le receleur de Hitler et de sa politique de pillage systématique ? Et si tel est le cas, la politique de collaboration économique de la Suisse a-t-elle prolongé la guerre et occasionné des victimes supplémentaires ? C’est, résumé à grands traits, la perspective américaine dès 1944, qu’a repris le rapport Eizenstat. Le gouvernement suisse rejette toujours ces accusations qu’il estime infondées. Si les interprétations divergent, les faits, eux, ne sont pas contestables. Depuis mai 1940 et la défaite de la France, la Suisse, encerclée par les forces de l’Axe, est dans une position difficile. Elle craint d’être à son tour avalée par la Wehrmacht. Elle mobilise ses soldats, mais son plus grand atout dissuasif, tient à son rôle de plaque tournante et à l’importance du franc suisse demeuré la seule devise convertible durant toute la guerre. Ce point est capital. La machine de guerre allemande a désespérément besoin des pays neutres : la Suède lui fournit le fer et les roulements à bille. Le Portugal livre plusieurs ressources minérales indispensables, dont le tungstène, un additif utilisé dans la production d’acier et nécessaire à la construction d’armes de qualité. [La Chine, productrice de tungstène – wolfram – pour l’aéronautique, en guerre contre le Japon se trouve de facto dans le camp des alliés. L’Espagne maintient un commerce actif de biens des matières premières [dont le manganèse, nécessaire à la fabrication des tubes de canon et des fusils. La Turquie fournit le chrome [nécessaire aux roulements à bille. Les diamants sont achetés en Amérique du sud, le pétrole en Roumanie, l’aluminium en Afrique et en Asie]. Ces pays n’acceptent pas le reichsmark en paiement. Les nazis doivent régler en or ou en devises négociables sur le marché, au mieux en francs suisses. Mais après la défaite allemande de Stalingrad, plusieurs pays neutres s’interrogent s’il est encore souhaitable d’accepter de l’or allemand douteux. N’est-il pas plus sage de refuser cet or, pour s’épargner des difficultés politiques dans l’après-guerre ? Bientôt, l’Espagne et le Portugal ne veulent plus d’or allemand. Le rôle de la Suisse devient alors capital. Walther Funk, président de la Reichsbank constate : La Suisse est le seul pays où d’importantes quantités d’or peuvent encore être changées en devises. En juin 1943, il écrit même que l’Allemagne ne peut se passer de l’aide suisse pour l’échange de l’or, ne fût-ce que deux mois. Dans un rapport confidentiel de trois pages daté d’octobre 1942, Paul Rossy, vice-président de la BNS (Banque nationale suisse), tire les conclusions : Le Portugal n’accepte plus l’or de la Reichsbank en paiement, en partie pour des raisons politiques, sans doute aussi, pour des raisons juridiques. Il ajoute : De telles objections tombent si l’or passe entre nos mains. Nous devrions y réfléchir. Comme le dit Werner Ringsn Rossy a une idée de prestidigitateur : transformer de l’or allemand en or suisse. Une parfaite opération de blanchiment qui se concrétise par des opérations triangulaires : Hitler livre contre des francs suisses de l’or volé, puis paie avec ces devises les matières premières stratégiques en provenance de Turquie, du Portugal, d’Espagne. Ces pays vendent ensuite leurs francs suisses contre de l’or porteur d’un certificat d’origine suisse. Ils se voient ainsi délivrés de toute critique alliée : ils peuvent prétendre n’avoir fait qu’acheter de l’or à la Suisse. Ils sont blanchis : le tour de passe-passe a réussi. Lorsque, en 1943, les Alliés mettent en garde les neutres contre le fait d’accepter l’or du Reich, il est trop tard : 756 millions de francs suisses d’or allemand (dont 411 millions d’or belge) ont déjà pris le chemin de Berne. Pour toute la durée de la guerre, 1,7 milliard de francs suisses passent par la Suisse. Les deux tiers de l’or vendu ont été illégalement acquis, pillés essentiellement à la Belgique et aux Pays-Bas. De facto, sans bruit, en pleine guerre, la Suisse détient le monopole du marché de l’or. Les chambres fortes de la BNS en sont l’épicentre. Le génie du marché triangulaire imaginé par Paul Rossy fait que des opérations de vente de produits stratégiques ne se concrétisent financièrement que par des déplacements de quelques mètres dans les caves de la BNS.

Ce marché est indétectable en surface. Il suffit aux employés de la BNS de transvaser de l’or d’un dépôt à un autre, sans même changer de salle. Tout l’or est en effet entreposé dans une pièce de 120 mètres carrés, 39 000 lingots de 12,5 kilos sont soigneusement disposés sur des étagères, 48 tonnes en tout. Le gouvernement suisse a donné sa bénédiction. Une note confidentielle des Affaires étrangères de mai 1944 constate avec une franchise surprenante : Les paiements allemands à la Suède s’effectuent généralement par de l’or à Berne où les lingots sont poinçonnés à son chiffre. Évidemment, le public n’en sait rien et la Suède n’est pas mentionnée dans les articles de presse comme un acheteur de l’or volé ou pillé. La Suisse lui sert, en somme, de paravent et de sauvegarde.

Hazan Pierre, Armengaud Jean-Hébert, Jozsef Eric Kovacs, ClaudeMary, Claude Millot, Lorraine Rousselot, FabriceSabatier, Patrick Sergent, François Zoltowska, Maja Libération 2 décembre 1997

10 02 1943 

Gandhi poursuit sa lutte contre les Anglais par une grève de la faim. Ferhat Abbas, fils de caïd algérien, pharmacien à Sétif, militant de longue date pour une émancipation des indigènes, publie le Manifeste du peuple algérien :  Le peuple algérien exige :

  • La condamnation et l’abolition de la colonisation.
  • L’application par tous les pays, petits et grands, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
  • La dotation à l’Algérie d’une Constitution propre garantissant la liberté absolue de tous.
  • La participation immédiate et effective des musulmans algériens au gouvernement de leur pays.
  • La libération de tous les condamnés et internés politiques.

Le 26 mai, Ferhat Abbas publiera un additif à ce texte. Une grève des élus va être organisée, pour appuyer ces thèses, qui lui vaudra une mise en résidence forcée dans le sud-algérien.

On n’était pas anticolonialiste, on n’était pas pour une indépendance, ça n’existait pas ; moi, j’ai fait un discours à l’Assemblée pour qu’on donne des droits aux Algériens. […] On était pour la liberté des individus, pas pour la liberté d’une nation, le problème ne se posait pas.

[…] J’étais contre le colonialisme dominateur et répresseur contre les individus, injuste et moralement inacceptable, mais ça n’allait pas du tout jusqu’à admettre encore l’idée d’indépendance. Et à mon avis, le terme de décolonisation n’existait pas encore : quand j’ai fait mon intervention en 1945, il n’existait pas; il n’existait pas en français, en tout cas. Alors, la chose …

José Aboulker. Entretien du 18 mars 1997 avec Jeannine Verdès Leroux, auteure de Les Français d’Algérie. Arthème Fayard 200 du 1

12 02 1943    

De Saint Valéry sur Somme, Heinrich Böll écrit à sa femme : Un jour, une femme d’un certain âge et sympathique à la Kommandantur de Valery, à qui j’avais raconté au cours de la discussion que je t’écrivais, à toi ma femme, tous les jours au moins une lettre, était très étonnée et me dit : Mais pourtant les Allemands ne sont pas capables d’aimer ! Cela contient peut-être une certaine vérité ; j’ai souvent été frappé par l’intensité réjouissante des couples d’amoureux français : une intensité naturelle qui se manifeste quand ils sont en public ; mais peut-être juge-t-on trop vite. Nous autres, Allemands, sommes incroyablement timides et certains peuvent paraître rudes alors qu’ils aiment leur femme profondément.

16 02 1943   

Sur ordre du Gauleiter Fritz Sauckel, représenté en France par le colonel SS Julius Ritter, création du STO : Service du Travail Obligatoire, qui concerne pour 2 ans les hommes nés en 1920/21/22. La ligne de démarcation est supprimée ; ce sont 5 M. de Français qui auront travaillé pour le Reich, dont 875 000 dans le cadre du STO en Allemagne. Ce sont les réfractaires au STO qui formèrent le plus gros des effectifs des premiers maquis, qui apparurent surtout en montagne, où les caches et la clandestinité sont plus faciles qu’en plaine. Les motifs qui poussent un homme à prendre le maquis pour échapper à cette contrainte ne sont pas les mêmes que ceux qui le poussent à résister à un occupant : les mouvements de la Résistance auraient connu beaucoup moins de tensions internes si les effectifs n’avaient pas été gonflés par ces ouvriers de la dernière heure.

La Résistance grandit, les réfractaires du Service Obligatoire vont bientôt emplir les maquis ; la Gestapo grandit aussi, la milice est partout. C’est le temps où, dans la campagne, nous interrogeons les aboiements de chiens au fond de la nuit ; le temps où les parachutes multicolores, chargés d’armes et de cigarettes, tombent du ciel dans la lueur des feux des clairières ou des causses ; le temps des caves, et de ces cris désespérés que poussent les torturés avec des voix d’enfants… La grande lutte des ténèbres a commencé.

André Malraux, lors du transfert au Panthéon des cendres de Jean Moulin, le 19 12 1964

Le STO n’était pas la première tentative des Allemands pour faire tourner leurs usines, dont les ouvriers étaient au front : cela avait commencé avec la relève : échange de prisonniers de guerre que les Allemands libèrent contre l’envoi en Allemagne de volontaires rémunérés : le chiffre était à peu près de 200 000 hommes.

Parmi les hommes qu’animait le désir de combattre l’ennemi allemand, certains éprouvaient une certaine méfiance vis à vis des réseaux de résistance et, proches géographiquement de l’Espagne, environ 19 000 d’entre eux tenteront l’aventure en gagnant l’Espagne, même franquiste, où ils seront faits prisonniers, puis une fois libérés, gagneront l’Afrique du Nord où ils s’assimileront aux forces françaises d’Afrique du Nord, commandées par De Lattre, Juin, Leclerc etc…

On retrouve aujourd’hui dans les Hautes Pyrénées, dans la vallée d’Aure, sur la D 118, commune d’Aragnouet, face à une chapelle des Templiers un monument à leur mémoire, aux accents wagnériens, érigé par l’Union des Evadés de France :

Aux Evadés de France, résistants, internés en Espagne.

Portant dans leur chair la croix de l’héroïsme, à travers les précipices dans fond, les rocailles glissantes, glaives foudroyants forgés d’un acier millénaire, enfants malheureux d’une défaite provisoire, ils allaient, fils de France, avec les Alliés, arracher à la mort, des trophées victorieux. Ils traversèrent les Pyrénées pour rejoindre les Alliés et participer à la libération de la France.

18 02 1943

À Washington, May-ling Soong, femme de Tchang Kaï Shek, belle-sœur de Sun Yat Sen, chrétienne méthodiste, prononce un discours devant le Congrès, réunion de la Chambres des Représentants et du Sénat, leur demandant d’aider la Chine dans son combat contre le Japon.

Elle se démène pour persuader les Américains d’accorder un soutien plus important à la Chine, et pour donner à son mari une stature équivalente à celles de Roosevelt et Churchill. En février 1943, elle est pendant dix jours l’hôte du couple Roosevelt et plaide sa cause le 18 devant le Congrès. Elle fait ensuite une tournée de conférences aux États-Unis, qui attirent au total entre 25 000 et 30 000 personnes. Elle devient une célébrité et fait la une de nombreux magazines, dont le Time sous le titre de Madame Dragon. Elle sert régulièrement d’interprète à son mari. F. Roosevelt dira plus tard qu’il ne gardait qu’un souvenir très vague de Tchang Kaï-shek, parce qu’il ne communiquait avec lui qu’à travers May-ling Soong.

Wikipedia

Le succès du rôle capital de May-ling Soong dans la libération de son mari, prisonnier d’un seigneur de la guerre à Xi’an en 1936 incita le régime chinois à faire de sa first lady, incomparablement plus à l’aise en public que son mari, sa principale ambassadrice à l’étranger. Le sommet fut atteint en 1943 : pendant deux mois, en pleine guerre, May-ling Soong sillonna les États-Unis pour sensibiliser l’opinion publique aux souffrances infligées au peuple chinois par les soldats japonais. Logée plusieurs jours à la Maison Blanche, invitée vedette d’un meeting organisé à Los Angeles en présence de 30 000 spectateurs et de quelques stars d’Hollywood comme Marlene Dietrich, Rita Hayworth et Henri Fonda, elle eut jusqu’au privilège d’être la deuxième femme – et la première personnalité chinoise – à prononcer un discours devant le Congrès. L’Amérique était conquise – même au fin fond du Midwest, comme l’atteste l’article que consacra le Kays News, un quotidien du Kansas, à cette femme qui manie l’épée comme Jeanne d’Arc et qui a la sagacité de la reine Elizabeth, la diplomatie de la Grande Catherine et le charme de Cléopâtre

Si May-ling Soong devint si populaire aux Etats-Unis, toutefois, c’est aussi pour une autre raison : ancienne élève au Wellesley College, une très select université pour filles située dans la banlieue de Boston, cette chrétienne fervente avait gardé de ses années étudiantes à la fois une sincère vénération pour les valeurs américaines et de solides réseaux d’influence, notamment religieux, qu’elle mobilisa avec un art consommé de la diplomatie.

Reste à savoir pour quel bénéfice. Se fondant sur une vaste documentation, chinoise et anglo-saxonne, Philippe Paquet apporte une réponse nuancée. Si son rôle fut important dans l’abrogation, en 1943, de la législation américaine qui interdisait l’immigration des ressortissants chinois et leur accès à la citoyenneté depuis la fin du XIX° siècle, elle échoua, en revanche, lorsqu’elle essaya, à partir de la fin des années 1950, à redorer auprès des Américains l’image de plus en plus négative qu’ils avaient du régime de Taïwan. Continuant à tonner contre ces Tartares d’aujourd’hui qu’étaient à ses yeux les troglodytes communistes, elle lutta en vain, à la charnière des années 1960-1970, contre le rapprochement des États-Unis et de la Chine de Mao. Sans comprendre que l’époque avait changé. Et sans comprendre non plus, depuis le duplex de Manhattan où elle s’installa après la mort de son mari, que le temps où la presse célébrait la plus américaine des Chinoises était désormais révolu.

Thomas Wieder Le Monde des Livres 17 décembre 2010

19 au 25 02 1943

Premiers affrontements direct entre forces américaines – corps de l’armée américaine commandé par le Major General Lloyd Fredendall  – et allemandes – Afrika corps et 5° Panzerarmee -, autour de la passe de Kasserine, dans l’Atlas tunisien. Et c’est une lourde défaite pour les Américains, peu aguerris et envoyés au casse-pipe sans grand discernement ; ils corrigeront le tir en renvoyant Fredendall à la maison.

20 02 1943 

Dionisio Pulido, et sa femme, Paula Rangel ont fini de travailler leur champ de maïs au lieu-dit Cuitzyutziro – on est au Mexique, dans l’État de Michoacán, proche de la côte Pacifique – ; il est cinq heures de l’après-midi et ils s’apprêtent à rentrer chez eux, au village San Juan Parangaricutiro, quand soudain … un tremblement de terre, un grondement sourd … auxquels ils ne prêtent pas particulièrement attention car tout cela est courant depuis plus de huit jours. Mais, après un court instant, ils voient, pas bien loin à l’ouest, de grandes flammes et une épaisse fumée sortant de terre, dans un grondement puissant  et une odeur de soufre : la fissure a déjà la largeur d’une main, est longue de plus de cinquante mètres et les matériaux éjectés s’accumulent déjà. Ils regagnent le village en courant et racontent ; le gouverneur du Michoacán et le président de la République vont être informés.

Quatre jours plus tard, le cône mesure 60 mètres de haut, projette des téphras à 500 mètres de haut et émet sa première coulée de lave. Les séismes augmentent en nombre et en magnitude. Les 733 habitants du village de Paricutín, le premier à être détruit, et les 1 895 de celui de San Juan Parangaricutiro sont contraints à l’exode sur de nouvelles terres : Nuevo San Juan Parangaricutiro. Une semaine après, le volcan atteindra 130 mètres de haut, 293 en juillet, 393 en décembre et finalement 424 en mars 1952 juste à la fin de son éruption. Cette activité se poursuivra jusqu’en 1948. On ne déplorera que trois morts dus aux éclairs des panaches. Du village de Paricutin, on ne voit plus que le haut de l’église et son clocher. Les vulcanologues sont contents : ils auront pu assister à toutes les phases de la naissance, puis développement d’un volcan de type strombolien.

Ruines de la basilique de San Juan Parangaricutiro (Mexique) partiellement ensevelie en 1944 par une coulée de lave du volcan Paricutin — Planet-Terre

27 02 1943   

Neuf parachutistes norvégiens formés par le SOE – Service Opération Executive – en Écosse parviennent à faire sauter l’usine Norsk Hydro de fabrication d’eau lourde – oxyde de deuterium 2 H2O – de Vemork, en terrain montagneux, près de Télémark en Norvège : c’est une demie-tonne qui est ainsi détruite. On n’en était pas au premier essai, mais à la première réussite.

