août 1786 au 10 mai 1787. Ascension du Mont Blanc. Sierra Leone. 17760
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Publié par (l.peltier) le 2 novembre 2008 En savoir plus

08 08 1786  

18 h 23’      1° ascension du Mont Blanc – 2 450 toises – par Jacques Balmat, 24 ans et le docteur Michel Gabriel Paccard, 27 ans.

Il y avait sans doute déjà assez longtemps que les moutons passaient du Val d’Aoste dans la vallée de Chamonix par le col du Géant et la Mer de glace. Jacques Balmat mourra en montagne, en cherchant de l’or en 1834 (c’est l’année de la naissance de Gaspard, le vainqueur de la Meije), sous le glacier de Prazon, près du cirque du Fer à Cheval, au sud-est du chalet de la Vogealle et au nord-est de Sixt. Ses talents et sa résistance de montagnard étaient certains – son pouls, mesuré par De Saussure, battait à quarante-huit pulsations par minute – et la concurrence était rude car il y avait en jeu la somme promise, dès 1760,  par De Saussure au premier arrivé au sommet ; à côté de cela, il fit preuve durant toute sa vie d’une avidité certaine pour l’argent. L’affaire intéressait le docteur Paccard, qui s’attacha les services de Balmat lorsque ce dernier prouva, par un bivouac imprévu, que l’itinéraire n’était pas la difficulté majeure, mais qu’il s’agissait d’accepter de passer une nuit à la belle étoile, en altitude, ce qu’à l’époque, Balmat était bien le seul à avoir fait, contraint et forcé par les événements d’une tentative précédente.

Balmat fît un premier récit de l’ascension où il mettait en valeur le rôle de meneur, essentiel, de Michel Paccard, lui laissant la responsabilité du succès de l’entreprise. Mais un peu plus tard, il fît un autre récit à Marc Théodore Bourrit, chantre à la cathédrale de Genève et grand fanfaron des Alpes, courant d’échec en échec, récit qui lui était beaucoup plus favorable que le premier : il y prétendait même être arrivé seul au sommet, faisant dès lors du docteur Paccard un compagnon qui aurait été un véritable poids mort, qu’il aurait fallu pratiquement le porter au sommet du Mont Blanc, tant il aurait été épuisé, et victime de plus d’une ophtalmie, après avoir perdu son chapeau.

Beaucoup plus tard, quatre ans avant sa mort, il refît ce même récit à Alexandre Dumas, en séjour à Chamonix en 1830, qui le rapporta dans son livre : Les Alpes, de la Grande Chartreuse à Chamonix. Jacques Balmat en confirma l’exactitude.

Le docteur Paccard, botaniste de talent, avait choisi Balmat comme guide, l’avait rémunéré en conséquence et lui avait laissé l’intégralité de la prime promise par De Saussure. Lorsque Bourrit publia son roman sur l’ascension du Mont Blanc, il réagit mais sans obstination et, de naturel pacifique, les années passant, il laissa se propager la même version, reprise par Alexandre Dumas. Balmat tout comme Bourrit, pour des raisons différentes, mais toutes deux fort peu honorables, avaient intérêt à mettre dans l’ombre ce petit docteur Paccard, dont la valeur scientifique, selon Bourrit, n’arrivait pas à la cheville du grand De Saussure, et dont la gloire n’aurait pu que faire de l’ombre à celle de Balmat. Et c’est ainsi qu’on laisse se conforter la légende que Balmat avait construit sur sa personne en se nommant le Christophe Colomb de la montagne.

Longtemps, l’ascension du Mont Blanc fût l’événement fondateur qui doit préfigurer toutes les courses qui suivent. Or son déroulement réel n’est pas satisfaisant dans cette optique : il réunit bien un guide et un client, mais les deux hommes sont de Chamonix et participent à égalité au succès de l’ascension. Le couple Saussure-Balmat est beaucoup plus symbolique : on retrouve le riche étranger cultivé et le guide chamoniard, chasseur de chamois et cristallier, qui fait rêver.

Paccard, entre les deux, est de trop : notable, il ne peut pas être assimilé au guide ; autochtone et savant amateur, il n’est pas un véritable client, comparable à Saussure et aux fellows de Cambridge, qui constituent l’essentiel des premiers alpinistes. Il est donc, avec la complicité de tous, Chamoniards et étrangers, progressivement mis à l’écart, puis oublié. Il est remis en valeur lorsque ce modèle s’effrite, au temps de la démocratisation de l’alpinisme et de la mutation de la fonction de guide. Le couple client-guide n’est plus symbolique de l’alpinisme contemporain.

Philippe Joutard. Le Monde 18- 19 juin 2000

Le 18 août 1887 au cœur du village, pour le centenaire de l’ascension, Chamonix érigera une statue de bronze à la gloire de Balmat montrant le chemin du Mont Blanc à De Saussure, œuvre de Jules Salmson, 1823-1902, qui s’était inspiré des vers de Victor Hugo -Toute la Lyre 1-35 –:          

… un jour, à l’heure où, dans les ombres, 
L’aube n’a pas atteint le front des Alpes sombres, 
Il partit. Le mont Blanc, éclairé seul encor, 
Comme un roi diligent, lorsque son camp sommeille, 
Avant tous ses guerriers, tout armé se réveille, 
Sur les monts obscurcis levait son casque d’or.
Quand on le vit, portant sa lourde carnassière 
Et l’échelle d’écorce et la hache de pierre, 
Les pâtres, les chasseurs à l’œil audacieux 
L’entouraient, demandant le but de son voyage, 
Et d’abord, à son doigt levé vers les nuages, 
On ne sut s’il montrait le mont Blanc ou les cieux. 

La première ascension au sommet du Mont-Blanc précède la Révolution française. Toutes deux appartenaient à la même génération, à la même articulation du temps, mais le besoin d’explorer arrive un moment avant la nouvelle charte des droits civils. Avant que la belle trinité de liberté, égalité, fraternité transforme le sujet en citoyen, notre espèce sut qu’elle pouvait fouler le sommet du Blanc. C’était un jour d’août. Un an plus tard, serait prise la sombre forteresse appelée Bastille, mais une fois encore l’esprit d’Ulysse précédait celui de Socrate.

