Publié par (l.peltier) le 12 septembre 2008 | En savoir plus |
28 01 1930
En Espagne, Primo de Riveira cède la place au général Berenguer : le roi Alphonse XIII s’aligne sur les démocraties.
01 1930
Début de la construction de la ligne Maginot, dont les travaux dureront jusqu’en 1935, de Montmédy à Menton. Paul Painlevé, le premier en avait eu l’idée, André Maginot l’avait demandée dès 1927, mais n’avait pu obtenir le vote d’un programme de fortifications des frontières pour un premier montant de trois milliards de crédits que le 29 décembre 1929. À sa mort, en 1932, la responsabilité du programme passera dans les mains du maréchal Pétain, alors ministre de la guerre. Les principales fortifications étaient au nord de Metz et sur les contreforts des Vosges. L’installation électrique avait été faite par l’Allemand Siemens, et évidemment l’État-major allemand avait les plans… c’est peut-être d’ailleurs pour cela qu’ils se diront 10 ans plus tard : ce sera plus simple de passer à côté…. La forêt des Ardennes était réputée infranchissable aux blindés, et le maréchal Pétain commentait : Si les Allemands s’y aventuraient, on les pincerait à la sortie. Coté français, on était certain de la supériorité de notre ligne sur la leur – la ligne Siegfried… et les chansonnettes de fleurir :
On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried,
Pour laver le linge voici le moment,
On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried,
Si on la trouve encore là…
Chante, beau merle ! Chante, tu auras tout le temps pour déchanter sur la ligne de démarcation.
Reste la question de l’absence de Ligne Maginot sur la frontière franco-belge. Le cadre général, c’est la proclamation belge en octobre 1936 de sa neutralité, fortement encouragée par la politique anglaise qui voyait d’un mauvais œil l’alliance franco-belge. Les Allemands feront semblant de prendre cette neutralité au sérieux : Le gouvernement allemand considère que l’inviolabilité et l’intégrité du territoire belge constitue un intérêt commun pour les puissances occidentales. Il confirme sa détermination à ne jamais, et dans aucune circonstance, porter atteinte à cette inviolabilité, cette intégrité ()
Cela a l’effet d’une douche froide, mais cependant pas au point de torpiller les contacts secrets entre l’État Major français avec parfois, le général Gamelin et parfois aussi le roi lui-même, Léopold III. D’autre part, sur un plan strictement stratégique, la mise en place d’une ligne de défense comme la ligne Maginot exige un terrain non pas forcément montagneux, mais au moins avec un relief varié, des points hauts et des points bas, ce qui n’est pas du tout le cas du plat pays que sont le nord de la France et la Belgique. Donc, on s’était contenté de quelques ouvrages fortifiés, que les panzers allemands mettront très vite à la raison en mai 1940. Devinait-on, sans oser le dire, que dans cette configuration, les Allemands marqueraient une nette préférence pour passer par cette zone très faible défensivement ? Quien sabe ?
02 1930
Miguel de Unamuno, ancien recteur de l’Université de Salamanque, auréolé d’un fantastique prestige accru par son exil sur l’île de Fuerteventura, dans les Canaries, d’où il s’était échappé sur un voilier affrété par un ami, directeur du Quotidien, pour vivre en France, partagé entre Paris et Hendaye, estime que la démission de Primo de Rivera lui permet de revenir en Espagne.
C’était le 9 février 1930, une journée claire et froide. […] Une foule de plusieurs milliers de personnes s’était massée à la sortie du pont qui enjambe la Bidassoa, du côté espagnol. Depuis plusieurs jours, le maire de Hendaye et les autorités locales organisaient des banquets en l’honneur du proscrit. On portait des toasts à l’amitié franco-espagnole, on déclamait des discours. Enfin le jour tant attendu arriva.
Le vieil homme avait demandé que personne ne l’accompagnât.
Avec un sens très sûr de la mise en scène, il s’avança seul sur le pont, sans bagages, marchant à pas comptés, toujours aussi droit. Un pas après l’autre, il cheminait vers cette ligne invisible qui, pour lui, séparait le froid glacial de l’exil de la chaleur de la mère patrie ; ses yeux bleus fixaient la foule, rendue muette par cette apparition spectrale. Médusée, elle regardait la silhouette noire, d’une orgueilleuse simplicité, qui lentement venait vers elle. Pas un cri, pas un vivat. Celui qui marchait vers elle en posant parfois son regard sur la surface de la petite rivière, c’était, certes, le lutteur indomptable, mais c’était aussi sa liberté recouvrée. À cet instant, tous crurent voir la République s’avancer vers eux, éclatante dans sa théâtrale humilité.
[…] Tout à coup, un cri jaillit de cette multitude, suivi d’un remous inquiétant. Chacun se précipita pour toucher le vieillard qui, avec solennité, se baissait, prenait un peu de terre, l’embrassait en pleurant.
Le vieux hibou avait tenu sa promesse : il rentrait non seulement libre, mais apportant avec lui la liberté de tous.
Le voyage, par Bilbao, sa cité natale, jusqu’à Valladolid et Salamanque, fut une marche triomphale. Partout des foules l’acclamaient, se pressaient pour le toucher.
Dans la ville universitaire dont il avait été longtemps le recteur, la voiture à bord de laquelle il se trouvait mit plus de quatre heures à parcourir les cinq derniers kilomètres ; il lui fallut encore une heure pour atteindre son domicile, moins de trois cents mètres à pied. Ouvriers, étudiants, bourgeois mêlés remplissaient la Plaza Mayor, agitaient leurs casquettes ou leurs chapeaux. Devant sa maison, la foule s’était rassemblée et il dut, entouré de Concha et de ses huit enfants, paraître au balcon pour prononcer quelques phrases.
La littérature démontrait qu’elle pouvait l’emporter sur la tyrannie.
Bien entendu, cette réception triomphale était aussi une manifestation politique, les foules narguant le monarque en acclamant le vieux lutteur. Les oppositions au roi ne se relâchaient d’ailleurs pas, et même la haute bourgeoisie, quand Alphonse XIII apparaissait dans sa loge du Théâtre-Royal, exprimait son mécontentement par un silence réprobateur. Un vent de fronde soufflait sur tout le pays. Oubliant les faveurs dont la Couronne l’avait comblée, l’armée se désolidarisait d’elle. Seule l’aristocratie demeurait fidèle, mais, détestée, on la rendait responsable de l’aveuglement du souverain, de ses insuffisances et de ses échecs. Petit à petit, le vide se faisait autour d’Alphonse XIII.
Dans les conférences qu’il prononçait dans toutes les villes du pays, Miguel de Unamuno ne se gênait pas pour réclamer ouvertement l’abdication du roi et son départ pour l’étranger. Avec son habituelle intrépidité, il demandait à ses auditoires de ne pousser aucun cri séditieux, laissant à la police la responsabilité de s’en prendre à lui seul. Il savait que le pouvoir n’avait plus ni la force ni la volonté de réprimer, qu’il n’oserait pas toucher à un vieillard aussi glorieux.
La masse imposante du palais d’Orient, les salons, les dorures, les tapisseries et les lustres, les contraintes d’une étiquette surannée, les parades et les défilés : la monarchie avait beau déployer ses fastes, les foules s’en détournaient et regardaient vers les républicains qui, sans plus se cacher, organisaient des meetings, dénonçaient les turpitudes du régime, promettant un avenir radieux.
Au palais l’atmosphère devenait lugubre. Ébranlé par la mort de sa mère, la régente Marie-Christine de Habsbourg, sa meilleure conseillère politique, Alphonse XIII se sentait désemparé. La situation lui échappait et il multipliait les consultations, sollicitait des avis, tentant de sauver ce qui pouvait encore l’être. Le vieux navire prenait eau, s’enfonçait petit à petit, et, l’un après l’autre, les passagers et les membres de l’équipage s’enfuyaient. Autour du roi le silence se creusait.
Bien avant de partir pour l’exil, écrivit le comte Romanones, l’un des derniers fidèles, Alphonse XIII avait disparu de la conscience des Espagnols.
La République apparaissait à une majorité d’habitants comme une fabuleuse chimère, le règne de la justice, une régénération. Tout serait donné à tous d’un coup de baguette magique : la terre aux millions de braceros plongés dans la misère, les Lumières à tous les enfants du pays, l’égalité à toutes les femmes, les usines aux ouvriers…
Rarement dans l’histoire du pays une poignée d’hommes avaient suscité une espérance aussi vaste. Professeurs, avocats, médecins, ces républicains avaient échafaudé leurs rêves dans la pénombre et le silence de leurs cabinets. Etincelante et pure, la République qu’ils imaginaient devait répondre à toutes les attentes, réparer toutes les fautes. Pour ne pas décevoir, elle devait commencer par abattre les piliers de l’ancien monde, l’Église et l’armée. Comme il est plus facile de désigner les adversaires que de mener à bien des réformes, l’anticléricalisme et l’antimilitarisme devinrent, chez ces hommes, une mystique aussi dure et fanatique que la religion des cléricaux.
Depuis son retour d’exil, Unamuno publiait dans la presse libérale des éditoriaux incisifs, truffés de paradoxes qui désarçonnaient ses partisans. Où donc l’incorrigible sexagénaire voulait-il en venir avec ses provocations et ses défis ? Fidèle à l’idéal socialiste de sa jeunesse, le philosophe fustigeait le capitalisme tout en condamnant les prétentions scientifiques des marxistes, leur dogmatisme, position qui semblait le rapprocher des anarchistes pour qui le socialisme était également une mystique, un absolu au-delà de toute politique. Mais comme le vieil homme clamait son refus de la violence révolutionnaire, des fureurs anticléricales, des attentats aveugles, des incendies et des pillages, ses lecteurs s’interrogeaient avec perplexité : savait-il lui-même où il se situait ?
Quelles étaient donc ses idées ? demandai-je à Gonzalo, qui marqua une hésitation avant de me répondre.
Il n’avait pas d’idées. Il pensait.
Je ne saisis pas la nuance.
En philosophie, il avait toujours refusé l’abstraction des systèmes, affirmant que, derrière chaque idée, il y a un homme concret.
C’est-à-dire ?
Vivre, c’est douter. Expliquer, démontrer, c’est figer la pensée dans la mort. Tout dogme devient cadavre… Je ne connais rien de plus espagnol que ses livres, à la fois contradictoires, déchirés, mais habités d’une cohérence rigoureuse.
Michel del Castillo. La vie mentie. Fayard 2007
Son voyage à Madrid, le 1er mai, tournera en manifestation populaire : des milliers d’étudiants et d’ouvriers acclameront le recteur de Salamanque et feront face à la force publique. L’émotion sera à son comble quand Unamuno parlera à l’Ateneo de Madrid, le 3 mai, et le lendemain au cinéma Europe rempli à craquer par des milliers de Madrilènes. Les étudiants déclencheront la grève, la police tirera sur eux, et le 5 mai, le gouvernement décrétera la fermeture de toutes les universités d’Espagne ; considérant que la présence d’Unamuno à Madrid met en danger la sécurité nationale, le matin du 7 mai, des policiers pénétreront dans son hôtel et l’obligeront à rentrer, dans leur voiture, à Salamanque.
L’enfance de Michel del Castillo lui-même est d’une cauchemardesque dureté : né en 1933, sa mère était suffisamment volage pour que son père les quitte en 1936 pour s’installer en France. Sympathisante des Républicains, ils l’emprisonnent malgré tout pour s’être souciée du sort des prisonniers politiques. Sa grand-mère, présentatrice à la radio républicaine sera condamnée à mort par les Franquistes. Quand sa mère sort de prison, ils vont retrouver le père qui les aide, mais aussi les dénonce, ce qui leur vaut, mère et fils, d’être interné au camp de Rieucros, à Mende. Ils s’en évadent, mais fois-ci, c’est sa mère qui le dénonce, ce qui l’emmène dans une ferme de travail en Allemagne. À la fin de la guerre, la France le renvoie en Espagne, où il est à nouveau enfermé dans une maison de correction, véritable bagne, d’où il parvient à s’évader en 1949, pour être finalement recueilli par des Jésuites, à Ubeda en Andalousie. Son père ne répond pas à ses courriers. Il devient ouvrier à Sitges en 1950 : il a 17 ans. Son premier roman : Tanguy, sortira en 1957.
Mais comment donc cet homme a-t-il fait pour devenir un écrivain reconnu après toutes ces années de chaos où la haine, la bêtise, la guerre l’ont brinquebalé dans toute l’Europe, de prison en camp, de camp en ferme de travail, de ferme de travail au bagne ! Peut-être est-ce cette vie infernale qui aura fait de la dignité son oxygène ? On pense aux graines de certains pins qui ne peuvent devenir arbre que par l’épreuve du feu.
Miguel de Unamuno
Michel del Castillo
14 02 1930
Lancement du navire école Jeanne d’Arc aux Chantiers de Pen Hoët, à Saint Nazaire, entreprise nationalisée qui a pris la suite du Chantier des Frères Pereire, en faillite.
18 02 1930
L’Américain Clyde W. Tombaugh découvre Pluton, la neuvième planète du système solaire.
3 03 1930
Il a plu comme jamais sur les Cévennes, le Mont Lozère, les Pyrénées et ce sont l’Hérault, l’Aude, l’Aveyron et le Tarn qui inondent surtout le Sud Ouest : 700 morts, 3 000 sinistrés ; Montauban est isolé, Moissac détruit.
12 03 1930
Gandhi organise la première marche contre le pouvoir du colonisateur anglais, et c’est pour remettre en question le monopole qu’il avait pris sur le commerce du sel. Pendant 3 semaines, jusqu’au 6 avril, des foules vont marcher dans ses pas, d’Ahmadabad, dans le Gujarat, au village de Dandi, 140 km plus au sud, où l’on récolte le sel.
23 03 1930
Heinrich Brüning, parlementaire centriste allemand issu du syndicalisme chrétien est nomme chancelier par Hindenburg, président de la république de Weimar, avec pour feuille de route de redresser le pays, frappé de plein fouet par la grande dépression américaine. Les chômeurs allemands sont 3 millions. Quand Hindenburg le démettra de ses fonctions un peu plus de deux ans plus tard, pour le remplacer par Von Papen, les chômeurs allemands auront doublé : 6 millions ! C’est l’obsession de la pureté budgétaire qui avait amené cette situation : politique déflationniste, réduisant les coûts afin de restaurer les profits des entreprises et de relancer l’investissement.
C’est bien l’austérité budgétaire, et non l’hyper-inflation, qui a porté Hitler au pouvoir.
Matthieu Pigasse Éloge de l’anormalité. Plon 2014
Naissance du PMU : Pari Mutuel Urbain.
30 04 1930
Les assurances sociales prennent en compte un cinquième risque : le décès. En France, la population industrielle dépasse la population agricole. Il faudra encore 80 ans de plus pour que cette situation existe au niveau mondial.
5 05 1930
L’anglaise Amy Johnson, s’envole dans son biplan De Havilland Gipsy Moth [1] de Croydon au sud de Londres pour Port Darwin, en Australie : elle y arrivera 19 jours plus tard, le 24 mai, ayant parcouru 19 100 km, soit à peu près 1 000 km par jour.
13 05 1930 Jean Mermoz, pilote, Jean Dabry, navigateur et Léopold Gimié, radio, réussissent la première traversée commerciale de l’Atlantique Sud à bord d’un Latécoère 28 muni de flotteurs. Les 3 200 km. de parcours sont effectués en 20 heures.
L’accident, pour nous, ce serait de mourir dans un lit.
3 06 1930 Henri Guillaumet, 28 ans, pilote de l’Aéropostale, effectue la liaison Buenos Aires – Santiago du Chili. Il a déjà fait cette liaison près de 100 fois. Pour être le plus léger possible, il part seul ; le temps est mauvais. A 6 500 mètres d’altitude, son biplan Potez 25 est rabattu vers le sol par les courants : il est obligé de se poser en catastrophe aux abords de la Laguna Diamante, un lac gelé de la Cordillère des Andes, à 3 250 mètre d’altitude ; la neige fait capoter l’avion. Espérant être repéré par un avion, il va rester presque deux jours aux abords de l’avion, puis il décide de partir… en direction de l’est. C’est sa principale erreur : vers le sud, une rivière s’écoule du lac. S’il la suivait, il passerait ce dimanche soir, au pire lundi, sous la barre des 3 000 mètres d’altitude ; il fuirait cette neige fraîche désespérante. Au lieu de quoi, il va s’épuiser quatre jours entiers en haute altitude, […], exposant ses pieds mal protégés au froid, son corps affaibli au vent. Il part vers l’est, en ligne droite vers l’Argentine. Il est aviateur, pas alpiniste. Il sait tenir un cap, il a appris à fuir le relief, pas à l’apprivoiser.
Charlie Buffet, pour le Monde
Là-bas, c’est l’hiver ; vêtu d’un pardessus et d’une combinaison de pilote en cuir, muni de chaussures de ville recouvertes de chaussons fourrés anti-froid, de deux boites de sardines, une boite de bœuf, deux boites de lait condensé, quelques biscuits et un flacon de rhum, il marchera 5 jours durant avant de retrouver un humain, – la femme de Juan Guaberto Garcia, chasseur de pumas, le long du ruisseau yaucha, à un peu plus de 60 km de son avion. Il a passé quatre cols à plus de 4000 m ; il confia à Saint Exupéry et Mermoz : ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait. Dix jours plus tard, il volait à nouveau. Il se tuera le 27 11 1940 en emmenant en Syrie Chiappe, le haut commissaire de Vichy : son avion sera abattu en traversant une zone de combat entre l’aviation italienne et la Royal Air Force.
Récupéré en décembre 1931 par l’équipe de Don Pastor Lima, qui se chargera de faire acheminer le courrier avec la mention : RETARD DU AU SERVICE.
Saint Exupery et Guillaumet à Mendoza
Antoine de Saint-Exupéry et Henri Guillaumet devant un Laté 28 en 1930 à Mendoza en Argentine, avant le drame.
Potez 25
Un très bon site argentin : Accident de Guillaumet dans les Andes
11 06 1930
Les américains William Beebe, naturaliste et Otis Barton plongent au large des Bermudes à 510 mètres avec leur bathysphère, une sphère d’acier de 1.4 m Ø, avec de l’air pour 8 heures, un dispositif pour absorber le carbone, un projecteur et un téléphone : ils sont solidaires de la surface, suspendus à un câble qui, monté sur le navire porteur de la nacelle, contrôle leur descente. Quatre ans plus tard, ils atteindront avec le même engin 908 mètres, un record qui tiendra 15 ans.
14 06 1930
Cent ans plus tôt, la France s’emparait de l’Algérie : pareil centenaire ne pouvait rester discret ; et il est vrai que la discrétion ne sera pas de la partie, mais bien les flonflons, la redondance, les brevets d’autosatisfaction en veux tu, en voilà. Des discours à n’en plus finir, des monuments, des monuments aux morts, des embrassades. Ce jour-là, c’est à Sidi-Ferruch, site du premier débarquement des soldats de la France et de la civilisation, que l’on fête l’union des populations française et indigène. On entendit des choses tout de même étonnantes, toutes marquées de flagornerie et vile flatterie :
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De ces fêtes qui ont conforté les Européens dans leurs certitudes, bien peu de contemporains ont vu les ambiguïtés ou les dangers, tant cette Algérie paraissait française et tant la France ne pouvait être qu’une puissance méditerranéenne. Charles André Julien [historien, 1891-1991] a-t-il condamné les fêtes ? Il avait titré son compte-rendu Sous le clinquant des fêtes d’Alger, mot ironique et parfois amplement mérité quand on lit, par exemple, les cent soixante vers… illisibles, de la cantate À la gloire de l’Algérie. Mais que critiquait Charles-André Julien ? Le gaspillage des deniers publics prélevés sur les budgets des œuvres d’assistance indigène, la cantate, composée par le directeur du Conservatoire d’Orléans pour la musique et par l’ancien directeur de la Sûreté d’Alger pour le livret, la représentation subventionnée du Marius de Pagnol et d’un Tartuffe massacré, les films de Jean Renoir Le Bled, qu’il jugeait niais, plat et faux, un Atlas historique, une ordure. En revanche, il n’avait que compliment pour toute la Collection du Centenaire et assurait que L’iconographie de l’Algérie, de Gabriel Esquer, et L’Algérie, de René Lespès étaient des œuvres qui demeureraient. […] Acerbe pour parler des munificences et des fautes de goût du centenaire, Julien ne mettait pas en cause le principe de la célébration. Quant à la Revue africaine non seulement elle ne fit pas la moindre objection à la célébration du centenaire mais elle jugea que les manifestations les plus réussies avaient été la revue navale et le défilé des anciens uniformes du corps de débarquement en 1830 et des différents corps de l’armée d’Afrique, c’est à dire les manifestations qui mettaient en scène non les travaux accomplis, mais la conquête. Il n’y a donc pas eu d’opposition – sauf, on l’a signalé, du Parti communiste, mais il était alors minuscule.
[…] Qu’en étai-il du coté de la population indigène ? Bien plus tard, des Algériens devenus nationalistes dirent qu’ils avaient ressenti cette célébration comme un humiliation. […] Quarante ans plus tard, Gabriel Audisio écrivait : Comment ne pas admettre que l’exaltation de la conquête, en 1930, agit comme un révulsif sur le peuple indigène ? Foule française éblouie par les feux d’artifice de la fiesta, tu n’imagines pas qu’ils puissent avoir pour retombée une prise de conscience par les Algériens, suscitée par le cérémonial de leur défaite passée, par sa provocation.
Jeannine Verdès-Leroux. Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée. Arthème Fayard 2001
De ses nombreux entretiens, Jeannine Vergès Leroux relate des opinions très divergentes sur un même sujet. De façon générale, au sein de la population pied-noir, où les riches étaient très minoritaires, elle retient la manifestation quasi permanente d’une très grande joie de vivre, d’un goût prononcé pour la rigolade, une façon d’être, très épidermique : le soleil, la mer…. Mais il est un sujet qui les rassemble tous : la qualité de l’enseignement reçu, de la primaire aux classes préparatoires : Claude Cohen Tannoudji [Nobel de physique 1997] en recevant en 1996 la médaille d’or du CNRS viendra peser dans le même sens qu’Albert Camus, dans sa lettre à Monsieur Germain, son instituteur, en date du 19 novembre 1957 :
Je garde de certains de mes instituteurs, institutrices et professeurs de lycée un souvenir lumineux. Quelle a été ma joie, il y a quelques semaines, de recevoir des messages de félicitations de mon professeur de philosophie de terminale et de la famille de mon professeur de mathématiques spéciales ! On ne soulignera jamais assez, à mon avis, l’importance du rôle que peut jouer un enseignant pour aider un adolescent à développer sa personnalité et sa sensibilité.
Témoignages :
Jeannine Vergès-Leroux ne le dit pas, mais pour ce qui est de l’enseignement, on peut dire tout simplement qu’en Algérie, c’était la même chose qu’en France…
Le population pied-noir a évidemment beaucoup augmenté depuis 1830 :
1831 | 3 228 |
1841 | 37 374 |
1846 | 109 400, dont 47 274 Français, 62 126 Étrangers |
1851 | 131 283, dont bon nombre de Français après la fermeture des Ateliers Nationaux en 1848 |
1861 | 192 646 |
1872 | 245 117, dont 71 366 Espagnols |
1881 | 385 362 |
1886 | 144 530 Espagnols en 1886 pour 15 533 Italiens |
1891 | 485 973 |
1901 | 583 844 [632 094 pour d’autres… différence de méthode de comptage) |
1906 | 615 618 |
1911 | 681 772 |
1921 | 717 186 |
1926 | 795 857, soit 21 % de la population totale |
17 06 1930
Nguyen Thái Hoc, dirigeant révolutionnaire vietnamien à la tête d’un parti indépendantiste, est exécuté en public à Yen Bai.
21 06 1930
Le service militaire est ramené à 12 mois.
1 07 1930
Premiers passages cloutés à Paris. René Dorin, chansonnier, père de Françoise, en fera une chanson, à l’humour particulièrement désuet, fané.
13 07 1930
Première coupe du monde de football : cela se passe en Uruguay, avec 13 équipes participantes, dont 4 européennes. On peut se demander pourquoi l’Uruguay et ce n’est pas sans parenté avec pourquoi le Qatar ? 92 ans plus tard. Les Uruguayens ont fait un énorme forcing, offrant des conditions particulièrement attrayantes aux pays qui trainaient la jambe, et puis, et surtout, les Uruguayens s’étaient installés dans la cour des grands – et là s’arrête la comparaison avec le Qatar – en étrillant la Yougoslavie aux Jeux Olympiques de Paris en 1924, avec un 7 à 0, s’il vous plaît. Et, le 30 juillet, ce sont eux qui sortent vainqueurs de la compétition en battant l’Argentine 4 à 2 au stade Centenario, inauguré le 18 juillet et où s’étaient entassés 80 000 personnes !
