Publié par (l.peltier) le 27 août 2008 | En savoir plus |
13 08 1961
45 km de barbelés et chevaux de frise sont mis en place à Berlin, barrant 67 des 81 points de passage avec Berlin-Ouest. Les services de transport en commun sont interrompus.
Walter Ulbricht, premier secrétaire du Parti communiste allemand et Erik Honecker, responsable de la sécurité ont, la nuit précédente, transformé en frontière d’État la ligne de démarcation entre les secteurs orientaux et occidentaux et scellé définitivement la porte, jusqu’à présent entrouverte, par laquelle hier encore plus de 3 000 habitants de la République démocratique allemande avaient réussi à s’évader. De 1949 à 1961, c’étaient plus de 2.6 millions d’Allemands de l’Est qui s’étaient réfugiés en RFA en passant par Berlin-Ouest. Pareille hémorragie ne pouvait durer.
Pendant de longues heures, depuis l’aube, j’ai assisté à la mise en prison publique d’un pays de 16 millions d’habitants.
Stéphane Roussel
Dans les semaines suivantes sera construit un simple mur de parpaings de 3,5 m de haut sur 50 km de long. Par la suite il sera doublé d’un autre mur parallèle, à quarante mètres de distance : entre les deux un no man’s land, pour la réalisation duquel les communistes n’hésiteront pas à raser les immeubles, maisons et même un temple ! Pour prouver son attachement au communisme, Khrouchtchev a donné son feu vert à l’édification du mur de la honte.
Pour des yeux occidentaux, l’affaire paraît être une monstruosité ; mais il n’en va pas de même pour des Russes pour lesquels la notion de frontière est une réalité autrement plus puissante que celle qu’on en a, depuis des siècles mais surtout depuis la révolution de 1917 :
En Union soviétique, dans les cours de récréation, les écoliers jouaient à l’espion et au garde-frontière. Avec sa casquette verte et son chien, le garde-frontière a constitué un personnage central de la culture populaire en URSS et il continue de faire recette dans la Russie d’aujourd’hui. À la station Place-de-la-Révolution du métro de Moscou, il campe depuis 1938 entre le soldat rouge, l’ouvrier de choc et la kolkhozienne, parmi les héros sculptés par Matvei Manizer. Les passants caressent discrètement le museau de son chien pour réussir un examen ou en gage de fertilité. Dans quel autre pays rend-on ainsi un culte au garde-frontière ? Pourquoi, dans cet immense pays, la frontière est-elle le centre de toutes les attentions ? Qu’est-ce qui rend si importante et si sacrée la frontière ?
La Russie que l’on voit aujourd’hui rouler des épaules et inquiéter ses voisins a un double passé, russe et soviétique. Ses gouvernants ont eu depuis des siècles un rapport très spécifique à la frontière. Du fait de l’importance des conquêtes territoriales à l’époque tsariste, les frontières en Russie sont démesurées : 1 217 verstes (près de 1 300 km) de frontière avec la Suède, 1 110 avec l’Allemagne, 1 150 avec l’Autriche-Hongrie, 10 000 verstes (plus de 10 500 km) avec la Chine, du Pamir à Vladivostok. Et cette démesure inquiète les dirigeants. Avec la révolution russe, les frontières deviennent une obsession.
En pleine guerre mondiale, la révolution d’octobre 1917, qui suit de quelques mois celle de février, met au pouvoir Lénine et le parti bolchevique bien décidés à bouleverser l’ordre établi. L’utopie internationaliste des nouveaux maîtres du Kremlin, adeptes du marxisme, est celle de la disparition des frontières entre prolétaires au profit d’un front pionnier de la révolution. Mais, avec le décret bolchevique prônant l’émancipation nationale des peuples non russes de l’empire, puis la défaite contre les Allemands entérinée par la paix de Brest-Litovsk en mars 1918, l’ancien Empire russe se couvre au contraire de nouvelles frontières.
Par ailleurs, dès janvier 1918, la Russie entre dans une guerre civile. Alors que le territoire est réduit à l’ancienne Moscovie, l’Armée rouge, dirigée par Trotski, doit combattre les armées blanches qui encerclent par l’ouest, le sud et l’est : l’amiral Youdenitch dans les pays Baltes, l’armée de Denikine dans le Don, celle du général Wrangel en Crimée. Les partisans de la Grande Russie bénéficient de l’appui extérieur des Français et des Britanniques préoccupés de maintenir un second front contre l’Allemagne puis de lutter contre la subversion bolchevique.
Cette carte des combats de la guerre civile opposant un centre révolutionnaire et une périphérie contre-révolutionnaire soutenue de l’extérieur par les puissances européennes marque durablement la géographie mentale du bolchevisme. La victoire est acquise aux bolcheviks dès 1920. La reconquête de l’Ukraine, de la Crimée, de la Géorgie, du Turkestan (aujourd’hui l’Asie centrale) et de l’Extrême-Orient leur permet, de république soviétique en république soviétique sœur, de reconstituer sous le nouveau visage d’une fédération une union des peuples de l’ancien Empire russe. Cette construction territoriale inédite se heurte cependant à l’ouest à une barrière d’États (Roumanie, Pologne, pays Baltes, Finlande) confortés par les traités de paix et par le soutien occidental. C’est le cordon sanitaire, censé barrer la route au bacille du communisme.
En tête de ces États hostiles à la Russie bolchevique, se trouve la Grande Pologne reconstituée par le soin des Alliés lors de la conférence de paix et agrandie à l’est par les armes. Le traité de Riga scelle en mars 1921 la victoire de Pilsudski sur l’Armée rouge et instaure une frontière très à l’est, intégrant au territoire polonais de nombreuses minorités ukrainiennes et biélorusses. Staline, qui a pris part à la campagne de Pologne, n’oubliera pas l’humiliation subie.
L’onde de choc de la révolution et de la guerre civile fonde le nouvel État et sa manière de voir le monde. Elle confère à la frontière une dimension sacrée : c’est la ligne entre le passé et l’avenir. À son approche, pour ceux qui sympathisent avec la grande expérience, le rythme cardiaque s’accélère, l’émotion pousse à embrasser le sol sacré de la révolution. L’arche frontière la plus décrite dans les récits de voyageurs est celle de Negoreloe, point de passage ferroviaire entre la Pologne et l’URSS. Sa décoration est entièrement achevée pour le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre : une banderole y salue les travailleurs de l’Ouest.
Mais la frontière est aussi le poteau indicateur de la vulnérabilité du nouveau régime qui se vit comme une forteresse assiégée. Entre la nouvelle patrie du prolétariat et l’étranger capitaliste hostile, la frontière n’est pas définitive. Elle est une ligne de front provisoire. Dans le préambule de la première Constitution soviétique en 1923, la création de l’URSS est justifiée par la nécessité de présenter un front unique face à 1’encerclement capitaliste. Et, pour protéger le territoire, on décide la création d’un cordon de sûreté. Une zone frontière de 7,5 kilomètres de large est ainsi instituée dans laquelle les gardes-frontières ont tous les pouvoirs. Par ailleurs, des zones tampon démilitarisées sont mises en place lors des traités de paix entre la Russie bolchevique et ses voisins.
Elles permettent de gérer les incidents frontaliers et offrent les moyens diplomatiques d’une surveillance rapprochée de la zone frontière adverse.
La crainte de la constitution d’un bloc antisoviétique reste une obsession permanente dans l’entre-deux-guerres. On constate des pics cycliques de grande peur aux frontières avec la présence d’un ennemi intérieur et extérieur. Ainsi, en 1926-1927, le pouvoir soviétique lance-t-il une campagne d’alerte aux frontières lorsque se conjuguent le coup d’État de Pilsudski en Pologne, la rupture des relations diplomatiques par la Grande-Bretagne et l’expulsion de l’ambassadeur soviétique à Paris, ces deux derniers gestes visant à protester contre l’ingérence de Moscou dans les luttes sociales des deux pays. La population est appelée à défendre sa nouvelle patrie soviétique – nash Soiuz – contre les provocateurs frontaliers.
Au cours des années 1930, la menace frontalière évolue avec la conquête japonaise de la Mandchourie en 1932 puis l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne. La crainte redouble d’une activité ennemie en territoire soviétique avec l’assassinat de Kirov, membre influent du Bureau politique, dans son fief de Leningrad en décembre 1934. Au milieu des années 1930, la zone frontière se transforme en zone interdite : avec la construction de barbelés, l’évacuation systématique des populations jugées suspectes et la mise en place d’un no man’s land, la frontière s’inscrit de manière brutale dans le paysage. On préfère alors fermer la frontière à tous les passages plutôt que de risquer la circulation d’espions et d’agents infiltrés. Les plans stratégiques de l’Armée rouge, redéfinis début 1935, envisagent comme adversaire potentiel principal à l’ouest en cas de conflit une coalition germano-polonaise, adossée à la place d’armes baltique. La chasse aux étrangers commence au même moment. Le citoyen étranger est perçu de manière générique comme un intrus et un fouineur. Au début de l’année 1936, le Bureau politique promulgue un décret sur les mesures protégeant l’URSS de la venue d’éléments espions, terroristes et saboteurs.
Dans ce contexte, les États situés sur le pourtour de l’URSS ont beau affirmer des politiques de neutralité, s’efforçant par une tactique de balancier de garantir leur indépendance ; du point de vue soviétique, cela ne diminue en rien, bien au contraire, la certitude qu’ils sont un danger. En effet, la Pologne, la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Roumanie à l’ouest, si elles ne sont pas prosoviétiques, sont considérées comme les places d’armes des grandes puissances. La carte d’Europe vue du Kremlin est ainsi singulièrement rétrécie. La neutralité n’existe pas du point de vue de Moscou. L’horizon d’attente et d’action se situe de ce fait au-delà de la frontière.
Pour contrer l’hostilité environnante, les bolcheviks du temps de Lénine puis de Staline multiplient les pratiques d’ingérence dans l’étranger proche.
Avec la fondation de l’Internationale communiste en 1919, Moscou a des militants, des réseaux d’agents et des fonds pour ses entreprises au-delà de la frontière. Vue des pays limitrophes, la subversion communiste est indissociable de la lutte pour l’émancipation nationale. L’Union soviétique a su organiser sur sa périphérie européenne et grâce à une politique favorable aux nationalités non russes dans les républiques soviétiques une série de piémonts des causes nationales ukrainienne, biélorusse, carélienne et moldave.
À Tatar Bunar, dans la Bessarabie roumaine, depuis 1918, des insurgés communistes font en 1924 le coup de feu contre l’armée roumaine au nom du peuple bessarabe opprimé par les boyards roumains. Au même moment, une république autonome de Moldavie – préfiguration de la République soviétique de Moldavie qui voit le jour en 1940 – est créée au sein de la république d’Ukraine soviétique. La même année toujours, le Guépéou (police politique) organise une attaque dans la ville de Stolpce, petite bourgade de Pologne orientale. Il s’agit de libérer trois dirigeants du Parti communiste de Biélorussie occidentale qui militent pour le rattachement des territoires biélorusses polonais à la Biélorussie soviétique. Les participants font semblant d’être des locaux mais en fait ce sont des soldats de l’Armée rouge déguisés en paysans biélorusses et qui ont clandestinement franchi la frontière. Après que l’intégration de la Galicie orientale à la Pologne eut été définitivement entérinée par les Alliés en 1923, les subventions soviétiques aux mouvements ukrainiens anti polonais augmentent.
La déstabilisation de l’étranger proche par les méthodes de la propagande, du militantisme et du renseignement ne suffit pourtant pas à réduire le sentiment d’insécurité frontalière, qui s’accroît dans les années 1930 dans un contexte intérieur comme extérieur difficile. Il faut épaissir la frontière d’autant que la stratégie de l’Armée rouge est offensive et ne conçoit les premiers combats contre l’agresseur qu’au-delà de la frontière. Dès lors, l’enjeu diplomatique et militaire à la fin des années 1930 est d’installer en Finlande et dans les pays Baltes des bases militaires avancées et d’obtenir en Pologne ainsi qu’en Roumanie un droit de passage des troupes en cas d’agression. Au printemps 1939, ni les Français ni les Britanniques ne sont prêts à répondre par l’affirmative aux exigences soviétiques et ce sont finalement les Allemands, avec les protocoles secrets adjoints au pacte Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939, qui leur accordent une zone d’influence selon un partage tellement impérialiste que les Soviétiques nièrent l’avoir négocié et obtenu jusqu’en 1989.
Le 17 septembre 1939, deux semaines après l’attaque allemande, les Soviétiques entrent ainsi en Pologne orientale, se présentant comme le voisin non belligérant venu porter secours aux populations laissées dans le chaos par la chute de Varsovie. Début octobre, ils imposent des bases militaires sur le littoral des pays Baltes. A la mi-novembre, ils commencent une guerre non déclarée contre la Finlande.
La nouvelle zone élargie de sécurité qui en résulte signifie d’abord pour Staline le démantèlement du cordon sanitaire des années 1920. La Pologne, ce rejeton monstrueux du traité de Versailles (Molotov), peut disparaître. La Roumanie doit rendre la Bessarabie. Les États baltes n’ont pas de raison de conserver leur indépendance. La Finlande doit être repoussée au-delà de l’isthme de Carélie. Selon une démocratie de façade, les élections organisées en Pologne orientale en octobre, sous le contrôle étroit des agents de la police politique dépêchés sur place, entérinent les pertes territoriales.
Cette zone est alors le terrain où peuvent s’achever certaines constructions nationales restées en suspens au moment des traités de 1920-1921. La nouvelle géographie impériale de Staline, qui fut le commissaire du peuple aux Nationalités aux débuts du régime bolchevique, en tient compte et l’instrumentalise à son profit. Ainsi la Grande Ukraine soviétique naît-elle à ce moment-là avec l’incorporation de la Galicie orientale prise sur la Pologne, du littoral bessarabe et de la Bucovine du Nord prise sur la Roumanie.
Enfin, c’est l’heure de la revanche sanglante sur la Pologne pilsudskiste victorieuse des bolcheviks en 1920. Le massacre à bout portant de 25 000 prisonniers en avril 1940 à Katyn principalement (près de Smolensk) témoigne de la haine de Staline et de Beria à l’égard des officiers et des élites de la IIe République polonaise.
La transformation du cordon sanitaire en glacis avancé de sécurité s’avère pourtant militairement un désastre. En 1941, les fortifications ont été en partie démantelées sur l’ancienne frontière de l’été 1939 mais pas encore reconstruites sur la nouvelle. L’imposition brutale du système soviétique et la violence des répressions, si elles ont pour but de fiabiliser les territoires annexés, se révèlent politiquement contre-productives avec des habitants accueillant parfois avec soulagement l’entrée des troupes allemandes lors de l’opération Barbarossa en juin 1941.