Erri De Luca.  Sur la trace de Nives. Gallimard 2005

En août 1871, Paul Verne, frère de Jules, fait l’ascension du Mont Blanc. À la descente, en se reposant à la cabane des Grands Mulets, il déniche sur le registre où chaque cordée est censée donner ses noms, dates et adresses, et éventuellement le récit ou les anecdotes de l’ascension, un véritable hymne au Mont Blanc, en anglais ; et comme la prose lui convient, il la traduit. Le romantisme a enfin trouvé objet à sa mesure :

Le mont Blanc, ce géant dont la fière attitude
Écrase ses rivaux, jaloux de sa beauté,
Ce colosse imposant qui, dans sa solitude,
Semble défier l’homme, eh bien ! je l’ai dompté !
Oui, malgré ses fureurs, sur sa cime orgueilleuse,
J’ai, sans pâlir, gravé l’empreinte de mes pas.
J’ai terni de ses flancs l’hermine radieuse,
Bravant vingt fois la mort et ne reculant pas.
Ah ! quelle ivresse immense, alors que l’on domine
Ce monde merveilleux, ce chaos saisissant
De glaciers, de ravins et de rochers que mine
L’ouragan déchaîné qui hurle en bondissant.
Mais d’où vient ce fracas ? La montagne s’écroule !
Va-t-elle s’abîmer ? Quel bruit sourd et profond !
Non, c’est l’irrésistible avalanche qui roule,
Bondit et disparaît dans un gouffre sans fond.
Mont Rose, voilà donc ta cime éblouissante !
Te voilà, mont Cervin, sinistre et redouté !
Et vous, Welterhorners, dont la masse puissante
Voile de la Jungfrau la blanche nudité !
Vous êtes grands, sans doute, ardus et difficiles,
Et n’atteint pas qui veut vos sommets insolents ;
Car plus d’un a péri sur vos flancs indociles
Que n’avaient point ému vos séracs chancelants.
Mais, regardez ici, plus haut, plus haut, vous dis-je ;
Haussez-vous à l’envi, l’un par l’autre porté ;
Voyez ce pic géant qui donne le vertige,
C’est votre maître à tous, à lui la royauté !

Markham Sherwill. Traduction de Paul Verne.1871

En 1992, Louis Poirier, alias Julien Gracq, dans Carnets du Grand Chemin : … rien, dans aucun voyage, ne m’a donné l’équivalent du coup au cœur que j’ai ressenti, à mon premier voyage, devant le sommet du Mont Blanc naviguant au-dessus des nuages au bout d’une rue de Sallanches.

Massif du mont-blanc

le bout d’une rue de Sallanches , c’est, à quelques centaines de mètres près, l’endroit d’où a été prise cette photo

Le Mont Blanc. Vallée et prieuré de Chamonix, Pierre Thuillier, 1855 © Collection musée Alpin Chamonix Photo Denis Vidalie

Le Mont Blanc. Vallée et prieuré de Chamonix, Pierre Thuillier, 1855 © Collection musée Alpin Chamonix Photo Denis Vidalie

Jean Antoine Linck (1766-1843), "Vue du Mont Blanc, prise du

Jean Antoine Linck. Mont Blanc du col de Balme.

Le Mont Blanc vu de Sallanches. by De La Rive Pierre-Louis:: Bon Pas de ...

Le Mont Blanc vu de Sallanches. Pierre-Louis De La Rive.

Alpinisme

Voyage de Monsieur de Saussure à la cîme du mont Blanc au mois d’août 1787. Dessin de Marquard Wocher et gravure avec trait aquarellée par Christian von Mechel en 1790 (Bibliothèque publique et universitaire de Genève, Archives Nicolas Bouvier).

Saussure on Mont-Blanc

La descente. L’un des personnages est en position de descente en ramasse, le corps en arrière appuyé sur le bâton, qui fait frein. De Saussure avait fait corriger le dessin par l’éditeur car, dans une première impression, il y était représenté le cul sur la neige… pas convenable.

Vue prise de la Voute nommée le Chapeau du Glacier des Bois et des ...

Depuis la voûte du Chapeau, vue sur le Glacier des Bois et les Aiguilles des Charmoz, Jean-Antoine Linck, 1er quart du 19e siècle. © Collection musée Alpin Chamonix Photo Musée Alpin

Artwork by Joseph Mallord William Turner, Mont-Blanc and the Allée Blanche from near the Col de la Seigne, France, Made of watercolor heightened with bodycolor and with scratching out

Joseph Mallord William Turner Mont-Blanc and the Allée Blanche from near the Col de la Seigne, France by Joseph Mallord William Turner

Intérieur de la source de l'Arveron en Savoye, Samuel Grundmann et Johann Peter Lamy, 1ère moitié du 19e siècle © Collection musée Alpin Chamonix Photo Musée Alpin

Intérieur de la source de l’Arveron en Savoye, Samuel Grundmann et Johann Peter Lamy, 1ère moitié du 19e siècle © Collection musée Alpin Chamonix Photo Musée Alpin

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The source of the Arveyron below le Glacier du Bois and the Mer de Glace 1802 de William Turner, 1775-1851. Tate Britain Londres

Mer de Glace

La Mer de Glace et les Grands Charmoz. 1874. Gabriel Loppé. 1825-1913, alpiniste et peintre. Il avait à Chamonix son atelier, devenu la Villa Loppé, au 212, av Michel Croz.

Un site splendide, fantastique travail de collecte – cartes, gravures, peintures – : www.montagnes et falaises.com

Dans l’ensemble, ce sont les Suisses qui manifesteront le plus tôt un appétit certain de découvertes. On commence à séjourner dans les Alpes dès le XV° siècle, pour y rechercher les eaux minérales et thermales : Digne et Aix (où les bains remontent aux Romains).

Ce que disent les historiens des sentiments vis à vis de la montagne demanderait sans doute à être nuancé, car les textes reflètent en fait une certaine diversité, les personnalités les plus fortes ne se laissant pas gagner automatiquement par les sentiments dominants, marqués de crainte voir de répulsion jusqu’au romantisme du XIX° siècle. De plus des variantes assez importantes existaient selon les cultures nationales et locales : les Suisses et les Anglais se défirent de leurs craintes beaucoup plus tôt que les Français.