1 09 1930
Dieudonné Costes et Maurice Bellonte, relient Le Bourget à New York en 37 h 17′ sur le Point d’interrogation : c’est la première traversée de l’Atlantique nord d’est en ouest.
14 09 1930
Les élections législatives en Allemagne font passer le parti nazi de Hitler de 12 à 107 députés : c’est devenu le deuxième parti.
Mais déjà se montrait ici un phénomène étrange : la fascination qu’exerce précisément, dans son excès même, la lie la plus écœurante. Nul n’aurait été surpris si, dès le premier discours du personnage, un sergent de ville l’avait saisi au collet pour le mettre au rancart dans un endroit où l’on n’aurait plus jamais entendu parler de lui et où il eut été sans nul doute à sa place. Mais rien de tel ne se produisit. Au contraire, cet individu ne cessa de surenchérir, devenant de plus en plus dément, de plus en plus monstrueux, et parallèlement de plus en plus célèbre et de plus en plus en vue, si bien que l’effet s’inversa : le monstre se mit à fasciner. En même temps qu’intervenait le mystérieux effet Hitler : ses adversaires, étrangement obnubilés et anesthésiés, ne comprenaient rien à ce phénomène et se trouvaient comme hypnotisés par le regard d’un serpent, incapables de comprendre que l’enfer en personne les provoquait.
Hitler, convoqué comme témoin devant la Cour suprême, rugit à la face des juges qu’un jour il prendrait le pouvoir en toute légalité, et que des têtes tomberaient. Rien ne se produisit. Le président de la cour, un vieillard aux cheveux blancs, n’eut pas l’idée de faire emmener le témoin. Hitler, candidat contre Hindenburg aux élections présidentielles, déclara que la campagne était de toute façon décidée en sa faveur : son adversaire avait quatre-vingt-cinq ans, lui quarante-trois, il pouvait attendre. Rien ne se produisit. Quand il le répéta au cours de la réunion suivante, le public se mit à rire comme si on le chatouillait. Six SA avaient attaqué dans son lit un homme qui ne partageait pas leurs opinions, le piétinant à mort. Condamnés à mort pour cet acte, ils reçurent de Hitler un télégramme de félicitations. Rien ne se produisit. Ou plutôt si : les six assassins furent graciés.
C’était étrange d’observer cette surenchère réciproque. L’impudence déchaînée qui transformait progressivement en démon un petit harceleur déplaisant, la lenteur d’esprit de ses dompteurs, qui comprenaient toujours un instant trop tard ce qu’il venait de dire ou de faire – c’est-à-dire quand il l’avait fait oublier par des paroles encore plus insensées ou par un acte encore plus monstrueux -, et l’état d’hypnose où il plongeait son public qui succombait de plus en plus passivement à la magie de l’abjection et à l’ivresse du mal.
Au reste, Hitler promettait tout à tout le monde, ce qui lui valait bien sûr une vaste clientèle et un électorat nombreux recruté parmi les indécis, les déçus, les appauvris. Mais ce n’était pas là l’élément décisif. Au-delà de la simple démagogie et des points de son programme, il promettait deux choses : la reprise du grand jeu guerrier de 1914-1918, et la réédition du grand sac anarchique et triomphant de 1923. En d’autres termes, sa politique extérieure future, sa future politique économique. Il n’avait pas besoin de le promettre explicitement ; il pouvait même prétendre le contraire (comme dans ses discours de paix ultérieurs) : on le comprenait quand même. Et cela lui valut ses vrais disciples, le noyau dur du parti nazi. Il faisait jouer les deux grands moments vécus et assimilés par la jeune génération. Telle une étincelle électrique, il se propagea sur tous ceux qui en avaient la secrète nostalgie. Seuls restèrent en dehors ceux qui avaient, en leur for intérieur, fait précéder ces deux moments d’un signe négatif. Donc nous.
Mais nous n’avions pas d’autre parti, pas de drapeau auquel nous rallier, pas de programme ni de devise. Qui aurions-nous suivi ?
Sebastian Haffner. Histoire d’un allemand. Souvenirs (1914-1933) Actes Sud 2004
Chaque peuple, quelles que soient sa culture politique et ses traditions démocratiques, recèle en son sein assez de personnalités instables pour fournir les cadres nécessaires à un système totalitaire
Hannah Arendt. Le système totalitaire. Paris Le Seuil 1972
19 09 1930
Une terrifiante tempête endeuille la côte atlantique, et plus particulièrement la Bretagne : on comptera 207 hommes disparus en mer, 127 veuves et 204 orphelins, 27 dundees – qui pêchent le thon – perdus corps et biens, 437 endommagés dont 55 irrémédiablement. Parmi les rescapés, Alphonse XIII, le roi d’Espagne, qui régatait à Ciboure, sauvé par Le Gaulois, de Saint Jean de Luz.
9 10 1930
Inauguration du pont en béton armé de Plougastel : 3 travées de 172 mètres chacune : c’est la plus longue portée du monde.
24 10 1930
Tchang Kaï Chek se convertit au christianisme.
2 11 1930
Couronnement de Haïlé Sélassié : c’est le patriarche de l’Église orthodoxe qui officie. Le terme de Négus est traduit par les occidentaux par Empereur, ce qui lui permet de prendre place aux cotés des autres empires… coloniaux, anglais, français, portugais. Rien n’aura été laissé dans l’ombre pour donner son éclat à la cérémonie… rues pavées, trottoirs, électricité, importation d’automobiles, invitation des représentants de l’Angleterre, Italie, France, Belgique, Suède, Hollande, Japon, Égypte, États-Unis, Grèce, Turquie, Pologne. Faute d’avoir pu obtenir du Musée de la voiture de Compiègne un carrosse de gala princier, il avait obtenu de l’Allemagne une voiture ayant appartenu à l’empereur Guillaume II. Quarante sept ans plus tard, un ancien sous-officier de l’armée française Bokassa se fera lui aussi couronner empereur de la Centre Afrique, avec un cérémonial à peine plus grotesque, que personne n’hésitera à moquer, quand la lignée princière d’Haïlé Sélassié avait retenu le sarcasme au bord des lèvres.
3 11 1930
Gétulio Vargas est élu à la présidence de la République du Brésil.
Vargas incarnait alors l’esprit de son temps. De la crise de 1929 à la fin des années 1950, l’heure était en effet (ailleurs en Amérique latine, comme au Mexique sous la présidence de Lazaro Cardenas ou en Argentine sous celle de Juan Peron), au changement de modèle économique. C’est l’âge d’or de l’industrialisation par substitution d’importations, l’ISI, politique volontariste de développement industriel, et de ce qu’on a appelé, avec plus ou moins de rigueur et de passion, les populismes latino-américains : des pouvoirs forts, personnels, nationalistes, modernisateurs et désireux de s’assurer l’appui inconditionnel du peuple.
Cette révolution, Gétulio Vargas l’a menée avec un grand pragmatisme et au prix de nombreuses contradictions : gaucho (natif des régions d’élevage extensif de la pampa sud-américaine), pur produit de la politique des États fédérés, il se fit le défenseur d’un nationalisme centralisateur ; à la tête d’une dictature répressive (l’État nouveau, 1937-1945) et entouré d’idéologues pro-nazis, il s’engagea dans la seconde guerre mondiale aux cotés des Alliés ; enfin celui qu’on appelait le père des pauvres, fondateur du travaillisme brésilien, se montra toujours hostile à toute forme d’organisation autonome du monde ouvrier. L’ère du Doutor Getulio fut pourtant fondatrice du sens donné à l’État et à la nation dans la conscience collective brésilienne.
Maud Chirio. L’Histoire Juillet-Août 2011
4 11 1930
Ventre affamé n’a pas d’oreille et on pourrait ajouter pas d’amour propre non plus ; muni de ce constat Al Capone débute des distributions de soupes populaires à Chicago : cela va lui permettre de redonner de la consistance à sa popularité et, du moins l’espère-t-il, freiner les ardeurs des policiers qui sont à ses trousses ; et la bonne aubaine va durer quarante jours, à raison de trois repas/jour pour mille personnes, soit 120 000 repas. À 31 ans, Al Capone est l’homme le plus puissant de Chicago : racket, proxénétisme et trafic d’alcool lui rapporteraient jusqu’à 6 millions $/semaine ! Ces distributions sont pour lui une goutte d’eau, d’autant que ses hommes de main ont invité les commerçants du quartier à verser leur obole. Mais l’objectif premier n’est pas atteint : les autorités ne le lâchent pas et, le 5 juin 1931, Capone sera inculpé pour fraude fiscale et infraction à la loi sur la prohibition ; le 14 octobre, il en prendra pour huit ans… huit ans de soupe gratuite… qu’il dira beaucoup moins bonne que celle qu’il distribuait.
13 11 1930
Un an après le Jeudi Noir de New York, la France n’est pas trop affectée, voire pas du tout : on y compte que 1 700 chômeurs recensés ; la banque Adam, qui avait dû fermer, rouvre avec l’appui d’un groupement de confrères.
À Lyon, aux environs de 1 h 30′ du matin, la colline de Fourvière s’éventre, boue et pierre viennent pulvériser plusieurs immeubles de la montée du chemin neuf et de la rue Tramassac, dans le quartier Saint Jean. Et une heure plus tard, une seconde coulée, plus puissante, plus large, ensevelit 19 pompiers et 4 gardiens de la paix. Et une troisième peu avant 3 heures : l’hôtel du Petit Versailles, le couvent des Dames de Sion, l’écurie du Chemin Neuf avec ses chevaux, sont détruits. On compte 39 morts. Il faudra presque un mois pour nettoyer tout cela.
Il faut probablement remonter à l’époque romaine pour avoir l’explication, quand fut crée tout un réseau d’eau souterraine, agrandi aux XVIII° et XIX°, le plus souvent sans autorisation et donc sans traces, sans plans. Quand fut mis en place le réseau d’eau potable en 1900, ce réseau initial tomba dans l’oubli. Ses écoulements naturels furent souvent obstrués par les fondations des constructions récentes, d’où une accumulation des eaux pluviales etc … mais, mais, les signes avant coureurs n’avaient pas manqué : 3 mois avant le drame, un rouleau compresseur s’était enfoncé dans la chaussée du Chemin Neuf. 5 ans plus tôt, le maire avait reçu un rapport soulignant la gravité des affaissements de cette voirie…
6 12 1930
Cette île de 8 km², est située dans les Terres Australes, à 3 000 kms au sud, sud-est de la Réunion. Elle a été découverte en 1559 par les Portugais. En 1793 l’équipage d’un navire anglais débarque sur l’île et y trouve Pierre-François Péron, un marin brestois, et quatre compagnons, pratiquant la chasse aux loups de mer et abandonnés par leurs associés américains. Mais Pierre-François Péron et trois de ses compagnons ne seront recueillis qu’en décembre 1795 par le navire Cérès du capitaine Thomas Hadley. Elle est désertique et volcanique. Rien n’y pousse ! Du vent en encore du vent !
Basés au Havre les frères Bossières avaient commencé par importer des terres australes de la baleine et de l’éléphant de mer, pour l’huile qui servait à faire fonctionner les lampes à huile. Mais à l’arrivée de l’électricité, le marché de l’huile de baleine s’était mis à maigrir à vue d’œil, et ayant appris que les eaux de l’île Saint Paul regorgeaient de langouste, ils avaient fondé en 1928 La Langouste française, recrutant pour ce faire dans la région de Concarneau, dans le sud Finistère, des pêcheurs expérimentés.
En 1929, au terme de la première campagne, l’équipe est rapatriée. Les marins bretons rentrent chez eux convenablement rémunérés du fruit de leur travail. Pendant des semaines 20 000 langoustes par jour avaient été pêchées, et mises en conserve. Puis l’usine sera fermée jusqu’au mois de mars suivant. De quoi encourager une deuxième équipe à s’expatrier à son tour dans l’hémisphère austral.
En 1930, à l’issue de cette deuxième campagne, La Langouste Française demande des volontaires pour assurer le gardiennage et l’entretien des installations sur place. Sept personnes, six bretons et un malgache, acceptent de rester sur l’île, jusqu’à la campagne suivante.
Les réserves de vivres étant insuffisantes pour une longue durée et le magasin de vivres ayant subi des dommages suite à un incendie, on leur garantit la venue d’un bateau de ravitaillement dans un délai de deux ou trois mois, c’est à dire mars 1930.
Restent alors sur l’île : Victor Brunou, 28 ans, et son épouse Louise enceinte, Julien le Huludut, 26 ans, Pierre Quillivic, Louis Herlédan, 18 ans, Emmanuel Pulloc’h, 26 ans et François Ramazoni, jeune Malgache de 18 ans.
Ils se retrouvent avec pour seules provisions des conserves de viande. Ils prennent alors conscience de leur solitude, livrés à eux même sur ce caillou désert perdu au milieu de l’Océan Indien, loin, très loin de toute terre. Ils n’ont pas de connaissance médicale sinon un simple manuel. Ils ont un émetteur radio mais l’opérateur radio est parti et personne ne sait faire fonctionner l’appareil, et surtout ne connaît le morse. Impossible donc de communiquer et d’appeler au secours en cas de problème.
Quelques semaines après le départ du bateau, la petite Paule voit le jour mais ne survivra pas au-delà de deux mois. Une caisse en bois ayant contenu des conserves lui servira de cercueil.
Les mois passent et toujours pas de bateau à l’horizon. Les difficultés financière et de gestion rencontrées par les Bossières font que la relève ne se fera que le 6 décembre 1930. À son arrivée, il ne reste que trois survivants… Emmanuel Pulloc’h, François Ramamonzi, Victor Brunou étaient morts du scorbut ou du béribéri ; Pierre Quillivic parti seul sur un canot, avait péri en mer. Les trois survivants Louise Brunou, Julien le Huludut et Louis Herlédan avaient décidé de ne manger que des œufs d’albatros, de manchots, et un peu de poisson, ce qui les avait sauvé.
Louis embarque sur l’Australe, mais Julien et Louise restent sur l’île. Ils attendront la 3° campagne pour regagner la France. La nouvelle des décès arrive en métropole, c’est le scandale.
Par la suite un procès, qui va durer six ans, va se tenir contre La Langouste française tenue responsable de ce terrible drame. Elle est condamnée à verser des indemnités aux victimes encore en vie, ainsi qu’aux familles de ceux qui ont péri, indemnités qui ne seront jamais versées. La société avait fait faillite et les frères Bossières étaient ruinés.
France Bleu
Il y a moins d’un siècle, il ne faisait donc toujours pas bon d’être des gens de peu, expression chère à Valery Giscard d’Estaing. Personnel taillable et corvéable à merci, mépris de la vie des petits. La plus élémentaire justice foulée au pied. La honte. Et malgré tout, René Emile Bossière aura droit à un timbre ! ! ! Mais, en même temps se distille un doute, car tout de même, il paraît bien surprenant qu’un homme et une femme quand arrive l’Australe pour les ramener à la maison refusent d’embarquer et disent qu’ils rentreront avec la prochaine relève, trois mois plus tard, sous prétexte, car ce ne peut-être qu’un prétexte, que l’Australe ne peut pas ramener le corps du mari défunt ; et pourquoi ne se seraient-ils souciés que du corps du mari, et quel est le sort qui a été réservé aux autres morts ? Il n’est pas interdit de penser que ce travail étant bien payé, de toutes façons mieux que celui qu’ils auraient pu trouver au retour, en Bretagne… à supposer qu’ils en aient trouvé un, ils ont décidé de prolonger leur durée de travail, ce qui se comprend très bien mais prouve en même temps que la vie à Saint Paul ne devait pas être si insupportable que cela, pour qu’ils demandent à jouer les prolongations.
Île volcanique, née sur la faille qui sépare l’Océan Indien de l’Océan Antractique. Latitude : 38°43′ Sud, longitude 77°31′ Est, 5 700 km au sud du Sri Lanka, à peu près à mi-chemin entre l’Afrique du Sud et l’Australie.
la baie du Cratère avec la corvette SMS Gazelle mouillée au large.
sur l’Île St Paul, pierre gravée des noms de précédents naufragés
1930
Mise en vente des premières machines à laver Moiroux. La France quitte la Rhénanie 5 ans avant la date fixée par le traité de Versailles. La société allemande I.G. Farben produit le polystyrène. Commercialisation des premières bandes magnétiques auto enregistrables. Première coupe du monde de football. À Megève, Armand Allard crée le fuseau, un pantalon de ski qui sera porté jusque dans les années 1970. Son fils utilisera la trouvaille paternelle jusqu’à l’autocélébration dans un culte narcissique de l’ego exprimé avec le goût consommé du parvenu, faisant de sa vitrine un hymne au luxe tapageur tout en bannissant la réserve que la classe procure aux riches : tout pour le clinquant et le m’as-tu vu. Séparé de l’église par le prieuré, c’est la cohabitation forcée de Dieu et de Mammon, symbolique de Megève. Mais Jean-Paul Allard peut dormir tranquille : aujourd’hui il n’y a plus personne pour chasser les marchands du temple.
Albin Michel subit les contrecoups de la crise de 1929 et ne veut pas se contenter de sa locomotive d’alors : Pierre Benoît. Gourmand, il se dit qu’un livre de cuisine ça ne mange pas de pain, et qu’après tout, il suffit de traverser sa rue pour aller au collège de jeunes filles Paul Bert, s’enquérir d’une idée ; celle-ci prendra forme par la plume de Ginette Mathiot qui lui rédige un Je sais cuisiner dont il tirera 2 443 129 exemplaires de 1932 à 1998, auxquels il faut ajouter les 2 500 000 publiés en Livre de poche. Et quand Lionel Poîlane, Raymond Oliver, Paul Bocuse venaient lui rendre hommage, elle prenait cela à la rigolade : C’est simple, c’est parce que j’étais bien roulée. Elle s’en ira, sur la pointe des pieds, à 91 ans, le 14 juin 1998.
De septembre 1931 au 2 août 1933, jour de l’inauguration, Staline fait travailler 125 000 détenus politiques et autant de koulaks, droits communs, déportés, à la construction du canal entre la Baltique et la mer Blanche, le Biélomorkanal, – BBK : Belomorsko–Baltiyskiy Kanal imeni Stalina -, soit 227 km. 21 millions de m³ de terre auront été déplacés. 12 800 hommes y laisseront la vie. Il ne sera jamais vraiment exploité, le travail ayant été bâclé en raison des délais imposés ; le tirant d’eau de 4 mètres n’autorisait pas le passage des navires importants. En Août 1933, un voyage Potemkine – le ministre qui embellissait les villages avant la visite de Catherine II – avait été organisé pour un groupe de 120 écrivains et artistes russes, dont Maxime Gorki et Alexis Tolstoï, et qui donna lieu à un livre de 600 pages Le canal Staline de la Mer Blanche à la Mer Baltique. Dans notre douce France, c’est Aragon qui s’en fera le chantre, en 1935 :
Je veux parler de la science prodigieuse de la rééducation de l’homme, qui fait du criminel un homme utile, de l’individu déformé par la société d’hier, par les forces des ténèbres, un homme du monde de demain, un homme selon l’Histoire. L’extraordinaire expérience du canal de la mer Blanche à la Baltique, où des milliers d’hommes et de femmes, les bas-fonds d’une société, ont compris, devant la tâche à accomplir, par l’effet de persuasion d’un petit nombre de tchékistes qui les dirigeaient, leur parlaient, les convainquaient que le temps est venu où un voleur, par exemple, doit se requalifier, dans une autre profession. Cette extraordinaire expérience joue par rapport à la nouvelle science le rôle de l’histoire de la pomme qui tombe devant Newton par rapport à la physique. Nous sommes à un moment de l’histoire de l’humanité qui ressemble en quelque chose à la période du passage du singe à l’homme. Nous sommes au moment où une classe nouvelle, le prolétariat, vient d’entreprendre cette tâche historique d’une grandeur sans précédent : la rééducation de l’homme par l’homme.
Louis Aragon Pour un réalisme socialiste. 1935
C’est ici que naquit le mot Zek, abréviation de zaklioutchonniï signifiant détenu, enfermé. Le terme désigne les prisonniers du Goulag.
On ne laissera pas le temps aux sveks de se refaire une santé puisqu’ils seront envoyés à l’est pour y creuser le canal Moskova Volga, avec des horaires qui iront de 12 à 14 h/jour. La Moskova n’est qu’une petite rivière qui parfois se traverse à pied sec, aussi une ville comme Moscou avait-elle besoin de se relier à un fleuve comme la Volga. Le chantier sera titanesque : 200 millions de m³ de terre excavée, 3 millions de m³ de béton coulés, 7 digues de béton, 8 digues de terre, 15 ponts, 2 tunnels, de nombreuses écluses, une gare fluviale et un port marchand.
En même temps, les sveks iront construire le 2° transsibérien : le BAM – Baïkal-Amour-Magistral -, 1 500 km de 1933 à juin 1940
De novembre à décembre s’est tenu à Moscou le procès du Parti Industriel, anciennement Centre des Ingénieurs : 8 ingénieurs ont été choisis pour représenter chacun une branche de l’industrie : on les accuse d’avoir cherché à ruiner le pays et d’avoir préparé une intervention étrangère. Il sera suivi de toute une série de procès semblables – pour nuisance sur tout le pays -. 5 condamnés à mort, 3 au Goulag.
Alors commença un inconcevable délire cauchemardeux qui devait se poursuivre durant de nombreux jours et de nombreuses nuits. Depuis le corps mis à nu, les boutons coupés sur les vêtements et les semelles des chaussures transpercées par un alêne, jusqu’au sous-sol sans air, étouffant, saturé de respirations, qui n’avait, en guise de fenêtres, que des carrés opaques de verre à bouteille incrustés dans le plafond, si bien que jamais il n’y faisait jour, et où les prisonniers dormaient par terre dans une cellule sans lits, à même des planches posées sans être fixées les unes aux autres sur le sol de ciment, tous ahuris par le manque de sommeil du aux interrogatoires nocturnes, ceux-ci couverts de bleus depuis un passage à tabac, ceux-là les mains trouées par les brûlures de cigarette, certains silencieux, d’autres lancés dans des récits à demi-fous.
Alexandre Soljénitsyne. La confiture d’abricots et autres récits en deux parties Fayard 2012
Une patrouille de mineurs australiens – Michael Leahy, Michael Dwyer et Daniel Leahy – pénètre dans les vallées densément peuplées des Hautes Terres de la Nouvelle-Guinée. C’est la première fois que des blancs parlent de leur découverte des indigènes, découverte réciproque. Dix ans plus tôt, des missionnaires luthériens avaient déjà atteint la frange orientale des Highlands, mais n’en avaient rien dit afin de protéger les populations à évangéliser de la brutalité des chasseurs d’or. Dans les années 1980, les indigènes ayant vécu cette rencontre parleront : À cette époque, ces deux hommes importants, aujourd’hui âgés, étaient encore jeunes et n’étaient pas mariés. Ils ne se rasaient pas encore. C’était quand les hommes blancs sont arrivés.
J’étais tellement terrifié ! J’avais perdu la tête et je pleurais sans arrêt. Mon père m’a pris par la main et nous nous sommes cachés derrière un grand buisson de kunai, d’où il a épié les hommes blancs [qui ne firent que traverser le village]. Après leur passage, les habitants du village se sont assis et ont commencé à inventer des histoires. On n’avait jamais entendu parler d’hommes à la peau blanche. Nous ne nous étions jamais aventuré bien loin. Nous ne connaissions que ce versant-ci des montagnes. Et nous étions convaincus d’être le seul peuple existant au monde. Nous pensions que, lorsque quelqu’un mourait, sa peau devenait blanche et qu’il s’en allait de l’autre coté, là où vont les morts. Alors, lorsque les étrangers sont passés, nous nous sommes dits : Ah, ces hommes n’appartiennent pas à la terre. Ne les tuons pas, ce sont des membres de nos familles, des morts de jadis devenus blancs qui reviennent parmi nous.
Kirupuno
01 1931
L’administration française laisse mourir de faim par dizaines de milliers les Nigériens de l’ouest du pays, sans lever le petit doigt.
Une invasion de sauterelles s’abat sur le Niger déjà éprouvé par la sécheresse, qui réduit à néant les champs de mil. La colonie, administrée par des militaires, connaît le plus fort taux de fiscalité de l’AOF. L’administration a besoin de bâtiments à Niamey et a largement recours au travail forcé. D’autre part nombreux sont les hommes partis travailler en Gold Coast et au Nigéria : il y a pénurie d’hommes dans les campagnes. Seydou, un des chefs africains les plus respectées de la population et du colonisateur, demande un secours de 100 tonnes de mil à l’administrateur, qui le lui refuse. Il revient demander la même chose un peu plus tard : on lui en accorde le dixième : 10 tonnes.
Les administrateurs français au Niger étaient non pas de petits bourgeois transformés en gentilshommes, mais des petits bourgeois transformés en satrapes.