Peu avant la guerre, Frédéric Joliot Curie était parvenu à faire en sorte que la Norvège cède son stock d’eau lourde à la France : celui-ci avait été mis à l’abri en Angleterre  juste avant la guerre. Mais l’usine continuait à produire et dans la Norvège occupée par les Allemands, cette eau lourde était entre leurs mains ; ils comptaient s’en servir pour avancer dans leurs travaux sur la bombe atomique. [Ce n’est qu’après la guerre qu’il sera prouvé que l’eau lourde produite en Norvège n’aurait pas permis la fabrication d’uranium enrichi en quantités suffisantes pour la fabrication d’une arme nucléaire. Les Allemands parviendront à construire une pile atomique, en utilisant l’eau lourde à Haigerloch, mais ce n’était pas une bombe atomique]. Le sabotage du commando norvégien n’était pas irrémédiable et l’usine redevint opérationnelle à partir de novembre 1943, les Allemands projetant d’évacuer en Allemagne l’eau lourde disponible par bateau. Les Alliés tentèrent un bombardement, presque sans effet en raison de la difficulté à approcher un bâtiment situé en haut d’une falaise, mais deux membres du commando norvégien étaient restés cachés dans les parages et quand ils apprirent le projet allemand, ils parvinrent à placer des explosifs dans le bateau assurant le transport et firent exploser le tout sur le lac Tinnsjå en février 1944.

Des allemandes épouses de Juifs constatant que leur époux avait disparu se rendent sur la Rosenstrasse à Berlin : elles seront jusqu’à 200 ce premier soir, certaines allant jusqu’à passer la nuit sur place ; les jours suivants verront croître leur nombre et leurs protestations. Les SS présents hésitent à réagir. Quid de ces juifs ? Les lois de Nuremberg contenaient quelques exceptions, les plus nombreuses étant celle des Juifs travaillant dans des usines indispensables à la logistique militaire, mais aussi les Juifs ayant épousé des Allemandes aryennes : on les nommait Mischehen [couple mixte]. À la fin de la journée, 7 000 juifs avaient été arrêtés, dont 1 700 ayant épousé des allemandes. Pourquoi cette annulation des exceptions ? On ne le saura pas vraiment : erreur administrative, défaite de Stalingrad qui entraîne une guerre totale en même temps qu’un début d’affaiblissement politique du régime ? Toujours est-il que le 6 mars, les Juifs mariés à des Allemandes seront libérés : le régime nazi aura reculé.

8 03 1943  

Le préfet Angeli déclare la fermeture de la station de Megève, station de luxe scandaleux. Ce qui ne l’empêchera pas de déclarer 3 mois plus tard : la population manifeste sa satisfaction face aux mesures prises par les autorités italiennes pour les juifs en résidence à Megève.

10 03 1943

Avec sa Force L  – 2 500 hommes – Leclerc tient en échec l’armée de Rommel, en son absence – il est malade -, à Ksar Rhilane, dans le sud-tunisien, à l’ouest de Tataouine. Ces hommes n’étaient déjà plus les clochards épiques chantés par Malraux, Montgomery les avait équipés en véhicules, canons anti-chars, et en uniformes.

18 03 1943

Le STO ne doit pas être considéré comme un devoir.

Cardinal Liénart, évêque de Lille

03 1943   

À la demande anglaise, 2000 soldats de la Force publique congolaise ont rejoint Lagos en bateau pour rejoindre Le Caire et renforcer les armées anglaises contre l’Africa Korps de Rommel. Ils vont se lancer dans la traversée du désert sud-ouest – nord-est, avec un demi-litre d’eau par jour et par personne pendant trois mois ! La soif, la malnutrition, l’absence d’hygiène tueront deux cents d’entre eux. Plus tard, à la fin de la guerre, une unité de santé – hôpital de guerre – se retrouvera en Birmanie !

6 04 1943

L’éditeur New-yorkais Reynal § Hitchkock sort Le Petit Prince d’Antoine de Saint Exupéry, en anglais et en français. En France Gallimard le sortira en novembre 1945. En 2014, on recensera des éditions en 24 langues. 185 millions d’exemplaires auront été vendus, dont 12 en français par Gallimard..

13 04 1943

Près de Katyn, en Russie, les Allemands découvrent un charnier contenant les corps de 4 404 officiers polonais, tués d’une balle dans la nuque par la police politique russe en 1939. Ce massacre sert la propagande [1] allemande et c’est Goebbels lui-même qui dénonce le crime ; ils font donc venir des journalistes et une équipe de la Croix Rouge polonaise… qui va rapidement faire un rapport clandestin, dont les Anglais prendront aussitôt connaissance. Churchill enverra le rapport à Roosevelt en annotant : une histoire cruelle, bien écrite, mais sans aucune importance pratique. Ce qui avait une importance pratique, ce qui était capital, c’était l’alliance avec Staline. Il en sera de même avec Roosevelt : quand un ex-ambassadeur américain, ami personnel de Roosevelt, lui confirmera le 22 mars 1945, la responsabilité soviétique dans ce massacre, il sera expédié en mission dans les îles Samoa. La Russie niera les faits pendant des décennies, et attendra le 13 avril 1990 pour les reconnaître mais en les attribuant au seul Beria. Le seul argument dont ils disposaient était l’origine des munitions qui avaient tué les victimes, et elles étaient allemandes. Mais il sera vite prouvé que les Russes avaient des stocks de munitions allemandes. Avant que les nazis n’arrivent à Katyn, c’est le général Anders, chef de l’armée polonaise qui avait soupçonné l’existence de ce massacre. Des ministres du gouvernement polonais dirigé à Londres par le général Sikorski avait des parents militaires dont ils étaient sans nouvelles aucunes. Churchill était donc bien embarrassé de cette affaire, mais ses successeurs aussi qui n’accorderont l’édification d’un monument à la mémoire des victimes demandé par la communauté polonaise de Londres qu’en 1976 !

Agata Supińska on Twitter: "“The conscience of the world cries out for a testimony of truth,” says the inscription on the Katyn monument at the Gunnersbury Cemetery in London, the very first

In Gunnersbury cemetery in Ealing, London

Katyn memorial in Gunnersbury Cemetery | en.wikipedia.org/wi… | Flickr

vers le 15 avril  1943  

Jean Moulin est sur les Champs-Elysées en compagnie de Colette Pons : ils croisent une amie de Colette aux bras de son amant allemand et qui plus est gestapiste notoire. Jean Moulin demande à Colette de voir son amie pour lui demander de faire libérer Henri Manhès, son représentant en zone nord arrêté le 3 mars par la Gestapo : il est encore à Compiègne Royallieu ; la démarche n’aboutira pas et Manhès sera déporté à Buchenwald en janvier 1944, d’où il sortira vivant.

18 04 1943 

La chasse américaine abat l’avion de l’amiral Yamamoto Isoroku, le grand stratège japonais. Il avait été le promoteur de la construction de porte-avions, aux dépens des énormes et coûteux cuirassés, et cette option avait valu aux Japon les victoires des débuts de la guerre. Sa disparition portera un coup très dur aux armées japonaises.

19 04 1943  

Révolte du ghetto de Varsovie : en un mois il y aura 56 000 morts. Le sous-marin anglais Saracen, renseigné par Pierre Griffi, résistant Corse, coule le paquebot Francesco Crispi qui effectue le trajet Gênes-Bastia. Il a à son bord environ 1 300 hommes dont 900 meurent noyés. Son épave sera retrouvée en septembre 2015 par Guido Gay, ingénieur italien, par 500 mètres de fond, au large de Bastia.

Con la pelle appesa a un chiodo: Francesco Crispi

 

04 1943

Jean Gabin a 40 ans ; il s’engage dans la Forces navales Françaises Libres : il est d’abord canonnier chef de pièce sur le pétrolier militaire Elorn, attaqué par les sous-marins et l’aviation allemande en faisant route pour Casablanca. Puis il passera chef du char Souffleur II du 2° escadron du régiment blindé de fusiliers marins, intégré à la 2° DB de Leclerc. Au printemps 1945, il participera à la libération de la poche de Royan puis à la campagne d’Allemagne, jusqu’au Kehlsteinhaus [2]  – le nid d’Aigle – d’Hitler à Berchtesgaden.

7 05 1943   

La 1° armée britannique entre dans Tunis et les Américains libèrent Bizerte.

Le commandant Paul Paillole est à Londres où il rencontre le général Walter Bedell Smith et le colonel Menzies, de l’Intelligence Service qui l’informent de la date du débarquement allié en Normandie.

Mais qui est donc ce commandant Paillole à qui on accorde pareil privilège quand de Gaulle lui-même sera pratiquement mis devant le fait accompli ? C’est lui qui, six mois plus tôt avait assuré à la demande d’Henri Frenay le voyage d’Alger à Londres de François Mitterrand. À Alger, il était directeur du Service de Sécurité militaire, poste qui lui avait permis d’assurer la logistique de la Résistance sur la côte autour de Ramatuelle, bien qu’appartenant officiellement à l’armée de Vichy. À la veille de la guerre, il était au 5° bureau – contre-espionnage – de l’armée de terre, et en dépit des conditions de l’armistice, il y restera, un temps sous couvert d’une Entreprise des Travaux ruraux, basée à Marseille. En juin 1939, il était parvenu à obtenir l’expulsion du territoire français d’Otto Abetz… qui ne tardera pas à revenir un an plus tard. Il était aux premières loges pour s’obliger à des gestes approuvés par Vichy et d’autre part mener aussi des actions en faveur de la Résistance.

Son poste lui avait permis de constituer un fichier des membres actifs de la collaboration au régime de Vichy, lequel fichier va rester secret jusqu’au procès de Maurice Papon en 1998. Ce fichier, au départ certainement explosif, va, au fil des ans et des intérêts politiques être tripatouillé, des mains expertes effaçant des noms, en ajoutant d’autres, de telle sorte que les gens importants avec un vrai poids politique ou économique ou les deux n’y apparaissent plus : à la Libération, l’urgence sera au redressement national, œuvre qui ne se construit pas devant des tribunaux d’exception : il conviendra donc d’oublier les compromissions des personnalités les plus influentes, en dépit des règlements de compte d’une justice qui voulait se passer de tribunaux. Mieux vaut être repris de justesse que repris de justice [3]. Les tribunaux condamnèrent 97 000 personnes et le fichier donnait le chiffre de 96 492 noms, quasi identique donc, ce qui permettait de clore le débat. L’histoire de ce fichier est donc celle des options qui seront prises par de Gaulle en 1945, assumant les choix de René Pleven en faveur de mesures inflationnistes qui favorisent les riches plutôt que les options de Pierre Mendès France qui penchait pour des mesures qui sanctionnent les anciens collaborateurs ; de Gaulle penchera en faveur de Pléven et c’est Pierre Mendès France qui démissionnera en janvier 1945.

13 05 1943

L’Afrika Korps de Rommel capitule au cap Bon, à l’est de Tunis : 250 000 hommes sont faits prisonniers. L’Afrique du Nord est sous contrôle allié.

17 05 1943  

L’Angleterre et les États Unis signent l’accord Brusa : les cryptanalystes anglais, avec, à leur tête, Alan Turing avaient obtenu de spectaculaires succès pour casser le chiffre de la machine allemande Enigma. Enigma ne pèse que douze kilos, ressemble à une machine à écrire dans un coffret en bois. L’ensemble est muni de 26 lampes (une par lettre de l’alphabet) protégées d’un couvercle au-dessus desquelles fonctionnent trois rotors, chacun équipé d’un anneau déplaçable dans six positions différentes. Enigma a été conçu à près de 20 000 exemplaires, qui équipent les États-majors et de nombreuses unités combattantes, notamment maritimes.

Dès lors que le code de l’ennemi est cassé, que fait-on ? Il est indispensable de se poser la question car si l’on suit sa pente naturelle, on va crier Eurêka, on va monter sur la plus haute marche du podium y écouter God save the Queen etc… et dans ce cas, l’ennemi sait que son code a été cassé et il en change. Donc entre l’exploitation intégrale de ce succès et la mise complète sous le boisseau, les Anglais s’en tiendront à une voie médiane : sauver le maximum de cibles choisies par les Allemands, en s’arrêtant avant qu’ils ne puissent constater que leur code a été cassé ; c’est-à-dire, choisir, à froid, ceux que l’on va laisser se faire bombarder, couler et ceux à qui l’on va éviter la mort… De quoi en empêcher plus d’un de dormir pour le restant de ses jours ! Winston Churchill acceptera finalement de partager ces découvertes avec les cousins américains… L’affaire aura des suites, prendra de l’ampleur, et deviendra à partir des années 60 ce qui se nommera un jour le réseau d’écoutes Echelon : un réseau de surveillance des informations sensibles du monde entier, dont la découverte par les occidentaux non anglo saxons, au début de l’an 2000, fera un beau tapage. L’Américain Morten Tyldum portera la vie d’Alan Turing à l’écran en 2015 : The Imitation Game. 

De septembre à décembre 1939, plus de 810 000 tonnes de marchandises alliées sont coulées par les armées allemandes. Pendant l’année 1940, près d’un convoi allié sur cinq ne parvient pas à destination : plusieurs milliers de marins y laissent la vie et ce sont quatre millions de tonnes de marchandises qui partent par le fond. Pendant le seul mois d’avril 1941, l’Allemagne envoie par le fond 688 000 tonnes de matériels maritimes alliés. Dans la seconde moitié de l’année 1941, le tonnage de navires britanniques coulés par les Allemands diminue considérablement

[…] Le principe du cryptage est simple : l’opération consiste en une permutation des lettres de l’alphabet par l’émetteur du message, que son récepteur saura inverser grâce à sa connaissance d’un code secret modifié quotidiennement.

Chaque jour en effet, les Allemands modifient l’ordre des rotors, celui des anneaux et des lettres clés. Lorsqu’ils rentrent une lettre de l’alphabet dans Enigma, le courant circule depuis le clavier jusqu’au premier rotor qui, changeant de position, modifie l’identité de la lettre. Le courant traverse ensuite le deuxième rotor, qui entraîne une nouvelle modification et ainsi de suite. La multitude des combinaisons auxquelles Enigma soumet n’importe quel texte rend ce dernier indéchiffrable. Le nombre de clés possibles est de plusieurs dizaines de millions de milliards et une seule lettre peut avoir 17 576 parcours différents.

[…] La mission confiée à Turing et son équipe à comprendre la logique d’Enigma et celle de ses utilisateurs, à déterminer le rythme des changements que les Allemands opèrent quotidiennement pour brouiller leurs messages et à rendre compréhensibles des textes indéchiffrables en l’état.

[…] Il nomme Colossus l’appareil de deux mètres de haut et quatre de large, pesant plus d’une tonne, qu’il va concevoir pièce par pièce au sein de Bletchley Park, un centre de recherches de l’armée. Le succès ne sera pas immédiat et total : aux débuts, la lenteur de la machine pour lire Enigma sera telle que les résultats tomberont alors que les actions décrites étaient déjà terminées ; mais les améliorations seront à chaque fois apportées jusqu’à une traduction quasi simultanée. Les premiers bénéfices seront donc la connaissance de la position des sous-marins allemands qui permettra de modifier la route des convois en conséquence.

Philippe Langenieux-Villard. La pomme d’Alan Turing. Editions Eloïse d’Ormesson  2013

Homosexuel, Alan Turing avait eu le coup de foudre pour un garçon qui avait été rapidement emporté par la tuberculose. Les partenaires à venir tiendront plus de l’aventure d’une nuit que d’une liaison durable et il en changera souvent ; le dernier en date s’avérera être un petit voleur qui commencera par lui faire les poches avant que de passer au cambriolage. Et là, Alan Turing commettra l’erreur de sa vie en portant plainte. Il est à proprement parler ahurissant qu’il ait été doté d’une candeur telle qu’il n’ait pas réalisé qu’il prenait ainsi un bâton pour se faire battre [il avait été véritablement fasciné par Blanche Neige de Walt Disney qu’il avait vue plusieurs fois…]. Il savait que la loi anglaise de 1885 était  d’une impardonnable dureté, il ne pouvait ignorer qu’un demi-siècle plus tôt, Oscar Wilde avait écopé de deux ans de prison pour le même motif. Il porte plainte donc, et dès lors doit tout déballer de sa vie privée ; le serment qu’il a prêté à l’armée de tenir à jamais secret ses travaux couronnés de succès pour casser Enigma, l’empêche de faire état des services rendus à son pays…. Et l’armée le laisse serrer le nœud de la corde qui le tuera. On lui laisse un choix : soit vous allez en prison, soit vous prenez un traitement qui casse votre libido – il choisira la 2° solution et se suicidera le 8 juin 1954. On le considère comme le père de l’informatique.

Une vie peut en cacher une autre, voire plusieurs. L’important, ce sont les passages à niveau. Et ils sont nombreux dans la courte existence d’Alan Mathison Turing (1912-1954), qui croise à la fois l’histoire des mathématiques (et de l’informatique), le fracas de la seconde guerre mondiale, mais aussi … Blanche Neige ! Oui, la Blanche Neige de Walt Disney, sortie en salle en 1938 et que le génial Alan aurait vu une quarantaine de fois, avant de se suicider en croquant une pomme enrobée de cyanure… Mais qui étiez-vous donc, Alan Turing, dont la figure est célébrée ces jours-ci par le festival Manifeste de l’Ircam, largement placé sous le signe de l’intelligence artificielle ? Entre l’esprit fulgurant, le pionnier de l’intelligence artificielle, l’as du déchiffrement de codes secrets au service de Sa Majesté, le coureur de fond émérite et l’homosexuel sacrifié sur l’autel des bonnes mœurs, chacun pioche bien ce qu’il veut dans la bio d’Alan T. Et personne n’a encore trouvé l’algorithme qui synthétiserait dans une formule limpide, la trajectoire de ce météore.

