Publié par (l.peltier) le 16 août 2008 | En savoir plus |
14 03 2016
Depuis la base de Baïkonour, dans le cadre d’un programme ESA – European Space Agency – au Kazakhstan, une fusée russe Proton emmène sur Mars la sonde TGO – Trace Gas Orbiter – et un module d’atterrissage Schiaparelli qui devrait se poser le 19 octobre 2016 pour deux à quatre jours d’expériences sur le sol sableux de Meridiani Planum, une région de l’hémisphère Sud déjà explorée en 2004 par le rover Opportunity de la NASA. En décembre 2003, la mission Beagle 2, déjà un programme ESA, avait été un échec. Principale recherche : quid du méthane sur Mars ?… il y en a peu, mais suffisamment pour que l’on s’interroge, car il est signe de vie… aussi lointaine fut-elle… Mais le module d’amarssisage ne se posera pas à la vitesse prévue : 4 km/h, les moteurs de ralentissement ayant trop tardé à se mettre en route : il s’écrasera à la vitesse d’un TGV : 300 km/h ! Dès lors on ne peut plus attendre grand chose de lui !
22 03 2016
31 morts, 200 blessés à Bruxelles à l’aéroport et à une station de métro, attentat signé Daech.
Des bougies que les larmes n’éteignent pas. Des dessins posés par terre ou tracés à la craie éphémère. Des gens rassemblés, tous âges, milieux, couleurs et religions confondus. Des minutes de silence aussi, debout, le visage défait, mais la tête haute. Des je suis… qui semblent se décliner sans fin : je suis Charlie, Paris, Bruxelles… Des hastags, plus rapides encore que les flashs d’infospéciale, qui déferlent en quelques minutes sur les réseaux sociaux. Et chaque fois le désir affirmé, brandi presque, comme un défi bravache, de ne rien changer. De prendre le métro, le train et l’avion, d’aller au restaurant, au café et au concert. De vivre. Ensemble.
C’est devenu notre rituel. Ce besoin de dire, même si la voix tremble, que la peur ne l’emportera pas, que les terroristes n’auront pas raison de notre tolérance, de notre mixité, de notre intelligence, de notre liberté. De répéter qu’il faut rester unis et solidaires, comme un mantra qui protège notre cohésion, quelles que soient nos origines, nos convictions. Ce rituel est fragile. Il n’opère pas quand les bombes explosent au Liban, en Turquie ou en Côte d’Ivoire. Même en Europe, il ne rassemble pas tout le monde. La Première ministre polonaise ferme sa porte aux réfugiés ; un foyer pour migrants a été incendié en Allemagne ; des étrangers ont été sauvagement agressés à Calais… Les terroristes se réjouissent de ce chaos : il fait partie de leur projet. Mais au lendemain du 7 janvier, du 13 novembre et du 22 mars grondait plus fort une clameur digne et résistante. Cette clameur, c’est notre voix commune, notre rempart contre la haine et la désagrégation. Comme les bougies qui résistent aux larmes.
Juliette Bénabent. Télérama. 3455 du 30 03 2016
La loi en vigueur à l’heure actuelle figure dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile :
Article L622-1, modifié par LOI n°2012-1560 du 31 décembre 2012 – art. 11
Sous réserve des exemptions prévues à l’article L. 622-4, toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros.
Très nombreux seront à nommer fort légitimement sinon légalement cette loi scélérate : délit de solidarité ! Ainsi donc, pendant quatre ans on aura pu vivre en France avec un texte légal aussi aberrant, parfaite illustration de la folie, du profond dérangement qui a gagné les esprits. Il faudra attendre le 6 juillet 2018 pour le Conseil Constitutionnel redonne du galon à la Fraternité : Le principe de fraternité a valeur constitutionnelle et implique la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national.
31 03 2016
Zaha Hadid, architecte irako-britannique s’en va à 66 ans. Elle nous laisse une œuvre monumentale, au propre comme au figuré ; jugez-en :
mars 2016
La saison des coupes du monde de ski alpin se termine : chez les hommes l’Autrichien Marcel Hirscher domine de la tête et des épaules slalom spécial et géant, mais d’autres, parfois, font un tout petit peu mieux… Par contre chez les femmes, l’Américaine Michaëla Shiffrin, génie du ski, domine le slalom spécial avec une ahurissante facilité, et plus tard, elle en fera de même avec le géant et le super G. Elle est apparue en compétition il y a deux ans, à 18 ans et n’a cessé depuis lors de voler de succès en succès. Est-elle blessée ? Sitôt revenue sur les pistes, trois à six semaines plus tard, et elle gagne à nouveau haut la main. À croire qu’elle n’a jamais appris à faire du ski et qu’elle est née avec ce don : jamais de faute, un style tellement parfait qu’elle a l’air de jouer quand les autres se reçoivent brutalement à chaque virage … regardez-là dans des portes en enfilade, en général à l’approche de l’arrivée : le buste ne bouge pratiquement pas, seules les jambes virevoltent à toute vitesse autour des piquets … pour finalement mettre la suivante à plus de deux secondes ! La technique est parfaitement maîtrisée, avec tous les gestes épurés au maximum, donnant cette impression d’immense facilité quand en fait elle est au top de l’efficacité. On n’a jamais fait mieux. Génie du ski ? L’expression n’est peut-être pas la meilleure. En littérature, un écrivain disait : l’inspiration, c’est de travailler. Et c’est vrai en tout. Il faut voir des videos des entraînements de Mikaela Shiffrin : il y a bien sûr de la musculation, bras et jambes, mais encore bien d’autres exercices visant à améliorer l’équilibre, les réflexes, la souplesse et… Il faut voir l’acharnement qu’y met cette femme, la dureté du traitement qu’elle s’impose, sa résistance à la peine. Contrairement à ce que pourrait laisser croire son visage très avenant, souriant, cette femme est incroyablement dure au mal ; elle a une volonté d’acier. Et sur une piste, cela donne une compétitrice qui a toujours de la réserve, qui ne se laisse jamais emporter à la limite. Elle a du confort, c’est à dire une marge de manœuvre face à une faute ; elle se rattrape sans difficulté. On verra cela parfaitement en 2019 au super G des championnats du monde à Äre, en Suède. Comme bien d’autres coureurs, elle se fait piéger avant une porte qui entraîne un saut assez prononcé et sa trajectoire en l’air est hors de la porte suivante ; quant elle touche le sol, 5 ou 6 mètres avant cette porte, elle corrige sa trajectoire d’un tout petit virage, très sec et passe à l’intérieur de la porte, avec un minimum de temps perdu, peut-être 4 ou 5 dixièmes de secondes. Le geste a été parfait, efficace, bien dosé ; quelques concurrentes ont loupé cette porte et ont donc abandonné et celles qui ont pu corriger et rester en course l’ont fait avec beaucoup moins d’élégance que Mikaela Shiffrin. Et, à l’arrivée, c’est encore elle qui gagne la course ! Elle renouvellera le même exploit en décembre 2021, en se rétablissant comme un chat, dans le slalom spécial à Killington, sur ses terres : Petra Vhlova commettra la même faute au même endroit, mais y laissera au moins une grosse seconde. Très rares sont les coureurs qui remportent une course après pareilles erreurs ! Époustouflant ! Cette fille est un chat. Le chat, dont on sait que l’essentiel de son agilité tient au nombre de ses vertèbres – 43 à 44 – quand l’homme n’en a que 33. Peut-être les manitous des règles de compétition de ski devraient -ils s’assurer que Michaëla Shiffrin n’a que 33 vertèbres !
4 04 2016
Et un autre scandale de Panama ! Celui de 1899, – faillite du projet français de Ferdinand de Lesseps de creusement du canal – était une affaire franco-panaméenne, qui avait floué des milliers de petits épargnants français. Celui-là est le scandale des grandes fortunes qui privent leurs États des impôts qu’ils auraient dû leur verser, et c’est donc l’ensemble des contribuables qui est flouée. Des centaines de journalistes ont enquêté pendant des années pour obtenir des documents accablants par millions ! Fantastique travail ! L’adoration de Mammon, la cupidité qui prend rang de drogue dure rassemble princes et princesses, ministres et présidents, sportifs et artistes, tous pris la main dans les comptes offshore. Le lanceur d’alerte [1] a tiré les leçons du sort peu enviable réservé à ses anciens – Snowden et Cie – et a donc pris soin de rester anonyme.
6 04 2016
Emmanuel Macron lance son mouvement En Marche à Amiens. Ceux qui auront envie de prendre le train en marche devront courir très vite : il atteint les 100 km/h en une poignée de secondes, et, une fois lancé à sa vitesse maximum, il n’embarquera plus personne. Avis à la population.
19 04 2016
Jean-Paul Goudou, maire de Saint Privat, petite commune de l’Hérault s’accroche à sa mairie comme un morpion. [suite du 23 08 2013]
Pour la première fois depuis 20 ans, Jean-Paul Goudou ne siégera pas ce mardi 19 avril au conseil municipal de Saint-Privat (Hérault) qui doit élire son successeur. Mi-avril, l’ancien maire de cette minuscule commune de 430 âmes de l’arrière-pays lodévois a été démissionné d’office par le préfet de son poste de conseiller. Il s’est pourtant démené pour sauver son mandat malgré les casseroles judiciaires accrochées à ses basques, après avoir été révoqué par la préfecture en 2014… Puis réélu !
C’est un cas quasi unique sous la V° République, souffle une source judiciaire. Pour cet insaisissable quinquagénaire, qui a réussi dans les affaires immobilières, la roue a tourné début mars. La Cour de cassation a rendu deux arrêts confirmant des condamnations pour escroquerie et faux et usage de faux. Il doit purger un an de prison dont six mois ferme avec 5 ans d’interdiction de droits civiques, qui le prive de fait de son fauteuil de maire.
Il avait notamment transformé une grange en appartements sans respecter le permis de construire ; apposé de fausses signatures dans un dossier de modification de permis et en avoir falsifié un troisième ; ou, profitant de sa situation de maire, avoir perçu indûment, via l’une de ses SCI, 236 000 € de l’Anah (Agence nationale de l’habitat).
Jean-Paul Goudou avait été sévèrement taclé en première instance, le président parlant d’un édile motivé par le seul appât du gain et citant un expert qui avait souligné la dangerosité pour les habitants d’un immeuble non conforme. En 2011, il avait déjà perdu en cassation dans une autre affaire de construction immobilière non valide.
Le ministère de l’Intérieur, agacé par cet élu, croyait lui avoir fait la peau en le révoquant en août 2013. Las ! Six mois plus tard, il est réélu au premier tour à la mairie avec 60 % des suffrages… C’est un enfant du village, mais comme les Balkany, on ne comprend pas comment il arrive à rester en place. Sans doute en privilégiant l’intérêt personnel, soupire un opposant sous couvert d’anonymat. Mais celui qui faisait la pluie et le beau temps à Saint-Privat voit les nuages s’amonceler toujours plus.
En juillet 2015, il a été mis en examen pour escroquerie et usage de faux en écriture publique : la commune a touché des dizaines de milliers d’euros du conseil départemental pour des travaux de réfection qui n’ont pas eu lieu… Il ne nie pas (lire ci-dessous) tout comme il est paré pour le 4 mai : il sera jugé pour une nouvelle falsification de permis de construire. Il a néanmoins réussi à éviter une élection partielle en convoquant in extremis le conseil municipal. Où son fidèle premier adjoint et son neveu vont se disputer sa succession.
Jean-Paul Goudou y croit toujours. J’ai perdu en cassation, mais j’ai la Cour européenne, je vais y aller, comme ce n’est pas suspensif, j’ai démissionné, lance-t-il. En fait, il n’a qu’anticipé la sanction préfectorale, inéluctable, et rendu son tablier avec ce mot affiché en mairie : J’informe la population que devant les persécutions et harcèlements que je subis de la part des autorités judiciaires, administratives et des médias, je démissionne.
Bigre ! L’ex-maire ne conteste pas forcément les condamnations, évoquant des erreurs de sa part, comme pour les 236 000 € d’aide de l’Agence nationale pour l’habitat qu’il n’aurait pas dû percevoir. Il indique que les subventions allouées par le conseil départemental pour la rénovation d’un chemin et d’une place de Saint-Privat, jamais réalisées, auraient été affectées à la commune : Plutôt que de perdre les subventions, on les a prises, elles ont servi à autre chose. Il n’y a jamais eu d’enrichissement personnel.
Il reconnaît aussi avoir signé à la place d’un tiers pour un permis de construire, mais assure que tout est arrangé… Jean-Paul Goudou vante par ailleurs sa gestion-trésorerie florissante (pas de hausse d’impôts) et se présente en bouc émissaire. Quand je vois en France tous les autres élus qui ont été condamnés et qui sont toujours en poste… Il y a deux poids, deux mesures. Quelqu’un pousse derrière tout ça, qui, je ne sais pas, mais on n’a pas apprécié que je sois réélu et je suis harcelé.
Yannick Philiponnat. Midi-Libre du 19 avril 2016
30 04 2016
Au Kenya, les autorités mettent le feu à onze bûchers de 1 500 défenses d’éléphant, soit 16 000 au total : 105 tonnes. L’Afrique ne compte plus que 500 000 éléphants, moitié moins qu’il y a trente ans, et 30 000 y sont tués chaque année par les braconniers. 105 tonnes, c’est 5 % du stock mondial. Jusqu’à présent, en Afrique, seul le Bostwana est parvenu à mener une lutte efficace contre les braconniers.