Un observateur étranger
Les populations demanderont la suppression pure et simple de l’impôt pour 1931 : cela aussi leur sera refusé. L’établissement de cet impôt avait été calculé sur le nombre d’habitants des villages, et quand le départ de nombreux hommes les avait dépeuplés, l’administration continuait à exiger la même somme par village :
Mais….
J’veux pas l’savoir ! Il faut payer !
Le chiffrage des morts de cette famine, dont le sommet fut autour d’avril, est impossible à établir précisément : on ne dispose d’aucune donnée fiable permettant de le faire. Il est certain que l’ensemble de la classe d’âge des enfants nés en 1929, 1930, 1931 disparut. On sait qu’à Niamey, sur 61 000 habitants, on dénombra 5 000 morts.
L’ensemble du pays comptait 1.5 million d’habitants. C’est entre 20 et 50 % qui moururent, touchant principalement l’ouest du pays, où sont établis les Zerma/Songhaï, guerriers et aristocrates qui disent d’eux-mêmes : nous ne sommes pas des cultivateurs, mais des guerriers.
Si l’administration se montra scandaleusement irresponsable et coupable, – mais la non-assistance à personne en danger n’existait pas en ce temps-là -,elle en tira tout de même deux principales mesures pour l’avenir : introduction du manioc, qui n’est pas mangé par les sauterelles et obligation de la construction de greniers pour le stockage alimentaire [2].
24 02 1931
Le chômage augmente, subissant les suites du jeudi noir de Wall Street avec un an de retard. Le parlement vote une aide de cent millions.
12 03 1931
Une poche de boue crève en amont du Châtelard – 757 m.- Savoie : le glissement démarre dans la cuvette formée par les pentes du Mont Chabert et du mont Julioz : cette cuvette repose, entre autres, sur une couche d’argile, qui retient donc l’eau, dont l’accumulation provoquera tôt ou tard la mise en mouvement. En surface, le ruissellement forme le Nant des Granges, qui traverse ensuite la gorge des Mennauds et s’étale dans les prairies en amont du hameau des Granges, ou quartier Melsine.
Ce n’était pas une surprise : dès la mi-décembre, les habitants du village de chez Michaud avaient remarqué la formation de nombreuses crevasses sur les terrains en amont. Un rapport de l’ingénieur du service vicinal en date du 6 janvier 1931, constate les signes alarmants : des témoins et jalons sont mis en place, mais le froid de l’hiver gèle les mouvements… qui reprennent avec le redoux, en mars. Et le 12 mars à l’aube, une énorme masse gluante traverse la gorge, après avoir emporté la plupart des hameaux de l’amont, et recouvre les prairies des Granges, à une vitesse d’environ 150 m/h : tout cela ne s’arrêtera que 5 jours plus tard : le volume charrié est estimé à six millions de m³. L’hôtel Melsine tenu par les parents de Pierre Peltier (acheté en 1929 avec la vente d’une propriété à Nancy) est envahi par la boue : les assurances n’existaient pas à l’époque, et les opinions d’extrême droite de Paul Peltier ne lui ont pas permis d’obtenir du député local et futur ministre de la Défense sous le Front Populaire, Pierre Cot, père de Jean Pierre Cot, ministre de la coopération de Mitterrand, une quelconque indemnité. Il fallut partir. Cent vingt cinq personnes sont sans abri – dix pour les Peltier -. Ce sera l’installation à Megève, sur la route du Mont d’Arbois : Chant’Oiseau.
D’autres coulées prendront la suite, de moindre importance, en novembre 1944, novembre 1957, octobre 1964, décembre 1971. Aujourd’hui, c’est un service de l’ONF : le RTM (Restauration des Terrains en Montagne), qui assure l’essentiel des travaux entrepris sur la zone de formation des coulées avec une ligne directrice : réduire au minimum l’infiltration des eaux en les retenant le plus possible en surface, d’une part par des plantations d’épicéa : – un épicéa adulte boit 200 litres d’eau par jour – et d’autre part par la remise en état, puis l’entretien des 22 km de drains qui ont été faits par les Chantiers de Jeunesse [3], de 1941 à 1943, travail gigantesque que seule une main-d’œuvre très nombreuse (et certainement peu ou pas du tout rémunérée) pouvait effectuer. Ces drains ont été faits par un empierrement systématique (du fond et des bords) des thalwegs existants, favorisant ainsi l’écoulement de l’eau en surface.
La villa Melsine était le dernier témoin du château des Écuries, construit à partir de 1633 par Thomas, prince de Carignan, fils du duc de Savoie Charles-Emmanuel I°, pour devenir un centre d’élevage des chevaux au profit de l’administration ducale.
28 03 1931
L’Aéropostale dépose son bilan.
4 04 1931
André Citroën lance sa Croisière Jaune [4] : comme pour la Croisière Noire, ce sont G. M. Haardt et L. Audouin-Dubreuil qui la dirigent. André Citroën s’est refusé de céder aux injonctions des banquiers de Lazard, le sommant d’annuler ce programme ruineux, quand les affaires s’étaient déjà durement ressenties de la crise de 1929. En juin 1930, il les avait tout bonnement mis à la porte. Heureux temps, serait-on tenté de dire, où un patron pouvait mettre à la porte son banquier !
Il n’est pas inutile de connaître le contexte plus large que celui de la seule crise économique dans lequel est né ce projet : Jacques Wolgensinger a été journaliste avant de devenir directeur des relations publiques de Citroën. C’est à ce titre qu’il écrira pour la collection folio junior L’épopée de la Croisière Jaune, d’une fidélité complète au récit qu’en a fait l’historiographe officiel de la mission, Georges Le Fèvre, lequel récit n’avait reçu la bénédiction d’André Citroën qu’après quelques coups de ciseaux et quelques rajouts. Le culte du chef, Georges-Marie Haardt, s’y trouve à l’honneur, à la limite du supportable, propre à une bonne part de la droite française qui avait pour Mussolini les yeux de Rodrigue pour Chimène. Il organisera dans les années 1970 plusieurs raids dont le premier : Paris-Kaboul-Paris pour 1 300 jeunes conduisant 500 Deuch. Ce texte est la préface de son livre.
Ce livre est écrit au présent. Parce que l’action requiert le présent et que ce livre est un récit d’action. Mais ses péripéties se développent dans le cadre d’une réalité historique : celle des années trente. Peut-être n’est-il pas inutile d’en évoquer brièvement quelques repères. Ils permettront de situer le décor, avant que l’aventure commence.
Les années trente, c’est la fin d’une époque et le début d’une autre, c’est une période qui portera par la suite un nom révélateur : l’entre-deux-guerres. Le monde achève la liquidation du conflit 1914-1918, ou le croit. La Russie a fait sa révolution et s’appelle U.R.S.S. depuis 1922. Elle entre dans l’ère de Staline (exil de Trotski, disgrâce de Boukharine en 1929), qui a succédé à Lénine, et entame sa série de plans quinquennaux (premier Plan : 1928). L’Allemagne, où l’occupation alliée cesse en 1930, est en pleine crise ; elle connaît la montée du parti nazi, qui triomphe aux élections générales de 1930 (putsch de Munich : 1923). Hitler sera Reich führer en 1934. En Italie, Mussolini a pris le pouvoir dès 1922. En Espagne, des grèves d’ouvriers et des émeutes d’étudiants préludent à la révolte de Catalogne et des Asturies en 1934 et à la guerre civile qui suivra. L’Angleterre ne va pas fort (grèves du charbon et des textiles). La France s’agite (loi sur les assurances sociales en 1928). L’Afrique du Nord vient de connaître la guerre du Rif (Abd el-Krim envahit le Maroc français en 1925). Le Proche-Orient bouge. Les Druses se soulèvent en Syrie. Mustafa Kemal est chef de la Turquie en 1922, Reza Khan est shah de Perse, Fayçal roi d’Irak. On se bat en Asie : la Chine, longtemps fermée à toute pénétration étrangère, a dû admettre d’abord les missionnaires occidentaux, ensuite les commerçants. Non sans complication : plusieurs conflits armés et une série de traités avec les puissances étrangères aboutissent en 1860 à la création des concessions, enclaves occidentales dans le territoire chinois. Elles provoquent des révoltes qui entraînent l’envoi de corps expéditionnaires européens. C’est la fin de la dynastie mandchoue des Tsing, qui avait succédé un siècle et demi plus tôt à la dynastie des Ming. Les troubles qui ont toujours marqué en Chine chaque changement de dynastie (les chefs militaires se disputant le pouvoir) sont aggravés par l’agitation des sociétés secrètes, l’influence croissante des idées libérales et l’intervention des étrangers : le Japon et la Russie s’intéressent de très près, de trop près, à la Mandchourie (1894 : guerre sino-japonaise; 1900 : occupation de la Mandchourie par les Russes, guerre russo-japonaise, prise de Port-Arthur par les Japonais, qui détruisent la flotte russe; 1910 : le Japon annexe la Corée). Sur le plan interne, tout évolue : en 1911, Sun Yat-sen proclame la République, une assemblée législative est désignée, le dernier Tsing, un empereur enfant, abdique; Yuan Shih-kai reçoit les pleins pouvoirs et tente d’éviter la désintégration de l’empire. Dans les provinces, les chefs militaires, les seigneurs de la guerre, se taillent des royaumes à leur gré; les radicaux, qui ont fondé un parti en 1912, le Kouo-Min-Tang, obtiennent la majorité au Parlement et font une obstruction systématique au gouvernement, aux prises avec de graves difficultés financières. En 1926, est constitué un nouveau Kouo-Min-Tang. Son chef, Tchang Kaï-chek, part de Canton à la tête d’une armée nationaliste et marche triomphalement vers Nankin. Le Kouo-Min-Tang prend le pouvoir. Il a rompu avec les communistes, mais ceux-ci, après s’être regroupés dans le sud, combattus, pourchassés, affamés, vont se réfugier dans les montagnes du nord autour de Mao Tsé-toung : c’est la Longue Marche. Les Japonais ont débarqué à Chan-Toung en 1927 ; ils occuperont la Mandchourie en 1931.
En Inde, Gandhi mène contre l’Angleterre son combat pour l’indépendance (émeutes de Peshawar en 1930). Déjà personne, sauf Briand le rêveur, ne croit plus à la Société des Nations et aux accords sur la limitation mondiale des armements. L’Amérique arbitre de loin, elle semble prospère ; c’est pourtant d’elle que viendra la catastrophe : le 24 octobre 1929, tous les cours s’effondrent à la Bourse de New York. C’est le début d’une terrible crise économique mondiale.
Paris tente d’oublier les difficultés du temps, danse le tango, le boston et la valse lente ; Le paso doble fait fureur à Montparnasse. L’Exposition coloniale, dont le maréchal Lyautey sera commissaire général, va introduire la biguine. On se bouscule au Bal nègre de la rue Blomet. On découvre le jazz avec The jazz singer (1927), le premier film parlant, et l’âme noire avec Hallelujali (1930). L’art africain succède à l’art déco de 1925. On applaudit les chansons vécues de Berthe Sylva et de Damia, les mélodies de Ninon Vallin. Chaliapine chante à l’Opéra, Serge Lifar y danse. Lucienne Boyer passe dans les cabarets à la mode, Joséphine Baker au Casino de Paris, le clown G rock à Medrano, Lisa Duncan danse pieds nus au Théâtre des Champs-Elysées. Maurice Chevalier enregistre des disques pour La Voix de son Maître. Mistinguett fait le tour du monde, elle a laissé chez elle son singe Bibi Lolo. Raimu et Orane Demazis jouent Marins, Victor Boucher Le Sexe faible, Madame Simone Défense d’afficher de Steve Passeur. Louis Jouvet inaugure les tournées théâtrales en province et à l’étranger avec Amphitryon et Siegfried de Giraudoux, Knock de Jules Romains. Au cinéma, on va voir les films de Charlie Chaplin, Le Million de René Clair et Le roi des resquilleurs avec Georges Milton ; tout Paris fredonne le Boléro de Ravel (1928), l’air de Macky Messer de l’Opéra de Quat’Sous de Bertholt Brecht, et les chansons de Ray Ventura et ses collégiens.
On commence à fumer à table (des Égyptiennes à bout de liège) et André de Fouquières s’insurge contre ces habitudes de métèques. On boit des cocktails, on mange des écrevisses et l’on soigne son foie. Les femmes ne sont plus des garçonnes, leurs cheveux s’allongent, avec des boucles en forme de fleurs sur le front ; c’est la grande époque du fer à friser. Les robes sont longues ou remplacées par des pantalons matelot, le blanc et les couleurs détrônent le noir, qui régna plusieurs années. Le bas de soie se démocratise. Jeanne Blanchot fait des chapeaux, Coco Chanel fait la mode, la crème Tokalon supprime les rides et le pneu Michelin boit l’obstacle. Les hommes commencent à sortir sans chapeau sur leurs cheveux plaqués par la Gomina. Ils conservent la canne et adoptent la cravate régate à la place du nœud papillon. On va aux courses de lévriers, de chevaux (début du P.M.U. le 3 mars 1931), aux concerts publics des Tuileries, aux concours d’élégance en automobiles, à l’exposition Degas à l’Orangerie, au Vél d’Hiv’ pour les Six Jours et à Monthléry pour le Grand Prix de l’A.C.F. Paris construit des piscines, plante des arbres dans ses avenues, élargit le pont de la Concorde, installe le téléphone automatique à Passy et fait des obsèques nationales au maréchal Joffre. Doumer est élu président de la République, Herriot maire de Lyon et Cécile Sorel au Comité de la Comédie-Française. On lit Gide, Martin du Gard, Barrés, Maurras, Cocteau, Malraux, Montherlant, Maurois, Jules Romains, Colette et les frères Tharaud, les poèmes de Valéry et le second Manifeste surréaliste (1929). On traduit de l’anglais Kipling et Conrad, Somerset Maugham et Wells ; de l’allemand, Thomas Mann (La Montagne magique est de 1924), R.M. Rilke et Ernst Junger ; de l’italien, Pirandello et Moravia ; de l’espagnol Unanumo et Ortega y Gasset. Pompon sculpte des animaux, Bourdelle et Maillol des femmes robustes et le Roumain Brancusi des formes très épurées. Foujita peint des chats, Van Dongen des femmes, Chagall des chèvres au clair de lune, Rouault des Juges, Léger des machines. Matisse reçoit le prix Carnegie en 1927, Picasso en 1930. Les savants avancent dans leurs recherches et annoncent les grandes découvertes qui vont bouleverser le siècle : Fleming découvre la pénicilline, Joliot-Curie la radio-activité artificielle, G. Lemaître l’hypothèse de l’univers en expansion, Einstein la théorie du champ unitaire, Heisenberg le principe d’indétermination, Freud la psychanalyse. La technique des moyens de communication se développe et des exploits sportifs les illustrent : Malcolm Campbell porte avec son Oiseau bleu le record du monde de vitesse en automobile à 396 km/heure et Lindbergh traverse l’Atlantique en avion, en 1927. Il est accueilli à son arrivée à Paris par un constructeur de voitures : André Citroën, qui croit au développement des transports modernes et paraît déterminé à faire la preuve de leur valeur. La Croisière Jaune va commencer.
Jacques Wolgensinger
Le père Teilhard de Chardin est du voyage : en poste en Chine – c’est une mise à l’index qui refuse de dire son nom -, il les rejoindra directement depuis la Chine, tout comme l’ingénieur anglais d’origine russe Vladimir Petropavloski. Un jésuite, d’accord, mais une jeune femme, pas question : Haardt refusera la candidature d’Ella Maillart, genevoise de 31 ans, qui saura se passer de la Croisière Jaune pour réaliser, et avec quel talent, ce qu’elle voulait entreprendre. Et pourtant, il devait bien savoir que l’allemande Clärenore Stiness avait fait un tour du monde en voiture quatre ans plus tôt, avant la Croisière Noire. Alexandra David Neel ? Elle au moins, avec ses 63 ans, elle a de nombreuses heures de vol et une sacrée expérience. Pourquoi pas ? L’ayant reçu, Haardt lui verse, bon prince, une avance de 60 000 francs… qu’il ne reverra jamais, pas plus que l’heureuse bénéficiaire. Joseph Kessel ? Ah quelle plume ! Mais non, ce n’est pas possible, il boit vraiment trop !
Ils ont reçu le parrainage de la prestigieuse National Geographic Society et des cinémas Pathé Nathan pour le tournage d’un film. La mise en place de petites stations radio tous au long du trajet permettra d’envoyer en temps réel des messages à Paris. La logistique pure se maitrise mieux que les nécessaires autorisations des pays traversés : pour la première, des essais avaient été faits dans le désert de Lybie, mais aussi en France où c’est le grand Garage Malafosse de Meyrueis qui avait accueilli les véhicules qui avaient fait leurs essais sur le Causse Méjean, mais ceci n’avait concerné que les modèles anciens, ceux du groupe Chine ; les nouveaux modèles, du groupe Pamir n’avaient pas connu de période d’essais et quitteront Beyrouth avec 100 km au compteur : le rodage n’avait même pas été fait !
Pour les autorisations des pays traversés, il faut tenter de s’en sortir au mieux avec les Chinois de Chang Kai Shek qui craignent que l’affaire ne soit qu’une couverture pour espionner leur pays.
Deux groupes sont constitués pour parcourir des itinéraires différents. Le groupe Pamir, dirigée par Haardt et Audouin, part de Beyrouth et voyage d’ouest en est, et le groupe Chine, dirigé par Point, part de Tien-Tsin, voyageant d’est en ouest. Les deux groupes doivent se retrouver au Xinjiang, et se diriger ensemble vers Pékin : le groupe Chine fait ainsi demi-tour, mais emprunte avec le groupe Pamir, un itinéraire différent.
Le groupe Pamir, parti du Liban, traversera l’Himalaya au col Kilik – 4 827 m -, atteignant 5 200 m dans le Kosh-Bel à proximité du col du Wakshir, fera sa jonction avec le groupe Chine le 8 octobre à Toksun, au sud d’Ouroumtchi, où ils seront retenus pendant trois mois, libérés après l’arrivée des trois voitures par le Transsibérien, repartiront par le Sin-kiang, et atteindront enfin Pékin, puis Saïgon qu’ils quitteront pour la France le 4 avril 1932… Mais le patron, Georges-Marie Haardt était mort d’épuisement – double pneumonie ? – entre Pékin et Saïgon, au Repulse Bay Hotel de Hong-Kong le 16 mars 1932.
La maladie et la guerre ne sont pas les seules à apporter la mort : les chagrins d’amour, plutôt que de durer toute la vie, peuvent l’abréger : Victor Point se suicidera d’une balle dans la bouche en tentant de rejoindre son amante, l’actrice Alice Cocéa dans son yacht Blue Crest mouillé au large d’Agay en août 1932 : il avait en poche deux lettres d’un autre amant d’Alice !
Et alors ? La belle affaire, serait-on tenté de dire aujourd’hui. Lui avait-elle donc promis de vivre comme une petite nonne au fond d’un couvent pendant qu’il s’occupait à ses chinoiseries ?
Voilà combien de jours, voilà combien de nuits
Voilà combien de temps que tu es reparti
Tu m’as dit cette fois, c’est le dernier voyage
Pour nos cœurs déchirés, c’est le dernier naufrage
Au printemps, tu verras, je serai de retour
Le printemps, c’est joli pour se parler d’amour
Nous irons voir ensemble les jardins refleuris
Et déambulerons dans les rues de Paris
Dis, quand reviendras-tu?
Dis, au moins le sais-tu?
Que tout le temps qui passe ne se rattrape guère
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus
Le printemps s’est enfui depuis longtemps déjà
Craquent les feuilles mortes, brûlent les feux de bois
À voir Paris si beau dans cette fin d’automne
Soudain je m’alanguis, je rêve, je frissonne
Je tangue, je chavire, et comme la rengaine
Je vais, je viens, je vire, je me tourne, je me traîne
Ton image me hante, je te parle tout bas
Et j’ai le mal d’amour, et j’ai le mal de toi
Dis, quand reviendras-tu?
Dis, au moins le sais-tu?
Que tout le temps qui passe ne se rattrape guère
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus
J’ai beau t’aimer encore, j’ai beau t’aimer toujours
J’ai beau n’aimer que toi, j’ai beau t’aimer d’amour
Si tu ne comprends pas qu’il te faut revenir
Je ferai de nous deux mes plus beaux souvenirs
Je reprendrai la route, le monde m’émerveille
J’irai me réchauffer à un autre soleil
Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin
Je n’ai pas la vertu des femmes de marins
Dis, mais quand reviendras-tu?
Dis, au moins le sais-tu?
Que tout le temps qui passe ne se rattrape guère
Que tout le temps perdu
Ne se rattrape plus
Barbara Paroles et musique 1987
http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_point_victor.htm
Le groupe Pamir est équipé de sept nouvelles autochenilles Kégresse [5] (6 Type P17 et 1 Type P14 équipé de la TSF) plus légères à quatre cylindres, 10 cv, tractant chacune une remorque, alors que le groupe Chine, utilise celles déjà connues, plus lourdes, de type militaire P 21 à moteur 6 cylindres de 15 cv [6].
Dans les premiers jours d’avril, sitôt passée la plaine de la Bekaa, les véhicules, trop chargés se trouvent en difficulté : moteurs qui chauffent, et ne peuvent tourner à plein régime : il va falloir louer deux camions pour les décharger de 2 tonnes de surpoids ! Audouin Dubreuil regrette le choix des chenilles en place des roues. Haardt leur garde sa préférence.
La tension politique avec la Russie entraîne des changements d’itinéraire ; mais comment faire machine arrière quand 50 tonnes de carburant et de matériel ont déjà été stockées au col du Wakshir. Il ne reste plus qu’à atteindre le Turkestan chinois par les Indes et l’Himalaya central, mais de toute façon, il faudra traverser l’Afghanistan ; les fondeurs de Herat couleront les 25 galets d’essieu qu’il faut remplacer… dans des moules de terre ventilés par un soufflet en peau de chèvre ! ils feront un crochet par Bâmiyân : C’est brutalement mutilée par le fanatisme sacré de l’Islam que nous apparut pour la première fois l’effigie sereine du Bouddha. Elle faisait corps avec la masse rocheuse de la falaise.
Le Fèvre
La dégradation du site se poursuit, les soldats de Nadir Khan s’exercent au tir sur l’effigie du grand Bouddha. Le sens critique est incompatible avec l’idéologie religieuse
Hackin, directeur de la délégation archéologique française en Afghanistan.
Donc, 70 ans plus tard, en 2001, quand les Talibans poursuivront le massacre à la dynamite, ils ne feront que perpétrer une tradition déjà ancienne.
Pour les autorisations de traverser les pays, heureusement que les autorités anglaises, essentiellement le général Swinton et le colonel Vivian Gabriel leur faciliteront les choses notamment avec le droit d’emprunter la route Gilgit-Islamabad, au nord de Rawalpindi, rive gauche de l’Indus – dont l’usage était en principe exclusivement réservée aux autorités militaires et administratives anglaises. Mais, avant Gilgit, il faudra franchir le col de Burzil, – 4 132 m – que les gens du cru disent infranchissable par des voitures. Mais Haardt tient beaucoup à honorer son rendez-vous avec le groupe Chine à Kachgar, au pied des Tian Shan, dans le Xinjang, fixé au 20 juillet. Aussi va-t-il se rallier à la seule solution réaliste : démonter les voitures et les transporter en pièces détachées à dos de mule. Mais, pour que le nombre des mules reste lui aussi raisonnable, on divisera le groupe Pamir en trois avec des départs différés de huit jours, de façon à ce que les mules assurant le premier transport puissent aussi effectuer le dernier en revenant au point de départ. Il faut alléger tout ça, et seule une autochenille poursuivra le voyage, les autres retournant en France. Le 29 juin, Haardt apprend que Victor Point, chef du groupe Chine est bloqué dans le Sinkiang par un conflit entre Chinois et musulmans. Les retards s’accumulent. Tout un pan de montagne s’est effondré au-delà du col de Burzil. Il faut refaire la route !
Le 20 juillet, le moral était encore au beau fixe, propice à l’exaltation : Quelle bonne vie ! Sous ma tente légère, la solitude et la liberté d’esprit. Aube grise, fière jument, compagne de mes jours. Trois amis autour du feu. Assureus, mon serviteur hindou stylé. Belle vie libre retrouvée.
Louis Audouin Dubreuil
Mais, arrivés à Gilgit le 4 août, Laplanche, le radio du groupe Pamir, capte, via l’aviso Regulus qui patrouille en mer de Chine, un message FBQR, – c’est le code du groupe Chine de Point – :
Legafrance- Ordres – Sommes immobilisés Our… – Stop – Prière intervenir Aff… ét… pour soyons autorisés envoyer trois voitures rencontre groupe Haardt – Stop – Gouverneur menace réquisitionner voitures – Stop Ai été personnellement retenu prisonnier dix jours – Prie SPQR passer notre trafic – Stop – On nous esgourde.