Tout juste peut-on affirmer qu’elle accomplit sa course sous le soleil des mathématiques, et plus particulièrement de la logique ; des langages qui vont permettre à Turing de lire dans la nature et de modéliser le fonctionnement de sa pensée. Les machines peuvent-elles penser ? Cette question sans fin, qui fit se gratter la tête de tant d’intellectuels et d’artistes, de René Descartes à Isaac Asimov et Stanley Kubrick (avec Hal dans 2001, Odyssée de l’Espace) le jeune Turing va lui donner, sinon une réponse, en tout cas un cadre. Entre 1936 et 1952, l’étudiant, puis le professeur qu’il est devenu, publie deux articles majeurs sur le sujet. Le premier, On computable numbers, with an application to the Enstcheidungsproblem, place quelques repaires stables dans le champ de labour qu’est encore l’informatique : il faut, explique-t-il d’abord, préciser ce qu’on entend par penser et pour cela, distinguer ce qui relève de la matière et ce qui appartient aux symboles – autrement dit le hardware et le software. Et puis, il faut fixer des limites au calcul. Car il est des choses qu’on ne peut pas réduire à une fonction mathématique, dont l’emprise sur le monde n’est pas infinie. La science informatique peut lui dire merci : Turing vient de poser les principes d’une machine universelle (plus tard rebaptisée machine de Turing) capable de traiter n’importe quelle information, d’effectuer n’importe quel calcul, pourvu qu’on introduise en elle les instructions adéquates. On appelle cela un ordinateur.

On computable members… est la première pierre sur laquelle va se construire le mythe Turing. Un second article, plus philosophique que mathématique, publié en 1950 dans la revue Mind, apportera le deuxième ; celle à partir de laquelle on peut commencer à parler de  monument. Le mathématicien y décrit son jeu de l’imitation qui n’a pas fini d’obséder les gourous de l’intelligence artificielle : on pourra dire que les machines pensent vraiment, suggère-t-il, quand un examinateur, posant des questions à un individu qu’il ne voit pas mais dont on lui transmet les réponses, ne sera plus capable de repérer le moment où l’on a remplacé l’individu par un ordinateur… Turing pensait que l’on atteindrait ce degré de perfection un demi-siècle après son article. Nous n’y sommes pas, mais on s’en approche, disent les uns. Sans aucune chance d’y arriver affirment les autres. On verra bien. L’important est que Turing avait déjà tout compris des grandes questions que ne manqueraient pas de poser nos rapports aux machines et à la nature. Il faut considérer ensemble les deux axes de son travail, insiste le philosophe Jean Lassègue, auteur d’une biographie du mathématicien. L’axe horizontal de 1936 annonçait l’expansion de la numérisation du monde dont nous sommes témoins ; mais l’axe vertical annonçait avec la même assurance que certaines choses resteraient à jamais hors de portée du calcul. Si on oublie cela, on ne comprend pas pourquoi Turing a laissé de côté ses travaux sur l’informatique pour se focaliser sur ses recherches en biologie théorique. Troisième étage du mythe ! Turing aura en effet passé les dernières années de sa vie à travailler sur la … morphogénèse, c’est-à-dire la façon dont les formes naissent dans la nature : le dessin particulier des taches de léopard, des rayures de zèbre ou des pétales de marguerite peut-il être prédit ? peut-on le mettre en équation avant qu’il n’apparaisse ? Non, répond-il. Quelque chose dans la nature échappe au déterminisme absolu, un grain de sable entre dans la machine : il y a du chaos, des bifurcations qui rendent impossible une stricte modélisation.

C’est sans doute à cela qu’on reconnait un esprit visionnaire : soixante-dix ans après sa mort, les intuitions géniales de Turing sont toujours d’actualité dans la recherche en génomique et biologie moléculaire. Elles suffiraient largement à coller son nom à l’entrée des amphis de science, à créer des prix Turing ou à rebaptiser des rues de Cambridge et d’ailleurs. Pourtant c’est la face B du fort en maths, un épisode de sa vie ancrée dans l’Histoire la plus tragique, qui a fait de lui un héros de notre temps : Turing ? C’est l’homme qui a écourté la Seconde guerre mondiale de deux ans. La formule siérait mieux à un super héros de Marvel. Mais l’historien Pierre-Éric Mounier-Kuhn, chercheur au CNRS, ne voit aucune raison de la démolir. Bien sûr, il faut être rigoureux et se rappeler qu’il s’agit là d’une estimation à la louche. Mais c’est un fait que la victoire britannique dans la bataille de l’Atlantique a été décisive dans la Seconde guerre mondiale, plus importante que Stalingrad ! . Or, Turing y a joué les premiers rôles. Ce tour de force, le toujours jeune musicien l’a réussi ne décryptant le système de codage Enigma, principal canal de transmission des instructions de l’état-major nazi à la Kriegsmarine (la marine allemande). Lever l’Énigme permettrait de repérer les positions des sous-marins ennemis, et de casser le blocus empêchant le ravitaillement de l’Angleterre en armes et en pétrole. Mission accomplie par Turing et son équipe – ces oies qui pondaient des œufs d’or et qui jamais ne caquetaient dira Churchill – à Bletchley Park, le domaine dans lequel les services secrets avaient rassemblé l’élite des cerveaux britanniques. D’autres l’auraient anobli pour ses mérites. Pas la couronne d’Angleterre. Après-guerre, profitant de leur avantage, les Anglais ont continué d’espionner discrètement leurs ennemis et certains de leur alliés.

Alors, motus sur les exploits du crack ! Ce silence lui coûtera horriblement cher quand arrive le moment de franchir son dernier passage à niveau, celui où se croisent sa vie publique et sa vie intime, celui du crash final et fatal. Alan Turing était homo. Il ne le cachait pas, espoir un peu naïf dans l’Angleterre victorieuse mais coincée de l’immédiat après-guerre. Cambriolé par un de ses amants, le mathématicien se rend de lui-même au commissariat du coin, raconte tout sans voir que le piège se referme sur lui, en le faisant passer du statut de victime à celui de coupable : condamné pour activités indécentes, il est sommé de choisir entre l’emprisonnement et la castration chimique, considérée à l’époque comme un progrès pour soigner des individus aux mœurs dissolues… Si ses anciens boss de Bletchley Park étaient venus témoigner des services inouïs qu’il avait rendus à son pays, les juges auraient sans doute adouci sa peine. Mais il aurait fallu parler d’Énigma ; personne ne s’est présenté à la barre, secret-défense oblige. Et Turing a choisi la castration chimique, aux effets secondaires atroces.

La suite, comme dans tous les suicides, n’est qu’hypothèses et supputations. On sait que le 7 juin 1954, Alan Mathison Turing a croqué dans une pomme enrobée de cyanure et qu’il en est mort. Ainsi se terminait la vie d’un mathématicien génial, soldat de l’ombre, mort à 41 ans des suites d’une infamie. Mais le mythe Turing, lui, est bien vivant. Presque aussi universel que la machine qui porte son nom : il a inspiré des prix, des labos, des films, des pièces de théâtre, et tout récemment encore la création scénique de Pierre Jodlowski, Alan T, au programme de la Philarmonie de Paris. Cet homme inouï qui, dans l’espace d’une courte vie a fondé ou bouleversé trois, voire quatre des grands champs de la science et de la technologie que nous utilisons toujours aujourd’hui, rappelle Pierre-Éric Mounier-Kuhn, aura donc marqué de son empreinte la réflexion sur les fondements des mathématiques, la cryptanalyse, la science informatique, la morphogénèse et l’intelligence artificielle. Mais pas seulement. En 2017, Turing a en effet obtenu une grâce royale post mortem, qui le blanchit de toute condamnation. Puis, une loi Turing a été votée au Parlement britannique pour que cette grâce soit étendue à tous les homosexuels britanniques frappés du même jugement inique. Bien après son passage, le météore continue d’irradier.

Olivier Pascal-Mousselard. Télérama 3779 du 18 au 24 juin 2022

Alan Turing, un génie sacrifié (CHiCC, 2020) - wallonica.org

Le plus beau jour de ma vie ? Demain.

20 05 1943              

À 77 ans, en raison de ses origines juives, Tristan Bernard est interné à Drancy : les interventions de Sacha Guitry et d’Arletty l’en feront sortir trois semaines plus tard. L’un de ses petit fils mourra à Mauthausen. Il écrit à sa femme :  Ne pleure pas. Nous avons vécu dans l’inquiétude. Nous allons vivre dans l’espérance

27 05 1943

À Paris, rue du Four, première réunion du CNR : Conseil National de la Résistance, présidé par Jean Moulin, puis par Georges Bidault. Henry Frenay, de Combat, exaspéré de ne pas recevoir de Londres via Jean Moulin plus de fonds pour s’armer, éditer des journaux etc… délègue Guillain de Bénouville auprès des services secrets de l’ambassade américaine en Suisse pour obtenir des fonds, où les promesses sont mirobolantes… à condition que les mouvements ainsi financés s’alignent derrière le général Giraud et non derrière le général de Gaulle. La patte de Roosevelt, qui ne pouvait supporter de Gaulle était derrière tout cela. La menace d’éclatement de la Résistance était sérieuse, mais elle fût conjurée.

Depuis son voyage à Londres et la nomination du général Delestraint, j’ai l’impression confuse que Rex [nom de code de Jean Moulin] joue sa mission dans ses rencontres avec Frenay et les mouvements de zone sud. La Résistance, qui a pris conscience de son importance politique depuis le refus des Américains de recevoir de Gaulle en Afrique du Nord, existe maintenant avec plénitude. Elle s’est développée depuis plus de deux ans sans de Gaulle. Elle occupe toute la France, tandis qu’il est en exil. Et je sais depuis longtemps que les chefs [Frenay, D’Astier, Lévy] ne le considèrent que comme leur représentant vis-à-vis de l’étranger.

L’absence de Rex durant plus d’un mois et la fusion des trois mouvements en un seul ont dressé Frenay et d’Astier de la Vigerie contre lui. Ils exigent désormais d’avoir accès directement à de Gaulle, dont ils s’estiment, d’une certaine manière, les égaux.

Pendant que Rex, à Londres, voyait son pouvoir renforcé (représentant du Général pour toute la France, président du Conseil de la Résistance et ministre du CNF), les résistants de zone sud, eux, découvraient leur force et refusaient toute soumission à un simple représentant de Londres. Depuis le débarquement en Afrique du Nord, ils ont parfaitement compris l’obligation dans laquelle se trouve le général d’apparaître auprès des Alliés comme le chef de toutes les résistances en France. Du coup, ils réclament le dessaisissement  de Rex de sa fonction de président du Comité directeur et l’établissement de leur représentation à Londres afin de négocier à égalité avec de Gaulle les besoins, l’organisation et le commandement de la Résistance en France.

Dès son retour, Rex a pris conscience de ce changement, dont, paradoxalement, il est responsable puisqu’il a réussi en quelques mois à transformer les mouvements de zone sud en une force unique. Depuis lors, toutes les discussions qu’il a avec les chefs de cette zone entraînés par Frenay tournent autour du même sujet : qui est le véritable chef de la Résistance ?

Si je n’avais pas encore saisi tous les détails de cette affaire complexe, ce dîner me révèle la rupture totale que vit Rex. En l’écoutant, je discerne qu’il a compris que Frenay et lui ne peuvent plus continuer à diriger la Résistance : le compte rendu qu’il a fait à Bidault révèle l’ampleur du divorce.

Daniel Cordier. Alias Caracalla. Gallimard 2009

Daniel Cordier utilise le plus souvent le pseudonyme de Rex, cherchant à restituer au mieux la part d’inconnu qui restait dans leurs relations : ce n’est en effet qu’en octobre 1944 qu’il découvrira que Rex était Jean Moulin.

Au sein des services secrets américains existait le Psychological Warfare Branch – organisme de guerre psychologique -, qui avait été bien sollicité pour la préparation du débarquement en Afrique du Nord, six mois plus tôt : émission de propagande, journaux, tracts, faux documents et films de propagande… et même diffusion de littérature favorable à l’indépendance de l’Algérie et du Maroc ! Pour ce faire, l’expérience des professionnels du cinéma était indispensable, et on trouvait au sein de ce service Harry Saltzman, producteur de cinéma, qui va être envoyé à Londres où il va rencontrer Ian Fleming, romancier britannique à succès, présentement membre très actif et apprécié des Services secrets britanniques. La guerre finie, ces deux-là ne s’oublieront pas : Harry Salzmann obtiendra en 1961 l’accord de Ian Fleming pour adapter à l’écran les aventures de l’agent 007, et ce sera le début de la saga des James Bond.

1 06 1943  

Interdit de présence à Alger depuis 7 mois par les Alliés – essentiellement Roosevelt -, de Gaulle finit par y arriver avec le feu vert d’Eisenhower.

3 06 1943  

Fondation du CFLN : Comité Français de Libération Nationale, coprésidé par Giraud et de Gaulle ; mais ce dernier se souviendra toujours de la préférence des pieds-noirs pour Giraud et Darlan… un jour, il leur fera payer cela au prix fort.

10 06 1943  

Arrestation du général Delestraint au métro Muette, avec Joseph Gastaldo, officier d’état-major et Jean-Louis Théobald, radio. Il avait rendez-vous avec René Hardy. Déporté au Natzweiler Struthof, puis à Dachau : il y sera abattu le 19 avril 1945.

18 06 1943

À l’Albert Hall de Londres, en l’absence de de Gaulle, alors à Alger, Pierre Brossolette rend hommage aux morts de la France combattante :

L’Histoire de notre pays n’est qu’une suite de prodiges qui s’enchaînent: prodige de Jeanne d’Arc, prodige des soldats de l’an II, prodiges des héros de la Marne et de Verdun, voilà le passé de la France. Ma mission est ce soir de rendre hommage à ceux par le prodige desquels la France conserva un présent et un avenir, les morts de la France combattante.

De tous les morts dont la chaîne innombrable constitue notre trésor de gloire, ceux-là plus qu’aucuns autres incarneront, dans sa pure gratuité, l’esprit de sacrifice. Car ils ne sont point morts en service commandé : un chiffon de papier, signé, par dérision, dans la clairière de Rethondes, les avait déliés du devoir de servir. Ils ne sont pas morts, volontaires pour une mission qu’on leur offrait : un pouvoir usurpé ne demandait des volontaires que pour l’abdication. Ce sont des hommes à qui la mort avait été interdite sous peine capitale, et qui ont dû d’abord la braver pour pouvoir la briguer. L’histoire dira un jour ce que chacun d’eux a dû d’abord accomplir pour retrouver dans la France combattante son droit à la mort et à la gloire. Elle dira quelles Odyssées il leur aura fallu passer pour s’immortaliser dans leurs Iliades. Passagers clandestins des derniers bateaux qui se sont éloignés de la France terrassée, humbles pêcheurs franchissant sur des barques les tempêtes de la Manche, marins et coloniaux ralliant des convois ravagés par la torpille, risque-tout affrontant les Pyrénées, prisonniers évadés des camps de l’ennemi, détenus évadés des bagnes de la trahison, il a suffit qu’en ces jours de juin dont nous fêtons l’anniversaire, un homme leur ait crié : je vous convie à vous unir avec moi dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance, pour qu’ils se lèvent tous, pour que ceux qui n’appelaient plus la mort que comme une délivrance, accourent y chercher un accomplissement, et pour que d’un seul geste sortant du banal ils entrent dans le sublime.

Et voici maintenant que dans le ciel limpide de leur gloire, ils se parlent comme les sommets se parlent par-dessus les nuées, qu’ils s’appellent comme s’appellent les étoiles. Entrés déjà dans la légende ou réservés pour l’histoire, les morts prestigieux de Mourzouk et de Bir Hakeim répondent aux morts stoïques de la Marine marchande; tombés sous le drapeau déployé d’El Alamein et d’El Hamma, les soldats de Leclerc et de Koenig répondent aux marins qui ont coulé, sous le pavillon haut de l’Alysse, du Rennes et du Mimosa ; foudroyés dans ce dixième de seconde où les yeux peuvent fixer les yeux de l’adversaire, les pilotes de nos groupes et de nos escadrilles répondent aux sous-mariniers du Surcouf et du Narval, à qui une lente agonie a fait attendre encore la mort après qu’ils l’eurent trouvée. Et là-bas, dans la nuit du martyre et de la captivité, la voix pathétique qui leur répond, c’est la voix des morts du combat souterrain de la France, élite sans cesse décimée et sans cesse renaissante de nos réseaux et de nos groupements, otages massacrés de Paris et de Châteaubriant, fusillés dont les lèvres closes sous la torture ne se sont descellées qu’au moment du supplice pour crier : Vive la France !

Ce qu’ils étaient hier, ils ne se le demandent point l’un à l’autre. Sous la Croix de Lorraine, le socialiste d’hier ne demande pas au camarade qui tombe s’il était hier Croix-de-Feu. Dans l’argile fraternelle du terroir, d’Estiennes d’Orves et Péri ne se demandent point si l’un était hier royaliste et l’autre communiste. Compagnons de la même Libération, le père Savey ne demande pas au lieutenant Dreyfus quel Dieu ont invoqué ses pères. Des houles de l’Arctique à celles du désert, des ossuaires de France aux cimetières des sables, la seule foi qu’ils confessent, c’est leur foi dans la France écartelée mais unanime.

Colonels de trente ans, capitaines de vingt ans, héros de dix-huit ans, la France combattante n’a été qu’un long dialogue de la jeunesse et de la vie. Les rides qui fanaient le visage de la Patrie, les morts de la France combattante les ont effacées ; les larmes d’impuissance qu’elle versait, ils les ont essuyées ; les fautes dont le poids la courbait, ils les ont rachetées. En cet anniversaire du jour où le général de Gaulle les a convoqués au banquet sacré de la mort, ce qu’ils nous demandent ce n’est pas de les plaindre, mais de les continuer. Ce qu’ils attendent de nous, ce n’est pas un regret, mais un serment. Ce n’est pas un sanglot, mais un élan.

Français qui êtes ici, debout pour les morts de la France Combattante !