6 05 2016
Les stratégies de la conquête spatiale, crise oblige, tiennent de plus en plus compte du nerf de la guerre : les coûts financiers mais pour autant, les orientations restent multiples :
Mission remplie pour Space X, qui a récupéré en douceur, vendredi 6 mai, le premier étage de sa fusée Falcon 9.
Hergé l’avait imaginé, Elon Musk l’a fait. Soixante-trois ans après le retour sur terre de la fusée à damier rouge et blanc de Tintin, Space X est parvenu, vendredi 6 mai, à ramener en douceur le premier étage de sa fusée Falcon 9. Ce troisième exploit depuis 2015 efface quatre tentatives infructueuses et permet d’envisager dans le futur une réutilisation des lanceurs.
Après quelques minutes d’ascension et alors que le deuxième étage de la fusée continuait sa trajectoire pour placer en orbite un satellite japonais de télécommunications, l’imposant premier étage de 70 mètres de haut chargé de la propulsion se détachait. Il amorçait sa descente dans la nuit, freiné par des moteurs, lui permettant de se poser à la verticale sur une barge flottant dans l’Atlantique, au large de la Floride.
Le succès serait complet pour Elon Musk s’il n’était pas devancé par un autre milliardaire de l’économie numérique, Jeff Bezos, le patron d’Amazon, fondateur de la société spatiale Blue Origin. Sa fusée, New Shepard, s’est posée sans encombre pour la première fois en novembre 2015, un mois avant le premier succès de Falcon 9. Elle a depuis connu deux autres réussites. Les deux concurrents font jeu égal, léger avantage à Blue Origin.
Depuis le début des années 2000, ces deux entrepreneurs américains se font concurrence pour développer le tourisme spatial. [2] Jeff Bezos veut proposer, dès 2018, des vols à la frontière de l’espace ; les passagers pourront, durant quelques minutes, connaître l’état d’apesanteur, flottant dans la cabine avant de redescendre sur terre. Elon Musk est plus ambitieux, étudiant des voyages vers Mars. Il envisage déjà d’envoyer dans deux ans une capsule non habitée vers la Planète rouge.
Cependant, les véhicules ne sont pas les mêmes. La différence entre New Shepard et Falcon 9 est du même ordre que celle entre un voilier et un paquebot. Pour son vol suborbital, la fusée de Blue Origin monte en une dizaine de minutes, à 100 kilomètres d’altitude. Après la séparation de la capsule, le lanceur amorce sa descente sous le seul effet de la gravité. À environ un kilomètre et demi du sol, le moteur se rallume pendant une dizaine de secondes pour ramener la vitesse à 5 km/h et se poser en douceur.
En revanche, conçu pour envoyer des satellites sur des orbites lointaines, la fusée de Space X est plus puissante. Le premier étage du lanceur monte jusqu’à près de 200 kilomètres avant de se détacher et de revenir sur terre. Le retour est donc plus délicat.
Si les projets sont différents, les intentions sont identiques : récupérer les lanceurs pour les réutiliser et réduire les coûts. Un changement de conception comme le soulignait Jeff Bezos. Imaginez qu’un Boeing 747 vole jusqu’en Asie et soit détruit ensuite. C’est le modèle des fusées actuelles.
Les Européens sont plus réservés. Au-delà de l’exploit technique unanimement salué reste à savoir si le coût de remise en état du premier étage ne sera pas supérieur à celui d’un élément neuf. La rentabilité est aussi liée à la taille du marché. Le seuil est aujourd’hui estimé à trente tirs par an. C’est loin d’être le cas sur le seul marché commercial, où les tirs d’Ariane, tout comme ceux de Falcon, se comptent à peine sur les doigts des deux mains. Pour y parvenir, Elon Musk devra compter sur les missions de la NASA et du gouvernement américain. C’est pourquoi il vient d’entrer sur le marché militaire en décrochant son premier contrat. En Europe, le nombre de vols institutionnels est limité, ne permettant pas, en s’ajoutant aux vols commerciaux, d’atteindre le niveau voulu.
Cela n’empêche pas de réfléchir à la réutilisation des modules, avec une approche différente de celle de Space X. Plutôt que de récupérer tout le premier étage, Airbus envisage de faire revenir sur terre uniquement le moteur servant à propulser le lanceur. Celui-ci est protégé par une coque ronde dotée d’ailes, qui, une fois l’étage supérieur séparé à 180 kilomètres d’altitude, se désolidarise du réservoir et se transforme en drone en sortant des hélices. Le petit avion revient alors se poser sur la base spatiale. Ces travaux se concrétiseront au mieux en 2025, la priorité étant de lancer Ariane 6.
Et c’est finalement en Inde qu’il faut retrouver un projet de fusée réutilisable. En juin, New Delhi testera un prototype pouvant faire des allers-retours entre la Terre et l’espace. Le Reusable Launch Vehicle Technology Demonstrator (RLV-TD) servira à définir des technologies pour les deux étages pour un futur lanceur, dans plusieurs années.
Dominique Gallois. Le Monde du 7 mai 2016
Evidemment tout cela coûte très cher… lorsque la direction prise est la bonne, débouche sur une réussite, on sabre le champagne… mais lorsque les choix initiaux sont erronées, et donc la réussite pas au rendez-vous, il ne reste plus qu’à se mordre les doigts : ainsi de ce plus grand avion du monde assemblé à Mojave en Californie, – le Stratolaunch, avec ses 117 mètres d’envergure, 72 mètres de long, 230 tonnes – réalisé avec un financement de Paul Allen, co-fondateur de Microsoft, décédé en octobre 2018 – à raison de plus d’un milliard $ – pour emmener dans la stratosphère une fusée en lui évitant ainsi de partir de la terre : le schéma théorique voulait que cela coûte moins cher. En fait les dernières évolutions en matière de fusée feront que le projet sera abandonné.
7 05 2016
Sadik Khan, avocat d’origine pakistanaise, musulman, est élu maire de Londres.
12 05 2016
Jair Bolsonaro se fait baptiser dans les eaux du Jourdain par Everaldo Pereira, pasteur évangélique et fondateur du Parti Social Chrétien, auquel il adhère. Il se disait jusqu’alors catholique, mais sa troisième femme Michelle de Paula Firma Reinaldo, 38 ans, l’y a vivement poussé, elle-même vivement encouragée en cela par Silas Malafaia, grand maître de l’Eglise Victoire en Christ de l’Assemblée de Dieu – ADVEL -, et accessoirement multimillionnaire.
Lors d’une rencontre avec des chefs d’entreprise à Lyon, l’un d’eux parle de sa politique de ressources humaines : nous recrutons une bonne part de notre personnel sur Le Bon Coin ; et Sarkozy le coupe d’un : C’est quoi Le Bon Coin ? Les présents se partageaient entre ceux qui se pinçaient les lèvres pour réprimer un éclat de rire et ceux qui restaient atterrés du degré de méconnaissance radicale de l’ex-président du quotidien des Français. [C’est par le Bon Coin que sont pourvus, chaque mois entre 50 000 et 100 000 emplois !] Le chef d’entreprise avait ainsi refait bien involontairement le coup d’une journaliste à Giscard en lui demandant, quelque 40 ans plus tôt le prix du ticket de métro, et une autre, des années plus tard, en demandant à Lionel Jospin le prix d’une baguette.
15 05 2016
Les Chantiers navals de Saint Nazaire mettent en service le plus grand camp de concentration du monde et le propriétaire, la Royal Caribbean Cruise Limited, pour que l’illusion perdure, le nomme Harmony of the seas. L’avantage par rapport au camp de concentration d’Hitler, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’envoyer la police pour arrêter les gens : ils viennent tout seuls. De quoi faire se retourner dans leur tombe les Eric Tabarly, Bernard Moitessier, Le Toumelin, Alain Gerbault, Joshua Slocum, Chichester, Alain Colas, Joseph Conrad, Florence Arthaud… et tant d’autres, amoureux de la mer et de la solitude qui les a suivi çà et là, aux quatre coins du monde. Ceux qui se font du souci sont nombreux aussi chez les vivants, en premier lieu les édiles de Venise quand un monstre pareil se met à quai chez eux.
19 05 2016
Un Airbus d’Egypt Air A320 Paris-Le Caire, vol MS804 s’abîme en mer entre la Crète et l’Egypte : 66 morts. Une descente brutale, un virage à 90°, un autre à 180° et la mer, la plus grande tombe du monde… Les responsables égyptiens cadenasseront l’accès aux corps des victimes, aux pièces retrouvées de l’avion, à tout ce qui pourrait permettre d’avancer dans l’enquête, par peur de voir mise en cause l’entretien de l’avion. En décembre 2016, ils diront avoir retrouvé sur des corps des traces d’explosif. En octobre 2017, on apprendra que 17 messages signalant des dysfonctionnements, anomalies avaient été envoyés au cours des vols précédents.
24 05 2016
La CGT de Philippe Martinez a exigé la veille que l’ensemble de la presse quotidienne nationale publie comme un éditorial un tract de Philippe Martinez : comme l’Humanité est le seul quotidien à avoir accepté, la CGT a fait le nécessaire pour empêcher les autres quotidiens d’être distribués. On pensait jusqu’à présent que ce genre de procédé était le monopole des plus sombres heures du stalinisme de l’URSS, et bien non, grâce à Philippe Martinez, le chantage politique refait son apparition au cœur des organes les plus représentatifs de la défense des libertés en France : la presse. Une grave régression intellectuelle et morale.
30 05 2016
Hissène Habré, ex-dictateur du Tchad de 1982 à 1990, est condamné à Dakar à perpette pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre, torture et viols : un bilan de 40 000 morts. Réfugié au Sénégal en décembre 1990, inculpé de crimes contre l’humanité toujours à Dakar, en 2000, il faudra attendre juillet 2015 pour que débute son procès. Une grande victoire, car enfin priorité est donnée en Afrique aux droits de l’homme sur les solidarités claniques, et c’est un événement. L’appel confirmera le premier jugement le 27 avril 2017 : prison à perpétuité – il mourra le 24 août 2021 – et versement de 125 millions € aux victimes.
En même temps, on ne peut s’empêcher de poser la question : pourquoi aura-t-il fallu vingt-cinq ans pour en arriver là ? Les raisons sont évidemment multiples, un changement à la tête de l’État au Sénégal entre autres, mais aussi et surtout une corruption de la part d’Hissène Habré, qui n’avait pas quitté son pays les mains vides et était arrivé à Dakar avec un gros magot, qui lui avait permis d’acheter ceux qui avaient suffisamment de pouvoir pour l’inculper… Cette corruption lui aura permis de couler des jours tranquilles de 1990 à 2015. Mais les magots sont denrées périssables… quand le fonds fond…
31 05 2016
Après trois ans de travaux, inauguration de La cité du vin à Bordeaux, remarquable vitrine pour la viticulture mondiale. Évidemment le propos est très promo : ce n’est pas le lieu où l’on vous dira pourquoi, dans tous les environs, l’herbe ne pousse pas entre les plants de vigne… mais enfin, ça n’en n’est pas moins remarquable. Le bâtiment est signé des architectes Nicolas Desmazières et Anouk Legendre, Agence X-TU, et Laurent Karst, designer, Atelier 16 : des rondeurs sans couture, selon le mot d’un des mécènes, lesquels mécènes ont tous leurs noms affichés en bonne place à l’entrée, classés par l’importance du don, de la première étoile au cinq étoiles… laissant entendre qu’eux seuls ont financé cette réalisation… on ne peut que sourire devant ce culte à Mammon rendu aussi ostensiblement et, qui plus est, sans élégance aucune : on n’y voit même pas les noms des architectes et designers ! L’entrée est chère… mais à Bordeaux, tout est cher, très cher, sauf dans les quartiers anciens qui n’ont pas encore été rénovés. La ville, c’est-à-dire les Bordelais, ont participé à la construction à hauteur de 38 %,, soit 31 millions, pour un coût de 81 millions € – dont 55 pour la seule construction – le reste venant des autres institutionnels – Conseil Général, Régional, Agglomération, Europe etc : 43 % – et des contributions des mécènes : 19 % . La ville n’accorde aucune subvention annuelle pour les frais de fonctionnement.
À côté, un autre bâtiment imitation vieille usine transformée, en fait un bâtiment tout neuf, sans aucune information sur l’activité qui y est menée, véritable fort Knox dans lequel on ne peut entrer que muni du badge ad-hoc : il s’agit en fait d’une entreprise d’e-commerce, bunkerisée à outrance…
1 06 2016
Inauguration du tunnel du Gothard. Dans un pays où la montagne est reine, qui d’autre part veut se soumette aux paramètres d’une économie moderne, dont l‘un des plus contraignants est la vitesse, il faut faire des trous dans les montagnes pour permettre aux trains et aux voitures d’aller plus vite. Pour l’instant, les piétons préfèrent encore rester sur le plancher des vaches pour se déplacer en montagne.