*****
Le groupe Chine, après avoir embarqué à son bord la dysenterie dans la buée torride de Tourfan, 50 degrés à l’ombre, atteint enfin sous mon commandement Ouroumtsi, avec ses hommes fiévreux et exsangues et son matériel essoufflé. Point, les cheveux encore hirsutes de son séjour forcé sous les verrous du général King, nous attendait sur la route. [Point avait gagné Ouroumtsi avant son groupe, convoqué par le gouverneur de la province.] Il nous a conduits dans un petit bois hors de la ville. Le halètement de nos carapaces roulantes s’est tu pour quatre mois. Nous étions au camp de la Résistance, en attente du groupe Haardt. Prisonniers !
Brull
Paris annonce l’envoi à Ouroumtsi de trois voitures et des postes de TSF par le Transsibérien : tout cela arrivera bien, mais le général King, gouverneur du Sin Kiang, quand il s’agira de payer les 800 000 francs, s’en tirera avec un sac de piécettes et une adresse pour Haardt : votre chef est peut-être puissant dans son pays, mais ici il n’est rien !
Le groupe Chine n’est pas en reste quant aux mésaventures : Quand nous sommes arrivés au port de Tien-Tsin [le port le plus proche de Pékin], M. Brull, toute l’équipe (Balourdet, Rémillier, Piat, Dielman, Conté, Nuret, Kégresse [24 ans, neveu de l’inventeur des chenilles], Gauthier, Delastre) et moi, M. Point nous attendait. Les sept voitures, encore en caisse, étaient cachées au fond d’un garage. C’est que les Chinois ne voient pas d’un bon œil les étrangers, ils leurs prêtent de mauvaises intentions [7]. Quatorze jours pour préparer le départ, louer et charger deux camions de matériel, presque 2 tonnes. Nous sommes partis le 6 avril à trois heures du matin pour ne pas attirer l’attention des espions, mais à Pékin des étudiants guettaient notre passage […]
Sur la route des empereurs, les difficultés mécaniques ont commencé. Alors là je n’ai pas compris. Nos chenilles en avaient vu de vertes et de pas mûres sur les pistes et les dunes du Sahara tunisien. Elles avaient résisté magnifiquement à toutes les épreuves d’essais et là, sur ce terrain, elles nous lâchaient. À Kalgan, arrêt forcé, plus une chenille en état. Nous avons attendu que Javel nous envoie un nouveau stock par le Transsibérien. En attendant, nous avons détecté la raison des ruptures : une pièce défectueuse qui provoquait des torsions. M. Brull a réétudié une nouvelle pièce, Kégresse l’a dessinée, ils sont repartis à Pékin pour modifier tout l’ensemble du matériel défectueux. M. Point est parti avec eux pour s’expliquer avec les autorités chinoises, furieuses que les voitures aient traversé Pékin sans arborer le drapeau chinois alors que pour eux, nous sommes la mission scientifique sino-française
[…] Nous repartons avec le Père Teilhard qui nous a rejoints. Cette fois les chenilles tiennent. Nous passons des chaos de roches, des chemins de poussière de 40 à 50 cm de profondeur d’où il faut arracher les camions. Nous nous égarons sur les pistes, nous évitons les bandits qui nous ont été signalés. Enfin, nous atteignons Pei-Ling-Miao [au nord-est de Pao-Tou, sur la boucle du Hoang-Ho].
[…] La terre jaune d’Asie nous tombait dessus. Mais le pire, c’est que les voitures formaient condensateurs, elles se chargeaient d’électricité. À tout moment les étincelles pouvaient mettre le feu à nos bidons d’essence. Et puis plus d’essence et rien à se mettre sous la dent. Alors nous avons piqué vers le sud, dans la zone des combats, pour atteindre Sou-Tcheou. Nous nous sommes arrêtés devant une pancarte écrite en chinois. M. Point l’a fait traduire par Petro : Territoires interdits – Guerre. Nous étions passés au Sin-Kiang. Nous n’avions pas le choix, nous savions que deux des dépôts constitués sur notre itinéraire avaient été pillés. Atteindre Sou-Tchéou était une question de survie. La ville venait de subir une attaque, le spectacle était horrifiant.
Maurice Penaud, chef des mécaniciens du groupe Chine
À Pei-Ling-Miao, lorsque les savants chinois se sont présentés à nous, nous pouvions espérer qu’ils seraient de bons compagnons. La rencontre fut froide. J’eus du mal à reconnaître le professeur Tsu-Ming-Yi dans le personnage qui m’adressa un salut sec. Nous nous connaissions de longue date. Membre du comité central du Kuomintang, il m’explique qu’il estimait être le chef de notre mission scientifique. M. Yao, issu de l’École de Saint Cyr, portait en pendentif un bloc de jade gravé d’une grande valeur, le cachet du gouverneur de Nankin. M. Tiao sortait de l’École de guerre soviétique. M. Ho, de l’Académie de Nankin, avait exploré le Sin-Kiang avec le docteur Humel. M. Liou, botaniste, montra peu d’intérêt à rencontrer son collègue, notre ami Reymond. M. Chow, journaliste, n’avait pas été sollicité pour nous accompagner, et je fus étonné de sa présence. Quant à M. Young, qui avait été mon adjoint au Service géologique de la Chine, il se comporta comme si nous nous rencontrions pour la première fois. Aucun doute n’était possible, c’est une équipe de surveillance qui venait de se joindre à nous.
Des incidents ont rapidement éclaté. Dès que nous nous sommes enfoncés dans le désert de Gobi, ils ont marqué une extrême anxiété. Nous nous engagions sur un parcours de 1 500 km sans aucune possibilité de secours ni de ravitaillement. À chaque arrêt, je partais en reconnaissance pour étudier la formation des plateaux ; Reymond recherchait des spécimens de la flore asiatique ou capturait des scorpions, des scarabées et des serpents ; Petro et Carl procédaient à des relevés cartographiques. Nous étions suivis par des ombres qui nous espionnaient. Point supportait très mal ces présences hostiles. Chaque nuit, il prenait des droites d’étoiles pour situer notre position, M. Ho le suivait. Un jour Point a bousculé M. Ho qui passait devant la caméra de Specht. M. Ho, ayant perdu la face, nous a faussé compagnie avec la première caravane rencontrée. La tension était extrême. Nous nous dirigions avec les cartes établies par sir Aurel Stein. Nos guides Cumbo et Gao, habitués au rythme lent des caravanes perdaient leurs repères en voiture. Nous nous sommes égarés à plusieurs reprises dans des terrains difficiles. Nous avons subi une tempête pendant plusieurs jours, la chaleur était insupportable.
[…] Sous les remparts de la forteresse [de Sou-Tcheou], nous avons vu des hordes de chiens se repaître des cadavres des fusillés.
On nous a retiré nos passeports, interdit d’émettre avec la TSF. Les voitures ont été perquisitionnées, mais nos caches d’armes étaient sûres et les mitrailleuses n’ont pas été découvertes. Point, une fois de plus, a dû négocier. Des palabres interminables qui ont abouti au bout de cinq jours. Et pendant ces cinq jours les savants chinois, se sentant protégés, nous ont soumis à un chantage. Ils acceptaient de poursuivre le voyage et de nous aider à négocier notre passage à travers le Sin-Kiang avec les autorités et combattants de rencontre à la condition que Point soit destitué de son commandement, sinon ils repartaient pour Pékin. Tsu n’avait pas oublié l’affront subi par M. Ho, il le vengeait en faisant perdre la face à Point. Point accepta, nous ne pouvions pas prendre le risque de nous voir retirer la protection du gouvernement de Nankin. Les accords de Sou-Tchéou furent signés : Brull fut investi chef de la Mission sino-française. Que de temps perdu !
Nous sommes repartis avec un bon stock d’essence et quelques vivres. Obligation nous a été faite de reprendre la route du désert pour éviter les zones des combats. En fait, nous avons traversé des champs de bataille jonchés de morts et de blessés. Avec Delastre, nous avons porté secours aux survivants, ils étaient peu nombreux. Étrangement, des visions de Verdun, où j’étais brancardier, ont resurgi de ma mémoire. La voiture médicale remarquablement conçue et le matériel moderne nous ont été fort utiles. C’est dans ces moments que l’organisation Citroën et la technique peuvent être appréciées à leur juste valeur. Jusqu’à Hami, nous avons croisé des convois d’armes, traversé des villages ravagés. Hami venait de repousser une attaque de Ma-Jong-Yi et restait sous la menace de nouveaux assauts. Mais il fallait pénétrer dans la ville pour accéder à nos dépôts. Le prince de Hami nous délivra un sauf-conduit pour aller jusqu’à Tourfan. Les savants chinois, terrifiés à l’idée de rencontrer les révoltés shantous, nous abandonnèrent une nuit sans nous prévenir. Petro refusa de quitter la ville sans son camion tombé en panne. Il devait nous rejoindre à Ouroumtsi. Depuis, aucune nouvelle. Il a vécu en Chine dix ans, il connaît l’âme des Chinois et parle leur langue… Espérons… Nous sommes repartis, très inquiets. Aux arbres de la ville, des têtes, des cœurs, des foies, des pieds de musulmans dépecés étaient cloués.
Teilhard de Chardin S.J.
ET SI …
À l’issue de cette Croisière Jaune, Teilhard livrera ses conclusions lors de la réception des membres de la Croisière jaune par la Société de géographie dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. L’intégralité en sera publiée dans le bulletin de la Société de géographie, Terre Air Mer de décembre 1932. Il a le regard d’un grand savant : Chacune des dernières grandes expéditions centre-asiatiques a espéré trouver l’origine de l’homme dans les déserts du continent jaune. Et, bien entendu, nous avons caressé le même rêve. Or, dans cette direction (je dois insister sur ce fait), le résultat de mes observations est distinctement négatif. Comme mes prédécesseurs, bien sûr, j’ai remarqué un peu partout la présence d’un abondant outillage néolithique. Exceptionnellement, un plateau entre Sou-Tchéou et Hami s’est trouvé jonché d’une industrie en quartzite d’apparence moustérienne. Mais rien, en somme, sur ces vastes étendues désertiques si soigneusement balayées par le vent que le moindre outil en pierre gisant sur le sol attire immédiatement le regard. Rien ne suggère l’idée d’un foyer de culture paléolithique comparable à ceux qui se découvrent actuellement du nord au sud de l’Afrique. Il y a là une absence significative, qui s’harmonise singulièrement avec le fait qu’aucun reste d’anthropoïde fossile pliocène n’a encore été signalé au nord de l’Himalaya. De proche en proche, au fur et à mesure que les recherches en Mongolie et en Chine occidentales se montraient stériles, les anthropologistes que retient le mirage d’Asie centrale ont concentré leurs espérances sur le Sin-Kiang, et plus spécialement sur le bassin du Tarim. Là, pour plusieurs raisons théoriques, devrait se trouver le berceau de l’humanité. Ce que j’ai vu de la région ne m’a pas semblé encourager ces espérances… L’impression que je rapporte de ces contrées serait plutôt que l’Asie centrale a toujours représenté un pôle de répulsion, non un pôle de diffusion, dans le peuplement de la terre : l’humanité a périodiquement traversé et transitoirement conquis ces pays, sans cesse à la limite de devenir des déserts. Je serais étonné qu’elle y fût née. Comme je l’ai suggéré dès l’abord, la route suivie par les ancêtres de l’homme de Pékin (le sinanthrope, 0.5 m.a.) pour gagner, au Pléistocène inférieur, les bords de la mer Jaune est plus probablement la route du sud que la route de l’ouest Résultats négatifs ne signifient pas résultats nuls. Pas plus que ses devancières, l’Expédition française Centre-Asie n’a rencontré les traces de l’humanité la plus primitive. Ce serait déjà un grand service rendu par elle à la science de l’Homme que d’avoir poussé la paléontologie humaine à circonscrire et intensifier ses recherches dans les zones tropicales de la terre.
Pierre Teilhard de Chardin, S.J.
Le cosmopolitisme culturel du Paris de Jacques Wolgensinger va de pair avec un autre, lui, politique : Les Terriens qui ont le tort d’être nés quelque part ont des engouements millésimés, d’où sortent des déconvenues démodées. Mon dépucelage eut pour cadre et motif le tiers monde – un nom obsolète inventé comme de juste par un Français (Alfred Sauvy), tiers état oblige. Bandoeng, Giap, Franz Fanon. Des repères déjà oubliés. Bandoeng fut une conférence en Indonésie. Giap un général vietnamien, ancien prof d’histoire amoureux de Victor Hugo, et Fanon un psychiatre et écrivain martiniquais mort trop tôt. Paysannerie en armée de réserve, encerclement des gras part les faméliques, les gueux en vagues d’assaut : la grande lueur au Sud, remplaçant, relayant celle de l’Est, déjà éteinte. Les derniers dans le PIB par habitant arriveront les premiers au paradis. Dans ces années d’après-guerre, un petit Parisien faisait un tiers mondiste prédestiné, Paris demeurant la capitale du tiers monde. Dès l’entre-deux guerres, la ville lumière avait été le point de rencontre des humiliés de la terre, étudiants pour la plupart : et la rive gauche l’endroit où l’âme nègre avait pris corps, avec Joséphine Baker et Senghor, où l’Etoile nord-africaine avait réuni les premiers indépendantistes du Maghreb, avec l’Algérien Messali Hadj et le Tunisien Bourguiba, où les gens des Caraïbes et d’Amérique latine avaient découvert qu’ils n’étaient pas des gens comme vous et moi, avec (encyclopédie derechef) le Haïtien Jacques Roumain, le Cubain Mella, le Bolivien Alcides Arguedas, les Péruviens Mariátegui et César Vallejo, le Mexicain Vasconcelos, l’Uruguayen Carlos Quijano. Dans la ville lumière on pouvait rencontrer au 6 villa des Gobelins le frêle Vietnamien Nguyen Quôc qui sous le nom d’oncle Hô allait plus tard vaincre la France d’abord, les États-Unis ensuite, ainsi que le Premier ministre chinois Chou En-lai 17 rue Godefroy et le président Deng Xiaoping à Billancourt, à côté de l’usine Renault. Ces noms ne te disent plus grand-chose et sans doute connais-tu mieux, à cause de ta famille, ceux de Cortazar, Néruda, Vargas Llosa, Depestre, Garcia Márquez, Carlos Fuentes et de beaucoup d’autres qui firent encore de Paris, après-guerre (la seconde), la capitale de l’Amérique latine. L’étudiant sans le sou posant ses valises dans la pension de famille de la rue Cujas se mettait ipso facto à comploter contre son gouvernement (tu trouveras dans la même rue tous les documents sur cette époque dans la librairie justement nommée Le Tiers Mythe). Ces proscrits ou contumaces, poètes, romanciers, chanteurs, nouvellistes, devaient devenir vingt ans plus tard présidents – ainsi Juan Bosch en République Dominicaine -, ministres, ambassadeurs ou tribuns de la plèbe, comme jadis chez nous le ministre Chateaubriand, le président Lamartine ou le sénateur à vie Victor Hugo. Ce qui relève pour nous du roman national, le mariage de la poésie et du portefeuille, restait une réalité dans le continent de Garcia Márquez où le siècle de Victor Hugo refusait de rendre les armes. Je ne saurais trancher entre les deux compulsions concurrentes, inventer ou régner et te dire si c’est une valse de caudillos baroques qui engendrait un réalisme merveilleux ou si l’imaginaire poétique y gardait encore assez de prestige pour envoûter les foules, mais ces noces contre nature m’ont servi longtemps d’étoile du Sud. Je fis inviter beaucoup de ces gouverneurs de la rosée à l’investiture de François Mitterrand, en mai 1981, l’année qui devait voir, non le passage de l’ombre à la lumière, mais l’inverse : celui de la République des financiers à celles des romanciers, soit de la lumière des spots télé à l’ombre des jeunes filles en fleur. Et quand arriva à la place le prof à collier de barbe, faute de grive, on mangea des merles.
Régis Debray. Bilan de Faillite. Gallimard. 2018
12 04 1931
En Espagne, les républicains remportent les élections municipales et le référendum sur la monarchie : Alphonse XIII s’exile, mais oublie d’abdiquer : naissance de la II° république. Niceto Alcala Zamora en est le premier président qui nomme Manuel Azãna premier ministre ; il faut compter aussi avec les deux éminences grises que sont les écrivains Ortega y Gasset et le docteur Grégorio Marañon.
Ainsi qu’il arrive souvent dans les fins de règne, on respirait pourtant un air léger, on vivait dans une sorte d’insouciance. Partout les Madrilènes chantaient et dansaient. Une gaieté pétillante. C’était le monde de la zarzuela, ce genre parodique, avec ses verbenas et ses bals populaires. Nourrices galiciennes en robes traditionnelles, serenos qui, dans la nuit, psalmodiaient les heures : Las dos ! Tode esta sereno ! en faisant résonner leur bâton sur les pavés, bidasses dépenaillées et bonnes d’enfants aux coiffes amidonnées, chulos et manuelas : la capitale était une ville bigarrée, humaine, sans industries, peuplée de fonctionnaires : les élégantes se pavanaient sur le Paseo del Prado, faisaient leurs courses sur la Grand Via, artère dont la modernité semblait fantastique aux habitants, buvaient un chocolat chaud sur la place Santa Ana, cependant que, dans les allées du Retiro, les señoritos exhibaient, en un carrousel de fatuité, leurs automobiles rutilantes.
[…] Jusqu’au fond des provinces, notamment en Catalogne et en Andalousie, les théories anarchistes se répandaient. Idées d’un radicalisme fait pour séduire une Espagne imprégnée de religiosité. Moins une pensée politique qu’une mystique : la promesse, au bout d’un renversement sauvage, d’une parousie, avec l’émergence d’une humanité fraternelle. Aucune propriété privée, mais des coopératives libres, un refus absolu de toute hiérarchie et de toute autorité, l’abolition de l’argent, une égalité stricte, folle espérance qui engendrait une violence démente. Attentats, attaques à main armée, assassinats, incendies. Et là où les prédications de Bakounine et de Kropotkine n’emportaient pas les foules, aux Asturies, dans la région de Madrid, un socialisme généreux, celui de Pablo Iglesias, gagnait chaque jour des partisans. Ainsi les idéologies étrangères bouleversaient-elles l’Espagne qui leur insufflait sa passion dure et fanatique.
Michel del Castillo. La vie mentie. Fayard 2007
14 04 1931
Dans l’amphithéâtre de l’École supérieure d’électricité de Malakoff, René Barthélemy réalise la première émission de télévision en France.
6 05 1931
Le maréchal Lyautey inaugure l’exposition coloniale à Vincennes, dont il est le commissaire général : Coloniser, c’est gagner à la douceur humaine les cœurs farouches de la savane ou du désert. Elle va attirer 33,5 millions de visiteurs. Il y avait des opposants au colonialisme, qui avaient monté une contre exposition, pour en dénoncer les méfaits : elle reçut 5 000 visiteurs ! Lyautey est surtout très fier du Poste Colonial, la première radio française ondes courtes à vocation internationale ; elle va devenir Paris Ondes Courtes, puis Paris Mondial, Voix de la France, Services des émissions vers l’étranger, Direction des relations extérieures, Direction des Affaires extérieures et de la coopération et, depuis 1975, Radio France Internationale.
L’entrée, par Jean DUNAND 1877-1942
23 au 25 05 1931
La Ligue des Droits de l’Homme tient son congrès à Vichy. Il est consacré à la colonisation. [L’importance de l’hôtellerie, due aux cures thermales, explique le choix de cette ville pour des manifestations importantes. Et c’est bien pour la même raison que, 9 ans plus tard, Pétain fera ce choix, quand il se trouvait d’abord à Bordeaux, puis à Clermont-Ferrand pour 2 jours]
Le pays qui a proclamé les droits de l’homme, qui a contribué brillamment à l’avancement des sciences, qui a fait l’enseignement laïque, le pays qui, devant les nations, est le grand champion de la liberté (…) a la mission de répandre partout où il le peut les idées qui ont fait sa propre grandeur (…). Il faut nous considérer comme investis du mandat d’instruire, d’élever, d’émanciper, d’enrichir et de secourir les peuples qui ont besoin de notre collaboration
Albert Bayet radical
27 05 1931
Auguste Piccard, physicien suisse [dont s’inspirera Hergé pour créer le personnage du Pr Tournesol] et Paul Kipfer s’élèvent dans leur ballon stratosphérique dans le ciel d’Augsbourg. Moins d’une demi-heure après leur décollage, ils sont à 15 500 mètres. Ils sont montés à 555 mètres par minute, 33 kilomètres par heure ; ils sont les premiers êtres vivants à accéder à la stratosphère. Les études scientifiques commencent. Il fait calme, l’air est limpide, le ciel est bleu foncé, tirant vers le violet. Ils lâchent encore un peu de lest pour flirter avec les 16 000 mètres (le record sera homologué à 15 781 mètres). Après un bon lot d’ennuis techniques, ils atterrissent à 21 heures, après 17 heures de vol, à 1 950 mètres d’altitude, sur le glacier de Gurgl, près de Sölden, au Tyrol. La capsule stratosphérique a été construite par un fabricant de tonneaux de bière en métal : les Ets Georges L’Hoir à Angleur, en Belgique, face à Liège.
6 06 1931
Dans le Kwango, au Congo Belge, des familles de la tribu Pende ont été déplacées pour la récolte de l’huile de palme destiné aux Huileries du Congo belge, filiale d’Unilever. Localement, la crise de 1929 a eu pour conséquence de faire passer le prix de l’huile de palme payée au récolteur de 20 à 3 centimes. À l’opposé, les impôts continuaient à augmenter. Un mouvement à caractère religieux – les Tupelele : les vagabonds – était né, de révolte généralisée contre les Blancs : on se mit à jeter à la rivière les papiers d’identité, les quittances des impôts, des billets de banque et des contrats de travail.
Ce jour-là, Maximilien Balot, jeune fonctionnaire belge se rendait dans la région accompagné de plusieurs collaborateurs africains, pour collecter l’impôt. Dans le village de Kilamba, il se retrouva sur la route de la grange où était attendu le retour des ancêtres : s’y trouvait le chef de la secte, Matemu a Kelenge, qui l’apostropha en lui disant de passer son chemin, car il n’y avait plus d’argent par ici et qu’il allait le tuer, lui, le Blanc. Lequel tira un coup de semonce en l’air, mais un autre coup blessa un villageois, et pour finir c’est Maximilien Balot qui sera tué, percé de trois lances. On lui coupera la tête et découpera son corps, partagé le lendemain entre les chefs de huit villages. La répression sera évidemment impitoyable : 3 officiers, 5 sous-officiers, 260 soldats et 700 porteurs occuperont pendant des mois la région : au moins 400 Pende seront tués : cela ne s’oublie pas.
C’est en cette même année 1931 que la Belgique institue une carte d’identité faisant mention de l’ethnie : ainsi, au Rwanda, seront déclarés Tutsis tous les propriétaires de plus de 10 têtes de bétail. On peut appeler cela mettre de l’huile sur le feu.
19 06 1931
Le Canadien Lissant Beardmore traverse la Manche en planeur.
27 06 1931
En pleine nuit dans le ciel de Tataouine dans le sud tunisien, une détonation et une lueur intense : c’est une météorite qui vient de se désintégrer en entrant dans l’atmosphère : des centaines de fragments se dispersent sur au moins un km². Recueillis le jour même, de nombreux cailloux sont envoyés au Museum d’Histoire naturelle. Soixante trois ans plus tard, en 1994, des chercheurs iront rechercher d’autres fragments au même endroit pour comparer leur analyse avec celle de 1931. Les résultats publiés en 1998 révéleront la présence de carbonates, avec de minuscules structures en forme de bâtonnets, ressemblant à des fossiles de bactéries, mais de taille de 5 à 10 fois plus petite que les plus petites bactéries alors connues sur Terre : mais ces structures, identiques à celle décrites dans la météorite ALH 84001, venue de Mars, n’existaient pas dans les prélèvements effectués le jour de la chute. Donc, s’ils n’ont pas été apportés sur Terre à partir de l’espace, c’est qu’ils sont d’origine terrestre. Deux ans plus tard, en 2000, les mêmes chercheurs parviennent à isoler sur un fragment de 1994, une minuscule bactérie vivante, rambilacter tataouinensis, au mode de vie étonnant, développant une grande adaptabilité aux conditions de température et de sécheresse du désert. On cherchait des traces de vie sur Mars, et on découvre une bactérie terrestre inconnue !
07 1931
Louis Aragon publie Front rouge, dans la revue moscovite Littérature de la Révolution mondiale, puis, le 25 octobre de la même année dans le recueil Persécuté persécuteur, ce qui lui vaudra fâcherie puis rupture avec André Breton, gros froncement de sourcils du Parti Communiste et condamnation pour excitation de militaires et provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste, chefs d’inculpation qui seront finalement abandonnés.