Pierre Brossolette

Premier à Normal Sup en 1922, second à l’agrégation d’histoire-géo derrière Georges Bidault, socialiste, franc-maçon, Croix de Guerre 1939-1945, il intègre après la défaite le Groupe de Résistance du Musée de l’Homme. Il rachète avec son épouse une librairie russe qui fait office de boite au lettres pour la Résistance ; chef de la section presse et propagande de la CND – Confrérie Notre Dame – ; part à Londres le 26 avril 1942 pour rencontrer de Gaulle en tant que représentant de la Résistance ; intégré au BCRA, adjoint du colonel Passy à partir du 1° octobre 1942 ; fondateur avec Passy du CZNR – Comité de Coordination en Zone Nord -, il s’agissait pour finir de se fondre dans le CNR – Conseil National de la Résistance – crée le 27 mai 1943 par Jean Moulin, unifiant les Résistance des deux zones et intégrant les partis politiques. Une évidente rivalité naquit à ce moment-là entre Jean Moulin et Pierre Brossolette, qui divergent notamment sur leur analyse de la responsabilité de la 3° république dans la défaite. On peut toujours jouer au petit jeu très vain des Et si… et si Brossolette n’avait pas été dénoncé après l’échouage de la pinasse près de la pointe du Raz, il n’en reste pas moins que son franc-parler vis à vis de de Gaulle – lire la lettre qu’il lui a adressé le 2 novembre 1942, véritable crime de lèse-majesté -, l’aurait contraint à jouer les seconds rôles, voire à être placardisé d’une façon ou d’une autre : l’orgueil de de Gaulle ne pouvait supporter telle franchise.

Pierre Brossolette — Wikipédia

21 06 1943

À Caluire, chez le Docteur Dugoujon, Klaus Barbie et la Gestapo arrêtent Jean Moulin, et les autres participants à cette rencontre, en principe ultra-secrète, destinée à trouver un successeur au général Delestraint à la tête de l’Armée Secrète : Raymond Aubrac, Henry Aubry, André Lassagne, Bruno Larat, le colonel Schwartzfeld, le colonel Lacaze, René Hardy. Ce dernier n’avait pas été convoqué et c’est très probablement lui qui donna l’information à la Gestapo. Il parvint à échapper à l’arrestation, puis à s’évader d’une nouvelle arrestation. Jean Moulin mourra des suites de ses tortures, dans un train qui l’emmenait à l’hôpital de la police de Berlin, aux environs de Metz le 8 juillet ; sa dépouille sera descendue du train à Francfort et incinérée ; les Allemands enverront les cendres qui iront au Père Lachaise ; la difficulté qu’il y eût à élucider cette affaire révélera les rivalités entre réseaux de résistance et donnera lieu à quantité de livres.

Après la mort de Jean Moulin, Antoinette Sachs, artiste et résistante, dira en 1965 à un journaliste américain : Nous avons souvent partagé une maison, parce qu’il le fallait. Pour la façade. Mais nous n’avons jamais partagé une chambre. Plus tard, elle se démènera beaucoup pour éclaircir le mystère de Caluire : qui a donné Jean Moulin ? Je n’ai pas peur de le dire. Il s’agit d’un vaste complot, du plus grand complot politique de l’histoire de la Résistance. À Londres, on avait commencé à prendre ombrage de la popularité et de l’influence croissante de Moulin.

Antoinette Sachs, dans le journal La Suisse, le 24 juin 1976

Très lourde, l’accusation est malheureusement sans preuves : elle vise très directement le BCRA et son chef le colonel Passy, ami de Pierre de Bénouville, cagoulard bien introduit à Vichy, soutien indéfectible de Pierre Brossolette, rival de Jean Moulin, Le colonel Passy, de son vrai nom André Dewavrin, était des premiers compagnons de de Gaulle, en 1940, capitaine de 29 ans. Organisateur hors pair, il s’était attiré de nombreuses inimitiés et on découvrira après la guerre qu’il avait mis de coté de très grosses somme d’argent, d’où une chute inattendue de la carrière.

Dans leur livre Jean Moulin, l’ultime mystère, qui paraîtra en 2016 chez Albin Michel, Pierre Péan et Laurent Ducastel enfoncent le clou : Il faut bien remarquer qu’à Londres, alors que l’envoyé de de Gaulle vient de tomber dans les serres de la Gestapo, aucune opération de sauvetage ne fut vraiment envisagée. Désarroi ? Cynisme d’État ? Manque de moyens ?

On dira encore que René Hardy n’a pas eu à trahir Jean Moulin puisque la Gestapo le suivait depuis trois jours, grâce au décryptage d’un message radio de la Résistance qui annonçait la réunion, on dira que Barbie avait beaucoup d’erreurs à se faire pardonner auprès des Allemands, dont les évasions de René Hardy, on dira que Lucie Aubrac avait intérêt à charger René Hardy pour éviter à son mari de l’être. Comment peut-on espérer tirer un jour cela au clair, sauf à prendre connaissance d’archives devenues accessibles ?

Lorsque le 1° janvier 1942, Jean Moulin fût parachuté en France, la Résistance n’était encore qu’un désordre de courage […] Certes les résistants étaient les combattants fidèles aux Alliés. Mais ils voulaient cesser d’être des Français résistants et devenir la Résistance française.

C’est pourquoi Jean Moulin est allé à Londres. Pas seulement parce que s’y trouvaient des combattants français […]. S’il venait demander au général de Gaulle de l’argent et des armes, il venait aussi lui demander une approbation morale, des liaisons fréquentes, rapides et sûres avec lui. Le général assumait alors le Non du premier jour […]. Le général de Gaulle seul pouvait appeler les mouvements de Résistance à l’union entre eux et avec tous les autres combats car c’était à travers lui seul que la France livrait un seul combat. […]

[L’unification de la Résistance,] c’est à quoi s’emploie Jean Moulin jour après jour, peine après peine, un mouvement de Résistance après l’autre : Et maintenant, essayons de calmer les colères d’en face.. […]

Qui donc sait encore ce qu’il fallut d’acharnement pour parler le même langage à des instituteurs radicaux ou réactionnaires, des officiers réactionnaires ou libéraux, des trotskistes ou communistes retour de Moscou, tous promis à la même délivrance ou à la même prison ; ce qu’il fallut de rigueur à un ami de la République espagnole, à un ancien préfet de gauche, chassé par Vichy, pour exiger d’accueillir dans le combat commun les rescapés de la Cagoule ! [dont un des fondateurs était Eugène Schueller, père de Liliane Bettencourt, inventeur des shampoings colorants, à l’origine de la première fortune de France]…

Attribuer peu d’importance aux opinions dites politiques lorsque la nation est en péril de mort, – la nation, non pas un nationalisme alors écrasé sous les chars hitlériens, mais la donnée invincible et mystérieuse qui allait emplir le siècle ; penser qu’elle dominerait bientôt les doctrines totalitaires dont retentissait l’Europe – ; voir dans l’unité de la Résistance le moyen capital du combat pour l’unité de la Nation, c’était peut-être affirmer ce que l’on a appelé la gaullisme. C’était certainement proclamer la survie de la France. […]

Le 27 mai 1943, a lieu à Paris, rue du Four, la première réunion du Conseil National de la Résistance. Jean Moulin rappelle les buts de la France Libre: Faire la guerre ; rendre la parole au peuple français ; rétablir les libertés républicaines dans un État d’où la justice sociale ne sera pas exclue et qui aura le sens de la grandeur ; travailler avec les Alliés à l’établissement d’une collaboration internationale réelle sur le plan économique et social, dans un monde où la France aura regagné son prestige.

Puis, il donne lecture d’un message du général de Gaulle, qui fixe pour premier but au premier Conseil de la Résistance, le maintien de l’unité de cette Résistance qu’il représente. Au péril quotidien de la vie de chacun de ses membres.

Le 9 juin, le général Delestraint, chef de l’Armée secrète enfin unifiée, est pris à Paris. Aucun successeur ne s’impose. Ce qui est fréquent dans la clandestinité : Jean Moulin aura dit maintes fois avant l’arrivée de Serreules : Si j’étais pris, je n’aurais pas même eu le temps de mettre un adjoint au courant... Il veut donc désigner ce successeur avec l’accord des mouvements, notamment de ceux de la zone Sud. Il rencontra leurs délégués le 21, à Caluire.

Ils l’y attendent, en effet. La Gestapo aussi.

La trahison joue son rôle – et le destin, qui veut qu’aux trois quarts d’heure de retard de Jean Moulin, presque toujours ponctuel, corresponde un long retard de la police allemande. Assez vite, celle-ci apprend qu’elle tient le chef de la Résistance.

En vain. Le jour où, au Fort Montluc à Lyon, après l’avoir fait torturer, l’agent de la Gestapo lui tend de quoi écrire puisqu’il ne peut plus parler, Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau. Pour la terrible suite, écoutons seulement les mots si simples de sa sœur : Son rôle est joué, et son calvaire commence. Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous.

Comprenons bien que pendant les quelques jours où il pourrait encore parler ou écrire, le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme. Comme le dit Mlle Moulin, il savait tout.

Georges Bidault prendra sa succession. Mais voici la victoire de ce silence atrocement payé : le destin bascule. Chef de la Résistance martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent nos compagnons : elles portent le deuil de la France, et le tien. Regarde glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un drapeau fait de mousselines nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu’elle ne croit qu’aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande pourquoi on lui donne une salle de bains – il n’a pas encore entendu parler de la baignoire. Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d’ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures. Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie à travers les longues plaintes des bestiaux réveillés : grâce à toi, les chars n’arriveront pas à temps. Et quand la trouée des Alliés commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les villes de France les commissaires de la République – sauf lorsqu’on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques de Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes formées aux bazookas, l’une des premières divisions cuirassées de l’empire hitlérien, la division Das Reich.

Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique et les combats d’Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle – nos frères dans l’ordre de la Nuit…

Commémorant l’anniversaire de la Libération de Paris, je disais: Écoute ce soir, jeunesse de mon pays, les cloches d’anniversaire qui sonneront comme celles d’il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi.

L’hommage d’aujourd’hui n’appelle que le chant qui va s’élever maintenant, ce Chant des Partisans que j’ai entendu murmurer comme un chant de complicité puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d’Alsace, mêlé au cri perdu des moutons, des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient, à la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Écoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. À côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France.

André Malraux, lors du transfert au Panthéon des cendres de Jean Moulin, le 19 12 1964

Jean Moulin - Histoire analysée en images et œuvres d'art | https://histoire-image.org/

Photo prise avec son Ikoflex par Marcel Bernard, son ami et architecte, au Peyrou, à Montpellier, en octobre 1939. Alors préfet d’Eure-et-Loire, il était venu rendre visite à sa famille.

Anna Betoulinsky, réfugiée russe dans les années 1920 à Menton était chanteuse sous le nom d’Anna Marly. À Londres depuis juin 1940, elle avait commencée par se porter volontaire à la cantine des FFL – Forces Françaises Libres – ; elle chantait aussi à la BBC dans l’émission Les Français parlent aux Français. Un jour, fin 1942, ayant lu dans les journaux britanniques le récit de la bataille de Smolensk, son âme russe se réveilla. Un mot lui revint à l’esprit, ce mot de partisans et les vers qui l’accompagnent, nés avec la révolution de 1917 :

Nous irons là-bas où le corbeau ne vole pas
Et la bête ne peut se frayer un passage.
Aucune force ni personne
Ne nous fera reculer.

Appelée initialement La Marche des partisans, cette chanson sera interprétée en russe par son auteur jusqu’à ce que Joseph Kessel s’exclame en l’entendant pour la première fois Voilà ce qu’il faut pour la France ! et qu’il en écrive la version française avec son neveu Maurice Druon, en un après-midi, assistés de la chanteuse Germaine Sablon, qui sera la première à en chanter la version française. Sifflé comme indicatif de l’émission de la BBC Honneur et Patrie puis comme signe de reconnaissance dans les maquis, Le Chant des partisans (intitulé Guérilla song dans sa version anglaise) s’imposa rapidement comme l’hymne de la Résistance. Elle paraîtra dans la revue littéraire les  cahiers de la Libération, imprimée par l’imprimerie moderne – et clandestine –  à Auch le 25 septembre 1943, à 30 000 exemplaires. Cette imprimerie sera investie par la police de Vichy en décembre 1943, tous ses membres déportés, les uns à Flossenburg, les autres à Buchenwald. Deux y mourront.

Ami, entends-tu
Le vol noir des corbeaux
Sur nos plaines ?
Ami, entends-tu
Les cris sourds du pays
Qu’on enchaîne?
Ohé! partisans,
Ouvriers et paysans,
C’est l’alarme!
Ce soir l’ennemi
Connaîtra le prix du sang
Et des larmes!

Montez de la mine,
Descendez des collines,
Camarades!
Sortez de la paille
Les fusils, la mitraille,
Les grenades…
Ohé! les tueurs,
À la balle et au couteau,
Tuez vite!
Ohé! saboteur,
Attention à ton fardeau :
Dynamite!

C’est nous qui brisons
Les barreaux des prisons
Pour nos frères,
La haine à nos trousses
Et la faim qui nous pousse,
La misère…
Il y a des pays
Ou les gens au creux de lits
Font des rêves ;
Ici, nous, vois-tu,
Nous on marche et nous on tue,
Nous on crève.

Ici chacun sait
Ce qu’il veut, ce qu’il fait
Quand il passe…
Ami, si tu tombes
Un ami sort de l’ombre
À ta place.
Demain du sang noir
Sèchera au grand soleil
Sur les routes.
Sifflez, compagnons,
Dans la nuit la Liberté
Nous écoute…

*****

Moulin était un homme de gauche qui est devenu un gaulliste – de guerre – intégral. Pour la France, Moulin est le grand héros de la deuxième guerre mondiale et, disons le mot, le dernier héros de l’histoire proprement française. Après lui, c’est l’Europe qui commence. La Résistance, ça ne concerne pas les Français. Pour les Français, la Résistance n’est pas un idéal. Ils ont compris à la Libération qu’il fallait s’engouffrer là-dedans parce que c’était un passeport pour vivre tranquilles, et puis pour laver la honte, les remords. Il faut bien en revenir là : la France n’a pas été résistante et la Résistance n’est pas un acte national. Et, par conséquent, bien que de Gaulle ait imposé Moulin au Panthéon pour en faire un héros national, Moulin n’en est pas un. C’est le symbole des martyrs et du martyre de la Résistance. C’est très limité, très étroit. Comme une secte qui se reconnaît pleinement en lui, et qui l’honore. Les Français n’ont aucune raison de se reconnaître en lui puisqu’ils n’ont pas adhéré à cette cause.

Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin. Le Monde 24 Avril 1999.

Les rapports des Français avec la Résistance ont évolué. D’abord, on a encensé, pieusement. La légende, c’était commode pour oublier l’Occupation moche. Ensuite, vers 1970, on a débiné, aveuglément. À bas les héros, tous collabos. Aujourd’hui, on récupère. Ce qui ne manque pas de comique. Les décorés s’apprêtent à célébrer de Gaulle, et il n’y en avait aucun à ses cotés à Londres en 1940. Tous les notables et les notoires ont alors fichu le camp, et rallié Pétain. L’appel du 18 juin, ceux qui y ont répondu ne l’ont pas entendu, et ceux qui l’ont entendu n’y ont pas répondu. Il faut sortir de Gaulle du musée et du mythe. Pour redonner à cette histoire, qui n’est devenue une épopée qu’après coup, sa charge subversive, aléatoire, improbable, en totale rupture avec la bonne société française. Il fallait avoir du caractère pour dire non, mais il fallait du génie pour transformer une Résistance en victoire quand on n’a avec soi, au départ, que 500 blancs-becs. Il y a quelque chose de surréaliste dans l’aventure gaullienne. Puissent les jeunes oublier les flonflons et les faux-culs pour retrouver le frisson.

Régis Debray Journal du Dimanche 4 04 2010

27 06 1943

La France que les Français sont en train de refaire d’avance au fond de leurs âmes blessées ne sera plus celle de naguère.

De Gaulle à Tunis

Les réformes répondaient, il est vrai, à un triple traumatisme. La crise des années 1930, tout d’abord, avait plongé le pays dans le marasme et attisé le désir de justice sociale, deux enjeux auxquels, estimaient les Français, le capitalisme libéral ne pouvait plus répondre. L’épouvantable défaite de 1940, par ailleurs, avait démontré la faillite des élites dirigeantes qui n’avait su ni gagner la guerre ni la préparer – en termes économiques notamment. La guerre et son cortège de souffrances, enfin, poussaient à définir de nouveaux horizons – une rupture par rapport à la première guerre mondiale dont les vétérans ne rêvaient que d’un retour à l’ordre idéalisé de la Belle Époque. Alors que l’omnipotence de l’État nazi poussait les Allemands à adopter des solutions libérales – l’ordo-libéralisme plaidait pour une intervention aussi limitée que possible de la puissance publique -, les Français, au vu de leur passé, prônèrent des solutions radicalement inverses jugeant, non sans raison, que c’était la faiblesse de leur État qui avait conduit au désastre.