Le Gothard avait bien un tunnel pour les trains mais il fallait grimper à 1 500 mètres pour trouver l’entrée. Aujourd’hui, on veut rester en plaine : évidemment cela fait un tunnel beaucoup plus long – 57 km, le plus long tunnel ferroviaire du monde – mais dont l’entrée et la sortie sont entre 450 et 550 mètres d’altitude : et cela permet d’être plus attractif, et donc d’avoir un trafic plus dense et plus rapide. Mais, au bout du bout, cela vaut-il vraiment la peine d’avoir fait tous ces travaux titanesques pour gagner en durée 1 heure et vingt minutes ?
[…] Le convoi ne s’arrêtera pas à Amsteg. Il entrera par le portail nord, à Erstfeld, dans le canton d’Uri, et filera à 25 km/h, la vitesse maximale autorisée, vers Bodio, dans le Tessin. Le Gothard deviendra alors officiellement le plus long tunnel ferroviaire au monde avec ses 57 kilomètres… la distance qui sépare Nancy de Metz !
C’est 3,2 kilomètres de plus que le tunnel de Seikan, au Japon. Et 7 kilomètres de mieux que le tunnel sous la Manche. Et, pour la seconde fois dans l’histoire, c’est le tunnel du massif du Gothard qui est l’écrin de ce record ferroviaire mondial. En 1882, le tunnel de faîte, long de 15 km, était déjà à l’époque le premier au monde.
C’est certainement une fierté pour la Suisse, résume Nicolas Steinmann, qui accompagne le projet depuis 1994 au sein de la société Alp Transit Gothard, le maître d’ouvrage de ce tunnel hors norme, mais là n’est pas le plus important. Le tunnel va surtout donner un nouvel élan au train, non seulement dans le pays, mais également pour tout l’axe nord-sud européen.
Ce tunnel de base construit à 550 mètres d’altitude, soit à hauteur de plaine, permettra de réduire de quarante minutes le temps de trajet entre Zurich et Milan. Quand le tunnel du Ceneri, dans son prolongement, sera bouclé, fin 2019, il ne faudra plus que deux heures et cinquante minutes pour rallier les deux villes, contre quatre heures et dix minutes aujourd’hui. Le trafic, espèrent ses concepteurs, devrait progresser de 5 à 8 millions de passagers très vite après l’ouverture du tunnel à la circulation, prévue le 9 décembre.
Au Gothard, néanmoins, la majeure partie des 200 à 300 trains attendus chaque jour transporteront du fret. La Suisse est en effet l’un des maillons essentiels du transit entre Rotterdam (Pays-Bas) et le nord de l’Europe avec l’Italie. Si deux tiers du fret circulent déjà par train en Suisse, du fait de taxes importantes sur les poids lourds, le nouveau tunnel du Gothard doit permettre de faire face à l’importante croissance attendue de ce secteur.
D’ici à 2020, le trafic annuel de fret ferroviaire transitant par le Gothard et le Lötschberg devrait quadrupler, à 40 millions de tonnes. Le nouveau tunnel de base fluidifiera le trafic. Aujourd’hui, un train de fret doit marquer l’arrêt à chaque extrémité du massif du Gothard afin d’accrocher une ou deux locomotives supplémentaires pour gravir les lacets de ligne historique (avec sa pente de 26 mètres par kilomètre) et atteindre le tunnel de faîte perché à 1 150 mètres au-dessus de la mer. Le nouveau tunnel présente un profil deux fois moins escarpé.
Entre le report modal et les gains d’énergie de traction, évalués globalement de 10 % à 20 % par unité de volume transporté, le Gothard correspond bien à l’un des objectifs prioritaires du projet : baisser l’empreinte écologique du transport, explique Nicolas Steinmann. Et contrairement à d’autres projets de tunnels ferroviaires, aujourd’hui très contestés comme celui du Mont-Cenis sur la ligne Lyon-Turin, le Gothard a très tôt été soutenu par la population.
En 1992, la population a voté à 64 % en faveur du projet. Mieux, six ans plus tard, les mêmes électeurs ont validé, toujours par votation, les modalités de financement de 13,2 milliards de francs suisses du projet. Outre une redevance des poids lourds, qui apporte les deux tiers du financement, ils ont dit oui à une hausse de 0,1 point de TVA ainsi qu’à une taxe de 10 centimes sur le prix de l’essence. En France, chacun se souvient encore du fiasco de l’écotaxe, balayée fin 2013 par le mouvement des bonnets rouges.
Et le budget a été tenu. Au départ, avec la même somme, nous devions réaliser trois tunnels sur la ligne Zurich-Lugano, mais celui du Zimmerberg, au nord du Gothard, a été mis entre parenthèses faute de budget. Quant à celui du Ceneri, au sud, il est encore en construction et devrait ouvrir à l’horizon 2019, précise Nicolas Steinmann.
Si les premiers percements, pour réaliser les sondages, datent de 1993, l’excavation des galeries commence en 1997, et celle du tunnel de base démarre en 2003… Le tout avec une règle d’or : Rester simple et aller à l’essentiel afin de concevoir une infrastructure la plus fiable possible, reprend l’ingénieur. Exemple : le tracé du tunnel n’est pas rectiligne, mais légèrement en forme de S. Cela a permis d’éviter certains éléments, comme des barrages, de s’adapter à la qualité de la roche et d’être le plus proche de la surface pour que le coût des galeries intermédiaires soit le moins élevé possible, ajoute-t-il.
Le projet a beau être le plus simple possible, il fut d’une complexité extrême, notamment pour faire en sorte, à 2 kilomètres au cœur de la Terre, d’aligner les tronçons de tunnel de manière précise, car pas moins de 152 kilomètres de tunnels ont été creusés pour les galeries, les tubes ferroviaires, les 175 rameaux de communications installés tous les 325 mètres entre les deux voies, les puits ou les quatre gares devant accueillir les passagers en cas d’accident.
Afin de tenir les délais, le tunnel a été divisé en cinq sections. Fonctionnant simultanément, les quatre tunneliers ont excavé près de 100 kilomètres de roche. Les 50 autres kilomètres ont dû être percés à l’explosif, car la roche était bien trop tendre. Au final, tous les tronçons ont coïncidé à moins de 2 centimètres près, aussi bien verticalement qu’horizontalement. On appelle cela la précision suisse.
Creuser est une chose, évacuer et retraiter les gravats en est une autre. Pas moins de 28 millions de tonnes de roche ont été excavées. Cela correspond à un train de fret d’une longueur égale à la distance entre Zurich et Chicago, soit 7 600 kilomètres, ou, si l’on veut être plus pharaonique, à cinq fois le volume de la pyramide de Kheops…, précise Nicolas Steinmann.
La grande majorité de ces matériaux a été retraitée et directement transformée en granulat pour préparer les 5 millions de tonnes de béton nécessaire à la consolidation des voûtes. Quant au matériel d’excavation impropre, il a été acheminé dans le lac d’Uri, à proximité. Trois îles artificielles ont été créées ainsi qu’un îlot de baignade…
Pour mener le projet, pas moins de 3 000 entreprises se sont succédé sur le chantier, employant jusqu’à 6 000 personnes. Le tout a été organisé avec une logistique irréprochable : C’est un chantier suisse, extrêmement ordonné, constate Denis Laroche, de Thales, l’équipementier de signalisation et l’une des rares grandes entreprises françaises à participer au chantier.
Dans un tunnel de cette longueur, un couac logistique peut tout bloquer et empêcher chaque corps de métier d’avancer. Et les délais peuvent vite grimper. Pour l’éviter, il y a eu un très gros travail de préparation, et il y a une pression extrêmement forte pour réussir, poursuit-il. L’amende pour les retards était fixée à 1 million d’€ par semaine. De quoi motiver les entreprises.
Le nouveau tunnel pourrait entrer cependant dans l’histoire pour une tout autre raison, révèle Nicolas Steinmann. Au nord du massif du Gothard s’écoule le Rhin, au sud le Rhône et au sud, du côté Adriatique, le Tessin, un affluent du Pô. Afin d’assurer un débit constant pour l’évacuation des quelque 125 000 litres d’eau d’infiltration chaque année, nous prélevons 20 litres par seconde du Rhin, qui finira sa course dans l’Adriatique. Nous bougeons ainsi de quelques millimètres le barycentre hydrologique du continent ! Un chantier hors norme.
Philippe Jacqué. Le Monde du 1 juin 2016
Le couinement de la sirène lacère l’obscurité, envahit les fondements de la montagne, se multiplie dans un labyrinthe de galeries, de voûtes de cryptes, de nefs, de coupoles, d’absides, deux mille mètres sous le glacier. C’est le signal, plus que quelques secondes avant le tir de mines, le chantier s’arrête. Les hommes des cavernes, en combinaison orange, se protègent les oreilles, les machines dinosaures éteignent leur moteur, le labyrinthe se tait, il attend le mugissement du minotaure. À la surface, le soleil, la température et les horloges annoncent : 23 janvier 2004, 12 h 44′. Au-dessous, sur le socle intemporel des Alpes, le silence se fait. Moins cinq, moins quatre, trois, deux, un.
Contact, explosion, déplacement d’air. Suivant instantanément, un souffle de vent, tel un piston, envahit le tunnel à cinq cents mètres par seconde. Cette locomotive invisible frappe le bulldozer et les excavatrices, emplit la gorge de fine poussière jaune argenté et les narines d’ammonique, esquinte les fleurs sur l’autel de Sainte Barbe, patronne des mineurs. Le bruit arrive ensuite, mais ce n’est pas un tonnerre. C’est un projectile acoustique, un bang primordial, un ut de poitrine qui emplit la galerie comme une trachée artère, répand dans chaque strate de roches de la montagne une vibration barytonesque pendant dix interminables secondes.
Ce trajet dans le Saint Gothard, cœur orographique des Alpes de la Suisse et bastion, suit le plus long tunnel du monde. Deux trous parallèles de cinquante-sept kilomètres, sur neuf mètres de diamètre, qui en 2015 cracheront des trains à deux-cents kilomètres à l’heure, divisant par deux la durée du voyage entre Zurich et Milan. Un ouvrage de cyclope, avec cinquante chantiers d’accès, à l’intérieur d’une montagne de légende, peut-être la plus percée de la planète. Le Saint Gothard est la montagne des chemins de fer en altitude, des galeries hélicoïdales, des tunnels et des refuges antiatomiques de l’armée suisse. Un ténébreux dédale qui est tout à la fois symbole, bastion et olympe de la confédération helvétique.
Sous le village de Sedrun, canton des Grisons, dans la haute vallée du Rhin – Vorderrhein – on creuse une des deux gares intermédiaires. Une cathédrale longue de deux kilomètres, un système de hangars où, en cas d’urgence, les trains peuvent changer de voie et les passagers remonter à la surface. Le chantier se situe à trente-six kilomètres de l’entrée sud de Biasca (vallée du Tessin) et à vingt et un kilomètre de l’entrée nord. Le tunnel passe sous les pistes de ski à une profondeur de huit cents mètres, pour y descendre il n’y a rien d’autre que le monte-charge, celui-là même qui rapporte à la surface le wagons chargées des roches de l’excavation. Huit cents mètres en cinquante secondes, un vol dans le noir de la même hauteur que les deux tours jumelles posées l’une sur l’autre. Un ascenseur gigantesque, digne d’un film de Spielberg, enfermé dans une rampe de lancement aux dimensions astronautiques avec, au fond, une caverne pleine de trails. La fraise est trop grande, impossible de la descendre jusque-là. À Sedrun, on n’avance qu’à coup d’explosifs, de sept mètres par jour.
La face nord de l’excavation, galerie est. Le tonnerre s’éteint, les techniciens se dirigent vers la crypte où l’explosion vient d’avoir lieu. Ils auscultent l’abîme comme des médecins, avec un stéthoscope. Dans le silence, la colonne vertébrale des Alpes craque, rote, chante, hurle, pète, grogne, donne des coups secs, se tasse. Des millions de tonnes au-dessus de la tête, une pression qui épouvante. Pour cette raison, la voûte est aussitôt illuminée de dizaines de petits phares, mise en sécurité, vaporisée de goudron, parsemée de boulons d’acier. C’est une roche difficile, un mélange friable de gneiss schisteux et de muscovite. Rien à voir avec la croûte de calcaire onctueux dans laquelle on a creusé de tunnel sous la Manche, à cent mètres seulement sous le fond de la mer.
À chaque fois, ce sont trois cent soixante kilos d’explosifs explique Hermann Schmitz, un géant allemand employé aux opérations de soulèvement. Il a des moustaches à la François-Joseph, des mains grandes comme des pelles, une panse d’Oktoberfest, un ceinturon de travailleur de force. Il s’amuse, le vieil Hermann ; il y a des tas de gens qui rigolent, là, tout en bas. C’est la première de nombreuses surprises. Dans une mine, on s’attend à trouver une armée perdue de sous-prolétaires, un peuple d’âmes mortes. Eh bien non, on travaille dans l’allégresse. Des techniciens bien payés, motivés. Aucun formalisme, aucune hiérarchie, pas l’ombre d’un béni oui-oui.