Toutefois, c’est bien cette frontière que Staline entend imposer comme frontière de l’URSS au sortir de la Seconde Guerre mondiale afin d’éloigner le plus possible la menace capitaliste. Pour obtenir satisfaction, l’URSS dispose d’une panoplie de moyens bien plus impressionnante qu’avant-guerre. D’abord, et cela fait consensus parmi les Alliés et les leaders est-européens, il s’agit d’en finir avec les minorités nationales irrédentes de part et d’autre des frontières. Staline renforce les frontières ethniques de son empire. Devant les Allemands en 1939 puis devant les Alliés à partir de 1941, Staline comme Molotov défendent la Grande Ukraine pour repousser la Pologne vers l’Ouest. Le 29 juin 1945, Edvard Benes, le président de la Tchécoslovaquie, cède, par traité bilatéral, la Ruthénie sub-carpatique, considérée par les militants de la cause nationale et par les communistes d’Ukraine, au premier rang desquels Khrouchtchev, comme la dernière terre irrédente ukrainienne en Europe.
Il s’agit dès lors de supprimer aux confins ukrainiens de l’URSS les minorités polonaises qui avaient tant obsédé les hommes politiques et les services de protection du territoire en URSS. S’organise alors à grande échelle leur transfert forcé. Les trois accords signés en septembre 1944 entre le Comité polonais de libération nationale de Lublin d’une part et chacune des républiques soviétiques d’Ukraine, de Lituanie et de Biélorussie d’autre part débouchent sur la migration en Pologne de 1,5 million de personnes en provenance d’URSS entre 1944 et 1948 et sur celle de 482 000 personnes vers l’Ukraine en 1945-1946. Par ailleurs, l’organisation de plébiscites pseudo-démocratiques et la présence sur le terrain de l’Armée rouge sont les deux outils, l’un propagandiste l’autre dissuasif, de l’ethnicisation des frontières à la stalinienne.
Militairement, la présence des forces de l’Armée rouge en Europe permet aussi d’imposer les bases et les enclaves jugées nécessaires à la sécurité du territoire soviétique. Ainsi, les exigences en matière de contrôle de l’embouchure du Danube apparaissent comme le pendant méridional des garanties de sécurité pour Leningrad. La revendication de bases maritimes, terrestres et aériennes sur les territoires roumain et finlandais n’a plus de contradicteurs. Un système stratégique de routes et de chemins de fer relie ces deux pays à l’URSS. La base aérienne et navale de Porkkala Udd, véritable enclave soviétique de 30 kilomètres en territoire finlandais, se situe à 15 kilomètres d’Helsinki et scinde les deux axes majeurs de communication que représentent le chemin de fer Helsinki et le chenal en eau libre de Porkkala. Mais les nouvelles régions et républiques frontières annexées en 1939-1940, occupées par les Allemands à partir de 1941, reconquises en 1944 par l’armée rouge et à nouveau annexées à l’URSS formèrent un arc de résistance forte contre le régime de Moscou. Dès lors, il faut transformer les nouveaux confins hostiles en zones fiables. Les problèmes posés renvoient, en plus complexes, à la première sortie de guerre ; les mesures apportées sont celles de la fin des années 1930 : fermeture de la frontière, répression des passages clandestins, instauration de la zone neutre, déportations et évacuations, installation de citoyens loyaux. La nouvelle frontière de 1940 apparaît en 1946-1947 aussi fermée que l’ancienne frontière de 1939. Elle est le domaine des gardes-rouges et des bataillons de la police militaire. Les habitants de ces anciens confins font, comme leurs prédécesseurs de la première sortie de guerre, connaissance avec les contraintes et les règles de la frontière soviétique mais de manière infiniment plus brutale. Les frontaliers du début des années 1920 purent s’acclimater à la nouvelle frontière politique et idéologique sur environ quinze ans avant de perdre tout contact avec l’extérieur. Ceux qui se retrouvent à la frontière en 1945 ont à peine un an pour le faire.
La mise à distance de l’ennemi capitaliste conduit, dans le contexte du déclenchement de la guerre froide puis de la création de l’Otan, à la formation d’une nouvelle frontière avancée en Europe : le rideau de fer. La satellisation des pays de l’Est entraîne en effet l’exportation par l’URSS de ses méthodes et de ses visions de la frontière. Se prémunir de l’impérialisme américain et de ses alliés en Europe – notamment l’Allemagne de l’Ouest – signifie dès lors ériger une barrière suffisamment hermétique faite de no man’s land, de barbelés et de champs de mines, censurer ce qui vient d’Occident, surveiller l’entrée des espions et former à la vigilance anticapitaliste des gardes-frontières et des brigades d’habitants sur la frontière. Ce système, qui s’éroda dès les années 1960 dans les pays de l’Est, à l’exception de la RDA, de la Bulgarie et de l’Albanie, resta en vigueur sur la frontière de l’URSS jusqu’en 1991. Encore au milieu des années 1980, on pouvait recevoir, si l’on vivait dans un village d’Ukraine frontalier de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie, pourtant deux républiques sœurs, un diplôme de bonne garde de la frontière.
En 1918 s’écroulait l’Empire russe ; en 1991 s’est effondré l’Empire soviétique. Dans les deux cas, l’insatisfaction devant les nouvelles frontières est évidente, ainsi que le désir d’une frontière épaisse offrant les moyens d’influer sur l’étranger proche et de se prémunir des influences nocives venues de l’extérieur. Le cadre de pensée est pourtant différent. Les uns voulaient construire quelque chose de neuf contre l’ancienne domination des Russes et des nobles, les autres pensent restauration et s’appuient sur un nationalisme russe, moteur d’une nouvelle Union eurasienne. Les uns se sont appuyés sur les sentiments nationaux des peuples non russes pour forger une nouvelle géographie impériale. Les autres instrumentalisent les minorités russes au-delà de leurs frontières.
Dans la Fédération de Russie, la hantise du déclin d’un empire dont le territoire a été rétréci à l’ancienne RSFSR (République socialiste fédérative soviétique de Russie) nourrit une politique très largement vouée à la recherche du maintien de l’influence sur ce qui était intérieur et qui est devenu extérieur. Reste à savoir sur quelles frontières vont continuer à patrouiller les gardes-frontières russes, qui conservent bien des traits des héros de l’époque soviétique.
Sabine Dullin. L’Histoire. Novembre 2014
22 08 1961
La Suède refuse d’entrer dans la CEE.
29 08 1961
Accident de la télécabine de la Vallée Blanche. Il fait grand beau à Chamonix. La télécabine Panoramic de la Vallée Blanche, attire de plus en plus de monde : elle a transporté 65 000 personnes en 1960, et en 1961, déjà 75 000 jusqu’à ce 29 août. Réalisée par le même homme que le téléphérique de l’Aiguille du Midi, le comte Dino Lora Totino, elle a été inaugurée à Noël 1957. Vers 13 h, les milliers de personnes qui se trouvent dans la vallée comme sur les sommets aperçoivent un avion militaire à réaction… c’est un Mirage III F 84 F piloté par le capitaine Ziegler de la 4° escadre de chasse de Luxueil : on le voit même plonger en longeant le pied du massif du Tacul jusqu’au col du Midi. Là, il échappe aux regards mais plusieurs centaines de spectateurs massés sur la plate forme panoramique de l’Aiguille du Midi, le voient avec effroi plonger au-dessus d’eux comme s’il allait s’écraser dans la Vallée Blanche. L’appareil se redresse puis pique de nouveau vers l’arête de l’Aiguille Verte : il est 13 h 45 : il sectionne le câble de la télécabine ; d’un diamètre de 14 mm pendant les deux premières années, il a été changé en 1959 et remplacé par un câble de 22 mm. Les trois cabines les plus proches de l’accident, prennent de la vitesse en sens inverse sur le câble porteur et vont s’écraser contre le Gros Rognon, faisant 6 morts : 4 Allemands et deux Italiens. Il reste 67 passagers dans les cabines entre la Pointe Helbronner et le Gros Rognon, sans risque, et 14 dans les cabines entre l’Aiguille du Midi et le Gros Rognon, là où le câble tracteur a été cassé ; leur situation est beaucoup plus précaire, particulièrement celle des deux passagers restant dans les 3 cabines les plus proches de la rupture du câble : il n’y a personne dans la première ; Christian Mollier, aspirant guide de 21 ans, se trouve dans la seconde en compagnie d’une cliente avec laquelle il vient de faire la Tour Ronde et dans la troisième se trouve un ingénieur de la Compagnie du Bas Rhône : Vincent Banzil, qui n’a jamais pratiqué le moindre sport de sa vie. La cabine occupée par Christian Mollier et Mlle Caramela ne tient plus sur le câble porteur que par une poulie. Christian Mollier commence par amarrer sa cliente et la cabine au câble porteur, puis entreprend de descendre au sol par le câble porteur en passant au-dessus de la première cabine, vide. Les secours se mettent alors en place, tant du coté italien, où Walter Bonatti est présent, que du coté français. Trois hélicoptères : 2 Sikorsky de la base du Bourget et une Alouette de la Gendarmerie évacuent les corps des 4 Allemands et 2 Italiens tués, sur Chamonix. Mais ils ne peuvent être d’un autre secours : l’approche des cabines est trop risquée. 3 heures après l’accident, depuis la station de l’Aiguille, les sauveteurs ont installé un va et vient en parallèle sur lequel ils accrochent un plateau de fortune qu’ils mettent deux heures à acheminer sur les lieux de l’accident, avec deux sauveteurs à bord : Vincent Banzil est le premier à être extrait de sa cabine, puis, assuré de près, à sauter sur ce plateau de fortune : il arrive à la station de l’Aiguille à 19 h 30. Le plateau redescend mais ne peut atteindre la cabine de Mlle Caramela, la cliente de Christian Molinier : et c’est à elle de franchir cette distance, les pieds sur une corde mise en place par les sauveteurs et les mains tenant le câble porteur… elle arrive sur le plateau à 21 h. Les 11 autres passagers de cette section seront tirés par un autre câble de fortune mis en place depuis le Gros Rognon. Les cabines du milieu de la section Gros Rognon – Pointe Helbronner ne pouvant être ramenés à une extrémité, les passagers devront descendre au sol par des échelles de corde ou des stop chutes. On travaille toute la nuit et, le lendemain à 10 heures, tous les vivants sont tirés d’affaire.
Le communiqué publié alors par le ministère des armées, en l’occurrence fort bavard pour une grande muette, tient du roman dont la trame ne sort pas du respect des procédures : juste une volonté délibérée de masquer cette criminelle et irrésistible envie de jouer les chocards à près de 800 km/h : Le capitaine Ziegler, pilotant un avion F 84 F de la 4° escadre de chasse… qui était accompagné d’un autre avion… fût alerté radiophoniquement par le travers du massif du Mont Blanc par son équipier lui disant qu’il l’avait perdu de vue. Le capitaine Ziegler effectua la manœuvre courante qui consiste en un large virage pour permettre à son équipier de le retrouver rapidement. Au cours de cette évolution alors qu’il tentait d’apercevoir l’autre avion, il ressentit un choc dont il ne pût s’expliquer la cause. Son équipier qui l’avait rejoint, lui signala qu’un des réservoirs largable était détérioré. Après avoir largué le réservoir, qui provoquait de fortes vibrations à l’avion, le capitaine Ziegler rejoignit sa base en rendant compte par radio à tous les organismes de contrôle aérien de ce qui était arrivé.
Mais ce ne fut qu’après l’atterrissage qu’il connut les véritables causes du choc qu’il avait ressenti ainsi que la gravité de ses conséquences. L’autorité militaire a aussitôt déclenché les enquêtes réglementaires qui permettront de définir les responsabilités dans ce tragique accident et de prendre en conséquence les mesures et les sanctions qui s’imposeraient. […] On apprenait d’autre part dans la soirée que des ordres avaient été donnés dans les bases françaises et celles de l’OTAN, situées dans le centre de l’Europe, afin que leurs pilotes évitent les vallées alpines, dont beaucoup possèdent des réseaux de transport par câble.
Le Monde. 1° Septembre 1961.
Henri Ziegler, né sans doute vers 1915, a été directeur de cabinet de M. Corniglion Molinier et, à ce titre avait participé à l’inauguration de cette télécabine ; il deviendra président de Sud Aviation à partir de 1968… Jugé un an plus tard à Dijon au tribunal de la 7° région militaire, le capitaine Ziegler fût acquitté par le président Pignerol après 3/4 d’heure de délibéré. Le capitaine Ziegler fera une belle carrière : chef des essais puis de l’ingénierie chez Airbus. Il a commandé un Airbus pour un vol humanitaire sur Ouagadougou le 8 12 1979 ; le même accident se reproduira 37 ans plus tard, le 3 février 1998, sur les pentes du Mont Cermis, à Cavelese, dans les Dolomites – province de Trente, – où un biréacteur EA-6B Prowler de la base américaine d’Aviano sectionnera le câble d’un téléphérique, entraînant la mort des 20 occupants de la cabine montante.
9 09 1961
Attentat manqué contre de Gaulle à Pont sur Seine. L’organisateur en était le colonel Jean Bastien Thiry que l’on reverra à nouveau. Comme le montre le résultat, il n’était pas artificier, mais brillant ingénieur concepteur de missiles sol-sol, [SS 10, SS 11] animé de la foi du centurion, catholique traditionaliste, tendance psycho-rigide. De près comme de loin, il n’aura jamais été membre de l’OAS.
En métropole, bien que le ministre de l’Intérieur Roger Frey et la police déploient les plus grands efforts, se multiplient les destructions par le plastic : plus d’un millier. Ainsi de celle où le maire d’Évian, Camille Blanc, trouve la mort, ou de celle qui vise André Malraux et aveugle une petite fille. Le coup de maître est tenté, le 9 septembre 1961. Dans la nuit, au sortir de Pont-sur-Seine, sur la route qui conduit de l’Élysée à Colombey, la voiture où je me trouve avec ma femme, l’aide de camp, colonel Teisseire, et le garde Francis Marroux est tout à coup enveloppée d’une grande flamme. C’est l’explosion d’un mélange détonant destiné à faire sauter une charge de dix kilos de plastic cachée dans un tas de sable et beaucoup plus qu’assez puissante pour anéantir l’objectif. Par extraordinaire, cette masse n’éclate pas.
Charles de Gaulle. Mémoires d’espoir 1970
18 09 1961
Le Suédois Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU, dont John Kennedy dira qu’il avait été le plus grand homme d’État de notre siècle, part à Ndola, en Rhodésie pour y rencontrer Moïse Tschombé : son avion s’écrase peu avant l’atterrissage. Pendant cinquante ans, aucune autorité politique ne voudra connaître les causes de l’accident… erreur de pilotage etc …. Mais son fils ne l’entendra pas ainsi et réunira un certain nombre de preuves qui font converger les causes vers un attentat :
28 09 1961
À la demande de de Gaulle, Alain Peyrefitte donne le premier d’une série de quatre articles dans Le Monde, où il expose le projet d’une partition de l’Algérie, les partisans d’une Algérie liée à la France se retrouvant dans une zone à peu près circonscrite par les départements d’Alger et d’Oran. Ce n’était qu’un leurre pour contraindre le FLN à revenir à la table des négociations.