Pliez les réverbères comme des fétus de pailles
Faites valser les kiosques les bancs les fontaines Wallace
Descendez les flics
Camarades
descendez les flics
Plus loin plus loin vers l’ouest où dorment
les enfants riches et les putains de première classe
Dépasse la Madeleine Prolétariat
Que ta fureur balaye l’Élysée
Tu as bien droit au Bois de Boulogne en semaine
Un jour tu feras sauter l’Arc de triomphe
Prolétariat connais ta force
connais ta force et déchaîne-la
II prépare son jour il attend son heure sa minute la seconde
où le coup porté sera mortel et la balle à ce point sûre
que tous les médecins social-fascistes
Penchés sur le corps de la victime
Auront beau promener leur doigts chercheurs sous la chemise de dentelle
ausculter avec les appareils de précision son cœur déjà pourrissant
ils ne trouveront pas le remède habituel
et tomberont aux mains des émeutiers qui les colleront au mur
Feu sur Léon Blum
Feu sur Boncour Frossard Déat
Feu sur les ours savants de la social-démocratie
Feu feu j’entends passer
la mort qui se jette sur Garchery Feu vous dis-je
Sous la conduite du parti communiste
SFIC
Vous attendez le feu sous la gâchette
Que ce ne soit plus moi qui vous crie
Feu
Mais Lénine
Le Lénine du juste moment
*****
La pensée est aussi dangereuse que les actes. Nous sommes des gens dangereux. C’est un honneur que d’être condamné sous un tel régime
André Gide
1 08 1931
Les Allemands Franz et Toni Schmidt vont en vélo de Munich à Zermatt pour effectuer la première ascension de la face nord du Cervin.
31 08 1931
Par 81° 59’N, le sous marin américain Nautilus, parti du Spitzberg, cherche à faire surface en brisant la banquise : il n’y parvient pas : il est vrai que le commandant Wilkins, s’était aperçu, mais trop tard, que son navire avait été saboté : les barres de plongée avaient tout simplement disparu ! Construit en 1918 pour la marine américaine, l’USS 0-12, loué par la firme Lake and Danenhower, fût transformé moyennant 250 000 $, pour plonger à 60 mètres et devenir un magnifique joujou d’exploration ; il sera baptisé Nautilus en présence du petit fils de Jules Verne.
7 09 1931
À Londres, deuxième conférence de la Table Ronde, chargée d’élaborer une Constitution pour l’Inde coloniale. Gandhi, ce fakir à moitié nu pour Winston Churchill, est là, représentant du Congrès, le grand parti nationaliste indien. Il est sans doute l’homme le plus célèbre au monde, élu homme de l’année pour le Time en janvier. Il va en repartir sans avoir obtenu quoi que ce soit de significatif, mais l’accueil qui lui a été réservé est tel qu’il se décide à prolonger son séjour en faisant un petit tour d’Europe, avec l’idée de convertir l’ensemble du continent à la cause du satyagraha, sa méthode de lutte collective contre l’impérialisme, sans recours aux armes. Romain Rolland l’a fait connaître en Europe dès 1924 : l’homme qui a soulevé 300 millions d’hommes, ébranlé le British Empire, et inauguré dans la politique humaine le plus puissant mouvement depuis près de deux mille ans. Pour avoir fait ses études à Londres, puis s’être frotté depuis de nombreuses années à l’administration anglaise, Gandhi croyait sans doute bien connaître l’Europe et il se contentera de ces connaissances, ce qui l’amènera à quelques confusions qui feront mauvais effet, ne voulant voir entre les régimes fascistes, nazi et les démocraties occidentales qu’une différence de degré et non de nature. Il se fera prendre en photo entourant de ses bras protecteurs des gamins d’une organisation italienne fasciste, provoquant évidemment de nombreux grincements de dents.
13 09 1931
Des terroristes font sauter le viaduc de Biatorbagy, en Hongrie : l’Orient Express déraille, la locomotive et un wagon-lit sont précipités dans le vide : on comptera 20 morts et 100 blessés au secours desquels se portera Joséphine Baker, qui était du voyage. Le coupable sera pendu.
18 09 1931
L’armée japonaise occupe Moukden – aujourd’hui Chen-Yang – et, après quelques semaines de combat, la Mandchourie du sud : c’était en quelque sorte un coup de force de militaires en révolte contre leur propre gouvernement… qui n’avait rien ordonné et fut bien obligé d’avaliser l’affaire, d’autant qu’elle était vite devenue très populaire : en 1880, le Japon avait 37 millions d’habitants, 64 en 1930 et 74 en 1944 : ces chiffres expliquent une bonne part de la volonté d’expansion de nombre de Japonais sur le continent asiatique. Dès lors, la militarisation du pouvoir politique japonais ne cessera de progresser : démission de la SDN en 1933, adhésion au pacte anti-komintern en 1936, guerre contre la Chine en 1937, persécution des intellectuels, développement de la police secrète et de la gendarmerie.
Juste après la Première guerre mondiale, prétendant vouloir limiter les armements, les Américains avaient réussi à faire signer au pays, en 1922, comme aux puissances européennes, le traité de Washington, qui bride les capacités navales de l’Empire nippon. Il blesse la fierté nationale de nombre de Japonais et donne raison à ceux qui soutiennent que la volonté de l’Occident est de maintenir l’empire en situation d’infériorité. En 1923, un tremblement de terre terrible détruit presqu’entièrement Tokyo, et créé un climat d’angoisse qui favorise le repli identitaire et le désir d’ordre. En 1926, le nouvel empereur, monté sur le trône sous le nom d’Hirohito, va dans ce sens. Le militarisme croit, servi par le discrédit de la classe politique parlementaire, engluée dans de nombreux scandales de corruption. Comme dans tant d’autres nations, la crise de 1929 et le désastre économique qui s’ensuit, accélèrent le processus. À cause des barrières protectionnistes qui se sont montées partout dans le monde, les Japonais ne peuvent plus écouler leur production. Ici aussi, la seule solution pour s’en sortir semble l’expansionnisme, que la démographie a rendu d’autant plus nécessaire : l’archipel est désormais surpeuplé. Les factions ultranationalistes poussent à l’aventure.
François Reynaert. La Grande Histoire du Monde. Fayard 2016
Le Chinois Chang Kai-shek installera sa capitale à Nankin et, conscient de son infériorité militaire face au Japon, prendra acte de l’occupation de la Mandchourie en se contentant d’en appeler à la SDN. Il s’affiche de plus en plus comme allié de l’Amérique.
Au congrès général des Soviets à Jouei-kin, Mao Zedong et 290 délégués élaborent une constitution de la République soviétique chinoise.
Angelika Raubal, Geli pour ses proches, née en 1908, est la nièce d’Hitler, – sa mère, fille du second mariage du père d’Hitler, est la demi-sœur d’Hitler -, est retrouvée morte dans l’appartement d’Hitler à Munich, une balle au cœur et des traces de coups : suicide, assassinat ? on n’aura jamais de preuve de l’un ou l’autre. Elle était probablement enceinte et s’apprêtait à partir pour Vienne, ce qui aurait beaucoup contrarié Hitler. Ils se seraient violemment disputés la veille. Hitler est déjà à la tête du premier parti d’Allemagne. L’Italien Fabiano Massini en fera un roman en 2021 : L’Ange de Munich, chez Albin Michel.
14 10 1931
L’Église espagnole est mise sous surveillance par la nouvelle république.
21 10 1931
Broadway offre une parade à Pierre Laval, président du Conseil désigné Homme de l’année par Time, avec pose d’une plaque à la clef. Il venait d’effectuer une tournée triomphale au cours de laquelle il avait exprimé l’opposition de la France au moratoire Hoover sur les dettes de guerre.
26 10 1931
Broadway offre une parade au Général Pershing et au Maréchal Pétain [8] , avec pose d’une plaque à la clef.
12 11 1931
Plusieurs morts à Liège, par pollution de la Meuse.
5 12 1931
À Moscou, destruction de la cathédrale Saint Sauveur, construite de 1817 à 1863. Elle sera reconstruite en 1995-96.
Gandhi arrive à Paris, juste après la fermeture de l’exposition coloniale ; il va être la tête d’affiche d’un meeting au Magic City, salle comble, traduction simultanée : Et il m’apparait donc que la lutte de l’Inde pour la liberté est essentiellement un événement d’une portée mondiale qui vous intéresse directement, vous hommes et femmes de Paris. […] Si donc ce mouvement entrepris par les masses indiennes réussit, il sera du coup pour le monde le miracle et la démonstration oculaire. Et nous serons tout attirés par la vérité de la non-violence. Tous nous serons disciple de ce grand facteur du progrès humain. Si vous êtes convaincu que voici sans nul doute un mouvement unique dans l’histoire du monde, je vous invite à en faire une sérieuse étude, et selon vos moyens à exercer votre influence pour créer une opinion mondiale en faveur de ce mouvement si total et si irrésistible.
Frénétiques acclamations.
Gandhi va retrouver alors Romain Rolland à Villeneuve, en Suisse ; les deux hommes ont déjà beaucoup échangé par courrier, mais c’est la première fois qu’ils se rencontrent et c’est tout le contraire d’un coup de foudre : dois-je l’avouer, j’ai ce jour-là le sentiment que la voie de Gandhi est si nettement tracée, et – en beaucoup de choses – si distincte de la mienne que nous n’avons guère à discuter ensemble.
11 12 1931
En Angleterre, la Loi de 1931 visant à donner effet à des résolutions adoptées lors des conférences impériales de 1926 et 1930, nommé Statut de Westminster de 1931 reconnait la souveraineté de tous les pays membres de l’Empire britannique, c’est-à-dire les dominions : l’Australie, ratifié le 9 octobre 1942, rétroactivement au 3 septembre 1939, le Canada, ratifié le 11 décembre 1931, l’Irlande, la Nouvelle Zélande, ratifié le 25 novembre 1947), Terre Neuve, jamais ratifié, son statut de dominion fut révoqué à sa demande le 30 janvier 1934, et l’Afrique du Sud, ratifié le 22 août 1934.
12 12 1931
Dans une interview à la presse américaine, Hitler affirme son attachement à la démocratie.
23 12 1931
Effondrement de la salle Sixtine, au Vatican : la bibliothèque est détruite.
12 1931
Premier volume de la collection La Pléiade des éditions Gallimard : Œuvres de Charles Baudelaire.
31 12 1931
Il y a 147 000 chômeurs à plein temps en France, fin janvier (mais il y en aura 278 683 un mois plus tard), 6 millions en Allemagne, et près de 3 millions en Grande Bretagne.
1931
L’Américain Wallace H. Carothers met au point le néoprène, premier caoutchouc synthétique. Un autre américain, Harold Urey, découvre l’eau lourde, isotope de l’hydrogène, un oxyde de deutérium : D2O. Chimiquement, elle est identique à l’eau normale H2O, mais les atomes d’hydrogène dont elle est composée en sont des isotopes lourds, du deutérium, dont le noyau contient un neutron en plus du proton présent dans chaque atome d’hydrogène. Deux ans plus tard, on parviendra à isoler le premier échantillon en recourant à l’électrolyse, ce qui demande une grande puissance électrique. M. Mantelet, créateur de Moulinex, lance son premier produit : la moulinette presse purée, toujours en service 70 ans plus tard. Villa Savoye de Le Corbusier à Poissy. Autorisation de radios privées : Radio Paris, Radio Tour Eiffel, Poste Parisien.
En Mandchourie, le professeur japonais Hichi teste des armes bactériologiques sur les prisonniers chinois.
Dans les sables sahariens, la présence armée de la France a mis fin aux attaques de caravanes perpétrées par les Toubous – Ikaradan – et les Arabes Ouled Sliman. Et les caravanes ont retrouvé une importance disparue depuis des lustres : Rien ne peut se comparer à l’arrivée de la grande caravane de novembre, à Fachi ou à Bilma, telle qu’elle se déroulait autrefois, et telle que nous l’avons vue en 1931. Nous savions depuis la veille que la caravane était proche, et voilà que, dans l’après midi, des cris et des you you s’élèvent. […] La caravane est annoncée. Nous montons sur les terrasses. L’horizon paraît aussi net que d’habitude. Mais, du village, des chameaux partent au grand trot, et une foule de femmes endimanchées [sic] se précipite dans les ruelles, se rassemble à la sortie du ksar et se dirige vers le Ténéré. […] Tandis que celle-ci s’étouffe déjà dans le lointain, l’un de nous lève le bras et, l’instant d’après, une ligne noire apparaît d’un seul coup, et barre l’horizon d’un bout à l’autre. Elle reste d’abord immobile puis s’étale et descend à allure très lente mais régulière et perceptible. Nous resterons là une heure à voir cette tâche manger peu à peu la plaque claire des dunes. Enfin on distingue les premières files et le croisement rythmé des longues pattes des chameaux. Quand, précédés des tambours et danseuses déchaînées, le tourawa et son escorte étincelante barraqueront devant le poste, de l’horizon continueront de surgir sans cesse de nouvelles files, et c’est derrière la même tâche sombre que le soleil disparaîtra. Dans la nuit, ce flot ne s’interrompra pas, et des retardataires arriveront encore le lendemain.
Jean Chapelle. Nomades noirs du Sahara. Paris, Plon 1957.
On voit cités des chiffres annuels étonnants du nombre de chameaux constituant ces caravanes : 25 000 en 1946, 28 500 en 1948, pour celle de Bilma, 31 250 en 1950, 40 000 en 1958 pour celle de Taoudenni.
Le chemin sera dur pour les bêtes comme pour les hommes : elles souffriront vite du manque de nourriture, et une muselière sera nécessaire pour empêcher l’animal, tenaillé par la faim, de brouter en marche les nattes et les cordes du compagnon qui le précède dans la file indienne et au derrière duquel il se trouve amarré. Ici, on navigue en effet de conserve, en lignes parallèles, par filières de dix, quinze animaux, non pas comme en pays rocheux où le sentier exige semblable dispositif, mais parce qu’il n’y a rien à brouter sur le sol et qu’il faut aller sinon vite du moins longtemps chaque jour, dans un terrible vide où nul ne saurait sans danger s’attarder.
Théodore Monod, Joël Jaffre, Jean-Marc Durou. La caravane du sel. Paris, Denoël 1978
Ce puits aurait été creusé par un Noir, un nommé Brahim, dit la légende, Ouolof de la famille des Fall. La chose est vraisemblable, pour qui sait que les Noirs ont occupé toute la Mauritanie, voire le Sahara, aux temps anciens où le réseau hydrographique coulait encore en surface et où un climat plus humide permettait l’élevage et la culture à des sédentaires.
Dès que les chameaux ont bu et que les outres sont pleines d’eau salée, Maxence oblique vers le sud-est et escalades les pentes de l’Akchar. La paysage de l’Agneïtir gris à l’Akchar rouge est brusque et saisissant : du haut des dunes ocreuses, Maxence, en se retournant sur sa selle, aperçoit à ses pieds la dépression blanche où s’ouvre le puits de Tin Brahim, à perte de vue l’Agneïtir violet d’euphorbes, piqué d’arbres vert clair, l’Akchar enfin qui déroule ses ondulations orangées, couvertes d’une maigre végétation grillée. À midi, arrêt sous un teïchett, épineux à écorce verte et longs aiguillons acérés. Il fait une chaleur pénible.
Théodore Monod. Maxence au désert
La vie du Touareg, plus encore que celle des autres Sahariens, est intimement liée à celle du chameau ; car ce noble animal est non seulement sa monture de guerre, la locomotive de ses trains de caravane, l’express qui fait disparaître l’espace, ce grand ennemi de l’habitant du désert, mais encore, il est le pourvoyeur de ses principaux besoins.
Son lait est presque l’unique aliment de la famille dans la saison des pâturages ; sa viande est le nec plus ultra de l’hospitalité offerte à l’hôte de distinction ; son cuir, l’un des meilleurs qui existe, donne le tissu de la tente, la matière première des selles, des bâts, des chaussures et de la plupart des ustensiles de ménage ; son poil fournit la matière textile des cordes d’arrimage des convois ; sa fiente, récoltée, sert, ici, d’engrais fécondant pour les palmiers ; là, dans les grands espaces sans aucune végétation, de combustible avec lequel on fait cuire les aliments ; enfin, sa trace, interrogée dans toutes les marches, fournit au voyageur des indications précieuses dont il est toujours tenu compte, soit qu’elle annonce le voisinage pacifique d’un troupeau au pacage, soit qu’elle signale le passage d’individus, isolés ou en caravanes, chargés ou non, amis ou ennemis ; car la largeur du pied, la longueur des ongles, la nature des déjections, révèlent à l’homme expérimenté tout ce qu’il a besoin de savoir sur les dispositions de ceux qui suivent la même route ou la traversent.
La nécessité de pourvoir à la nourriture d’un animal si utile, on le comprendra sans peine, a obligé les Touareg à adopter la vie nomade pour aller, suivant les saisons, suivant les pluies, chercher, ici l’eau, là les pacages que le chameau réclame.
Henri Duveyrier 1840-1892. Chameau
Lorsque les pluies ont donné des ressources fourragères suffisantes et que les troupeaux n’excèdent pas les charges requises pour un bon équilibre des parcours, le nomade participe […] à l’entretien du milieu. Par leurs sabots, les animaux réalisent un sarclage qui favorise l’éclosion des graines ; par son pelage, le bétail permet la dissémination des graines sur son parcours ; les fruits de nombreux arbres [Acacias, Balanites aegyptiaca, Boscia senegalensis, etc] germent après le transit intestinal. Les troupeaux possèdent donc un rôle souvent oublié d’entretien du milieu.
Edmond et Caroline Bernus. Le Livre des Déserts. Bouquins Robert Laffont 2005
Arnold Lunn organise les premiers championnats du monde de ski à Mürren ; il fait reconnaître par la Fédération Internationale de Ski les disciplines alpines, qui seront introduites aux JO de Garmisch Partenkirchen en 1936.
Haddon Sundblom, dessinateur chez Coca Cola, habille de pantalon et tunique rouge le Père Noël, pour doper les ventes en hiver : le personnage va s’imposer ainsi vêtu au monde chrétien pour les décennies futures. Et quand aux États-Unis on habille de rouge le père Noël, c’est de vert qu’on le fait pour un éléphant en France : le soir, Cécile de Brunhoff raconte des histoires à Laurent et Mathieu, ses deux enfants : et ce soir-là c’est l’histoire d’un éléphanteau né dans la grande forêt et dont la mère vient de mourir, tuée par des chasseurs : l’histoire plaît beaucoup aux garçons, qui la rapportent le lendemain à leur père, peintre, lequel donna chair au personnage : Babar était né. Deux ans plus tard, il était publié à Londres et New York. Plus de trente albums au total…dix millions d’exemplaires !
24 01 1932
Les Jésuites sont expulsés d’Espagne.
7 02 1932
À l’occasion de grandes manœuvres, une task force américaine menée par l’amiral Yarnell simule une attaque de Pearl Harbour avec 150 bombardiers d’altitude, chasseurs et avions torpilleurs. L’opération est une réussite totale. Les espions japonais dans l’île d’Oahu en envoient un compte rendu détaillé à Tokyo… où il sera lu avec beaucoup d’intérêt par le vice-amiral Yamamoto, qui attaquera la flotte américaine le 8 décembre 1941. Quelques mois plus tard, Shiro Ishii, médecin militaire japonais, met en place à Harbin, dans le nord de la Mandchourie un laboratoire, le premier de ce qui va devenir un très important complexe de fabrication d’armes chimiques, travaillant sur la peste, l’anthrax, la fièvre jaune (le vomito negro), le choléra, etc… La couverture officielle sera la fourniture d’eau potable et la prévention des épidémies au sein de l’armée de Kwantung (la Mandchourie).
James Chadwick annonce sa découverte du neutron dans Nature.
02 1932
Leni Riefenstahl a 30 ans : c’est la belle actrice fétiche des films de montagne, genre très en vogue alors en Allemagne ; une tournée de présentation de son premier film La lumière bleue l’amène à assister à un meeting national-socialiste au Sportpalast de Berlin, par simple curiosité, affirme-t-elle : A l’instant où Hitler prit la parole, je me trouvais submergée de façon ahurissante par une vision quasi apocalyptique qui ne me quitterait plus : j’eus l’impression très physique que la terre s’entrouvrait devant moi comme une orange soudain fendue par son milieu et dont jaillirait un jet d’eau immense, si puissant et si violent qu’il atteindrait le sommet du ciel, et que la terre en serait secouée dans ses fondements. Je me sentais paralysée. (…) Son discours exerçait sur moi une véritable fascination. (…) Aucun doute, j’étais contaminée.
Leni Riefenstahl. Mémoires. Paris Grasset 1997
La tête
et les jambes
11 03 1932
Allocations familiales pour tous les salariés.
12 03 1932
À la veille de l’élection présidentielle, Hitler se rend à Dortmund, ancienne ville hanséatique, aujourd’hui très industrielle, où des usines géantes se hérissent de hauts fourneaux.
Hitler devait parler à la Westfalenhalle, immense vaisseau de ciment, situé aux lisières de Dortmund, et qui peut contenir une vingtaine de milliers d’auditeurs.
Je m’y suis rendu vers quatre heures de l’après-midi pour m’assurer d’une place convenable auprès des organisateurs.
Les hitlériens occupaient déjà les points stratégiques. Je dus passer, difficilement, plusieurs barrages ; je fus conduit de groupe en groupe par des gradés des troupes d’assaut ; enfin, je réussis à voir l’un des lieutenants directs de Hitler. Il examina les papiers qui m’accréditaient et, alors, je dois dire que, malgré ma qualité de journaliste français, il se montra la courtoisie et l’amabilité mêmes et me promit une place à la table de la presse pour la réunion.
Cette promesse fut tenue scrupuleusement. Je n’eus aucune peine, la nuit venue, à couper les barrages dont les chefs étaient avertis et à me trouver au premier rang du parterre, tandis que, derrière moi, et tout autour, étagée sur les gradins de l’amphithéâtre géant, se pressait une foule compacte, immense.
[…] Nous apprenons qu’Adolf Hitler vient d’arriver à Dortmund. On eût dit qu’il parlait d’un grand prêtre ou d’un prophète.
Adolf Hitler parlera à neuf heures, ajouta le messager du Führer. Et, pour le remercier, la salle répondit par une vaste clameur.
Ainsi les foules n’étaient admises à contempler le visage de Hitler qu’au moment où il s’adressait à elles. Le devin ne descendait de ses nuées, chargées de foudres et de mystiques promesses, que pour délivrer son message.
À ce moment, les trompettes, les fifres, les tambours retentirent. Sur la piste circulaire ménagée entre les gradins et le parterre, le défilé des troupes de choc et des partisans hitlériens de la région commença.
Cent bannières portant la croix gammée se suivirent comme une théorie frémissante. Puis vinrent les aviateurs de Hitler, portant le casque de cuir noir, puis les croix de fer.
Enfin, ses jeunes adhérents.
Là, ce fut une vision de cauchemar. Était-ce le résultat des fumées d’usines ? le chômage ? l’épuisement physiologique d’un peuple mal nourri depuis des années et des années ? Je n’en sais rien, mais comment oublier cet affreux spectacle ?
Section par section, défilaient des rachitiques, des corps déformés, des visages d’anormaux… Toute cette adolescence était flétrie, vieillie, rongée par une atroce débilité physique et morale. Il semblait qu’elle sortît d’un hôpital, d’un hospice, d’un asile. Et le salut hitlérien qu’exécutaient leurs bras raides et chétifs, le mouvement des têtes ou trop lourdes ou trop petites, tournées vers la tribune, ajoutait à cette misère quelque chose de mécanique, d’hypnotisé, de maladif, qui serrait le cœur de pitié et d’angoisse.
Mais des gradins, des rangs éloignés du parterre, on ne pouvait distinguer cela et les ovations accompagnèrent le déroulement de ces cohortes spectrales.
Quand le défilé fut terminé, l’un des grands chefs du parti prit la parole. C’était le capitaine Göring, ancien aviateur de guerre, au corps puissant, orateur plein de feu. Mais il n’était que l’annonciateur de Hitler.
Mon voisin, journaliste nazi d’Essen, homme doux et charmant, me répétait sans cesse, avec extase :
Vous allez voir… vous allez voir tout à l’heure… C’est un être extraordinaire. Nul homme n’est aimé et n’a jamais été aimé comme Hitler ! …
Et le silence se fit… et de longues minutes coulèrent… et une rumeur vint du dehors… et une fanfare, plus vive, plus triomphale que n’avaient été les autres, éclata. Toute la salle fut debout. Les bras se levèrent dans le salut importé d’Italie.
Encadré par ses gardes du corps, si nombreux et si massifs qu’ils cachaient complètement leur maître, Hitler passa le long de la piste, au milieu d’un incroyable délire. Aussitôt la table derrière laquelle se trouvaient ses assistants se couvrit de fleurs. Et celui qu’on attendait avec passion parut à la tribune.