Une équipe réunissant seize nationalités, mais qui n’a jamais rien d’une tour de Babel. Chacun remplit sa tâche, personne ne tire au flanc. C’est une grande représentation, mise en scène façon Jules Verne ; sous les projecteurs, des ombres gigantesques se dessinent sur la voûte, on jurerait une lanterne magique. Sans oublier les allées et venues d’autochenilles, les bips, les lumières intermittentes, les moteurs qui rugissent, les pompes en pleine action, les tubes qui frémissent, les pneus qui patinent dans la boue. L’acoustique elle-même est théâtrale, digne d’un orchestre symphonique. Des voix, des tubes qui halètent, des pompes qui vrombissent, des souffleries qui s’enflent et s’affaissant comme un spinnaker aux prises avec le libeccio (vent de suroît en Méditerranée).
Arrive un monte-charge chargé d’une bétonnière. Elle n’y tient pas à l’horizontale, alors on l’a accroché la tête en bas au moyen de chaînes, on dirait un bœuf qu’on vient d’abattre. Un groupe d’hommes s’apprête à la décharger. Dix mètres plus haut, dix hommes débouchent de sous la voûte en granit, hurlent des ordres en allemand, italien, anglais. Le moment est délicat, il suffit d’une erreur minime pour que le monstre perde l’équilibre. Pourtant la tension est à zéro. Des rires, des vannes. On peut dire que ce n’est pas un endroit pour les dépressifs.
Le service prend fin à quatorze heures, l’ascenseur vous rend au monde, au soleil, aux pistes de ski, au Sachertorte. De la cantine, au-dessous du village, nous parviennent des odeurs de soupe à l’oignon et de lasagnes. L’équipe a faim, la poussière donne soif aussi et, au bar, la belle Rosa – une Italienne brune, née dans les chantiers, d’un père émigrant – parvient à servir tout le monde à une vitesse supersonique. Les convives sont des coquins, possédant le même sens superstitieux du sacré que les marins. Stefano Romano, un hyperactif originaire de la Carnie, tient à tout prix à me faire savoir que, dans le tunnel, on peut tout discuter, sauf sainte Barbe. Là-bas, au fond, c’est elle qui commande et malheur à qui la touche. Le jour de sa fête, le 4 décembre, les travaux s’arrêtent, comme à Pâques et le 15 août.
Alfred Schmidt vit à Sedrun et travaille dans le tunnel où il est guide : il explique que l’invasion de main d’œuvre étrangère n’inquiète nullement le village. Tout a été prévu de façon à ne pas déranger la communauté locale. Des préfabriqués déguisés en chalets, des toits en bois compatibles avec l’architecture locale ; la circulation automobile remplacée par un funiculaire entre la sortie du tunnel et les baraquements ; le transport du matériel assuré non pas par camion, mais par tapis roulants, les détritus, destinés comme partout à remplir de vieilles carrières abandonnées. Et puis le travail local garanti. Bref, la vallée est gagnante. On est aux antipodes du Vajont, de tous les Vajont italiens : des travaux publics qui ont défiguré la montagne.
Entée sud, à Biasca sur les rives du Ticino, le Tessin. Elle est à la hauteur du fond de la vallée, on y pénètre horizontalement : ici le tunnelier peut opérer, donc pas besoin de dynamite. L’accès est entièrement sur rails, la navette bourrée de mineurs avance dans un crissement au milieu des aiguillages, tout près de la voie ferrée, de l’autoroute, de la rivière, accélère entre les montagnes de détritus et les tas de neige éblouissants, met le cap sur une muraille de roche couleur de rouille, la perce, pénètre dans le cœur obscur des Alpes. Devenue sous-marin, elle fend la mer de pierre, franchit des torrents, des barrières d’humidité tropicale.
La chaleur augmente, la navette brinqueballe, siffle, fait des embardées, au bout de cinq kilomètres elle ralentit et s’immobilise. Le tunnelier est là, au fond, à l’endroit où les combinaisons orange s’affairent dans la pénombre, au-delà du crépitement des soudeuses, des radios qui grésillent, des aspirateurs, des cellules photoélectriques bleuâtres, des signaux ferroviaires rouges et verts. Il est arrêté sous l’eau qui goutte, dans une touffeur tropicale que d’énormes machines à vent, gonflées d’air alpin, ne parviennent qu’à atténuer. Un monstre cylindrique, long de quatre cents mètres, le cul posé sur des rails, tandis que la tête avance sur des pieds de millepattes. Il ronge trente mètres de roches par jour, sans s’arrêter, trois fois huit heures ininterrompues, il glisse sur un fleuve de boue luisante, martèle, triture, malaxe, digère, expulse, expédie ses excréments sur un interminable tapis roulant.
On dit que c’est une fraise mais c’est bien plat comme définition. Il faudrait des comparaisons bibliques. C’est une baleinière, un navire à pirates à la Spielberg, un Léviathan. À son bord s’affaire un équipage de corsaires, barbe au menton, anneau à l’oreille, cigarette au bec. Sa tête de forage est une proue, un disque qui fait tourner cinquante-huit roues dentées plus petites mues par dix moteurs. Sa panse, où les ouvriers jettent la semelle de béton, est une quille parfaite, avec des nervures, des cloisons et des infiltrations d’eau. Il n’y a pas jusqu’à son odeur qui ne soit océanique, la boue sent le poisson, le vernis, la rouille. On se croirait à fond de cale dans un croiseur.
Tout à coup, il se met en mouvement. Nous ne sommes qu’à dix mètres du front d’excavation. Il commence avec un bruit feutré, comme une roulette de dentiste. Puis le bruit s’enfle, s’enfle. Le Pequod avance, pénètre dans la mer archéozoïque, c’est désormais une machine à voyager dans le temps, qui se déplace dans l’histoire de la planète Terre. Autour d’elle, tout vibre, goutte, tonne. On comprend alors pourquoi il n’y a personne autour. Les oreilles ne tiennent pas le choc. C’est comme si une membrane se fendait, le hurlement d’une chasse d’eau se déchaine dans le tympan, les poumons s’emplissent de fine poussière, sans casque antibruit, on ne résiste pas au vacarme. On a besoin d’air, de lumière et d’une bière pour se nettoyer la gorge. La chaleur est à mourir.
Paolo Rumiz. La légende des montagnes qui naviguent. Flammarion 2017
150 ans après Abraham Lincoln, Vladimir Poutine s’essaie à un Homestead Act russifié pour peupler son Extrême Orient, désespérément vide, sur lequel pèse une lourde malédiction : terre de bagne, de goulag, qui sent la mafia quand ce n’est pas la mort : Ferdinand Ossendowski en a très bien parlé dans Bêtes, Hommes et Dieux et l’Homme et le mystère en Asie, au début du XX° siècle. Tchekhov aussi, qui visita le bagne de Sakhaline, à la fin du XIX°. Et les milliards injectés à Vladivostok dernièrement ne peuvent pas effacer les mémoires.
6,2 millions de citoyens – c’est-à-dire moitié moins que le nombre d’habitants à Moscou – résident dans l’Extrême-Orient russe, territoire de 6 millions de km², soit dix fois la taille de France, à côté de provinces chinoises surpeuplées, de l’autre côté de la frontière ? La loi entrée, en vigueur le 1° juin, offre 1 hectare gratuit pendant cinq ans aux autochtones qui en font la demande dans plusieurs régions pionnières, dont celle de Vladivostok, le kraï (territoire) de Primorié.
Une seconde étape est prévue à partir du 1° octobre, qui englobera cette fois tout le Grand Est, puis, le 1° février 2017, la mesure sera étendue à l’ensemble des Russes désireux de se porter acquéreurs d’une petite portion de ces territoires immenses aux températures extrêmes.
Cent quarante millions d’hectares, soit 23 % des terres de neuf provinces russes – Primorié, Khabarovsk, Magadan, Amour, Kamchatka, Tchoukotka, Sakhaline, Iakoutie et la Région autonome juive -, ont ainsi été mis à la disposition du public.
Les bénéficiaires disposeront de leur lopin de terre pendant cinq ans, après quoi ils pourront le louer ou en devenir propriétaires, à la condition de ne pas le vendre à des étrangers. En s’associant avec des proches, il est aussi possible de cumuler 10 hectares de terrain.
Isabelle Mandraud. Le Monde du 30 07 2013
8 06 2016
Le Monde donne deux pages d’interview à Zlatan Ibrahimovic, suédois d’origine serbe, constamment ivre d’un ego boursouflé, footballeur vedette du Paris Saint Germain. À force d’être réduite comme peau de chagrin, la déontologie a laissé place à un souverain Pourquoi pas n’importe quoi ?
Quand on ne sait pas vers quel port on se dirige, aucun vent n’est le bon.
Sénèque
10 06 2016
Match d’ouverture de l’Euro de foot : France-Roumanie au stade de France. Première mi-temps quasiment insipide. Seconde mi-temps, Dimitri Payet, réunionnais de 29 ans évoluant à West Ham United, en Angleterre, envoie une belle balle à Olivier Giroud qui marque de la tête. L’avantage est annulé par une faute d’Evra qui vaut un pénalty contre la France. On s’achemine vers un nul plutôt piteux quand, à une minute de la fin du temps réglementaire, Dimitri Payet, se retrouve avec la balle à vingt mètres des buts… il y a du monde dans les parages, pas loin de huit joueurs… frappe du gauche et la balle fonce dans son trou de souris… et, quand le gardien parvient à la voir, il est trop tard : elle est dans la lucarne droite des buts. Dans vingt ans, on repassera encore ce but d’anthologie dans les écoles de foot.
La Belgique inaugure à Anvers la plus grande écluse du monde, le Kieldrechtsluis, sur la rive gauche de l’Escaut : 500 mètres de long, 68 mètres de large, 17,8 mètres de profondeur, 382 millions d’€.
13 06 2016
Voir la terre comme vous ne l’avez jamais vue. Talk de Jean-Pierre Goux au colloque : Penser l’invisible organisé par Ted X, au Théâtre Bobino Rue de Vaugirard. Paris. Probablement la plus courte video à avoir suscité une standing ovation. On aura vu des pleurs.
Notre Père, qui êtes aux cieux, restez-y, et nous, nous resterons sur la terre qui est, quelquefois, si jolie.
Jacques Prévert
La plupart des vidéos et photos suivantes sont de Thomas Pesquet, depuis l’ISS.
23 06 2016
Le Royaume Uni vote contre le maintien dans l’Europe : le Brexit l’emporte sur le Remain, avec un confortable 51.9 %. Problème : est-il consultatif ou décisionnaire ? En l’absence de Constitution écrite, ça se discute. Davis Cameron décidera qu’il est décisionnaire et démissionne. Son successeur Teresa May, se heurtera au Parlement qui déclarera qu’il aurait dû confirmer ou infirmer. Et tout ce joli monde de partir devant des cours de justice toutes plus hautes les unes que les autres… Ce Brexit est la plus grave erreur politique de l’après-guerre d’un pays membre de l’UE et c’est la première fois que les réseaux sociaux – Facebook, Twitter etc sont les premiers responsables de ce choix funeste, avant même la puante médiocrité de la presse britannique de caniveau – The Sun, The Daily Telegraph, The Daily Mirror etc… – avec ses tombereaux de mensonges, de contre-vérités, de sondages bidons, ses patrons bulldozers prêts à mettre leur fille sur le trottoir pour du fric, à brasser 24 h/24 de la bêtise à tour de bras, à niveler tous les discours puisque tout vaut tout, c’est l’ignorance et l’imbécillité qui en sortent vainqueurs ; jamais la connerie n’aura exercé une telle dictature. Jamais l’intelligence, le raisonnement n’auront été autant bafoués. Mais il est aussi un argument de poids auquel les Français sont probablement peu réceptifs, car en France, le sauvetage des Banques par l’État s’est passé de façon plutôt indolore pour le contribuable quand les Anglais en ont beaucoup et directement souffert.
La principale difficulté dans les négociations avec Bruxelles représenté par Michel Barnier va porter sur la question irlandaise, – les Irlandais du Nord ont d’ailleurs massivement voté contre le Brexit – : ce Brexit demande en effet le rétablissement d’une frontière entre la République d’Irlande – Dublin – et l’Irlande du Nord – Belfast – cette dernière restant anglaise avec une frontière qui avait fini par disparaître, suite aux accords du 10 avril 1998 ; et ce rétablissement d’une frontière, les Irlandais n’en veulent pas.
Bon, dans la pratique, on voit que l’Europe, ça marche. Mais, dans la théorie ? C’est bien ce type de raisonnement, dont on ne sait s’il dit la réalité ou s’il n’est qu’une blague, qui a prévalu dans le choix des Anglais.
Dès le 5 juin 2014, dans les colonnes du Monde Michel Rocard avait sommé les Anglais de partir s’ils ne voulaient pas cesser de faire de l’obstruction. Ils partent, mais pas du tout pour les raisons invoquées par Michel Rocard.
