Publié par (l.peltier) le 30 mai 2008 | En savoir plus |
SOMMAIRE
6 09 1815 Simon BOLIVAR, Lettre à un habitant de la Jamaïque.(extraits) Il est réfugié à Kingston, en Jamaïque.
22 09 1822 Jean François CHAMPOLLION Lettre à Monsieur DACIER.
27 01 1848 Alexis de TOCQUEVILLE à la Chambre des Députés.
13 11 1863 Abraham LINCOLN inaugure le cimetière de Gettysburg
11 03 1882 Ernest RENAN, professeur au Collège de France, donne une conférence en Sorbonne : Qu’est-ce qu’une nation ?
30 07 1903 Jean JAURES, discours à la jeunesse. Lycée d’Albi.
2 11 1916 Romain ROLLAND Aux peuples assassinés.
17 09 1918 Georges CLEMENCEAU, président du Conseil, au Sénat : Le dernier appel au combat.
3 02 1919 Woodrow WILSON, président des États-Unis : Discours à la Chambre des députés
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09 1815
Simon BOLIVAR, Lettre à un habitant de la Jamaïque. (extraits). Il est réfugié à Kingston, en Jamaïque.
[…] On nie aujourd’hui les cruautés des Espagnols, tant elles sont fabuleuses et semblent dépasser la perversité humaine. Et jamais les historiens modernes n’y croiraient, si de nombreux documents ne témoignaient tous de la triste vérité. Le très humain évêque de Chiapas, l’apôtre de l’Amérique, Las Casas, a laissé à la postérité un bref exposé de cas tirés des dossiers sévillans sur les conquistadors. Ces documents contiennent le témoignage de toutes les personnes respectables qui résidaient alors dans le Nouveau Monde, ainsi que les procès entre tyrans, mentionnés d’ailleurs par les plus grands historiens de l’époque. Les hommes impartiaux ont tous rendu justice au zèle, à la véracité et aux vertus de cet ami de l’humanité qui sut, avec une telle ferveur et une telle fermeté, dénoncer devant son gouvernement et l’opinion contemporaine les cas les plus horribles de cette sanguinaire frénésie […].
Le succès couronnera nos efforts. Le destin de l’Amérique est à tout jamais fixé. Les liens qui l’unissaient à l’Espagne sont désormais brisés: ils ne valaient que du consentement de toutes les parties de l’immense monarchie qui se prêtaient à leur rapprochement mutuel. Or ce qui rapprochait naguère la métropole et l’Amérique maintenant les divise. La haine que nous inspire la Péninsule est plus grande encore que la mer qui nous en sépare. Il est moins difficile de joindre les deux continents que de réconcilier les deux nations. L’habitude de l’obéissance, une communauté d’intérêts, d’éducation, de foi religieuse, une bienveillance réciproque, une tendre affection pour le berceau de nos ancêtres et pour leur gloire, bref, tous nos espoirs nous venaient d’Espagne. De là, ce principe d’adhésion qui paraissait éternel, bien que la conduite de nos maîtres diminuât cette sympathie, ou, pour mieux dire, cet attachement obligé à l’autorité de leur empire. Or c’est tout le contraire, à présent. On nous menace de la mort, du déshonneur, de tous les maux que nous craignons. Cette mère dénaturée nous inflige toutes les souffrances. Le voile s’est déchiré. Nous voyons clair maintenant. Et l’on voudrait nous plonger à nouveau dans les ténèbres ! Les chaînes ont été brisées. Nous avons été libres. Et nos ennemis prétendent nous réduire encore à l’esclavage ! Voilà pourquoi l’Amérique combat avec rage; et il est bien rare que l’énergie du désespoir ne force pas la fortune […]
Quant à l’héroïque et malheureux Venezuela, les événements s’y sont déroulés si vite, et la dévastation y fut telle, qu’il se voit maintenant réduit à une indigence absolue et à une désolation épouvantable. Et pourtant ce beau pays faisait naguère l’orgueil de l’Amérique ! Ses tyrans gouvernent un désert et n’oppriment que les tristes habitants ayant échappé à la mort, qui y mènent une existence précaire. Quelques femmes, quelques enfants, et quelques vieillards, voilà tout ce qui reste. La plupart des hommes ont péri plutôt que d’être esclaves, et ceux qui sont encore en vie se battent avec fureur dans les campagnes et dans les villes de l’intérieur jusqu’à la mort ou jusqu’à l’expulsion des ennemis, de ces Espagnols, insatiables de sang et de crimes, émules des premiers monstres qui anéantirent la race primitive de l’Amérique. Le Venezuela comptait près d’un million d’habitants. Or on peut affirmer sans exagération que le quart de la population a été victime du tremblement de terre [mars 1812], des combats, de la famine, de la peste, de l’exode. Hormis la catastrophe naturelle, tout est l’effet de la guerre […].
Ce tableau d’ensemble représente un théâtre d’hostilités de 2.000 lieues de long sur 900 de large dans ses plus grandes dimensions, et sur lequel 16 millions d’Américains défendent leurs droits, ou restent opprimés par l’Espagne. Et, bien que cette nation possédât à une certaine époque le plus vaste empire du monde, ce qu’il en reste maintenant demeure impuissant à maîtriser le nouvel hémisphère, et même à se maintenir dans l’ancien. Et l’Europe civilisée, commerçante et libérale permet que cette vieille vipère, pour satisfaire sa rage venimeuse, détruise la plus belle partie de notre globe ? L’Europe demeurerait-elle sourde à la clameur de ses propres intérêts ? N’aurait-elle plus d’yeux pour la justice ? Serait-elle tant endurcie, à ce point insensible ? Plus je médite là-dessus, plus je me sens confus. J’en arrive à penser qu’on désire voir disparaître l’Amérique. Mais c’est impossible, toute l’Europe n’est pas l’Espagne. Et quelle n’est pas la folie de notre ennemie qui prétend reconquérir l’Amérique sans flotte, sans trésor, et presque sans soldats ! Car ceux dont elle dispose suffisent à peine pour maintenir par la violence son propre peuple dans la sujétion, et pour la défendre des voisins. D’ailleurs, comment cette nation pourrait-elle se réserver le commerce exclusif de la moitié du monde, sans manufactures, sans productions nationales, sans arts, sans sciences, sans politique ? Et même si elle parvenait à ses fins, plus encore, si elle parvenait à pacifier vraiment ce pays, les fils des Américains d’aujourd’hui, s’unissant à ceux des Européens conquérants, ne concevraient-ils pas à nouveau dans vingt ans les mêmes patriotiques desseins qu’elle combat maintenant ? […]
Dans le système espagnol en vigueur, plus en vigueur aujourd’hui peut-être que jamais, les Américains n’occupent d’autre place dans la société que celle de serfs propres au travail, et, tout au plus, de simples consommateurs. Et encore dans ce rôle se voient-ils imposer des restrictions choquantes : telles, la défense de cultiver les fruits d’Europe, le monopole royal de certaines productions, l’interdiction d’établir des manufactures, que l’Espagne ne possède pourtant pas, les privilèges commerciaux l’exclusivité accordés même pour les objets de première nécessité, les entraves apportées aux relations entre les provinces américaines pour les empêcher de traiter, de s’entendre, de trafiquer entre elles. Voulez-vous savoir à quoi, en somme, nous étions destinés ? Aux campagnes, pour y cultiver l’indigo, le chiendent, le café, la canne à sucre, le cacao et le coton ; aux plaines solitaires, pour y élever les troupeaux ; aux déserts, pour y chasser les fauves ; aux entrailles de la terre, pour en tirer l’or dont ne peut se rassasier cette nation cupide. Nous vivions dans une passivité telle que je n’en trouve d’exemple dans aucune société civilisée, autant que je parcoure l’histoire et la politique de toutes les nations. N’est-ce pas un outrage et une violation des droits de l’humanité que de vouloir forcer un pays si heureusement constitué, vaste, riche et peuplé, à demeurer purement passif ? […]
C’est une idée grandiose que de prétendre faire de tout le Nouveau Monde une seule nation dont toutes les parties seraient liées. Puisque ses populations ont une même origine, une seule langue, une seule religion, de mêmes coutumes, elles devraient par suite n’avoir qu’un gouvernement qui fédérât les divers États constitués. Mais la chose n’est pas possible, car des cieux différents, des situations distinctes, des intérêts contraires, des caractères dissemblables divisent l’Amérique. Certes il serait heureux que l’isthme de Panama devînt pour nous ce que fut celui de Corinthe pour les Grecs. Plaise à Dieu que quelque jour nous ayons la fortune d’y tenir un auguste Congrès des représentants de nos républiques, royaumes et empires, pour traiter et discuter des hauts intérêts de la paix et de la guerre avec les nations des trois autres parties du monde. Et pourquoi cet organisme ne tiendrait-il pas ses assises au temps heureux de notre génération ? […]
Je dis, moi aussi, que ce qui peut nous mettre à même de chasser les Espagnols et de fonder un état libre, c’est l’union, sûrement l’union. Mais cette union ne nous tombera pas du ciel par un prodige; elle ne peut être que le fruit d’une action efficace et d’efforts bien dirigés. L’Amérique est divisée parce qu’elle est isolée au milieu de l’univers, abandonnée par toutes les nations, sans relations diplomatiques, sans soutien militaire, en lutte contre l’Espagne qui possède un matériel de guerre plus important que celui que nous avons pu acquérir furtivement […]
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22 Septembre 1822
Jean François CHAMPOLLION Lettre à Monsieur DACIER, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres, relative à l’Alphabet des hiéroglyphes phonétiques.
Monsieur,
Je dois aux bontés dont vous m’honorez l’indulgent intérêt que l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres a bien voulu accorder à mes travaux sur les écritures égyptiennes, en me permettant de lui soumettre mes deux mémoires sur l’écriture hiératique ou sacerdotale, et sur l’écriture démotique ou populaire ; j’oserai enfin, après cette épreuve si flatteuse pour moi, espérer d’avoir réussi à démontrer que ces deux espèces d’écriture sont, l’une et l’autre, non pas alphabétiques, ainsi qu’on l’avait pensé si généralement, mais idéographiques, comme les hiéroglyphes mêmes, c’est-à-dire peignant les idées et non les sons d’une langue ; et croire être parvenu, après dix années de recherches assidues, à réunir des données presque complètes sur la théorie générale de ces deux espèces d’écriture, sur l’origine, la nature, la forme et le nombre de leurs signes, les règles de leurs combinaisons au moyen de ceux de ces signes qui remplissent des fonctions purement logiques ou grammaticales, et avoir ainsi jeté les premiers fondements de ce qu’on pourrait appeler la grammaire et le dictionnaire de ces deux écritures employées dans le grand nombre de monuments dont l’interprétation répandra tant de lumière sur l’histoire générale de l’Égypte. À l’égard de l’écriture démotique en particulier, il a suffi de la précieuse inscription de Rosette pour en reconnaître l’ensemble ; la critique est redevable d’abord aux lumières de votre illustre confrère M. Silvestre de Sacy, et successivement à celles de feu Akerblad et de M. le docteur Young, des premières notions exactes qu’on a tirées de ce monument, et c’est de cette même inscription que j’ai déduit la série des signes démotiques qui, prenant une valeur syllabico-alphabétique, exprimaient dans les textes idéographiques les noms propres des personnages étrangers à l’Égypte. C’est ainsi encore que le nom des Ptolémées a été retrouvé et sur cette même inscription et sur un manuscrit en papyrus récemment apporté d’Égypte.
Il ne me reste donc plus, pour compléter mon travail sur les trois espèces d’écritures égyptiennes, qu’à produire mon mémoire sur les hiéroglyphes purs. J’ose espérer que mes nouveaux efforts obtiendront aussi un accueil favorable de votre célèbre compagnie, dont la bienveillance a été pour moi un si précieux encouragement.
Mais dans l’état actuel des études égyptiennes, lorsque de toutes parts les monuments affluent et sont recueillis par les souverains comme par les amateurs, lorsqu’aussi, et à leur sujet, les savants de tous les pays s’empressent de se livrer à de laborieuses recherches, et s’efforcent de pénétrer intimement dans la connaissance de ces monuments écrits qui doivent servir à expliquer tous les autres, je ne crois pas devoir remettre à un autre temps d’offrir à ces savants et sous vos honorables auspices, une courte mais importante série de faits nouveaux, qui appartient naturellement à mon Mémoire sur l’écriture hiéroglyphique, et qui leur épargnera sans doute la peine que j’ai prise pour l’établir, peut-être aussi de graves erreurs sur les époques diverses de l’histoire des arts et de l’administration générale de l’Égypte : car il s’agit de la série des hiéroglyphes qui, faisant exception à la nature générale des signes de cette écriture, étaient doués de la faculté d’exprimer les sons des mots, et ont servi à inscrire sur les monuments publics de l’Égypte, les titres, les noms et les surnoms des souverains grecs ou romains qui la gouvernèrent successivement. Bien des certitudes pour l’histoire de cette contrée célèbre doivent naître de ce nouveau résultat de mes recherches, auquel j’ai été conduit très-naturellement.
L’interprétation du texte démotique de l’Inscription de Rosette par le moyen du texte grec qui l’accompagne, m’avait fait reconnaître que les Égyptiens se servaient d’un certain nombre de caractères démotiques auxquels ils avaient attribué la faculté d’exprimer des sons, pour introduire dans leurs textes idéographiques les noms propres et les mots étrangers à la langue égyptienne. On sent facilement l’indispensable nécessité d’une telle institution dans un système d’écriture idéographique. Les Chinois, qui se servent également d’une écriture idéographique, emploient aussi un procédé tout-à-fait semblable et créé pour le même motif.
Le monument de Rosette nous présente l’application de ce système auxiliaire d’écriture que nous avons appelé phonétique, c’est-à-dire exprimant les sons, dans les noms propres des rois Alexandre, Ptolémée, des reines Arsinoé, Bérénice, dans les noms propres de six autres personnages, Aétès, Pyrrha, Philinus, Aréia, Diogène, Irène, dans le mot grec ΣΥΝΤΑΞΙΣ et dans ΟΥΗΝΝ[1].
Un manuscrit sur papyrus, en écriture démotique, récemment acquis pour le cabinet du roi, nous a donné aussi les noms Alexandre, Ptolémée, Bérénice et Arsinoé, semblables à ceux du monument de Rosette, de plus les noms phonétiques du roi Eupator et de la reine Cléopâtre, et ceux de trois personnages grecs, Apollonius, Antiochus et Antigone[2].
Vous avez sans doute remarqué, Monsieur, dans mon Mémoire sur l’écriture démotique égyptienne, que ces noms étrangers étaient exprimés phonétiquement au moyen de signes plutôt syllabiques qu’alphabétiques. La valeur de chaque caractère est reconnue et invariablement fixée par la comparaison de ces divers noms ; et de tous ces rapprochements est résulté l’alphabet ou plutôt le syllabaire démotique figuré sur ma planche I, colonne deuxième.
L’emploi de ces caractères phonétiques une fois constaté dans l’écriture démotique, je devais naturellement en conclure que puisque les signes de cette écriture populaire étaient, ainsi que je l’ai exposé, empruntés de l’écriture hiératique ou sacerdotale, et puisque encore les signes de cette écriture hiératique ne sont, comme on l’a reconnu par mes divers mémoires, qu’une représentation abrégée, une véritable tachygraphie des hiéroglyphes, cette troisième espèce d’écriture, l’hiéroglyphique pure, devait avoir aussi un certain nombre de ses signes doués de la faculté d’exprimer les sons ; en un mot, qu’il existait également une série d’hiéroglyphes phonétiques. Pour s’assurer de la vérité de cet aperçu, pour reconnaître l’existence et discerner même la valeur de quelques-uns des signes de cette espèce, il aurait suffi d’avoir sous les yeux, écrits en hiéroglyphes purs, deux noms propres de rois grecs préablablement connus, et contenant plusieurs lettres employées à la fois dans l’un et dans l’autre, tels que Ptolémée et Cléopâtre, Alexandre et Bérénice, etc.
Le texte hiéroglyphique de l’inscription de Rosette, qui se serait prêté si heureusement à cette recherche, ne présentait, à cause de ses fractures, que le seul nom de Ptolémée.
L’obélisque trouvé dans l’île de Philæ, et récemment transporté à Londres, contient aussi le nom hiéroglyphique qu’un Ptolémée (voy. ma planche I, n° 23), conçu dans les mêmes signes que dans l’Inscription de Rosette, également renfermé dans un cartouche[3], et il est suivi d’un second cartouche qui doit contenir nécessairement le nom propre d’une femme, d’une reine Lagide, puisque ce cartouche est terminé par les signes hiéroglyphiques du genre féminin, signes qui terminent aussi les noms propres hiéroglyphiques de toutes les déesses égyptiennes sans exception[4]. L’obélisque était lié, dit-on, à un socle portant une inscription grecque qui est une supplique des prêtres d’Isis à Philæ, adressée au roi Ptolémée, à Cléopâtre sa sœur, et à Cléopâtre sa femme[5]. Si cet obélisque et l’inscription hiéroglyphique qu’il porte étaient une conséquence de la supplique des prêtres qui, en effet, y parlent de la consécration d’un monument analogue, le cartouche du nom féminin ne pouvait être nécessairement que celui d’une Cléopâtre. Ce nom et celui de Ptolémée qui, dans le grec, ont quelques lettres semblables, devaient servir à un rapprochement comparatif des signes hiéroglyphiques composant l’un et l’autre ; et si les signes semblables dans ces deux noms exprimaient dans l’un et l’autre cartouche les mêmes sons, ils devaient constater leur nature entièrement phonétique.
Une comparaison préliminaire nous avait aussi fait reconnaître que, dans l’écriture démotique, ces deux mêmes noms écrits phonétiquement employaient plusieurs caractères tout-à-fait semblables[6]. L’analogie des trois écritures égyptiennes dans leur marche générale, devait nous faire espérer la même rencontre et les mêmes rapports dans ces mêmes noms écrits hiéroglyphiquement : c’est ce qu’a aussitôt confirmé la simple comparaison du cartouche hiéroglyphique renfermant le nom de Ptolémée[7] avec celui de l’obélisque de Philæ, que nous considérions, d’après l’inscription grecque, comme contenant le nom de Cléopâtre[8].
Le premier signe du nom de Cléopâtre qui figure une espèce de quart de cercle, et qui représenterait le Κ, ne devait point se trouver dans le nom de Ptolémée : il n’y est point en effet.
Le second, un lion en repos qui doit représenter le Λ est tout-à-fait semblable au quatrième signe du nom de Ptolémée, qui est est aussi un Λ (Πτολ).
Le troisième signe du nom de Cléopâtre est une plume ou feuille qui représenterait la voyelle brève Ε ; l’on voit aussi la fin du nom de Ptolémée deux feuilles semblables qui ne peuvent y avoir, vu leur position, que la valeur de la diphtongue ΑΙ, de ΑΙΟΣ.
Le quatrième caractère du cartouche hiéroglyphique de Cléopâtre, représentant une espèce de fleur avec sa tige recourbée, répondrait à l’Ο du nom grec de cette reine. Il est en effet le troisième caractère du nom de Ptolémée (Πτο).
Le cinquième, signe du nom de Cléopâtre, qui a la forme d’un parallélogramme et qui doit représenter le Π, est de même le premier signe du nom hiéroglyphique de Ptolémée.
Le sixième signe répondant à la voyelle Α de ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ est un épervier, et ne se voit pas dans le nom de Ptolémée, ce qui doit être en effet.
Le septième caractère est une main ouverte, représentant le Τ ; mais cette main ne se retrouve pas dans le mot Ptolémée, où la seconde lettre, le Τ, est exprimée par un segment de sphère, qui néanmoins est aussi un Τ ; car on verra plus bas pourquoi ces deux signes hiéroglyphiques sont homophones.
Le huitième signe de ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ, qui est une bouche vue de face, et qui serait le Ρ, ne se trouve pas dans le cartouche de Ptolémée, et ne doit point y être non plus.