09 1961
Au Rwanda, les événements de la Toussaint 1959, ont changé les orientations de l’administration belge : Toutes les mesures de l’administration belge avantagent par la suite les partis hutu, en particulier le Parmehutu : restauration de l’ordre, installation d’autorités intérimaires, élections communales, abolition de la monarchie par un congrès des partis hutus d’abord et par référendum ensuite, élections législatives enfin. À l’issue des élections législatives de septembre 1961, le Parmehutu obtient 77.7 % des suffrages, l’Unar [tutsi) 16.8 %. Ce résultat correspond à peu près au rapport démographique entre Hutu et Tutsi à l’époque. Un référendum tenu au même moment abolit la monarchie à 80 % des voix. En deux ans, d’une monarchie dominée par les élites tutsi, le Rwanda est devenu une république dominée par les élites hutus.
Filip Reyntjens. Le génocide des Tutsi au Rwanda. Que sais-je ? 2017
17 10 1961
La guerre d’Algérie a gagné la métropole et les règlements de compte entre harkis-supplétifs des forces de l’ordre et FLN – Front de Libération Nationale [… de l’Algérie] – sont nombreux. Des attentats ont visé surtout les policiers, qui comptent vingt-deux morts pour cette seule année 1961. À Paris, une manifestation organisée par le FLN, rassemble environ 30 000 personnes, à la suite de l’instauration d’un couvre-feu concernant la population algérienne, lequel couvre-feu empêche les gens du FLN, alors à court d’argent, de se livrer à leur racket nocturne – 3 000 F par tête ; si tu ne paies pas, tu es un homme mort -; elle est réprimée férocement ; un commissaire de police témoignera : c’était un grand mouvement de vengeance collective à la base. De la violence à l’état pur. Maurice Papon était alors préfet de police. Le bilan officiel a fait alors état de 3 morts et 64 blessés, mais admet le chiffre de 11 538 arrestations, regroupées au Palais des sports et au stade Pierre de Coubertin.. Mais 36 ans plus tard, à l’occasion du procès de ce même Maurice Papon, les témoignages afflueront, faisant état d’environ 200 morts, noyés dans la Seine, matraqués etc…, Maurice Papon qui, lors des obsèques d’un policier lançait à ses collègues : Pour un coup reçu, vous en rendrez dix, dans tous les cas vous serez couverts, et à la même période, dans une lettre au directeur général de la police municipale, après un attentat contre un commissariat : Les membres des groupes de choc surpris en flagrant délit de crime devront être abattus sur place. En Algérie, le FLN ne réagit pratiquement pas : l’affaire n’arrivait pas au bon moment : il était en position de faiblesse car de Gaulle avait refusé des transiger dans les négociations d’Évian sur le pétrole du Sahara et les essais atomiques de la France : les pourparlers étaient donc rompus et le FLN cherchait plus à les renouer qu’à aggraver la rupture. Catherine Trautman, qui sera ministre de la Culture et Jean Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, lors de ce procès de Maurice Papon, autoriseront la consultation des archives, jusqu’alors inaccessibles. Le rapport Mandelkern estimera en mai 98 le nombre de tués à 32, sans mentionner la grande quantité d’archives disparues, telles que le rapport du préfet de police au ministre de l’Intérieur, les dossiers du Service de coordination des affaires algériennes, les fichiers du Centre d’identification de Vincennes qui recevait les interpellés… les archives de la brigade fluviale, elles, ont tout simplement été détruites. Les archives du TGI de Paris parleront de 63 morts. Quoiqu’il en soit, il y eût massacre, et puisqu’aucune sanction n’a été prise contre les auteurs, c’est qu’il a été couvert au sommet, où se trouvait alors de Gaulle qui fit un commentaire laconique et odieux, dans le style du détail de Le Pen : C’est inadmissible mais secondaire [1] .
18 10 1961
Sortie en avant-première à New York de West Side story, un film de Robert Wise et Jérome Robbins, puis le 13 décembre 1961 en sortie nationale et le 2 mars 1962 en France ; au départ, West Side Story était un drame lyrique américain de Leonard Bernstein, Stephen Sondheim (lyrics) et Arthur Laurents (livret), inspiré de la tragédie Roméo et Juliette de William Shakespeare et créé le 26 septembre 1957 au Winter Garden Theatre… Phénoménal succès, autant de la version théâtre que de la version film : deux bandes d’immigrés, les uns fils d’immigrés blancs d’Europe, les autres de Porto Rico se disputent Harlem, un quartier de New-York : le film remportera dix oscars (sur onze nominations) lors de la 34° cérémonie des oscars. Le ballet moderne fait une entrée fracassante sur la scène : la vitalité a la force d’un ouragan, laissant la place quand il le faut à la romance très très sucrée.
19 10 1961
Henri Germain Delauze fonde, avec les frères Poudevigne, la COMEX – Compagnie Maritime d’Expertise – sise traverse de la Jarre, près de La Vieille Chapelle, à Marseille. Vingt ans plus tard, elle générera un chiffre d’affaire de plus d’un milliard de francs !
Mais qui est donc ce diable d’homme, qui rentre difficilement dans une case prédéfinie : grand capitaine d’industrie ? mais un capitaine d’industrie, il produit, et en série ; ce n’est pas son cas. Ingénieur frôlant le génie ? entrepreneur ? mais il n’est pas que cela, il est aussi passionné par la recherche. Corsaire ? parfois sans doute, mais juste pour le fun, et à la manière du Maréchal Leclerc, du temps où il lui fallait bien équiper sa 2° Division blindée, ce qu’il faisait en volant des véhicules militaires aux Américains à Alger, en les repeignant aussitôt dans la nuit. Un gros grain de sable dans cette si belle configuration : l’homme n’aime, ne jure que par la plongée, il n’aime pas le bateau : cela peut être préjudiciable.
Né en 1929 dans une famille modeste de viticulteurs de Cairanne, dans Vaucluse, Henri Delauze a une enfance rude : il est pensionnaire dans une institution religieuse et il travaille dur pour réussir des études d’ingénieur à l’Ecole des Arts et Métiers. C’est un élève doué et, à vingt ans, il est déjà sur son premier chantier ; un barrage en pierres de taille, à Madagascar. En 1953, il entre à l’Office Français de la Recherche Scientifique, que vient de créer Cousteau (né en 1910… ils ont une courte génération d’écart). Il participe entre autres à l’expédition de la Fontaine de Vaucluse. Puis, en 1956, il dirige les travaux gigantesques du tunnel de La Havane pour la Société des grands travaux de Marseille. Cela lui permet de s’installer quelque temps en Californie, l’occasion de décrocher un prestigieux Master of Science avec vingt-cinq mentions A+ sur vingt-cinq, du jamais vu, parait-il à Berkeley.
Mauro Zürcher
https://mzplongee.ch/wa_files/02-histoire_20de_20la_20plong_c3_a9e.pdf
Une fois crée la Comex… il part avec George Houot dans le bathyscaphe Archimède, avec lequel il atteint le 11 août 1962 la profondeur de 9 200 m, et dont, par après il gardera la responsabilité du matériel scientifique jusqu’en 1967.
27 10 1961
Au Conseil de Paris, Claude Bourdet s’adresse à Maurice Papon, préfet de Police. Il n’aura pas de réponse.
Monsieur le Préfet
J’en viens d’abord aux faits. Il n’est guère besoin de s’étendre. Parlerai-je de ces Algériens couchés sur le trottoir, baignant dans le sang, morts ou mourants, auxquels la Police interdisait qu’on porte secours ? Parlerai-je de cette femme enceinte, près de la place de la République, qu’un policier frappait sur le ventre ? Parlerai-je de ces cars que l’on vidait devant un commissariat du quartier Latin, en forçant les Algériens qui en sortaient à défiler sous une véritable haie d’honneur, sous des matraques qui s’abattaient sur eux à mesure qu’ils sortaient ? J’ai des témoignages de Français et des témoignages de journalistes étrangers. Parlerai-je de cet Algérien interpellé dans le métro et qui portait un enfant dans ses bras ? Comme il ne levait pas les bras assez vite, on l’a presque jeté à terre d’une paire de gifles. Ce n’est pas très grave, c’est simplement un enfant qui est marqué à vie !
Je veux seulement mentionner les faits les plus graves et poser des questions. Il s’agit de faits qui, s’ils sont vérifiés, ne peuvent pas s’expliquer par une réaction de violence dans le feu de l’action. Ce sont des faits qui méritent une investigation sérieuse, détaillée, impartiale, contradictoire.
D’abord, est-il vrai qu’au cours de cette journée, il n’y ait pas eu de blessés par balle au sein de la Police ? Est-il vrai que les cars radio de la Police aient annoncé au début de la manifestation dix morts parmi les forces de l’ordre, message nécessairement capté par l’ensemble des brigades… et qui devait donc exciter au plus haut point l’ensemble des policiers ? C’était peut-être une erreur, c’était peut-être un sabotage, il faudrait le savoir ; et peut-être, d’autre part, n’était-ce pas vrai. C’est pour cela que je veux une enquête.
De même, est-il vrai qu’un grand nombre des blessés ou des morts ont été atteints par des balles du même calibre que celui d’une grande manufacture qui fournit l’armement de la Police ? Qu’une grande partie de ces balles ont été tirées à bout portant ? Une enquête dans les hôpitaux peut donner ces renseignements. Il est clair que ce n’est pas n’importe quelle enquête et que ceux qui la feraient devraient être couverts par son caractère officiel et savoir qu’ils ne risqueraient rien en disant la vérité.
Et voici le plus grave : est-il vrai que dans la cour d’isolement de la Cité, une cinquantaine de manifestants, arrêtés apparemment dans les alentours du boulevard Saint-Michel, sont morts ? Et que sont devenus leurs corps ? Est-il vrai qu’il y a eu de nombreux corps retirés de la Seine ? Dans les milieux de presse, et pas seulement dans les milieux de la presse de gauche, dans les rédactions de la presse d’information, on parle de 150 corps retirés de la Seine entre Paris et Rouen. C’est vrai ou ce n’est pas vrai ? Cela doit pouvoir se savoir. Une enquête auprès des services compétents doit permettre de le vérifier. Cela implique, ai-je dit, non pas une enquête policière ou administrative, c’est-à-dire une enquête de la Police sur elle-même, mais une enquête très large, avec la participation d’élus.
J’en viens maintenant au propos qui est pour moi l’essentiel : celui qui vous concerne directement, Monsieur le Préfet de Police. Mon projet n’est pas de clouer au pilori la Police parisienne, de prétendre qu’elle est composée de sauvages, encore qu’il y ait eu bon nombre d’actes de sauvagerie. Mon projet est d’expliquer pourquoi tant d’hommes, qui ne sont probablement ni meilleurs, ni pires qu’aucun de nous, ont agi comme ils l’ont fait. Ici je pense que, dans la mesure où vous admettrez partiellement ces faits, vous avez une explication. Elle a d’ailleurs été donnée tout à l’heure : elle réside dans les attentats algériens, dans les pertes que la Police a subies.
Il s’agit seulement d’expliquer, sur le plan subjectif, l’attitude de la Police, cette explication est, en partie, suffisante. Nous nous sommes inclinés assez souvent ici sur la mémoire des policiers tués en service commandé pour le savoir, mais cela n’explique pas tout. Et surtout, ces explications subjectives ne suffisent pas. Le policier individuel riposte lorsqu’il est attaqué, mais il faut voir les choses de plus loin. Ce qui se passe vient d’une certaine conception de la guerre à outrance menée contre le nationalisme algérien. Ici on peut me répondre : Auriez-vous voulu que nous laissions l’ennemi agir librement chez nous ? Et même commettre des crimes impunément ? Sur ce plan, la logique est inévitable : l’ennemi est l’ennemi ; il s’agit de le briser par tous les moyens, ou presque. Mais l’ennemi répond alors de la même façon, et on arrive là où nous sommes aujourd’hui.
Il était impossible qu’il y ait une guerre à outrance en Algérie et qu’il ne se passe rien en France. Mais ce que je dis – et cela me semble vérifié pour tout ce qu’on a dit ici, à droite, sur la puissance du FLN en France, et sur la menace qu’il représente -, c’est qu’il aurait pu rendre la situation infiniment plus grave qu’il ne l’a rendue.
Les dirigeants algériens ont agi non pas en vertu de sentiments d’humanité mais dans leur propre intérêt, parce qu’ils voulaient pouvoir organiser les Algériens en France, parce qu’ils voulaient collecter comme on l’a dit et cela, vous le savez bien, en général beaucoup plus par le consentement que par la terreur. Il y avait là aussi, probablement, l’influence d’un certain nombre de cadres algériens, en particulier de ces cadres syndicaux de l’UGTA – Union Générale des Travailleurs Algériens – très enracinés dans le mouvement syndical français, très proches de la population métropolitaine, hostiles au terrorisme. Ce sont malheureusement eux, justement, parce qu’ils étaient connus, repérés, voyants, qui ont été les premiers arrêtés, souvent déportés en Algérie, et on ne sait pas malheureusement, vous le savez, ce que ceux-là sont devenus.
Vous répliquerez qu’il y a eu, dès le début de la guerre, des règlements de compte entre Algériens, des liquidations de dénonciateurs, etc., c’est-à-dire des crimes que la Police ne pouvait pas tolérer, quelle que fût sa politique. Oui, mais il y a, pour la Police, bien des façons d’agir et dans les premiers temps, on n’a pas vu se produire, du côté policier, les violences extrêmes qui sont venues ultérieurement. Ce que je dis, c’est qu’à un certain moment, on a estimé que cette action de la Police ne suffisait pas.
On a estimé qu’il fallait qu’à la guerre à outrance menée contre le FLN en Algérie corresponde la guerre à outrance menée contre le FLN en France. Le résultat a été une terrible aggravation de la répression, la recherche par tous les moyens du renseignement, la terreur organisée contre tous les suspects, les camps de concentration, les sévices les plus inimaginables et la chasse aux ratons.
Je dis, Monsieur le Préfet de Police, que vous-même avez particulièrement contribué à créer ainsi, au sein d’une population misérable, épouvantée, une situation où le réflexe de sécurité ne joue plus. Je dis que les consignes d’attentats contre la Police étaient bien plus faciles à donner dans un climat pareil de désespoir. Je dis que même si de telles consignes n’existaient pas, le désespoir et l’indignation suffisaient souvent à causer des attentats spontanés, en même temps qu’à encourager ceux qui, au sein du FLN, voulaient en organiser. Je dis qu’on a alimenté ainsi un enchaînement auquel on n’est pas capable de mettre fin.