Le Brexit est lancé, pour l’essentiel, par une branche des élites conservatrices du pays, des internationalistes, familiers de New York, Bruxelles, Paris et la Provence, Athènes et les îles grecques. Bien nés, souvent riches et surdiplômés. Quelles motivations ? L’ambition de prendre le pouvoir au sein du parti des tories, sans doute. Mais aussi l’ennui existentiel, qui n’est pas tolérable et qu’on aurait combattu il n’y a pas si longtemps en allant tirer le tigre dans quelque garnison des contreforts de l’Hindu Kush. Alors va pour le Brexit, c’est romantique et il faut bien s’occuper ! Seulement, les électeurs qui ont voté pour le Brexit ne vivent pas sur la même planète. Ils sont, comme ailleurs dans les autres démocraties occidentales, des perdants de la mondialisation capitaliste, aux revenus stagnants et aux fins de mois difficiles ; un tantinet perdus dans des quartiers pluriethniques où le service public défaille en ces temps d’austérité budgétaire ; déclassés par la précarité du travail et l’évolution technologique – bref, victimes des maux affectant la plupart des démocraties libérales. Ici, les gilets jaunes, là des électeurs brexiters, en Italie des fans de Matteo Salvini, et, sur l’autre rive, des trumpistas. Malentendu encore : la campagne d’avant le référendum du 23 juin 2016 (51,9 % pour le Brexit) n’a jamais porté sur l’Europe ni débattu des relations à venir entre Londres et l’UE. Elle a été dominée par la question de l’immigration et celle du financement de la santé. Elle a été menée à coups d’énormes mensonges sur ces deux thèmes : on sortait de l’UE mais on en gardait les avantages, promettait l’ancien maire de Londres Boris Johnson. Malentendu toujours : aucune des pathologies de fond révélées par ce scrutin n’est solvable dans le Brexit. La quête d’une économie plus protectrice, d’emplois plus stables, de services publics plus performants ? Mais l’unique projet des brexiters en chef, quand ils en ont un, relève d’une seule appellation : le projet dumping – gagner en compétitivité en abandonnant les monstrueuses normes sociales, environnementales et de sécurité sanitaire imposées par l’UE. Il y a peu de chances que le peuple britannique, l’un des inventeurs de l’Etat providence, y consente facilement.
Alain Frachon. Le Monde du 13 décembre 2018
Michel Rocard a 86 ans. Il livre son testament au Point.
Le Point : Nous vivons une période de rupture inédite. Quel projet politique crédible peut permettre d’adapter notre société à ces bouleversements ?
Michel Rocard : Pour diriger une société, il faut la comprendre. Or on ne peut plus se comprendre. On va rentrer tous ce soir chez nous et regarder les infos. Il y aura 60 % de faits divers. On ne nous donne ni la matière ni le temps pour comprendre. Et la presse écrite se laisse entraîner par l’information continue, la télé, Internet… Le système fonctionne pour le divertissement. Comment, dès lors, comprendre le Moyen-Orient ou la crise économique ? Le monde du savoir ne produit plus de connaissances interdisciplinaires, les sociologues ne travaillent pas avec les économistes, qui ont peu ou pas de contact avec les politiques.
C’est donc une question de temps ?
Les politiques sont une catégorie de la population harcelée par la pression du temps. Ni soirée ni week-end tranquille, pas un moment pour lire, or la lecture est la clé de la réflexion. Ils n’inventent donc plus rien. On sent venir l’élection sans projet de société d’un côté comme de l’autre. La démocratie chrétienne avait un projet de société pour toute l’Europe, qu’elle a fini par abandonner. Le gaullisme a disparu. Le communisme s’est englouti dans son propre archaïsme. Le socialisme porte un projet, mais il n’est plus clair depuis longtemps. D’ailleurs, il n’y a plus guère que moi pour en parler… parce que je suis archaïque, probablement. L’autre projet de société possible, c’était l’Europe. Je suis de ceux qui sentaient qu’elle pouvait être le concentré de tout ce qui s’était fabriqué en France : les droits de l’homme, le respect des pactes et des traités… On a beaucoup rêvé de ce modèle européen, mais il s’est affaibli, grignoté par les souverainetés.
Dans ce cas, pourquoi êtes-vous favorable au Brexit ?
Parce que la Grande-Bretagne ne conçoit pas l’Europe comme une entité politique… Elle ne souhaite pas qu’elle soit un pouvoir de régulation mondiale. Or l’Europe est en train de disparaître, elle est absente de cette partie du monde où un milliard d’hommes pensent musulman, et qui est la source de notre alimentation en pétrole. La présence de la Grande-Bretagne depuis 1972 dans l’Union européenne nous interdit d’avancer. Donc, je souhaite le Brexit. Mais il n’est pas sûr que nous sachions en profiter.
Vous ne faites pas confiance à François Hollande et Angela Merkel pour relancer l’Europe après le référendum britannique ?
Ce n’est pas une question de personne. Mais je fais confiance au peuple. Le vide que laissera éventuellement le Brexit va générer des mouvements sociaux. Si bien que la pression des peuples européens peut conduire l’Europe à se reconstituer et à construire, enfin, par exemple, une relation avec la Chine.
Cameron a-t-il joué avec les allumettes ?
Ça, vous pouvez le dire. Il y a une sorte de stupidité britannique récente. Pendant toute la période où cette grande nation a dominé le monde, elle n’a jamais été xénophobe. Elle a essaimé mieux que d’autres son modèle démocratique. Et puis, à partir du milieu du XX° siècle, le développement d’une presse de caniveau sous l’influence de deux magnats étrangers, l’Australien Rupert Murdoch et le Canadien Conrad Black, a fait émerger la haine en libérant la presse de toute exigence de respect de l’autre. Les Anglais ont aussi eu la hantise de voir leur langue céder du terrain au profit d’autres langues européennes, et ils redoutaient qu’un système de décision né sur le continent européen ne contrecarre leurs intérêts marchands.
En France, on ne parle plus que d’Emmanuel Macron. Est-ce un homme de gauche ?
La vérité française, c’est que l’on ne sait plus ce qu’est la droite et la gauche. Autrefois, les critères étaient la proximité avec le PC et un degré d’étatisme important, préservé même à droite par de Gaulle. Deux archaïsmes dont Macron s’est totalement affranchi, mais il reste du côté du peuple, donc de la gauche. Assurer un bien meilleur niveau d’emploi, Macron ne pense qu’à ça. Réduire les inégalités, on peut encore faire avec lui. Reste le vrai signal de gauche qui consiste à donner à l’homme plus de temps libre pour la culture, les choses de l’esprit, le bénévolat associatif, etc. Le capitalisme doit ménager cet espace. C’est le modèle du socialisme démocratique à la Scandinave.
Emmanuel Macron et Manuel Valls affirment que vous êtes leur mentor. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ils le font tout le temps, c’est gentil à eux et je les en remercie… Mais ils n’ont pas eu la chance de connaître le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société. Jeune socialiste, je suis allé chez les partis suédois, néerlandais et allemand, pour voir comment ça marchait. Le pauvre Macron est ignorant de tout cela. La conscience de porter une histoire collective a disparu, or elle était notre ciment. Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l’Histoire.
Une partie de la gauche rejette Macron…
Oui, tous ceux qu’on appelle les frondeurs, c’est-à-dire les gens qui pleurent la perte des signes identitaires de la gauche. Les frondeurs exigent des politiques qui ont gardé le nom de gauche dans leur patrimoine qu’ils envoient des ordres politiques au marché, comme corriger les inégalités ou préserver le repos dominical. Mais le marché digère mal les signaux politiques non calibrés.
François Hollande bat des records d’impopularité. S’il ambitionnait un second mandat, quel serait votre conseil ?
Changer ! Le problème de François Hollande, c’est d’être un enfant des médias. Sa culture et sa tête sont ancrées dans le quotidien. Mais le quotidien n’a à peu près aucune importance. Pour un politique, un événement est un bousculement. S’il est négatif, il faut le corriger. S’il est positif, en tirer avantage. Tout cela prend du temps. La réponse médiatique, forcément immédiate, n’a donc pas de sens. Cet excès de dépendance des politiques aux médias est typique de la pratique mitterrandienne, dont François Hollande est l’un des meilleurs élèves. Or le petit peuple de France n’est pas journaliste. Il sent bien qu’il est gouverné à court terme et que c’est mauvais. Cela dit, je ne crois pas que François Hollande y puisse quelque chose. D’abord, c’est trop tard. Et puis, on ne change pas comme ça.
Votre pronostic est assez négatif !
L’espoir de l’actuel président de la République de repasser… D’abord, je me demande pourquoi il ferait ça. Il doit commencer à ne plus croire lui-même qu’il fera baisser le chômage. Mais, vous savez, l’attitude de François Hollande n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est l’attitude des médias. La France est entrée dans un déclin profond à cause de la manière dont nous communiquons les uns avec les autres, et c’est irrémédiable.
Vous évoquiez François Mitterrand. En quoi a consisté votre dernière rencontre ?
Je l’ai vu pour la dernière fois quelques jours après son décès : je suis allé saluer sa dépouille. J’avais cessé de le voir régulièrement. Notre dernière conversation remonte au jour où il a demandé ma démission… À partir de cet instant, j’ai eu un réflexe que n’ont eu ni Giscard ni Fabius : je ne me suis plus occupé de politique française. Je n’ai plus eu de conversation sérieuse avec Mitterrand depuis ce jour-là.
Diriez-vous à la lumière de sa trajectoire que Mitterrand était, en fait, un homme de droite ?
Tout le démontre. C’est évident. Mitterrand était un homme de droite. N’oubliez pas qu’il est devenu premier secrétaire du Parti socialiste moins de trois jours après avoir pris sa carte… Comme accoutumance à une longue tradition culturelle, c’est un peu bref.
Y a-t-il une chose que vous regrettez de ne pas lui avoir dit ?
Non… On s’est tout de même dit beaucoup de choses, par écrit. Ce qui a scellé la qualité de nos relations, c’est quand j’ai écrit, pendant la guerre d’Algérie, qu’il était un assassin. Ministre de la Justice, il refusait d’instruire les demandes de grâce des condamnés à mort. Il faisait la grève administrative pour tuer. Forcément, il n’a pas aimé… Nous n’en avons jamais reparlé.
Jamais ?
Non, cela nous aurait compliqué le travail. Parce qu’on a bien travaillé ensemble. Avez-vous repéré un détail drôle ? Prenez le sondage de popularité du Journal du dimanche sur cinquante ans. Si vous additionnez les cotes de popularité des présidents et des Premiers ministres, nous sommes le binôme gouvernant le plus populaire ! Nous avions tellement peu de plaisir à être ensemble que nous travaillions très vite. Nous avons fait le RMI ensemble dans l’enthousiasme. Et puis il m’a laissé faire la Nouvelle-Calédonie à ma manière. Et la CSG, certes très discutée, mais qui est tout de même un impôt de justice, et les Français l’ont bien compris.
Pensez-vous, comme Régis Debray, que la gauche française a perdu la bataille des idées ?
Oui, la gauche a perdu la bataille des idées, et pas seulement en France. La crise est profonde, mondiale. Quel que soit le prochain président, il n’aura pas les moyens de résoudre tout seul la crise économique. Je ne me prêterai donc pas au jeu de rôles de savoir qui sera le prochain. On peut toujours s’en prendre au politique, mais ce n’est pas sérieux. Nous sommes passés de 5 à 6 % de croissance économique à 2 ou 3 % au mieux. L’autre phénomène est le mépris pour l’investissement : les détenteurs de fortunes préfèrent désormais jouer avec leur argent qu’investir. Les actionnaires s’y sont mis. Ils ont réclamé plus d’argent. Pendant les Trente Glorieuses, période de plein emploi, on rémunérait mal les actionnaires car on payait bien la main-d’œuvre. Henry Ford avait donné le la en inventant la semaine de cinq jours payés six, pour que mes travailleurs, disait-il, puissent acheter mes voitures. Mais voilà, dans les années 70, on a doublé la part distribuée aux actionnaires. D’abord aux dépens des sous-traitants – le patronat a externalisé vers des entreprises petites et peu syndicalisées pour renégocier les contrats -, puis des employés maison. Cela s’est fait dans tous les pays développés.
Et l’avènement de la quatrième révolution industrielle ne semble pas générer autant d’emplois que nous pouvions l’espérer…
Les sources d’emploi existent, mais, pour les exploiter, il faut de la connaissance. Qu’on apprenne les biotechnologies comme on apprend l’Égypte ancienne ! Nos chefs d’entreprise et nos syndicalistes n’ont pas une culture économique suffisante. Et notre système social tue les poules aux œufs d’or. Il naît tous les ans en France autant de start-up qu’en Allemagne, sauf qu’elles meurent dans les cinq premières années à cause de notre fiscalité et du poids excessif de l’administration.
Notre passion de l’égalitarisme ne produit-elle pas aussi des effets pervers ?
Nous parlons et écrivons le mot égalité partout, mais dans les faits la France est dans la moyenne de l’Europe, entre la Grande-Bretagne, clairement inégalitaire, et l’Allemagne, qui fait mieux que nous. Je le répète, les pays Scandinaves montrent la voie, celle d’une organisation sociale plutôt harmonieuse, sans trop de conflits, et respectueuse des biens collectifs : éducation, santé, transports publics et environnement.
Quel autre tabou la gauche doit-elle faire sauter ?