On a du mal à croire que les montagnards de l’époque, cristalliers et chasseurs, n’aient fréquenté la montagne que pour le seul appât du gain : on ne passe pas ses journées sur les flancs des montagnes, dans la solitude, sans se laisser prendre par la magie et la grandeur des lieux. Mais, en même temps, si l’on se met à dire son plaisir une fois redescendu dans la vallée, il y a de fortes chances pour que l’on se mette aussi à donner les bonnes adresses, les bons coins à chamois, les bons coins à cristaux, et là, cela revient à scier la branche sur laquelle on est assis. Il était donc certainement préférable et plus prudent de simuler des sentiments de répulsion et de frayeur, et de garder pour soi son plaisir.

Vers le XII°, un chroniqueur des comtes de Savoie rapportera : sont grands routiers nos princes et se plaisent nulle part autant qu’en pays escarpés et précipices ardus…

Au XIV°, autre son de cloche avec Eugène Deschamps qui rapporta sa traversée du Mont Cenis :

Le pays est un enfer en ce monde
Là haut sont glaces et neiges
Grandes froidures par tous les douze mois
Et abîmes jusqu’en terre profond
Et ne croît fort que sapin et buisson.

Jacques Peletier, 1517 Le Mans, littérateur et mathématicien dira, dans son poème Savoie, sa découverte de la haute montagne : les Aiguilles d’Arves, Bessans, Bonneval :

Les Savoyens, que l’avenir honneste
Journellement aux travaux admoneste, 
Estant en paix, voyent les estrangers 
Allant, venant, aveugles aux dangers  
Ils sont chez soi, et pour durer, endurent
Regardant ceux qui, pour endurer, durent…. 
Lieux détournés, hauteurs précipiteuses, 
Froids paysages et voies raboteuses 
Là où, quand plus l’œil se trouve arrêté, 
Plus a d’espace et plus de liberté

En 1541, Conrad Gesner, encyclopédiste naturaliste suisse, étudie particulièrement plantes et fleurs des montagnes : il ne découvre pas moins de cinq cents espèces inconnues, essayant sur lui toutes les plantes médicinales qu’il trouvait : Il écrit une Lettre sur l’admiration de la montagne à Jacques Vogel : C’est chose décidée, très docte Vogel, désormais, aussi longtemps que Dieu me laissera vivre, je ferai chaque année l’ascension de quelques montagnes, ou tout au moins d’une, à la saison où les plantes sont en pleine floraison, pour examiner celles-ci et pour procurer à mon corps un noble exercice, en même temps qu’une jouissance à mon esprit. Quelle volupté, n’est-il pas vrai ? Quelles délices pour l’âme justement émue, que d’admirer le spectacle offert par la masse énorme de ces monts et de dresser la tête en quelque sorte au sein des nuages ! Sans pouvoir me l’expliquer, je sens mon esprit frappé par ces hauteurs étonnantes, et ravi dans la contemplation de l’Architecte Souverain.

En 1555, il fait l’ascension du Mont Pilate, près de Lucerne : Si vous désirez étendre votre champs de vision, jetez un regard circulaire et fixez loin et largement toutes choses. Il ne manque pas de points d’observation ou de rochers sur lesquels vous puissiez déjà vous sentir vivre la tête dans les nuages. Si, par contre, vous préférez resserrer votre vision, vous verrez des prairies et de forêts verdoyantes, et y entrerez même ; si vous la contractez plus encore, vous observerez des vallées sombres, des rochers ombragés et de sombres cavernes…

En vérité, nulle part ailleurs qu’en montagne on ne trouve une aussi grande variété de paysages à l’intérieur d’un espace aussi restreint ; dans lequel…on peut, en un seul jour, voir et connaître les quatre saisons de l’année, l’été, l’automne, le printemps et l’hiver. En outre, depuis les crêtes les plus hautes, c’est la voûte du ciel toute entière qui s’offrira à vos yeux et vous apercevrez facilement et sans obstacle le lever et le coucher des constellations ; et vous observerez que le Soleil se couche beaucoup plus tard, et de même se lève plus tôt.

Pierre Belon, botaniste, herborise au printemps 1557 en Suisse où les arbres s’esjouissent en la beauté de leurs fleurs et les oiseaux se desgorgent ès verdoyantes forests.

La montagne s’intègre à la littérature du dépit amoureux : le 16 mai 1669, René le Pays, contrôleur des Gabelles du Dauphiné écrit de Chamonix à une marquise qui lui est chère, mais distante : J’ai trouvé 5 montagnes qui vous ressemblent, comme si c’étoit vous même, qui sont de glace de la teste aux pieds, qui, sous les rayons du soleil, sont comme les soleils qu’on voit en vos yeux. Ce sont des portraits qui vous représentent si vivement, que pour me venger de la cruauté que vous avez eu de me refuser si souvent le vôtre, j’ai envie de pendre une de ces montagnes à mon col en guise de médaille… Mais pourtant s’il faut mourir de froid, il vaut encore mieux que ma mort soit causée par la glace de vostre cœur, que par celle des montagnes. De sorte, Madame, que je suis résolu de me tirer le plûtost que je pourray de ce Païs affreux, pour m’en aller mourir à vos pieds.

En 1688, John Dennis écrit de Turin, quelques jours après avoir passé le Mont Cenis : Ces hauteurs inhabituelles dans lesquelles nous nous trouvions, le rocher surplombant qui nous menaçait, l’horrible profondeur du précipice et le torrent mugissant tout en bas nous semblèrent en même temps nouveaux et fascinants.

…Le sens de tout cela produisit en moi des émotions discordantes, horreur délicieuse à la fois et joie terrible, et en même temps, bien qu’infiniment enchanté, je tremblais.

… Ruines après ruines monstrueusement amassées et Ciel et Terre dessus dessous. Les étranges rochers au-dessus de nous, rochers dépourvus de toute forme, sinon celle que leur avait prêté la ruine, l’aspect épouvantable des précipices et les eaux mousseuses qui s’y jetaient la tête en bas ; tout cela créait pour l’œil ce que cette musique, dans laquelle l’horreur se trouve entremêlée à l’harmonie, produit pour l’oreille.