Enfin, le neuvième et dernier signe du nom de la reine, qui doit être la voyelle Α, est en effet l’épervier que nous avons déjà vu représenter cette voyelle dans la troisième syllabe du même nom. ce nom propre est terminé par les deux signes hiéroglyphiques, du genre féminin ; celui de Ptolémée l’est par un autre signe qui consiste en un trait recourbé, et qui équivaut au Σ grec, comme nous le verrons bientôt.
Les signes réunis de ces deux cartouches analysés phonétiquement, nous donnaient donc déjà douze signes répondant à onze consonnes et voyelles ou diphtongues de l’alphabet grec : Α, ΑΙ, Ε, Κ, Λ, Μ, Ο, Π, Ρ, Σ, Τ.
La valeur phonétique déjà très probable de ces douze signes deviendra incontestable, si, en appliquant ces valeurs à d’autres cartouches ou petits tableaux circonscrits, contenant des noms propres et tirés des monuments égyptiens hiéroglyphiques, on en fait sans effort une lecture régulière, produisant des noms propres de souverains, étrangers à la langue égyptienne.
Parmi les cartouches recueillis sur les divers édifices de Karnac à Thèbes, et publiés dans la Description de l’Égypte (A., t. III, pl. 38), j’ai remarqué un de ces cartouches numéroté 13[9], composé de signes déjà connus pour la plupart d’après l’analyse précédente, et qui se trouvent dans l’ordre suivant : l’épervier, Α ; le lion en repos, Λ ; un grand vase à anneau, encore inconnu ; le trait recourbé, Σ ; la plume seule, Ε ou toute autre voyelle brève ; le signe vulgairement nommé signe de l’eau, inconnu ; la main ouverte, Τ ; la bouche de face, Ρ (rho) ; deux sceptres horizontaux affrontés, encore inconnu. Ces lettres réunies donnent ΑΛ.ΣΕ.ΤΡ. ; et en assignant au vase à anneau la valeur du K, à l’hiéroglyphe de l’eau la valeur du Ν, et au signe final la valeur du Σ, on a le mot ΑΛΚΣΕΝΤΡΣ, qui est écrit ainsi, lettre pour lettre, en écriture démotique, dans l’inscription de Rosette et dans le papyrus du cabinet du roi, à la place du nom grec ΑΛΕΞΑΝΔΡΟΣ.
Ce nouveau nom nous donne ainsi trois caractères phonétiques de plus, répondant aux lettres grecques Κ, Ν et Σ.
Il est facile de justifier la valeur que nous leur assignons.
Le vase à anneau est une nouvelle forme du Κ, déjà désigné dans le nom ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ, par un quart de cercle. On a déjà vu aussi que la lettre T était également représentée par deux signes différents ; mais l’on ne devra pas s’étonner de cette synonymie et de cette multiplicité de signes pour exprimer le même son, chez un peuple dont l’écriture est essentiellement idéographique.
On ne peut point, en effet, considérer l’écriture phonétique des Égyptiens, soit hiéroglyphique, soit démotique, comme un système aussi fixe et aussi invariable que nos alphabets. Les Égyptiens étaient habitués à représenter directement leurs idées ; l’expression des sons n’était, dans leur écriture idéographique, qu’un moyen auxiliaire ; et lorsque l’occasion de s’en servir se présenta plus fréquemment, ils songèrent bien à étendre leurs moyens d’exprimer les sons, mais ne renoncèrent point pour cela à leurs écritures idéographiques, consacrées par la religion et par leur usage continu pendant un grand nombre de siècles. Ils procédèrent alors, comme l’ont fait dans des conjonctures absolument pareilles les Chinois, qui, pour écrire un mot étranger à leur langue, ont tout simplement adopté les signes idéographiques dont la prononciation leur paraît offrir le plus d’analogie avec chaque syllabe ou élément du mot étranger qu’il s’agit de transcrire. On conçoit donc que les Égyptiens voulant exprimer soit une voyelle, soit une consonne, soit une syllabe d’un mot étranger, se soient servis d’un signe hiéroglyphique exprimant ou représentant un objet quelconque dont le nom, en langue parlée, contenait ou dans son entier, ou dans sa première partie, le son de la voyelle, de la consonne ou de la syllabe qu’il s’agissait d’écrire. C’est ainsi que parmi les hiéroglyphes phonétiques dont le son est déjà reconnu, l’épervier, qui exprimait la vie, l’âme, ⲀϨⲈ, ⲀϨⲒ, ahé, ahi, ou tout autre oiseau en général, en égyptien ϨⲀⲆⲎⲦ halét, est probablement devenu le signe du son Α ; que l’hiéroglyphe dit signe de l’eau, qui, dans les textes idéographiques, représente certainement la préposition égyptienne ⲒⲨ de, est devenue signe de l’articulation Ν ; que la bouche, en égyptien ⲢⲞ ro, a été choisie pour représenter la consonne grecque Ρ, etc. Nous concevrons de même comment le son Τ a été exprimé indifféremment, soit par le segment de sphère, puisque ce caractère, dans l’écriture idéographique, est le signe de l’article féminin Ϯ ti ou ⲦⲈ té, soit par une main ouverte, qui se disait ⲦⲞⲦ tot (vola, manus) en langue égyptienne. Il en est de même de tous les autres sons rendus par des caractères différents, comme nous l’établirons bientôt par des exemples plus nombreux. Cette multiplicité de signes n’a donc d’autre origine que les procédés propres à la méthode que nous venons d’exposer.
Bien plus, les caractères démotiques employés pour exprimer phonétiquement les noms propres, caractères que nous connaissions déjà par l’inscription de Rosette, se trouvent n’être autre chose que les caractères hiératiques qui répondent exactement aux caractères hiéroglyphiques dont nous venons de reconnaître aussi l’emploi phonétique.
Nous avons vu que le son Κ était rendu, dans les noms Κλεοπατρα et Αλεξανδρος, par deux signes qui diffèrent de forme (le quart de cercle et le vase à anneau) ; mais l’homophonie de ces deux caractères ne saurait être douteuse, puisque le signe initial du nom démotique de Cléopâtre[11] n’est autre que l’équivalent hiératique de l’hiéroglyphe représentant le vase à anneau que nous avons justement supposé être le signe du son Κ, dans le cartouche hiéroglyphique ΑΛΚΣΑΝΤΡΣ. Ces deux caractères homophones doivent donc être admis. Nous trouverons ailleurs d’autres exemples d’homophonies pareilles, tous procédant de la même cause.
Quant au second des caractères hiéroglyphiques qui représentent le son Σ dans ΑΛΕΧΣΑΝΤΡΣ (les deux sceptres horizontaux affrontés, lequel diffère essentiellement du trait recourbé qui, dans ΠΤΟΛΜΗΣ, représente aussi le son Σ, l’homophonie de ces deux signes est, nous osons le dire, incontestable ; car ces deux signes hiéroglyphiques sont rendus dans les textes hiératiques par un seul et même caractère, comme vous pouvez le reconnaître, Monsieur, dans le Tableau général des signes hiératiques, que j’ai présenté l’année dernière à l’Académie[, et comme il est facile de s’en assurer en comparant le manuscrit hiératique gravé dans la Description de l’Égypte, avec le grand manuscrit hiéroglyphique publié dans le même ouvrage. Cette collation de ces deux légendes démontrera l’emploi indifférent des deux signes l’un pour l’autre dans les textes idéographiques, et la collation de certains autres manuscrits, tels que la page 4 du même manuscrit de la bibliothèque royale, ou la page 8 du manuscrit de M. Fontana, comparées, la première avec les colonnes 87 à 83 pl. 74, et la seconde avec les colonnes 93 à 86 de la même planche 74 du grand manuscrit hiéroglyphique, donnera en outre pour équivalent hiératique du signe hiéroglyphique représentant deux sceptres affrontés, un caractère qui est exactement le même que le signe démotique représentant aussi l’articulation Σ dans les mots ΑΛΚΣΑΝΤΡΣ (Alexandre) et ΣNΤΚΣΣ (συνταξις) du texte populaire de l’inscription de Rosette. Enfin, comme dernière preuve de la valeur commune de ces deux signes, nous citerons un second cartouche hiéroglyphique phonétique, contenant le nom d’Alexandre, et sculpté à Karnac (Description de l’Égypte, Antiquités, vol. 3, pl. 38, n° 15), dans lequel les deux Σ de ce nom sont rendus par le signe composé. des deux sceptres horizontaux, répété deux fois.
On peut donc considérer comme bien déterminée la valeur phonétique des quinze signes hiéroglyphiques tirés des trois cartouches qui viennent d’être analyses.
On trouve sculpté au plafond de la grande porte triomphale de Karnac à Thèbes (Desc. de l’Égypte, Ant. vol. 3, pl. 50), le cartouche phonétique d’un PTOLÉMÉE, suivi des titres toujours vivants, chéri de Phtha, en caractères idéographiques. Il est accompagné d’un cartouche qui est nécessairement un nom de femme, puisqu’il est terminé par les signes idéographiques du genre féminin, comme le nom hiéroglyphique de la reine Cléopâtre déjà a retrouvé. Dans ce nouveau nom de reine Lagide, nous reconnaissons facilement, au moyen des caractères hiéroglyphico-phonétiques déjà fixés, le nom de Bérénice orthographié ΒΡΝΗΚΣ presque comme dans le papyrus démotique du cabinet du roi ; et ce nom propre nous donne un nouveau signe phonétique, celui du Β, représenté par une espèce de patère, et de plus de nouvelles formes du Κ et du Σ qui reparaîtront dans plusieurs autres cartouches. Quant à ces variations en général trouvez bon, Monsieur, que, pour ne pas donner à la lettre que vous me permettez de vous adresser, une trop grande étendue, je cesse ; de les faire remarquer à mesure que nous les rencontrerons, les ayant soigneusement réunies dans l’alphabet complet, formant la dernière des planches qui accompagnent ma lettre. Mais vous pouvez, Monsieur, vous assurer sans peine de l’homophonie de ces signes variés, puisque chacun d’eux se retrouvera dans plusieurs autres noms propres dont la lecture ne vous offrira pas d’ailleurs la moindre incertitude.
Réunissant donc l’ensemble des signes phonétiques qui viennent d’être isolément recueillis et qui composent l’alphabet général, je vais successivement mettre sous vos yeux et très-sommairement, d’après les planches de la Description de l’Égypte les noms propres tracés en hiéroglyphes phonétiques sur ceux des monuments de cette contrée qui nous sont si bien connus par ce magnifique ouvrage, grâces à la fidélité de nos voyageurs, et aux lumières qui ont dirigé son exécution.
Parmi ces noms, plusieurs appartiennent à la période grecque de l’histoire d’Égypte.
On lira donc avec nous :
1° Le nom d’Alexandre, sculpté deux fois sur les édifices de Karnac. Il eût été bien surprenant en effet de ne point retrouver le nom de ce conquérant, écrit sur les monuments de l’antique capitale de l’Égypte. Il y est orthographié ΑΛΚΣΑΝΤΡΣ) et ΑΛΚΣΗΤΡΕΣ comme dans l’écriture démotique. Ce nom illustre remplit Toute la capacité des cartouches. Il est à regretter qu’on n’ait point copié les légendes d’hiéroglyphes qui les précèdent ou qui les suivent : elles nous eussent donné les titres et les qualifications de ce nouveau souverain.
2° Le nom de Ptolémée, commun à tous les Lagides. Tantôt il occupe le cartouche entier, comme on le voit deux fois dans la sixième ligne du texte hiéroglyphique de la pierre de Rosette, à Dendera, sur le monolithe de Qous etc., etc. Tantôt, ce qui est plus ordinaire, il se montre accompagné des titres idéographiques toujours vivant, chéri de Phtha ; toujours vivant, chéri d’Isis ; toujours vivant, chéri de Phtha et d’Isis.
Le nom que portèrent tous les souverains de la dynastie macédonienne et qui se lit ordinairement ΠΤΟΛΜΗΣ et quelquefois ΠΤΛΟΜΗΣ, est presque toujours précédé d’un autre cartouche qui contient les surnoms particuliers du Ptolémée, tracés en hiéroglyphes. idéographiques, tels que Dieu sauveur, Dieu Évergète, Dieu Épiphane, Dieu Adelphe, etc. Je me réserve de faire connaître la série entière de ces surnoms idéographiques dans un travail spécial. Il ne s’agit ici que des noms écrits phonétiquement. Toutefois lorsque ce même surnom n’est point, comme les précédents, une simple qualification, et lorsqu’il est réellement un nom emprunté à une langue étrangère aux Égyptiens, ce même surnom est alors écrit en hiéroglyphes phonétiques, et devient susceptible de lecture comme le nom même de Ptolémée. Vous trouverez bientôt, monsieur, deux exemples de cette particularité.
3° Le nom de Bérénice orthographié ΒΡΝΗΚΣ, se lit deux fois au, plafond de la porte triomphale du sud à Karnac.
4° On remarque sur les bas-reliefs des temples de Philæ trois cartouches accolés ; le premier contient, en écriture idéographique, les dieux Évergètes chéris, etc. ; le second le nom de Ptolémée (ΠΤΟΛΜΗΣ) toujours vivant, chéri d’Isis, et le troisième le nom phonétique ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ précédé du titre idéographique sa sœur : ces trois petits tableaux nous donnent la série suivante : Les dieux Évergète chéris du soleil, etc., Ptolémée toujours vivant chéri d’Isis, et sa sœur Cléopâtre, qui ne peut se rapporter qu’à Ptolémée Évergète second, et à Cléopâtre sa sœur, et sa première femme, veuve de Philométor.
L’obélisque de Philæ qui se rapporte au même Évergète second, présente aussi le nom de Cléopâtre, mais il est précédé des deux désignations idéographiques sa femme et sa sœur. S’il faut entendre par là, comme nous le pensons, les deux Cléopâitres (Βασιλισση Κλεοπατρα τυ Αδελφη ϰαι Βασιλισση Κλεοπατρα τη γυναιϰι) mentionnées dans l’inscription grecque du socle, le cartouche hiéroglyphique ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ se rapporte à la fois et à Cléopâtre fille d’Épiphane, veuve de Philométor, sœur et première femme d’Évergète second, et à Cléopâtre, fille de la précédente et de Philométor, et seconde femme de ce même Évergète. Au reste le nom de Cléopâtre, qui fut celui de plusieurs reines d’Égypte, se retrouve très-fréquemment sur les colonnes des portiques de Philæ, sur les corniches du grand temple d’Ombos, sur les monuments de Thèbes et de Dendera.
5° La frise intérieure de l’enceinte du grand temple d’Edfou nous offre un long cartouche renfermant la légende PTOLÉMÉE, surnommé ALEXANDRE, toujours vivant, chéri de Phtha[37]. Le nom est écrit ΠΤΟΛΜΗΣ et se trouve séparé du surnom ΑΡΛΣΝΤΡΣ, par un groupe idéographique[38] répondant au mot grec έπιϰαλουμενος qui, sur le contrat de Ptolémaïs, avertit aussi du surnom de Ptolémée Alexandre. Un cartouche[39] semblable dans lequel le nom et le surnom sont également écrits ΠΤΟΛΜΗΣ et ΑΡΚΣΝΤΡΣ accompagnés des titres idéographiques toujours vivant, chéri de Phtha, quoique avec des éléments différents, est sculpté sur le grand temple d’Ombos.
Vous aurez sans doute remarqué, monsieur, le changement du Α en Ρ dans le surnom de Ptolémée Alexandre, tandis que le nom d’Alexandre le grand que nous avons lu sur les édifices de Karnac, porte deux fois le Λ conformément à l’orthographe grecque. Mais la confusion de ces deux lettres d’un même organe, l’emploi indifférent de ces deux liquides l’une pour l’autre, n’a rien qui doive étonner surtout dans l’Égypte ancienne où la confusion du Λ pour le Ρ ou du Ρ pour le Λ paraît, avoir été telle, que l’emploi presque exclusif du Λ pour le Ρ caractérisa fondamentalement le troisième dialecte de la langue égyptienne, le Baschmourique, que je persiste à considérer comme le langage vulgaire de l’Égypte moyenne. Nous trouverons d’ailleurs dans de nouveaux cartouches phonétiques, des exemples multipliés de l’usage indifférent de ces deux consonnes l’une pour l’autre.
6° Parmi les cartouches que les membres de la Commission d’Égypte ont dessinés sur les édifices de Dendéra, il en est un qui vous intéressera, monsieur, sous plusieurs rapports. La légende suivante y est exprimée soit phonétiquement soit idéographiquement : ΠΤΟΛΜΗΣ (Ptolémée) surnommé ΝΗΟ ΚΗΣΡΣ (jeune ou nouveau César) toujours vivant, chéri d’Isis ; Ce nom de Ptolémée et ce surnom de jeune César ou de nouveau César s’appliquent sans difficulté à un jeune prince dont la mort fut aussi malheureuse que la naissance. On y reconnaît, en effet, ce fils dont la reine Cléopâtre se montra si orgueilleuse, parce que Jules-César en fut le père ; cet enfant porta, selon Plutarque, le nom de Cæsarion, et Dion-Cassius le désigne plus complètement sous ceux de Ptolémée-Cæsarion ; c’est la certainement le Πτολεμαιος Νεο-Καισαρ du cartouche hiéroglyphique. Il est vrai que l’existence du nom de ce prince, gravé en caractères sacrés sur un des principaux temples de l’Égypte, fait supposer qu’il a dû être un de ses rois ; l’histoire ne parle point de ses actions, mais elle a conservé le souvenir de son règne éphémère. Ptolémée-Cæsarion fut en effet reconnu et proclamé roi d’Égypte étant à peine âgé de sept ans. Il succédait à deux autres rois, ses oncles, victimes, bien jeunes aussi, des discordes publiques. Ce fut des Triumvirs vainqueurs à Philippes que Cæsarion reçut la couronne, parce que Cléopâtre sa mère les avait secondés. C’est encore Dion-Cassius qui le rapporte textuellement. Mais, liée au sort d’Antoine, Cléopâtre bientôt après eut Octave pour ennemi ; et ce même enfant, Cæsarion, sembla quelque temps être le seul motif des guerres qui désolèrent alors la république romaine. Antoine, maître de l’Égypte et vainqueur de l’Orient, déclara le jeune Ptolémée le fils légitime de Jules-César, et lui décerna le titre de roi des rois, moins peut-être pour relever sa naissance et son rang, que pour abaisser Octave. Celui-ci, poursuivant à la fois Antoine son compétiteur et cet enfant roi qu’on disait fils, plus que lui, de Jules César, réussit enfin à leur arracher la vie ; Cléopâtre se donna la mort, et l’antique monarchie égyptienne fut changée en une préfecture romaine.
Le passage de Dion Cassius nous donne approximativement l’époque où ce cartouche hiéroglyphique de Ptolémée Cæsarion a dû être inscrit sur le temple de Dendéra à côté de celui de Cléopâtre sa mère, car la couronne fut donnée à Cæsarion la onzième année de Cléopâtre, l’an 40 avant l’ère chrétienne. Le bas-relief du temple de Dendéra est le premier monument public connu qui rappelle le nom d’un jeune roi presque inaperçu dans l’histoire, et c`est sans aucun doute à ce même Ptolémée-Cæsarion que nous devons rapporter aussi les deux cartouches accolés, sculptés également à Dendéra et qui, entièrement phonétiques, renferment les seuls mots ΠΤΟΛΜΗΣ ΚΗΣΛΣ (pour ΚΗΣΡΣ) Ptolémée-Cæsar.
Tels sont les principaux des noms de rois macédoniens d’Égypte, que j’ai retrouvés parmi les noms propres hiéroglyphiques gravés dans la Description de l’Égypte. Il est facile de sentir combien l’inspection des monuments mêmes pourrait en multiplier le nombre.
Vous partagerez sans doute aussi, monsieur, toute ma surprise, lorsque le même alphabet hiéroglyphique phonétique appliqué à une. foule d’autres cartouches gravés dans le même ouvrage, vous donnera les titres, les noms et jusqu’aux surnoms des empereurs romains, énoncés en langue grecque et écrits avec ces mêmes hiéroglyphes phonétiques.