La gauche française est un enfant déformé de naissance. Nous avons marié deux modèles de société radicalement différents, le jacobinisme et le marxisme. Pas de souveraineté des collectivités territoriales, pas de souveraineté des universités, tout est gouverné par le sommet, ça c’est le jacobinisme. Avec la prétention d’avoir une analyse rationnelle de la production, ça c’est le marxisme. Et, particularité française, la volonté révolutionnaire de travailler à la démolition du capitalisme, ce qui explique l’absence de dialogue social et de culture économique. Pourquoi voulez-vous comprendre le système puisqu’il faut en mettre un autre à la place ? La gauche française se raconte aussi à travers la dynastie de ses chefs : Paul Faure, secrétaire général de la SFIO choisissant le ministre du Travail du maréchal Pétain, ou Guy Mollet, inoubliable créateur de la guerre d’Algérie. D’autres leaders ont contesté l’idée du Grand Soir. Ces progressistes qui voulaient faire marcher l’économie s’appelaient Jean Jaurès ou Léon Blum. Blum, qui était le seul de la bande à avoir lu Marx, a eu cette phrase en 1936 : À l’évidence, la situation n’a rien de révolutionnaire, nous ne pouvons être que des loyaux gérants du capitalisme. Cette dissidence subversive est restée minoritaire. Les autres pays se sont débarrassés du marxisme. Les Allemands ont, après-guerre, envoyé la dictature du prolétariat, la lutte des classes, Karl Marx et ses certitudes, aux oubliettes de l’Histoire pour se rallier à l’économie de marché. Pas la France, où Mitterrand, qui avait conquis le PS et voulait le pouvoir, avait un besoin stratégique du PC. Très vite, il a affirmé que les nationalisations étaient une revendication du milieu ouvrier, et que n’était pas socialiste qui s’y refusait. Alors que partout émerge une social-démocratie réformiste, ralliée à une économie de marché régulée pour limiter chômage et inégalités, la gauche française se distingue. La drôlerie, c’est le vocabulaire : les termes socialisme et social-démocratie sont interchangeables, alors qu’ils ne recouvrent pas la même définition.
Diriez-vous que la gauche française est la plus rétrograde d’Europe ?
Dans toute l’Europe, la gauche française est celle qui a été la plus marquée par le marxisme. Elle en porte les traces. On peut admettre que la pensée politique marxiste, ou ce qu’il en reste, est rétrograde.
Comment jugez-vous la droite française ?
Tous les pays développés (Amérique du Nord, Europe, Japon) vivent la même multicrise, croissance ralentie, menaces d’explosions financières, drames écologiques et climatologiques auxquels nous ne comprenons rien. Pourquoi voulez-vous que la droite française y échappe ? Elle est même étonnante : la probabilité de l’échec du président actuel a fait l’objet d’une visibilité plus claire et plus précoce que d’habitude. Or la droite française, au lieu de profiter de ce temps libre pour mieux étudier, comprendre et préparer le traitement de ces crises convergentes, a superbement tiré parti de la situation pour intensifier les conflits qui la traversent. Je crains qu’elle n’ait guère augmenté son patrimoine intellectuel pendant ce mandat.
En novembre 2009, vous avez œuvré avec Alain Juppé en tant que coprésident de la commission chargée de réfléchir à la destination des fonds dans le cadre d’un futur emprunt national. Alain Juppé ferait-il un bon président ?
C’est un homme sage, responsable et compétent, tout cela est déjà beaucoup.
Vous avez gardé une complicité avec Jacques Chirac qui remonte au début des années 50, lorsque vous étiez sur les bancs de Sciences po. Que partagez vous avec lui ?
L’humour, le refus de l’arrogance, la simplicité.
La parole du politique est aujourd’hui discréditée, elle ne porte plus…
Oui, et elle n’est pas près d’être recréditée ! Rien de ce que je peux vous dire ne se résume en une minute trente à la télévision. Comment réussir à redonner un espoir aux Français si cet espoir n’est pas inscrit dans une durée, au moins celle de la longévité de nos petits-enfants ? Nous sommes aussi vaincus par l’individualisme. J’en ai beaucoup voulu à Manuel Valls de vouloir changer le nom du parti. L’histoire nous a dotés du seul mot qui fait primer le collectif sur l’individu: le socialisme. C’est même la seule chose que le socialisme veuille dire, et surtout pas appropriation collective des moyens de production ! Mais les frustrations sont telles que d’autres formes de pouvoir émergent. Les partis ne font pas leur boulot, alors les citoyens se prennent en main.
François Hollande a fait du dialogue social l’un des axes de son quinquennat. Cela peut-il fonctionner en France, où les syndicats sont si peu représentatifs ?
Evidemment non. Mais, comme il n’y a pas de substituts, la priorité est à la relance du mouvement syndical, avec interdiction au pouvoir politique ou patronal de trancher à sa place. Le patronat trouve commode d’être bonapartiste et qu’on lui fasse oublier ses partenaires obligés, il lui suffit de négocier secrètement avec l’État. Chaque fois que la gauche centralise trop – c’est l’héritage de Mitterrand -, elle prend le risque de donner un poids excessif au grand patronat. Or je ne crois pas à la symétrie des intérêts. En revanche, on diminue le frottement social avec de bonnes négociations. Mais, pour faire renaître une représentativité des syndicats, il va falloir un demi-siècle…
Faudrait-il donc instaurer, avec le contrat de travail, l’obligation d’adhérer à un syndicat ?
J’ai peur dès que j’entends le mot obligation. J’aimerais mieux multiplier les facilitations, par exemple, le prélèvement des cotisations sur la paie. Le syndicalisme de services marche bien aussi : chèque-vacances, chèque-restaurant, facilitation de logement, chèque deuxième enfant… La grande Unef, avant la guerre d’Algérie, était un syndicat de services. Nous étions 16 000 adhérents pour 130 000 étudiants. Aujourd’hui, pour 2,2 millions d’étudiants, combien sont-ils à l’Unef ?
Défendez-vous toujours les 35 heures ?
On a pris de la plus mauvaise manière possible une mesure dont le sens général était bon. On y a mis trop d’administration. Comment, dans une usine automobile, par exemple, voulez-vous faire travailler au même rythme les gens qui sont à la production, en flux tendu, ceux qui, à la vente, s’adaptent au rythme des clients, et ceux qui sont à l’administration ou à la direction ? Que la loi ne s’en mêle surtout pas ! De toutes les démocraties, la France est la seule où la loi s’est occupée du temps de travail et, finalement, on fait moins bien que les autres… La seule chose qui ait marché, c’est la loi Robien, qui permet, dans des centaines d’entreprises, comme chez Fleury-Michon, de travailler 28 à 30 heures.
Mais le coût du travail en France est trop important. Or augmenter la durée du travail revient à le baisser…
Il y a un rééquilibrage à faire. La part des emplois dans le public est trop importante. Nous avons 1 million de fonctionnaires en trop, selon les calculs de la Cour des comptes. Le rêve, c’est l’équilibre danois, presque pas de chômage, et des gens qui n’ont pas peur d’y tomber car ils savent qu’ils ne resteront inactifs que quelques mois, parce qu’ils bénéficient d’une formation sûre et rémunérée, mais aussi, il est vrai… obligatoire.
Vous parlez de formation. Pourquoi notre système éducatif est-il à ce point déconnecté du monde du travail ?
L’école obligatoire est le fait des radicaux. Si elle avait été le fait des hussards de la République, la relation avec le milieu ouvrier eût été infiniment plus forte. À l’inverse, la coupure a été totale. Elle a été orchestrée par les professeurs de l’enseignement secondaire, issus de la bourgeoisie, qui n’aimaient ni le peuple ni l’école primaire. Nous ne nous sommes jamais remis non plus de la fracture entre les milieux du savoir et ceux de l’économie, science méprisable, puisqu’elle cherchait à savoir comment faire du profit, alors qu’il fallait s’occuper de préparer la révolution. Cela nous a tenus pendant un siècle et demi au moins. Sans compter le monopole de l’Éducation nationale sur tout le savoir, y compris l’enseignement professionnel, qui s’en est trouvé délaissé, et qu’il faut réhabiliter absolument.
Emmanuel Macron voudrait que le ministère de l’Economie récupère la tutelle des lycées professionnels. Est-ce une bonne idée ?
Il n’y a rien de bon dans une idée qui consiste à maintenir le centralisme et à tout commander par le haut, quel que soit le découpage ministériel. Cela se traite par la réforme des établissements et de leur façon de fonctionner avec leur environnement économique. Le grand espoir, aujourd’hui, ce sont les régions. C’est compatible avec ce que dit Macron.
La réforme territoriale a donc été une bonne réforme à vos yeux ?
Oui. J’en suis l’inventeur. J’ai toujours été pour la décentralisation, le régionalisme et le réformisme, mais, pour Mitterrand, le mot réforme était déjà une trahison. On est allés dans le bon sens, avec des malfaçons.
Que pensez-vous d’un salaire universel pour ceux qui sont sans activité ?
Cette idée m’a longtemps choqué, car j’ai toujours combattu la dépense publique inutile. Mais ceux qui n’ont pas de travail ont le droit de vivre comme tout le monde. Les droits des citoyens ne se résument pas aux acquis sociaux. Le véritable socialisme, c’est, comme je l’ai dit, l’accès pour tous aux activités de l’esprit. Pour le moment, on est loin de tout ça… Il faut déjà trouver une sortie de crise décente avant de penser à perfectionner le système. La France a déboursé 50 milliards pour les banlieues, mais pour quoi faire ? La violence urbaine est une vieille affaire. En France, nos rapports avec nos populations immigrées ont été variables et assez étonnants. Nous avons eu énormément d’immigrés entre les deux guerres. Le recensement de 1936 donne 5 à 6 millions d’étrangers, à peu près autant qu’actuellement. Ils étaient belges, italiens, polonais pour l’essentiel. La presse les traitait comme on n’ose plus le faire. Mais tout ce petit monde s’est trouvé naturalisé, si bien que l’état-major de la CGT en a compté de nombreux. Tous les Belges se sont francisés. C’est devenu beaucoup plus calme. Et c’est à ce moment-là que la France a commis une de ses premières lâchetés : accélérer le développement en important beaucoup de main-d’œuvre, notamment du Maghreb. Une population mâle, non formée, célibataire. Aucun accompagnement pour le logement, aucune anticipation des familles qui finiront par venir. Aucune disposition pour préparer l’alphabétisation, l’encadrement social. Rien. Quatre millions en trois ou quatre ans, de 1969 à 1973. Ce cynisme-là, c’est celui de Pompidou à la demande de nos industries minières, notamment les Charbonnages de France, et de l’UIMM, le syndicat métallurgiste. L’arrêt de cette procédure d’import massif, c’est Giscard. Avec lui, on permet le regroupement familial et on cesse l’ostracisme des immigrés d’Afrique du Nord dans les programmes de logement social. Depuis, l’immigration du travail s’est arrêtée, et l’immigration clandestine ne concerne pas plus de 200 000 personnes par an, soit peu de chose. Mais cela a créé des poches de colère dans le pays. La France n’est pas seule à importer de la main-d’œuvre. L’Allemagne a fait pareil avec les Turcs, la Grande-Bretagne avec les Pakistanais, les Pays-Bas avec les Indonésiens… Toujours une population masculine, célibataire, sans accompagnement social. Mais la géographie a joué différemment. Que voulez-vous dire ? Quand les immigrés vont en Allemagne ou en Angleterre, ils tombent dans des pays où le tissu industriel est réparti sur tout le territoire. La géographie industrielle fait que les immigrés s’installent un peu partout. En France, dès le début, ils se concentrent dans le Nord-Pas-de-Calais et à Paris. Les conditions d’un ferment d’humiliation, d’aigreur, de colère ont été réunies en France plus qu’ailleurs.
Vous êtes l’inventeur de la politique de la ville. À quoi a-t-elle servi ?
A l’origine – et c’est une bizarrerie propre à la France -, ce sont des initiatives privées qui vont impulser des politiques publiques réparatrices. L’ingénieur nucléaire Hubert Dubedout, à Grenoble, qui n’est pas encore maire de la ville [élu sans étiquette en 1965, il adhérera au PS en 1974, ndlr], va inventer la politique des quartiers dégradés. Très investi dans la vie sociale, il se débrouille pour convoquer, sous l’autorité des associations de riverains en colère, puis du maire quand il le devient, les autorités locales des finances, de l’équipement, de la police, du téléphone, de la justice, et les préfets, pour trouver des solutions. Il sollicite des subventions à Paris, mais le traitement des quartiers dégradés se fait au niveau local. Sur le terrain, les militants de la ville, qui font le boulot, ce sont les rocardiens, pas les staliniens. Chez les communistes, la doctrine est qu’il faut faire pourrir tous les problèmes jusqu’à ouvrir une crise qui crée un changement politique. Donc, on ne rafistole pas la Sécurité sociale, ce n’est pas la peine, ça dépolitiserait. Ils ont méprisé le peuple de France comme ça pendant cinquante ans… En fait, cette politique de la ville est l’œuvre de héros, d’abord bénévoles. Qu’est-ce qu’un animateur de la politique de la ville ? C’est un loubard mal rémunéré, qui a assez d’autorité sur les petits frères pour les tenir au calme, assez de rage de vivre pour les engueuler quand ils font mal leurs devoirs. Et qui sait aussi résister aux vrais délinquants, frères ou cousins. Pour fabriquer des héros comme ça, il n’y a pas d’école… Mais on a étendu le nombre de quartiers dégradés et on s’est perdus en route. Les responsables de la politique de la ville sont devenus, de mon fait, les sous-préfets, qui sont restés seuls quand on a manqué d’animateurs…
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
En 1988, le camarade Mitterrand se représente à la présidence de la République et – ô miracle – est réélu. Et, ô surprise, il me fait Premier ministre. Mitterrand a alors eu une grande idée : reprendre le contrôle de toutes ces inventions sociales nées de la décentralisation, antijacobines dans leur principe. Il a décidé de créer un ministère de la Ville, en se disant qu’il y aurait toujours quelqu’un à qui cela ferait plaisir. Une folie ! Une politique de la ville repose sur la police – 150 000 hommes -, sur l’Equipement – qui a l’essentiel du budget -, sur la Justice et l’Éducation nationale. Point. Comment voulez-vous que s’en sorte un petit ministre de la Ville, non gradé, sans budget, siégeant en bout de table ? On est passé du terrain bénévole à une bureaucratie mendiante. J’ai hurlé, mais je n’ai rien empêché, car le chef s’appelait Mitterrand. Je ne dis pas que Mitterrand a créé un ministère de la Ville pour que ça rate, mais il a créé des conditions où ça ne pouvait que rater.