Je pense, Monsieur le Préfet de Police, que vous avez agi dans toute cette affaire exactement comme ces chefs militaires qui considèrent que leur propre succès et leur propre mérite se mesurent à la violence des combats, à leur caractère meurtrier, à la dureté de la guerre. C’était la conception du général Nivelle au cours de l’offensive du Chemin des Dames, et vous savez que l’Histoire ne lui a pas été favorable. C’est cette conception qui a été la vôtre à Constantine et celle que vous avez voulu importer dans la région parisienne, avec les résultats que l’on sait. Maintenant, vous êtes pris à votre propre jeu et vous ne pouvez pas vous arrêter, même en ce moment, à une époque où la paix paraît possible. La terreur à laquelle la population algérienne est soumise n’a pas brisé la menace contre vos propres policiers, bien au contraire. J’espère me tromper, j’espère que vous n’aurez pas relancé, d’une manière encore pire, l’enchaînement du terrorisme et de la répression.
Car, enfin, il n’était pas condamnable, il était excellent que le FLN cherche, lui, à sortir de cet engrenage par des manifestations de rue, des manifestations dont un grand nombre de gens ont dit qu’elles étaient, à l’origine, pacifiques. Nous aurions dû comprendre, vous auriez dû comprendre, que c’était là l’exutoire qui permettrait au désespoir de ne pas se transformer en terrorisme. Au lieu de cela, vous avez contribué à créer une situation pire. Vous avez réussi, et peut-être certains s’en félicitent-ils, à dresser contre les Algériens, il faut le dire, une partie importante de la population parisienne qui ne comprend pas évidemment pourquoi ces Algériens manifestent. Elle n’est pas algérienne, cette population, elle ne vit pas dans les bidonvilles, sa sécurité de tous les instants n’est pas menacée par les harkis, etc. Alors, évidemment, que viennent faire dans les rues ces Algériens ? Leur attitude est incompréhensible !
Je dis, Messieurs les Préfets, mes chers collègues, que loin de chercher à réprimer l’agitation politique des Algériens, nous devons dans cette perspective de négociation, de paix, qui s’ouvre enfin, même si c’est trop tard – nous devons chercher à légaliser l’activité politique des Algériens en France. Il faut que leur action politique s’effectue au grand jour, avec des organisations légales, donc contrôlables, avec des journaux que l’on puisse lire. Nous devons leur laisser d’autres moyens que ceux du désespoir.
Monsieur le Préfet, cela suppose que vous, vous changiez d’attitude. Ici je suis obligé de vous poser une question très grave. Je vous prie, non pas de m’en excuser, car vous ne m’en excuserez pas, mais de comprendre qu’il est difficile, pour un journaliste qui sait que son journal sera saisi, si quoi que ce soit déplaît un peu trop à la Police ou au gouvernement, d’écrire un article sur ce sujet. Mais quand ce journaliste est conseiller municipal, il a la possibilité de venir dire ces choses à la tribune et de les dire sans ambages.
Voici ma question : est-il vrai qu’au mois de septembre et d’octobre, parlant à des membres de la Police parisienne, vous ayez affirmé à plusieurs reprises que le ministre de la Justice avait été changé, que la Police était maintenant couverte, et que vous aviez l’appui du gouvernement ? Si c’était vrai, cela expliquerait, en grande partie, l’attitude de la Police au cours de ces derniers jours. Si ce n’est pas vrai, tant mieux. De toute façon, d’ici quelques années, d’ici quelques mois, quelques semaines peut-être, tout se saura, et on verra qui avait raison. Et si j’avais eu tort aujourd’hui, je serais le premier à m’en féliciter.
30 10 1961
Khrouchtchev fait déplacer le cercueil de Staline : il quitte de voisinage de Lénine dans le mausolée de la Place rouge pour rejoindre des seconds couteaux dans l’enceinte du Kremlin.
7 11 1961
Premier essai nucléaire souterrain français : cela se passe dans le plus grand secret à In Ekker, dans le Sahara ; la presse n’en sera informé qu’au mois de mai 1962.
21 11 1961
Élisabeth II a entrepris une tournée des pays anglophones africains. Son premier ministre Harold MacMillan, lui a conseillé de s’en tenir à la plus stricte neutralité. Mais elle vient de recevoir les Kennedy et leur bonheur dans la liberté l’a marquée. L’entreprise est à risques : le Ghana est indépendant depuis peu avec, à sa tête, Kwame Nkrumah, un marxiste qui se fait fort de quitter le Commonwealth… et voilà que la reine d’Angleterre invite le président marxiste d’un pays d’Afrique anglophone à ouvrir le bal… le lendemain, il n’était plus question de quitter le Commonwealth ! Send her victorious, happy and glorious !
Cela, c’est pour la diplomatie car, en coulisse, les histoires ne sont pas si roses. Harold Macmillan, le premier ministre a prononcé un an plus tôt un discours au titre ronfleur : Wind of change – le Vent du changement – indiquant que le Royaume-Uni allait accorder l’indépendance à ses colonies africaines ; un an plus tard, Iain Macleod, secrétaire d’État aux colonies va décider que les gouvernements des nouveaux pays indépendants ne devront avoir accès à aucun document pouvant embarrasser le gouvernement de Sa Majesté…. s’ensuivit une gigantesque campagne de rapatriement, dissimulation et au besoin destruction d’archives, regroupées en deux lots : les legacy files, appelées à être léguées aux nouveaux États une fois triées et les wachfiles, les documents sensibles à surveiller, en clair, destinés à être détruits. Ces Migrated Archives resteront au secret pendant un demi-siècle puis seront graduellement ouvertes au public à partir de 2012.
4 12 1961
Pierre Bergé et Yves Saint Laurent lancent leur propre maison de couture. Ils s’étaient rencontrés trois ans plus tôt, le 3 février 1958, au dîner en l’honneur du premier défilé d’Yves Saint Laurent, qui, à 21 ans, avait pris la succession de Christian Dior : Pierre Bergé avait vite remarqué que le prodige de la mode aux épaisses lunettes allait être des plus grands. Mais avoir 21 ans en 1958, pour un homme cela signifie être appelé en Algérie, et Yves Saint Laurent avait alors sombré dans la dépression… hospitalisation de deux mois et demi au Val de Grâce pour, finalement, être licencié de chez Dior par son propriétaire Marcel Boussac, patron d’extrême droite, partisan de l’Algérie Française, aux dires de Pierre Bergé. Dès lors disponible, et admiré d’un mécène, le tapis rouge allait rester quasiment déroulé en permanence jusqu’en 2002. YSL mourra en 2008.
6 12 1961
On ne se débarrasse pas de Dalida comme ça !
La vague déferlante du yéyé inonde les ondes. Les jeunes idoles, Johnny Halliday, Sylvie Vartan, Eddy Mitchell, vont-ils faire choir Dalida de son piédestal ? Elle en a peur, car elle le sent bien, son style par rapport à celui des idoles des jeunes commence à dater. Il faudrait réagir, innover, inventer. Mais personne à cette époque n’est à ses côtés pour la conseiller.
Et puis, est-ce un hasard si les programmateurs de radio passent plus souvent ses vieux succès que les tubes les plus récents ? Pour tous, ça ne fait aucun doute : à travers eux, c’est Lucien Morisse [un de ses ex] qui se venge !
Une véritable cabale s’organise autour de Dalida. Les envieux rejoignent la troupe des Cassandre, et tout est bon désormais pour la vilipender, pour prédire sa fin proche.
Seulement, c’est compter sans l’énergie et la ténacité de la petite Yolanda !
Toute seule, elle inscrit du rock à son répertoire, change de look, adopte les ballerines et le pantalon. Et, sur un coup de tête, elle décide de passer en fin d’année à l’Olympia.
Bruno Coquatrix en est le premier surpris. D’abord parce que Dalida a longtemps boudé son music-hall et, surtout, parce qu’il ne croit plus vraiment qu’il y a encore un public pour les ritournelles et les roucoulades à l’italienne. Place au yé-yé et au rock !
On a beau expliquer à Dalida que les goûts du public ont changé, elle renonce à croire qu’elle est passée de mode. Elle persiste et signe… un contrat qui stipule qu’elle fera sa rentrée à l’Olympia le 6 décembre 1961
Déjà le tout-Paris se prépare pour une corrida. C’est une mise à mort, peut-on lire un peu partout dans la presse. Libération titre : Dalida, hallalli !
Dalida chante, mouille sa chemise, s’engage, la salle ne paraît pas conquise. Et enfin, elle en termine avec :
Mes yeux ne sont faits que pour ton réveil. / Mes lèvres ne servent qu’à bercer ton sommeil, / Mon épaule est formée pour le creux de tes bras, / Et mon corps, tout entier, pour dormir avec toi, / Et depuis lors, je me sens vivre / Je me sens vivre parce que je t’aime, / Parce que je t’aime et suis aimée de toi…
Comment ces paroles vont-elles agir sur les 2 000 spectateurs jusqu’à présent si hostiles ? Le dernier accord vient d’être frappé. Pas un mouvement dans la salle. Pas un applaudissement. Le silence froid et glacial. Dalida salue le public. Elle se redresse, prête à défier la terre entière et, tout à coup, c’est l’explosion, la rafale d’applaudissements !
Standing ovation, Lucien Morisse en premier. Marée hurlante de bravos, de vivats, de bis. Les fleurs recouvrent la scène. Dalida est abasourdie, estomaquée, bouleversée. Les larmes aux yeux, elle salue une nouvelle fois son public, conquis. C’est le triomphe, la victoire. Dali a gagné.
Bernard Pascuito. Dalida une vie brûlée. L’Archipel 1997
Mort de Frantz Fanon psychiatre antillais fervent d’antipsychiatrie. Son livre Les Damnés de la terre (édité par Maspero puis par La Découverte) avait été saisi dès la sortie, quelques jours avant sa mort : la décolonisation ne se fera que dans un affrontement décisif et meurtrier. […] au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, (…) le réhabilite à ses propres yeux.
Avant même que l’Algérie ne fête son indépendance, trois mois plus tard, il était parvenu à acquérir la nationalité algérienne.
Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. […]N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVII° siècle ?
Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ?
Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ?
Je n’ai pas le droit, moi, homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi, homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race.
Je n’ai pas le droit, moi, homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître.
Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtre domestiqués.
Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc […]
Non, je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc.
Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir.
Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas de Ya bon banania qu’il persiste à imaginer. Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain.
Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix […]
Ma vie de doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres.
Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui se cherchent.
Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. […]
Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des négriers du XVII° siècle ?
Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la culpabilité dans les âmes ?
La douleur morale devant la densité du Passe ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes , des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur les épaules. […]
Je n’ai pas le, droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. […]
Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’un chose :
Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est à dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve.
Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.
Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contingence. Le malheur de l’homme est d’avoir été un enfant.
C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence d’un monde humain. […]
Frantz Fanon. Peau noire, masques blancs. Paris, Seuil 1952
Ce manifeste plein d’honnêteté comme d’intelligence dénonce la pensée woke avec 70 ans d’avance. Il suppose aussi du courage… et le courage va se faire de plus en plus rare.
9 12 1961
La Tanzanie, ex Tanganika, proclame son indépendance.
19 12 1961
La cour d’Assises de la Gironde met fin au troisième procès de Marie Besnard en l’acquittant : c’est la fin d’une des plus longues affaires judiciaires du siècle ; on trouvait que les cadavres suspects s’étaient accumulés – onze – autour d’elle et qu’elle en était responsable en les ayant empoisonnée avec ce que l’on appelait encore les poudres de succession, les bouillons de 11 heures. Il s’agissait en l’occurrence d’arsenic. Elle répondait aux juges avec son seul bon sens : vous croyez vraiment qu’à 85 ans on a besoin d’arsenic pour mourir ! Les chansons, sur l’air de la Paimpolaise avaient tiré plus vite que les jurés :
La bonne ville de Loudun
Célèbre par Urbain Grandier [voir 1632-1638]
Se réveilla un beau matin
Avec sa super Brinvilliers
Une femme assassin
Pire que la Voisin
Marie Besnard attendit d’avoir 84 ans pour mourir : les tombereaux de ragots ne l’avaient pas abattu, et elle avait conservé une bonne dose d’humour : elle saluait ses visiteurs sur le soir de sa vie avec un : j’espère que je ne vous ai pas trop empoisonné avec mes histoires.
Harry et Gabriela Greenberg, juifs de Roumanie, arrivent à la gare de l’Est, à Paris, pour s’y installer. Volontaires ? Exilés ? la seule chose sûre, c’est qu’il ont été échangés contre des … cochons… des landraces danois… les meilleurs. Les Roumains ont faim [1] et le conducātor Ceaucescu n’est pas capable de mettre en œuvre les mesures qui permettraient aux paysans et aux éleveurs de nourrir le peuple. Par contre il reste encore trop de Juifs – 700 000 avant la guerre, 350 000 après -. Eh bien donc la solution est trouvée, il suffisait d’y penser : on fait du troc, on met à la porte des Juifs contre l’entrée de cochons ! Le contrat a été passé entre le ministère roumain de l’intérieur et Henry Jakober, un anglais fournisseur de bétail. On ne connaît par les termes exact du contrat : 1 juif = 1 cochon, ou bien 10 juifs = 1 cochon, ou bien, 10 cochons = 1 juif. Pareil cynisme a du donner du grain à moudre à l’humour juif, du style : Hitler s’est suicidé quand il a reçu la note de gaz. L’affaire est dite par Sonia Devillers, leur fille par ailleurs journaliste, surtout pour France Inter, qui dit cela dans Les Exportés. Flammarion 2022.
25 12 1961
Lancement du programme Saturne V, destiné à envoyer un homme sur la lune. La fusée Saturne est un monstre tel qu’on n’en refera pas : 3 000 tonnes, Ø 10 m, 111 m. de haut : elle sera opérationnelle en 1968. De leur coté, les Russes se lanceront dans un programme équivalent avec la fusée N1 conçue pour emmener un engin à même de poser pour un séjour de deux à quatre semaines trois cosmonautes sur la lune : le premier étage était constitué d’une botte de trente moteurs ! mais, de février 1969 à décembre 1972, les quatre essais seront autant d’échecs. Ils s’arrêteront là : le gouffre financier aura atteint ses limites.
1961
Juan Manuel Fangio passe son permis de conduire à 50 ans : il est retraité depuis quelques années, après avoir été 5 fois champion du monde, et avoir gagné d’innombrables courses automobiles ! Débuts du twist. Bruno Coquatrix en a assez de voir le public de l’Olympia casser les fauteuils de sa salle : il invite Jacques Brel : avec Ne me quitte pas, il entre avec fracas dans la cour des grands chanteurs reconnus en France : ovation à n’en plus finir, et aucun fauteuil cassé : Bruno Coquatrix est ravi. Ouverture de l’aéroport d’Orly. Scandale financier du CNL : Comptoir National du Logement, dans lequel est impliqué l’architecte Fernand Pouillon ; il fera de la prison ce qui lui permettra d’écrire les très belles Pierres Sauvages, sous la forme d’un journal de bord de l’abbé constructeur de l’abbaye du Thoronet, en Provence : un bijou.