En 1780, le poète allemand Wilhelm Heinse célèbre la montagne avec enthousiasme : C’est d’un âge antique du monde, des ruines de la Création, que je vous écris, très cher Père Gleim ; aux cotés de ces ruines, celles de la Grèce et de Rome paraissent à peine comme des petits châteaux de cartes effondrés chers aux jeunes enfants. Ah, Je marche, je monte et je descends, et mon cœur s’emballe.

Il est minuit ; au sud, là-haut, dans la pureté de l’éther, Sirius et Orion scintillent et resplendissent de leurs feux éternels, près de moi bruissent les sources du Tessin ; dans une étreinte fraternelle, Boréas et Rotus, venus ici d’Italie et d’Allemagne, me caressent de la fraîcheur de leur souffle protecteur. En un mot, je me trouve sur les hauteurs du Gothard, patriarche des Alpes, entouré de ses sommets de glace et de pierre qui dominent l’Europe et la moitié du monde.

Souvent le malheureux sourit parmi les pleurs 
Et voit quelque plaisir au sein de ses douleurs. … 
Ainsi l’Allobroge recèle 
Sous ses monts de l’hiver la patrie éternelle, 
Et les fleurs du printemps, et les biens de l’été. 
Sur leur aride front, le voyageur porté  
S’étonne. Auprès des rocs d’âge en âge entassés
En flots âpres et durs brille une mer glacée. 
À peine sur le dos de ses sentiers luisants 
Un bois armé de fer soutient ses pas glissants. 
II entend retentir la voix du précipice. 
Il se tourne et partout un amas se hérisse 
De sommets ou brûlés ou de glace épaissis, 
Fils du vaste mont Blanc, sur  leurs têtes assis 
Et qui s’élève autant au-dessus de leurs cimes 
Qu’ils s’élèvent eux-mêmes au-dessus des abîmes. 
Mais bientôt à leurs pieds, il descend ; à ses yeux
S’étendent mollement vallons délicieux,
Pâturages et prés, doux enfants des rosées
Trienz, Cluses, Magland, humides Elysées 
Frais coteaux, où partout sur des flots vagabonds
Pend le mélèze altier, vieil habitant des monts

André Chénier voyage en Savoie de 1783 à 1785. Elégie VII

Salut, pompeux Jura, terrible Montanvert ! 
De neiges, de glaçons, entassements énormes, 
Du temple des frimas, colonnades informes.

L’abbé Delille (1738 – 1813), dans L’homme des champs.

Chateaubriand (1768–1848), écrira un Voyage au Mont Blanc –1805-, relation du séjour : Il en est des monuments de la nature comme de ceux de l’art : pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective, autrement, les formes, les couleurs, les proportions, tout disparaît. Dans l’intérieur des montagnes, comme on touche à l’objet même, et comme le champ de l’optique est trop resserré, les dimensions perdent nécessairement leur grandeur, chose si vraie que l’on est continuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J’en appelle aux voyageurs : le mont Blanc leur a-t-il paru fort élevé dans la vallée de Chamonix ? Souvent un lac immense dans les Alpes a l’air d’un petit étang ; vous croyez arriver en quelques pas au haut d’une pente que vous êtes trois heures à gravir ; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge, à l’extrémité de laquelle il semblait que vous touchiez de la main. Ainsi, cette grandeur des montagnes, dont on fait tant de bruit, n’est réelle que par la fatigue qu’elle vous donne. Quant au paysage, il n’est guère plus grand à l’œil qu’un paysage ordinaire.

[…] Parvenu à son sommet, qui n’est qu’une croupe du Mont-Blanc, je découvris ce qu’on appelle très improprement la Mer de Glace.

Qu’on se représente une vallée dont le fond est entièrement couvert par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée, laissent pendre au-dessus de ce fleuve des masses de rochers, les aiguilles du Dru, du Bochard, des Charmoz. Dans l’enfoncement, la vallée et le fleuve se divisent en deux branches, dont l’une va aboutir à une haute montagne appelée le Col du Géant, et l’autre à des rochers nommés les Jorasses. Au bout opposé de la vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de Chamouni. Cette pente presque verticale est occupée par la portion de la Mer de Glace qu’on appelle le Glacier des Bois. Supposez donc qu’il est survenu un rude hiver ; le fleuve qui remplit la vallée, ses inflexions et ses pentes, a été glacé jusqu’au fond de son lit; les sommets des monts voisins se sont chargés de glace et de neige partout où les plans du granit ont été assez horizontaux pour retenir les eaux congelées : voilà la Mer de Glace et son site. Ce n’est point, comme on le voit, une mer ; c’est un fleuve, c’est si l’on veut le Rhin glacé : la Mer de Glace sera son cours, et le Glacier des Bois sa chute à Laufen.

Lorsqu’on est descendu sur la Mer de Glace, la surface qui vous en paraissait unie du haut du Montanvert, offre une multitude de pointes et d’anfractuosités. Les pointes de glace imitent les formes et les déchirures de la haute enceinte de rocs qui surplombent de toutes parts : c’est comme le relief en marbre blanc des montagnes environnantes.

[…] Il ne reste plus qu’à parler du sentiment qu’on éprouve dans les montagnes. Eh bien ce sentiment, selon moi, est fort pénible. Je ne puis être heureux là où je vois partout les fatigues de l’homme et ses travaux inouïs qu’une terre ingrate refuse de payer. Le montagnard qui sent son mal, est plus sincère que le voyageur ; il appelle la plaine le bon pays et ne prétend pas que des rochers arrosés de ses sueurs, sans en être plus fertiles, soient ce qu’il y a de meilleur dans les distributions de la Providence. S’il est très attaché à la montagne, cela tient aux relations merveilleuses que Dieu a établi entre nos peines, l’objet qui les cause et les lieux où nous les avons éprouvées ; cela tient aux souvenirs de l’enfance, aux premiers sentiments du cœur, aux douceurs et même aux rigueurs de la maison paternelle.

Mais les montagnes sont-elles le séjour de la rêverie ? J’en doute, je doute qu’on puisse rêver lorsque la promenade est une fatigue ; lorsque l’attention que vous êtes obligé de donner à vos pas occupe entièrement votre esprit.

George Sand est à Chamonix en 1836 : J’aime mieux cette campanule que toute votre Mer de Glace… / Ce que j’ai vu de plus beau à Chamonix, c’est ma fille.