Il y a aussi une remise en cause de notre modèle d’intégration par assimilation…
C’est la mode actuelle de dire cela. Gilles Kepel, grand universitaire, spécialiste de l’islam, a multiplié les observations. L’une d’entre elles est que le succès scolaire des enfants nés français mais issus d’une génération d’immigrés est meilleur que celui des Italiens ou Portugais d’entre les deux guerres. Je ne sais pas si notre modèle d’intégration a tant failli que ça, et je me suis toujours indigné des simplifications commodes, de celles qui désignent un bouc émissaire : les musulmans ; ou bien de celles qui préfèrent décider qu’on n’y peut rien. Je suis sûr d’une chose : lorsqu’on témoigne du respect aux gens, il n’y a pas d’exception au fait qu’ils vous le rendent formidablement.
Donc, vous ne croyez pas au discours de la gauche sur le déterminisme social qui expliquerait la faillite actuelle ?
Vous avez dit la gauche ? Les idées toutes faites sont reposantes. On n’a pas besoin de lire et de comprendre pour faire une campagne électorale, il suffit de recopier des discours écrits par d’autres. C’est de cela que la France crève. Mais, pour généraliser le respect, il faut une administration d’État suffisamment tolérante pour laisser faire, favoriser et même subventionner les initiatives locales, l’innovation. Le problème avec l’Éducation nationale par exemple, c’est que beaucoup de profs se sont lancés dans des expériences pédagogiques nouvelles mais que la plupart de ces expériences n’ont pas duré le temps de la scolarité, soit sept ans. Elles sont restées marginales. D’autant que les syndicats de l’Éducation nationale n’ont pas soutenu ces initiatives. Pour revenir à l’intégration, une partie de la jeunesse française, issue de l’immigration, ne s’est-elle pas détachée du reste de la nation ? Ce sujet mérite une très grande enquête. A-t-on seulement des sondages ? Ce qui est sûr, c’est que, lorsque zéro virgule quelque chose pour mille de ces jeunes sombre dans la folie et le meurtre, la zone de peur s’aggrave, et la zone de culpabilité s’étend, faute de savoir mesurer et comprendre le phénomène. On pourrait demander à la Sofres de déployer des enquêteurs dans nos villes avec un questionnaire un peu malin. J’ai maintenant 85 ans, je ne me balade plus dans les rues, je ne me rends peut-être pas compte de la situation (sourire). Le profil des auteurs des attentats de novembre comme ceux de janvier 2015 interroge… Si j’ai bien lu la presse, ce profil est essentiellement accidentel. Il n’y a pas de djihadisation sans un choc, paternel, sexuel ou scolaire. Mais je ne crois plus à rien de ce que je lis. J’ai quand même été pendant dix-huit ans maire en banlieue, et je n’ai jamais eu un problème.
Comment cela se passait-il ?
J’avais les meilleures relations du monde avec le président de ma vieille communauté algérienne. C’est vrai que ça date un peu. Ce n’était pas encore l’époque du djihad, mais il y avait quand même 2 000 à 2 500 Algériens dans ma ville de Conflans-Sainte-Honorine. Je n’ai jamais eu de drame, et la solidarité était réelle.
On en revient à l’idée du respect…
Ou plutôt à sa disparition… Mon ami l’essayiste américain Jeremy Rifkin avait publié un livre intitulé Vers une civilisation de l’empathie. À ses yeux, l’empathie est la valeur structurante de la vie. C’est magnifique ! L’empathie, plutôt que la solidarité, qui apparaît plus comptable…
Comment avez-vous vécu le débat sur le voile ?
La première loi sur le voile islamique date de mon gouvernement. Je suis fils de protestant, coécrivain de la laïcité, et bien placé pour savoir que la France doit une grande partie de son rayonnement à ce visage de pays d’accueil, pas encore totalement détruit. Pour y avoir beaucoup réfléchi, j’ai le sentiment d’un débordement par le symbolique. Et le drame du symbole, c’est qu’on ne négocie pas avec. On prend ou on ne prend pas. Quand vous êtes embarqué dans le symbolique, vous êtes dans l’excès. Nous avions fait une loi qui, sept ou huit ans plus tard, était encore discutée. Dans ce cadre, non seulement les mots comptent, mais aussi l’enthousiasme qu’on met à les prononcer, les silences, les virgules. Lionel Jospin, à l’Éducation, mon chef de cabinet, Yves Colmou, et moi, avons eu l’impression que notre loi serait mieux passée si on avait inversé l’ordre des mots entre dignité, laïcité et tolérance aux autres religions, tellement l’ordre dans lequel on traitait les symboles était décisif. Nous avions en face de nous des militants qui avaient une jouissance à faire monter la brutalité. Une jouissance… Phénomène identique entre les pro-Palestiniens et les pro-Israéliens dans nos banlieues. Ou dans un congrès socialiste (sourire).
Vous évoquiez la France comme terre d’accueil. Or, avec le drame des migrants, les frontières reviennent au galop !
Mme Merkel a été courageuse, mais nos opinions publiques n’ont pas été très correctes. Elles n’ont délivré qu’un seul message à ses élus politiques : on s’en fiche, on ne veut plus les voir. C’est assez abominable. Dans cette affaire, l’honneur fut allemand, même s’ils perdent 500 000 habitants par an, ce qui aide la générosité. Il y a une complicité des élus, des opinions et de la presse pour faire porter toute la charge sur les pauvres gouvernements en occultant totalement le fait que, accueillir des gens nouveaux, ce ne sont pas les gouvernements qui s’en chargent, ce sont les maires. Ce sont eux qui ont les clés de l’acceptation. Seul un collège de maires devrait pouvoir se prononcer : on peut ou on ne peut pas accueillir les migrants. En faire un problème national, c’est décider que l’impuissance a le pouvoir.
Que répondez-vous à ceux qui disent : comment accueillir des migrants, alors que l’on a du chômage, pas assez de logements sociaux et des problèmes d’intégration ?
Ces discours qui occupent les médias éludent les questions principales : est-ce qu’on donne à l’Onu un vrai pouvoir de sanction contre les déclencheurs de guerre ? Est-ce qu’on peut doubler les budgets d’aide au développement pour rendre caduque l’idée que la solution serait ailleurs que chez eux ? Ce sont celles-là, les vraies solutions. Pour penser, quand on est au café du commerce, que les problèmes naissent de l’impuissance de la communauté internationale à prévenir les guerres et de l’inefficacité de l’aide au développement, il faut qu’on vous le dise de temps en temps. Mais la presse ne remplit pas ce rôle. Donc, je ne peux même pas m’offrir le luxe d’en vouloir aux opinions publiques. Le monde se numérise et rend notre pays vulnérable à la propagation d’idées extrêmes via Internet.
Craignez-vous ce phénomène ?
Pour ce qui est des djihadistes, l’influence était essentiellement due à des événements français. Mais nous ne parlons que de quelques centaines d’individus. Dans la numérisation, je vois plutôt un danger pour notre langue. Avec les SMS et autres, il n’y a plus d’orthographe, de nuances, de doute. Le doute est l’accompagnateur infatigable du progrès. Sans le doute, une démocratie ne peut fonctionner. L’éthique, la générosité, la noblesse, l’intégrité n’ont pas leur place dans un système limité à la transmission de faits brutaux. Je ne crois guère au baratin de la restauration démocratique par Internet. Sur le plan stratégique aussi, nous vivons une crise profonde. Le modèle occidental subit une perte de crédit moral et politique alors qu’il s’impose toujours au plan économique. Premier constat : le monde tel qu’il est aujourd’hui ne comporte pas d’Europe. Elle est absente. Entre l’Ouest de l’Inde, la moitié de l’Afrique et le Moyen-Orient jusqu’aux frontières de l’UE, vous avez 1,5 milliard d’hommes, dont 100 millions de chiites en colère en émergence. La Russie suit ce mouvement avec un intérêt vigilant, et l’appuie. Parce que l’économie pétrolière du monde a été jusqu’à présent dominée par des sunnites, et que l’Occident s’est débrouillé pour prendre l’ascendant sur eux et garder le contrôle de cette zone. L’Irak était majoritairement chiite, son système institutionnel de pouvoir était sunnite et contrôlé par les Occidentaux. Quant à la Syrie, c’est une dictature séculière, appuyée sur les Américains, et sur nous, qui a maintenu l’ordre en calmant ses chiites. Mais la majorité de sa population est sunnite. Le reste est une somme de minorités, kurdes, maronites du Liban, chrétiennes. Cet édifice tient grâce à un dictateur laïc. L’imbécillité occidentale a voulu qu’on mette en cause ce système, sans s’apercevoir que sa brutalité interne, hautement condamnable moralement, était sans toxicité externe. [sans toxicité externe : que voilà un joli mot pour dire tout haut ce que tous les responsables pensent tout bas : la répression sauvage de Bachar el Assad envers son peuple ne nous concerne pas ; donc ne nous en occupons pas ; ce ne sont pas nos oignons : on aurait pu penser que ce cynisme était l’apanage de la droite : Rocard nous prouve qu’il n’en est rien. ndlr] Voici l’origine du désordre sanglant où nous sommes.
Sans compter la poussée de l’islamisme radical.
Peut-on pour autant parler d’un réveil religieux ? Ni en Irak ni en Syrie, l’aspect religieux n’a été dominant. Ce sont des irruptions de politique nationale, interne, intra-ethnique. Le djihad se greffe là-dessus par hasard, mais c’est un phénomène tout différent, qui traduit une crise de l’intégration dans les pays développés ?
Mais nous, Français, n’avons-nous pas joué, comme les Américains, un jeu dangereux en Syrie, en soutenant des groupuscules qui visent à dépecer le pays ? J’en parle beaucoup à Valls et à Ayrault. Je trouve insupportable que nous soyons absents de cette région chaotique où se jouent nos intérêts. Nous sommes très dépendants de l’équilibre pétrolier moyen-oriental. Nous ne pouvons être exclus de la reconstruction de l’économie pétrolière mondiale avec un Moyen-Orient passé sous domination chiite. Car l’Irak sera un jour une démocratie où les chiites seront majoritaires. Et puis la dynamique chiite marque les affaires publiques jusqu’en Syrie. C’est l’ouverture d’un jeu où la France a un intérêt majeur.
Si l’Iran fabrique la bombe nucléaire, pensez-vous que la paix du monde s’en trouvera vraiment menacée ?
Non… Je vais vous raconter une histoire. Un jour, un nouvel ambassadeur d’Iran – ancien ingénieur nucléaire parfaitement francophone – me demande audience. Ma réaction est méfiante. Ahmadinejad faisait partie des pro-nucléaires. Mais refuser de serrer la main tant qu’on n’est pas en guerre n’est pas dans ma tradition. On fixe un rendez-vous. Il fait irruption dans les locaux, en costume trois-pièces, alors que son prédécesseur était enturbanné. Nous voilà debout, face à face. Je m’abstiens de tout salamalec, et, au lieu de Bonjour, je lance :
Sur ce, nous sommes allés prendre un café.
Depuis l’époque où vous étiez à Matignon, le lien avec les Iraniens n’a jamais été rompu ?
Je suis un ancien Premier ministre que tout le monde a un peu respecté dans tous les coins du monde – ma réputation d’anticolonialiste, à cause de la guerre d’Algérie… Cela me rappelle une scène. En 2009, l’Iran fait déjà peur à tout le monde. Nous avons derrière nous deux séquences de négociations interrompues sans conclusion sur le statut du nucléaire militaire iranien. Il se livre là-bas une lutte interne violente entre la moitié des mollahs, appuyés sur l’appareil militaire et scientifique moderne et diplômés à l’occidentale, qui veulent la bombe nucléaire, et l’autre moitié, qui n’en veut à aucun prix et rêve d’ouverture au commerce mondial. Rappelons que la condamnation de l’arme nucléaire comme non compatible avec le Coran est multiple et répétitive. Il y a même une fatwa à ce sujet. Ce conflit interne a pris une importance suffisante pour intéresser la diplomatie américaine. On négocie, ça rate, mais les frontières ne sont pas complètement fermées. Et puis, un jour de 2009, les Iraniens arrêtent une jeune fille, Clotilde Reiss, 24 ans, stagiaire en sociologie urbaine. Il faut imaginer, quelques semaines après, l’ambassadeur d’Iran à Paris, tout en finesse et ironie, me dire, dans un français impeccable : C’est vrai, cette pauvre jeune fille n’était pas vraiment dangereuse à elle toute seule, et l’incarcérer n’était pas aimable, mais tout de même, avant de nous insulter publiquement, la France aurait dû rappeler que son père était un officier de la DGSE, sa mère haute fonctionnaire civile du ministère de la Défense, et qu’elle avait choisi comme lieu de stage la ville-dortoir de l’une de nos grandes concentrations industrielles nucléaires… Si ces informations avaient été données, nous nous serions sentis moins insultés et aurions traité cette affaire avec plus de souplesse.