Eh bien ! Eh bien ! Que pensez-vous de lui ? me demanda mon voisin dans un chuchotement mystique.
Je ne répondis rien. Que pouvais-je répondre ?
Jamais stupeur ni déception ne furent aussi grandes que les miennes en cet instant Devant moi se tenait un homme vêtu d’un médiocre costume noir, sans élégance, ni puissance, ni charme, un homme quelconque, triste et assez vulgaire. Une raie soigneuse sur le côté partageait ses cheveux plats et ternes. Il avait le front plat, le nez court et relevé en l’air par une pointe aiguë, les joues étaient roses. Au-dessus d’une toute petite bouche une moustache réduite à une tache noire semblait l’effet d’un comique laborieux.
Cet homme, c’était Adolf Hitler.
Aux premières phrases, mon incrédulité fut plus profonde encore. La voix était banale, un peu rauque, commune ; la diction indistincte, sans prolongement, sans ces résonances mystérieuses qui séduisent, subjuguent, emportent.
Soudain, je commençai à entrevoir la vérité. Hitler avait abordé jusque-là les questions générales, les lieux communs des orateurs de son parti. Brusquement, il cria :
Je suis fier que, grâce à moi, les sociaux-démocrates soient aux pieds de Hindenburg. Oui, grâce à moi ! Par peur de moi !
Il se frappa la poitrine. Aussitôt, il y eut comme un déclic dans toute sa personne. Le visage s’anima, le petit nez se dressa plus orgueilleusement, et la petite bouche fut crispée de passion. Adolf Hitler commençait à avoir du talent : il parlait de lui.
Je ne veux ni plaisanter ni déformer. En toute sincérité et en toute indépendance de jugement, je n’ai discerné, dans le pouvoir de Hitler, que ce levier, ce magnétisme : l’homme est ivre de lui-même, et son ivresse, par sa superbe, par sa suffisance, son emphase, il l’a communiquée peu à peu à des gens que la misère et l’humiliation, l’incertitude où ils sont de leur pays, de leur destin et d’eux-mêmes, poussent vers celui que son propre personnage contente au-delà de toute mesure.
Je suis le chef, clamait-il dans une véritable transe. Hindenburg est le passé. Moi, je suis la jeunesse, l’avenir !
Les affirmations orgueilleuses, déréglées, délirantes, pleuvaient comme grêle.
Je suis le seul capable de sauver l’Allemagne… J’ai fait une tournée du Sud au Nord, de l’Ouest à l’Est ! Et en Poméranie, en Silésie, à Hambourg, dans la Saxe, la Thuringe et la Rhénanie, j’ai forgé une nouvelle Allemagne.
L’inspiration s’emparait de lui. C’étaient cris sur cris, crise sur crise, chaque fois que le mot je s’échappait de ses lèvres.
Et, accouplé à ce mot, revenait sans cesse le mot Deutsch! Deutsch ! qui retentissait dans la foule, la soulevait, la saoulait.
Alors Hitler, porté par les ondes de l’orgueil qu’il émettait et que lui renvoyait une salle immense et surpeuplée, assuré de son magnétisme, se lança dans un délire de mégalomane.
Seulement, ce délire, il le conduisait avec l’allure du maître, du dominateur dont l’Allemagne éperdue avait besoin. Cette allure allait déplorablement à son physique ; mais comment pouvaient-ils s’en apercevoir les milliers d’hommes qui lisaient, entendaient chaque jour sa louange et qui l’avaient attendu comme un sauveur ?
Martelant sa poitrine, déchaîné par sa vanité, son admiration pour lui-même, Hitler criait :
La France et la Pologne ne veulent pas de moi. Mais auraient-elles voulu de Bismarck s’il était vivant ? Elles se demandent ce que je ferai. Je le leur montrerai quand je serai président ! Bismarck et Hitler, Hitler et Bismarck.
Pendant dix minutes, on n’entendit que ces deux noms jumelés. Puis :
J’aurais honte devant l’Histoire si j’avais pris part aux treize années passées, continuait Hitler… Je débarrasserai l’Allemagne du pacifisme et de la démocratie !
Ses imprécations allaient croissant. Il répétait vingt fois les mêmes menaces, les mêmes promesses, mais avec une telle certitude, une telle jactance que ses partisans et la foule les croyaient déjà accomplies.
Lorsqu’il en vint à sa biographie, son éloquence se trouva portée au paroxysme.
Jusqu’à vingt-cinq ans, s’écria-t-il, j’ai appris, j’ai gagné ma vie. Puis, j’ai été un soldat vaillant. Après la guerre, j’ai entraîné des millions et des millions d’hommes à ma suite. Je suis fier de moi ! Je suis fier de moi !
Ce contentement insensé de son propre personnage le stimulait, le grisait, le soulevait, l’étouffait. Il clama des mots indistincts :
Je… moi… je… treize années… moi… je… 13 mars!
Et la superstition du chiffre, l’hystérie de l’orateur, se répercutaient dans la salle, lui arrachaient des clameurs de joie.
Adolf Hitler se croyait un si grand homme qu’il en avait persuadé ses auditeurs.
Dans l’Allemagne enfiévrée où j’avais déjà vu tant de signes de dérèglement, celui-là était le plus profond, car il voisinait avec la démence.
Joseph Kessel. Les forgerons du malheur
17 03 1932
À Montmartre, au cinéma du Moulin Rouge, c’est la première projection officielle du film Les Croix de bois, très fidèle représentation cinématographique du récit éponyme de Roland Dorgelès. Paul Doumer, le président de la République est là ; il a tenu à ce que Roland Dorgelès et Raymond Bernard, le réalisateur, fils de Tristan, soient dans sa loge. À la fin du film, Roland Dorgelès donne un discret coup de coude à Raymond Bernard en montrant Paul Doumer : T’as vu ? Il pleure !
23 04 1932
Construit en 1897, le Parc des Princes est rénové et peut accueillir 60 000 spectateurs ; cela entraîne le déclin du stade de Colombes.
Printemps et été 1932
Les vétérans américains de la première guerre mondiale en ont assez de constater la carence du gouvernement fédéral quant au versement de leur pension – bonus – : venus de tous les horizons, ils se rassemblent – c’est la Bonus Army – en face du Capitole, à Washington, sur l’autre rive du Potomac, dans les marais de l’Anacostia. Hoover décidera finalement de les déloger avec l’aide de l’armée : quelques grands noms de la seconde guerre mondiale sont là : Mac Arthur, Eisenhower, Patton, maniant sans compter la bombe lacrymogène. La même année, le même président avait pourtant fait preuve d’ouverture en nommant Nathan Cardozo, un hispanique, président de la Cour suprême. Au mois de novembre, Franklin Delano Roosevelt sera élu à la Maison Blanche, atteint par la poliomyélite depuis 1921. [le vaccin sera crée par Jonas Salk et Albert Bruce Sabin en 1954]
6 05 1932
Pavel Gorguloff assassine Paul Doumer, président de la République, lors d’une visite au salon annuel de l’Association des Écrivains Combattants, qui se tient à l’hôtel Salomon de Rothschild, 11, rue Berryer, dans le 8° arrondissement. Il tire quatre fois : deux balles touchent le président, l’une à la tête, l’autre à l’artère humérale : transporté à l’hôpital Beaujon, il y mourra le lendemain matin. Pavel Gorguloff, fondateur en 1931 du parti fasciste russe, dont il restera le seul membre, avança des mobiles bien confus : faire payer à la France son abandon des armées blanches en lutte contre les Soviets … en fait il avait surtout un très sérieux pet au casque, même s’il était médecin. Paul Doumer aura des obsèques nationales le 12 mai. Son épouse Blanche refusera une inhumation au Panthéon, lui préférant le cimetière Vaugirard où il rejoindra quatre de ses fils, morts des suites de la guerre 14-18. Gorguloff sera guillotiné le 14 septembre devant la prison de la Santé.
13 05 1932
Oskar Speck, 25 ans a fait partie des nombreuses victimes de la crise de 1929 : son entreprise d’électricité à Hambourg a fait faillite. Il change son fusil d’épaule et entreprend de travailler dans les mines de cuivre de Chypre, en s’y rendant… en kayak ! Il appareille d’Ulm et rejoint le cours du Danube. Arrivé à Chypre il se dit : et pourquoi n’irais-je pas plus loin ? Et cela le mènera jusqu’en Australie : il arrivera sur la plage de Saibai, petite île à l’extrême nord de l’Australie, le
2 07 1932
Franklin Delano Roosevelt est en campagne électorale, à la Convention démocrate de Chicago : il y prononce pour la première fois le mot de New Deal – une nouvelle donne pour le peuple américain-, qui se décline en trois mots : Relief– soulagement-, Recovery – reprise – Reform – réformes -.
5 07 1932
Au Portugal, Salazar devient président du Conseil.
29 07 1932
Sixième victoire française en Coupe Davis.
31 07 1932
En Allemagne, le parti National Socialiste prend la majorité au Reichstag. Göring en deviendra le président.
07 1932
La conférence de Lausanne ramène le paiement des réparations allemandes à 3 milliards de marks or. Au total, l’Allemagne n’aura finalement payé que 5 milliards.
5 08 1932
À Paris, premiers essais de feux asservis à la circulation, par des bandes de caoutchouc au sol.
10 08 1932
Staline veut que l’Ukraine devienne le modèle exemplaire de l’URSS. Quatre mois plus tard commencera la terrible famine qui allait emporter des millions d’hommes : Staline n’aura rien vu venir des suites de la collectivisation brutale des campagnes, des insurrections paysannes qui en avaient été la conséquence :
Si nous ne prenons pas immédiatement des mesures pour redresser la situation en Ukraine, nous pourrions perdre cette république […]
Il faut aussi avoir à l’esprit qu’au sein du comité du Parti ukrainien (qui compte près de 500 000 membres akh ! akh !), se terrent bon nombre, oui, bon nombre d’éléments corrompus, de petliuristes (partisans de l’ancien chef de la République Populaire d’Ukraine de 1919 à 1920, en lutte contre les bolcheviks) déclarés ou latents et même d’agents directs de Pilsudski (à la tête de la Pologne).
Si la situation venait à s’aggraver, ils ne mettraient pas longtemps à ouvrir un front d’opposition au Parti, de l’intérieur comme de l’extérieur.
Je fixe l’objectif de faire de l’Ukraine dans les plus brefs délais une véritable forteresse de l’URSS, une république vraiment exemplaire. Pour cela, nous ne devons pas regarder à la dépense.
Joseph Staline. Lettre à Kaganovitch.
9 09 1932
En Espagne, les Cortes reconnaissent l’autonomie de la Catalogne. La Catalogne, déjà à cette époque devait être la surdouée de l’Espagne. Les aspirations indépendantistes ont un socle économique plus que sérieux : en 2012, la Catalogne, ce sera 6 % de la superficie du pays, 16 % de la population, 19 % du PIB, 24 % de la production industrielle, et près de 28 % des exportations !
10 09 1932
Pressé de rentrer chez lui par le gouvernement français, pour lequel il est un rempart contre le nationalisme, l’empereur Bao Daî, 13° et dernier empereur de la dynastie des Nguyen entreprend de gouverner son pays, le Viet Nam. La France lui recommande vivement un ministre conservateur : Ngo Dinh Diem.
3 10 1932
Indépendance de l’Irak. Le roi Faysal mourra quelques mois plus tard. Il a mis en route la modernisation du pays que poursuivront ses successeurs ; les élites sunnites – propriétaires fonciers et anciens officiers de l’armée ottomane – vont mettre en place une armée puissante et un système d’éducation moderne qui s’exprimera couramment par un dicton : Ce sont les Égyptiens qui écrivent les livres, les Libanais qui les éditent et les Irakiens qui les lisent. Mais parallèlement à cette modernisation se mettra aussi en place une marginalisation progressives des groupes potentiellement déloyaux : chiites tout d’abord, même s’ils sont nettement majoritaires, mais aussi les chrétiens Assyro-chaldéens, les Kurdes, et les Juifs pendant la seconde guerre mondiale.
20 10 1932
Lancement du paquebot Normandie : équipage de 1 250 personnes pour 1 070 passagers, 314 m de long, 36 m de large. Une salle à manger des premières classes de 1 000 m², vitrine de l’excellence de l’artisanat français : laque, verre gravé, cristal, bois exotique … Le 29 05 1935, il reliera Le Havre à New York en 4 jours et 3 heures, à la vitesse de 29,7 nœuds. Il a fallu sept ans pour le construire.
10 1932
Emmanuel Mounier crée la revue Esprit.
27 10 1932
Descente de police à l’Hôtel de la Trémoille, dans un appartement loué par la BCB – Banque commerciale de Bâle -, une des plus grandes banques suisses : la moisson est plus que bonne : une liste de plus de 1 000 clients français avec leurs noms et numéros de compte. Séisme autour de secret bancaire suisse … le montant global va chercher dans les 1.7 milliards d’€ d’aujourd’hui, dont les propriétaires sont d’anciens ministres, sénateurs, députés, généraux, patrons de presse, capitaines d’industrie et même évêques ! Quinze jours plus tard, Fabien Albertin, député socialiste, balance une dizaine de noms de la tribune de l’Assemblée nationale … effet garanti… une marmite d’huile sur du feu ! Le gouvernement gèle les avoir de la BCB en France, demande une entraide judiciaire au Conseil Fédéral suisse. Et, au final, c’est la législation suisse sur le secret bancaire qui en sortira renforcée ! En fait le secret bancaire était une affaire plus tôt récente, directement lié à l’évolution de la fiscalité : en France, le taux marginal d’imposition sur le revenu était passé de 4 % en 1914 à 94 % en 1924 sous le gouvernement Poincaré. À 4 %, on paie sans trop se poser de questions… à 94 %, on va voir ailleurs si l’herbe est plus verte !
7 11 1932
Le parti nazi recule aux élections ; à l’étranger, on respire : Les nationaux socialistes de Hitler sont les plus durement traités, en diminution de deux millions de voix sur leur contingent d’il y a quatre mois. Le général Boulanger allemand a laissé passer l’occasion favorable.
Pertinax. L’Écho de Paris, journal conservateur, le 8 novembre.
Hitler est hors d’état de risquer un coup de force : on l’a bien vu dans la nuit de dimanche. À la différence de Boulanger, dont l’aventure est rappelée de si près par la sienne, il n’a pour lui ni la police ni l’armée.
Léon Blum. Le Populaire, le 10 novembre
8 11 1932
Franklin Delano Roosevelt est élu à la Maison Blanche, avec 57.4 % des voix et 89 % des voix des grands électeurs. Il était atteint depuis août 1921 du syndrome de Guillain Barré, une maladie auto-immune qui se traduit par une inflammation du système nerveux périphérique. Dans le même temps, le parti démocrate devenait majoritaire tant à la Chambre des Représentants qu’au Sénat, lui laissant ainsi les coudées franches pour mener sa politique. Il n’a qu’une parenté très lointaine avec Théodore Roosevelt – il fallait remonter à la fin du XVII° siècle pour trouver un père commun – , mais son épouse, Eleanor Roosevelt était la nièce de Théodore.
9 11 1932
Nadejda Sergueïevna Allilouïeva, 31 ans, épouse de Staline se suicide d’une balle en plein cœur. C’était jour de fête au Kremlin, pour le 15 ° anniversaire de la révolution et Staline faisait un brin de causette à une jeunette ; sa femme, très portée sur la jalousie, ne jouissait pas d’une santé mentale à toute épreuve et il semblerait que le monstre politique qu’était déjà Staline n’ait pas été au cœur de son geste. D’un premier mariage, Staline avait déjà eu un enfant, Iakov. Nadia avait eu de lui deux enfants : Vasili, né en 1921, qui deviendra général dans l’armée de l’air, rarement à jeun, et Svetlana, née en 1926, qui s’exilera aux États-Unis en 1967.
22 11 1932
Inauguration de 126 km. d’autoroute entre Milan et Turin.
Évolution du chômage en Allemagne (69 M. d’habitants) dans ces années de crise : (aux 6 M de 1932, il faut ajouter 8 M de chômeurs partiels.)
1928 03 1929 03 1930 03 1931 12 1931 02 1932 09 1933
0,6 2,5 0,3 4,991 5,349 6,126 3,849
8 12 1932
Jacques Haïk, producteur de cinéma, inaugure le Rex, au 1-5 Boulevard Poissonnière ; on y projette Les Trois Mousquetaires d’Henri Diamant Berger. La salle a 3 500 places. Les décors sont de l’américain John Eberson et de l’architecte André Bluysen : tableaux d’inspiration orientale ou exotique sur les murs. Au plafond, à 25 m. du sol, des étoiles sont fixées à un cône de verre qui réfléchit et décompose la lumière. Un brénographe projette des nuages sur ce ciel étoilé ! La scène a une ouverture de 24 m. et fait 8 m. de profondeur. L’écran, encadré par une arche lumineuse, fait 18 m. de large. Devant, une fosse d’orchestre à même de recevoir 50 musiciens : ils faisaient l’ouverture du spectacle. Les sièges sont équipés d’appareils pour les durs de la feuille, il y a des studios d’enregistrement, des loges, une infirmerie, un chenil et une nursery… C’était le Titanic du cinéma : il coula, mais sera renfloué. Racheté par Gaumont, réquisitionné par les Allemands pendant la guerre, il sera racheté après la guerre par Jean Hellmann et connaîtra alors un immense succès : jusqu’à 80 000 entrées par semaine : films, music-hall, émissions de radio. En 1974 l’immense salle sera partagée en trois salles, attirant encore 1 250 000 spectateurs chaque année.
1932
Pierre Poilâne ouvre une boulangerie 8, rue du Cherche-midi : farine moulue à la meule de pierre, levain, four à pain au feu de bois, pétrissage à la main : ce sont les principaux paramètres du phénoménal succès qu’il va vite connaître. Son fils Lionel prendra sa suite dans les années 60 mais se tuera au large de Cancale dans l’hélicoptère qu’il pilotait le 31 octobre 2002, à 57 ans. Sa fille Apolonnia, 19 ans à la mort de ses parents, venait d’être admise à Harvard : elle ne changera rien à ses projets, prendra la suite de son père à la tête de l’entreprise qu’elle commencera par diriger depuis sa chambre d’étudiante de Harvard.
Avec le concours du chimiste Charles Lachman l’Américain Charles Revson crée le premier vernis à ongle, moderne, opaque et coloré, sous la marque Revlon ; jusqu’alors, ce que l’on nommait les brillants ne se déclinaient que dans le rosé transparent. Le couple vernis-rouge à lèvres va faire fureur.
Inauguration de la route Napoléon, de Grenoble à Nice par le col Bayard. Édouard Herriot, président du conseil décide de rebaptiser le ministère de l’instruction publique Éducation nationale : Anatole de Monzie en est le premier ministre, pour qui ce nouveau nom met l’accent sur l’égalité scolaire, le développement de la gratuité et que, en somme, qui dit éducation nationale dit tronc commun. C’est en 1828 que l’Instruction publique était montée en grade en devenant ministère de plein droit. Et cette dénomination a longtemps semblé tellement heureuse à nombre de hauts fonctionnaires que les Inspecteurs de l’Éducation Nationale restèrent Inspecteurs de l’Instruction Publique jusqu’en 1971. Condorcet, qui a beaucoup écrit sur l’éducation se réjouissait de l’arrivée de la laïcité à l’école qui permettait à l’enfant d’avoir deux vies : celle de l’école où les professeurs se chargeaient de l’instruire, et celle de la famille où ses parents se chargeaient de l’éduquer. L’État doit être en charge de l’instruction, pas de l’éducation. Vieux débat qui restera toujours ouvert entre les tenants d’une éducation qui serait faite pour donner un savoir-faire, c’est-à-dire un métier, une capacité d’insertion dans la société, et les tenants d’une éducation qui devrait avant tout donner les outils nécessaires pour ne pas être un mouton apte à brouter le premier carré d’herbe venu, c’est-à-dire, la formation d’un esprit critique, outil indispensable pour affronter le totalitarisme, fondement d’une citoyenneté pleinement vécue.
Aux États-Unis, 11,6 M. de chômeurs pour une population de 122 M. Par rapport à la population active, c’est un taux de chômage de 25 % ! L’Empire State building est achevé à New-York : avec ses 102 étages, c’est le plus haut bâtiment du monde. En Hollande, mis en service du barrage du Zuydersee, long de 29 km : les travaux avaient commencé en 1927 : 225 000 ha sont ainsi conquis sur la mer. De 1932 à 1935, la guerre du Chaco, remportée par le Paraguay contre la Bolivie va faire 300 000 morts. Trois conflits, entre 1879 et 1935, auront suffi pour ramener le territoire de la Bolivie de 2 340 000 km² à 1 098 000 km². Le parti communiste chinois déclare la guerre au Japon.
Au Soudan, – l’actuel Mali – la France, soucieuse de mettre fin à la dépendance envers les États-Unis qui lui vend la quasi-totalité de son coton-fibre se lance dans un très ambitieux programme de plantation de coton sur une zone de part et d’autres du Niger, entre Ségou et Tombouctou : il ne s’agit ni plus ni moins d’un à deux millions d’hectares, inondables par la construction de digues et de barrages sur le Niger, le tout confié à l’Office du Niger. Ce que l’Angleterre est parvenue à faire le long du Nil, la France le fera le long du Niger ! La production prévue est de 300 000 tonnes de coton-fibre obtenue par le travail de 1.5 million de personnes. En fait, on ne parviendra à amener sur place que 8 000 Mossi de Haute Volta – l’actuel Burkina Faso -, qui parviendront à produire en 1937 80 tonnes de coton brut ! À l’indépendance du Mali, les surfaces irriguées n’auront été que de 54 000 hectares. La production de coton sera abandonnée au profit de la production de riz, sur 80 000 hectares, produit par 35 000 paysans. Mais l’idée mettra bien du temps à mourir : dans les années 1980, la CEAO [Communauté des États d’Afrique de l’Ouest, francophone, à ne pas confondre avec la CDEAO, dominée par le Nigeria, anglophone] construira à Ségou une école d’ingénieur du textile, laquelle ne fonctionnera jamais, aucun des États membres n’acceptant de verser sa cotisation pour les frais de fonctionnement ; il en ira de même des autres écoles d’ingénieur de la Région : Halieutique à Nouadhibou, Solaire à Niamey etc…toutes terminées, prêtes à fonctionner et désespérément vides : mortes nées !
Le lendemain, nous étions à Markala. C’est là que l’Office du Niger a barré le fleuve par un puissant ouvrage, chef-d’œuvre d’ingénieurs et de charpentiers en fer. Cet Office du Niger a déjà fait couler beaucoup d’encre, provoqué des commentaires qui ne sont sans doute pas à la veille de s’épuiser. On a vu grand, très grand ; les choses en sont au point où l’on peut ajouter : trop grand.
Il s’agissait, en dérivant les eaux du fleuve par un canal poussé au nord, en pleine brousse, d’assurer l’irrigation et par là la fertilité de futures zones de peuplement. On parlait de rizières, de cotonneraies, de cultures maraîchères, de vergers. Les familles accourraient d’elles-mêmes, attirées par cette Terre promise. Faute d’une immigration spontanée et suffisante, on ferait venir des Mossis, bons agriculteurs, sobres, endurants et dociles. De proche en proche, l’éden allait s’étendre, vers l’aval jusqu’à Ké-Macina. On parlait de milliers et encore de milliers d’hectares, d’un million d’âmes au moins, pour un avenir à portée de la main. J’ai entendu citer beaucoup de chiffres, ceux des espoirs et des mirages, ceux des réalisations acquises : il y a quelque différence. Des Mossis sont venus en effet, sans se ruer. Ils doivent être à peu près dix-sept mille. Des perspectives raisonnables n’autorisent guère à prévoir beaucoup plus.
Aujourd’hui tout le monde est raisonnable. Les plus lyriques hier encore traitent de billevesées ridicules des propos qu’ils furent seuls à lancer. Ils attribuent ces contes à la malignité de leurs détracteurs. Ont-ils moins d’importance, maintenant que les travaux sont achevés ? Ces travaux ont coûté très cher. Là encore, outre des noms de sociétés, de personnages, on m’a cité beaucoup de chiffres : ceux des devis, en milliards d’avant-guerre, ceux du coût des terrassements, des ouvrages d’art. Entre les uns et les autres, l’écart est beaucoup moindre que celui dont j’ai parlé. À supposer qu’il y en ait un, ce n’est pas dans le même sens qu’il conviendrait de l’évaluer.
Tel qu’il est, le barrage existe. Et c’est en soi une réalisation magnifique, plus substantielle que les mines d’émeraude de John Law. Un pont de fer, des radiers colossaux, un jeu de pales à commandes électriques, tout un clavier de plusieurs hectomètres dont un hydrographe virtuose pourrait tirer les variations d’une ample symphonie aquatique ; et des échelles à poissons, les plus modernes qui se puissent voir, si ingénieuses que leur seule vertu devrait multiplier la faune, en susciter le pullulement dans ces belles eaux glauques et vivantes.