On y lit en effet :
1° Le titre impérial Αυτοϰρατωρ, occupant à lui seul toute la capacité d’un cartouche, ou bien encore suivi des titres idéographiques toujours vivant, orthographié ΑΟΤΟΚΡΤΡ, ΑΟΤΚΡΤΟΡ, ΑΟΤΑΚΡΤΡ, et même ΑΟΤΟΚΛΤΛ, le Λ étant employé baschmouriquement (pardonnez-moi l’expression) pour le Ρ.
Les cartouches renfermant ce titre sont presque toujours accolés ou mis en rapport avec un second cartouche contenant, comme nous le verrons bientôt, les noms propres des empereurs. Mais quelquefois aussi on trouve ce mot dans des cartouches absolument isolés. L’exemple le plus remarquable sans doute que je puisse citer de cette particularité, est le bas-relief sculpté sur la seconde pierre du zodiaque circulaire de Dendéra, monument célèbre dont la magnificence royale vient d’enrichir le Cabinet des Antiques. D’après la belle gravure publiée dans la Description de l’Égypte, on voit à droite une grande figure de femme sculptée de ronde bosse entre deux longues colonnes perpendiculaires d’hiéroglyphes. Au bas de la colonne de gauche est un cartouche qui contient seulement le titre ΑΟΤΚΡΤΡ. Cette partie importante du monument n’est pas à Paris ; la pierre a été sciée vers ce point même parce qu’on n’a en pour objet que d’enlever le zodiaque circulaire seul, et on l’a ainsi isolé d’un bas-relief qui s’y rapportait selon toutes les probabilités. Quoi qu’il en soit, le cartouche dont je viens de donner la lecture, établit, d’une manière incontestable, que le bas-relief et le zodiaque circulaire, ont été sculptés par des mains égyptiennes sous la domination des Romains. Notre alphabet acquiert par ce fait seul une haute importance, puisqu’il simplifie beaucoup une question si longtemps agitée, et sur laquelle la plupart de ceux qui l’ont examinée n’ont présenté que des opinions incertaines et souvent diamétralement opposées. Il eût été à désirer qu’un second, cartouche accolé au premier nous donnât, comme sur, beaucoup d’autres bas-reliefs égyptiens, le nom même de l’empereur. Mais si, en pareille matière, les conjectures étaient admissibles, plusieurs circonstances me porteraient à croire que ce titre ainsi isolé pourrait appartenir ou à l’empereur Claude ou plutôt à l’empereur Néron, dont beaucoup de médailles frappées en Égypte ne portent en effet aussi pour toute légende que le titre seul ΑΥΤΟΚΡΑΤΩΡ.
2° Le titre de ΚΑΙΣΑΡ ou ΚΑΙΣΑΡΟΣ renfermé seul dans un cartouche ou suivi des épithètes idéographiques toujours vivant, chéri d’Isis, se montre isolé dans les édifices de Philæ et de Dendéra. Il est orthographié ΚΗΣΠΣ ou ΚΗΣΛΣ indifféremment.
3° D’autres cartouches portent les titres d’empereur et de César réunis sous les formes suivantes : ΑΟΤΟΚΡΤΡ ΚΗΣΡΣ, ΑΟΤΟΚΡΤΟΡ ΚΕΣΡΣ, ΑΟΤΚΡΤΡ ΚΗΣΡ, et même ΑΟΤΚΡΤΛ ΚΗΣΡΣ. Mais ces mêmes cartouches sont combinés avec d’autres renfermant le nom propre de l’empereur.
4° La corniche de la partie postérieure du temple de l’ouest à Philæ, est décorée de six bas-reliefs représentant. tous un souverain la tête, ornée de la coiffure royale appelée Pschent (coiffure dont l’inscription de Rosette nous a conservé le nom dans son texte grec et nous a retracé la forme dans son texte hiéroglyphique) ; ce personnage est assis sur un trône, et deux déesses debout lui présentent un emblème absolument semblables à celui que portent dans leurs mains les chefs militaires, qui, sur un des bas-reliefs du palais de Médinet-Abou à Thèbes[55], précèdent et suivent un ancien conquérant égyptien dans une cérémonie triomphale. Cette composition m’a sur-le-champ rappelé l’article du décret porté par les prêtres réunis à Memphis et gravé sur la pierre de Rosette ; article qui ordonne, de représenter dans les temples de l’Égypte l’image du roi Ptolémée Épiphane, à laquelle l’image du Dieu principal du temple présentera l’insigne de la Victoire. Je m’attendais en quelque sorte lire dans les deux cartouches qui sont placés à droite et à gauche de ces bas-reliefs, le nom de Ptolémée Épiphane ; mais on y trouve en réalité la légende ΑΟΤΚΡΤΡ ΚΗΣΡΣ (l’empereur César), toujours vivant ; chéri d’Isis, qui ne peut se rapporter qu’à l’empereur Auguste, dont les médailles grecques frappées en Égypte n’offrent assez ordinairement que ces deux mêmes mots : et je fais remarquer ici cette similitude, dont vous verrez une multitude d’autres exemples, parce que l’autorité qui faisait inscrire les titres et les noms des empereurs sur les temples en écriture hiéroglyphique, était certainement la même qui réglait la légende de leurs médailles d’Égypte. Quant au sujet des bas-reliefs de Philæ, puisqu’ils se rapportent à Auguste, ils pourraient rappeler sa victoire d’Actium qui, pour l’Égypte, devint l’origine d’une ère nouvelle et très connue.
5° Le nom de l’empereur Tibère se lit plusieurs fois sur les murs du temple de l’ouest à Philæ. Deux cartouches réunis y forment la légende suivante : ΑΟΤΚΡΤΡΤΒΡΗΣΚΗΣΡΣ toujours vivant ; et plusieurs autres encore groupés deux à deux, portent : ΑΟΤΚΡΤΡ ΤΒΛΗ ΣΚΗΣΡΣ toujours vivant. Cette même légende est aussi répétée neuf fois sur la frise de ce même temple, et n’est encore, presque lettre pour lettre, qu’une transcription de la légende des médailles grecques de Tibère frappées en Égypte.
6° Les monuments de Philæ offrent aussi deux autres cartouches accolés qui renferment les titres et le nom de Domitien, en ces termes : ΑΟΤΚΡΤΡ ΤΟΜΤΗΝΣ ΣΒΣΤΣ, l’empereur Domitien Auguste. Nous retrouvons des légendes de cet empereur beaucoup plus étendues sur les édifices de Dendéra ; elles sont renfermées dans deux cartouches réunis, qui se lisent ou se traduisent sans difficulté ΑΟΤΚΡΤΡ-ΚΗΣΡΣ ΤΟΜΤΗΝΣ (l’empereur César Domitien), surnommé ΚΡΜΝΗΚΣ (Germanicus). Ces légendes sont en tout conformes à celles des médailles grecques de cet empereur, frappées en Égypte.
7° Un monument d’un autre ordre, un obélisque, celui qu’on appelle à Rome l’Obélisque Pamphile, présente aussi le nom phonétique de Domitien, en l’honneur duquel il a été sans doute sculpté en Égypte, et érigé dans la capitale de l’empire. On remarque, d’abord sur la face orientale de cet obélisque le titre idéographique Roi, suivi d’un cartouche renfermant le titre de ΚΗΣΡ (César), avec d’autres signes dont l’incertitude, dans la gravure de Kircher, ne me permet point de hasarder la lecture. Les cartouches de la face orientale et de la face méridionale renferment ces mots : ΚΗΣΡΣ ΤΜΗΤΙΗΝΣ (César Domitien). Enfin les deux cartouches placés vers le bas de la face septentrionale du même obélisque, forment la légende : ΑΟΤΚΡΤΛΚΗΣΡΣ ΤΜΗΤΙΗΝΣ ΣΒΣΤΣ, l’empereur César Domitien Auguste.
8° Le nom de Vespasien son Père se lit dans un des cartouches supérieurs de la même face, compris dans la formule idéographique qui a reçu la puissance venant de OYΣΠEHNΣ son père les quatre premiers signes de ce cartouche sont trop rapprochés sur la gravure de Kircher.
9° Il existe dans la partie orientale de l’île de Philæ, un édifice fort élégant, mais dont la décoration hiéroglyphique n’a jamais été terminée. Du nombre des parties complètes, sont deux entre-colonnements dont l’un a été dessiné, dans tous ses détails, par la Commission d’Égypte. Les cartouches dont il est chargé, se rapportent tous à l’empereur Trajan. L’image en pied de ce bon prince, faisant une offrande à Isis et à Arouéris, est accompagnée de deux cartouches contenant les mots ΑΟΤΚΡΤΡ ΚΗΣΡΣ ΝΡΟ ΤΡΗΝΣ… (l’empereur César Nerva Trajan) ; et la légende ΤΡΗΝΣ ΚΗΣΡΣ (Trajan César) toujours vivant, renfermée dans un cartouche termine aussi la colonne perpendiculaire d’hiéroglyphes sculptée à la droite du bas-relief. La frise de ce même entre-colonnement est ornée de neuf petits cartouches. Celui du centre, un peu plus grand que les huit autres, soutenu par deux Uréus ou aspics royaux, renferme le nom de Trajan, ΤΡΗΝΣ, avec l’épithète idéographique toujours vivant. Combiné avec celui de droite et celui de gauche, il produit la légende suivante : l’empereur toujours vivant ; Trajan toujours vivant ; César germe éternel d’Isis. Les trois cartouches rangés à la droite de ces derniers, produisent les mots Trajan toujours vivant, César, Germanicus, Dacicus, toujours vivant, Enfin, les trois cartouches de la gauche donnent la légende : Nerva Trajan toujours vivant, Empereur César toujours vivant, Auguste toujours vivant chéri d’Isis. Le nom de Trajan se lit encore sur le grand temple d’Ombos ; deux cartouches dessinés dans les ruines de ce monument, forment en effet la série ΑΟΤΟΚΡΤΡ ΚΗΣΛ ΝΛΟΛ – ΤΡΗΝΣ (l’empereur César-Nerva-Trajan), surnommé ΚΡΜΝΗΚΣ, ΤΗΚΚΣ (Germanicus, Dacicus) ; ce qui est encore, mot pour mot, la légende des médailles grecques de cet. empereur frappées en Égypte.
10° C’est sur un des obélisques de Rome, celui qu’on appelle l’Obélisque Barbérini, que nous trouverons le nom du successeur de Trajan, Hadrien, qui aima tant l’Égypte et y laissa de si nombreux souvenirs. Ce monolithe portait, sur la première face, un grand cartouche aujourd’hui entièrement détruit, et qui, comme me l’indiquent les signes idéographiques dont il est précédé et ceux dont il est suivi, contenait le nom et les titres de l’empereur. Mais le nom d’Hadrien est heureusement conservé dans un cartouche placé devant la représentation en pied de ce prince, faisant une offrande, au dieu Phré (le soleil), vers le haut de la quatrième face de l’obélisque. Ce cartouche, de très-petite proportion sur la gravure de Zoëga, m’a présenté toutefois, fort clairement, neuf hiéroglyphes phonétiques, dont la transcription en lettres grecques donne ἉΤΡΗΝΣ ΚΣΡ Hadrien-César.
11° La lecture de ce nom ne peut vous offrir aucun doute en elle-même ; elle deviendrait certaine, d’ailleurs, s’il pouvait en exister aucun, par le fait seul que le nom de l’impératrice Sabine, épouse d’Hadrien, se trouve aussi écrit en hiéroglyphes phonétiques sur le même obélisque. La première face de ce monolithe contient, en effet, une série de signes idéographiques, exprimant les idées : pareillement son épouse, grandement chérie. Cette série est suivie de deux cartouches ; le premier contient en toutes lettres, le nom de l’impératrice, ΣΑΒΗΝΑ, suivi des signes idéographiques du genre féminin, comme le sont les noms des reines Bérénice et Cléopâtre, et du titre encore idéographique déesse vivante, forte ou victorieuse ; le second cartouche qui suit immédiatement, renferme en écriture phonétique, le titre de Σεβαση (Auguste), orthographié ΣΒΣΤΗ, et accompagné de la légende idéographique déesse toujours vivante. Vous remarquerez sans doute aussi, monsieur, que les deux cartouches relatifs à l’impératrice étant réunis, produisent la légende Σαβινα ou Σαϐεινα σεϐαση, qui est justement la seule que portent toutes les médailles grecques de la femme d’Hadrien, frappées en Égypte.
12° Je terminerai cette collection des noms hiéroglyphiques par celui du prince qui mérita si bien à-la-fois et des lettres et de l’humanité ; je veux parler du pieux Antonin, dont le nom se lit à plusieurs reprises sur le Triphonium de Dendera. Deux cartouches apposés produisent la légende suivante : ΑΟΤΟΚΡΤΟΡΚΣΡΣ ΑΝΤΟΝΗΝΣ (l’empereur César-Antonin), surnommé toujours vivant.
Mais il nous reste encore, monsieur, à jeter un coup-d’œil rapide sur la nature du système phonétique selon lequel ces noms sont écrits, à nous former une idée exacte de la nature des signes qu’il, emploie, et à rechercher aussi les motifs qui purent faire choisir l’image de tel ou tel objet, pour représenter telle consonne ou voyelle plutôt que telle autre.
Quant à l’ensemble du système d’écriture phonétique égyptienne (et nous comprenons à-la-fois sous cette dénomination l’écriture phonétique populaire et l’écriture phonétique hiéroglyphique), il est incontestable que ce système n’est point une écriture purement alphabétique, si l’on doit entendre en effet par alphabétique une écriture représentant rigoureusement, et chacun dans leur ordre propre, tous le sons et toutes les articulations qui forment les mots d’une langue. Nous voyons, en effet, l’écriture phonétique égyptienne, pour représenter le mot César, d’après le génitif grec ΚΑΙΣΑΡΟΣ, se contenter souvent d’assembler les signes des consonnes Κ, Σ, Ρ, Σ, sans s’inquiéter de la diphtongue ni des deux voyelles que l’orthographe grecque exige impérieusement, et nous montrer, par exemple, les noms propres ΑΛΕΞΑΝΔΡΟΣ, ΒΕΡΕΝΙΚΗ ou plutôt ΒΕΡΕΝΙΚΗΣ, ΤΡΑΙΑΝΟΣ, etc., transcrits avec toutes leurs consonnes, il est vrai, mais perdant. la plus grande partie de leurs voyelles : ΑΛΚΣΑΝΤΡΣ, ΒΡΝΗΚΣ, ΤΡΗΝΣ. On peut donc assimiler l’écriture phonétique égyptienne, à celle des anciens Phéniciens, aux écritures dites hébraïque, syriaque, samaritaine, à l’arabe cufique, et à l’arabe actuel ; écritures que l’on pourrait nommer semi-alphabétiques, parce qu’elles n’offrent, en quelque sorte, à l’œil que le squelette seul des mots, les consonnes et A les voyelles longues, laissant à la science du lecteur le soin de suppléer les voyelles brèves.
L’exposé des motifs qui déterminèrent les Égyptiens à prendre tel ou tel signe hiéroglyphique pour représenter tel ou tel son, exige un peu plus de développements : je suis forcé d’entrer dans des détails minutieux que je vous prie d’avance, monsieur, de me pardonner en faveur de l’importance de cette question en elle-même, et peut-être aussi des résultats singuliers auxquels son examen peut conduire.
J’ai déjà fait pressentir que, pour rendre les sons et les articulations, et former ainsi une écriture phonétique, les Égyptiens prirent des hiéroglyphes figurant dés objets physiques ou exprimant des idées dont le nom ou le mot correspondant en langue parlée commençait par la voyelle ou la consonne qu’il s’agissait de représenter. Le rapprochement que nous allons faire des signes hiéroglyphiques exprimant les consonnes avec les mots égyptiens exprimant les objets que ces mêmes hiéroglyphes représentent, lèvera toute incertitude sur la vérité du principe que nous venons d’énoncer, des analogies aussi multipliées ne pouvant être, en aucune manière, un pur effet du hasard. La consonne Β est exprimée, 1°, par un hiéroglyphe figurant le petit vase contenant du feu, et qui, placé sur la main d’un bras d’homme, sculpté, soit en bois soit en métal, forme la patère dans laquelle les héros représentés sur les bas-reliefs égyptiens brûlent ordinairement l’encens devant les images des dieux : le mot Berbe, des livres coptes, convient très bien à ce petit vase.
2° Le B est rendu sur l’obélisque Pamphile, par un quadrupède ; mais la gravure de Kircher est tellement négligée, que nous ne pouvons décider si cet animal est une vache (Bahsi), un chevreau (Baampé), un bouc (Barêit), un renard (Bashôr), le petit quadrupède nommé (Boischi), oui enfin un schakal (Bônsch).
La consonne Κ est rendue : 1°, par vase à anneau, espèce de bassin, et les dictionnaires égyptiens nous présentent les mots (Kelôl), (Kéloli), (Knikidji), et (Kadji), qui tous expriment des vases, des bassins pour puiser l’eau ;
2° Par une ligne représentant soit un angle droit avec sa corde, soit une espèce de triangle, et le mot (Kooh), signifie un angle ;
3° Par une espèce hutte ou sorte de cabane, en égyptien (Kalibi), soit par une espèce l’enceinte entourée de murs, (Kto), et recouverte d’une voûte ou plafond (Kêpé) ;
4° Par une coiffure ou capuchon, (Klaft) ; c’est la coiffure ordinaire des personnages privés dans les bas-reliefs égyptiens.
Le Λ est rendu par un lion ou une lionne dans une attitude de repos parfait. Nous trouverons le motif du choix de cet animal pour représenter la consonne Λ, dans le mot égyptien (Labo) ou (Laboi), employé dans les textes coptes, avec la signification de Lionne. Nous ferons observer que le mot exprimant l’idée de Lionne, en arabe ﻟﺐﻮ Lebouah, et en hébreu לביח Lébieh, sont parfaitement semblables au mot égyptien (Laboi) ; ajoutons même que ce motifdont l’orthographe régulière paraît avoir été (Lafôi), n’est qu’un mot composé signifiant très-velu, valdè hirsutus, et que c’est dans ce sens qu’on aurait aussi quelquefois appliqué ce nom à l’ours dans la version égyptienne des livres saints.
Le trait brisé qu’on a cru représenter l’eau en écriture hiéroglyphique, y exprime, seulement, la préposition de, en égyptien ; c’est pour cela que ce signe idéographique est devenu celui du son Ν. Les petits vases qui représentent aussi la consonne Ν, ne sont autres que ces petits vases d’albâtre qu’on trouve si fréquemment en Égypte, et qui servaient à contenir des huiles parfumées (Neh) ; ces vases portent dans les écrivains grecs le nom d’Αλϐαστρος ou d’Αλαϐαστρον.
La consonne grecque Ρ est exprimée hiéroglyphiquement 1° par l’image de la bouche (Ro).
2° Par une fleur de grenade (erman) ou roman.
Enfin la consonne Τ est représentée 1° par l’image d’une main ; 2° par le caractère idéographique de l’article déterminatif du genre féminin Ϯ (Ti) ou (Té) ; 3° ou par le niveau des maçons, en langue égyptienne (Tôri) ou (Tôré) suivant les dialectes.
Je ne doute point, monsieur, que si nous pouvions déterminer d’une manière certaine l’objet que figurent ou expriment tous les autres hiéroglyphes phonétiques compris dans notre alphabet, il ne me fût très facile de montrer, dans les lexiques égyptiens-coptes, les noms de ces mêmes objets commençant par la consonne ou les voyelles que leur image représente dans le système hiéroglyphique phonétique.