Vous avez revu l’ambassadeur d’Iran ?
Clotilde Reiss fait de la prison, puis elle est assignée à résidence à l’ambassade de France. À ce moment-là, l’ambassadeur cherche à me rencontrer, résolu à aller jusqu’au Groenland, où je me trouve en mission ! Cela se termine chez moi, près de Paris. Il me dit en substance : Nous sommes très ennuyés par cet imbroglio, nous avons tout l’Occident contre nous. Nous, Iraniens, avons besoin de modernité, de technologies, de commerce. On veut parler à l’Occident, donc avec vous, Français. Or, pour cela, il y a deux voies. L’officielle – une ambassade, un ministère des Affaires étrangères-, et la parallèle – l’accès direct au cabinet du président de la République. L’ennui, c’est que toutes deux sont bloquées. Donc, on a décidé de faire appel à vous. Et puis vous êtes écouté à gauche comme à droite. Venez en Iran. Vous pourriez même ramener la jeune fille. En fait, Anglais et Américains n’ont jamais cru que les antinucléaires militaires iraniens pourraient gagner chez eux. Or c’est ce qui s’est passé. Cette erreur a duré près de dix ans et perturbé toute la politique occidentale, y compris française, vis-à-vis de l’Iran.
Qu’avez-vous fait ?
Cela m’a pris trois mois. Je passe par Claude Guéant, alors secrétaire général de l’Élysée. Il faut un accord du président de la République. Et celui-ci finit par charger Jean-David Levitte de régler l’affaire ! Evidemment, Levitte ne m’appelle pas, mais convoque l’ambassadeur d’Iran et lui passe le plus gros savon qu’il ait jamais reçu de sa vie, lui interdisant d’en parler désormais à quiconque en dehors de lui. Résultat : Clotilde Reiss tire un an et demi de plus d’internat à l’ambassade de France. Les Iraniens me réinvitent en novembre 2011. J’en réfère à mon ministre des Affaires étrangères de l’époque, un nommé Alain Juppé, et au candidat de la gauche déjà désigné à la présidence de la République, un certain François Hollande. L’ambassadeur d’Iran me demande, pour conforter sa position en interne, de lui adresser une lettre assurant que Juppé et Hollande sont d’accord. Je la demande aux deux. Juppé m’écrit. Hollande demande à Moscovici de le faire, ce qu’il ne fallait surtout pas faire, c’était le camp d’en face ! Rien, évidemment… Et là-dessus, je tombe malade. Mon voyage a finalement lieu, mais en pleine campagne présidentielle. Je rentre à midi à Orly, le jour où le président nouvellement élu organise un déjeuner de tous les anciens Premiers ministres socialistes. Hollande me dit : On en parle plus tard. Je demande à Fabius un rendez-vous. Quinze jours après, il me téléphone : Michel, je refuse de te recevoir à propos de l’Iran. Je n’ai rendu compte de ma mission à personne.
Aujourd’hui, quels conseils donneriez-vous à notre ministre des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault ?
La première chose à faire eût été de soutenir Obama dans cette négociation très difficile, où la moitié de la table obéissait aux consignes du Premier ministre israélien Nétanyahou, fou de méfiance et d’envie d’aller au choc avec Téhéran. Ce fut malheureusement la ligne Sarkozy-Levitte qui l’emporta, suivie par Juppé et reprise par Fabius sans examen interministériel, et moins encore présidentiel. Je pense que Fabius a joué contre son propre pays. Il reste maintenant à sortir de la méfiance et à passer aux travaux d’application. Les Iraniens ont besoin de nous dans le génie de l’eau, où nous sommes les meilleurs, dans le génie nucléaire civil, dans l’automobile bien entendu, dans la rénovation de leur agriculture. Cela suppose que Jean-Marc Ayrault restaure, avec les Américains, un niveau d’entente qui permette de faire la paix en Irak, puis de trouver une issue à la crise syrienne dans des conditions où l’on puisse reprendre langue avec les Russes.
Parlons de la Russie, justement. Que pensez-vous de l’attitude occidentale à son égard ?
Cela remonte à 1991. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, annonce au monde qu’il met fin au pacte de Varsovie. La suppression du pacte de Varsovie pose la question de l’utilité du Pacte atlantique. Et là l’Occident commet une erreur tragique. Eltsine ne reçoit aucune réponse. Rien. Silence absolu. Six mois plus tard, le président américain réagit, au nom de l’Otan mais sans avoir consulté aucun de ses membres, pour dire en substance aux Russes : C’est bien d’avoir abandonné le communisme et le pacte de Varsovie ; mais vous restez russes et, par conséquent, nous restons méfiants, nous allons donc étendre le Pacte atlantique jusqu’à vos frontières, et même incorporer d’anciennes républiques de l’Union soviétique, les trois pays baltes. L’insulte. La gifle. La menace. Vladimir Poutine l’a vécu comme une humiliation. Il en parle tout le temps. Une fois au pouvoir, il va construire sa revanche. Dans l’agressivité russe, il n’y a pas que la volonté de se défendre, il y a aussi le refus de l’offense, la volonté de contre-insulter. Il est évident que l’on ne sortira pas de cette crise sans s’expliquer là-dessus.
Et puis il y a l’Ukraine. Peut-on parler de provocation occidentale ?
Oui, nos diplomates, et plus encore nos journalistes, ont oublié l’Histoire. On a habillé l’Ukraine en peuple opprimé, en État potentiellement indépendant. Or l’Ukraine, sur deux millénaires, doit avoir dix-sept jours d’existence comme État indépendant ! Elle n’était pas un pays constitué, mais un conglomérat de populations dont la moitié parle russe et l’autre ukrainien, et qui faisait partie des composantes de l’Union soviétique. Et l’Empire est né là, à Kiev. On se serait souvenu de ça, on aurait peut-être eu un vocabulaire et une geste différents. On doit faire passer le message qu’on s’est trompés. L’urgence est d’aider les Russes à résister à la pression chinoise qui veut récupérer la Sibérie ! La Sibérie est la dernière grande zone en dehors de l’Arctique, c’est une réserve de terres émergées dont beaucoup de ressources non exploitées permettraient de faire vivre les 2 milliards d’hommes supplémentaires qui arrivent ! Sa mise en valeur va pourtant se faire par un consortium sino-japonais : l’argent chinois et la technique japonaise. L’intérêt chinois est sans équivoque. Si on veut avoir notre place là-dedans, il n’y a que deux voies : la russe ou la turque. On s’est intelligemment fermé les deux ! Vous comprenez que je hurle devant toute cette imbécillité !
Donc Poutine est notre nouvel ami, mais avec vigilance ?
Avec vigilance naturellement, mais ça commence par son accord à lui. Il a été amèrement déçu, et convaincu qu’il n’y a rien à faire avec l’Occident. D’où, incidemment, le caractère parfaitement géostratégique et décisif de la reconstitution de son tissu diplomatique autour de l’Iran, redevenu un pays civilisé. Nous n’avons pas de raison valable de faire confiance de manière définitive aux Iraniens ou aux Russes, je serais moins méfiant vis-à-vis des Chinois. Cinq mille ans d’histoire. Envahis de multiples fois. Jamais d’intervention extérieure, sauf pour deux Alsace-Lorraine, deux pays en incertitude nationale, le Vietnam et le Tibet. Mais ce n’étaient pas des agressions coloniales, les populations sont trop mélangées. Quand les élites chinoises vous disent que le différend avec les Américains se réglera par la guerre dans quelques décennies, mais pas à leur initiative, il y a du souci à se faire, et une indication de voie diplomatique. Je suis le cofondateur du Forum Chine-Europe…
Et la Syrie ? Que faire de Bachar el-Assad ?
On l’a sous-estimé. La Syrie, c’est 51 % de sunnites wahhabites, les plus infréquentables ! Et après, vous avez une mosaïque : les Kurdes, les Druzes, trois ou quatre églises chrétiennes, plus les chrétiens maronites du Liban, et les alaouites. Le chiisme (30 à 35 %) comporte aussi ses sectes… Au milieu de tout ça, le facteur de maintien de l’ordre, c’était Bachar el-Assad, avec cette circonstance à laquelle on n’a pas fait attention : ceux dont Bachar avait le plus peur, c’était de ces sunnites qui ont une conception de la démocratie proche de celle de l’Arabie Saoudite… En plus, nous sommes partis un peu vite. La France a pris l’initiative de créer et de soutenir une coalition nationale syrienne dont la moitié des membres sortaient de prison pour raisons politiques. Pas vraiment une culture de haute influence. Il y a aussi quelques malfrats dans le coup. C’est moins de 10 % de l’opinion syrienne. Là, on s’est plantés à la limite du ridicule. Laurent Fabius a jugé bon de désactiver la DGSE sur la Syrie. Nos meilleurs officiers de renseignement n’en reviennent pas de ne plus avoir l’autorisation de travailler sur la Syrie. Bachar el-Assad est aussi tueur que les autres, mais pas plus !
Sans compter que la plupart des factions de l’opposition syrienne sont des faux nez d’AI-Qaida ou d’autres…
Oui, et nous sommes maintenant absents de cette zone, alors que nous y étions les seuls Occidentaux respectés, car on s’est déshonorés moins que d’autres. Souvenez-vous du Liban. On avait envoyé des forces de l’Onu. Des kamikazes tuent en un seul coup de camion 50 ou 60 marines américains. L’Occident décide de s’en aller. Départ américain : 4 heures du matin. Personne au port. Départ français : plein midi. Levée du drapeau. Pleurs, etc. Nous sommes peu nombreux à le savoir… Mais j’étais très ami avec Louis Delamare, notre ambassadeur au Liban qui a été assassiné en 1981.
Vous avez déclaré : Il faut écologiser la politique.
Il faut classer le réchauffement climatique et les grandes épidémies comme des menaces pour la sécurité internationale. La COP21 a instauré une rupture et une opportunité considérables. L’Onu a réuni une assemblée générale qui a fini, certes, sans mesure collective contraignante, mais a su réunir de multiples parties prenantes : non seulement des États, mais aussi des pouvoirs régionaux, de grandes entreprises, des ONG… On peut donner une traduction juridique à tous ces engagements. La judiciarisation des problèmes de criminalité climatique internationale commence. Donc nous sommes dans une phase de risque d’enlisement, mais aussi de promesses. Enfin, le mandat du secrétaire général Ban Ki-Moon finit dans moins de deux ans, et le tour veut que la zone devant fournir le prochain soit l’Europe de l’Est. Compte tenu de ce qui s’est passé en Europe de l’Est, de son désintérêt pour toute diplomatie internationale, de son attachement viscéral à l’Otan et aux Américains, de sa volonté de réduire l’Union européenne à une grande Suisse et vu les personnels qui gouvernent dans ces pays, on a neuf chances sur dix d’avoir comme prochain secrétaire général un bureaucrate ex-KGB sorti d’un de ces pays. Les milieux sérieux de la planète commencent à se demander s’il ne serait pas temps de modifier les procédures pour ouvrir le champ de recrutement. Il reste des choses à faire pour un pays qui aurait des ambitions et voudrait recouvrer sa fierté…
Pour finir, la question de Bernard Pivot. Le jour où vous rencontrerez Dieu, qu’aimeriez-vous l’entendre dire ?
(Silence)… Oh, j’aimerais l’entendre me dire : Petit, tu n’as pas trop mal travaillé. Tu as essayé de ne pas oublier les principes immuables de la société des humains.
Propos recueillis par Emmanuel Berretta, Caroline Galcateros et Olivia Recasens. Le Point n° 2285 du 23 juin 2016
Il ne laissera pas le temps à Dieu d’oublier les propos qu’il lui prête : il nous quittera pour Le rejoindre le 2 juillet, moins d’un mois après ce long et dernier entretien avec les journalistes du Point.
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[1] Le lanceur d’alerte est aux Institutions, aux Banques, aux grandes sociétés privées ce que l’indic, la balance sont aux mafias, voyous et autres crapules : mais la plupart du temps, le premier est désintéressé, et n’agit que par sens moral : pour autant, il n’en est pas moins encore plus seul et démuni que le second, qui le plus souvent monnaie ses informations.
[2] Pour ce qui est du tourisme spatial, un concurrent français se mettra sur les rangs pour 2024, – Zephalto, Low-Cost basé en Occitanie – en envoyant dans la stratosphère autour de 25 000 m, les amateurs dans un ballon gonflé à l’hélium : aller-retour dans la journée pour 120 000 €. Le ballon fera 100 m. de haut, emportera 6 personnes et 2 pilotes dans la capsule pressurisée.