Maurice Genevoix. Afrique Noire, Afrique Blanche. Gallimard 1949
À Argenteuil, un boursicotage qui tourne mal contraint le patron d’une petite entreprise de matériel électrique à la faillite : ses employés décident de redémarrer l’entreprise par eux-mêmes et prennent le statut d’une SCOOP : c’est l’ACOME – Association coopérative d’ouvriers en matériels électriques – . Bombardée pendant la guerre, elle emménagera dans les locaux d’une filature de coton à Mortain, dans la Manche. 80 ans plus tard, l’entreprise sera le premier fabricant européen de câbles et de fils électriques pour automobile, premier fournisseur de France Télécom etc…
1 01 1933
La disparition d’Hitler de la scène politique est à prévoir.
Oreste Rosenfeld. Le Populaire
26 01 1933
Michel Leiris a été invité par Marcel Griaule ethnologue à prendre part à la mission Dakar-Djibouti en tant que secrétaire-archiviste et enquêteur. Il y tuera le mythe du voyage en tant que moyen d’évasion. De moins en moins je supporte l’idée de colonisation. Faire rentrer l’impôt, telle est la grande préoccupation. Pacification, assistance médicale n’ont qu’un but : amadouer les gens pour qu’ils se laissent faire et payent l’impôt. Tournées parfois sanglantes dans quel but : faire rentrer l’impôt. Étude ethnographique dans quel but : être à même de mener une politique plus habile qui sera mieux à même de faire rentrer l’impôt.
Michel Leiris. L’Afrique fantôme. Jacques Doucet 1934
30 01 1933
Hitler devient chancelier d’Allemagne.
Rien de ce que je vous propose ne se réalisera si la France a des hommes d’État.
[…] Nous n’avons qu’à donner un coup de pied à la porte [de la Russie] , et toute la structure pourrie va s’effondrer
Hitler, aux généraux de la Wehrmacht
La victoire presque simultanée de régimes nationalistes, belliqueux et agressivement nationalistes dans deux grandes puissances militaires – le Japon (1931) et l’Allemagne (1933) – fût de loin l’effet politique le plus lourd de conséquences et le plus sinistre de la Grande Crise. Les portes de la Seconde Guerre mondiale se sont ouvertes en 1931.
Eric J. Hobsbawm. L’Age des Extrêmes 1994.
Je ne sais pas exactement quelle fut la première réaction générale. La mienne fut la bonne pendant une minute environ : je fus glacé de terreur. Certes, c’était dans l’air depuis longtemps. Il fallait s’y attendre. Et pourtant, c’était tellement irréel. Tellement incroyable, maintenant qu’on le voyait noir sur blanc. Hitler – chancelier… L’espace d’un instant, je sentis presque physiquement l’odeur de sang et de boue qui flottait autour de cet homme, je perçus quelque chose comme l’approche à la fois dangereuse et révulsante d’un animal prédateur – une grosse patte sale qui plaquait ses griffes acérées sur mon visage -.
Puis je me secouai, fis une tentative pour sourire et réfléchir, et trouvai en effet toutes les raisons de me rassurer.
Le soir, je discutai avec mon père des perspectives du nouveau gouvernement ; nous étions d’accord pour estimer qu’il aurait certainement l’occasion de faire pas mal de dégâts, mais guère de chances de se maintenir longtemps au pouvoir. Un gouvernement réactionnaire dans son ensemble, avec Hitler comme porte-parole. Ce supplément mis à part, il se distinguait peu des deux derniers qui avaient suivi Brüning. Même avec les nazis, il n’aurait pas de majorité parlementaire….
[…] Vis-à-vis de l’étranger, sans doute une politique arrogante et autoritaire, peut-être une tentative, de réarmement. Si bien que, en plus des soixante pour cent d’Allemands opposés au gouvernement, l’étranger ne pourrait manquer de se liguer automatiquement contre lui. Et en plus, qui étaient ces gens qui s’étaient mis brusquement à voter nazi depuis trois ans ? Pour la plupart des indécis, des victimes de la propagande, une masse fluctuante. Dès les premières déceptions, ils se disperseraient. Non, tout compte fait, ce gouvernement n’était pas un motif d’inquiétude. On pouvait juste se demander ce qui viendrait après lui, et peut-être craindre qu’il n’aille jusqu’à la guerre civile. Les communistes étaient capables de frapper avant de se laisser interdire.
Le lendemain, il s’avéra que ce pronostic était aussi celui de la presse intelligente. Il est curieux que la lecture en paraisse convaincante encore aujourd’hui alors qu’on sait ce qui s’est passé. Comment les choses ont-elles pu prendre un cours aussi différent ? Peut-être justement parce que tout le monde était convaincu que c’était impossible, que nous nous y sommes aveuglément fiés, et que nous n’avons rien envisagé pour, le cas échéant, empêcher que cela fût possible?
Sebastian Haffner. Histoire d’un allemand. Souvenirs (1914-1933) Actes Sud 2004
31 01 1933
15 M de chômeurs aux États-Unis. 5 000 banques ont fermé. La production industrielle a chuté de 50 %.
Sur cette terre où l’individualisme est roi, la pauvreté est ressentie comme la conséquence d’un défaut de caractère et le chômage comme fils de la paresse ; une logique qui faisait même répéter au président Hoover [1929 -1933] que celui qui n’a pas de travail, qui gagne peu ou occupe un emploi inintéressant en est responsable.
Maryline Baumard. Le Monde 15 août 2009
Et les dépossédés, les vagabonds, affluèrent en Californie, deux cent cinquante mille, puis trois cent mille. Derrière eux, des tracteurs tout neufs investissaient la terre et les fermiers étaient expulsés de force. De nouvelles vagues se formaient, de nouvelles vagues de dépossédés et de sans-abri, durs, résolus et dangereux. (…) Et un homme affamé, sans toit, roulant sur la route avec sa femme à ses cotés et ses enfants malingres sur le siège arrière, pouvait contempler les champs en friche capables de produire de la nourriture mais pas de profits ; et cet homme savait que c’est un péché de laisser un champ en friche et qu’une terre à l’abandon est un crime contre les enfants malingres. (…) Au sud, il vit pendre aux branches des arbres les oranges dorées, les petites oranges dorées sur les arbres vert sombre, et les gardes armés de fusil patrouillant à la lisière pour empêcher qu’un homme ne cueille une orange pour un enfant malingre ; des oranges qu’on jetterait si leur prix était trop bas.
John Steinbeck. Les Raisins de la colère.
En 1939, la Saint Louis Public Library, dans le Missouri, refusera ce livre, le brûlera sur un bûcher autour duquel les orateurs harangueront la foule, clamant haut et fort qu’ils ne toléreront ni langage obscène ni doctrine communiste.
2 02 1933
Léa et Christine Papin, sœurs de 22 et 28 ans, venant de l’orphelinat, sont bonnes chez les Lancelin, au Mans. Le fer à repasser fait des siennes, c’est-à-dire des courts-circuits qui font péter les plombs. Péter les plombs, cela correspond à la situation des installations électriques jusque dans les années 60, quand l’électricité passait par une série de fusibles dont les pôles étaient reliés par un fil de plomb, qui, en cas de court-circuit était le premier à fondre, évitant ainsi à l’ensemble de l’installation d’être endommagée. Aujourd’hui, il est plus juste de parler de fusible que de plomb. Mais pour l’heure, plongées dans une quasi obscurité, c’est Christine Papin qui, elle aussi pète un plomb quand elle ouvre la porte à sa patronne et sa fille, en leur racontant la dernière mésaventure. Des reproches s’ensuivent sans doute ; les deux femmes s’agressent, la fille vient au secours de la mère ; la sœur au secours de son ainée. Bilan : Madame Lancelin et sa fille assassinées, énuclées, sous-vêtements arrachées, le sexe à nu, les fesses de la fille tailladées.
Jugées saines d’esprit, Christine Papin sera condamnée à mort, et graciée, comme la plupart des femmes sous la III° République, par le président Lebrun en 1934 ; elle mourra à l’hôpital psychiatrique de Rennes trois ans plus tard ; Léa sera condamnée à dix ans de travaux forcés. Libérée en 1943, elle rejoindra sa mère à Nantes. Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert seront les sœurs Papin à l’écran dans La Cérémonie de Claude Chabrol en 1995
2° quinzaine février 1933
Les affamés d’Ukraine écrivent à leurs enfants, un responsable du Guépéou témoigne…
La vie est devenue terrible. Partout on crève de faim. Les prisons sont pleines à craquer. Les larmes coulent à flots. Nous travaillons jour et nuit dans la brigade du komsomol et on découvre tout le temps des fosses avec 2,3 quintaux cachés. C’est vraiment étonnant. On a pitié de ces gens et quand on regarde ce qu’ils font – on cesse d’avoir pitié d’eux […] On n’a plus de semences au kolkhoze, il n’y aura rien à semer, et il y aura plein de gens encore qui vont être déférés au tribunal.
Lettre envoyée à I.F. Faniuk, recrue effectuant son service à Stavropol.(a)
Au kolkhoze, on ne nous a jamais rien donné et on ne nous donnera rien, car le kolkhoze n’a rien. Notre seul espoir, c’est la vache, mais on s’attend à ce qu’on nous l’enlève un jour ou l’autre car ils ont ordonné de trouver sur place des céréales et ils vont fouiller toutes les maisons et comme on n’a rien, ils vont prendre la vache.
Si tu voyais ce qui se passe chez nous, les gens mangent de la charogne de cheval, et encore, le cheval, c’est de la première qualité, et c’est dur d’en obtenir, les gens font la queue près de la fosse aux chevaux et vont jusqu’à se battre, c’est au plus fort qu’il en revient un morceau, sinon les gens mangent des chiens, mais des chiens il n’y en a plus alors ils se sont mis à attraper des rats et ils les mangent, c’est vrai. Les gens sont devenus à moitié fous, et ils les obligent à travailler en plus, s’ils ne travaillent pas, ils les chassent du kolkhoze, les enferment en prison et confisquent tout. Et qu’est-ce qu’ils font en prison – ils fusillent les gens ou les font crever de faim.
Lettre de ses parents à V.I. Riaboukha, recrue à Stavropol.(a)
District de Vysokopolsk. Le 16 février, à Zagradovka, est mort le jeune Nicolas, 12 ans, dans la famille d’un paysan pauvre, F. la mère de famille, en compagnie de sa voisine, Anna S. (kolkhozienne issue d’une famille de paysans pauvres), a découpé le cadavre du fils et en a servi des morceaux dans la nourriture qu’elle a préparée. La quasi-totalité du cadavre a été consommée. Il n’est resté que la tête, les pieds, une partie d’une épaule, une paume de main, la colonne vertébrale et quelques côtes. Toutes ces parties du corps ont été retrouvée dans le sous-sol de l’isba. F… a expliqué son acte par une absence totale de nourriture. Il lui reste trois enfants, tous très gonflés. Une aide a été apportée à cette famille […]
Le chef du département régional du Guépéou de Dnieprpetrovsk, Kraouklis.(b)
On n’a plus de pain. Ils ne nous en ont pas donné, les gens crèvent de faim. Le ravitaillement est inexistant. Les gens gonflent et crèvent, quinze par jour au moins. Les magasins coopératifs ne vendent rien, il n’y a plus ni allumettes, ni pétrole. On ne peut pas partir acheter quoi que ce soit. On ne nous laisse pas sortir du village, il y a des patrouilles partout. C’est te dire que la vie est très dure, très très dure.
Lettre d’un camarade à S.G. Boïko, recrue à Stavropol.(a)
(a) TsAFSB, archives centrales de la sécurité d’État, Moscou.2/11/56/51-64, dossier rapport-compilation d’extraits de lettres envoyées aux recrues de l’armée Rouge effectuant leur service militaire au cours de la seconde quinzaine de février 1933.
(b) TsA 2/11/56/208-209.
Ces textes ont été publiés dans N. Werth, A. Berelowitch, l’État soviétique contre les paysans. Tallandier 2011, pp.493-502.
20 02 1933
Hitler convoque au Reichstag 24 patrons des firmes allemandes [9] les plus importantes : il laisse le soin à Hermann Goering de les recevoir et de leur présenter l’objet de la réunion. Lui-même ne fera qu’une plutôt courte apparition, tout miel, tout sourire, juste le temps – une demi-heure – de leur dire qu’il était temps d’en finir avec un régime faible, qu’il fallait éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise. Il y a là Gustav Von Bohlen und Halbach, auquel, une fois marié il accolera le nom de sa femme, née Krupp, héritière de l’empire Krupp, Carl von Siemens, Wilhelm von Opel, qui commencera par inventer les machines à coudre avant de faire des tracteurs et des voitures Albert Vögler, magnat de l’acier, Günther Quandt, qui fabrique des munitions, mais surtout des batteries AFA, Friedrich Flick, magnat de la houille, acier, fabrique aussi des armes, membre du CA de DaimlerAG, Ernst Tengelmann, PDG d’AG Essener Steinkohlenbergwerke et d’AG Gelsenkirchener Berwerks, Frits Springorum, chef d’entreprise, August Rosberg fait de l’acier, Ernst Brandi, PDG de laRuhrbergbau, Karl Büren, PDG de l’AG Braconkolen und Brikettindustrie, Günther Heubel, membre du patronat des Charbonnages, Georg von Schnitzler, fait partie du CA d’IG Farben, Hugo Stinnes Jr, membre du Volkspartiei, crée par Albert Vögler, Eduard Schulte, Ludwig von Winterfeld, industriel sous-traitant de Siemens, Wolfgang Reuter fait des machines-outils, August Diehn est membre du syndicat patronal de la Potasse, Erich Fickler fait partie du patronat des Charbonnages, Hans von Lowenstein est fonctionnaire des Mines, Ludwig Graert, Kurt Schmitt est ministre de l’économie en 1933 et 1934, August von Finck, le docteur Stein. Après le départ d’Hitler, Goering présenta le plat de résistance : les élections du 5 mars approchaient ; il fallait les gagner et pour gagner les élections, il faut de l’argent et le parti national-socialiste n’a pas un sou en caisse. Donc, messieurs, à votre bon cœur. Gustav Krupp, à tout seigneur tout honneur, se fendit d’un million de marks Georg von Schnitzler, de 400 000 ; la récolte sera bonne, – 3 millions de Reichmarks au total et les élections verront le triomphe du parti national-socialiste.
Plus tard, Hitler renvoiera l’ascenseur à tous ces messieurs en les autorisant à aller se servir de la main d’œuvre gratuite que représentaient les déportés politiques des camps de concentration, et ils se livreront à l’immonde trafic, souvent jusqu’à ce que mort s’en suive.
27 02 1933
Incendie du Reichstag : Marius Van der Lubbe, communiste d’origine hollandaise, mais surtout simple d’esprit, va être arrêté et servira de lampiste. C’était en réalité le fait des nazis, fabriquant ainsi un prétexte pour durcir le régime.
Lorsque je pense aux dernières années si tourmentées de mon séjour à Berlin, je revois une suite de faits hallucinants : les premiers défilés silencieux des futures chemises brunes ; le procès qui suivit l’incendie du Reichstag, caractéristique des procédés nationaux-socialistes; la transformation rapide des enfants allemands en larves agitées de la Jeunesse hitlérienne ; l’allure masculine des jeunes filles blondes aux yeux bleus, défilant d’un pas rude qui faisait vibrer les vitres et, dans les devantures, trembler les livres d’un sombre pressentiment ; la visite de cette mère allemande qui pleurait son enfant, lequel venait d’être félicité devant toute la classe et donné en exemple parce qu’il l’avait dénoncée pour ses opinions anti-nazies ; cette autre mère, juive, celle-là, qui, le cœur débordant de douleur, me raconta que son fils, de père chrétien, l’avait rencontrée dans la rue et qu’accompagné de camarades hitlériens, il avait fait semblant de ne pas la reconnaître ; la désolation grandissante de toutes les mères devant le détachement de leurs enfants arrachés au foyer familial ; l’influence des chefs d’immeubles qui s’introduisaient dans la vie des locataires, les citaient devant des tribunaux de mœurs, disloquaient les liens du mariage, de l’amitié, de l’affection, de l’amour ; les gens dépossédés de leurs métiers et de leurs fonctions d’abord, ensuite de leur fortune, enfin de leurs droits civiques et humains ; la fuite des persécutés vers les frontières ; les enterrements des désespérés qui s’étaient jetés sous les trains ou par les fenêtres ; les disparitions à jamais dans les camps de concentration ; le retour, après de longues absences, de clients, esprits fins et éclairés – tête rasée comme des forçats, regard lointain, inquiet, main tremblante -, ils étaient devenus des vieillards en quelques mois !
Souvenir de l’apparition d’un chef à la face de robot, face où la haine et l’orgueil étaient si profondément marqués qu’elle était morte à tout sentiment d’amour, d’amitié, de bonté ou de pitié…
Et, autour de ce chef, à la voix hystérique, une foule fascinée capable de toutes les violences et de tous les meurtres !
Vision de la naissance de cette monstrueuse et toujours grandissante termitière humaine qui s’étalait rapidement dans tout le pays avec un sinistre grincement de métal, termitière à l’incalculable potentiel de forces collectives.
Françoise Frenkel. Rien où poser sa tête. L’arbalète Gallimard 2015
28 02 1933
En Allemagne, suppression des libertés individuelles et civiques.
On aurait tort de se faire un épouvantail du mouvement hitlérien. (…) Il renferme en lui maints germes de division et de faiblesse. (…) Les possibilités du réarmement de l’Allemagne demeurent limitées par les circonstances économiques et financières.
François Poncet, ambassadeur de France en Allemagne, au ministre des Affaires Étrangères, Paul Boncour, le 7 mars 1933
Le national-socialisme, avec sa technique de l’imposture dénuée de scrupule, se gardait bien de montrer le caractère radical de ses visées, avant qu’on eut endurci le monde. Ils appliquaient leurs méthodes avec prudence : on procédait par doses successives, et on ménageait une petite pause après chaque dose. On n’administrait jamais qu’une pilule à la fois, puis on attendait un moment pour voir si la conscience universelle supportait encore cette dose. Et comme la conscience européenne, le malheur et la honte de notre civilisation, soulignait en toute hâte que cela ne la concernait en rien, puisqu’aussi bien ces actes de violence se passaient de l’autre coté de la frontière, les doses se firent de plus en plus fortes, jusqu’à ce qu’à la fin l’Europe en pérît.
Stefan Zweig. Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. 1942.
[…] La guerre est un grand jeu excitant, passionnant, dans lequel les nations s’affrontent ; elle procure des distractions plus substantielles et des émotions plus délectables que tout ce que peut offrir la paix : voilà ce qu’éprouvèrent quotidiennement, de 1914 à 1918, dix générations d’écoliers allemands. Cette vision positive est la base même du nazisme. C’est de cette vision qu’il tire son attrait, sa simplicité ; c’est elle qui parle à l’imagination, provoque l’envie et le plaisir d’agir. Mais elle est aussi à l’origine de son intolérance et de sa cruauté envers l’adversaire politique, parce que celui qui refuse de jouer le jeu n’est pas ressenti comme un adversaire, mais comme un mauvais joueur. Enfin, c’est de cette vision que le nazisme tire son attitude tout naturellement belliqueuse envers l’État voisin : parce qu’un autre État, quel qu’il soit, n’est jamais reconnu en tant que voisin, mais se voit imposer nolens volens le rôle de l’adversaire – sans quoi le jeu ne pourrait avoir lieu -.
[…] Qu’est-ce qu’une révolution ?
Les spécialistes du droit public répondent : la modification d’une constitution par d’autres moyens que ceux qu’elle prévoit. Si l’on souscrit à cette sèche définition, la révolution nazie de mars 1933 n’en était pas une. Car tout se passa dans la stricte légalité, avec les moyens prévus par la constitution : d’abord des décrets-lois du président et enfin une résolution qui transférait au gouvernement la totalité du pouvoir législatif, résolution votée par le Parlement à la majorité des deux tiers exigée pour les changements constitutionnels.
C’est là une imposture manifeste. Mais quand on voit les choses comme elles ont vraiment été, on peut encore se demander si ce qui s’est joué en mars mérite vraiment le nom de révolution. Pour le sens commun, l’essentiel d’une révolution semble résider dans le fait que des gens attaquent par la violence l’ordre existant et ses représentants : police, armée, etc, et l’emportent sur lui. Ce n’est pas toujours forcément magnifique et enthousiasmant, et cela peut fort bien être associé à des débordements, des violences, des brutalités de populace déchaînée ; on peut piller, tuer, brûler.
Ce qu’on attend des gens qui se prétendent des révolutionnaires, c’est au moins qu’ils attaquent, fassent preuve de courage, mettent leur vie en jeu. Les barricades sont peut-être un peu démodées, mais une forme quelconque de spontanéité – insurrection, prise de risque, émeute – semble inhérente à l’essence de la révolution.
Rien de tel en mars 1933. Les événements étaient une décoction des ingrédients les plus bizarres, mais on aurait vainement attendu un acte de courage, de bravoure, d’audace de quelque côté que ce fût. Ce mois de mars produisit quatre choses qui auraient pour résultat final la domination incontestée des nazis : la terreur, des fêtes et des déclamations, la trahison, et pour finir un collapsus collectif – plusieurs millions d’individus s’effondrant simultanément -.
Beaucoup d’États européens, la plupart même, ont eu une naissance plus sanglante. Mais il n’en existe aucun dont la naissance eût été à ce point répugnante.
L’histoire européenne connaît deux formes de terreur : l’une est l’ivresse sanguinaire effrénée d’une masse révolutionnaire déchaînée, grisée par sa victoire ; l’autre est la cruauté froide, délibérée, d’un appareil étatique triomphant qui cherche à intimider, à manifester son pouvoir. Ces deux formes sont normalement réparties entre révolution et répression. La première est révolutionnaire ; elle s’excuse par l’émotion et la rage du moment, par l’emportement. La deuxième est répressive ; elle s’excuse par les représailles à l’encontre des atrocités de la révolution.
Les nazis ont eu le privilège de combiner les deux d’une façon qui n’admet aucune excuse. La terreur de 1933 fut bien exercée par une tourbe ivre de sang (à savoir les SA, les SS ne jouant pas encore le rôle qui serait le leur), mais les SA se présentaient comme une police auxiliaire ; ils agissaient sans la moindre émotion, sans la moindre spontanéité, et surtout sans prendre le moindre risque – mais bel et bien en toute sécurité, sur ordre et avec discipline -. Le tableau externe était celui de la terreur révolutionnaire : populace hirsute pénétrant par effraction la nuit dans les maisons et traînant des gens sans défense dans une cave pour les torturer. Le processus interne était celui de la terreur répressive : gestion administrative froidement calculée, couverture policière et militaire totale. L’ensemble ne découlait pas de cette excitation qui suit la victoire, un grand danger auquel on a survécu – rien de tel ne s’était produit – . Ce n’étaient pas non plus des représailles à l’encontre d’atrocités exercées par le parti adverse : il n’y en avait eu aucune. Ce qui se produisait, c’était l’inversion cauchemardesque des notions normales ; brigands et assassins dans le rôle de la police, revêtus du pouvoir souverain ; leurs victimes traitées comme des criminels, proscrites, condamnées d’avance à mort. Un cas exemplaire, rendu public en raison des proportions prises : une nuit, un responsable syndical social démocrate de Kôpenick, un faubourg de Berlin, se défendit, aidé de ses fils, contre une patrouille de SA qui avait pénétré chez lui et abattit, en état de légitime défense évidente, deux SA. Sur quoi, cette même nuit, ses fils et lui furent maîtrisés par une seconde patrouille plus nombreuse et pendus dans la remise de leur maison. Mais le jour suivant, en bon ordre, des SA en service commandé pénétrèrent chez tous les habitants de Kôpenick connus pour être des sociaux démocrates et les abattirent sur place. On n’a jamais su le nombre de morts.
Cette sorte de terreur avait un avantage : selon les cas, on pouvait hausser des épaules navrées en parlant des inévitables conséquences fâcheuses de toute révolution – c’était l’excuse de la terreur révolutionnaire – ou se référer à la rigueur de la discipline en démontrant que l’ordre et le calme régnaient, que seules avaient lieu les descentes de police indispensables, et que c’était précisément cela qui épargnait à l’Allemagne les troubles révolutionnaires – c’était l’excuse de la terreur répressive -. Et les deux étaient effectivement invoquées à tour de rôle, suivant le public concerné.