Mais aussi : Ce que je sais, c’est que cette ligne de feux établis comme des signaux tout le long des ravins pour éviter la gelée m’offrit, au milieu de la nuit un spectacle magnifique. Ils perçaient de taches rouges et de colonnes de fumées noires le rideau de vapeur d’argent où la vallée était entièrement plongée et perdue. Au-dessus des feux, au-dessus de la fumée et de la brume, la chaîne du mont Blanc montait, nue de ses dernières ceintures granitiques, noire comme l’encre et couronnée de neige. Ces plans fantastiques du tableau semblaient nager dans le vide. Sur quelques cimes que le vent avait balayées, apparaissaient dans un firmament pur et froid, de larges étoiles. Ces pics de montagnes, élevant dans l’éther un horizon noir et resserré, faisaient paraître les astres étincelants. L’œil sanglant du Taureau, le farouche Aldébaran, s’élevait au-dessus d’une sombre aiguille qui semblait le soupirail du volcan d’où cette infernale étincelle venait de jaillir. Plus loin Fomalhault, étoile bleuâtre, pure et mélancolique, s’abaissait sur une cime blanche et semblait une larme de compassion et de miséricorde tombée du ciel sur la pauvre vallée, mais prête à être saisie en chemin par l’esprit perfide des glaciers. Ayant trouvé ces deux métaphores dans un grand contentement de moi-même, je fermai ma fenêtre, mais en cherchant mon lit, dont j’avais perdu la position dans les ténèbres je me fis une bosse à la tête, à l’angle du mur. C’est ce qui me dégoûta de faire des métaphores dans les jours subséquents. Mes amis eurent l’obligeance de s’en déclarer singulièrement privés.

         Lettre à Charles Didier 1836

Ces montagnes sont des vagues en effet, mais des vagues géantes. Elles ont toutes les formes de la mer. Il y a les houles vertes  et sombres qui sont les croupes couvertes de sapins ; les lames blondes et terreuses qui sont les pentes de granit dorées par les lichens ; et sur les plus hautes ondulations la neige se déchire et tombe déchiquetée dans les ravins noirs comme fait l’écume. On croirait voir un océan monstrueux figé au milieu d’une tempête par le souffle de Jehovah.

[…] La vallée de Chamonix se présente dans sa longueur à l’œil du voyageur qui arrive de Sallanches. L’Arve tortueuse la traverse de part en part. Les trois paroisses qui s’en partagent le territoire, les Ouches, Chamonix, Argentière, montrent de loin en loin, dans l’étroite plaine, leurs clochers d’ardoises luisantes. À gauche, au-dessus d’un amphithéâtre bariolé de jardins, de chalets et de champs cultivés, le Brévent élève presque à pic sa forêt de sapins et ses pitons autour desquels le vent roule et déroule les nuées comme le fil sur un fuseau. À droite, c’est le mont Blanc, dont le sommet fait vivement briller l’arête de ses contours sur le bleu foncé du ciel, au-dessus du haut glacier de Taconaz et de l’aiguille du Midi, qui se dresse avec mille pointes ainsi qu’une hydre à plusieurs têtes. Plus bas à l’extrémité d’un immense manteau bleuâtre que le mont Blanc laisse traîner jusque dans la verdure de Chamonix, se dessine le profil découpé du glacier des Bossons dont la merveilleuse structure semble d’abord offrir au regard je ne sais quoi d’incroyable et d’impossible. C’est quelque chose de plus riche sans contredit et peut-être même de plus singulier que cet étrange monument celtique de Carnac, dont les trois mille pierres, bizarrement rangées dans la plaine, ne sont plus simplement des pierres et ne sont pas des édifices. Qu’on se figure d’énormes prismes de glace, blancs, verts, violets, azurés, selon le rayon de soleil qui les frappe, étroitement liés les uns aux autres, affectant une foule d’attitudes variées, ceux-là inclinés, ceux-ci debout et détachant leurs cônes éblouissants sur un fond sombre de mélèzes. On dirait une ville d’obélisques, de cippes, de colonnes et de pyramides, une cité de temples et de sépulcres, un palais bâti par des fées pour des âmes et des esprits ; et je ne m’étonne pas que les primitifs habitants de ces contrées aient souvent cru voir des êtres surnaturels voltiger entre les flèches de ce glacier à l’heure où le jour vient rendre son éclat à l’albâtre de leurs frontons, et ses couleurs, à la nacre de leurs pilastres…

Victor Hugo. Voyage aux Alpes, 1839

En sortant de ce défilé étroit et sauvage, on tourne à gauche et l’on entre dans la vallée de Chamouni, dont l’aspect est, au contraire, infiniment doux et riant. Le fond de la vallée en forme de berceau est couvert de prairies au milieu desquelles passe le chemin bordé de petites palissades. On découvre successivement les différents glaciers qui descendent dans cette vallée. On ne voit d’abord que celui de Taconay qui est presque suspendu sur la pente rapide d’une petite ravine dont il occupe le fond. Mais bientôt les yeux se fixent sur celui des Buissons, qu’on voit descendre du haut des sommités voisines du mont Blanc : ses glaces d’une blancheur éblouissante, dressées en forme de hautes pyramides, font un effet étonnant au milieu des forêts de sapins qu’elles traversent et qu’elles surpassent. On voit enfin de loin le grand glacier des Bois qui en descendant se recourbe contre la vallée de Chamouni ; on distingue ses murs de glace qui dominent des rocs jaunes, taillés à pic.

Ces glaciers majestueux, séparés par de grandes forêts, couronnés par des rocs de granit d’une hauteur étonnante, qui sont taillés en forme de grands obélisques et entremêlés de neiges et de glaces, présentent un des plus grands et des plus singuliers spectacles qu’il soit possible d’imaginer. L’air pur et frais qu’on respire, si différent de l’air étouffé des vallées de Sallenche et de Servoz, la belle culture de la vallée, les jolis hameaux que l’on rencontre à chaque pas, donnent par un beau jour l’idée d’un monde nouveau, d’une espèce de Paradis terrestre, renfermé par une Divinité bienfaisante dans l’enceinte de ces montagnes. La route partout belle et facile permet de se livrer à la délicieuse rêverie et aux idées douces, variées et nouvelles qui se présentent en foule à l’esprit.