Cette méthode, suivie pour la composition de l’alphabet phonétique égyptien, fait pressentir jusques à quel point on pouvait multiplier, si on l’eût voulu, le nombre des hiéroglyphes phonétiques, sans nuire pour cela à la clarté de leur expression. Mais tout semble prouver que notre alphabet les renferme en très-grande partie. Nous avons, en effet, le droit de tirer cette conséquence, puisque cet alphabet est le résultat d’une série de noms propres phonétiques, gravés sur les monuments de l’Égypte pendant un intervalle de près de cinq siècles, et sur divers points de cette contrée.
Quant aux signes des voyelles de l’alphabet hiéroglyphique, il est aisé de voir qu’ils s’emploient d’une manière assez confuse les uns pour les autres. On ne peut établir sur ce point que les règles générales suivantes :
1° L’épervier, l’ibis, et trois autres espèces d’oiseaux s’emploient constamment pour Α ;
2° La feuille ou plume représente indifféremment les voyelles brèves Ᾰ Ε, même parfois Ŏ.
3° Les deux feuilles ou plumes répondent indifféremment aux voyelles Ι, Η, on aux diphtongues ΙΑ, ΑΙ.
Tout ce que je viens d’exposer sur l’origine, la formation et les anomalies de l’alphabet hiéroglyphique phonétique, s’applique presque entièrement à l’alphabet démotique-phonétique, dont la seconde colonne de la planche IV contient toute la série des signes, tirés de l’inscription de Rosette et du papyrus nouvellement acquis pour le cabinet du roi.
Ces deux systèmes d’écritures phonétiques étaient aussi intimement liés entre eux que le système idéographique sacerdotal le fut avec le système idéographique populaire qui n’en était qu’une émanation et avec le système hiéroglyphique pur dont il tirait son origine. Les lettres démotiques ne sont, en effet, pour la plupart, comme nous l’avons annoncé, que les signes hiératiques des hiéroglyphes phonétiques eux-mêmes. Il vous sera aisé, monsieur, de reconnaître toute la vérité de cette assertion, en prenant la peine de consulter le Tableau comparatif des signes hiératiques classés à côté du signe hiéroglyphique correspondant, Tableau que j’ai présenté à l’Académie des belles-lettres depuis plus d’une année. Il n’existe donc, au fond, entre les deux alphabets, l’hiéroglyphique et le démotique, d’autre différence que la forme seule des signes, la valeur et les motifs mêmes de cette valeur demeurant les mêmes. J’ajouterai, enfin, que ces signes phonétiques populaires n’étant autre chose que des caractères hiératiques sans altération, il ne put forcément exister en Égypte que deux systèmes d’écritures phonétiques seulement ; 1° l’écriture hiéroglyphique phonétique, employée sur les grands monuments ; 2° l’écriture hiératico-démotique, celle des noms propres grecs du texte intermédiaire de Rosette et du papyrus démotique de la bibliothèque du Roi (Suprà, p. 4.), et que nous trouverons peut-être un jour employée à transcrire le nom de quelque souverain grec ou romain dans des rouleaux de papyrus en écriture hiératique.
L’écriture phonétique fut donc en usage dans toutes les classes de la nation égyptienne, et elles l’employèrent longtemps comme un auxiliaire obligé des trois méthodes idéographiques. Lorsque, par l’effet de sa conversion au christianisme, le peuple égyptien reçut de ses apôtres l’écriture alphabétique grecque, obligé dès-lors d’écrire tous les mots de sa langue maternelle avec ce nouvel alphabet dont l’adoption l’isola pour toujours de la religion, de l’histoire et des institutions de ses ancêtres, tous les monuments étant, par ce fait, devenus muets pour ces néophytes et pour leurs descendants, ces Égyptiens conservèrent toutefois quelque habitude de leur ancienne écriture phonétique ; et nous remarquons, en effet, que dans les plus anciens textes coptes, en dialecte thébain, la plupart des voyelles brèves sont totalement omises, et qu’ils ne présentent souvent, comme les noms hiéroglyphiques des empereurs romains, que des séries de consonnes interrompues de loin en loin par quelques voyelles presque toujours longues. Ce rapprochement nous a paru digne de remarque. Les auteurs grecs et latins ne nous ont transmis aucune notion formelle sur l’écriture phonétique égyptienne ; il est fort difficile de déduire même l’existence de ce système, en pressant la lettre de certains passages où quelque chose de pareil semblerait être fort obscurément indiqué. Nous devons donc renoncer à connaître, par la tradition historique, l’époque où les écritures phonétiques furent introduites dans le système graphique des anciens Égyptiens.
Mais les faits parlent assez d’eux-mêmes pour nous autoriser, à dire, avec quelque certitude, que l’usage d’une écriture auxiliaire destinée à représenter les sons et les articulations de certains mots, précéda, en Égypte, la domination des Grecs et des Romains, quoiqu’il semble très-naturel d’attribuer l’introduction de l’écriture semi-alphabétique égyptienne à l’influence de ces deux nations européennes, qui se servaient depuis longtemps d’un alphabet proprement dit.
Je fonde mon opinion, à cet égard, sur les deux considérations suivantes, qui vous paraîtront peut-être, monsieur, d’un assez grand poids, pour décider la question.
1° Si les Égyptiens eussent inventé leur écriture phonétique à l’imitation de l’alphabet des Grecs ou de l’alphabet des Romains, ils eussent naturellement établi un nombre de signes phonétiques égal aux éléments connus de l’alphabet grec ou de l’alphabet latin. Or, c’est ce qui n’est point ; et la preuve incontestable que l’écriture phonétique égyptienne fut créée dans un tout autre but que celui d’exprimer les sons des noms propres des souverains grecs ou romains, se trouve dans la transcription égyptienne de ces noms eux-mêmes qui, pour la plupart, sont corrompus au point de devenir méconnaissables ; d’abord par la suppression ou la confusion de la plus grande partie des voyelles, en second lieu par l’emploi constant des consonnes Τ pour Δ, Κ pour Γ, Π pour Φ ; enfin par l’emploi accidentel du Λ pour le Ρ, et du Ρ pour le Λ.
2° J’ai la certitude que les mêmes signes hiéroglyphiques-phonétiques employés pour représenter les sons des noms propres grecs et romains, sont employés aussi dans des textes idéographiques gravés fort antérieurement à l’arrivée des Grecs en Égypte, et qu’ils ont déjà, dans certaines occasions, la même valeur représentative des sons ou des articulations, que dans les cartouches gravés sous les Grecs et sous les Romains. Le développement de ce fait précieux et décisif appartient à mon travail sur l’écriture hiéroglyphique pure. Je ne pourrais l’établir, dans cette lettre sans me jeter dans des détails prodigieusement étendus.
Je pense donc, monsieur, que l’écriture phonétique exista en Égypte à une époque fort reculée ; qu’elle était d’abord une partie nécessaire de l’écriture idéographique ; et qu’on l’employait aussi alors, comme on le fit après Cambyse, à transcrire (grossièrement il est vrai) dans les textes idéographiques, les noms propres des peuples, des pays, des villes, des souverains, et des individus étrangers dont il importait de rappeler le souvenir dans les textes historiques ou dans les inscriptions monumentales.
J’oserai dire plus : il serait possible de retrouver dans cette ancienne écriture phonétique égyptienne, quelque imparfaite qu’elle soit en elle-même, sinon l’origine, du moins le modèle sur lequel peuvent avoir été calqués les alphabets des peuples de l’Asie occidentale, et surtout ceux des nations voisines de l’Égypte. Si vous remarquez en effet, monsieur, 1° que chaque lettre des alphabets que nous appelons hébreu, chaldaïque et syriaque porte un nom significatif, noms fort anciens, puisqu’ils furent presque tous transmis par les Phéniciens aux Grecs lorsque ceux-ci en reçurent l’alphabet ; 2° Que la première consonne ou voyelle de ces noms est aussi, dans ces alphabets, la voyelle ou la consonne que la lecture représente, vous reconnaîtrez avec moi, dans la création de ces alphabets, une analogie parfaite avec la création de l’alphabet phonétique égyptien : et si des alphabets de ce genre sont formés primitivement, comme tout le prouve, de signes représentant des idées ou objets, il est évident que nous devons reconnaître le peuple inventeur de cette méthode graphique, dans celui qui se servit spécialement d’une écriture idéographique, c’est dire enfin, que l’Europe, qui reçut de la vieille Égypte les éléments des sciences et des arts, lui devrait encore l’inappréciable bienfait de l’écriture alphabétique.
Du reste je n’ai voulu qu’indiquer ici sommairement cet aperçu fécond en grandes conséquences, et il ressortait naturellement de mon sujet principal, l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques, dont je me suis proposé d’exposer à la fois la théorie et quelques applications. Celles-ci offrent des résultats déjà favorablement appréciés par l’illustre Académie dont les doctes travaux ont donné à l’Europe les premiers principes de la solide érudition, et ne cessent de lui en offrir les plus utiles exemples. Mes essais ajouteront peut-être quelque chose à la série des faits certains dont elle a enrichi l’histoire des vieux peuples ; celle des Égyptiens, qui remplissent encore le monde de leur juste renommée, y puisera quelques lumières nouvelles ; et c’est beaucoup sans doute, aujourd’hui, que de pouvoir faire, avec assurance, un premier pas dans l’étude de leurs monuments écrits, d’y recueillir, quelques données précises sur leurs principales institutions auxquelles l’antiquité elle-même a fait une réputation de sagesse que rien du moins n’a encore démentie. Quant aux prodigieux monuments que l’Égypte érige, nous pouvons enfin lire dans les cartouches qui les décorent, leur chronologie certaine depuis Cambyse, et les époques de leur fondation ou de leurs accroissements successifs sous les dynasties diverses qui la gouvernèrent, la plupart d’entre ces monuments portant à la fois des noms pharaoniques, des noms grecs et des noms romains, et les premiers, caractérisés par le petit nombre de leurs signes, résistant constamment à toute tentative pour y appliquer avec succès l’alphabet que je viens de faire connaître. Telle sera, je l’espère, l’utilité de ce travail que je suis très-flatté, monsieur, de produire sous vos honorables auspices ; le public lettré ne lui refusera ni son estime, ni son suffrage, puisqu’il a pu obtenir ceux du vénérable Nestor de l’érudition et des lettres françaises, qui les honora et les enrichit par tant de travaux, et qui, d’une main à la fois protectrice et bienveillante, se complut toujours à soutenir et à diriger dans la difficile carrière qu’il a si glorieusement parcourue, tant de jeunes émules qui ont depuis complètement justifié un si vif intérêt. Heureux d’en jouir à mon tour, je n’oserai cependant répondre que de ma profonde gratitude, et du respectueux attachement dont je vous prie, monsieur, de me permettre de vous renouveler publiquement toutes les assurances.
Paris, le 22 septembre 1822.
J. F. CHAMPOLLION le jeune.
EXPLICATION DES PLANCHES.
On réunit ici la lecture de tous les noms propres exprimés phonétiquement soit en écriture démotique soit en écriture hiéroglyphique, et représentés sur nos trois premières planches.
Les noms démotiques doivent être lus de droite à gauche. Les signes qui composent les noms hiéroglyphiques renfermés dans des cartels ou cartouches sont disposés de deux manières :
1° Ou ils sont rangés horizontalement: dans ce cas ils peuvent procéder soit de gauche à droite, soit de droite à gauche.
2° Où ils sont tracés en colonne perpendiculaire.
Dans l’un et l’autre cas les hiéroglyphes sont souvent placés deux a deux, trois à trois, etc., les uns au-dessus des autres.
La direction générale des signes hiéroglyphiques formant un nom propre ou une légende est facile à connaître, et l’on doit en commencer la lecture par le côté de l’inscription vers lequel sont tournées les têtes des animaux qui se trouvent parmi ces signes. Cette règle ne souffre aucune exception.[…]
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27 02 1848
Alexis de TOCQUEVILLE à la Chambre des Députés.
Messieurs, mon intention n’est pas de continuer la discussion particulière qui était commencée. […] Le but qui me fait monter à la tribune est plus général. […] Messieurs, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’état actuel des choses, l’état actuel de l’opinion, l’état des esprits en France, est de nature à alarmer et à affliger. Pour mon compte, je déclare sincèrement à la Chambre que, pour la première fois depuis quinze ans, j’éprouve une certaine crainte pour l’avenir ; et ce qui me prouve que j’ai raison, c’est que cette impression ne m’est pas particulière : je crois que je puis en appeler à tous ceux qui m’écoutent, et que tous me répondront que, dans les pays qu’ils représentent, une impression analogue subsiste ; qu’un certain malaise, une certaine crainte a envahi les esprits ; que, pour la première fois peut-être depuis seize ans, le sentiment, l’instinct de l’instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, que ce sentiment existe à un degré très grave dans le pays. […]
Si je jette, messieurs, un regard attentif sur la classe qui gouverne, sur la classe qui a des droits et sur celle qui est gouvernée, ce qui s’y passe m’effraie et m’inquiète. Et pour parler d’abord de ce que j’ai appelé la classe qui gouverne, et remarquez bien que je ne compose pas cette classe de ce qu’on a appelé improprement de nos jours la classe moyenne mais de tous ceux qui, dans quelque position qu’ils soient, qui usent des droits et s’en servent, prenant ces mots dans l’acception la plus générale, je dis que ce qui existe dans cette classe m’inquiète et m’effraye. Ce que j’y vois, messieurs, je puis l’exprimer par un mot : les mœurs publiques s’y altèrent, elles y sont déjà profondément altérées ; elles s’y altèrent de plus en plus tous les jours ; de plus en plus aux opinions, aux sentiments aux idées communes, succèdent des intérêts particuliers, des visées particulières, des points de vue empruntés à la vie et à l’intérêt privés.
Messieurs, mon intention n’est point de forcer la Chambre à s’appesantir plus qu’il n’est nécessaire, sur ces tristes détails ; je me bornerai à m’adresser à mes adversaires eux-mêmes, à mes collègues de la majorité ministérielle. Je les prie de faire eux-mêmes une sorte de revue statistique des collèges électoraux qui les ont envoyés dans cette Chambre ; qu’ils composent une première catégorie de ceux qui ne votent pour eux que par suite, non pas d’opinion politique, mais des sentiments d’amitié particulière ou de bon voisinage. Dans une seconde catégorie, qu’ils mettent ceux qui votent pour eux, non pas dans un point de vue d’intérêt public ou d’intérêt général, mais dans un point de vue d’intérêt purement local. À cette seconde catégorie, qu’ils en ajoutent enfin une troisième composée de ceux qui votent pour eux pour des motifs d’intérêt purement individuels, et je leur demande si ceux qui votent, ceux qui votent par un sentiment public désintéressé, par suite d’opinions, de passions publiques, si ceux-là forment la majorité ; je m’assure qu’ils découvriront aisément le contraire. Je me permettrai encore de leur demander si, à leur connaissance, depuis cinq ans, dix ans, quinze ans, le nombre de ceux qui votent pour eux par suite d’intérêts personnels et particuliers, ne croît pas sans cesse ; si le nombre de ceux qui votent pour eux par opinion politique ne décroît pas sans cesse ? Qu’ils me disent enfin si, autour d’eux, sous leurs yeux, il ne s’établit pas peu à peu, dans l’opinion publique, une sorte de tolérance singulière pour ces faits dont je parle, si, peu à peu il ne se fait pas une sorte de morale vulgaire et basse, selon laquelle l’homme qui postule de certains droits politiques se doit à lui-même, doit à ses enfants, à sa femme, à ses parents, de faire un usage personnel de ces droits dans l’intérêt de tous ; si cela ne s’élève pas graduellement jusqu’à devenir une espèce de devoir de père de famille ? Si cette morale nouvelle, inconnue dans les grands temps de notre histoire, inconnue au commencement de notre révolution, ne développe pas de plus en plus et n’envahit pas chaque jour les esprits. Je le leur demande.
Or, qu’est-ce que tout cela, sinon une dégradation successive et profonde, une dépravation de plus en plus complète des mœurs publiques ? Et si, passant de la vie publique à la vie privée, je considère ce qui se passe, si je fais attention à tout ce dont vous avez été témoins, particulièrement depuis un an, à tous ces scandales éclatants, à tous ces crimes, à toutes ces fautes, à tous ces délits, à tous ces vices extraordinaires que chaque circonstance a semblé faire apparaître de toutes parts, que chaque instance judiciaire révèle ; si je fais attention à tout cela, n’ai-je pas lieu d’être effrayé ? N’ai-je pas raison de dire que ce ne sont pas seulement chez nous les mœurs publiques qui s’altèrent, mais que ce sont les mœurs privées qui se dépravent ? (Dénégations au centre.)
Et remarquez, je ne dis pas ceci à un point de vue de moraliste, je le dis à un point de vue politique ; savez-vous quelle est la cause générale, efficiente, profonde, qui fait que les mœurs privées se dépravent ? C’est que les mœurs publiques s’altèrent. C’est parce que la morale ne règne pas dans les actes principaux de la société, qu’elle ne descend pas dans les moindres. C’est parce que l’intérêt a remplacé dans la vie publique les sentiments désintéressés, que l’intérêt fait la loi dans la vie privée.
On a dit qu’il y avait deux morales : une morale politique et une morale de la vie privée. Certes, si ce qui se passe parmi nous est tel que je le vois, jamais la fausseté d’une telle maxime n’a été prouvée d’une manière plus éclatante que de nos jours. Oui, je le crois, je crois qu’il se passe dans nos mœurs privées quelque chose qui est de nature à inquiéter, à alarmer les bons citoyens, et je crois que ce qui se passe dans nos mœurs privées tient en grande partie à ce qui arrive dans nos mœurs publiques. (Dénégations au centre.)
Eh bien ! messieurs, si vous ne m’en croyez pas sur ce point, croyez-en au moins l’impression de l’Europe. Je crois être aussi au courant que personne de cette Chambre de ce qui s’imprime, de ce qui se dit sur nous en Europe. Eh bien ! je vous assure dans la sincérité de mon cœur que je suis non seulement attristé, mais navré de ce que je lis et de ce que j’entends tous les jours ; je suis navré quand je vois le parti qu’on tire contre nous des faits dont je parle, les conséquences exagérées qu’on en fait sortir contre la nation tout entière, contre le caractère national tout entier ; je suis navré quand je vois que non seulement la puissance morale de la France s’affaiblit…
M. Janvier : Je demande la parole. (Mouvement.)
M. de Tocqueville : …Mais la puissance de ses principes, de ses idées, de ses sentiments. La France avait jeté dans le monde, la première, au milieu du fracas du tonnerre de sa première révolution, des principes qui depuis se sont trouvé des principes régénérateurs de toutes les sociétés humaines. C’a été sa gloire, c’est la plus précieuse partie d’elle-même. Eh bien ! messieurs, ce sont ces principes-là que nos exemples affaiblissent aujourd’hui. L’application que nous semblons en faire nous-mêmes fait que le monde doute d’elle. L’Europe qui nous regarde commence à se demander si nous avons eu raison ou tort ; elle se demande si, en effet, comme nous l’avons répété tant de fois, nous conduisons les sociétés humaines vers un avenir plus heureux et plus prospère, ou bien si nous les entraînons à notre suite vers les misères morales et la ruine. Voilà messieurs, ce qui me fait le plus de peine dans le spectacle que nous donnons au monde. Non seulement il nous nuit, mais il nuit à nos principes, il nuit à noire cause, il nuit à cette patrie intellectuelle à laquelle, pour mon compte, comme Français, je tiens plus qu’à cette patrie physique, matérielle, qui est sous nos yeux. (Mouvements divers.)