Cette forme de publicité a contribué, et contribue toujours, à rendre la terreur nazie plus repoussante qu’aucune autre terreur connue dans l’histoire européenne. La cruauté elle-même peut avoir une ombre de grandeur quand elle s’affiche avec la grandiloquence d’une détermination suprême, quand ceux qui l’exercent revendiquent fougueusement leurs actes comme ce fut le cas lors de la Révolution française et des guerres civiles russe et espagnole. Les nazis, en revanche, n’ont jamais affiché autre chose que le rictus blême, lâche et craintif du meurtrier niant ses crimes. Tandis qu’ils torturaient et assassinaient systématiquement des êtres sans défense, ils affirmaient tous les jours avec des accents nobles et touchants qu’ils ne faisaient de mal à personne, et que jamais révolution ne s’était déroulée de façon aussi humaine et pacifique. Et quelques semaines après l’institution de l’épouvante, une loi menaçait d’une lourde peine quiconque affirmait, fût-ce entre ses quatre murs, qu’il se passait des choses atroces.
Il va de soi que cela n’avait pas pour but de tenir secrètes les horreurs. Car alors elles n’auraient pu atteindre leur but, qui était de provoquer chez tous crainte, effroi, soumission. Ce secret tendait au contraire à renforcer l’effet de la terreur par le danger qu’il y avait ne serait-ce qu’à en parler. L’exposition publique – par exemple à la tribune de l’orateur ou dans les journaux – de ce qui se passait dans les caves de la SA et dans les camps de concentration aurait peut-être pu provoquer même en Allemagne une riposte désespérée. Les nouvelles épouvantables chuchotées sous le manteau – Faites bien attention, voisin ! Savez-vous ce qui est arrivé à X ? – brisaient bien plus sûrement toutes les résistances.
D’autant plus qu’on était au même instant occupé et distrait par une série interminable de fêtes, de solennités, de célébrations nationales. On commença par fêter la victoire en grand avant les élections, le 4 mars, jour du Réveil national, marches gigantesques et feux d’artifice, tambours, trompettes, orchestres et drapeaux dans toute l’Allemagne, des milliers de haut-parleurs diffusant la voix de Hitler, serments et promesses – et tout cela alors qu’il n’était pas certain que les nazis n’allaient pas prendre une veste électorale. De fait, c’est bien ce qui se produisit : ces élections, les dernières à se dérouler en Allemagne, n’apportèrent aux nazis que quarante-quatre pour cent des voix (auparavant ils en avaient obtenu trente-sept) – la majorité votait toujours contre eux. Si l’on songe que la terreur battait déjà son plein, que les partis de gauche avaient été muselés dès la semaine décisive qui précédait le scrutin, il faut dire que le peuple allemand dans son ensemble s’est assez bien comporté. Mais les nazis n’en eurent cure. La défaite fut tout simplement célébrée comme une victoire, la terreur renforcée, les fêtes se multiplièrent. Quinze jours durant, les fenêtres restèrent pavoisées. Une semaine plus tard Hindenburg abolissait les anciennes couleurs, et le drapeau à la croix gammée devenait, avec le noir-blanc-rouge, le pavillon provisoire du Reich. Et chaque jour des défilés, des célébrations géantes, des manifestations de gratitude pour la libération nationale, de la musique militaire du matin au soir, honneurs rendus aux héros, consécration des couleurs, enfin, pour couronner le tout, la mise en scène boursouflée de la journée de Potsdam, avec ce vieux félon de Hindenburg se recueillant sur la tombe de Frédéric le Grand, Hitler jurant pour la énième fois fidélité à je ne sais quoi, cloches sonnant à toute volée, cortège solennel des députés vers l’église, parade militaire, sabres au clair, enfant agitant des petits drapeaux, retraites aux flambeaux.
L’ineptie, l’absurdité sans bornes de ces manifestations continuelles étaient, selon toute vraisemblance, parfaitement concertées. Il fallait habituer la population à se réjouir ; et à se réveiller, même si elle n’en voyait, pas vraiment la raison. Chaque jour, chaque nuit, des gens qui s’abstenaient trop ostensiblement de participer – chut ! – étaient torturés à mort à coups de drille ou de fouet d’acier, et c’était déjà une raison suffisante. Réjouissons-nous donc, et hurlons avec les loups, Heil, Heil ! Et on finissait par y trouver goût. En mars 1933, il faisait un temps magnifique. N’était-ce pas beau, sous le soleil printanier, de se mêler à une foule en liesse sur une place pavoisée, prêtant l’oreille à des propos sublimes où revenaient les mots de patrie et de liberté, de réveil et d’engagement sacré ? (En tout cas, cela valait mieux que de se retrouver à huis clos dans une caserne de SA, à se faire remplir d’eau les intestins.)
On se mit à participer d’abord par crainte. Puis, s’étant mis à participer, on ne voulut plus que cela fût par crainte, motivation vile et méprisable. Si bien qu’on adopta après coup l’état d’esprit convenable. C’est là le schéma mental de la victoire de la révolution nationale socialiste.
Pour la parachever, toutefois, une chose était indispensable : la lâche trahison de tous les chefs de partis et d’organisations auxquels s’étaient confiés les cinquante-six pour cent d’Allemands qui, le 5 mars 1933, avaient voté contre les nazis. Le monde n’a pratiquement pas pris conscience de cette évolution historique terrible et décisive. Les nazis n’avaient pas intérêt à la souligner, parce qu’elle ne pouvait que dévaluer considérablement leur victoire ; quant aux traîtres eux-mêmes, ils avaient tout intérêt à se taire. Pourtant, seule cette trahison explique le fait apparemment inexplicable qu’un grand peuple, qui, ne se compose quand même pas exclusivement de poltrons, ait pu sombrer dans l’infamie sans résistance.
La trahison fut totale, générale et sans exception, de la gauche à la droite. J’ai déjà dit que les communistes, derrière les rodomontades de façade qui exaltaient leur détermination et mentionnaient des préparatifs de guerre civile, préparaient en vérité l’exil de leurs hauts fonctionnaires avant qu’il ne fût trop tard.
En ce qui concerne les cadres de la social-démocratie, à qui des millions de braves petites gens fidèles accordaient une confiance aveugle et loyale, ils avaient commencé de les trahir dès le 20 juillet 1932, quand Severing et Grzesinski s’étaient inclinés devant la force. Les sociaux-démocrates s’étaient déjà terriblement humiliés au cours de la campagne électorale de 1933 en courant après les slogans des nazis pour souligner qu’ils étaient, eux aussi, de bons nationaux. Le 4 mars, veille du scrutin, Otto Braun, leur homme fort, chef du gouvernement prussien, passa en automobile la frontière suisse ; il avait pris soin d’acquérir une maisonnette dans le Tessin. En mai, un mois avant la dissolution de leur parti, les députés sociaux-démocrates en étaient à accorder massivement leur confiance au gouvernement Hitler et à chanter le Horst Wessel Lied, chant de marche de la SA. (Le compte rendu des débats parlementaires note : Applaudissements sans fin dans la salle et sur les tribunes. Le chancelier lui-même tourné vers les sociaux démocrates, applaudit.)
Le centre, ce grand parti bourgeois catholique qui, dans les dernières années, avait rallié une part de plus en plus importante de la bourgeoisie protestante, avait atteint ce stade dès le mois de mars ; ses voix assurèrent à Hitler la majorité des deux tiers qui lui confiait légalement la dictature. Il agissait sous la houlette de l’ancien chancelier Brüning.
[…] Enfin, le parti national, la droite conservatrice qui revendiquait carrément l’honneur et l’héroïsme comme programme. Dieu ! qu’il était lâche et déshonorant, le spectacle que ses chefs infligèrent à leurs partisans en 1933 et par la suite ! Une fois déçue leur attente du 30 janvier, alors qu’ils espéraient avoir mis les nazis dans leur poche pour les empêcher de nuire, on attendait au moins qu’ils freinent pour éviter le pire. Que non ; ils participèrent à tout : à la terreur, aux pogromes, aux persécutions contre les chrétiens ; ils ne se laissèrent même pas émouvoir par l’interdiction de leur parti et l’arrestation de leurs partisans. Il est déjà navrant de voir des fonctionnaires socialistes s’enfuir en plantant là leurs électeurs et leurs sympathisants. Mais que dire d’officiers nobles qui, voyant fusiller leurs amis et leurs collaborateurs les plus proches – comme M. von Papen -, restent en place en criant Heil Hitler?
Tels partis, telles fédérations. Il existait une Fédération des anciens combattants communistes, et, en ce qui concernait le Parti démocratique allemand, une Reichsbanner schwarz-rot-gold, organisée militairement, non dépourvue d’armes, comptant des millions d’adhérents destinés expressément à tenir les SA en échec si le besoin s’en faisait sentir. Durant tout ce temps, on ne perçut rien de son existence, absolument rien, pas la moindre chose. Elle disparut sans laisser de trace, comme si elle n’avait jamais existé. Dans toute l’Allemagne, la résistance prenait tout au plus la forme d’un acte individuel désespéré – comme celui du syndicaliste de Kôpenick -. Les officiers de la Reichsbanner ne firent même pas mine de riposter quand les SA reprirent leurs locaux. Le Stahlhelm, l’armée des nationalistes, se laissa mettre au pas, puis dissoudre peu à peu, en récriminant, mais sans résister. Il n’y eut pas un seul exemple d’énergie défensive, de vaillance, de tenue. Il n’y eut que panique, fuite éperdue, apostasie. En mars 1933, des millions de personnes étaient encore prêtes au combat. Du jour au lendemain, elles se retrouvèrent sans chefs, sans armes, trahies. Une partie d’entre elles cherchèrent encore désespérément à rallier le Stahlhelm et les nationalistes quand il s’avéra que les autres ne se battaient pas. Le nombre de leurs adhérents enfla démesurément en l’espace de quelques semaines. Puis ils furent dissous eux aussi – et se rendirent sans combat – .
Cette terrible capitulation morale des chefs de l’opposition est un trait fondamental de la révolution de mars 1933. Grâce à elle, les nazis eurent le triomphe facile. Il est vrai qu’en même temps elle remet en cause la valeur et la solidité de leur victoire. La croix gammée n’a pas été imprimée dans la masse allemande comme dans une matière récalcitrante, mais ferme et compacte. Elle l’a été comme dans une substance amorphe, élastique et pâteuse. Le jour venu, cette pâte est susceptible de prendre une autre forme, avec autant de facilité et sans plus de résistance. Il est vrai que depuis mars 1933 subsiste une question sans réponse : vaut-elle vraiment la peine d’être formée ? Car l’Allemagne a manifesté alors une faiblesse morale trop monstrueuse pour que l’histoire n’en tire pas un jour les conséquences.
Ailleurs, toute révolution, même si elle a laissé le peuple momentanément exsangue et affaibli, a toujours amené une remarquable potentialisation des énergies dans les deux camps en présence aboutissant, à long terme, à l’émergence d’une nation considérablement plus forte. Qu’on considère la formidable quantité d’héroïsme, d’intrépidité, de grandeur humaine – mêlée sans doute à des débordements, des cruautés, des violences – qu’ont déployée dans la France révolutionnaire jacobins et royalistes, dans l’Espagne contemporaine franquistes et républicains ! Quelle que soit l’issue, la bravoure avec laquelle on a combattu demeure dans la conscience de la nation comme une inépuisable source d’énergie. À l’endroit où cette source devrait jaillir, les Allemands d’aujourd’hui n’ont que le souvenir de l’infamie, de la lâcheté, de la faiblesse. Cela ne peut manquer d’avoir des conséquences qui se manifesteront un jour, peut-être dans la dissolution de la nation allemande et de sa forme politique.
Le Troisième Reich est né de cette trahison de ses adversaires et du sentiment de désarroi, de faiblesse et de dégoût qu’elle a suscité. Le 5 mars, les nazis étaient encore minoritaires. Si de nouvelles élections avaient eu lieu trois semaines plus tard, ils auraient vraisemblablement eu la majorité. Ce n’était pas seulement l’effet de la terreur, ni de l’ivresse engendrée par les fêtes (les Allemands aiment à s’enivrer de fêtes patriotiques). L’élément décisif, c’est que la colère et le dégoût provoqués par la lâcheté et la traîtrise des chefs de l’opposition l’emportaient momentanément sur la colère et la haine à l’encontre du véritable ennemi. Dans le courant du mois de mars 1933, d’anciens opposants au parti nazi s’y rallièrent par centaines de milliers – les victimes de mars -, suspectées et méprisées par les nazis eux-mêmes. Surtout, pour la première fois, même des centaines de milliers d’ouvriers quittèrent leurs organisations sociales-démocrates ou communistes pour s’inscrire dans les cellules nazies ou s’enrôler dans la SA. Ils y étaient poussés par diverses raisons, et souvent plusieurs à la fois. Mais on aurait beau chercher longtemps, on n’en trouverait pas une seule dans le lot qui soit bonne, valable, inattaquable et positive – pas une seule de présentable -. Le phénomène manifestait dans chaque cas particulier tous les symptômes d’une dépression brutale.
La raison la plus simple, qui s’avérait presque toujours, quand on creusait, la plus intime, c’était la peur. Frapper avec les bourreaux, pour ne pas être frappé. Ensuite, une ivresse mal définie, ivresse de l’unité, magnétisme de la masse. Puis, chez beaucoup, dégoût et ressentiment envers ceux qui les avaient laissés tomber. Puis un syllogisme étrange, typiquement allemand, qui déduisait : Les adversaires des nazis se sont trompés dans toutes leurs prévisions. Ils ont affirmé que les nazis allaient perdre. Or, les nazis ont gagné. Donc, leurs adversaires avaient tort. Donc, les nazis ont raison. Puis, chez quelques-uns (en particulier chez les intellectuels), la conviction de pouvoir encore changer le visage du parti nazi et l’infléchir dans leur direction en y adhérant eux-mêmes. Ensuite, bien entendu, la soumission pure et simple, l’opportunisme. Enfin, chez les plus primitifs, les plus frustes, dominés par l’instinct grégaire, un phénomène tel qu’il a pu s’en produire dans les temps mythologiques, quand une tribu vaincue abjurait son dieu tutélaire manifestement infidèle pour se mettre sous la protection du dieu de la tribu victorieuse. On avait cru en saint Marx, il n’avait pas secouru ses fidèles. Saint Hitler était manifestement plus puissant. Brisons donc les statues de saint Marx placées sur les autels pour consacrer ceux-ci à saint Hitler. Apprenons à prier: C’est la faute aux juifs, au lieu de : C’est la faute au capitalisme. Peut-être est-ce là notre salut.
Comme on le voit, ce phénomène n’a rien que d’assez naturel ; il relève tout à fait du fonctionnement psychologique normal, et cela explique presque parfaitement ce qui semble inexplicable. La seule chose qui subsiste, c’est l’absence totale de ce qu’on nomme, chez un peuple comme chez un individu, de la race : à savoir un noyau dur, que les pressions et les tiraillements extérieurs ne parviennent pas à ébranler, une forme de noble fermeté, une réserve de fierté, de force d’âme, d’assurance, de dignité, cachée au plus intime de l’être et que l’on ne peut, précisément, mobiliser qu’à l’heure de l’épreuve. Cela, les Allemands ne le possèdent pas. Ils forment une nation inconstante, molle, dépourvue de squelette. Le mois de mars 1933 en a fourni la preuve. À l’instant du défi, quand les peuples de race se lèvent spontanément comme un seul homme, les Allemands, comme un seul homme, se sont effondrés ; ils ont molli, cédé, capitulé ; bref , ils ont sombré par millions dans la dépression.
Le résultat de cette dépression généralisée fut le peuple uni, prêt à tout, qui est aujourd’hui le cauchemar du monde entier.
Sebastian Haffner. Histoire d’un allemand. Souvenirs (1914-1933) Actes Sud 2004
Au plus près des gens, la NSDAP – le parti national-socialiste – déléguait un Blockwart [ou Blockleiter] : gardien responsable de la surveillance politique d’un îlot urbain [une cinquantaine de foyers], constitué soit d’un immeuble, soit d’un groupe d’habitations individuelles. Membre officiel de la NSDAP, il était le lien entre le parti nazi et la population, chargé d’espionner les habitants et d’informer la Gestapo sur les activités et les opinions antinazies. Il s’occupait de diverses collectes au bénéfice du Parti.
En note dans Quand les lumières s’éteignent de Erika Mann Grasset 2011
4 03 1933
Inauguration day pour Franklin Delano Roosevelt : il prend les rênes de la Maison Blanche.
Le pays a besoin, à moins que je me trompe sur son caractère, le pays exige une expérimentation hardie et constante. Adopter une méthode et la mettre à l’épreuve, cela relève du sens commun. Si ça rate, l’admettre et en essayer une autre. Mais avant tout, il faut tenter. […] Permettez-moi d’affirmer la ferme conviction que la seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même – The only thing we have to fear is fear itself – l’indéfinissable, la déraisonnable, l’injustifiable terreur qui paralyse les efforts nécessaires pour convertir la déroute en marche vers l’avenir. […] Les efforts de mes prédécesseurs portaient l’empreinte d’une tradition périmée. Ils en vinrent aux exhortations, plaisant la larme à l’œil pour le retour à la confiance. Ils ne connaissaient que les règles d’une génération égoïste. Ils n’ont eu aucune vision, et sans vision, le peuple meurt.
Discours d’investiture du 4 mars 1933
5 03 1933
Roosevelt décide de fermer toutes les banques du pays : United States bank holiday. En Allemagne, le parti national-socialiste gagne largement les élections législatives avec 43.91% des voix : il obtient ainsi 288 sièges sur les 647.
9 03 1933
Roosevelt a réuni le Congrès et lui fait voter la première loi du New Deal, sur les banques, l’Emergency Banking Act ; elles ne seront autorisées à ouvrir à nouveau qu’après en avoir reçu l’accord d’une commission du Congrès, devant laquelle elles devaient apporter la preuve de leur solvabilité. Les ¾ d’entre elles le feront dans les trois jours suivants : la confiance sera revenue et des milliards $ avec, jusque-là planqués à droite à gauche.
Par la Securities and Exchange Commission, créée par le Security Exchange Act, il met en place la réforme jugée la plus importante de l’histoire boursière, nommant à la tête de la SEC Joseph Kennedy, un homme qui connaissait Wall Street aussi bien que la Mafia, père de John Fitzgerald.
L’Executive Order 6102 et le Glass Steagall Act viendront compléter les premiers et sortiront le dollar de l’étalon or, ce qui signifiait que la FED non seulement ne diminue pas les taux d’intérêt, mais bien plus même, qu’elle les augmente afin de protéger le dollar. Toute personne détenant une somme importante d’or fut ainsi sommée de l’échanger contre des dollars à un taux fixé. Passé un certain délai, le gouvernement put exiger la restitution de l’or sans contrepartie. En outre, l’or perdit son cours légal dans le règlement des créances et des dettes à la même époque. Les contrevenants se virent même parfois sanctionnés par des amendes. Dès lors, le dollar put fluctuer librement sur le marché des changes, sans contrepartie en or. Ce n’est qu’en 1934 que l’or redevint convertible, à un prix nettement inférieur au précédent. Globalement, les marchés réagirent bien à l’abandon du Gold Standard, même s’il ne devait être que provisoire au départ.
Il créera encore la Federal Deposit Insurance Corporation qui permettait d’assurer les dépôts dans la limite de 5 000 $.
12 03 1933
Roosevelt explique sa politique, ses objectifs à la radio : on est tenté de reprendre le titre de première page de l’Express de Françoise Giroud après le discours de réforme de la Sécurité Sociale d’Alain Juppé en novembre 1995 : Gouverner, enfin !
Les Américains nommeront ces trois premiers mois de son mandat : Les 100 jours.
Suivirent tout un train de mesures du premier New Deal en faveur de l’agriculture, de l’industrie et de la lutte contre le chômage. Le gouvernement engagea d’importants investissements et permit l’accès à des ressources financières au travers des diverses agences gouvernementales. Il fallait bien mettre un terme à la concentration croissante des richesses : 36 familles détenaient des revenus équivalents à ceux de 42 millions d’habitants ; sur 27.5 millions de familles, 21.5 ne possédaient aucune épargne. Harry Hopkins sera le principal inspirateur de Roosevelt pour les différentes phases du New Deal.
14 03 1933
Entrée de l’Economy Act, qui prend en considération deux budgets différents, le budget régulier, et le budget d’urgence qui impose d’équilibrer le budget régulier, en réduisant notamment le salaire des fonctionnaires, et en diminuant les retraites des vétérans de 40 %.
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[1] Gipsy Moth est une Spongieuse : un insecte qui pond une larve qui, devenue chenille, effeuille un arbre sans difficulté. Sévit surtout au Canada. De la famille des Lymantriidae, dans l’ordre des Lépidoptères.
[2] Ces informations viennent d’un article de Finn Flugenstad, attaché de recherche au Conseil Norvégien de la recherche scientifique, dans la Revue française d’Histoire d’Outre-mer. 1974.
[3] Aujourd’hui, aucune mention n’est faite nulle part de ce colossal travail des Chantiers de Jeunesse. Le chef de chantier du RTM reconnaît que les budgets dont il dispose ne permettaient pas de faire autre chose que la remise en service et l’entretien de ce réseau.
[4] Pour le principal, les informations ont été prises dans le récit officiel de la Croisière jaune, effectué par l’historiographe de la mission, George le Fèvre, mais dont la version avait été revue et corrigée par André Citroën, plus soucieux du prestige de sa marque que de la vérité de George Le Fèvre. D’autre part, Ariane Audouin Dubreuil, fille de Louis avait dans son grenier quantité d’archives qui n’avaient pas été exploitées, son père ayant été lui-même traumatisé par un oncle qui l’avait saoulé de récits de guerre de 1870 et de 14-18. Ce n’est que sur le tard qu’elle s’est mise à trier ces archives, dont elle fera un magnifique livre illustré : Croisière Jaune. Sur la route de la Soie. Éditions France Loisirs Éditions Glénat 2002, livre qui apporte quelques changements notables par rapport au récit officiel.
[5] moteur 4 cylindres en ligne à soupapes latérales, de 1628 cm³ vilebrequin à trois paliers, puissance effective : 30 cv à 3000 tours/minute grâce à des culasses spéciales autorisant un taux de compression de 6, alimentation par pompe électrique, réchauffeur du carburateur pour lutter contre le froid, châssis renforcé, crochets de remorque à l’arrière comme à l’avant.
[6] moteur 6 cylindres en ligne, monobloc en fonte, à soupapes latérales. Cylindrée de 2 442 cm³ (alésage 72 mm, course 100 mm) développant 42 cv à 3000 tours/minute. Culasse amovible en fonte. Vilebrequin à 4 paliers, coussinets en bronze régulé avec amortisseur de vibration de torsion à l’avant. Bielles régulées sur acier. Pistons en alliage léger. Carter inférieur en alliage léger et ailettes. Distribution par 2 pignons à denture hélicoïdale, arbre à cames à quatre paliers. Graissage sous pression par pompe à engrenage, circulation d’eau accélérée par pompe, radiateur de grande surface (13 litres de capacité) et ventilateur. Carburateur Solex vertical avec volet de départ et volet d’accélération. Allumage HT par allumeurs à deux rupteurs, bobine et batterie, avance automatique. Démarreur électrique, lanceur Bendix. Boîte 3 vitesses avant et renvoi de marche arrière. Transmission par arbre longitudinal avec accouplement par cardans métalliques enfermés. Pont arrière banjo. Freins à tambours. Direction à tube fixe, vis globique et secteur denté. Châssis renforcé. Chenilles souples et train porteur en caoutchouc à la place des roues arrière. Rouleau de franchissement tournant libre en avant de la voiture (qui s’avérera n’être qu’un gadget inutile).
[7] Le maître de la Chine est alors le général Tchang Kai Chek, successeur de Sun Yat sen à la tête du Kuomintang. Il tient à faire savoir aux Occidentaux que les Chinois n’ont pas la mémoire courte : les humiliations par les Occidentaux remontent à 1860 et n’ont guère cessé depuis : guerre de l’opium, concessions occidentales imposées aux Chinois, guerre des boxers, la Chine oubliée dans le traité de Versailles etc… avec ce statut officieux mais bien réel de colonie, la Chine avait de très bonnes raisons de se méfier des occidentaux…
Le nom Tchang Kaï-chek est la forme coutumière cantonaise, dans une transcription française, d’un nom dont la forme pékinoise est Jiang Jieshi, et la transcription anglo-saxonne en usage à Taïwan, Chiang Kai-shek.
[8] Pourquoi le Maréchal Pétain ? À cette date, s’il était membre de l’Académie Française où il avait remplacé Foch, mort en 1929, militairement il n’avait plus que le tire d’inspecteur général de la défense aérienne du territoire. C’est probablement Pershing qui l’avait demandé : il restait entre eux le lien très fort des deux hauts responsables qui avaient été outrés que Clemenceau et Foch aient accepté la demande d’armistice allemande le 11 novembre 1918 : tous deux avaient déjà tout planifié pour foncer jusqu’à Berlin…
[9] Dans le nom de la plupart des entreprises allemandes figure l’acronyme AG : Aktien Gesellschaft, l’équivalent de la SA française : Société anonyme.