[..] Ce que les gens de Chamonix nomment proprement le Montanvert est un pâturage élevé de 834 m au-dessus de la vallée de Chamonix, et par conséquent de 1 859 m au-dessus de la mer. Il est au pied de l’aiguille des Charmos, et immédiatement au-dessus de cette vallée de glace, dont la partie inférieure porte le nom de glacier des Bois. On y conduit ordinairement les étrangers, parce que c’est un site qui présente un magnifique aspect de cet immense glacier et des montagnes qui le bordent, et parce que l’on peut de là descendre sur la glace, et voir sans danger quelques-unes des singularités qu’elle offre […]. Lorsqu’on s’est bien reposé sur la jolie pelouse du Montanvert, et que l’on s’est rassasié, si l’on peut jamais l’être, du grand spectacle que présentent ce glacier et les montagnes qui le bordent, on descend par un sentier rapide, entre des rhododendrons, des mélèzes et des aroles, jusqu’au bord du glacier […]. Au bas de cette pente, on trouve ce qu’on appelle la moraine du glacier, ou cet amas de sable et de cailloux qui sont déposés sur les bords du glacier, après avoir été broyés et arrondis par le roulis et le frottement des glaces. De là on passe sur le glacier même, et s’il n’est pas trop scabreux et trop entrecoupé de grandes crevasses, il faut s’avancer au moins à trois ou quatre cents pas pour se faire une idée de ces grandes vallées de glace. 

[Ascension du Mont-Blanc le 3 Août 1787]   La dernière partie de la montée entre ces petits rocs et la cime, fut, comme on doit le présumer, la plus fatigante pour la respiration ; mais j’atteignis enfin ce but si longtemps désiré. Comme pendant les deux heures que me prit cette pénible ascension, j’avais eu toujours sous les yeux, à peu près tout ce que l’on voit de la cime, cette arrivée ne fut pas un coup de théâtre, elle ne me donna même pas d’abord tout le plaisir que l’on pourrait imaginer ; mon sentiment le plus vif, le plus doux, fut de voir cesser les inquiétudes dont j’avais été l’objet ; car la longueur de cette lutte, le souvenir et la sensation même encore poignante des peines que m’avait coûté cette victoire, me donnaient une espèce d’irritation. Au moment où j’eus atteint le point le plus élevé de la neige qui couronne cette cime, je la foulais au pied avec une sorte de colère plutôt qu’avec un sentiment de plaisir. D’ailleurs mon but n’était pas seulement d’atteindre le point le plus élevé, il fallait surtout y faire des observations et les expériences qui seules donnaient quelque prix à ce voyage, et je craignais infiniment de ne pouvoir faire qu’une partie de ce que j’avais projeté. Car j’avais déjà éprouvé, même sur le plateau où nous avions couché, que toute observation faite avec soin fatigue dans cet air rare, et cela parce que, sans y penser, on retient son souffle ; et que comme il fallait là suppléer à la rareté de l’air par la fréquence des inspirations, cette suspension causait un malaise sensible ; j’étais obligé de me reposer et de souffler, après avoir observé un instrument quelconque comme après avoir fait une montée rapide.

Cependant le grand spectacle que j’avais sous les yeux me donna une vive satisfaction. Une légère vapeur suspendue dans les régions inférieures de l’air me dérobait à la vérité la vue des objets les plus bas et les plus éloignés, tels que les plaines de la France et de la Lombardie; mais je ne regrettai pas beaucoup cette perte ; ce que je venais de voir et ce que je vis avec la plus grande clarté, c’est l’ensemble des hautes cimes dont je désirais depuis si longtemps connaitre l’organisation. Je n’en croyais pas mes yeux, il me semblait que c’était un rêve, lorsque je voyais sous mes pieds ces cimes majestueuses, ces redoutables aiguilles, le Midi, l’Argentière, le Géant, dont les bases avaient été pour moi d’un accès si difficile et si dangereux. Je saisissais leur rapports, leur liaison, leur structure, et un seul regard levait des doutes que des année de travail n’avaient pu éclaircir.[…]

Pendant ce temps-là, mes guides tendaient ma tente, et y dressaient la petite table sur laquelle je devais faire l’expérience de l’ébullition de l’eau. Mais quand il fallut me mettre à disposer mes instruments et à les observer, je me trouvai à chaque instant obligé d’interrompre mon travail, pour ne m’occuper que du soin de respirer. Si l’on considère que le baromètre n’était là qu’à seize pouces et une ligne, et qu’ainsi l’air n’avait guère plus que la moitié de sa densité ordinaire, on comprendra qu’il fallait suppléer à la densité par la fréquence des inspirations. Or cette fréquence accélérait le mouvement du sang, d’autant plus que les artères n’étaient plus contrebandées au-dehors par une pression égale à celle qu’elles éprouvent à l’ordinaire ; aussi avions-nous tous la fièvre.

Lorsque je demeurais parfaitement tranquille, je n’éprouvais qu’un peu de malaise, une légère disposition au mal de cœur. Mais lorsque je prenais de la peine, ou que je fixais mon attention pendant quelques moments de suite, et surtout lorsqu’en m’abaissant je comprimais ma poitrine, il fallait me reposer et haleter pendant deux ou trois minutes. Mes guides éprouvaient des sensations analogues. Ils n’avaient aucun appétit ; et à la vérité nos vivres, qui s’étaient tous gelés en route, n’étaient pas bien propres à l’exciter, ils ne se souciaient pas même du vin et de l’eau-de-vie. En effet ils avaient éprouvé que les liqueurs fortes augmentent cette indisposition, sans doute en accélérant encore la vitesse de la circulation. Il n’y avait que l’eau fraiche qui fit du bien et du plaisir et il fallut du temps et de la peine pour allumer du feu, sans lequel nous ne pouvions point en avoir. Quelques une de mes guides ne purent pas supporter tous ces genres de souffrances, et descendirent les premiers pour regagner un air plus dense.