Messieurs, si le spectacle que nous donnons produit un tel effet vu de loin des confins de l’Europe, que pensez-vous qu’il produit en France même sur ces classes qui n’ont point de droits, et qui, du sein de l’oisiveté à laquelle nos lois les condamnent, nous regardent seuls agir sur le grand théâtre où nous sommes ? Que pensez-vous que soit l’effet que produise sur elles un tel spectacle ? Pour moi, je m’en effraye. On dit qu’il n’y a point de péril, parce qu’il n’y a pas d’émeute ; on dit que, comme il n’y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire, avec une sincérité complète, que je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n’est pas dans les faits, mais il est entré bien profondément dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui aujourd’hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu’elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles ont été tourmentées jadis ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement, mais la société même, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elles reposent aujourd’hui ? Ne voyez-vous pas que, peu à peu, il se dit dans leur sein que tout ce qui se trouve au-dessus d’elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété y repose sur des bases qui ne sont pas des bases équitables ? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racine, quand elles se répandent d’une manière presque générale, quand elles descendent profondément dans les masses, elles amènent tôt ou tard, je ne sais pas quand, je ne sais comment, mais elles amènent tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ? Telle est, messieurs, ma conviction profonde ; je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan (Réclamations.) ; j’en suis profondément convaincu. (Mouvements divers.)
Maintenant permettez-moi de rechercher en peu de mots devant vous, mais avec vérité et une sincérité complète, quels sont les véritables auteurs, les principaux auteurs du mal que je viens de chercher à décrire. Je sais très bien que les maux de la nature de ceux dont je viens de parler ne découlent pas tous peut-être même principalement du fait des gouvernements. Je sais très bien que les longues révolutions qui ont agité et remué si souvent le sol de ce pays ont dû laisser dans les âmes une instabilité singulière ; je sais très bien qu’il a pu se rencontrer dans les passions, dans les excitations des partis, certaines causes secondaires, mais considérables, qui peuvent servir à expliquer le phénomène déplorable que je vous faisais connaître tout à l’heure ; mais j’ai une trop haute idée du rôle que le pouvoir joue dans ce monde pour ne pas être convaincu que, lorsqu’il se produit un très grand mal dans la société, un grand mal politique, un grand mal moral, le pouvoir y est pour beaucoup. Qu’a donc fait le pouvoir pour produire le mal que je viens de vous décrire ? Qu’a fait le pouvoir pour amener cette perturbation profonde dans les mœurs publiques, et ensuite dans les mœurs privées ? Comment y a-t-il contribué ?
Je crois, messieurs, qu’on peut, sans blesser personne, dire que le gouvernement a ressaisi, dans ces dernières années surtout, des droits plus grands, une influence plus grande, des prérogatives plus considérables, plus multiples que celles qu’il avait possédées à aucune autre époque. Il est devenu infiniment plus grand que n’auraient jamais pu se l’imaginer, non seulement ceux qui l’ont donné, mais même ceux qui l’ont reçu en 1830. On peut affirmer, d’une part, que le principe de la liberté a reçu moins de développement que personne ne s’y serait attendu alors. Je ne juge pas l’événement, je cherche la conséquence. Si un résultat si singulier, si inattendu, a déjoué de mauvaises passions, de coupables espérances, croyez-vous qu’à sa vue beaucoup de nobles sentiments, d’espérances désintéressées, n’aient pas été atteints ; qu’il ne s’en soit pas suivi pour beaucoup de cœurs honnêtes une sorte de désillusionnement de sa politique, un affaiblissement réel des âmes ? Mais c’est surtout la manière dont ce résultat s’est produit, la manière détournée, et jusqu’à un certain point subreptice, dont ce résultat a été obtenu, qui a porté à la moralité publique un coup funeste. C’est en ressaisissant de vieux pouvoirs qu’on croyait avoir abolis en Juillet, en faisant revivre d’anciens droits qu’on croyait annulés, en remettant en vigueur d’anciennes lois qu’on croyait abrogées, en appliquant les lois nouvelles dans un autre sens que celui dans lequel elles avaient été faites, c’est par tous ces moyens détournés, par cette savante et patiente industrie que le gouvernement a enfin repris plus de pouvoir, plus d’action, plus d’activité et plus d’influence qu’il n’en avait peut-être jamais eu en France en aucun temps.
Voilà, messieurs, ce que le gouvernement a fait, ce qu’en particulier le ministère actuel a fait. Et pensez-vous, messieurs, que cette manière, que j’ai appelée tout à l’heure détournée et subreptice, de regagner peu à peu la puissance, de la prendre en quelque sorte par surprise, en se servant d’autres moyens que ceux que la Constitution lui avait donnés ; croyez-vous que ce spectacle étrange de l’adresse et du savoir-faire, donné publiquement pendant de longues années, sur un vaste théâtre, à toute la nation qui vous regarde, croyez-vous qu’un tel spectacle ait été de nature à améliorer les mœurs publiques ?
Pour moi, je suis profondément convaincu du contraire ; je ne veux pas prêter à mes adversaires des motifs déshonnêtes qu’ils n’auraient pas eus ; j’admettrais volontiers que, se servant des moyens que je blâme, ils ont cru se livrer à un mal nécessaire ; que la grandeur du but leur a caché le danger du moyen. Je veux croire cela : mais les moyens en ont-ils été moins dangereux ? Ils croient que la révolution qui s’est opérée depuis quinze ans dans les droits du pouvoir était nécessaire, soit ; et ils ne l’ont pas faite pour un intérêt particulier : je le veux croire ; mais il n’est pas moins vrai qu’ils l’ont opérée en prenant les hommes, non par leur côté honnête, mais par leur mauvais côté, par leurs passions, par leur faiblesse, ou par leur intérêt, et quelquefois par leurs vices. (Mouvement.) Mais, tout en voulant peut-être de bonne foi faire des choses honnêtes, ils ont fait des choses qui ne l’étaient pas, et surtout, ils ont appelé à leur aide, je pourrais dire dans leur compagnie journalière, des hommes qui ne voulaient ni d’un but honnête, ni de moyens honnêtes, qui ne voulaient que la satisfaction de leurs intérêts privés, à l’aide de la confiance qu’on leur confiait. Je ne veux citer qu’un exemple, pour montrer ce que je veux dire, c’est celui de ce ministre, dont je ne veux pas rappeler le nom, appelé dans le sein du cabinet, quand toute la France, ainsi que ses collègues, savait déjà qu’il était indigne d’y siéger ; sortant du cabinet sans que cette indignité devînt trop notoire, et placé où ? sur le siège le plus élevé de la justice, d’où il a dû bientôt descendre pour venir s’asseoir sur la sellette de l’accusé. Eh bien ! messieurs, quant à moi, je ne regarde pas ce fait comme un fait isolé ; je le considère comme le symptôme d’un mal général, le trait le plus saillant de toute une politique ; en marchant dans les voies que vous aviez choisies, vous aviez besoin de tels hommes.
[Tocqueville évoque ensuite le cas d’un fonctionnaire des Affaires étrangères révoqué pour avoir voté contre le gouvernement.]
Nulle part, le pouvoir n’a eu dans ses mains tant de moyens de corrompre, et n’a eu en face de lui une classe politique tellement restreinte et livrée à de tels besoins que la facilité d’agir sur elle parût plus grande, le désir d’agir sur elle plus irrésistible. […]
Mais, messieurs, admettons que je me trompe sur les causes du grand mal dont je parlais tout à l’heure, admettons qu’en effet le gouvernement en général et le cabinet en particulier n’y sont pour rien : admettons cela pour un moment. Le mal, messieurs, n’en est-il pas moins immense, ne devons-nous pas à notre pays, à nous-mêmes, de faire les efforts les plus énergiques et les plus persévérants pour les surmonter ? Je vous disais tout à l’heure que ce mal amènerait tôt ou tard, je ne sais comment, je ne sais d’où elles viendront, mais amèneront tôt ou tard les révolutions les plus graves dans ce pays ; soyez-en convaincus. Lorsque j’arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples, quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernaient, je vois bien tel événement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle ; mais croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c’est qu’ils sont devenus indignes de le porter. (Nouvelle sensation.)
Songez, messieurs, à l’ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s’appuyait mieux que vous sur d’anciens usages, de vieilles mœurs, sur d’antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et cependant elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? Pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du jeu de paume, La Fayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une cause plus profonde et plus vraie, et cette cause c’est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner. (« Très bien! Très bien ! »)
Voilà la véritable cause. Eh ! messieurs, s’il est juste d’avoir cette préoccupation patriotique dans tous les temps, à quel point n’est-il pas juste de l’avoir dans le nôtre ? Est-ce que vous ne ressentez pas, messieurs, par une sorte d’intuition instinctive, qui ne peut pas se discuter, s’analyser peut-être, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? (Mouvement) Est-ce que vous n’apercevez pas… que dirai-je ? un vent de révolution qui est dans l’air ? Ce vent, on ne sait où il naît, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève ; et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort. [,..]
On a parlé de changements dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement utiles, mais nécessaires : ainsi je crois à l’utilité de la réforme électorale, à l’urgence de la réforme parlementaire ; mais je ne suis pas assez insensé, messieurs, pour ne pas voir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui ne sont, en définitive, que le détail des affaires, non ce n’est pas le mécanisme des lois qui produisent les grands événements : ce qui fait les grands événements, messieurs, c’est l’esprit même du gouvernement. Gardez les lois si vous voulez ; quoique je pense que vous auriez tort de le faire, gardez-les; gardez même les hommes, si cela vous fait plaisir, je n’y fais aucun obstacle ; mais, pour Dieu changez l’esprit du gouvernement, car je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l’abîme ! (Vive approbation à gauche.)
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13 11 1863
Abraham LINCOLN inaugure le cimetière de Gettysburg
Il y a quatre vingt sept années que nos pères ont fondé sur le sol de ce continent, une nation, conçue dans la liberté et construite sur l’idée de l’égalité entre les hommes.
Maintenant, nous sommes engagés dans une grande guerre civile, épreuve qui décidera si cette nation, ou tout autre nation, ainsi conçue et vouée au même idéal, peut résister au temps. Nous sommes réunis sur un des grands champs de bataille de cette guerre. Nous sommes venus consacrer un coin de cette terre qui deviendra le dernier champ de repos de tous ceux qui sont morts pour que vive notre pays. Il est à la fois juste et digne de le faire.
Pourtant, en voyant plus loin, nous ne pouvons ni dédier ni consacrer, ni sanctifier ce coin de terre. Les braves, vivants et morts, qui se sont battus ici, l’ont déjà consacré bien au-delà de notre faible pouvoir de magnifier ou de minimiser. Le monde ne sera guère attentif à nos paroles, il ne s’en souviendra pas longtemps, mais il ne pourra jamais oublier ce que les hommes ont fait. C’est à nous les vivants de nous vouer à l’œuvre inachevée que d’autres ont si noblement entreprise. C’est à nous de nous consacrer plus encore à la cause pour laquelle ils ont offert le suprême sacrifice ; c’est à nous de faire en sorte que ces morts ne soient pas morts en vain ; à nous de vouloir qu’avec l’aide de Dieu notre pays renaisse dans la liberté ; à nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaîtra jamais de la face du monde.
Ce texte est gravé à l’intérieur du mémorial de Lincoln à Washington.
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11 03 1882
Ernest RENAN, professeur au Collège de France, donne une conférence en Sorbonne : Qu’est-ce qu’une nation ?
Je me propose d’analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société humaine sont des plus variées. Les grandes agglomérations d’hommes à la façon de la Chine, de l’Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; – la tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; – la cité à la façon d’Athènes et de Sparte ; – les réunions de pays divers à la manière de l’Empire carlovingien ; – les communautés sans patrie, maintenues par le lien religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; – les nations comme la France, l’Angleterre et la plupart des modernes autonomies européennes ; – les confédérations à la façon de la Suisse, de l’Amérique ; – des parentés comme celles que la race, ou plutôt la langue, établit entre les différentes branches de Germains, les différentes branches de Slaves ; – voilà des modes de groupements qui tous existent, ou bien ont existé, et qu’on ne saurait confondre les uns avec les autres sans les plus sérieux inconvénients. À l’époque de la Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s’appliquer à nos grandes nations de trente à quarante millions d’âmes. De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l’on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons d’arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des mots, à l’origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat ; c’est presque de la vivisection ; nous allons traiter les vivants comme d’ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l’impartialité la plus absolue.
Depuis la fin de l’Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l’Empire de Charlemagne, l’Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d’une manière durable. Ce que n’ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne probablement ne le pourra dans l’avenir. L’établissement d’un nouvel Empire romain ou d’un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l’Europe est trop grande pour qu’une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles. Une sorte d’équilibre est établi pour longtemps. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d’années, et malgré les aventures qu’elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d’un damier, dont les cases varient sans cesse d’importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait.
Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d’assez nouveau dans l’histoire. L’antiquité ne les connut pas ; l’Égypte, la Chine, l’antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C’étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil, ou un fils du Ciel. Il n’y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu’il n’y a de citoyens chinois. L’antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n’eut guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres d’admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l’Espagne, l’Italie, avant leur absorption dans l’Empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. L’Empire assyrien, l’Empire persan, l’Empire d’Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n’y eut jamais de patriotes assyriens ; l’Empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la colossale aventure d’Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquences pour l’histoire générale de la civilisation.
L’Empire romain fut bien plus près d’être une patrie. En retour de l’immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine, d’abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association, synonyme d’ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de l’Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de «la paix romaine», opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la France actuelle, ne saurait former un État dans l’acception moderne. La scission de l’Orient et de l’Occident était inévitable. Les essais d’un empire gaulois, au IIIe siècle, ne réussirent pas. C’est l’invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l’existence des nationalités.
Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes invasions du Ve siècle jusqu’aux dernières conquêtes normandes au Xe ? Ils changèrent peu le fond des races ; mais ils imposèrent des dynasties et une aristocratie militaire à des parties plus ou moins considérables de l’ancien Empire d’Occident, lesquelles prirent le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ; plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l’empire franc refait un moment l’unité de l’Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement vers le milieu du IX° siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe, et dès lors la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne s’acheminent, par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que nous la voyons s’épanouir aujourd’hui.
Qu’est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C’est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d’énumérer, rien d’analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l’Arménien, l’Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd’hui qu’au jour de la conquête. Deux circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D’abord le fait que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu’ils eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la distinction absolue des hommes d’après la religion, ne peut plus se produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l’oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d’Alaric, de Gondebaud, d’Alboïn, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était lui-même la conséquence d’une autre particularité importante ; c’est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs générations, les chefs ne se marient qu’avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica n’eurent, depuis l’établissement des Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées. Il n’en fut pas ainsi en Angleterre ; car l’invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la population bretonne s’enfuit, et, d’ailleurs, le latin n’était plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au V° siècle, Clovis et les siens n’eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.
De là ce résultat capital que, malgré l’extrême violence des mœurs des envahisseurs germains, le moule qu’ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même de la nation. France devint très légitimement le nom d’un pays où il n’était entré qu’une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l’esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français. L’idée d’une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l’un à l’autre n’est en rien une différence ethnique ; c’est une différence de courage, d’habitudes et d’éducation transmise héréditairement ; l’idée que l’origine de tout cela soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d’après lequel la noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un dogme dès le XIII° siècle. La même chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au bout d’une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n’en avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu’il n’avait pas auparavant.
L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle. Le roi de France, qui est, si j’ose le dire, le type idéal d’un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu’il y ait ; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu’il avait formée l’a maudit, et, aujourd’hui, il n’y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu’il valait et ce qu’il a fait.
C’est par le contraste que ces grandes lois de l’histoire de l’Europe occidentale deviennent sensibles. Dans l’entreprise que le roi de France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu’ils l’étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l’élément tchèque et l’élément allemand sont superposés comme l’huile et l’eau dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités d’après la religion a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la ruine de l’Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n’ont entre elles presque rien en commun. Or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s’il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIII° siècle. Il n’y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d’une origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.
La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l’unité a été réalisée par une dynastie, comme c’est le cas pour la France ; tantôt elle l’a été par la volonté directe des provinces, comme c’est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c’est le cas pour l’Italie et l’Allemagne. Toujours une profonde raison d’être a présidé à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l’Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l’Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l’Italie est une nation, et la Turquie, hors de l’Asie Mineure, n’en est pas une. C’est la gloire de la France d’avoir, par la Révolution française, proclamé qu’une nation existe par elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu’on nous imite. Le principe des nations est le nôtre. Mais qu’est-ce donc qu’une nation ? Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n’en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l’a créée a disparu ? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n’en est pas une ? Pourquoi l’Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ? Voilà des points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre d’accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par ces sortes de raisonnements ; mais les hommes appliqués veulent porter en ces matières quelque raison et démêler les confusions où s’embrouillent les esprits superficiels.
À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d’abord, puis oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l’a formé. Il est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une famille d’origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la France en 1789 n’avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone que la maison capétienne avait ajoutée à l’étroite lisière du traité de Verdun fut bien l’acquisition personnelle de cette maison. À l’époque où furent faites les annexions, on n’avait l’idée ni des limites naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La réunion de l’Angleterre, de l’Irlande et de l’Écosse fut de même un fait dynastique. L’Italie n’a tardé si longtemps à être une nation que parce que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre siècle, ne se fit le centre de l’unité. Chose étrange, c’est à l’obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu’elle a pris un titre royal. La Hollande, qui s’est créée elle-même, par un acte d’héroïque résolution, a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison d’Orange, et elle courrait de vrais dangers le jour où cette union serait compromise.
Une telle loi, cependant, est-elle absolue ? Non, sans doute. La Suisse et les États-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d’additions successives, n’ont aucune base dynastique. Je ne discuterai pas la question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de l’avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle. Et puis le XVIII° siècle avait changé toute chose. L’homme était revenu, après des siècles d’abaissement, à l’esprit antique, au respect de lui-même, à l’idée de ses droits. Les mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu s’accomplir l’opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans l’histoire, opération que l’on peut comparer à ce que serait, en physiologie, la tentative de faire vivre en son identité première un corps à qui l’on aurait enlevé le cerveau et le cœur.
Il faut donc admettre qu’une nation peut exister sans principe dynastique, et même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d’exister. Le vieux principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce droit national, sur quel critérium le fonder ? à quel signe le connaître ? de quel fait tangible le faire dériver ?
I – De la race, disent plusieurs avec assurance.
Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c’est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j’expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l’ethnographie. C’est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.
Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité antiques n’étaient qu’une extension de la famille. À Sparte, à Athènes, tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins rapprochés. Il en était de même chez les Beni-Israël ; il en est encore ainsi dans les tribus arabes. D’Athènes, de Sparte, de la tribu israélite, transportons-nous dans l’Empire romain. La situation est tout autre. Formée d’abord par la violence, puis maintenue par l’intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l’idée de race le coup le plus grave. Le christianisme, avec son caractère universel et absolu, travaille plus efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec l’Empire romain une alliance intime, et, par l’effet de ces deux incomparables agents d’unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des siècles.
L’invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans cette voie. Les découpures de royaumes barbares n’ont rien d’ethnographique ; elles sont réglées par la force ou le caprice des envahisseurs. La race des populations qu’ils subordonnaient était pour eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que Rome avait déjà fait : un empire unique composé des races les plus diverses ; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement leurs deux grandes lignes du nord au sud, n’eurent pas le moindre souci de la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements de frontière qui s’opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique suivie de la maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de France, les territoires de l’ancienne Gaule, ce n’est pas là un effet de la tendance qu’auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne se souvenaient plus d’une origine commune. Toute conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère, et ce n’est que par une vue d’érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement l’individualité du caractère gaulois.
La considération ethnographique n’a donc été pour rien dans la constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique, germanique. L’Allemagne est germanique, celtique et slave. L’Italie est le pays où l’ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques, Pélasges, Grecs, sans parler de bien d’autres éléments, s’y croisent dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les proportions sont singulièrement difficiles à définir.
La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l’Angleterre, la France, l’Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. L’Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le Sud a été gaulois. Tout l’Est, à partir d’Elbe, est slave. Et les parties que l’on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus.
Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les anthropologistes, la race a le même sens qu’en zoologie ; elle indique une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l’étude des langues et de l’histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie. Les mots des brachycéphales, de dolichocéphales n’ont pas de place en histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les langues et l’institution dites sémitiques. En d’autres termes, les origines zoologiques de l’humanité sont énormément antérieures aux origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n’avaient aucune unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans, tandis que l’origine zoologique de l’humanité se perd dans des ténèbres incalculables. Ce qu’on appelle philologiquement et historiquement la race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l’espèce humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non, assurément. L’apparition de l’individualité germanique dans l’histoire ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils n’avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type dans l’ensemble de l’humanité. Or le type de ce qu’on appelle très improprement la race anglo-saxonne n’est ni le Breton du temps de César, ni l’Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume le Conquérant ; c’est la résultante de tout cela. Le Français n’est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de Jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la population normande de la côte voisine. Au XI° siècle, l’œil le plus pénétrant n’eût pas saisi des deux côtés du canal la plus légère différence. D’insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait dissemblables. La race, comme nous l’entendons, nous autres, historiens, est donc quelque chose qui se fait et se défait. L’étude de la race est capitale pour le savant qui s’occupe de l’histoire de l’humanité. Elle n’a pas d’application en politique. La conscience instinctive qui a présidé à la confection de la carte d’Europe n’a tenu aucun compte de la race, et les premières nations de l’Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé.
Le fait de la race, capital à l’origine, va donc toujours perdant de son importance. L’histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n’y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n’a pas le droit d’aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : «Tu es notre sang ; tu nous appartiens !» En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Tenez, cette politique ethnographique n’est pas sûre. Vous l’exploitez aujourd’hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de l’ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous il est bon de savoir oublier.
J’aime beaucoup l’ethnographie ; c’est une science d’un rare intérêt ; mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent ; c’est la condition du progrès. Les limites des États suivraient les fluctuations de la science. Le patriotisme dépendrait d’une dissertation plus ou moins paradoxale. On viendrait dire au patriote : «Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être celte ; non, vous êtes germain». Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la de donner un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant d’intérêts. Soyez sûrs que, si on la charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la surprendra bien des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux à faire : demandons-lui tout simplement la vérité.
II – Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue.
La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. Les États-Unis et l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu’elle a été faite par l’assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l’homme quelque chose de supérieur à la langue : c’est la volonté. La volonté de la Suisse d’être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu’une similitude souvent obtenue par des vexations.
Un fait honorable pour la France, c’est qu’elle n’a jamais cherché à obtenir l’unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l’heure de l’inconvénient qu’il y aurait à faire dépendre la politique internationale de l’ethnographie. Il n’y en aurait pas moins à la faire dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études l’entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à ce qui en altérerait la sérénité. L’importance politique qu’on attache aux langues vient de ce qu’on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l’on ne parle plus qu’allemand, parlait slave il y a quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et l’Espagne parlent l’idiome primitif d’Albe la Longue ; l’Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude de langue n’entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu proto-aryenne ou proto-sémite ; il s’y trouvait des esclaves, qui parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l’esclave était alors bien souvent d’une race différente de celle de son maître. Répétons-le : ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident pas avec les divisions de l’anthropologie. Les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s’agit de déterminer la famille avec laquelle on s’unit pour la vie et pour la mort.
Cette considération exclusive de la langue a, comme l’attention trop forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l’exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu’on respire dans le vaste champ de l’humanité pour s’enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l’esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. N’abandonnons pas ce principe fondamental, que l’homme est un être raisonnable et moral, avant d’être parqué dans telle ou telle langue, avant d’être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n’étaient ni français, ni italiens, ni allemands. Ils avaient retrouvé, par leur commerce avec l’antiquité, le secret de l’éducation véritable de l’esprit humain, et ils s’y dévouaient corps et âme. Comme ils firent bien !
III – La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité moderne.
À l’origine, la religion tenait à l’existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d’Athènes, c’était le culte d’Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n’impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d’État. On n’était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C’était au fond le culte de l’Acropole personnifiée. Jurer sur l’autel d’Aglaure, c’était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l’équivalent de ce qu’est chez nous l’acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C’était déclarer qu’on n’était pas athénien. D’un autre côté, il est clair qu’un tel culte n’avait pas de sens pour celui qui n’était pas d’Athènes ; aussi n’exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l’accepter ; les esclaves d’Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n’était pas bon vénitien si l’on ne jurait point par saint Marc ; on n’était pas bon amalfitain si l’on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des vœux au premier jour de l’an.
Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l’était déjà plus dans les royaumes sortis de la conquête d’Alexandre, ne l’était surtout plus dans l’Empire romain. Les persécutions d’Antiochus Épiphane pour amener l’Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l’Empire romain pour maintenir une prétendue religion d’État furent une faute, un crime, une véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire. Il n’y a plus de masses croyant d’une manière uniforme. Chacun croit et pratique à sa guise, ce qu’il peut, comme il veut. Il n’y a plus de religion d’État ; on peut être français, anglais, allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n’existe plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son importance dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.
IV – La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes.
Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n’est pas une patrie.
V – La géographie, ce qu’on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations.
La géographie est un des facteurs essentiels de l’histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d’une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s’adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d’abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n’y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu’une autre un caractère bornal. Si l’histoire l’avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l’Elbe, l’Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d’infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n’est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n’est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l’homme fournit l’âme. L’homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu’on appelle un peuple. Rien de matériel n’y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l’histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.
Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel : la race, la langue, les intérêts, l’affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ? Par suite de ce qui a été dit antérieurement, je n’aurai pas désormais à retenir bien longtemps votre attention.
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. Le chant spartiate : «Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes» est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie.
Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l’heure : «avoir souffert ensemble» ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun.
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l’ordre d’idées que je vous soumets, une nation n’a pas plus qu’un roi le droit de dire à une province : «Tu m’appartiens, je te prends». Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu’un en cette affaire a droit d’être consulté, c’est l’habitant. Une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l’homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l’émiettement des nations sont la conséquence d’un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu’en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l’excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d’une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu’est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. À l’heure présente, l’existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l’œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l’humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu’un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l’ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d’épreuves t’attendent encore ! Puisse l’esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !
Je me résume, Messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. Si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d’avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. «Consulter les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d’une simplicité enfantine». – Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.
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30 07 1903
JEAN JAURES DISCOURS À LA JEUNESSE LYCÉE D’ALBI
Dans l’enceinte du lycée Lapérouse, dont il a été l’élève, Jean Jaurès,1859-1914, s’adresse aux lycéens d’Albi.
Après avoir été convaincu de la culpabilité du capitaine Dreyfus, il en est devenu un ardent défenseur. Deux ans plus tôt, il a participé à la fondation du Parti Socialiste. Un an plus tard, il fondera le journal L’Humanité, qu’il dirigera jusqu’à sa mort.
C’est une grande joie pour moi de me retrouver en ce lycée d’Albi et d’y reprendre un instant la parole. Grande joie nuancée d’un peu de mélancolie ; car lorsqu’on revient à de longs intervalles, on mesure soudain ce que l’insensible fuite des jours a ôté de nous pour le donner au passé. Le temps nous avait dérobés à nous mêmes, parcelle à parcelle, et tout à coup c’est un gros bloc de notre vie que nous voyons loin de nous. La longue fourmilière des minutes emportant chacune un grain chemine silencieusement, et un beau soir le grenier est vide.
Mais qu’importe que le temps nous retire notre force peu à peu, s’il l’utilise obscurément pour des œuvres vastes en qui survit quelque chose de nous ? Il y a vingt deux ans, c’est moi qui prononçais ici le discours d’usage. Je me souviens (et peut-être quelqu’un de mes collègues d’alors s’en souvient-il aussi) que j’avais choisi comme thème : les Jugements humains. Je demandais à ceux qui m’écoutaient de juger les hommes avec bienveillance, c’est-à-dire avec, équité, d’être attentifs dans les consciences les plus médiocres et les existences les plus dénuées, aux traits de lumière, aux fugitives étincelles de beauté morale par où se révèle la vocation de grandeur de la nature humaine. Je les priais d’interpréter avec
indulgence le tâtonnant effort de l’humanité incertaine. Peut-être dans les années de lutte qui ont suivi, ai-je manqué plus d’une fois envers des adversaires à ces conseils de généreuse équité. Ce qui me rassure un peu, c’est que j’imagine qu’on a dû y manquer aussi parfois à mon égard, et cela rétablit l’équilibre. Ce qui reste vrai, à travers toutes nos misères, à travers toutes les injustices commises ou subies, c’est qu’il faut faire un large crédit à la nature humaine ; c’est qu’on se condamne soi-même à ne pas comprendre l’humanité, si on n’a pas le sens de sa grandeur et le pressentiment de ses destinées incomparables. Cette confiance n’est ni sotte, ni aveugle, ni frivole. Elle n’ignore pas les vices, les crimes, les erreurs, les préjugés, les égoïsmes de tout ordre, égoïsme des individus, égoïsme des castes, égoïsme des partis, égoïsme des classes, qui appesantissent la marche de l’homme, et absorbent souvent le cours du fleuve en un tourbillon trouble et sanglant. Elle sait que les forces bonnes, les forces de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps, et que la nuit de la servitude et de l’ignorance n’est pas dissipée par une illumination soudaine et totale, mais atténuée seulement par une lente série d’aurores incertaines. Oui, les hommes qui ont confiance en l’homme savent cela. Ils sont résignés d’avance à ne voir qu’une réalisation incomplète de leur vaste idéal, qui lui-même sera dépassé ; ou plutôt ils se félicitent que toutes les possibilités humaines ne se manifestent point dans les limites étroites de leur vie. Ils sont pleins d’une sympathie déférente, et douloureuse pour ceux qui ayant été brutalisés par l’expérience immédiate ont conçu des pensées amères, pour ceux dont la vie a coïncidé avec des époques de servitude, d’abaissement et de réaction, et qui, sous le noir nuage immobile, ont pu croire que le jour ne se lèverait plus ; mais eux-mêmes se gardent bien d’inscrire définitivement au passif de l’humanité qui dure les mécomptes des générations qui passent. Et ils affirment avec une certitude qui ne fléchit pas, qu’il vaut la peine de penser et d’agir, que l’effort humain vers la clarté et le droit n’est jamais perdu. L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir.
Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance. Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature passagère une trêve funeste et un lâche repos. Instituer la République, c’est proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligés de suffire par un travail constant aux nécessités de la vie privée et domestique, auront cependant assez de temps et de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune. Et si cette République surgit dans un monde monarchique encore, c’est assurer qu’elle s’adaptera aux conditions compliquées de la vie internationale, sans entreprendre sur l’évolution plus lente des autres peuples, mais sans rien abandonner de sa fierté juste et, sans atténuer l’éclat de son principe.
Oui, la République est un grand acte de confiance et un grand acte d’audace. L’invention en était si audacieuse, si paradoxale, que même les hommes hardis qui, il y a cent dix ans, ont révolutionné le monde, en écartèrent d’abord l’idée. Les constituants de 1789 et de 1791, même les législateurs de 1792 croyaient que la monarchie traditionnelle était l’enveloppe nécessaire de la société nouvelle. Ils ne renoncèrent à cet abri que sous les coups répétés de la trahison royale. Et quand enfin ils eurent déraciné la royauté, la République leur apparut moins comme un système prédestiné que comme le seul moyen de combler le vide laissé par la monarchie. Bientôt cependant, et après quelques heures d’étonnement et presque d’inquiétude, ils l’adoptèrent de toute leur pensée et de tout leur cœur. Ils résumèrent, ils confondirent en elle toute la Révolution. Et ils ne cherchèrent point à se donner le change. Ils ne cherchèrent point à se rassurer par l’exemple des républiques antiques ou des républiques helvétiques et italiennes. Ils virent bien qu’ils créaient une œuvre, nouvelle, audacieuse et sans précédent. Ce n’était point l’oligarchique liberté des républiques de la Grèce, morcelées, minuscules et appuyées sur le travail servile. Ce n’était point le privilège superbe de servir la république romaine, haute citadelle d’où une aristocratie conquérante dominait le monde, communiquant avec lui par une hiérarchie de droits incomplets et décroissants qui descendait jusqu’au néant du droit, par un escalier aux marches toujours plus dégradées et plus sombres, qui se perdait enfin dans l’abjection de l’esclavage, limite obscure de la vie touchant à la nuit souterraine. Ce n’était pas le patriciat marchand de Venise et de Gênes. Non c’était la République d’un grand peuple où il n’y avait que des citoyens et où tous les citoyens étaient égaux. C’était la République de la démocratie et du suffrage universel. C’était une nouveauté magnifique et émouvante.
Les hommes de la Révolution en avaient conscience. Et lorsque dans la fête du 10 août 1793, ils célébrèrent cette Constitution, qui pour la première fois depuis l’origine de l’histoire organisait la souveraineté nationale et la souveraineté de tous, lorsque artisans et ouvriers, forgerons, menuisiers, travailleurs des champs défilèrent dans le cortège, mêlés aux magistrats du peuple et ayant pour enseignes leurs outils, le président de la Convention put dire que c’était un jour qui ne ressemblait à aucun autre jour, le plus beau depuis que le soleil était suspendu dans l’immensité de l’espace. Toutes les volontés se haussaient pour être à la mesure de cette nouveauté héroïque. C’est pour elle que ces hommes combattirent et moururent. C’est en son nom qu’ils refoulèrent les rois de l’Europe. C’est en son nom qu’ils se décimèrent. Et ils concentrèrent en elle une vie si ardente et si terrible, ils produisirent par elle tant d’actes et tant de pensées, qu’on put croire que cette République toute neuve, sans modèle comme sans traditions, avait acquis en quelques années la force et la substance des siècles.
Et pourtant que de vicissitudes et d’épreuves avant que cette République que les hommes de la Révolution avaient crue impérissable soit fondée enfin sur notre sol. Non seulement après quelques années d’orage elle est vaincue, mais il semble qu’elle s’efface à jamais et de l’histoire et de la mémoire même des hommes. Elle est bafouée, outragée ; plus que cela, elle est oubliée. Pendant un demi-siècle, sauf quelques cœurs profonds qui gardaient le souvenir et l’espérance , les hommes, la renient ou même l’ignorent. Les tenants de l’ancien régime ne parlent d’elle que pour en faire honte à la Révolution : Voilà où a conduit le délire révolutionnaire. Et parmi ceux qui font profession de défendre le monde moderne, de continuer la tradition de la Révolution, la plupart désavouent la République et la démocratie. On dirait qu’ils ne se souviennent même plus. Guizot s’écrie : Le suffrage universel n’aura jamais son jour. Comme s’il n’avait pas eu déjà ses grands jours d’histoire, comme si la Convention n’était pas sortie de lui. Thiers, quand il raconte la révolution du 10 août , néglige de dire qu’elle proclama le suffrage universel, comme si c’était là un accident sans importance et une bizarrerie d’un jour. République, suffrage universel, démocratie, ce fut, à en croire les sages, le songe fiévreux des hommes de la Révolution. Leur œuvre est restée, mais leur fièvre est éteinte et le monde moderne qu’ils ont fondé, s’il est tenu de continuer leur œuvre, n’est pas tenu de continuer leur délire. Et la brusque résurrection de la République, reparaissant en 1848 pour s’évanouir en 1851, semblait en effet la brève rechute dans un cauchemar bientôt dissipé.
Et voici maintenant que cette République qui dépassait de si haut l’expérience séculaire des hommes et le niveau commun de la pensée que quand elle tomba, ses ruines mêmes périrent et son souvenir s’effrita, voici que cette République de démocratie, de suffrage universel et d’universelle dignité humaine, qui n’avait pas eu de modèle et qui semblait destinée à n’avoir pas de lendemain, est devenu la loi durable de la nation, la forme définitive de la vie française, le type vers lequel évoluent lentement toutes les démocraties du monde.
Or, et c’est là surtout ce que je signale à vos esprits, l’audace même de la tentative a contribué au succès. L’idée d’un grand peuple se gouvernant lui-même était si noble qu’aux heures de difficulté et de crise elle s’offrait à la conscience de la nation. Une première fois en 1793 le peuple de France avait gravi cette cime, et il y avait goûté un si haut orgueil, que toujours sous l’apparent oubli et l’apparente indifférence, le besoin subsistait de retrouver cette émotion extraordinaire. Ce qui faisait la force invincible de la République, c’est qu’elle n’apparaissait pas seulement de période en période, dans le désastre ou le désarroi des autres régimes, comme l’expédient nécessaire et la solution forcée. Elle était une consolation et une fierté. Elle seule avait assez de noblesse morale pour donner à la nation la force d’oublier les mécomptes et de dominer les désastres. C’est pourquoi elle devait avoir le dernier mot. Nombreux sont les glissements et nombreuses les chutes sur les escarpements qui mènent aux cimes ; mais les sommets ont une force attirante. La République a vaincu parce qu’elle est dans la direction des hauteurs, et que l’homme ne peut s’élever sans monter vers elle. La loi de la pesanteur n’agit pas souverainement sur les sociétés humaines ; et ce n’est pas dans les lieux bas qu’elles trouvent leur équilibre. Ceux qui, depuis un siècle, ont mis très haut leur idéal ont été justifiés par l’histoire.
Et ceux-là aussi seront justifiés qui le placent plus haut encore. Car le prolétariat dans son ensemble commence à affirmer que ce n’est pas seulement dans les relations politiques des hommes, c’est aussi dans leurs relations économiques et sociales qu’il faut faire entrer la liberté vraie, l’égalité, la justice. Ce n’est pas seulement la cité, c’est l’atelier, c’est le travail, c’est la production, c’est la propriété qu’il veut organiser selon le type républicain. À un système qui divise et qui opprime, il entend substituer une vaste coopération sociale où tous les travailleurs de tout ordre, travailleurs de la main et travailleurs du cerveau, sous la direction de chefs librement élus par eux, administreront la production enfin organisée.
Messieurs, je n’oublie pas que j’ai seul la parole et que ce privilège m’impose beaucoup de réserve. Je n’en abuserai point pour dresser dans cette fête une idée autour de laquelle se livrent et se livreront encore d’âpres combats. Mais comment m’était-il possible de parler devant cette jeunesse qui est l’avenir, sans laisser échapper ma pensée d’avenir Je vous aurais offensés par trop de prudence ; car quel que soit votre sentiment sur le fond des choses, vous êtes tous des esprits trop libres pour me faire grief d’avoir affirmé ici cette haute espérance socialiste, qui est la lumière de ma vie.
Je veux seulement dire deux choses, parce qu’elles touchent non au fond du problème, mais à la méthode de l’esprit et à la conduite de la pensée. D’abord, envers une idée audacieuse qui doit ébranler tant d’intérêts et tant d’habitudes et qui prétend renouveler le fond même de la vie, vous avez le droit d’être exigeants. Vous avez le droit de lui demander de faire ses preuves, c’est-à-dire d’établir avec précision comment elle se rattache à toute l’évolution politique et sociale, et comment elle peut s’y insérer. Vous avez le droit de lui demander par quelle série de formes juridiques et économiques elle assurera le passage de l’ordre existant à l’ordre nouveau. Vous avez le droit d’exiger d’elle que les premières applications qui en peuvent être faites ajoutent à la vitalité économique et morale de la nation. Et il faut qu’elle prouve, en se montrant capable de défendre ce qu’il y a déjà de noble et de bon dans le patrimoine humain, qu’elle ne vient pas le gaspiller, mais l’agrandir. Elle aurait bien peu de foi en elle-même si elle n’acceptait pas ces conditions.
En revanche, vous, vous lui devez de l’étudier d’un esprit libre, qui ne se laisse troubler par aucun intérêt de classe. Vous lui devez de ne pas lui opposer ces railleries frivoles, ces affolements aveugles ou prémédités et ce parti pris de négation ironique ou brutale que si souvent, depuis, un siècle même, les sages opposèrent à la République, maintenant acceptée de tous, au moins en sa forme. Et si vous êtes tentés de dire encore qu’il ne faut pas s’attarder à examiner ou à discuter des songes, regardez en un de vos faubourgs. Que de railleries, que de prophéties sinistres sur l’œuvre qui est là ! Que de lugubres pronostics opposés aux ouvriers qui prétendaient se diriger eux-mêmes, essayer dans une grande industrie la forme de la propriété collective et la vertu de la libre discipline. L’œuvre a duré pourtant ; elle a grandi : elle permet d’entrevoir ce que peut donner la coopération collectiviste. Humble bourgeon à coup sûr mais qui atteste le travail de la sève, la lente montée des idées nouvelles la puissance de transformation de la vie. Rien n’est plus menteur que le vieil adage pessimiste et réactionnaire de l’Ecclésiaste désabusé : II n’y a rien de nouveau sous le soleil. Le soleil lui, même a été jadis une nouveauté, et la terre fut une nouveauté, et l’homme fut une nouveauté. L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création.