Olivier Wieviorka. Le Monde du 11 août 2016

28 06 1943

Émile Gagnan, Georges Commeinhes et Jacques Yves Cousteau reçoivent, de Paris, un colis contenant 3 scaphandres autonomes c’est-à-dire une bouteille d’air comprimé sur laquelle un régulateur est monté. En fait, c’est Émile Gagnan qui a inventé un détendeur pour l’admission des gaz dans les moteurs qui utilisaient cet ersatz : les gazogènes. Jacques Yves Cousteau avait repris l’idée pour l’adapter à la plongée sous-marine. Il raconte : Un beau matin de juin 1943, dominant avec peine mon émotion, j’arrive à la gare de Bandol. On va me livrer une caisse expédiée de Paris par express. Elle contient le résultat de plusieurs années d’efforts et de rêves : le prototype d’un scaphandre autonome conçu par Émile Gagnan et moi…Un moment de grâce. Je glisse vers les profondeurs. Je suis conscient de vivre en harmonie avec un milieu bien différent de l’atmosphère où j’ai mes habitudes de mammifère terrestre. Je nage presque sans efforts, en haut, en bas, à gauche, à droite, comme les poissons que je rencontre. Je respire, sans y penser, un air dont la pression équilibre exactement celle de l’eau ambiante. Seul, le léger ronflement de l’appareil me rappelle que je suis sous les vagues, invité inattendu au sortilège de la mer. Je suis envoûté par cette splendeur. Ce silence. Cette harmonie.

Très vite ceux que l’on appelle déjà les Mousquemers réaliseront plus de 500 plongées et, en été 43, tournent un nouveau film, Épaves. Ce film c’est 28 minutes d’images très fortes, révélant pour la première fois, dans leur milieu naturel – le film est tourné en lumière naturelle – une douzaine d’épaves. […] C’est aussi pour le monde entier la découverte du scaphandre autonome…

Jean Paulhan a persuadé Gaston Gallimard de publier L’Être et le Néant de Jean Paul Sartre, pour le fond, pour le prestige. [Et ma foi, tant pis si ce n’est pas un succès commercial ! De fait, la première semaine, il ne s’en vendit que trois exemplaires, puis cinq, puis deux, quand soudain les ventes décolèrent : 600 en un seul jour, puis 700, 1 000, 2 000 exemplaires. Certes, sous l’Occupation, les Parisiens avaient le temps de lire, mais de là à devenir existentialistes… La maison Gallimard fît une enquête. Les femmes achetaient plus volontiers ce titre que les hommes. Qui plus est, elles l’achetaient souvent en double. Les femmes ? Pas exactement, plutôt les ménagères qui s’en servaient pour équilibrer leur balance, car L’Être et le Néant pesait tout juste un kilo. Un volume remplaçait utilement les poids en cuivre… qui avaient été fondus.

Alain Beuve-Méry. Le Monde des Livres 1 octobre 2010

1 07 1943   

Les camps de Belzec, Sobibor, et Treblinka ont été désaffectés au cours du premier semestre 1943 : l’extermination des Juifs de Pologne est alors quasiment accomplie.

Aux dernières heures de l’occupation du Rocher par les Italiens – les nazis vont prendre la relève -, naissance de Radio Monte Carlo, au son de l’hymne monégasque et de la voix de Maurice Chevalier.

2 07 1943 

Le général Giraud part aux États-Unis pour y demander des armes : il va y rester jusqu’au 31 juillet. Un mois, c’est long et c’est bien suffisant pour que de Gaulle puisse se livrer à un travail de sape : quand Giraud reviendra, le nombre de ses partisans aura fondu comme neige au soleil. Qui va à la chasse perd sa place.

5 07 1943   

Débâcle allemande de Koursk, entre Orel et Kharkov : deux millions d’hommes, 3 600 chars soviétiques, 2 700 chars allemands, sur un front de plus de 2 000 km la bataille durera jusqu’au 23 août.

10 07 1943    

Débarquement allié à Gela, proche de Syracuse, en Sicile : 160 000 hommes, 7 000 véhicules, 300 chars sont à terre en deux jours. C’est le baptême du feu pour le Landing Ship Tank, un engin porteur de chars dont la porte d’ouverture est la proue. À la guerre comme  à la guerre, les Américains, scotchés au mot d’ordre impératif  – tout sauf le communisme – se sont adjoint les services du mafieux Lucky Luciano, en prison depuis dix ans, pour préparer au mieux l’affaire ; il sera libéré par anticipation début 1946. De là date la renaissance de la Mafia, qui va déloger les maires fascistes pour placer ses hommes, piller allègrement les entrepôts d’armes et de munitions, contrôler la prostitution et le trafic des produits américains, essentiellement les cigarettes. 70 ans plus tard, le communisme sera devenu juste un souvenir, mais la mafia sera toujours opérationnelle.

Le MI6 était aussi de la partie pour détourner les forces allemandes de la Sicile en faisant croire par un leurre – un noyé porteur de fausses informations qui avaient tout l’air du vrai, échoué sur la plage de Huelva où les Alliés savaient qu’il y avait un agent de l’Abwehr – qu’un débarquement allait avoir lieu en Sardaigne et en Grèce : c’était l’opération Mincemeat – Viande Hachée – : ainsi Hitler va renforcer ses défenses côtières en Sardaigne et en Grèce, ordonner à Rommel de s’installer à Athènes, et déplacer 2 divisions de Panzer du front de l’Est, qui vont lui manquer lors de la bataille de Koursk. Londres a été prévenue du succès de la manœuvre : La pâtée a été complètement avalée.

Maurice Masson, patron du Commissariat au reclassement des prisonniers organise un grand meeting à la salle Wagram, proche de l’Étoile pour plaider en faveur de la relève des prisonniers par les ouvriers (trois ouvriers partent pour l’Allemagne qui libère alors un prisonnier). La salle est comble. Laval commence par prendre la parole, suivi de Masson et à un moment, Morland – alias François Mitterrand  – se met à crier, debout sur une chaise :  Non, vous ne représentez pas les prisonniers ! Vous n’avez pas le droit de parler en leur nom, monsieur Masson ! La relève est une escroquerie !  Mitterrand prend aussitôt la fuite par le fond de la salle et va se réfugier dans un hôtel voisin où il a réservé une chambre, rue de Montenotte : il va s’y tenir à carreau, le temps que la police se lasse de le chercher. Il y a du Fouché dans cet homme-là.

11 07 1943    

Le général Leclerc rencontre le général du Vigier, qui commande à Mascara, au sud d’Oran en Algérie la 1° division blindée en cours d’équipement américain. Leclerc le connaît depuis Saumur en 1934, où du Vigier était instructeur du cours de cavalerie. Initiateur de la mécanisation de la cavalerie, il a combattu en juin 1940 à la tête du 2° cuirassiers, un régiment de chars, et, plus récemment, en Tunisie, comme chef de la brigade légère mécanique. En matière de blindés, il est autant praticien que théoricien. Depuis mai 1940, il a suivi une voie totalement différente de celle de Leclerc : l’état-major de l’armée à Vichy où, dès juin 1940, il a commencé à camoufler du matériel aux investigations allemandes, puis il a été nommé en Afrique du Nord. S’encadrant dans la porte devant Leclerc raide, au garde à vous, le général du Vigier dit textuellement :

Avant de vous serrer la main, mon cher Hauteclocque, je veux vous dire trois choses :

1. Je considère qu’actuellement, vous êtes le seul à pouvoir faire l’union de l’armée française, qui est une nécessité impérieuse, et j’ajouterai qu’au cas où vous accepteriez cette mission, je suis tout disposé à me ranger sous vos ordres et à vous aider dans toute la mesure de mes moyens.

2. En effet, je pense que vous êtes le seul à pouvoir le faire car vous n’avez pas de sang français sur les mains.

3. Si vous voulez prendre le commandement d’une des nouvelles divisions blindées, il vous faudra accepter de prendre avec vous une très forte proportion des ceux que vous appelez des vychistes, des pétainistes, voire des traîtres. Vos réactions brutales [aux paroles antérieures de du Vigier] me montrent que la dureté de votre caractère et votre intransigeance ne sont pas émoussées. Si je peux résumer votre position actuelle, vous coupez toute l’armée en deux factions définitivement séparées, si ce n’est hostiles, en tout cas opposées de façon irrémédiable :

D’une part ceux qui ont répondu à l’appel du 18 juin […] pour vous les purs, les seuls patriotes, les seuls qui ont fait ce qu’il fallait pour continuer la lutte.

D’autre part, tous les autres, les vaincus, les opportunistes, les vichyssois, les pétainistes et maintenant les giraudistes, etc… qui sont tous des lâches, des pleutres si ce n’est des traîtres.

En ce qui me concerne, personnellement, je vous pose la simple question suivante : Mon cher Hauteclocque, je vous connais assez pour ne pas douter que si le 18 juin 1940 vous aviez été à ma place, c’est-à-dire à la tête de deux régiments revenus de Dunkerque et qui s’accrochaient à la Loire de Tours à Saumur, vous n’auriez pas abandonné vos hommes en train de se battre héroïquement pour répondre à l’appel de Londres. Comme il n’était pas possible de les y conduire tous, en troupe, vous auriez fait comme moi et vous seriez restés avec ceux dont vous aviez la charge. Qu’aurais-je fait, à votre place si, dégagé totalement des responsabilités vis-à-vis de mes subordonnés, j’avais été totalement libre ? peut-être aurais-je fait comme vous ? De plus j’ai eu une action d’une efficacité presque inespérée pour contribuer à la renaissance de la cavalerie blindée française et recréer ce merveilleux outil que vous saurez utiliser. Alors, qui mérite qu’on lui jette l’anathème ? Un lourd et long silence s’ensuivit. Le prenant pour tacite approbation, du Vigier poursuivit : J’ai en effet été contacté par les plus hauts échelons de la hiérarchie du moment pour travailler à la reconstruction de la cavalerie blindée. Compte tenu de mon expérience, j’ai estimé de mon devoir d’œuvrer dans ce sens, et aujourd’hui, je suis absolument certain d’avoir plus fait pour la mise sur pied d’une armée blindée moderne capable de nous donner la Victoire qu’en prenant je ne sais quel poste à Londres.

Le général Leclerc lui répond : Oui, mon général, votre devoir et l’intérêt supérieur de la cavalerie blindée était que vous agissiez comme vous l’avez fait. Et si j’ai tenu à venir vous saluer, sans que personne ne le sache, c’était pour vous manifester toute l’estime que je vous porte sans le moindre doute, vous présenter mes respects, écouter vos conseils et vous confirmer que mon plus grand désir est de servir sous vos ordres, ou pour le moins travailler en intime liaison avec vous.

Nous avons encore une question très importante à voir, poursuit le général du Vigier. Bien que la bravoure, le dévouement, le patriotisme, la valeur de vos compagnons au cours de votre magnifique épopée soient dignes du plus grand éloge, vous ne pouvez pas, avec eux seuls, constituer une division blindée qui vous permette de tenir votre serment de Koufra. Il vous faut deux régiments de chars, trois groupes d’artillerie, du génie, des transmissions. Il n’y a que nous qui puissions vous fournir ces éléments de valeur qui vous sont indispensables, alors au lieu de faire des campagnes d’appel à la désertion, […] travaillez en confiance avec nous, vous ne serez pas déçu et vous ne le regretterez pas. Mais je vous annonce la couleur, vous aurez les plus grandes difficultés à créer une grande unité homogène car le mépris et la méfiance pour ne pas dire la haine qu’ont vos FFI vis-à-vis des autres, sachez que ces derniers les leur rendent bien !

Se mettant alors au garde à vous, le général Leclerc dit simplement, sans autre commentaire : Faites-moi confiance, mon général.

Oui, Leclerc [c’est la première fois qu’il ne l’appelait pas Hauteclocque], je sais que je peux vous faire confiance.

Et ils se serrèrent la main. Lorsque j‘ai pris congé pour laisser les généraux dîner avec Madame du Vigier, le général Leclerc m’a retenu la main, en la serrant très fort et en me regardant droit dans les yeux. Je vous demande, Berthet, de ne jamais faire état de mes premières réactions. J’ai promis, et j’ai tenu parole.

Général Berthet, qui assistait à l’entretien ; il était alors capitaine, attaché à l’état-major du général du Vigier.

14 07 1943                         

Ce cœur qui haïssait la guerre.

Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées,
à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines
un sang brûlant de salpêtre et de haine
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas
dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant
comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Français se préparent dans l’ombre
à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme
même des saisons et des marées, du jour et de la nuit.

Pierre Andier, pseudonyme de Robert Desnos, paru le 14 juillet 43 dans L’honneur des Poètes aux Editions de Minuit clandestines [4].

Robert Desnos sera arrêté le 22 février 1944.

La France risque de tomber en esclavage. Aussi importe-t-il plus que jamais de reconnaître ce qu’est la Liberté, de célébrer la fête du 14 Juillet. Chaque jour, notre indépendance est humiliée par l’ennemi ; chaque jour, devant sa propagande de mensonges, notre bon sens proteste, mais notre bonne foi, désireuse de preuves qu’elle n’a pas toujours, hésite et se trouble. L’ennemi veut diminuer notre conscience morale ; il veut nous faire oublier notre devoir de révolte […]

Ceux des prisons qui attendent, en otages, pendant des mois entiers que la victoire ou la mort les délivre, connaissent le prix de la liberté. Ceux qui, sous les tortures, taisent les noms et les secrets des leurs, ont perdu pour eux-mêmes la liberté, ils veulent la conserver aux autres. Tous ces héros font de leur volonté d’être libres une révolte de la conscience du pays. Ils parlent pour tous ceux qui se taisent. Ils mènent un combat aux moyens obscurs, mais à la fin glorieuse, car leurs efforts, dont ils courent seuls les risques, sont la défense de tous. Ils ont choisi leur combat : ils sont des volontaires.

Ils savent, eux, qu’être libre, c’est se fixer un but, au regard de sa conscience, et le poursuivre malgré tous les empêchements. Ils veulent encore s’attacher à de grandes causes, et montrent à tous que la seule liberté qu’il soit possible aujourd’hui de mettre en actes, c’est la libération du pays !

Certains, dans leur indifférence ou leur éloignement de la lutte, ne voient auprès d’eux aucun martyr. Nous voulons que leurs yeux s’ouvrent enfin. C’est pour apprendre aux faibles à reconnaître le combat des forts que le 14 Juillet mérite d’être célébré.

Il faut qu’en ce jour tous les Français, entraînés par les hommes libres que le pays possède encore, décident de se rallier à la défense de la liberté. Alors, la France sera fidèle à elle-même. Nous voulons que la défense de notre nation soit celle de toutes les nations. En défendant la France, nous défendons aussi la personne humaine et sa liberté de choisir et d’oser. Il faut, plus que jamais, qu’il soit encore possible aujourd’hui de dire, comme le disait en 1790, sur le pont de Kehl, un écriteau désignant la France : Ici commence le pays de la liberté.

Vindex. Éditorial de Défense de la France

Vindex, c’est le nom dans la Résistance de Jacques Lusseyran. Il a dix-neuf ans. Un accident scolaire l’a rendu aveugle à l’âge de huit ans. Inscrit au concours d’entrée à Normale Sup, il vient d’en être éjecté par l’application d’une récente loi de Vichy qui ferme les portes de l’École à tous les handicapés. Admis au comité directeur de Défense de la France crée le 14 juillet 1941 par Philippe Vianney et Robert Salmon (où siège, entre autres, Geneviève de Gaulle), il a été désigné pour cet éditorial du numéro 36, qui tirera à 250 000 exemplaires. Celui du 15 janvier 1944, à 450 000 ! Aucun autre journal de la Résistance n’arrive à des tirages de cet ordre. Il sera arrêté six jours plus tard… Rue Lauriston, Fresne Buchenwald…

La cécité a changé mon regard, elle ne l’a pas éteint.

Jérôme Garcin lui consacrera un livre : Le Voyant Gallimard 2014

Le général Giraud lance ses flèches contre de Gaulle, sans savoir que ce sont probablement les dernières, car il va être bientôt mis sur la touche : S’il existe encore des Bastille, je crois qu’elles feraient bien d’ouvrir de bon gré leurs portes. Car, quand la lutte s’engage entre le peuple et la Bastille, c’est toujours la Bastille qui finit par avoir tort.[…] Mais les Français veulent que ce soit dans l’ordre qu’ils arrangent leurs affaires.

22 07 1943  

Un décret paru au Journal Officiel permet aux Français de contracter directement un engagement dans la Waffen-SS. Cela va aboutir à la 33°Waffen-Grenadier-Division der SS Charlemagne – plus simplement Division Charlemagne  – dont les effectifs vont provenir de :

  • 1 500 rescapés de la LVF  – Légion des Volontaires Français –
  • un millier de rescapés de la Französische SS-Freiwilligen-Sturmbrigade
  • et un autre millier encore formés à Sennheim
  • 1 800 franc-gardes de la Milice
  • 1 000 volontaires français de la Kriegsmarine
  • quelques centaines de volontaires des Schutzkommandos 
  • quelques anciens du Nationalsozialistische Kraftfahkorps (NSKK).

Ils mourront presque tous sur le front russe. Quelques centaines d’entre eux feront partie des derniers défenseurs de Berlin, même après le suicide d’Hitler. Fin avril, douze hommes se rendront aux Américains qui les remettront à Leclerc… qui les fera fusiller, après les avoir interrogés, mais sans jugement, et sans avoir informé le GPRF.

25 07 1943    

Le Grand Conseil Fasciste désavoue Mussolini : le roi met à profit cette position pour le faire arrêter, et interner dans un premier temps sur l’île de la Maddalena, puis dans la station de ski de Campo Imperatore, dans le massif du Gran Sasso, à plus de 2000 mètres d’altitude, au nord-est de Rome, et au nord de l’Aquila, dans les Abruzzes. Le maréchal Pietro Badoglio gouverne sans les fascistes.

28 07 1943  

Jan Karski, Polonais de la résistance, qui est parvenu à entrer clandestinement dans le ghetto de Varsovie ainsi que dans le camp d’extermination de Belzec, rencontre Roosevelt, après avoir vu Anthony Eden, ministre des Affaires Étrangères de l’Angleterre. Ni l’un ni l’autre ne le croient. Son rapport, envoyé par le général Sikorski, chef du gouvernement en exil de Pologne aux évêques, à la presse, aux artistes, ne rencontre lui aussi qu’incrédulité voir indifférence.