François Mitterrand, sénateur de la Nièvre, maire de Château-Chinon, se rend pour trois semaines en Chine en compagnie de l’industriel François de Grossouvre, rencontré deux ans plus tôt lors d’un déjeuner organisé par l’Express financé pour partie par François de Grossouvre. C’est lui qui finance intégralement le voyage : sa relation avec François Mitterrand tient du coup de foudre (non réciproque), mais, comme il est aussi un honorable correspondant des services secrets français, il se fait coffrer dès l’arrivée, ce qui ne faisait pas partie de l’agenda. François Mitterrand fera des pieds et des mains pour le récupérer, bien amaigri, mais ça ne l’empêchera pas de rencontrer Mao Zedong.
Trois années noires se terminent pour la Chine, de 1959 à 1961, qui auront vu la famine tuer entre 20 et 30 millions de personnes. On va mettre fin à la politique du Grand Bond en avant, et revenir à un type d’exploitation familiale en agriculture. En Afrique, cela va encore bien pour ce qui est des précipitations : sur l’ensemble de ce XX° siècle, les lacs Tchad [ 315 000 km² au paléolithique, 25 000 km² en 1960, 1 350 km² en 2017] et Victoria auront connu leur plus haut niveau.
La Nouvelle Vague (qualificatif lancé par Françoise Giroud en 1959), le Twist et le Yéyé envahissent les radios et la télévision, mais il existe encore de petites perles qui parviennent à se faire leur place au soleil : Cora Vaucaire chante Trois petites notes de musique de Georges Delerue, dans le film Une aussi longue absence de Henri Colpi, sur un scénario de Marguerite Duras. Palme d’or à Cannes.
Trois petites notes de musique
Ont plié boutique
Au creux du souvenir
C’en est fini d’leur tapage
Elles tournent la page
Et vont s’endormir
Mais un jour sans crier gare
Elles vous reviennent en mémoire
Toi, tu voulais oublier
Un p’tit air galvaudé
Dans les rues de l’été
Toi, tu n’oublieras jamais
Une rue, un été
Une fille qui fredonnait
la la la la la, Je vous aime
Chantait la rengaine
la, la mon amour
des paroles sans rien de sublime
pourvu que la rime amène toujours
une romance de vacance
qui lancinante vous relance
vrai, elle était si jolie
si fraîche, épanouie
et tu ne l’as pas cueillie
vrai, pour son premier frisson
elle t’offrait une chanson
à prendre à l’unisson.
tout rêve
Rime avec s’achève
le tien n’rime à rien
fini avant qu’il commence
le temps d’une danse
l’espace d’un refrain
Trois petites notes de musique
Qui vous font la nique
Du fond du souvenir
Jettent un cruel rideau de fer
Sur mille et une peines
Qui ne veulent pas mourir …
L’Arabie saoudite, agacée de voir l’université Al Azar du Caire s’octroyer un quasi monopole de fait dans la formation des élites arabes, crée l’université de Médine qui va dispenser un islam salafiste, qui deviendra au fil des ans une pépinière de terroristes : les GIA algérien par exemple, dans les années 1990.
C’est insensé ! Le Bateau de Henri Matisse est exposé au Museum of Modern Art de New York, affiché à l’envers pendant 47 jours. L’erreur est reconnue par une visiteuse du musée, Geneviève Habert. Elle en informe le New York Times qui alerte le directeur du musée Monroe Wheeler (en) et les choses rentrent dans l’ordre. Soixante et un ans plus tard, rebelote avec New York City I, œuvre du peintre abstrait néerlandais Piet Mondrian au musée Kunstsammlung de Düsseldorf (Allemagne), et ce, depuis puis 1945.
On a envie de dire : Et alors ! la belle affaire ! Cela a-t-il un sens de demander qu’un tableau abstrait ait un sens ? Tout ça, c’est des histoires qui n’ont aucun sens ! Elles sont insensées !
14 01 1962
Début de la PAC : Politique Agricole Commune de la CEE.
Proposée dès 1950 par la France et prévue par le traité de Rome de 1957 instituant la Communauté économique européenne, la Politique agricole commune – PAC- est lancée au Conseil européen du 14 janvier 1962. La décision du Conseil crée un marché commun pour les céréales, le porc, les œufs et volailles, les fruits et légumes et le vin, en même temps qu’un fonds de garantie – le FEOGA – qui assure un prix minimum garanti aux producteurs et subventionne les exportations ( en payant la différence entre le prix garanti et le cours mondial). Fortement excédentaire en vin et en céréales, la France en est la première bénéficiaire. La même année, la loi du 8 août vient compléter la loi d’orientation agricole du 5 août 1960, en accordant un droit de préemption aux SAFER – Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural -, qui instaure une prééminence de la logique productive sur la propriété, et en créant l’indemnité viagère de départ – IVD – complément de retraite accordé aux agriculteurs âgés qui cèdent leur terre pour permettre à de plus jeunes de s’installer ou de s’agrandir. La PAC et les lois gaullistes d’orientation agricole accompagnent ainsi la grande mutation de l’agriculture française entre 1946 et 1974 : une production agricole quasi doublée pour une population agricole qui chute de 7 millions à moins de 3 millions d’actifs.
Armelle Campagne, Léna Humbert, Christophe Bonneuil Histoire Mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron et 132 auteurs encadrés par Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou. Seuil 2018
28 et 29 01 1962
Les négociations avec le FLN reprennent aux Rousses, dans le Jura. Elles se poursuivront du 11 au 18 février. Pour de Gaulle, il est impératif d’aboutir… et on va donc aller de reculades en reculades.
30 01 1962
À peine indépendante, la Tanzanie se met à rire, et à rire, et à rire…
À Kashasha, un village de la côte ouest du lac Victoria, dans un pensionnat pour filles de 12 à 18 ans tenu par des missionnaires trois élèves commencent à être prises de crises soudaines de rire mais aussi de pleurs, dont la durée varie de quelques minutes à quelques heures. Ces accès, entrecoupés de moments de répit, s’accompagnent d’agitation, voire de gestes violents lors des tentatives de contention. Les troubles peuvent durer jusqu’à seize jours, et ils sont contagieux.
Le 18 mars 1962, 95 des 159 filles scolarisées sont touchées. L’établissement est fermé. Une deuxième vague de ce que la population baptise maladie du rire ou folie touche 57 élèves entre le 21 mai 1962 et la fin juin, après la réouverture de l’école. Mais à mesure que les pensionnaires sont renvoyées chez elles, l’épidémie s’étend. Leurs proches sont contaminés, d’abord les enfants et les adolescents, puis les adultes également. Dans l’agglomération de Nshamba, 217 habitants sur 10 000 sont affectés en deux mois. Plusieurs écoles doivent fermer.
Au moment de la publication de l’article des docteurs Rankin et Philip, l’épidémie est loin d’être sous contrôle. Chaque patient a eu des contacts très récents avec un individu souffrant de la maladie, écrivent-ils en 1963. La maladie se propage encore à d’autres villages, cela interfère avec l’éducation des enfants et il y a une peur considérable dans la population.
Les trois fillettes à l’origine de l’épidémie sont toujours restées muettes quant aux raisons qui ont déclenché leur premier fou rire.
Plusieurs épidémies de rire ont éclaté dans les années 1960 et 1970 dans des pays comme l’Ouganda, la Tanzanie, la Zambie. Au Bostwana aussi, où, en 1976, au moins 93 collégiens se retrouvent en transe, avec des accès de rire, de pleurs mais aussi de violence – ils lancent des objets sur leurs camarades et leurs professeurs. Persuadés qu’il s’agit d’un phénomène d’envoûtement, des villageois demandent à la direction de l’école de faire venir un guérisseur, mais l’administration refuse et ferme l’établissement pendant trois semaines.
Pourquoi de telles hystéries collectives émergent-elles en Afrique à cette époque ? Et si les fous rires sont un symptôme de la somatisation d’une angoisse, qu’est-ce qui pouvait stresser à ce point les jeunes Africains ? Les années 1960-1970 sont celles de la décolonisation. Or cette épidémie de rire au Tanganyika a démarré en janvier 1962, juste après la proclamation d’indépendance, le 9 décembre 1961. Des sociologues tel Bartholomew soulignent aussi l’importance des conflits émotionnels vécus par des enfants élevés dans des milieux hypertraditionnels, puis exposés à des idées radicalement différentes dans les écoles.
La personnalité et le profil socioculturel des individus ont sans doute aussi joué un rôle. Ainsi, le fou rire géant de 1962 a atteint des adultes, mais aucun chef de village, professeur, policier ou autre lettré, selon l’article de 1963. Les non-intellectuels, les pauvres et les individus très collectivistes sont davantage touchés dans les épidémies psy. Il ne faut pas oublier que dans une foule en proie à un phénomène hystérique, c’est la capacité à être à l’unisson, c’est-à-dire à s’oublier pour se fondre dans la collectivité, qui en est un des moteurs, dit Patrick Lemoine, psychiatre.
Sandrine Cabut. Extraits du Monde 1 août 2014
5 02 1962
Manifestation anti-OAS à Paris. Intervention de la police à la station de métro Charonne : 9 morts.
11 au 18 02 1962
Championnats du monde de ski alpin à Chamonix : la moisson est autrichienne, chez les hommes comme chez les femmes, mais Charles Bozon et Guy Périllat font un doublé en slalom spécial et Marielle Goitschel prend le combiné et l’argent en slalom : elle a 16 ans et demi.
20 02 1962
L’Américain John Glenn effectue 3 révolutions à bord de la capsule Mercury Friendship, en 4 h 56’ 26” à 28 000 km/h.
21 02 1962
Au Conseil des Ministres, Mademoiselle Sid Cara, la seule musulmane du gouvernement est en pleurs : elle craint pour le sort des musulmans pro-français ; Maurice Couve de Murville redoute une Algérie révolutionnaire et totalitaire avec laquelle la coopération pourrait se révéler difficile. De Gaulle, lui, annonce à mots à peine voilés, les massacres qui se dessinent : Que les accords soient aléatoires dans leur application, c’est certain. La seconde conférence d’Évian va commencer le 7 mars. Les représentants du FLN n’auront qu’un objectif : se garantir le contrôle exclusif de la République algérienne.
9 03 1962
La Commission de réforme de Strasbourg décide de renvoyer le soldat Joyaux – alias Philippe Sollers – dans ses foyers. Motif inscrit sur le livret militaire : réformé numéro 2 sans pension, terrain schizoïde aigü. Cela faisait presque trois mois que Philippe Sollers faisait son cinéma pour éviter de partir sous les drapeaux en Algérie : il avait commencé par simuler des crises d’asthme (fréquentes pendant sa jeunesse), puis fait une grève de la faim. De l’hôpital Percy de Clamart, il avait été transféré à l’hôpital militaire de Belfort, où il était resté deux mois, simulant encore une dépression nerveuse. Les jours passaient. Francis Ponge était intervenu auprès de Gaëtan Picon, chef de cabinet d’André Malraux. Jean Lacouture et les éditions du Seuil, à l’instigation de Jean Cayrol, avaient écrit au ministère des Armées. C’est quand même plus économique que les années de prison que font les objecteurs de conscience qui ne peuvent atteindre André Malraux. C’était déjà un malin, ce garçon… il est vrai aussi qu’il n’était pas seul à pratiquer la simulation.
15 03 1962
Marchand, Aoudia, Eymar, Basset, Hammoutène, et l’écrivain Mouloud Feraoun, tous professeurs, sont assassinés au centre social de Château-Royal, à Alger par l’OAS.
18 03 1962
Le cessez le feu est signé à Évian, mettant fin à la guerre d’Algérie, qui aura coûté la vie à 500 000 hommes. 263 000 supplétifs algériens – les harkis [2] – auront combattu dans les rangs de l’armée française : de mars à juillet 62, 60 000 à 80 000 d’entre eux se feront massacrer beaucoup plus par les combattants algériens de la 25° heure que par des membres du FLN : l’heure des règlements de compte avait sonné.
Mon harki, je l’ai retrouvé dans les barbelés de mon poste, émasculé, les parties dans la bouche et les yeux ouverts… Et ce regard vitreux d’un mort m’a empêché de dormir pendant vingt ans. Il m’a empêché de dormir, parce que moi, je sais que s’il avait choisi de me tuer, il serait peut-être encore vivant aujourd’hui. Et il n’a pas choisi de me tuer, et moi, je suis encore là…
Jean-Pierre Gaildraud, chef de harka.
1 420 000 hommes, – soldats de métier, rappelés et appelés du contingent – ont servi en Algérie. 28 944 militaires français y sont morts. Ce cessez le feu marque aussi le début de l’exode des Pieds Noirs, les Européens d’Algérie : 800 000 d’entre eux partiront pour la France. 200 000 restèrent
Avec les Français, il faut aller jusqu’au bout de la négociation, puis poser une nouvelle condition. Ça les déstabilise complètement
Abdelaziz Bouteflika, 28 ans, ministre des Affaires Étrangères de Ben Bella
Philippe Ariès a écouté l’annonce de de Gaulle : même s’il avait fallu en venir à cette extrémité, l’histoire et ses morts méritaient un autre ton.
20 03 1962
Les harkis se voient proposées les trois solutions suivantes :
Toutes ces mesures présentent pour la France l’avantage d’éviter un afflux massif des anciens harkis vers la France ; malgré tout ils choisiront très majoritairement cette dernière solution.
26 03 1962
Une manifestation pacifique de pieds noirs est mitraillée par des tirailleurs algériens de l’armée française, rue d’Isly à Alger : 61 morts, 120 blessés. Le massacre prendra fin sur la supplique d’un gradé : Halte au feu, halte au feu, mon capitaine ! retransmis en direct sur Europe 1.
Au début du printemps, en grand secret, par une opération que l’avenir n’éclaircirait pas, le gouvernement ferait tirer des hommes de main sur la foule désarmée des colons et les militaires qui la protégeaient. Qu’ils se taisent une bonne fois pour toutes ! Qu’ils comprennent que leur propre pays les affronte ! La fusillade ferait un grand drame et le silence définitif.
Les colons d’ailleurs se taisaient d’autant mieux que commençait leur massacre. On peut dire qu’ils étaient aussi occupés à mourir qu’à partir. Les détonations des armes envahissaient l’air brûlant, effaçant celles de la mer sur les rochers. Vers les quais des ports affluaient les survivants avec leurs valises. Ils avaient compris que le Vieux Pays les abandonnait, ils ignoraient encore qu’ils y seraient mal reçus. Ils prenaient les bateaux, et la mer d’acier bleu les portait loin de leur terre natale. Ils quittaient toute leur vie. Car dans les rues, c’était mains contre le mur qu’ils finissaient fusillés, tandis que leurs oreilles emplissaient des sacs mis au réfrigérateur.