La cime du Mont-Blanc est une espèce de dos d’âne, ou d’arête allongée, dirigée du levant au couchant, à peu près horizontale dans sa partie la plus élevée, descendant à ses deux extrémités sous des angles de vingt-huit à trente degrés. Cette arête est très étroite, presque tranchante à son sommet, au point que deux personnes ne pourraient pas y marcher de front ; mais elle s’élargit et s’arrondit en descendant du côté de l’est, et elle prend du côté de l’ouest la forme d’un avant toit, saillant au nord. Toute cette sommité est entièrement couverte de neige : on n’en voir sortir aucun rocher, si ce n’est à soixante ou soixante et dix toises au-dessous. Il aurait paru naturel de penser que la plus haute cime des Alpes devait se trouver auprès de leur centre, ou du moins vers le milieu de la largeur de la masse des montagnes primitives. Cependant, cela n’est point ainsi. On voit de la cime du Mont Blanc, qu’au midi, du côté de l’Italie, il y a beaucoup plus de hautes sommités qu’au nord, du côté de la Savoie ; en sorte que cette haute cime se trouve presque au bord septentrional de l’ensemble des montagnes primitives. Aussi le spectacle est-il beaucoup plus beau et intéressant du côté de l’Italie ; car les montagnes secondaires au nord, terminées par la ligne bleue et monotone du Jura, ne présentent rien de grand ni de varié ; et nos plaines, notre lac même, vu obliquement au travers des vapeurs de l’horizon, ne présentent que des teintes faibles et des objets peu distincts. Au contraire, du côté du midi, l’horizon couvert à perte de vue de hautes cimes, variées dans leurs formes et dans celles de leur groupe, mélangées de neige et de rocher, et entrecoupées de vallées verdoyantes, offre un ensemble également singulier et magnifique. Mais surtout, comme je l’ai déjà dit, les aiguilles et les glaciers de tous les environs du Mont-Blanc faisaient pour moi le spectacle tout à la fois le plus ravissant et le plus magnifique.

Horace Bénédicte de Saussure. Voyage dans les Alpes, 1832

De Saussure a effectué le premier calcul de la hauteur du plus haut sommet d’Europe occidentale, avec un erreur infime : il estime à 2 450 toises, soit 4 775 mètres au lieu des 4 809 mètres actuels.

Horace Benedict de Saussure y mesure ensuite le point d’ébullition de l’eau, relevant au sommet du Mont Blanc 68.993 degrés Réaumur, soit 86.24°C au lieu des 100°C au niveau de la mer. Enfin, son ascension est aussi celle d’un hygromètre à cheveux, instrument de sa fabrication visant à mesurer l’humidité de l’air, grâce à la propriété du cheveu humain de réagir à celle-ci en s’allongeant ou en rétrécissant lorsque l’air se charge en eau ou s’assèche.

Blandine Pluchet Le Grand récit des Montagnes. Flammarion 2022

Au débouché de la vallée de Magland, nous éprouvâmes un éblouissement d’admiration : le mont Blanc se découvrit soudain à nos regards si splendidement magnifique, si en dehors des formes et des couleurs terrestres, qu’il nous sembla qu’on ouvrait devant nous à deux battants les portes du rêve. On eût dit un énorme fragment de la lune tombé là du haut du ciel. L’éclat de la neige étincelante qui frappait le soleil eût rendu noires toutes les comparaisons de la Symphonie en Blanc Majeur. C’était le blanc idéal, le blanc absolu, le blanc de lumière qui illumina le Christ sur le Thabor. Des nuages superbes, du même ton que la neige et qu’on ne distinguait qu’à leur ombre, montaient et descendaient le long de la montagne comme des anges sur l’échelle de Jacob, à travers des ruissellements de clarté et, dépassant le sommet sublime qu’ils prolongeaient dans le ciel, semblaient, avec l’envergure de leurs ailes immenses, prendre l’essor vers l’infini. Parfois le rideau de nuages se déchirait et par la vaste ouverture, le vieux mont Blanc apparaissait à son balcon, et comme le roi des Alpes, saluait son peuple de montagnes. Il daignait se laisser voir quelques minutes, puis il refermait le rideau. Ce mélange de nuages et de neiges, ce chaos d’argent, ces vagues de lumière se brisant en éclairs de blancheur, ces phosphorescences diamantées voudraient, pour être exprimées, des mots qui manquent à la langue humaine et que trouverait le rêveur de l’Apocalypse dans l’extase de la vision […].

Pendant la nuit, le mont Blanc avait rejeté la draperie île nuages qui le cachait et apparaissait dans sa sublime nudité. Pas un flocon de vapeur ne rampait sur ses flancs abrupts, et ses fines arêtes blanches se découpaient en dents de scie sur un fond d’azur d’une pureté admirable. Il avait à cette heure l’aspect d’un prodigieux bloc de Carrare, tant la neige était d’un blanc solide et mat.

Théophile Gautier. Vacances du lundi, 1881

Insensiblement des vapeurs s’élevèrent des glacières  et formèrent des nuages sous mes pieds. L’éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes, quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs ; des filets de neige éclatante retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du mont Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes ; il s’éleva rapidement, il vint droit à moi, c’était le puissant aigle des Alpes, ses ailes étaient humides et son œil farouche; il cherchait une proie, mais à la vue d’un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre; il disparut en se précipitant dans les nuages.

Sénancour. Oberman 1804

Et, tout à coup, il y eut une taie grise sur la nuit, une tache indécise sur le front de la nuit, une déchirure mince qui s’étirait vers l’orient, déchiquetait la nuit, séparait le monde en deux comme un fruit.

Non, pas encore de la vraie lumière, plutôt un fléchissement de l’ombre, le pâle et lointain reflet d’un reflet couleur de cendre, sans vertus et sans joie. Mais chaque seconde taillait comme l’acide dans le métal frémissant de la nuit, ciselait nerveusement une crête, dévoilait un plan inattendu… À la fin, il y eut des montagnes, il y eut un ciel.

Des troupeaux d’étoiles fuyaient devant l’épanouissement lent du météore, sa marée phosphorescente et musicale. C’était une éclosion d’accords s’effaçant tour à tour et refleurissant ; les ondulations marines et pures d’une harpe de lumière. Infiniment hautes, les aiguilles flottaient dans des gouffres d’azur, cires fragiles, peu à peu modelées, plus précises, plus réelles, projetant vers la terre des faisceaux de ravins et d’arêtes, un labyrinthe incolore et figé. […]

Alors des risées coururent sur les lacs frissonnants du ciel où s’allumèrent brusquement des fantasmagories. Dans les profondeurs de jade glissèrent de brillants nuages d’or et de feu, pareils aux merveilleux poissons des îles. Leurs bandes dérivaient toujours plus à l’ouest, vers les grands fonds nocturnes. Le vent de l’aube, rapide et glacial, aiguisa le fil des hautes arêtes, détachant au vol des éclats vitrifiés qui dégringolaient en tintinnabulant. Puis il plongea dans l’à-pic, fila deux mille mètres plus bas, à la surface vernissée du glacier, siffla doucement dans les pierres où nichaient les fleurettes engourdies.