30 07 1943   

Le régime de Vichy fait exécuter à la prison de la Roquette, pour l’exemple, après jugement, Marie-Louise Giraud, née Lampierre, blanchisseuse à Cherbourg, faiseuse d’ange une fois lavé le linge – nom alors donné aux femmes qui arrondissaient les fins de mois en pratiquant les avortements clandestins -. En 1988, Claude Chabrol mettra l’histoire à l’écran : Une affaire de femmes, avec Isabelle Huppert.

07 1943  

Geneviève de Gaulle, résistante dans le réseau du musée de l’Homme, est arrêtée. Emprisonnée à Fresnes, elle passera ensuite par Compiègne avant d’être déportée à Ravensbrück. Elle y passera les 3 derniers mois, en 1945, dans une cellule, au secret : Himmler avait caressé jusqu’au bout l’espoir de négocier avec de Gaulle : elle aurait alors servi de monnaie d’échange.

1 08 1943 

Les Parisiens ont beaucoup de mal à se ravitailler, et l’octroi n’arrange rien : Laval le supprime. Il restera en vigueur dans quelques territoires d’outre-mer.

2 08 1943 

John Fitzgerald Kennedy a 26 ans : il est lieutenant et commande le PT 109, un patrouilleur lance-torpilles, alors en mission dans le Pacifique sud, au nord-est de l’Australie, pour intercepter un convoi japonais qui se dirige vers l’île de Kolombangara, dans les îles Salomon : leur contrôle était vital au Japon pour isoler l’Australie et la Nouvelle-Zélande des États-Unis. A 2 h 30 du matin, le PT 109 est percuté par le destroyer japonais Amagiri. La partie tribord arrière coule immédiatement. Deux des treize membres d’équipage sont tués. Les autres abandonnent le reste du navire et nagent pendant 4 heures jusqu’à l’île de Plum Pudding. Kennedy a nagé en tirant McMahon, un membre de l’équipage blessé, la sangle de son gilet de sauvetage entre les dents. Le 4 août, à cours de vivres et d’eau, les rescapés gagnent l’île Olasana, où le soir même, des natifs des îles Salomon accostent et en repartent avec un message gravé sur une noix de coco, qui parviendra au port de Rendova, d’où était parti le PT 109. Les survivants seront récupérés le 8 août. L’histoire prendra place dans les grandes heures de la vie des États-Unis, en 1960 lorsque le même Kennedy briguera puis entrera à la Maison Blanche, car, dira Tom Brokaw, il appartenait à la plus grande génération qui, dans les années 1940, libéra le monde. Il avait vécu l’épreuve fondamentale, celle qui sépare les hommes des petits garçons.

4 08 1943

400 bombardiers B17 de la NASAF – l’US Air Force d’Afrique du Nord – bombardent Naples : l’église Santa Chiara [5] et l’hôpital Santa Maria di Loreto sont détruits. La faim et la misère, – enfants vendus, les garçons pour devenir voleurs, les filles pour devenir prostituées – terreau idéal pour la Mafia, vont s’emparer de Naples pour de trop longues années. À ce jour, elle ne s’en est pas encore remise.

Monastère de Santa Chiara
Tout là-haut dans la lumière
C’est l’image familière
De ta blanche croix de pierre
Qui souvent me tend les bras

Monastère de Santa Chiara
Toi qui fais tant de prières
Toi qui sais que la Madone
Sur la terre nous pardonne
Ma peine est grande
Fait qu’elle entende
Ce soir celle que j’aime
Est partie pour toujours

Je t’en supplie fais que revienne mon amour

Ses lèvres m’avaient dites tant de phrases
Ses bras au Paradis m’ont emmené
Et pour avoir pris son cœur en échange
Dans ses yeux d’ange, je me suis donné

Monastère de Santa Chiara
Tout là-haut dans la lumière
C’est l’image familière
De ta blanche croix de pierre
Qui souvent me tend les bras

Monastère de Santa Chiara
Toi qui fais tant de prières
Toi qui sais que la Madone
Sur la terre nous pardonne
Je t’implore prie pour moi

Ma peine est grande
Fais qu’elle entende
Ce soir celle que j’aime est partie pour toujours
Je t’en supplie fais que revienne mon amour

Monastère de Santa Chiara
Si jamais un autre emporte
Le bonheur qu’elle m’apporte
Que je rentre dans ta porte
Qui pour toujours se fermera

Chanson de Pierre Malar Texte et Musique de J. Larue– A. Barberis – 1951 –

Les Allemands et les fascistes étaient de plus en plus mauvais parce que la guerre tournait mal. Le débarquement de Salerne avait réussi. Ils faisaient sauter les usines, ils saccageaient les entrepôts pour laisser le vide. Les derniers jours de septembre, la ville faisait peur, on lisait la faim et le sommeil sur le visage des gens. Ceux qui avaient gardé quelque chose le mangeaient en cachette. Les Allemands montèrent un vrai mélodrame : ils forcèrent un magasin et invitèrent ensuite les gens à le piller. Ils tirèrent en l’air sur la foule qui s’était précipitée pour prendre la marchandise et ils filmèrent la scène. Elle leur servait de propagande : le soldat allemand intervient pour empêcher le pillage. Ce sont des faits, mon garçon, qui ont eu lieu pendant un de ces belles journées de septembre.

[…] Quand ils deviennent un peuple, les gens sont impressionnants. Ainsi, un beau matin, un dimanche de la fin septembre, il se met enfin à pleuvoir et j’entends les mêmes mots dans toutes les bouches, crachés par la même pensée : mo’basta, maintenant ça suffit. C’était un vent, il ne venait pas de la mer, mais de  l’intérieur de la ville : mo’basta, mo’basta. Si je me bouchais les oreilles, j’entendais encore plus fort. La ville sortait la tête du sac. Mo’basta, mo’ basta, un tambour appelait et les jeunes arrivaient avec des armes. Le centre de la révolte s’était installé dans le lycée Sannazaro, les étudiants avaient été les premiers. Puis les hommes sortaient de leurs cachettes souterraines. Ils montaient de dessous terre comme une résurrection. Dalle ‘ncuollo, tous sur eux, les rues étaient bloquées par les barricades. Au Vomero, on sciait les platanes pour couper la route aux tanks. Nous avons fait une barricade via Foria en emboîtant une trentaine de trams. La ville se déclenchait comme un piège. Quatre jours et trois nuits, c’était comme aujourd’hui, la fin de septembre.

Les chars allemands parvinrent à franchir le barrage de la via Foria, descendirent piazza Dante et se dirigèrent vers la via Roma. Là, ils ont été arrêtés. Giuseppe Capano, âgé de quinze ans, s’est glissé sous les chenilles d’un char, a dégoupillé une grenade et a réussi à s’enfuir par-derrière avant l’explosion. Assunta Amitrano, quarante-sept ans, a lancé du quatrième étage la plaque de marbre d’une commode et a démoli la mitrailleuse du char. Luigi Mottola, cinquante et un ans, égoutier, a fait sauter une bombonne de gaz sous le ventre d’un char d’assaut, en passant par une plaque d’égout. Un étudiant du conservatoire, Ruggero Semeraro, dix-sept ans, a ouvert la fenêtre de son balcon et a joué au piano La Marseillaise, cet air qui donne encore plus de courage. Le curé Antonio La Spina, soixante-sept ans, sur la barricade devant la banque de Naples, criait le psaume 94, celui des vengeances. Le coiffeur Santo Scapece, trente-sept ans, a lancé une bassine de mousse de savon sur la fente de vision d’un tank qui est allé s’écraser contre le rideau de fer d’un fleuriste. En l’espace de trois jours, le tir des habitants était devenu infaillible. Les cocktails Molotov mettaient les chars en panne, les aveuglaient de flammes. J’étais devenu très doué pour les confectionner, je mettais des copeaux de savon à l’intérieur pour que le feu prenne mieux. Les pêcheurs de Mergellina, qui ne pouvaient aller en mer à cause du blocus du golfe et des mines, nous avaient donné du gasoil.

Six personnes au milieu d’une foule prête savaient trouver le bon geste pour mettre en difficulté un détachement cuirassé de la plus puissante armée qui avait conquis toute seule la moitié de l’Europe. Ce n’était pas la première fois que six personnes venaient à bout d’une telle entreprise. En 1799 déjà, les armées françaises, les plus fortes de l’époque, avaient été arrêtées à l’entrée de la ville par une insurrection du peuple, après la dissolution de l’armée bourbonienne. Six personnes dotées de nom, prénom, âge, métier, stoppaient la reconquête allemande de la ville. Six personnes tirées au sort par la nécessité savent résoudre la situation alors que tout autour les autres se démènent avec générosité mais imprécision. Quand six personnes surgissent, toutes à la fois, alors on gagne.

Et où est-il ce peuple maintenant, don Gaetano ?

À sa place, il n’a pas bougé et n’a pas oublié. Le peuple fait ce qu’il a à faire, puis il se disperse et redevient une foule de gens. Ils retournent vite à leurs affaires, mais plus légers, car les révoltes sont salutaires pour l’humeur de qui les fait.

Erri de Luca. Le jour avant le bonheur. Gallimard. 2009

J’adore Naples, son énergie. C’est pour moi la dernière vraie ville occidentale, qui a refusé la mondialisation – très peu de McDo là-bas – et les concessions au tourisme de masse. Elle cultive son art de vivre singulier. Dans le chaos et la beauté. À Naples, tout va vite. Au restaurant on n’attend jamais, dans la rue, les gens parlent et marchent vite. Est-ce la menace du Vésuve, tout proche ? Comme personne n’espère plus rien de l’État, dans une économie sinistrée, tout le monde se débrouille et la population dicte ses règles pour survivre. L’illégalité et la légalité se cofondent parfois, mais il règne une formidable générosité. C’est à Naples que les consommateurs paient deux cafés au bistrot pour qu’un pauvre qui passe puisse ne boire un. Et puis évidemment, le San Carlo, construit en 1737, et qu’ont dirigé au XIX° siècle de grands compositeurs d’opéra comme Rossini et Donizetti, est un des plus beaux Opéra du monde, avec une acoustique exceptionnelle dans sa salle de mille cinq cent places. Le budget y est supérieur à celui de l’Opéra de Lyon, et on y donne une douzaine de spectacles par an. C’est vivifiant à 68 ans, de commencer une nouvelle aventure, et une sorte d’hommage à la vie si chanceuse que j’ai connu dans les plus beaux lieux de création.

Stéphane Lissner, directeur de l’Opéra de Paris qui prend la direction du San Carlo de Naples le 1 juillet 2021 Interview de Télérama 3654 du 25 au 31 janvier 2020

7 08 1943

597 bombardiers Lancaster et Halifax de la RAF bombardent Peenemünde, la base allemande de fabrication des V2. Le bombardement sera cher payé : 735 morts ; 40 avions ne reviendront pas, abattus par la DCA allemande. La base ne sera pas détruite, mais les Allemands disperseront leurs usines de fabrication : l’assemblage se fera dans les immenses galeries d’une ancienne mine de gypse, Mittelwerke, dans le Harz, où ils feront d’abord travailler les prisonniers du camp de concentration de Buchenwald avant de créer à l’entrée même de l’usine le camp de Dora : on estime entre 10 000 et 30 000 le nombre de détenus ayant succombé sous cette montagne. Mais les déportés s’ingénieront à faire en sorte que les V2 aient une fiabilité des plus faibles.

9 08 1943   

Franz Jägerstätter, paysan autrichien de 36 ans, marié, 3 enfants, est guillotiné à la prison de Brandenbourg, près de Berlin. Objecteur de conscience, non seulement il refusait de porter les armes, ce qui lui aurait permis d’être employé à l’hôpital par exemple, mais il refusait sans discussion possible de prêter serment à Hitler. Il posait la question fondamentale : Si je ne veux pas pratiquer le mal, il m’est impossible de prêter serment à un chef qui le pratique en permanence. Mobilisé en mars 1943, il ira très vite en prison militaire, où les violences du personnel sont le quotidien. Il sera oublié… jusqu’en 1964, quand Gordon Zahn, un sociologue américain publiera sa biographie, qui le fera sortir de l’oubli. Le pape Benoît XVI le reconnaîtra martyr en 2007 et il sera béatifié le 26 octobre 2007 en la cathédrale de Linz, jour de la fête nationale autrichienne. Terrence Malick en fera un film poignant, grandiose, en 2019 : Une vie cachée. On est en droit de regretter que l’Église n’ait pas jugé juste et bon d’associer sa femme à cette béatification : en choisissant d’accepter les choix de son mari, elle avait fait un sacrifice sur sa propre vie qui méritait tout autant cette béatification.

19 08 1943   

Par le Quebec Agreement, Roosevelt et Churchill écartent la France de la recherche nucléaire.

23 08 1943  

Pressentant que son avenir en Italie va être difficile, le comte Galeazzo Ciano, gendre de Mussolini, aurait aimé gagner l’Espagne. Mais on lui a refusé son visa et c’est vers l’Allemagne qu’il s’envole bien naïvement, par le biais de complicités : il s’y fait vite arrêter et est assigné à résidence, puis une fois le beau-père remis en selle, il est renvoyé à Vérone dans la République fantoche de Saló où l’attend un procès des membres du Grand Conseil fasciste qui a destitué Mussolini. Condamné à mort, il sera fusillé le 11 janvier 1944. Sa femme Edda [fille de Mussolini et de Rachele Guidi] parviendra à gagner la Suisse avec le journal qu’il a tenu du 1° janvier 1939 au 8 février 1943, qui sera publié chez H Gibson : Ciano diaries 1939-1943.

24 08 1943 

À Anfa, au Maroc, la Force L de Leclerc devient  la 2° Division Blindée ;  elle s’est étoffée de bon nombre de soldats impatients d’en découdre, et qui se morfondaient dans les forces de Giraud, aux ordres de Vichy.  Les Américains avaient promis de l’équiper moyennant une concession de taille : se séparer de ses soldats noirs, interdits par l’état major américain sur les blindés : ils étaient un peu moins de 2 000 sur les 6 000 hommes qui avaient quitté Sabratha pour l’Algérie et le Maroc, pour la plupart du 3° RAC, Régiment d’Artillerie de Campagne, constitué des batteries venues d’AEF. Dans une note confidentielle, Walter Bedell, major général, chef d’état-major de Eisenhower, écrivait : Il est plus que souhaitable que la division soit composée de personnel blanc.

Ce n’était pas là le caprice d’un homme : c’était la suite de la ségrégation qui continuait à peser lourd dans l’état-major américain. En 1917, 367 000 Noirs avaient été mobilisés, dont 100 000 avaient débarqué en France, affectés pour la plupart à des tâches de soutien ; en 1940 le Selective Act avait en principe interdit la ségrégation dans l’armée. 1 700 Noirs débarqueront sur les plages de Normandie le 6 juin 1944. Mais le one drop rule de 1924 était toujours en vigueur : c’était une application de la ségrégation qui voulait qu’une seule goutte de sang noir dans les veines suffise à faire de vous un negro. Ce principe fut appliqué pour les nombreuses collectes de sang effectuées aux États-Unis, nécessaires à soigner les blessés sur les nombreux fronts.

Par ailleurs, on ne peut pas faire attention à tout, et quelques maladresses marketing firent le succès du Cognac dans la communauté afro-américaine aux États-Unis, au détriment du whisky : Si, en  1930, le cognac est dégusté en long drink avec du Perrier dans les dîners huppés de Washington, son destin commercial bascule après la seconde guerre mondiale. Les GI stationnés en France y popularisent le whisky. Mais l’alcool fabriqué dans le sud des États-Unis n’est guère apprécié des soldats noirs, certains labels comme Rebel Yell – le cri des rebelles, rebelles dans le sens des anciens Etats confédérés – n’hésitant pas à afficher leur nostalgie du temps passé. À Paris, tandis que les officiers trinquent au whisky, les militaires afro-américains découvrent le cognac à la table des Frenchies. L’eau-de-vie va devenir le témoin de l’ascension sociale des Noirs face au bourbon des WASP (White Anglo-Saxon Protestant), les Blancs.

Marie Béatrice Baudet. Le Monde du 9 août 2018

28 08 1943

Paul Morand est nommé ministre de France en Roumanie [sa femme est roumaine].

29 08 1943

Les Allemands considèrent que le Danemark, qui, jusqu’à ce jour, a collaboré avec eux de façon satisfaisante, vue que partage la majorité des Danois, ont aujourd’hui des exigences qui sont devenue inacceptables et donc mettent fin à cette collaboration : le général Hermann von Hanneken, gouverneur militaire allemand, décréte la loi martiale. Le gouvernement s’était campé sur trois positions :

  • pas de législation anti-juive,
  • le Danemark ne doit pas rejoindre l’Axe Rome-Berlin auquel s’était également associé le Japon,
  • aucune unité de l’armée danoise ne doit combattre aux côtés de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon.

Mais le contexte général avait évolué : les Allemands commençaient à goûter à la défaite sur le front russe, la résistance danoise se renforçait, et même le roi Christian X y avait mis du sien l’année précédente en répondant aux très longs vœux de Hitler pour son anniversaire par un laconique Meinen besten Dank. Chr. Rex, qui avait mis en rage Hitler. Apprenant que les Allemands s’apprêtaient à déporter les quelques 8 000 Juifs danois, la population les cacha jusqu’à pouvoir leur faire prendre le chemin de la Suède voisine. Ce sont seulement 450 Juifs qui seront déportés à Theresienstadt ou moururent 50 d’entre eux.

C’est à cette date que Flemming Bruun Muus sera nommé responsable de la Résistance au Danemark par le SOE. À la fin de la guerre, accusé par l’Angleterre de vol de fonds, l’accusation passera au Danemark qui le libérera vite à condition qu’il quitte le pays. Il niera ces vols tout en reconnaissant que beaucoup d’argent passait par lui.