C’est donc d’un esprit libre aussi, que vous accueillerez cette autre grande nouveauté qui s’annonce par des symptôme multipliés : la paix durable entre les nations, la paix définitive. Il ne s’agit point de déshonorer la guerre dans le passé. Elle a été une partie de la grande action humaine, et l’homme l’a ennoblie par la pensée et le courage, par l’héroïsme exalté, par le magnanime mépris de la mort. Elle a été sans doute et longtemps, dans le chaos de l’humanité désordonnée et saturée d’instincts brutaux, le seul moyen de résoudre les conflits ; elle a été aussi la dure force qui, en mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mêlé les éléments humains et préparé les groupements vastes. Mais un jour vient, et tout nous signifie qu’il est proche, où l’humanité est assez organisée, assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir résoudre par la raison, la négociation et le droit les conflits de ses groupements et de ses forces. Et la guerre, détestable et grande tant qu’elle était nécessaire, est atroce et scélérate quand elle commence à paraître inutile. Je ne vous propose pas un rêve idyllique et vain. Trop longtemps les idées de paix et d’unité humaines n’ont été qu’une haute clarté illusoire qui éclairait ironiquement les tueries continuées.
Vous souvenez-vous de l’admirable tableau que nous a laissé Virgile de la chute de Troie ? C’est la nuit : la cité surprise est envahie par le fer et le feu, par le meurtre, l’incendie et le désespoir. Le palais de Priam est forcé et les portes abattues laissent apparaître la longue suite des appartements et des galeries. De chambre en chambre, les torches et les glaives poursuivent les vaincus ; enfants, femmes, vieillards se réfugient en vain auprès de l’autel domestique que le laurier sacré ne protège plus contre la mort et contre l’outrage, le sang coule à flots, et toutes les bouches crient de terreur, de douleur, d’insulte et de haine. Mais par dessus la demeure bouleversée et hurlante, les cours intérieures, les toits effondrés laissent apercevoir le grand ciel serein et paisible, et toute la clameur humaine de violence et d’agonie monte vers les étoiles d’or : Ferit aurea sidera clamor – le cri frappe les étoiles dorées -.
De même, depuis vingt siècles, et de période en période, toutes les fois qu’une étoile d’unité et de paix s’est levée sur les hommes, la terre déchirée et sombre a répondu par des clameurs de guerre. C’était d’abord l’astre impérieux de Rome conquérante qui croyait avoir absorbé tous les conflits dans le rayonnement universel de sa force. L’empire s’effondre sous le choc des barbares, et un effroyable tumulte répond à la prétention superbe de la paix romaine. Puis ce fut l’étoile chrétienne qui enveloppa la terre d’une lueur de tendresse et d’une promesse de paix. Mais atténuée et douce aux horizons galiléens, elle se leva dominatrice et âpre sur l’Europe féodale. La prétention de la papauté à apaiser le monde sous sa loi et au nom de l’unité catholique ne fit qu’ajouter aux troubles et aux conflits de l’humanité misérable. Les convulsions et les meurtres des nations du moyen âge, les chocs sanglants des nations modernes, furent la dérisoire réplique à la grande promesse de paix chrétienne. La Révolution à son tour lève un haut signal de paix universelle par l’universelle liberté. Et voilà que de la lutte même de la Révolution contre les forces du vieux monde, se développent des guerre formidables.
Quoi donc ? La paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des hommes, toujours forcenés et toujours déçus, continuera-t-elle à monter vers les étoiles d’or, des capitales modernes incendiées par les obus, comme de l’antique palais de Priam incendié par les torches Non ! non ! et malgré les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions, j’ose dire, avec des millions d’hommes, que maintenant la grande paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves travaillent : la démocratie, la science méthodique, l’universel prolétariat solidaire. La guerre devient plus difficile, parce qu’avec les gouvernements libres des démocraties modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile parce que la science enveloppe tous les peuples dans un réseau multiplié, dans un tissu plus serré tous les jours de relations, d’échanges, de conventions ; et si le premier effet des découvertes qui abolissent les distances est parfois d’aggraver les froissements, elles créent à la longue une solidarité, une familiarité humaine qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif.
Enfin, le commun idéal qui exalte et unit les prolétaires de tous les pays les rend plus réfractaires tous les jours à l’ivresse guerrière, aux haines et aux rivalités de nations et de races. Oui, comme l’histoire a donné le dernier mot à la République si souvent bafouée et piétinée, elle donnera le dernier mot à la paix, si souvent raillée par les hommes et les choses, si souvent piétinée par la fureur des événements et des passions. Je ne vous dis pas : c’est une certitude toute faite. Il n’y a pas de certitude toute faite en histoire. Je sais combien sont nombreux encore aux jointures des nations les points malades d’où peut naître soudain une passagère inflammation générale. Mais je sais aussi qu’il y a vers la paix des tendances si fortes, si profondes, si essentielles, qu’il dépend de vous, par une volonté consciente délibérée, infatigable, de systématiser ces tendances et de réaliser enfin le paradoxe de la grande paix humaine, comme vos pères ont réalisé le paradoxe de la grande liberté républicaine. Œuvre difficile, mais non plus œuvre impossible.
Apaisement des préjugés et des haines, alliances et fédérations toujours plus vastes, conventions internationales d’ordre économique et social, arbitrage international et désarmement simultané, union des hommes dans le travail et dans la lumière : ce sera, jeunes gens, le plus haut effort et la plus haute gloire de la génération qui se lève. Non, je ne vous propose pas un rêve décevant ; je ne vous propose pas non plus un rêve affaiblissant. Que nul de vous ne croie que dans la période encore difficile et incertaine qui précédera l’accord définitif des nations, nous voulons remettre au hasard de nos espérances la moindre parcelle de la sécurité, de la dignité, de la fierté de la France. Contre toute menace et toute humiliation, il faudrait la défendre ; elle est deux fois sacrée pour nous, parce qu’elle est la France, et parce qu’elle est humaine. Même l’accord des nations dans la paix définitive n’effacera pas les patries, qui garderont leur profonde originalité historique, leur fonction propre dans l’œuvre commune de l’humanité réconciliée. Et si nous ne voulons pas attendre, pour fermer le livre de la guerre, que la force ait redressé toutes les iniquités commises par la force, si nous ne concevons pas les réparations comme des revanches, nous savons bien que l’Europe, pénétrée enfin de la vertu de la démocratie et de l’esprit de paix, saura trouver les formules de conciliation qui libéreront tous les vaincus des servitudes et des douleur qui s’attachent à la conquête. Mais d’abord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fatalité, le cercle de fer, le cercle de haine où les revendications mêmes justes provoquent des représailles qui se flattent de l’être, où la guerre tourne après la guerre en un mouvement sans issue et sans fin où le droit et la violence, sous la même livrée sanglante, ne se discerneront presque plus l’un de l’autre, et où l’humanité déchirée pleure de la victoire de la justice presque autant que sa défaite. Surtout, qu’on ne nous accuse point d’abaisser, ou d’énerver les courages. L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme, et ceci en est l’abdication. Le courage pour vous tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit : c’est de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone ; (…) Le courage, c’est d’être tout ensemble et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. (…) Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
Ah ! vraiment, comme notre conception de la vie est pauvre, comme notre science de vivre est courte, si nous croyons que, la guerre abolie, les occasions manqueront aux hommes d’exercer et d’éprouver leur courage, et qu’il faut prolonger les roulements de tambours qui dans les lycées du premier Empire faisaient sauter les cœurs ! Ils sonnaient alors un son héroïque ; dans notre vingtième siècle, ils sonneraient creux. Et vous, jeunes gens, vous voulez que votre vie soit vivante, sincère et pleine. C’est pourquoi je vous ai dit, comme à des hommes, quelques-unes des choses que je portais en moi.
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2 11 1916
Romain ROLLAND Aux peuples assassinés. Il va recevoir le prix Nobel de Littérature onze jours plus tard.
Les horreurs accomplies dans ces trente derniers mois ont rudement secoué les âmes d’Occident. Le martyre de la Belgique, de la Serbie, de la Pologne, de tous les pauvres pays de l’Ouest et de l’Est foulés par l’invasion, ne peut plus s’oublier. Mais ces iniquités qui nous révoltent, parce que nous en sommes victimes, voici cinquante ans, – cinquante ans seulement ?- que la civilisation d’Europe les accomplit ou les laisse accomplir autour d’elle.
Qui dira de quel prix le Sultan rouge a payé à ses muets de la presse et de la diplomatie européennes le sang des deux cent mille Arméniens égorgés pendant les premiers massacres de 1894-1896? Qui criera les souffrances des peuples livrés en proie aux rapines des expéditions coloniales? Qui, lorsqu’un coin du voile a été soulevé sur telle ou telle partie de ce champ de douleur, -Damaraland ou Congo -a pu en supporter la vision sans horreur ? Quel homme civilisé peut penser sans rougir aux massacres de Mandchourie et à l’expédition de Chine, en 1900-1901, où l’empereur allemand donnait à ses soldats, pour exemple, Attila; où les armées réunies de la Civilisation rivalisèrent entre elles de vandalisme contre une civilisation plus ancienne et plus haute ? Quel secours l’Occident a-t-il prêté aux races persécutées de l’Est européen: Juifs, Polonais, Finlandais, etc ? Quelle aide à la Turquie et à la Chine tentant de se régénérer? Il y a soixante ans, la Chine, empoisonnée par l’opium des Indes, voulut se délivrer du vice qui la tuait: elle se vit, après deux guerres et un traité humiliant, imposer par l’Angleterre le poison qui rapporta en un siècle, dit-on, à la Compagnie des Indes Orientales, onze milliards de bénéfice. Et même après que la Chine d’aujourd’hui eût accompli son effort héroïque de se guérir en dix ans de sa maladie meurtrière, il a fallu la pression de l’opinion publique soulevée pour contraindre le plus civilisé des États européens à renoncer aux profits que versait dans sa caisse l’empoisonnement d’un peuple. Mais de quoi s’étonner, quand tel État d’Occident n’a pas renoncé encore à vivre de l’empoisonnement de son propre peuple?
Un jour, écrit M. Arnold Porret, en Afrique, à la Côte d’Or, un missionnaire me disait comment les noirs expliquent que l’Européen soit blanc. C’est que le Dieu du Monde lui demanda : Qu’as-tu fait de ton frère? Et il en est devenu blême.
La civilisation d’Europe est une machine à broyer, a dit en juin dernier, à l’Université impériale de Tokio, le grand Hindou Rabindranath Tagore. Elle consume les peuples qu’elle envahit, elle extermine ou anéantit les races qui gênent sa marche conquérante. C’est une civilisation de cannibales; elle opprime les faibles et s’enrichit à leurs dépens. Elle sème partout les jalousies et les haines, elle fait le vide devant elle. C’est une civilisation scientifique et non humaine. Sa puissance lui vient de ce qu’elle concentre toutes ses forces vers l’unique but de s’enrichir… Sous le nom de patriotisme elle manque à la parole donnée, elle tend sans honte ses filets, tissus de mensonges, elle dresse de gigantesques et monstrueuses idoles dans les temples élevés au Gain, le dieu qu’elle adore. Nous prophétisons sans aucune hésitation que cela ne durera pas toujours…
Cela ne durera pas toujours… Entendez-vous, Européens? Vous vous bouchez les oreilles? Écoutez-donc en vous ! Nous-mêmes, interrogeons-nous. Ne faisons pas comme ceux qui jettent sur leur voisin tous les péchés du monde et s’en croient déchargés. Dans le fléau d’aujourd’hui, nous avons tous notre part: les uns par volonté, les autres par faiblesse; et ce n’est pas la faiblesse qui est la moins coupable. Apathie du plus grand nombre, timidité des honnêtes gens, égoïsme sceptique des veules gouvernants, ignorance ou cynisme de la presse, gueules avides des forbans, peureuse servilité des hommes de pensée qui se font les bedeaux des préjugés meurtriers qu’ils avaient pour mission de détruire; orgueil impitoyable de ces intellectuels qui croient en leurs idées plus qu’en la vie du prochain et feraient périr vingt millions d’hommes, afin d’avoir raison; prudence politique d’une Eglise trop romaine, où saint Pierre le pêcheur s’est fait le batelier de la diplomatie ; pasteurs aux âmes sèches et tranchantes, comme un couteau, sacrifiant leur troupeau afin de le purifier; fatalisme hébété de ces pauvres moutons… Qui de nous n’est coupable ? Qui de nous a le droit de se laver les mains du sang de l’Europe assassinée ? Que chacun voie sa faute et tâche de la réparer ! -Mais d’abord, au plus pressé !
Voici le fait qui domine : l’Europe n’est pas libre. La voix des peuples est étouffée. Dans l’histoire du monde, ces années resteront celles de la grande Servitude. Une moitié de l’Europe combat l’autre, au nom de la liberté. Et pour ce combat, les deux moitiés de l’Europe ont renoncé à la liberté. C’est en vain qu’on invoque la volonté des nations. Les nations n’existent plus, comme personnalités. Un quarteron de politiciens, quelques boisseaux de journalistes parlent insolemment, au nom de l’une ou de l’autre. Ils n’en ont aucun droit. Ils ne représentent rien qu’eux-mêmes. Ils ne représentent même pas eux-mêmes. Ancilla ploutocratiæ… disait dès 1905 Maurras, dénonçant l’Intelligence domestiquée et qui prétend à son tour diriger l’opinion, représenter la nation… La nation ! Mais qui donc peut se dire le représentant d’une nation ? Qui connaît, qui a seulement osé jamais regarder en face l’âme d’une nation en guerre ? Ce monstre fait de myriades de vies amalgamées, diverses, contradictoires, grouillant dans tous les sens, et pourtant soudées ensemble, comme une pieuvre… Mélange de tous les instincts, et de toutes les raisons, et de toutes les déraisons… Coups de vent venus de l’abîme ; forces aveugles et furieuses sorties du fond fumant de l’animalité ; vertige de détruire et de se détruire soi-même ; voracité de l’espèce; religion déformée ; érections mystiques de l’âme ivre de l’infini et cherchant l’assouvissement maladif de la joie par la souffrance, par la souffrance de soi, par la souffrance des autres ; despotisme vaniteux de la raison, qui prétend imposer aux autres l’unité qu’elle n’a pas, mais qu’elle voudrait avoir; romantiques flambées de l’imagination qu’allume le souvenir des siècles ; savantes fantasmagories de l’histoire brevetée, de l’histoire patriotique, toujours prête à brandir, selon les besoins de la cause, le Væ victis du brenn, ou le Gloria victis… Et pêle-mêle, avec la marée des passions, tous les démons secrets que la société refoule, dans l’ordre et dans la paix… Chacun se trouve enlacé dans les bras de la pieuvre. Et chacun trouve en soi la même confusion de forces bonnes et mauvaises, liées, embrouillées ensemble. Inextricable écheveau. Qui le dévidera ?… D’où vient le sentiment de la fatalité qui accable les hommes, en présence de telles crises. Et cependant elle n’est que leur découragement devant l’effort multiple, prolongé, non impossible, qu’il faut pour se délivrer. Si chacun faisait ce qu’il peut (rien de plus!) la fatalité ne serait point. Elle est faite de l’abdication de chacun. En s’y abandonnant, chacun accepte donc son lot de responsabilité.
Mais les lots ne sont pas égaux. À tout seigneur, tout honneur ! Dans le ragoût innommable que forme aujourd’hui la politique européenne, le gros morceau, c’est l’Argent. Le poing qui tient la chaîne qui lie le corps social est celui de Plutus. Plutus et sa bande. C’est lui qui est le vrai maître, le vrai chef des États. C’est lui qui en fait de louches maisons de commerce, des entreprises véreuses. Non pas que nous rendions seuls responsables des maux dont nous souffrons tel ou tel groupe social, ou tel individu. Nous ne sommes pas si simpliste. Point de boucs émissaires! Cela est trop commode! Nous ne dirons même pas – Is fecit cui prodest – que ceux qu’on voit aujourd’hui sans pudeur profiter de la guerre l’ont voulue. Ils ne veulent rien que gagner; ici ou là, que leur importe ! Ils s’accommodent aussi bien de la guerre que de la paix, et de la paix que de la guerre : tout leur est bon. Quand on lit (simple exemple entre mille) l’histoire récemment contée de ces grands capitalistes allemands, acquéreurs des mines normandes, rendus maîtres de la cinquième partie du sous-sol minier français, et développant en France, de 1908 à 1913, pour leurs gros intérêts, l’industrie métallurgique et la production du fer, d’où sont sortis les canons qui balayent actuellement les armées allemandes, on se rend compte à quel point les hommes d’argent deviennent indifférents à tout, sauf à l’argent. Tel le Midas antique, qui, tout ce qu’il touchait, ses doigts le faisaient métal… Ne leur attribuez pas de vastes plans ténébreux ! Ils ne voient pas si loin ! Ils visent à amasser au plus vite et le plus gros. Ce qui culmine en eux, c’est l’égoïsme antisocial, qui est la plaie du temps. Ils sont simplement les hommes les plus représentatifs d’une époque asservie à l’argent. Les intellectuels, la presse, les politiciens, – oui, même les chefs d’Etat, ces fantoches de guignols tragiques, sont, qu’ils le veuillent ou non, devenus leurs instruments, leur servent de paravent. Et la stupidité des peuples, leur soumission fataliste, leur vieux fond ancestral de sauvagerie mystique, les livrent sans défense au vent de mensonge et de folie qui les pousse à s’entre-tuer…
Un mot inique et cruel prétend que les peuples ont toujours les gouvernements qu’ils méritent. S’il était vrai, ce serait à désespérer de l’humanité: car quel est le gouvernement à qui un honnête homme voudrait donner la main ? Mais il est trop évident que les peuples, qui travaillent, ne peuvent suffisamment contrôler les hommes qui les gouvernent ; c’est bien assez qu’ils aient toujours à en expier les erreurs ou les crimes, sans les en rendre, par surcroît, responsables ! Les peuples, qui se sacrifient, meurent pour des idées. Mais ceux qui les sacrifient vivent pour des intérêts. Et ce sont, par conséquent, les intérêts qui survivent aux idées. Toute guerre qui se prolonge, même la plus idéaliste à son point de départ, s’affirme de plus en plus une guerre d’affaires, une guerre pour de l’argent, comme écrivait Flaubert. – Encore une fois, nous ne disons pas qu’on fasse la guerre pour de l’argent. Mais quand la guerre est là, on s’y installe, et on trait ses pis. Le sang coule, l’argent coule, et on n’est pas pressé de faire tarir le flot. Quelques milliers de privilégiés, de toute caste, de toute race, grands seigneurs, parvenus, Junkers, métallurgistes, trusts de spéculateurs, fournisseurs des armées, autocrates de la finance et des grandes industries, rois sans titre et sans responsabilité, cachés dans la coulisse, entourés et sucés d’une nuée de parasites, savent, pour leurs sordides profits, jouer de tous les bons et de tous les mauvais instincts de l’humanité, – de son ambition et de son orgueil, de ses rancunes et de ses haines, de ses idéologies carnassières, comme de ses dévouements, de sa soif de sacrifice, de son héroïsme avide de répandre son sang, de sa richesse intarissable de foi !…
Peuples infortunés! Peut-on imaginer un sort plus tragique que le leur !… Jamais consultés, toujours sacrifiés, acculés à des guerres, obligés à des crimes qu’ils n’ont jamais voulus… Le premier aventurier, le premier hâbleur venu s’arroge avec impudence le droit de couvrir de leur nom les insanités de sa rhétorique meurtrière, ou ses vils intérêts. Peuples éternellement dupes, éternellement martyrs, payant pour les fautes des autres… C’est par-dessus leur dos que s’échangent les défis pour des causes qu’ils ignorent et des enjeux qui ne les concernent point; c’est sur leur dos sanglant et piétiné que se livre le combat des idées et des millions, auxquels ils n’ont point part (aux unes pas plus qu’aux autres; et seuls, ils ne haïssent point, eux qui sont sacrifiés; la haine n’est au cœur que de ceux qui les sacrifient… Peuples empoisonnés par le mensonge, la presse, l’alcool et les filles… Peuples laborieux, à qui l’on désapprend le travail… Peuples généreux, à qui l’on désapprend la pitié fraternelle… Peuples qu’on démoralise, qu’on pourrit vivants, qu’on tue… O chers peuples d’Europe, depuis deux ans mourants sur votre terre mourante ! Avez-vous enfin touché le fond du malheur ? Non, je le vois dans l’avenir. Après tant de souffrances ; je crains le jour fatal où, dans la déconvenue des espoirs mensongers, dans le non-sens reconnu des sacrifices vains, les peuples recrus de misère chercheront en aveugles sur quoi, sur qui se venger. Alors, ils tomberont eux aussi dans l’injustice, et seront dépouillés par l’excès de l’infortune jusque de l’auréole funèbre de leur sacrifice. Et du haut en bas de la chaîne, dans la douleur et dans l’erreur, tout s’égalisera… Pauvres crucifiés, qui se débattent sur la croix, à côté de celle du Maître, et, plus livrés que lui, au lieu de surnager, s’enfoncent comme un plomb dans la nuit de la souffrance ! Ne vous sauvera-t-on pas de vos deux ennemis: la servitude et la haine?… Nous le voulons, nous le voulons! Mais il faut que vous le vouliez aussi. Le voulez-vous? Votre raison, ployée sous des siècles d’acceptation passive, est-elle capable encore de s’affranchir ?…
Arrêter la guerre qui est en cours, qui le peut aujourd’hui ? Qui peut faire rentrer dans sa ménagerie la férocité lâchée ? Même pas ceux peut-être qui l’ont déchaînée, -ces dompteurs qui savent bien qu’ils seront dévorés !… Le sang est tiré, il faut le boire. Soûle-toi, Civilisation !- Mais quand tu seras gorgée, et quand, la paix revenue, sur dix millions de cadavres, tu cuveras ton ivresse abjecte, te ressaisiras-tu ? Oseras-tu voir en face ta misère dévêtue des mensonges dont tu la drapes ? Ce qui peut et doit vivre aura-t-il le courage de s’arracher à l’étreinte mortelle d’institutions pourries ?… Peuples, unissez-vous ! Peuples de toutes races, plus coupables, moins coupables, tous saignants et souffrants, frères dans le malheur, soyez-le dans le pardon et dans le relèvement ! Oubliez vos rancunes, dont vous périssez tous. Et mettez en commun vos deuils: ils frappent tous la grande famille humaine ! Il faut que dans la douleur, il faut que dans la mort des millions de vos frères vous ayez pris conscience de votre unité profonde ; il faut que cette unité brise, après cette guerre, les barrières que veut relever plus épaisses l’intérêt éhonté de quelques égoïsmes.