Les nouveaux maîtres se chargeaient aussi bien de torturer les indigènes autrefois ralliés à l’Empire. Une culture s’effondrait dans l’enchantement violent de la victoire. Tout un passé était nié. Les vainqueurs dénonçaient les traîtres à la cause. Ils leur arrachaient les yeux. Ils leur arrachaient le sexe. Ils les éventraient, leur coupaient les oreilles, les brûlaient à l’huile bouillante, ils les faisaient griller. Ou bien ils les enfermaient dans des cages, les enchaînaient, les empalaient, les promenaient ainsi martyrisés, en les regardant mourir. Ils les écoutaient crier. Ils les faisaient marcher, comme les troupeaux de moutons, sur le sable des plages qu’il fallait bien déminer. Où étaient passés les officiers du Vieux Pays qui pouvaient les défendre ? Aux ordres du général de Grandberger, [de Gaulle. ndlr] ces anciens compagnons d’armes étaient au cantonnement. Aucun repentir ni aucun pardon n’effacerait la morsure de leur honte.
Qui d’autre que Jean de Grandberger portait la responsabilité morale de ces ignobles moments ? demandais-tu. Dans les casernes, le frisson d’une impuissance outrée avait pris les soldats. L’interdiction d’intervenir était formelle. Les officiers téléphonaient en métropole. Les ordres étaient maintenus, l’infamie confirmée : interdiction d’agir. A ce moment précis, l’armée obéissante se sentit déshonorée. Victorieuse par les armes, dépossédée de sa victoire, humiliée et contrainte à trahir par la politique ! C’était pourtant la guerre qui faisait naître et mourir les Etats !
Alice Ferney. Passé sous silence. Actes sud 2010
Aucun des discours aux Français du Général n’évoqua jamais le massacre. Pas un mot ne fut dit par le président de la République pour les morts de la rue d’Isly. Ce silence avait une signification. Les populations européennes d’Algérie comprirent que leur sort lui était indifférent et que la France les abandonnait. Elles firent leurs valises. Elles n’étaient pas les seules à être abandonnées, elles n’étaient pas les plus menacées. En avril, après cette tragédie de la Poste, le glorieux régiment du Belvédère fut dissous. Les paysans qui s’étaient faits soldats n’avaient plus qu’à rentrer chez eux. Ils étaient les plus compromis de l’histoire. A la question Qui demain sera le chef ? ils avaient mal répondu. C’était un pari, ils avaient misé : ils étaient ceux qui avaient choisi le camp de la France et combattu leurs frères du FLN. L’armée française les avait embarqué dans sa lutte. Encouragée par les gouvernements, l’armée avait été le ferment des fraternisations et des ralliements. Les musulmans avaient suivi son idéal. Et tout à coup, il s’agissait d’abandonner ces combattants ! Un an plus tôt, des officiers avaient refusé ce déshonneur, ils étaient en prison. Le 1° REP avait été dissous lui aussi. Peut-on dissoudre la gloire ? Oui, à coup de déshonneur.
Alice Ferney. Les Bourgeois. Actes sud 2017
Le 26 janvier 2022, Emmanuel Macron, président de la République, déclarera à une représentation de Pieds Noirs reçus à l’Élysée que Ce jour-là, les soldats français déployés à contre-emploi, mal commandés, ont tiré sur des Français (…). Ce jour-là, ce fut un massacre ; soixante ans après ce drame passé sous silence, la France reconnaît cette tragédie. Et je le dis aujourd’hui haut et clair : ce massacre du 26 mars 1962 est impardonnable pour la République. Toutes les archives françaises sur cette tragédie pourront être consultées et étudiées librement.
28 03 1962
Le bachaga Boualem appelle sur la radio clandestine de l’OAS à rejoindre le maquis OAS qui a gagné son fief.
29 03 1962
Les derniers commandos OAS, encerclés par l’armée, se rendent. Mort du commandant Bazin. Au lieu des alliés qu’elle attendait- les harkis du Bachaga Boualam et deux unités régulières de l’armée – l’OAS, tomba sur des concentrations de forces FLN dix fois supérieures en nombre dont il a été affirmé – et jamais démenti – qu’elles avaient été amenées à pied d’œuvre par les véhicules des gendarmes mobiles français. Un combat jusqu’au corps à corps, s’engagea. Les hommes de l’OAS qui échappèrent à la tuerie furent pourchassés et quand ils furent rejoints, sauvagement abattus… la dernière bataille de l’OAS…
Un organe exécutif provisoire algérien entre en fonction sous la présidence d’Abderrahmane Farès, qui le restera jusqu’au 25 septembre 1962. Prisonnier depuis le 4 novembre 1961, il avait été libéré le 19 mars 1962.
Robert Boulin, secrétaire d’Etat aux rapatriés, demande aux préfets du sud de la France de repérer des possibilités d’accueil et d’implantation dans leurs départements pour des Français de souche musulmane.
début 1962
Des paysans chinois se retrouvent à Pékin – on la nommera conférence des 7 000 – pour un bilan du Grand Bond en Avant et c’est une pluie de complaintes et de critiques ; Mao Zedong qui n’est plus président mais est encore à la tête du parti, se refusera à montrer sa colère et s’en tirera par une pirouette qui n’amusera que lui : Qu’ils s’épanchent pendant la journée, qu’ils aillent au théâtre le soir, nous ferons d’une pierre deux coups, tout le monde sera content.
3 04 1962
En conseil des Ministres, de Gaulle lance : Les harkis… ce magma qui n’a servi à rien et dont il faut se débarrasser sans délai.
5 04 1962
Le tunnel routier du Grand Saint Bernard est percé entre la Suisse et l’Italie.
8 04 1962
Le référendum sur les accords d’Évian est approuvé par 90 % des votants en métropole.
04 1962
Les massacres de harkis ont commencé sitôt signé le cessez le feu à Évian ; ils vont se poursuivre jusqu’à début 1963 : On crève les yeux des adjudants pro-français. On plonge les sous-lieutenants dans des chaudrons d’eau bouillante. De village en village, on offre les harkis à une population déchaînée. Certains récits décrivent des lambeaux de chair qu’on leur arrache et qu’on les oblige à manger. On empale des familles entières ; et on les jette sur des tas de fumier à la vue de la population. On pend, on embroche, on brûle vif. L’ALN attire les repentis par des promesses pour finalement les exécuter sauvagement. Les directives de l’ALN, tombées entre les mains de l’armée française, sont édifiantes : se montrer conciliant envers les harkis afin de ne pas provoquer leur départ en métropole, ce qui leur permettrait d’échapper à la justice de l’Algérie indépendante. Les valets du régime ne trouveront leur repos que dans la tombe. Partout dans le pays, les camps de harkis prolifèrent, les charniers se multiplient. Dans l’indifférence des officiels français et algériens.
Georges-Marc Benamou. Un mensonge français. Robert Laffont 2003.
Le gouvernement met en place des structures d’accueil, très en-dessous des besoins réels : 11 486 personnes seront recueillies, qu’on emploiera comme ouvriers forestiers dans nos forêts domaniales, sous la garde de l’ONF.
En Algérie les ordres envoyés aux officiers français deviennent stupéfiants : il faut désarmer en douceur les harkis. Pendant que se déroulent les massacres, les militaires français ont pour consigne de rester l’arme au pied : il ne faut procéder en aucun cas à des opérations de recherche dans les douars de harkis ou de leur famille. On ne peut pas faire de plus criant aveu d’abandon délibéré de la part de la France. Le principal souci de l’État, concernant les harkis, consiste à sanctionner les militaires qui leur sauvent la vie ! On estime de 60 000 à 80 000 le nombre de Français musulmans tués en Algérie entre mars 1962 et fin 1966… Un chiffre du même ordre que celui des Juifs vivant en France déportés et gazés à Auschwitz et ailleurs pendant la dernière guerre. Les harkis, pour la plupart, furent livrés à la vengeance des vainqueurs, sur l’ordre peut-être du général de Gaulle lui-même, lui qui par le verbe transfigura la défaite et camoufla les horreurs.
Raymond Aron. Mémoires
L’épisode des harkis constitue l’une des pages les plus honteuses de l’Histoire de France, comme l’ont été l’instauration du statut des Juifs le 4 octobre 1940 ou la rafle du Vél d’Hiv le 16 juillet 1942.
Dominique Schnapper, (fille de Raymond Aron)
La France, en quittant le sol algérien, n’a pas su empêcher ces massacres, elle n’a pas su sauver ses enfants.
Jacques Chirac, président de la République, le 25 septembre 2001
Les gouvernements français ont leur part de responsabilité dans l’abandon des harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d’accueil inhumaines des familles transférées dans les camps en France.
François Hollande, président de la République le 25 septembre 2016
Les parents ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants ont été agacées dit la Bible. Les raisins verts que notre république aveugle donna aux harkis sous forme de camps où ils furent parqués des années durant dans du provisoire, sous forme de pensions minables, d’emplois sous-payés etc…agacera les dents des enfants, des petits enfants, qui, 40 ans plus tard feront payer la facture sous forme d’islamisme intégriste, de repli identitaire, de délinquance tous azimuts et d’antisémitisme odieux.
26 04 1962
La fusée Ranger IV s’écrase sur la face cachée de la lune.
28 04 1962
René Desmaison, Robert Paragot, Paul Keller et le sherpa Gyalzen Mitchung arrivent au sommet du Jannu : 7 770 m. Les autres membres de l’expédition y seront le lendemain : Yves Pollet-Villar, Jean Ravier, André Bertrand et le Sherpa Wangdi, Lionel Terray, qui supplée Jean Franco dans le rôle du chef d’expédition. Seul Maurice Lenoir, malade n’ira pas au sommet.
1 05 1962
La France procède à un essai atomique souterrain Beryl, à 50 km au nord d’In Ekker, dans le Sahara, à peu près 200 km au nord de Tamanrasset, dans le massif granitique du Hoggar, par 24°03’46.8″ N et 5°02’30.8″ E. La France n’a pas mégoté pour équiper la base-vie des quelque 6 000 militaires – engagés et appelés – et les ingénieurs et techniciens du CEA : 108 000 km² au sud-ouest de Reggane, air climatisé, réfrigérateurs etc …
Officiellement, c’est le premier essai, en réalité le second. Et ça rate : les portes blindées de la galerie souterraine sautent, la montagne explose. Il est vrai qu’un membre du CEA avait obtenu, pour observer de l’uranium 235, que soit creusée une galerie proche du site de tir. Un trou dans l’emmenthal, cela fragilise le fromage… la roche de la montagne du Taourirt Tan Afella avait été fragilisée lors du premier essai, des laves et aérosols radioactifs avaient pu s’échapper suite à l’explosion, et être soufflés par le vent fort.
Des dizaines de personnes connaissent une exposition aux radiations, mais les conséquences sanitaires et environnementales demeurent officiellement limitées dans cette région désertique. On surveillera longuement les neuf personnes qui avaient été le plus exposées aux radiations, mais on ne se souciera pas des autochtones présents – les Touaregs et les ouvriers, pour la plupart algériens du village d’Ain M’guel – qui auraient pu être contaminés. Le vent d’ouest a emmené les radiations jusqu’à 150 km à l’est. Les ministres présents, Pierre Messmer, ministre de la défense et Gaston Palewski, ministre d’État, nommé depuis quinze jours, en charge des questions atomiques, témoigneront :
on a vu une espèce de gigantesque flamme de lampe à souder qui partait exactement à l’horizontale dans notre direction […] Cette gigantesque flamme s’est éteinte assez rapidement et a été suivie par la sortie d’un nuage, au début de couleur ocre, puis qui est rapidement devenu noir.
Pierre Messmer
Dans une chambre souterraine, une charge qui était prévue pour une puissance d’environ 50 à 60 kilotonnes, quatre fois la bombe d’Hiroshima, a explosé. On avait sans doute sous estimé sa puissance et surestimé la résistance des roches, car la montagne a littéralement sauté en l’air. Une poussière rouge a commencé à s’étendre […] nous sommes repartis de toute la vitesse de nos jeeps. Il a fallu ensuite se doucher avec du savon décontaminant.
Gaston Palewski au Conseil des ministres du 4 mai 1962
Les deux ministre seront évacués à vitesse V dans des voitures aux vitre fermées… pour éviter la contamination, mais à la ventilation plein pot : ne pouvant rentrer par la fenêtre la contamination rentrait par la ventilation… les pieds nickelés ne sont pas loin….
L’Etat et l’armée ont gardé le silence. (…) Les hommes sur le terrain n’ont fait l’objet d’aucun suivi médical. Mon commandant détacha la bande de résultats et repartit avec sans me fournir la moindre explication. Un peu plus tard, il me dira qu’elle avait tout simplement disparu.
Louis Bulidon. Les Irradiés de Béryl : l’accident nucléaire français non contrôlé, Ed. Thaddée, 180 p.
3 05 1962
Attentat à la voiture piégée à Alger : 62 morts musulmans.
4 05 1962
De Gaulle en conseil des ministres : L’intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des pieds-noirs.
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Voilà au fond le crime, l’injustice d’État. Les avoir exclus de la table des négociations d’Évian ; exclus aussi de la communauté nationale, en les interdisant de vote dans le référendum qui les concernait directement – aussi incroyable que cela paraisse aujourd’hui, les avoir niés. Avoir tenté ensuite d’entraver leur misérable exode, ne pas les avoir accueillis, leur avoir refusé la plus minimale humanité administrative à l’été 1962. En clair, les avoir exclus de la nation, au nom de la nation justement.
Georges-Marc Benamou. Un mensonge français. Robert Laffont 2003.
12 05 1962
Le ministre des Affaires Algériennes, Louis Joxe, diffuse un rappel à l’ordre : Pas de rapatriement hors du plan prévu ; renvoi, en principe, des anciens supplétifs en Algérie, prise de sanctions appropriées contre les complices de ces entreprises… éviter de donner la moindre publicité à cette mesure. Et le même jour, le général Buis ordonne à l’inspecteur général des SAS de faire en sorte que ses officiers s’abstiennent de toute initiative isolée destinée à provoquer l’installation des Français musulmans en métropole
14 05 1962
Le FLN lance sur tout le territoire de la Zone autonome d’Alger une offensive contre l’OAS : postes de commandement, cafés, bars, restaurants.
17 05 1962
Un contingent militaire américain est envoyé au Laos.