08 1943    

André Labarthe, ami de Jean Moulin, a créé à Londres avec des financements britanniques la revue la France libre, qui, contrairement à ce que son nom indique, n’est en rien liée à La France Libre du général de Gaulle. Il y a attiré quelques belles plumes : Georges Bernanos, Albert Cohen, Ève Curie, Henri Focillon, Camille Huysmans, Jacques Maritain, Robert Marjolin, Jules Roy, Thomas Mann, John Dos Passos, ou Herbert George Wells, Raymond Aron, à qui déplaisent l’approbation inconditionnelle à de Gaulle et le culte de la personnalité. Il le fait savoir dans un article intitulé L’ombre des Bonaparte, où il réfléchit au renouveau politique qui suivra la libération de la France. Le philosophe compare la genèse des carrières, de Napoléon III et du général Boulanger, définit en cinq points la situation favorable au césarisme populaire. Il pense que la même cristallisation sentimentale et politique peut se produire autour d’un chef sans ascendance glorieuse, nul besoin d’être neveu [6] de Napoléon 1°. Le mythe du héros national naît sur le patriotisme blessé. L’article ne cite jamais le nom du général de Gaulle mais le lecteur ne peut que faire le parallèle insinué par l’auteur. Aron poursuit son analyse historique jusqu’au XX° siècle, jusqu’aux années vingt en Allemagne, aux années trente en Italie : Le bonapartisme est donc tout à la fois l’anticipation et la version française du fascisme. Le bonapartisme escamote la souveraineté du peuple dont il prétend émaner. La dernière phrase est pour Napoléon III : Comme tant de fois dans l’Histoire, l’aventure d’un homme s’acheva en tragédie d’une nation.

L’affaire va faire grand bruit dans le landernau gaulliste.

8 09 1943  

Le royaume d’Italie signe le cessez le feu avec les Alliés.  [le 8 septembre est la date où il a été rendu public, car en fait il a été signé le 3 à Cassibile, un village de Sicile]. La Gestapo, l’armée allemande, les SS se retirent, ces derniers en s’arrêtant à la Banque Nationale d’Italie d’où ils ressortent avec les réserves d’or italiennes et albanaises, soit 117 tonnes de lingots et de monnaies en or. D’abord caché à Milan, cet or le sera fin novembre à La Fortezza une citadelle du Tyrol du sud, près de Bolzano.

Les Allemands prennent la place des Italiens dans l’occupation du sud-est de la France. Cela va changer bien des choses dans le quotidien… la guerre avec l’Italie n’avait finalement jamais été qu’une guerre entre cousins… il arrivait certes qu’il y ait des morts, mais c’était plutôt à mettre au compte des accidents. Ainsi, dans la haute vallée de l’Ubaye, les gens avaient beaucoup de mal à se fournir en chaussures ; de l’autre coté du col de Larche, les Italiens manquaient dramatiquement de sel : le trafic de part et d’autre de la frontière allait bon train sitôt la nuit tombée, les Français apportant aux Italiens le sel et revenant chez eux chargés de chaussures. L’arrivée des Allemands mit bien sûr un terme à ces petits trafics qui améliorent la pénurie du quotidien.

12 09 1943   

Mussolini s’évade du Gran Sasso par les soins du capitaine Otto Skorzeny à la tête d’un commando allemand SS. Le commando a été parachuté, et un Storch [7] a atterri sur un terrain en pente qui est en fait une piste de ski, devant l’hôtel Campo Imperatore : il est très court, pierreux (une corvée de soldats allemands et italiens l’a sommairement déblayé) et se termine sur un escarpement. L’avion, retenu au point fixe par une escouade de soldats, s’élance et plonge dans le vide, après avoir arraché une roue du train sur un rocher. La chute fut longue, Mussolini malade ; le lieutenant Gerlach parvint à rétablir l’avion peu avant le sol, puis à atterrir sur une patte à Avezzano, au sud. Il va immédiatement rencontrer Hitler à son quartier général de Rastenburg où ce dernier le somme de reprendre la tête d’un nouveau gouvernement sous peine de voir anéanties Milan, Gênes, Turin. Il va diriger un gouvernement tout à la solde des Allemands à Saló, sur les rives du lac de Garde. Il fait fusiller son gendre, le comte Ciano et plusieurs dignitaires fascistes qui avaient voté contre lui au Grand Conseil. Il prend 33 tonnes d’or à La Fortezza pour en envoyer 23 à Bâle à la Banque des Règlements Internationaux et 10 à la Banque nationale Suisse. Une partie de l’or volé sera retrouvé en Thuringe à la fin de la guerre ; les Alliés en rendront 23 tonnes à l’Italie, mais au bout du compte, ce sont tout de même 50 tonnes qui auront disparu. Il se dit que nombre de grosses fortunes du Tessin sont ainsi nées…

13 09 1943  

François Beaudoin est arrêté à Tours par les Allemands, sur dénonciation [8]. Il était entré dans la Résistance au sein du réseau Cohors, crée par Jean Cavaillès ; philosophe, normalien, professeur suppléant à la Sorbonne, ce dernier sera arrêté le 28 août 1943 et fusillé le 17 février 1944 : son réseau avait été infiltré par Bernard Filoche, alias Michel, que l’Abwehr tenait et avait retourné pour une compromission dans un trafic de marché noir. (ce dernier écopera de 20 ans de travaux forcés après guerre). Titulaire d’une bourse Rockefeller, Jean Cavaillès avait passé quelques temps en Allemagne avant la guerre. Le réseau prit le nom d’Asturies à la fin de 1943.

Jean Cavaillès était professeur à l’université de Strasbourg à la veille de la guerre ; après l’armistice, celle-ci fut repliée sur Clermont-Ferrand. C’est là qu’il rencontra Lucie et Raymond Samuel, alias Aubrac, qui le mirent en contact avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, fondateur du mouvement qui prendra le nom de Libération. C’est encore à Clermont qu’il rencontra Christian Pineau, collaborant au journal du même nom (54 numéros, le premier en juillet 1941), mais qui n’était pas l’émanation du mouvement de d’Astier – et organisant des groupes d’action directe. De retour de Londres au début 43, il se consacre au réseau Cohors, qui avait été crée en avril 1942 par Christian Pineau sous la dépendance exclusive du BCRA de la France Libre. Cohors s’occupait de la zone occupée.

Ce professeur de logique possédait la véritable fantaisie qui est l’indépendance. Remonté à Paris, il devait tomber sur une bande de braves gens résistants mais pieds plats et madrés comme des notaires, voués à toutes attentes et à tous les doutes. Plutôt que de s’incruster dans cette compagnie, il s’en alla avec quelques copains faire sauter des trains, des usines et des transformateurs.

Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Avant que le rideau ne tombe 1945.

Cohors Asturies eut 992 agents régulièrement inscrits à la France Combattante entre 1942 et la Libération, parmi lesquels Yves Rocard, (père de Michel), et l’un des pères de la bombe atomique française. 331 agents, en grand nombre victimes de la délation, furent arrêtés, un tiers de l’effectif officiel. 16 furent fusillés, 15 moururent sous la torture, 268 furent déportés, dont 99 morts dans les camps nazis, parmi lesquels 16 femmes. François Beaudoin, d’abord incarcéré à la prison de Tours, sera transféré à Compiègne, puis déporté à Auschwitz, Buchenwald, Flossenburg et l’un de ses Kommandos : Flöha. Les kommandos étaient des camps rattachés à un camp principal, et le plus souvent affectés à un type précis de fabrication : à Flöha, une ancienne usine de textile avait été affectée à la fabrication de carlingues d’avion. Flöha est une banlieue de Chemnitz, – rebaptisée du temps de la RDA Karl Marx Stadt -, sur une ligne Leipzig – Prague.

Le général Giraud commence le transport de 8 000 combattants en Corse, essentiellement avec le sous-marin Casabianca. Bastia sera prise le 4 octobre, l’ensemble de la Corse libéré d’ici la fin du mois. C’est l’opération Vésuve. Aucune rue d’Ajaccio, aucun monument ne lui sera dédié : c’est le prix à payer lorsque l’on ose s’opposer à de Gaulle, dont la rancune n’a d’égal que l’orgueil.

16 09 1943 

Nantes est bombardée par les alliés : 1 215 morts, et la cathédrale est touchée.

28 09 1943

Devant son domicile – 18, Rue Pétrarque, dans le XVI° arrondissement -, Julius Ritter, colonel SS responsable du STO pour la France, est exécuté par un commando FTP-MOI – Francs-Tireurs et Partisans, Main d’œuvre immigrée -, d’obédience communiste. L’occupant lui fera des obsèques officielles en l’église de la Madeleine. Les fusillades d’otages, qui avaient cessé depuis l’automne 1942, reprendront. Pour cet attentat, 50 otages du camp de prisonniers du fort de Romainville seront exécutés le 2 octobre 1943 au Mont Valérien, parmi lesquels quatorze membres du réseau Alliance.

09 1943 

En 1941, le lieutenant colonel Michel Hollard a monté son réseau de résistance AGIR en free lance : il transmet ses renseignements directement au Secret Intelligence Service à Lausanne. Un des ses agents lui signale une série de grands travaux allemands en Seine Maritime : il s’y rend, parvient à entrer dans l’une des bases et communique aux Anglais ce qu’il a vu ; ordre lui est alors donné de concentrer toutes les recherches sur ces objectifs : un mois plus tard, ce seront plus de 100 sites de lancement de V1 qui auront été localisés, du Cotentin au Pas de Calais. Les Allemands avaient aussi installé une usine de montage du V1 dans une ancienne carrière de calcaire du bassin parisien, à Saint Leu d’Esserent, dans l’Oise, proche de Saint Maximin. Le bombardement systématique de ces sites va retarder de 6 mois le lancement des premiers V1. Parmi les bombardiers utilisés, certains étaient des drones – PB 4 Y-1 et B-17 – . Pour les Anglais, il deviendra l’homme qui sauva Londres.

V-1 flying bomb - Wikipedia

V 1 sur une rampe de lancement reconstruite au Val Ygot près d’Ardouval, en Seine-Maritime.

Florence Conrad, une américaine francophile – elle a vécu longtemps à Paris après avoir été infirmière pendant la 1° guerre mondiale – veut participer à la guerre dans laquelle vient de se lancer son pays. Elle sait soigner, mais elle sait aussi faire la quête, ce qui lui permet d’acheter 19 ambulances Dodge WC 54, de recruter 14 Françaises vivant à New-York et de s’embarquer sur un navire US Navy pour arriver au Maroc, où elle recrute 25 femmes de plus et parvient à se faire incorporer non sans mal dans la 2° D.B.  (pas de femmes ici, dixit Leclerc, mais c’était mal la connaître). En hommage à Jean-Baptiste-Donatien de Vimeur, comte de Rochambeau, vainqueur de la bataille de Yorktown en octobre 1781, qui marqua le basculement de la guerre d’indépendance américaine), elle les nommera Rochambelles, qui suivront dès lors la 2° D.B. jusqu’au nid d’aigle d’Hitler, via l’Angleterre en avril, Utah Beach en août. Une grande dame.

Trois Rochambelles de la Division Leclerc soignent un blessé sur un brancard.

Un journal du monde » Blog Archive » 5 01 1943 à décembre 1943 ...

Book Review: Women of Valor: The Rochambelles on the World War II Front ...

 

Les Rochambelles à la bibliothèque | Home

13 10 1943  

L’Italie déclare la guerre à l’Allemagne.

14 10 1943 

Révolte au camp de Sobibór, à la frontière avec la Biélorussie, à l’est de la Pologne : C’est à 16 h 00 que se révoltent un groupe de Juifs du camp de Sobibor. Ils sont dirigés par Léon Feldhendler et Aleksandr (Sasha) Pechersky, et suivent à la lettre le plan élaboré : certains devaient exécuter les SS présents dans le camp, d’autres étaient chargés de couper les lignes téléphonique et électrique, de manière à éviter les contacts avec l’extérieur et à rendre les clôtures électriques inoffensives pour les prisonniers. À 17 h 00, l’appel devait avoir lieu. Les révoltés avertirent les Juifs de la situation et les incitèrent à fuir. Au total, 400 prisonniers tentèrent l’évasion. 80 furent immédiatement tués par les SS et les gardes ukrainiens. Sur les 320 prisonniers qui réussirent à s’échapper du camp, 170 furent repris et assassinés.  À la fin de la guerre, il ne restera que 53 survivants des 150 prisonniers évadés.

Yehuda Lerner, l’un de ces 53 survivants, racontera la préparation de la révolte.

  • Les prisonniers ont contourné leur manque d’armes en demandant l’autorisation aux SS de créer un atelier de menuiserie pour les besoins du camp. Ainsi, ils ont pu avoir des haches qui leur ont servi d’armes.
  • Les révoltés ont également parié sur la ponctualité des Allemands en leur donnant des rendez-vous à heure fixe dans les différents ateliers, sous différents prétextes. Dans le cas de l’atelier du tailleur où se trouvait Yehuda Lerner et son compagnon le soldat russe, il s’agissait de faire essayer un uniforme aux SS. Si les SS n’avaient pas été ponctuels, la révolte n’aurait pas pu réussir.
  • Le plan élaboré par les révoltés de Sobibor consistait à tuer les SS présents dans le camp, informer les autres Juifs de ce qui se passait et les pousser à s’évader. Les SS étaient au nombre de 30 mais comme ils étaient présents par roulement, seule la moitié d’entre eux étaient présents dans le camp le jour de la révolte. Elle a été programmée car les détenus avaient été avertis que le camp allait être liquidé et qu’ils allaient donc être tués.

À 15 heures, le 14 octobre 1943, Yehuda et son compagnon (le soldat russe) avaient pris place dans l’atelier du tailleur. Les haches bien aiguisées étaient cachées sous le manteau que Yehuda faisait semblant de coudre.
À 16 heures moins 5, le cheval d’un SS tué par un Juif revint. Cela signifiait que le premier SS convoqué dans un atelier avait été tué.
À 16 heures tapantes, le SS convoqué dans l’atelier du tailleur entra. Il enleva sa ceinture avec son fusil. C’était le soldat russe qui devait le tuer mais le SS se plaça plus près de Yehuda Lerner. Ce fut donc lui, qui n’avait jamais tué de sa vie, qui se leva, prit sa hache et l’abattit sur le SS. Son crâne fut coupé en deux. Le camarade de Yehuda Lerner prit sa hache à son tour et donna un second coup au SS. Les révoltés ne disposaient que de cinq minutes de battement pour faire disparaître le corps et tout nettoyer.
Aujourd’hui, Yehuda Lerner ne sait toujours pas comment ils ont fait tout cela. Probablement dans un état second, avec la volonté de réussir. Les Juifs qui travaillaient dans cet atelier tirèrent donc le corps du SS et le mirent sous un tas de manteau. Il y avait beaucoup de sang, les Juifs lavèrent la pièce et mirent des couvertures par terre. Yehuda et son camarade se changèrent et s’asseyèrent à nouveau comme si rien ne s’était produit.
À 16 heures 5 minutes, un autre SS devait arriver ; il avait lui aussi un rendez-vous chez le tailleur. Le SS entra, regarda autour de lui et dit que c’était sale. Alors qu’il marchait dans la pièce, il marcha sur la main du cadavre du SS mort caché sous le tas de manteau. Il comprit que ça n’était pas normal et demanda : Was ist das ? Was ist das ?  Le soldat russe prit sa hache et donna un coup au SS. Puis Yehuda fit de même. Le second SS était mort. Ils se lavèrent et se changèrent. 
Des enfants qui passaient de baraques en baraques pour dire combien de SS étaient morts apprirent à Yehuda et son camarade que onze SS étaient déjà tués.
À 16 h 55, tout s’était passé comme ils l’avaient prévu et les révoltés se regroupèrent pour parler de la suite du plan.
À 17 heures, tous étaient prêt pour l’appel. Certains camarades de Yehuda avaient pris les fusils des SS tués. Franzl, le commandant du camp, faisait l’appel des prisonniers à 17 heures. Mais ce jour-là, à 17 heures, Franzl, n’était pas là. 
Alors un soldat russe prit l’initiative de dire Hourra ! Hourra ! On a réussi !  Les prisonniers tentèrent alors de s’évader par la porte principale mais les SS et les gardes ukrainiens leur tirèrent dessus. Ils durent fuir à travers les champs de mines qui entouraient le camp. 

Ambre http://clg-jules-romains-st-avertin.tice.ac-orleans-tours.fr/php5/site_HG/spip.php?article39

Claude Lanzmann en fera un documentaire : Sobibór, 14 octobre 1943, 16 heures, dans lequel il interroge longuement Yehuda Lerner.

16 10 1943  

Rafle de juifs à Rome : ils sont 4 000 à  se réfugier au Vatican et dans les couvents romains. Cela se passait à 400 mètres des appartements de Pie XII, qui demanda l’arrêt de l’opération, en vain. 1 259 Juifs seront déportés à Auschwitz, d’où reviendront quinze survivants.

Gino Bartali, le grand coureur cycliste, très fervent catholique, accepte la proposition du cardinal Elia Dalla Costa, qui avait béni son mariage trois ans plus tôt, de mettre ses talents au service d’un réseau de résistance. C’est ainsi qu’il va acheminer de son nouveau domicile dans les Apennins jusqu’au couvent des franciscains d’Assise, soit plus de 130 km des photos, cartes d’identité, dissimulées sous la selle et dans le cadre, le guidon. Dans le même temps, il mettra l’un de ses appartements à la disposition d’une famille juive. Sa popularité est telle qu’elle le met quasiment à l’abri d’une arrestation. Arrêter Bartali, c’est quasiment provoquer une émeute. Israël lui en sera reconnaissant, le faisant Juste parmi les Justes en 2018 et lui accordant la nationalité israélienne à titre posthume.