Si vous ne le faites point, si cette guerre n’a pas pour premier fruit un renouvellement social dans toutes les nations, – adieu, Europe, reine de la pensée, guide de l’humanité ! Tu as perdu ton chemin, tu piétines dans un cimetière. Ta place est là. Couche-toi !-Et que d’autres conduisent le monde !
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17 09 1918
Georges CLEMENCEAU président du Conseil, adresse au Sénat son dernier appel au combat.
M. Clemenceau, président du Conseil, ministre de la Guerre. – Je demande la parole.
M. le Président. – La parole est à M. le Président du Conseil.
M. le Président du Conseil. – Messieurs, après les présidents des deux Assemblées, le gouvernement de la République réclame, à son tour, l’honneur d’exprimer, dans la mesure où les mots peuvent le faire, l’immense gratitude des peuples dignes de ce nom envers les merveilleux soldats de l’Entente, par qui les peuples de la terre vont se trouver enfin libérés des angoisses dans la suprême tourmente des lames de fond de la barbarie. (Applaudissements.)
Pendant un demi-siècle, pas un jour ne s’est écoulé sans que la France pacifique, en quête de réalisations toujours plus hautes, n’eût à subir quelque indigne blessure d’un ennemi qui ne pardonnait pas à notre défaite passagère d’avoir sauvé du naufrage la conscience du droit, les revendications imprescriptibles de l’indépendance dans la liberté. (Nouveaux applaudissements.)
Vaincus, mais survivants, d’une vie inaccessible à la puissance des armes, la terreur du Germain, dans le faste bruyant de ses fausses victoires, était du redressement historique qui nous était dû.
Pas un jour sans une menace de guerre. Pas un jour sans quelque savante brutalité de tyrannie. « Le gantelet de fer », « la poudre sèche », « l’épée aiguisée » furent le thème de la paix germanique, sous la perpétuelle menace des catastrophes qui devaient établir, parmi les hommes, l’implacable hégémonie. Nous avons vécu ces heures affreusement lentes parmi les pires outrages et les avanies, plus humiliantes encore, d’une basse hypocrisie nous proposant l’acceptation du joug volontaire qui, seul, devait nous soustraire au cataclysme universel. Nous avons tout subi, dans l’attente silencieuse du jour inévitable qui nous était dû. (Très bien ! très bien !)
Et le moment vint où, faute d’avoir pu nous réduire par la terreur, le prétendu maître du monde, croyant l’heure venue des suprêmes défaillances, prit la résolution d’en finir avec la tranquille fierté des peuples qui osaient refuser de servir.
Ce fut l’énorme méprise du dominateur trop prompt à conclure de l’avilissement traditionnel de son troupeau à l’impuissance des révoltes de noblesse chez les peuples qui avaient, jusque-là, sauvé leur droit à la vie indépendante. (Vive approbation.)
Et sans cause avouable, sans l’apparence d’un prétexte, sans s’arrêter même aux invraisemblances des mensonges, l’agresseur traditionnel des antiques ruées se jeta sur notre territoire pour reprendre le cours des grandes déprédations.
Sans une parole vaine, nos soldats partirent pour le sacrifice total que demandait le salut du foyer. Ce qu’ils furent, ce qu’ils sont, ce qu’ils ont fait, l’Histoire le dira. Nous le savons, nous, nous le savions d’avance ; c’est depuis hier, seulement, que l’Allemagne effarée commence à comprendre quels hommes se sont dressés devant elle et à quels coups du sort sa folie de meurtre et de dévastation l’a condamnée. (Très bien ! très bien !)
Imbécilement, elle avait cru que la victoire amnistierait tout en des hosannas de feu et de sang. Nos campagnes dévastées, nos villes, nos villages effondrés par la mine et par l’incendie, par les pillages méthodiques, les sévices raffinés jusque sur les modestes vergers du paysan français, toutes les violences du passé revivant pour les hideuses joies de la brute avinée, hommes, femmes, enfants emmenés en esclavage, voilà ce que le monde a vu, voilà ce qu’il n’oubliera pas. (Vifs applaudissements.) Eh bien ! non, il n’y aurait pas eu de victoire pour amnistier tant de crimes, pour faire oublier plus d’horreurs que les peuplades primitives n’en avaient pu accumuler. Et puis la victoire annoncée n’est pas venue et le plus terrible compte de peuple à peuple s’est ouvert. Il sera payé. (Applaudissements répétés.)
Car, après quatre ans d’une gloire ingrate, voici qu’un renversement de fortune inattendu – non pour nous – amène, après le grand reniement germanique de la civilisation universelle, le grand recul des armées du Kaiser devant les peuples de conscience affranchie. Oui, le jour annoncé depuis plus d’un siècle par notre hymne national est vraiment arrivé ; les fils sont en train d’achever l’œuvre immense commencée par les pères. La France n’est plus seule à justifier les armes, suivant la parole de notre grand penseur. C’est tous les peuples frères, dans une communion du droit humain comme il ne s’en vit jamais, qui vont achever la suprême victoire de la plus haute humanité. (Applaudissements.)
Qui donc pourrait rêver d’avoir vécu, même dans le sang et les larmes, une plus belle histoire de l’homme pour une plus belle destinée ?
Civils et soldats, gouvernements et assemblées de l’Entente, tous furent au devoir. Ils y resteront jusqu’au devoir accompli. Tous dignes de la victoire parce qu’ils sauront l’honorer.
Et cependant dans cette enceinte où siègent les anciens de la République, nous nous manquerions à nous-mêmes si nous pouvions oublier que l’hommage suprême de la plus pure gloire va à nos combattants, à ces magnifiques poilus qui verront confirmer par l’histoire les lettres de noblesse qu’ils se sont eux-mêmes données. Héros au stoïcisme souriant qui, à cette heure même, ne nous demandent rien que le droit d’achever l’œuvre grandiose qui les sacre pour l’immortalité ! (Nouveaux applaudissements.)
Que veulent-ils ? Que voulons-nous nous-mêmes ? Combattre, combattre, victorieusement encore et toujours jusqu’à l’heure où l’ennemi comprendra qu’il n’y a plus de transaction possible entre le crime et le droit. (Applaudissements.) Nous serions indignes du grand destin qui nous est échu si nous pouvions sacrifier quelque peuple petit ou grand aux appétits, aux rages de domination implacable qui se cachent encore sous les derniers mensonges de la barbarie. (Approbation.)
J’entends dire que la paix ne peut être amenée par une décision militaire. Ce n’est pas ce que disait l’Allemand quand il a déchaîné dans la paix de l’Europe les horreurs de la guerre. Ce n’est pas ce qu’il annonçait hier encore quand ses orateurs, ses chefs se partageaient les peuples comme bétail enchaîné, annonçant chez nous et réalisant en Russie les démembrements qui devaient faire l’impuissance du monde sous In loi du fer.
La décision militaire, l’Allemagne l’a voulue et nous a condamnés à la poursuivre. Nos morts ont donné leur sang en témoignage de l’acceptation du plus grand défi aux lois de l’homme civilisé. Qu’il en soit donc comme l’Allemagne a voulu, comme l’Allemagne a fait. Nous ne chercherons que la paix et nous voulons la faire juste, solide, pour que ceux à venir soient sauvés des abominations du passé. (Très bien ! très bien !) Allez donc, enfants de la patrie, allez achever de libérer les peuples des dernières fureurs de la force immonde ! Allez à la victoire sans tache ! Toute la France, toute l’humanité pensante sont avec vous. (Applaudissements vifs et prolongés. Les sénateurs se lèvent et acclament M. le Président du Conseil au moment où il descend de la tribune.)
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3 Février 1919
Woodrow WILSON, président des États-Unis en visite à Paris s’adresse à la Chambre des Députés.
Monsieur le président,
J’ai profondément conscience de l’insigne et extraordinaire honneur que vous me faites en m’admettant parmi vous dans ce lieu et en me gratifiant du privilège de vous adresser la parole du haut de cette tribune historique.
En effet, monsieur le président, de jour en jour, de semaine en semaine, sur cette hospitalière terre de France, j’ai senti à chaque instant l’esprit de bon accord devenir plus vivant, le contact de la sympathie devenir à chaque instant plus intime, et que la signification de l’histoire prenait une singulière clarté.
Nous savions, avant cette guerre, que la France et l’Amérique étaient unies par des liens d’affection. Nous connaissons le motif qui a amené ces deux nations l’une vers l’autre, durant ces années qui nous paraissent maintenant si lointaines, lorsque le monde ressentait alors les premiers frissons de l’impulsion vers la liberté humaine, lorsque les soldats de la France vinrent à l’assistance de la petite République américaine, au milieu de sa lutte, pour l’aider à se maintenir debout et à proclamer l’une des premières victoires de la liberté.
Nous n’avions jamais oublié cela, mais nous n’en avions pas prévu le véritable sens. Cent ans et plus se sont écoulés ; et les fuseaux ont lentement tissé la trame de l’histoire. Nous n’en avions pas vu le dessin jusqu’à ce que les fils se soient croisés et recroisés.
Nous ne l’avions pas vu dans son ensemble, tout l’art du dessinateur nous échappait. Car, regardez ce qui est advenu. Dans ces jours si éloignés, lorsque la France vint au secours de l’Amérique, l’Amérique combattait contre la Grande-Bretagne, et maintenant, l’Amérique est aussi étroitement attachée à la Grande-Bretagne qu’elle l’est à la France. Maintenant, nous voyons comment ces fils de l’histoire, en apparence divergents, se sont rejoints. Les nations qui, jadis, se sont affrontées l’une contre l’autre dans les batailles, aujourd’hui, épaule contre épaule, ont fait face à un ennemi commun.
Une longue période de temps s’est écoulée avant que nous ayons vu ceci, et, au cours de ces quatre dernières années, un événement sans précédent est survenu dans l’histoire de l’humanité. Et ce n’est pour rien moins que cela, que les collectivités humaines des deux côtés de l’Océan et de toutes parts dans le monde, se sont dressées pour fonder leur alliance dans la liberté. La France à cette époque comme nous l’avons souvent répété se tenait debout sur les frontières de la liberté. Ses lignes de défense couraient au long des lignes mêmes qui séparaient le foyer de la liberté du foyer du despotisme militaire. C’est elle que menaçait l’immédiat péril. C’est contre elle que se dressait la perpétuelle menace.
C’est à elle qu’incombait la plus pressante nécessité de la préparation, et elle devait se poser sans cesse cette question : « Si le choc se produit, qui donc viendra à notre secours ? » Et sa question reçut la réponse la plus inattendue. Ses alliés arrivèrent à son secours, et beaucoup d’autres que ses alliés. Les libres peuples du monde vinrent à son aide. Et c’est alors que l’Amérique a payé son tribut de reconnaissance à la France, en envoyant ses fils combattre sur la terre française. L’Amérique a fait davantage. Elle a aidé à réunir les forces du monde, afin que la France ne puisse plus jamais se retrouver dans l’isolement, afin que la France ne puisse plus jamais craindre que le péril retombe sur elle seule, afin qu’elle n’ait jamais à se demander : « Qui donc viendra à mon secours ? »
Car cette anxiété est pour la France une terrible anxiété. Je n’ai pas besoin de vous faire remarquer qu’en Europe, vers votre Levant, l’avenir est gros de problèmes. Au delà du Rhin, à travers l’Allemagne, à travers la Pologne, à travers la Russie, à travers l’Asie, il y a des problèmes qui sont restés sans solution et qui, pour le moment, restent encore sans solution. La France se tient toujours debout sur sa frontière. La France reste encore en présence de ces problèmes menaçants et non résolus – menaçants parce que non résolus – elle reste dans l’attente de la solution de questions qui la touchent directement et intimement et incessamment. Et, si elle doit rester seule, que doit-elle faire ?
Elle doit rester constamment armée. Elle doit laisser peser sur son peuple, sans rémission, le fardeau de l’impôt. Elle doit faire un sacrifice qui peut devenir intolérable. Et non seulement la France, mais les autres nations du monde qui doivent faire de même. Elles doivent rester armées de pied en cap ; elles doivent se tenir prêtes pour toute terrible éventualité d’injustice.
Voilà qui n’est pas concevable. J’ai visité l’autre jour une partie des régions dévastées de la France. J’ai vu la noble cité de Reims en ruines, et je n’ai pu m’empêcher de me dire à moi-même : « C’est ici que le coup a frappé, parce que les dirigeants du monde n’ont pas prévu à temps le moyen de l’éviter. » Les dirigeants du monde ont pensé aux relations entre les gouvernements et ils ont publié les relations entre les peuples. Ils ont été préoccupés des manoeuvres des combinaisons internationales quand ils auraient dû être préoccupés des destinées des hommes et des femmes et de la sécurité de leurs foyers, et quand ils auraient dû prendre souci de voir leurs peuples heureux parce qu’étant à l’abri du danger. Les dirigeants du monde savent maintenant que le seul moyen d’arriver à ceci est de rendre inévitable que le même fait qui s’est produit aujourd’hui se reproduise toujours, et qu’il n’y ait là-dessus, ni doute, ni attente, ni remise, mais que chaque fois que la France, ou tout autre peuple libre, se trouve menacé, l’univers entier se dresse pour défendre sa liberté. C’est pour cette raison, je pense, que je rencontre en France, pour la Société des nations, un enthousiasme intelligent et chaleureux.
La Société des nations, la France avec sa pénétrante vision, la France avec sa prophétique vision, la voit non seulement comme une nécessité pour elle-même, mais comme une nécessité pour le genre humain. Et elle sait que les sacrifices qui peuvent être nécessaires à l’établissement de la Société des nations n’ont rien qui puissent se comparer aux sacrifices qui deviendraient nécessaires, si elle n’avait pas la Société des nations. Un peu d’abandon de son indépendance d’action ne peut pas être mis en parallèle avec l’incessante menace d’une autre catastrophe.
Le monde entier a été atteint au coeur en voyant les belles cités et les champs de la France frappés par la catastrophe. Il n’y avait pas de plus beau pays. Il n’y avait pas non plus de pays plus prospère, il n’y avait pas davantage de peuple animé d’un esprit de liberté plus ardent. Le monde entier admirait la France et personne dans le monde n’avait d’amertume contre la France pour sa grandeur et sa prospérité, sinon ceux-là qui jalousaient sa liberté. Et nous avons reçu cette leçon, si terrible qu’elle ait pu être : d’avoir été témoins de ce qui est arrivé, d’avoir vu de nos propres yeux ce qui s’est produit parce que l’injustice avait été commise. Le président de la Chambre a dépeint, comme je ne peux pas les dépeindre moi-même, les souffrances inouïes, la terrible tragédie de la France, mais c’est une tragédie qui ne doit pas se revoir. De même que ce dessin sur la trame de l’histoire s’est révélé, il a mis à jour les coeurs des hommes qui ont été amenés les uns vers les autres, la fraternité est devenue vivante. Le but de l’association est devenu évident. Les nations du monde sont sur le point de cimenter une fraternité qui rendra dans l’avenir inutile de maintenir ces armements écrasants, qui font souffrir les peuples dans la paix presque autant qu’ils souffrent ans la guerre.
Quand les soldats de l’Amérique ont franchi l’Océan, ils n’ont pas seulement avec eux apporté leurs armes. Avec eux, ils apportaient une brillante conception de la France. Ils débarquaient sur le sol de la France avec des battements de coeur plus vif, ils savaient qu’ils venaient pour l’accomplissement de quelque chose que l’âme de l’Amérique souhaitait accomplir depuis longtemps. Lorsque le général Pershing, se tenant au pied de la tombe de La Fayette, a dit : « La Fayette, nous voici ! » ce fut comme s’il avait dit : « La Fayette, voici la conclusion de la grande histoire dont tu nous as aidés à parachever le premier chapitre ! » Le monde a vu le grand complot faire faillite, et maintenant le peuple de France peut demeurer certain que sa prospérité est garantie parce que ses foyers sont garantis, et partout les hommes souhaitent non seulement la sécurité et la prospérité de la France, mais ils sont prêts à lui affirmer qu’avec toute la force et la richesse dont ils disposent ils garantiront sa sécurité et son intégrité.
Ainsi, lorsque nous siégeons, jour après jour au Quai d’Orsay, je pense en moi-même : « Nous pourrions, si nous arrivions à nous faire entendre par les peuples libres de l’univers, emprunter le langage du général Pershing, et dire : ‘‘Nous voici, amis, hommes, humbles femmes, petits enfants, nous sommes ici vos amis, vos champions, vos représentants. Nous allons faire un monde pour tous dans lequel il fera bon de vivre et au milieu duquel toutes les nations pourront jouir de l’héritage de liberté que la France et l’Amérique et l’Angleterre et l’Italie ont si chèrement payé !’’