30 05 1962
Les Anglais fêtent la reconsécration de la cathédrale de Coventry, détruite par les bombardements allemands. Pour l’évènement, Benjamin Britten a composé le War Requiem, chant de réconciliation avec un baryton allemand – Dietrich Fischer Dieskau -, une soprano russe – Galina Vichnevskaïa, un ténor anglais – Peter Pears -. On y entend un Ami, je suis l’ennemi que vous avez abattu hier. Deux ans plus tard, Barbara chantera Faites que jamais ne revienne le temps du sang et de la haine, car il y a des gens que j’aime, à Göttingen, à Göttingen…
05 1962
La terreur aveugle de l’OAS s’étend à toute l’Algérie et même en métropole. Kennedy lance un appel solennel pour sauver les harkis, proposant même de les accueillir aux États-Unis. En France, on va se dépêcher d’occulter le retentissement de cet appel. Tous les commandos de chasse sont dissous, dont le commando Georges, composé uniquement de FLN ralliés au camp français : il aura neutralisé près d’une trentaine d’officiers de l’ALN, saisi 1 200 armes et mis hors de combat 1 800 rebelles.
Nikita Khrouchtchev, pour assurer la protection du régime castriste face aux menaces américaines, met en route un programme d’aide de 50 000 hommes et surtout de 60 missiles nucléaires. La flotte soviétique mouillée à Cuba sera protégée par quatre sous-marins, équipés de torpilles nucléaires.
17 06 1962
En avril, Nikita Khrouchtchev a passé quelques jours sur les bords de la mer Noire, en étant fort agacé de savoir des missiles Jupiter américains déployés sur la rive sud, en Turquie et pointés vers Moscou, atteignable 10 minutes après leur lancement. Lui vient l’idée d’en faire autant à Cuba, passé sous régime communiste depuis peu. Et l’idée prend forme :
Le plan de déploiement initial est ébauché par le général Anatoly Grobkov et deux assistants, quelques jours après la réunion, le 21 mai 1962, du conseil soviétique de défense, au cours duquel l’idée de Khrouchtchev est approuvée après débat.
Au total, une force de 50 874 hommes et du matériel, dont le déploiement exige 85 transports, des navires marchands pour la plupart, mais aussi quelques paquebots. Malinovsky approuve le déploiement le 4 juillet 1962 et Khrouchtchev donne son accord final trois jours plus tard.
Le 4 septembre 1962, quelques missiles sol-air et quelques bateaux lance-missiles (déployés en avant-garde) sont repérés lors de vols américains de reconnaissance et Kennedy annonce une première mise en garde, à quoi Khrouchtchev répond par quelques renforts :
Puisque la principale force balistique n’a pas encore été expédiée, il est prévu que ces renforts seront acheminés avec elle.
Du 17 juin 1962 à la mi-octobre 1962, des troupes sont acheminées par 876 bateaux, 180 voyages depuis les ports de Baltiisk, Liepāja, Sébastopol, Théodosie, Mykolaïv, Mourmansk et Kronstadt.
Oleg Penkovsky, un agent double du GRU, travaillant aussi pour la CIA et le MI6, leur dévoile l’emplacement de missiles.
Un satellite de reconnaissance Lockheed KH-5 Argon est mis en orbite le 9 octobre 1962 depuis la base californienne Vandenberg , et le 14 octobre 1962 des photographies sont prises depuis un avion de reconnaissance Lockheed U-2. Le 16 octobre 1962, la présence de missiles soviétiques à Cuba est confirmée au président Kennedy et à son commandement militaire. C’est le début de la crise des missiles de Cuba.
Wikipedia
Les responsables de l’OAS quittent l’Algérie. On voit un navire accoster à Marseille, renvoyé en Algérie à Philippeville ; les militaires français laisseront les soldats algériens procéder au débarquement des moghaznis qui s’y trouvaient : ils seront fusillés quelques instants plus tard place Marquet. Pierre Messmer demande à de Gaulle l’intervention de l’armée à trois endroits différents pour faire cesser les exactions commises par le FLN : réponse de de Gaulle : Il n’en est pas question, vous allez recommencer la guerre d’Algérie.
En 1956, Grace Kelly avait renoncé, par son mariage avec Rainier de Monaco, à sa carrière hollywoodienne, incompatible avec le statut d’épouse du prince monégasque. Six ans plus tard, pourtant, elle sera tentée par un retour sous les projecteurs et acceptera le rôle que lui offre Alfred Hitchcock dans Pas de printemps pour Marnie. Elle finira par abandonner le projet au profit de Tippi Hedren. À regrets :
18 Juin 1962
Cher Hitch
Cela m’a brisé le cœur de devoir abandonner le film – J’étais tellement enthousiaste à l’idée de le faire et particulièrement à l’idée de travailler de nouveau avec vous –
Lorsque nous nous reverrons, j’aimerais tout vous expliquer en personne, ce qui n’est pas facile à faire avec une lettre ou à travers une tierce personne. Il est malheureux que cela ait dû se passer de cette manière et j’en suis profondément désolée – Merci, cher Hitch, d’être si compréhensif et bienveillant à mon égard – Je déteste vous décevoir – Je déteste également l’idée qu’il y ait probablement d’autres bestiaux [c’est le qualificatif qu’employait Hitchcock] capables d’interpréter ce rôle avec talent. Malgré tout, j’espère que je resterai l’une de vos vaches sacrées –
Avec ma profonde affection,
Grace
Alfred Hitchcock répondra :
26 juin 1962
Ma chère Grace,
C’était triste en effet. J’avais très hâte de m’amuser et de prendre plaisir à faire un film avec vous de nouveau.
Sans l’ombre d’un doute, je pense que vous avez pris, non seulement la meilleure décision, mais aussi la seule décision possible, de mettre le projet de côté pour le moment.
Après tout, ce n’était qu’un film. Alma se joint à moi pour vous envoyer nos plus sympathiques et nos plus affectueuses pensées.
P.S. J’ai ajouté une petite cassette, que j’ai faite spécialement pour Rainier. Je vous en prie, demandez lui de l’écouter en privé. Ce n’est pas pour toutes les oreilles.
20 06 1962
Roger Degueldre, un des chefs commando de l’OAS, est condamné à mort par la cour militaire de justice pour onze chefs d’inculpation. Il est exécuté au fort d’Ivry.
21 06 1962
Kennedy se déclare hostile au développement du nucléaire français.
23 06 1962
Les prix de l’artichaut s’effondrent : les agriculteurs touchés en déversent des centaines de tonnes dans les rues de Saint Pol-de-Léon, en Bretagne.
27 06 1962
Notre combat est sans espoir et sans solution. Tout est fini. Adieu Algérie !
La radio de l’OAS
06 1962
Reece Ricombe, plongeur sous-marin, découvre par 15 m de fond près du rivage de l’île de Vanikoro, dans le Pacifique, des formes d’ancre et de canon qui pourraient bien appartenir à La Boussole, le second navire de La Pérouse, jusqu’alors non localisé.
1 07 1962
Le référendum d’autodétermination de l’Algérie, auquel les pieds-noirs n’avaient pas le droit de participer, prend une allure de plébiscite : 5 975 581 voix pour le oui, 16 534 voix pour le non.
Le général de Larminat, président du Haut Tribunal militaire, compagnon de la Libération, gaulliste fervent, se suicide : il n’en pouvait plus de condamner sur commande de de Gaulle.
3 07 1962
De Gaulle reconnaît officiellement l’indépendance de l’Algérie. Le GPRA rejoint Alger.
5 07 1962
Proclamation de l’indépendance de l’Algérie. Un an plus tard, le pays choisira un poème du Kassaman de Moufdi Zakaria, – 1908-1977, écrit en prison en 1955 à la demande de Abane Ramdane, comme hymne national, mis en musique par l’Egyptien Mohammed Fawzi :
Ô France ! Voici venu le jour où il te faut rendre des comptes
Prépare-toi ! Voici notre réponse
Le verdict, notre révolution le rendra
Car nous avons décidé que l’Algérie vivra
Soyez-en témoins ! Soyez-en témoins ! Soyez-en témoins !
La population arabe d’Oran s’apprête à la fête. Il y a encore 100 000 Européens à Oran. Les scouts musulmans, en foulard vert et blanc, forment le début de la manifestation, qui grossit vite, et marque un arrêt en arrivant sur la place Jeanne d’Arc, devant la cathédrale. Des youyous fusent, l’atmosphère s’échauffe et les regards sont attirés par une jeune musulmane qui est parvenue à grimper sur la statue équestre de Jeanne d’Arc. On lui tend un drapeau algérien, qu’elle parvient non sans mal à fixer à l’épée tendue vers le ciel. L’atmosphère tient de la transe collective sitôt que la fille a entrepris une danse du ventre endiablée entre les pattes de la monture. Les mains claquent au rythme de la danse : hommes, femmes, enfants exorcisent ainsi le mythe que la colonisation a imposé à l’Algérie : la virginité de Jeanne d’Arc. Il n’y a plus de France en Algérie, l’Algérie appartient aux Algériens. Il n’est pas loin de 11 heures. Des coups de feu claquent. Des hommes en arme surgissent : c’est le début d’un massacre qui ne cessera que lorsque l’armée française aura reçu les ordres pour le faire, à partir de 15 h 30. C’est le chaos dans la ville européenne. Des soldats algériens prennent position, sans que l’on puisse savoir s’ils sont du FLN, des ATO ou des pillards. La chasse à l’homme est ouverte : badauds, commerçants cafetiers sont abattus ; vers midi, les fonctionnaires de la Grande Poste d’Oran sont égorgés. Serge Lentz, envoyé spécial de Paris-Match voit passer un cortège d’environ 400 Européens qui vont être exécutés au quartier du Petit-Lac et entassés en charnier, sans sépulture. Jean-Pierre Chevènement, jeune énarque, est de permanence à la préfecture d’Oran : il fera effectuer par les services un pointage du nombre des victimes, le soir venu : on arrive à 807 personnes. La non-intervention de l’armée est atterrante [3] : vers midi, le général Katz, commandant militaire de la zone, sort enfin de son bureau, pour survoler la ville en hélicoptère : en liaison constante avec ses services, il sait… et il voit… il sait que des fuyards affolés tentent de se réfugier dans le hall de l’Écho d’Oran, il sait que des musulmans veulent faire la même chose, mais sont rendus aux fellaghas, il voit les voitures calcinées du front de mer, avec leur passagers tirés comme des pigeons, il sait que l’on a pendu une femme à un croc de boucher près du cinéma Rex… À 12 h 15, il rentre au bureau pour donner l’ordre… de ne pas bouger… et cela va durer jusqu’à 14 h 20 : les gendarmes mobiles ne seront opérationnels qu’à 15 h 30 et le calme de retour dans la ville à partir de 17 h. Le lendemain, autorités algériennes aussi bien que françaises parleront d’une provocation de l’OAS, avec un bilan de 25 morts.
Résumé de Un mensonge français. Georges-Marc Benamou. Robert Laffont 2003.
La ville était sens dessus dessous. Le cessez le feu du 19 mars 1962 mit le feu aux poudres des ultimes poches de résistance. Les couteaux croisaient le fer avec les mitraillettes ; les grenades relayaient les bombes ; les balles perdues engendraient des carnages. Et Émilie reculait pendant que j’avançais à travers la fumée et les odeurs de crémation. Avait-elle été tuée ? Emportée par une déflagration, le ricochet d’une balle ? Saignée à blanc dans une cage d’escalier ? Oran n’épargnait personne, fauchant les vies à tour de bras, ne se souciant ni des vieux ni des enfants, ni des femmes ni des simples d’esprit qui erraient parmi leurs hallucinations. J’étais là quand il y avait eu ces deux voitures piégées sur la Tahtaha qui firent cent morts et des dizaines de mutilés dans les rangs de la population musulmane de Médine J’dida ; j’étais là quand on avait repêché des dizaines de cadavres d’Européens dans les eaux polluées de Petit Lac ; j’étais là lorsqu’un commando OAS avait opéré un raid dans la prison de la ville pour faire sortir des prisonniers FLN dans la rue et les exécuter au vu et au su des foules ; j’étais là quand des saboteurs avaient dynamité les dépôts de carburant dans le port et noyé le Front de mer durant des jours sous d’épaisses fumées noires ; et je me disais qu’Emilie devait entendre les mêmes détonations, vivre les mêmes convulsions, subir les mêmes frayeurs que moi, et ne comprenais pas pourquoi nos chemins s’évitaient, pourquoi le hasard, la providence, la fatalité – enfin, n’importe quelle poisse faisait en sorte que nous nous frôlions peut-être des épaules dans cette masse de dégénérescence sans nous en rendre compte. J’étais furieux contre les jours qui se sauvaient dans tous les sens en brouillant les pistes qui menaient à Émilie, furieux de déboucher sur toutes sortes de scènes, toutes sortes d’individus, de traverser des stands de tir, des coupe-gorge, des abattoirs, des boucheries sans entrevoir une trace, un bout de trace, l’illusion d’une trace susceptible de m’aider à remonter jusqu’à Émilie, de penser qu’elle était encore de ce monde tandis qu’un vent de panique soufflait sur la communauté européenne. Dans les boîtes aux lettres, d’étranges paquets jetaient l’effroi sur les familles. La saison de la valise ou le cercueil était ouverte. Les premiers départs pour l’exil s’effectuaient dans une anarchie indescriptible. Les voitures écrasées de bagages et de sanglots se ruaient vers le port et les aérogares, d’autres en direction du Maroc. Les retardataires attendaient de vendre leurs biens pour s’en aller ; dans la précipitation, on cédait boutiques, maisons, voitures, usines, succursales pour des bouchées de pain ; parfois on n’attendait plus d’acheteurs, on n’avait même pas le temps de boucler sa valise.
Yasmina Khadra. Ce que le jour doit à la nuit. Julliard 2008
Durant l’été, on verra Jean Marcel Jeanneney, ambassadeur de France en Algérie, contrer la ligne d’indifférence inspirée par de Gaulle et Joxe. Georges Pompidou fera son possible pour le relayer : il ordonne en septembre d’assurer le transfert en France des anciens supplétifs menacés. 10 000 personnes sont rapatriées au cours du second semestre de 1962. 15 000 le seront en 1963, et 15 000 de 1964 à 1966. On compte encore 40 000 rapatriés sans aide officielle, pour arriver à un chiffre global de 90 000 rapatriés musulmans. Maurice Faivre et Jean Monneret remettront fin 2006 un rapport à Dominique de Villepin alors premier ministre sur les Français disparus en Algérie de 1954 à 1963. Sur la période précise du 19 mars 1962 au mois d’avril 1963, il avance un chiffre de 3 490 personnes enlevées, dont 1 940 présumées décédées, 910 libérés et 640 retrouvées vivantes. Sur les massacres d’Oran, il avance le chiffre de 453 enlèvements : la mort de 88 d’entre eux a été prouvée et 365 restent disparus.
Le 26 janvier 2022, Emmanuel Macron, président de la République, recevra des représentants des Pieds Noirs, leur déclarant que le massacre du 5 juillet 1962 doit être reconnu.
8 07 1962
Charles de Gaulle et Konrad Adenauer assistent à la messe en la cathédrale de Reims : on ne pouvait trouver plus puissant symbole de la réconciliation entre l’Allemagne et la France.