21 10 1943

Aidée de Serge Ravanel, enceinte de six mois, Lucie Aubrac libère des griffes de la Gestapo 13 résistants, dont son mari Raymond, lors de leur transfert de l’École de Santé à la prison de Montluc. Ils vivront traqués, de refuge en refuge pendant trois mois jusqu’à ce qu’un avion les emmène à Londres le 8 février 1944. De Gaulle rétablit le décret Crémieux sur le territoire de l’Algérie : les Juifs retrouvent donc la nationalité française.

10 1943  

Les Danois protestent auprès des autorités allemandes contre le transfert dans le ghetto citadelle de Theresienstadt de 450 juifs et exigent une visite avec le CICR. Contre toute attente, Adolf Eichmann donne son feu vert, mais demande un délai de 6 mois, délai qu’il va mettre à profit pour déguiser le camp en ville coquette, avec banque, centre culturel, bibliothèque etc…, et, pour immortaliser le subterfuge, Karl Rahm, directeur du camp invite Hans Günther, directeur du bureau central de la question juive pour le protectorat de Bohême-Moravie, à tourner un film. Il sera bien aidé par un juif allemand, fraîchement arrivé au camp, Kurt Gerron, figure de la scène berlinoise, qui va réaliser l’ensemble du film… qu’il ne pourra pas voir, puisque déporté à Auschwitz le 18 octobre 1944, quand le film ne sera terminé qu’en avril 1945 : il sera alors projeté à des membres du CICR et au Suisse Benoît Musy.

2 11 1943

En Chine, les Japonais prennent la ville de Changde. Les Chinois commandés par Xue Yue et Sun Lien Chung parvinrent à la leur reprendre au cours de presque deux mois de bataille. Les Japonais se replieront le 20 décembre.

7 11 1943 

L’Argentin Vito Dumas boucle à Buenos Aires le premier tour du monde en solitaire à la voile sur un ketch Marconi de 9.5 mètres de long : Lehg II – Lucha, Entereza, Hombría, Grandeza, soit en français : lutte, fermeté, honnêteté, grandeur. Il était parti le 27 juin 1942. En quatre grandes étapes, complétées par trois petites de un et deux jours, il a doublé les trois grands caps : Bonne Espérance, Horn, Leeuwin.

  • Montevideo – Le Cap en doublant le cap de Bonne Espérance : 4 200 nautiques (7 800 km) en 55 jours.
  • Le Cap – Wellington en contournant l’Australie et la Tasmanie par le sud : 7 400 nautiques (13 700 km) en 104 jours.
  • Wellington – Valparaiso : 5 200 nautiques (9 600 km) en 72 jours.
  • Valparaíso – Mar del Plata en doublant du premier coup le cap Horn : 3 200 nautiques (5 900 km) en 37 jours.

Soit au total 20 420 milles nautiques (37 800 km) parcourus en 272 jours. La distance parcourue est inférieure à la circonférence de la Terre qui est d’environ 40 000 km : en raison de la nature sphérique de la terre, le 40° parallèle qu’a suivi le Lehg 2 mesure environ 31 000 km et le considérable détour inévitable par le cap Horn complète la distance.

Vito Dumas (1900-1965) - Find A Grave Memorial

Vito Dumas, en el Lehg II, el velero con el que dio la vuelta al mundo

9 11 1943   

Giraud quitte la coprésidence du CFNL.

11 11 1943  

À Grenoble, 450 manifestants sont arrêtés et déportés en Allemagne.

22 au 26 11 1943

À la conférence du Caire, Roosevelt, en accord avec Chiang Kai Shek, prend en charge la constitution de 90 nouvelle divisions destinées à l’armée nationaliste chinoise, et la mise à disposition dès la fin de la guerre d’un contingent pour assurer la sécurité de la Chine jusqu’au rétablissement de la République. En échange, Chiang Kai Skek s’engage à former un gouvernement de coalition incluant les communistes.

27 11 1943  

Michael Trotobas, alias capitaine Michel, représentant du SOE – Special Operation Executive- une branche des services secrets anglais, trahi par son adjoint, est tué par les Allemands à son domicile à Lille. Il était à la tête d’un réseau de 1 200 hommes, ayant pris une très grande part aux actions de résistance en France, surtout en sabotage des lignes ferroviaires et des gares. Le soin que de Gaulle mettra à construire le mythe de la Résistance française, autour d’action certes bien réelles mais aussi limitées, fera passer cette participation anglaise quasiment sous silence.

28 11 1943   

Au sommet de Téhéran, Staline, Roosevelt et Churchill décident de l’ouverture sans délai – pas plus de six mois – d’un second front sur l’ouest de l’Europe, et ce par un débarquement sur les côtes françaises. Churchill est arrivé fatigué et malade, mais n’a pas cédé facilement aux pressions de Staline qui voulait à tout prix soulager le front de l’est en obligeant Hitler à le dégarnir au profit d’un front sur l’ouest ; ce n’est que lorsque Roosevelt s’est rallié à la position de Staline que Churchill a cédé.

Sur la Chine, Staline a aussi évoqué l’engagement possible de l’URSS en Extrême Orient après la capitulation de l’Allemagne nazie, proposition qui reçoit l’assentiment de Roosevelt, conscient que la meilleure façon d’éviter une guerre civile en Chine est de faire pression sur toutes les parties. Par ailleurs Staline préférerait voir en Chine un pouvoir communiste certes, mais plus faible que celui que dirigerait Mao Zedong.

La Conferencia de Teherán, el principio del fin de la Segunda Guerra ...

 

Sous le pseudonyme de Jean Mahan, Albert Cohen, romancier exilé à Londres, publie dix neuf chants en l’honneur de Churchill :

Je le regarde en ses soixante huit années. Je le regarde. Vieux comme un prophète, jeune comme un génie et grave comme un enfant. […] Je le regarde. Grand, gros, solide, voûté, menaçant et bonasse, il fonce, lourd de pouvoir et de devoir, en étrange chapeau de notaire élégant, un cigare passe-temps à la bouche entêtée. […] Majestueux, sérieux, rieur, l’œil vif et inventif et frais et malicieux et loyal, […] patriarcal et alerte, soudain presque rigolo, soudain bougon et décidé, aristo, familier, méprisant, tout vital, quasiment furieux puis affable et nonchalant. […]

Tout homme naît et se forme pour une grande heure de sa vie. C’est la plus belle heure de Churchill que je dirai. Et sa plus belle heure a été la plus belle heure d’Angleterre. Ce sera sa gloire. Dans le granit des âges et l’amour des générations, il apparaîtra prophète d’Angleterre, prophète de la plus belle heure d’Angleterre, Churchill d’Angleterre.

11 1943   

Robert Crozier, pilote américain de 23 ans est aux commandes d’un B 24 quadrimoteur, avec un équipage de quatre autres jeunes – tous dans la vingtaine -. Ils amènent de l’Inde à la Chine des armes pour Tchang Kaï Chek. Ce voyage est un retour à vide vers l’Inde ; ils n’en sont pas à leur premier vol et ont déjà maintes fois survolé l’Himalaya. Mais cette fois-ci, ils essuient un typhon dont la vitesse les fait dévier de leur plan de vol. Les instruments de bord deviennent inopérants, la radio ne marche plus, et tout à coup, dans une trouée de nuages, ils voient devant, et plus haut qu’eux, un sommet tout blanc. Ils l’évitent de justesse, et comprenant qu’ils sont perdus en plein Himalaya, Robert Crozier décide de descendre à vue jusqu’à trouver des reliefs moins escarpés, de sauter en parachute, et d’abandonner l’avion à son sort. La chance leur sourit : ils voient les lumières d’une ville, cherchent le terrain d’aviation qu’ils ne trouvent pas puisqu’il n’y en a pas – c’est Lhassa –  et mettent leur plan à exécution : ils sautent et l’avion va s’écraser contre une montagne. Au sol, ils mettent un moment avant de tous se retrouver, mais ils sont très chaleureusement recueillis par des villageois qui ont entendu le crash de l’avion. Emmenés à Lhassa quelques jours plus tard – ils en étaient tout de même à trois jours de marche -, ils furent très bien reçus par les autorités chinoises, alors alliées des anglais et des américains, et s’apprêtaient à gueuletonner aux frais de la princesse quand ils s’aperçurent qu’au dehors une foule de Tibétains les conspuaient : ils reçurent quelques cailloux et durent s’enfuir jusqu’à la mission britannique à l’intérieur de laquelle on leur expliqua de quoi il retournait : le Dalaï lama  est un dieu vivant, au-dessus de tout le monde dans son Potala, et en survolant Lhassa vous avez vu le Dalaï lama de haut, vous avez été au-dessus de lui, et ça, c’est un sacrilège ! Ils quitteront Lhassa à cheval le 19 décembre.

5 12 1943 

À Alger, le général de Gaulle reçoit François Mitterrand, un des dirigeants du RNPG – Rassemblement National des Prisonniers de guerre -. Comme les prisonniers ont été très nombreux, cela en fait un réseau puissant. De Gaulle obtiendra la fusion de l’ensemble des mouvements traitant l’aide aux prisonniers, mais Mitterrand gardera son indépendance. L’enjeu politique était de taille : il s’agissait de savoir si l’ensemble des mouvements rejetant le communisme allait accepter la tutelle d’une organisation les chapeautant tous, communistes compris.

31 12 1943   

Le Maréchal Rommel a inspecté le mur de l’Atlantique : il envoie un rapport à Hitler disant son inquiétude en regard de toutes les faiblesses qu’il lui trouve.

Décembre 1943     

Nous avons tous en tête la photo de Marylin Monroe, rabattant prestement le bas de sa robe qu’un vent sournois gonflait en parachute, pour mettre à l’abri des regards sa petite culotte… pour autant qu’elle en ait porté une ce jour-là. Contre un vent sournois, on peut donc se défendre, mais contre une tempête, il n’y a rien à faire : et c’est ainsi que fut mise à nu l’intimité de la Suisse devant Jean Ziegler, alors enfant. L’intimité de la Suisse, ce qu’il fallait à tout prix cacher sous des bâches, c’était les canons pour Hitler. Le récit de Jean Ziegler est savoureux. Quant à parler du secret des secrets, le secret bancaire, il est évident qu’une bonne tempête n’y suffirait pas, il faudrait au moins un tremblement de terre de magnitude 7 ou 8 sur l’échelle de Richter, et ça, c’est une autre histoire : il faudra attendre 70 ans pour entrevoir quelque ouverture.

Ma ville d’origine, Thun, se trouve à la lisière septentrionale des Alpes bernoises, sur une importante voie ferroviaire reliant Bâle à Domodossola par les tunnels du Lôtschberg et du Simplon, et possède une grande gare de triage. Durant les années 1941-1944, un bruit sourd en montait presque sans arrêt, toutes les nuits, jusqu’à notre maison. C’était celui des interminables trains de marchandises allemands roulant vers le sud, vers l’Italie, et des trains allemands et italiens qui allaient au nord, en Rhénanie.

Un grand mur du hall de la gare était orné de toutes sortes d’affiches officielles. L’une d’elles montrait un soldat suisse de profil, casqué et le fusil sur l’épaule, qui portait l’index à ses lèvres ; on lisait en dessous : Qui parle nuit à la patrie. Une autre affiche était un avis de recherche de la police concernant des, saboteurs allemands qui avaient pénétré en Suisse et tenté, à Dubendorf, de faire sauter des avions militaires. D’autres affiches, signées du commandant de la défense anti-aérienne, rappelaient l’obligation d’occulter portes et fenêtres à la tombée de la nuit.

L’un de ces placards m’est resté particulièrement en mémoire. Il expliquait à la population le contenu de la convention conclue entre la Suisse et le Reich sur le trafic civil de marchandises par les tunnels des Alpes. Le ton en était solennel et le texte était signé par le président de la Confédération. Conformément à sa politique de stricte neutralité, le gouvernement avait autorisé les trains de toutes les puissances belligérantes à traverser le territoire national, à condition qu’ils transportent exclusivement des marchandises civiles (vêtements, denrées alimentaires, médicaments, etc.).

Par une fin d’après-midi de décembre 1943, une tempête de neige d’une violence exceptionnelle s’abattit sur Thun. Soufflant du nord par la vallée de l’Aar, la tempête se déchaîna surtout sur la vieille ville, arrachant les tuiles et hurlant affreusement. Le vent était tellement fort qu’il déracina les platanes du quai et brisa la tige qui portait depuis des siècles le coq rouillé de l’église. Le ciel était noir comme de l’encre et l’air chargé des odeurs de plusieurs incendies. Des cygnes morts et des canards paralysés de peur étaient rejetés sur la berge du lac.

À la gare, pendant ce temps, c’était la catastrophe. Des douzaines de wagons frappés du sigle DRB (Deutsche Reichsbahn) et de l’aigle noir se couchaient sur le flanc. Des lambeaux de bâches vertes tourbillonnaient, un vantail du portail d’entrée était arraché de ses gonds, des locomotives sorties des rails. Alertés par le bruit, mon camarade Hans Berner et moi courûmes jusqu’à la gare en dépit de l’interdiction de ma mère. Le bruit ne nous avait pas trom­pés : tels des cadavres sur un champ de bataille, des canons antiaériens, des tourelles de char, des camions aux vitres brisées et des mitrailleuses lourdes gisaient en désordre sur les voies. Un char renversé dont le canon s’était tordu semblait un éléphant à l’agonie. Partout, des caisses métalliques éventrées. Des obus avaient roulé d’un wagon qui avait endommagé les rails en se renversant. La gare avait l’air d’un champ de bataille.

Vers le soir, des camions militaires vinrent se ranger devant la gare, escortés de limousines sombres portant des plaques diplomatiques, d’où descendirent des hommes en manteau de cuir et chapeau de feutre.

Un gendarme déclara que c’étaient des employés de la légation du Reich à Berne. Ces hommes en manteau de cuir aboyèrent des ordres aux soldats suisses et aux gendarmes de Thun, qui les exécutèrent aussitôt, pleins de respect pour ces étrangers. Plusieurs milliers de badauds s’étaient rassemblés tout près des voies. Sur l’ordre des Allemands, ils furent refoulés sans ménagements par les soldats suisses.

La tempête de neige se fit plus violente. J’étais debout dans la foule, muet, à côté de mon père. Il était président du tribunal de Thun et colonel dans l’armée suisse ; c’était un homme cultivé, intelligent et foncièrement honnête. Quand je lui demandai d’où pouvaient bien venir ces armes et à qui elles étaient destinées, il me répondit à voix basse, en hésitant : Lis l’affiche du gouvernement, dans le hall de la gare. Elle explique tout.

C’était la première fois que mon père ne me disait pas la vérité, et ce fut sans doute la seule. Ce fut ma première rencontre avec la mensongère neutralité helvétique, et c’est un traumatisme dont j’ai mis des années à me remettre.

Jean Ziegler. La Suisse, l’or et les morts. Le Seuil 1997

__________________________________________________________________________________________________

[1] Propagande pour laquelle Goebbels avait trouvé une actrice américaine dont la carrière avait tourné court et qui s’était installée à Berlin en 1930 : Mildred Gillars (1900-1988) qui animera de 1940 à 1945 l’émission de Radio Berlin Home Sweet Home, où elle tirait à boulets rouge sur Roosevelt. Jugée pour trahison en 1949, elle sera libérée sur parole en 1961. Elle finira alors sa vie comme professeure d’anglais et d’allemand dans une institution catholique de Columbus.

[2] Avec l’erreur fréquente de croire qu’il s’agit de la maison d’Hitler quand en fait, ce Kehlsteinhaus avait été construit pour être un centre de conférences pour le parti national-socialiste. La maison d’Hitler, le Berghof, était à quelques kilomètres de là, aujourd’hui entièrement détruite. Les unités militaires alliées seront plutôt nombreuses à se déclarer les premières à y être arrivées…

[3] Repris de justesse est le titre d’un livre : Yazid Kherfi, algérien, ex-voyou, devient formateur. La Découverte Poche 2000

[4] Fondées en 1941 par Pierre de Lescure, et Jean Bruller, alors peintre et dessinateur, plus connu sous le pseudonyme de Vercors

[5] Sainte Claire, – Chiara Sciffi – fondatrice de l’ordre des Clarisses, de spiritualité franciscaine.

[6] Dans les années 2010, l’ADN révélateur des petits et grands secrets montrera que s’il était fils d’Hortense de Beauharnais, son père n’était pas le frère de Napoléon I° mais un berger basque ou un nobliau hollandais.

[7] Le Storch – Fi 156, Fi pour Fieseler, son constructeur – est un avion aux performances étonnantes : il peut atterrir sur moins de 25 m. décoller sur moins de 50 m. Il a une vitesse de décrochage (en-deçà de laquelle il tombe) de 50 km/h.

[8] nul ne saura jamais combien les postiers résistants sauvèrent de vies en ouvrant des courriers de dénonciation et en les détruisant. La délation était omniprésente, quotidienne, certes… mais il faut tout de même savoir qu’elle avait des limites : Les récompenses pour la dénonciation de pilotes abattus et d’agents secrets avaient grimpé de quelques centaines de francs à un million : de quoi vivre confortablement le restant de ses jours. En dépit de ces offres alléchantes, des milliers de patriotes anonymes apportèrent leur concours au retour en Angleterre de 1975 aviateurs du Commonwealth et de 2962 membres d’équipage américains abattus au-dessus de l’Europe occidentale. Paul et Marcella Webster   Voyage sur la ligne de démarcation  Le cherche Midi 2004