21 07 1962
L’Égypte annoncent la réussite d’un tir d’essai de quatre missiles sol-sol à même d’atteindre n’importe quelle cible au sud de Beyrouth ; deux jours plus tard, elle en fera défiler vingt devant près de trois cents diplomates étrangers. Avant même le premier tir réel, c’est une catastrophe pour le Mossad, le service secret israélien, qui n’a pas été à même de voir que des Allemands avaient été recrutés par l’Égypte pour ce faire. Il faut croire que les vainqueurs de la deuxième guerre mondiale – Américains, Russes, Anglais, Français – ne les avaient pas tous emmenés chez eux, et qu’il en restait donc quelques uns. Un mois plus tard, le Mossad allait apprendre que le programme était de neuf cents missiles !
Le programme avait été lancé par deux scientifiques de réputation internationale, les professeurs Eugen Sänger et Wolfgang Pilz. Pendant la guerre, ils avaient occupé des fonctions essentielles au centre de recherches de Pennemünde. En 1954, ils intégrèrent l’Institut de recherche sur la physique de la propulsion à réaction (Forschungsinstintut für Physik der Strahlantribe, FPS) de Stuttgart. Stänger dirigeait cet organisme prestigieux. Pilz et deux autres anciens spécialistes de la Wehrmacht, les professeurs Paul Goerke et Heinz Krug, en dirigeaient les départements. Mais dans l’Allemagne de l’après-guerre, ce groupe s’estimait sous-employé et sous-utilisé. En 1959, ils approchèrent le régime égyptien et lui proposèrent de les recruter à la tête d’une équipe de scientifiques afin de développer des fusées sol-sol à longue portée. Nasser s’empressa d’accepter et nomma l’un de ses plus proches conseillers militaires, le général Issam al-Din Mahmoud Khalil, ancien directeur des services de renseignement de l’armée, coordinateur du programme. Khalil mit en place un dispositif cloisonné, séparé du reste de l’armée égyptienne, dédié aux scientifiques allemands, qui effectuèrent une première visite en Egypte en avril 1960.
Ronen Bergman. Lève-toi et tue le premier. L’histoire des assassinats ciblés commandités par Israël. Grasset 2018
Cela va être le branle-bas de combat au sein du Mossad, qui commença par se demander quelle cible il fallait viser, pour réaliser rapidement qu’il ne s’agissait pas d’éliminer des Égyptiens, mais bien les Allemands qui faisaient le boulot, car il subsistait un problème de guidage que les Égyptiens ne sauraient résoudre seuls. Donc, il s’agissait d’abord de trouver ces hommes, quand ils séjournaient en Allemagne, et ensuite de les éliminer. Ils commenceront par Heinz Krug, avec un enlèvement en Allemagne, direction Tel-Aviv, via Marseille, puis un assassinat pur et simple avec largage du corps en mer, de peur de voir la proposition de collaboration de Krug se retourner contre Israël en informant le gouvernement allemand. Puis le Mossad montera tout un lot d’opérations, de la lettre de menaces aux colis piégés, qui firent des blessés et même des morts, mais le plus souvent avant de parvenir au destinataire… De plus, le gouvernement israélien désapprouvait ces méthodes à un moment où il était bien malvenu de cracher dans la soupe allemande, quand la RFA avait déjà versé à Israël plus de 30 milliards de Deutsche Mark, au titre de réparation de l’holocauste et de la Shoah, des armes pour une valeur de 30 milliards sur 12 ans….
Et, ô miracle, le Mossad tomba un jour sur un très gros poisson en la personne d’Otto Skornezy Sturmbannführer, chef des opérations spéciales de Hitler – dont l’enlèvement magistral de Mussolini, prisonnier au Grand Sasso, le 12 septembre 1943 -. À la fin de la guerre, l’homme avait échappé à toutes les recherches et s’était reconverti dans le trafic d’armés : l’idéal pour infiltrer les Allemands de Nasser, mais il va sans dire, affaire délicate au plus haut point ! et donc, l’approche se fera par l’intermédiaire de sa femme, la comtesse Ilse von Finckenstein. Ces préliminaires étant réalisés, il fallut avancer, ce qui signifiait demander à Simon Wiesenthal, le grand chasseur de nazis de retirer Otto Skornezy de sa liste : il n’en est pas question, répondit, outré, Wiesenthal ! Skornezy en pris acte mais continua à collaborer et embobina les Allemands de Nasser : et cela marchera. L’affaire remontera jusqu’au gouvernement allemand qui fera en sorte de proposer des emplois bien rémunérés à chacun des ses expatriés ! En juin 1965, les programme égyptien aura été déserté de tous ses Allemands.
22 07 1962
Libéré par les autorités françaises, Ahmed Ben Bella annonce à Tlemcen la formation d’un bureau politique contre le GPRA.
27 07 1962
Pour protester contre la centralisation des terres, sept cents agriculteurs encerclent La Pichonnière, le domaine normand – 150 ha – de Jean Gabin sur la commune de Bonnefoi dans l’Orne, en Normandie ; ils exigent la location de certaines fermes à de jeunes éleveurs en difficulté. Ils médiatisent ainsi les problèmes du monde agricole, sans réaliser que s’en prendre à pareil acteur, aussi populaire, ne pourrait que les desservir. Pottier, leur meneur, issu de la JAC – Jeunesse agricole chrétienne -, avait un domaine, pas loin, de 70 ha. Gabin portera plainte, mais la retirera le jour de l’ouverture du procès… il n’empêche que l’affaire lui restera en travers de la gorge. Si ces paysans avaient lu un peu les journaux, ils auraient pu se souvenir que, quatre ans plus tôt l’enlèvement de Manuel Fangio avait tourné au fiasco pour ses ravisseurs qui avaient dû le relâcher après moins de 24 h.
5 08 1962
Nelson Mandela revient d’une tournée en Afrique où il a plaidé la cause de l’ANC : African National Congress : il est arrêté et condamné à cinq ans de prison.
Marilyn Monroe est retrouvée suicidée. C’est ce que voudra faire croire la version officielle, soit disant avec des barbituriques. Mais des barbituriques créent des positions cadavériques très tourmentées, des vomissements : rien de tout cela sur le corps de Marylin. Et encore aucune trace de barbituriques dans l’autopsie – examen de l’estomac et des viscères -. Autopsie dont une photo du visage révélera les ravages : les traits d’une très vieille femme, complètement usée. Le corps cyanuré est celui d’une mort brutale, des hématomes témoignent d’une lutte peu avant la mort. Les reins, l’estomac, l’urine et l’intestin furent prélevés et envoyés à un laboratoire pour examens complémentaires, où ils disparurent. Elle avait été la maîtresse des deux frères Kennedy : John et Bob.
Fuyant Milan, j’avais atterri dans ce que l’on appelle un lido sur les rives du lac Majeur et, mis à part le plaisir de pouvoir respirer un peu d’air par une journée aussi étouffante, je me sentais assez mal sur cette plage bondée de monde.
Usant de stratagèmes diaboliques, j’avais quand même réussi à m’approprier une chaise longue, sur laquelle j’étais allongé, à demi assoupi, jetant de temps en temps un œil vers un groupe de jeunes – deux garçons et deux filles, dont l’une n’était pas mal du tout – qui se laissaient aller eux aussi à l’extase modeste d’un dimanche après-midi d’août sur le Verbano.
La petite bande avait apporté un transistor, qui, réglé sur la seconde chaîne, faisait entendre de temps à autre les voix de Johnny Dorelli, Connie Francis et Arturo Testa.
Je ne me souviens pas à quoi j’étais en train de penser au moment où le programme musical fut interrompu et que, sur fond sonore d’appels, de cris, de rires, j’entendis le signal qui marquait les heures et annonçait le journal, puis, presque incompréhensibles à cause de la distance, les nouvelles du jour.
Je vis alors sur le visage des quatre jeunes, devant moi, s’effacer le sourire futile d’une allégresse programmée, leurs traits se figer tandis qu’ils se regardaient les uns les autres comme si, de la petite boîte japonaise, avait jailli une nouvelle épouvantable, que sais-je, comme si on venait de déclencher une guerre nucléaire mondiale.
Intrigué, je regardai autour de moi et vis d’autres personnes, elles aussi disposant d’une radio, dont les visages exprimaient l’ahurissement. J’eus alors une envie folle de savoir ce qui se passait, mais je suis timide. Je restai donc allongé sur ma chaise longue. Cependant, malgré ma passivité, la nouvelle arriva quand même jusqu’à moi : Marylin.
De toutes les nouvelles imaginables, c’était la plus étrange et la plus absurde, du moins en apparence. Cela donnait un coup. Pour tous les hommes de ce que l’on appelle le monde civil, c’était une sorte de démenti sauvage, un cruel retournement du conte de fées, une catastrophe à laquelle, quelles que soient nos réticences, nous sommes bien obligés de croire aujourd’hui.
A des dizaines de milliers de kilomètres de là, le choc que reçut cette minuscule portion d’humanité rassemblée sur la plage d’un lac fut d’une violence incroyable, je ne sais pas quelle autre nouvelle aurait pu provoquer un tel effet.
Je regardai attentivement les visages. Ils exprimaient la surprise, l’incrédulité peut-être, l’effroi. Mais pas la douleur.
Au contraire. Un nouveau flux de vie semblait avoir réveillé tous les estivants, jusque-là engourdis par la chaleur de l’après-midi. Ils parlaient, discutaient, commentaient, déploraient, secouaient la tête, couraient porter la nouvelle à ceux qui l’ignoraient encore. Marylin Monroe était morte. Le grande Marylin était morte. La formidable Marylin s’était suicidée.
Je regardai aussi à l’intérieur de moi-même. En moi aussi la réaction était intense, dramatique, extraordinaire. Mais de douleur, non, il n’y en avait pas.
Non. La douleur n’habitait pas non plus les gens autour de moi, et pas même, je l’aurais parié, tous ceux qui, dans les villes et dans les campagnes, aux quatre coins du monde, avaient appris la nouvelle par la radio.
Pourquoi devrions-nous être hypocrites ? Il existe une loi pour cela, peut-être ? La mort de Marylin Monroe par suicide, à ce qu’il paraît, remuait au plus profond de nous-mêmes quelque chose de difficile à identifier. Mais personne ne parvenait à pleurer.
Ce n’était pas du cynisme. C’est justement cette incapacité à verser des larmes qui rend le destin de cette splendide créature merveilleux et émouvant à mes yeux.
Comme peut-être personne d’autre au monde, Marylin incarnait la réalisation complète, glorieuse du rêve type de notre époque. Issue d’un milieu modeste, animée d’une volonté tenace de réussir, elle avait eu des débuts difficiles et chaotiques puis vinrent le succès, la richesse, la gloire, elle devint un mythe. Mieux que Marlene Dietrich à son époque, Marylin était devenue le symbole de la grâce, de la beauté, elle était devenue le porte-drapeau de celle qui, aujourd’hui, semble être la divinité la plus convoitée : le sexe. C’était la femme sur laquelle fantasmaient les milliardaires bercés par le roulis des yachts dans la mer des Caraïbes et dont rêvaient aussi les camionneurs fatigués, aux premières lueurs de l’aube, sur les routes toute droites de la vallée du Pô.
Que pouvions-nous savoir, nous, de ses peines, de ses chagrins, de ses tourments ? Régulièrement, la revue Life nous donnait à voir, à travers des reportages photos très sophistiqués, le visage même du plaisir, du luxe, du bonheur. Nous y croyions.
Phénomène extraordinaire : Marylin plaisait aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Aux hommes à cause des péchés délicieux que sa bouche semblait promettre, aux femmes à cause de sa merveilleuse fraîcheur, de sa spontanéité, de son honnêteté physique qui semblaient incompatibles avec le mensonge et la tourmente.
À l’humanité toute entière, et même si cela ne s’adressait qu’à la partie la plus foncièrement frivole de tout être, elle n’avait donné que sourire, insouciance et désir, désir qui est également souffrance mais représente la seule joie véritable, indiscutable qui nous soit donnée.
Que pouvions-nous savoir, nous, de ses angoisses, de ses désillusions, de ses moments de crise spirituelle ? Elle semblait avoir atteint les sommets de ce qui fait les rêves des jeunes filles, la beauté consacrée, les innombrables élans de sympathie, de fanatisme, d’amour qui convergeaient vers elle, les milliards, la profusion de bijoux, fourrures, maisons, villas, palais, voyages, honneurs sans plus de limites.
Là-haut, au royaume de la gloire, elle a mis fin à sa vie. Les comptes, alors, ne sont plus bons. L’homme de la rue le plus rustre, alors, comprend que le conte de fées était un conte truqué. Et à tous ceux qui n’ont jamais pu approcher la gloire, la richesse, le bonheur, à tous ceux qui mènent une vie médiocre et laborieuse, à tous ceux que la misère et les injustices oppriment vient cette pensée, que l’on pourra sans doute juger mesquine mais qui est cependant une pensée très humaine : oh, comme j’étais bête d’envier le sort de la resplendissante Marylin, comme j’ai été stupide d’éprouver de la jalousie pour ceux qui semblent être les privilégiés de la vie. Moi, pauvre diable que je suis, avec tous mes soucis, mes peines, mes dettes, mes charges de famille, en fin de compte j’étais moins malheureux qu’elle, l’inaccessible déesse.
Merci, Marylin : si tu étais morte dans dix, dans vingt ans, cela ne nous aurait servi à rien. Même si tu nous sembles cruelle, il est juste et honnête de te rendre les honneurs que tu mérites. Durant toute ta vie, tu n’as su donner que gaieté, fougue, fantaisie. Avec ta mort volontaire, sans le savoir, tu as apporté une mystérieuse consolation à tous ceux qui se croyaient infiniment moins bien lotis que toi, aux pauvres, aux opprimés, aux humbles qui n’ont plus d’espoir, aux malades que le cancer consume à petit feu dans les sordides couloirs d’hôpitaux. Marylin est morte ? Marylin s’est suicidée ? Et si elle s’est suicidée, elle qui était tellement heureuse, comment, nous qui sommes malheureux, pouvons-nous trouver encore le courage de parler ?
Dino Buzzati. Corriere della Sera. 7 août 1962. Chroniques terrestres. Robert Laffont 2014
11 08 1962
À bord de Vostock III Adrian Nicolaïev effectue 2,6 M. km pendant 95 h 25’ et, sur Vostock IV, Pavel Popovitch fait 2 M. km en 71 h 1’. Ces satellites font 7 m de haut pour 2,3 m. de diamètre.
14 08 1962
Dans le tunnel de 11,611 km sous le Mont Blanc, jonction des équipes de forage françaises et italiennes. La percée a été réussie, l’écart d’axe étant inférieur à 13 centimètres.
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[1] ce qui n’empêche pas la Roumanie de disposer d’ambassades dont certaines, telle celle de Paris, rue Saint Dominique – l’hôtel Béhagues – sont des petits bijoux avec son théâtre privé, à même d’accueillir 600 personnes.