Des nuées s’étiraient aux flancs des monts, dénouaient de confuses amarres. Puis elles se détachèrent des rives, commencèrent de nager sans hâte dans le vaste aquarium des vallées, tandis qu’au firmament s’ouvraient, en un crescendo irrésistible des violons et des cuivres, les portes royales du jour.

Soudain, coup de cymbales frappé au plus haut point mélodique, une flèche incandescente jaillit de l’horizon sonore. Touchée, une cime grésilla, s’enflamma d’un coup comme une torche. Des coulées d’or rutilant crevèrent les ombres, tendirent en plein zénith l’arc resplendissant des neiges. Par myriades, les pierreries du gel scintillèrent. C’était le début de tout, la première, la pure, l’enthousiasme aurore du monde. Hier n’avait jamais été. Les pourpres fragiles des métamorphoses colorent les granits. Des flots de rayons dépassèrent l’écran des contreforts, balayèrent l’océan violet des cimes. Un, deux, trois pics jaillirent du fourreau de l’ombre. […]

Sous un ciel sans nuages, les hautes montagnes frappent peut-être plus fortement le regard par l’énormité massive, la rigueur de leur architecture et la crudité des contrastes entre les neiges éclatantes et les trappes azurées des ombres. Mais elles sont infiniment plus belles, plus nuancées, plus attachantes quand les nuages s’en viennent mêler aux dures parois leurs fantasmagories ingénieuses, font et défont à chaque instant des perspectives de rêve, des mondes féeriques où joue inlassablement la lumière… Et j’aime encore voir la pluie tendre ses filets bleus d’une crête à l’autre, effacer l’horizon d’un doigt rêveur, suspendre en plein ciel des fantômes de cimes qu’un souffle pourrait chasser. Des tonnes de granit s’évanouissent dans l’air comme de fluides vapeurs, et le paysage tout entier revêt cette grâce frêle et mystérieuse qui baigne les antiques lavis japonais.

Samivel. L’amateur d’abîmes Éditions Stock, 1940

La vallée de Chamonix où nous sommes est très élevée dans les montagnes ; elle a six ou sept lieues de longueur et se dirige à peu près du sud au nord. Elle me paraît se distinguer caractéristiquement des autres par son milieu presque sans plaine, et du fait que le sol s’élève immédiatement des bords de l’Arve, comme une huche, contre les plus hautes montagnes. Le mont Blanc et les croupes qui en descendent, les amas de glaces qui remplissent ces énormes ravins forment le versant oriental, duquel, dans toute la longueur de la vallée, descendent sept glaciers de diverse grandeur. […] Munis de vivres et de vin, nous gravîmes le Montenvers, où devait nous surprendre le spectacle de la mer de Glace. Pour m’exprimer sans emphase, je la nommerai la vallée ou le fleuve de glace : en effet, les masses énormes de glaces s’avancent d’une vallée profonde, à la voir d’en haut, vers une assez grande plaine. […] Les cimes des rochers devant nous et, plus bas aussi, vers le fond de la vallée, sont dentelées en pointes très aiguës : elles sont formées d’une sorte de pierre dont les couches descendent presque verticalement vers le centre de la terre. Si quelqu’une vient à se décomposer, la suivante reste debout dans l’air. Ces pointes sont nommées aiguilles, et l’aiguille des Drus, une de ces hautes et remarquables cimes, fait face au Montenvers. Nous voulûmes aussi marcher sur la mer de Glace, et observer ces masses énormes en les foulant de nos pieds. Nous descendîmes la montagne, et nous fîmes quelques centaines de pas sur ces flots de cristal. Le coup d’œil est admirable, lorsque, debout sur la glace même, on regarde les masses qui se pressent d’en haut, séparées par d’étonnantes crevasses. Mais nous ne jugeâmes pas à propos de rester davantage sur ce sol glissant : nous n’étions pourvus ni de crampons ni de souliers ferrés; la longue marche avait même poli et arrondi les talons de nos chaussures. […]

D’une main discrète, la nature a commencé à préparer ici le gigantesque. Le jour baissait, nous approchions de la vallée de Chamonix, nous y entrâmes enfin. Seules les grandes masses étaient visibles. Les étoiles pointaient l’une après l’autre et nous remarquâmes au-dessus du sommet des montagnes, à droite devant nous, une lumière que nous ne pouvions nous expliquer. Claire, sans rayonnement, comme la Voie lactée, mais plus dense, à peu près comme les Pléiades, mais plus étendue, elle retint longtemps notre attention, jusqu’à ce qu’enfin, quand nous eûmes changé de point de vue, comme une pyramide pénétrée d’une mystérieuse lumière intérieure, qui ne saurait être mieux comparée qu’à la phosphorescence d’un ver luisant, elle parut dominer les cimes de toutes les montagnes : elle nous offrit la certitude d’être le sommet du mont Blanc. La beauté de ce spectacle était absolument extraordinaire. En effet, comme la montagne brillait avec les étoiles qui l’entouraient, non pas, il est vrai, d’une lumière aussi vive, mais dans une masse plus vaste et plus cohérente, on la voyait faire partie d’une plus haute sphère, et notre pensée peinait à rattacher ses racines à la terre. Devant elle nous voyions une suite de cimes blanches luire sur les croupes de noires montagnes revêtues de sapins, et d’énormes glaciers descendre dans la vallée entre les bois sombres.

Goethe En Suisse et dans les Alpes (voyages de 1775, 1779 et 1797), collection Le Voyage dans les Alpes, © Georg Éditeur, 2003

Le Mont Blanc, la vallée de Chamonix, la Mer de Glace et toutes les merveilles de ce merveilleux endroit sont au-dessus et au-delà des espoirs les plus insensés. Je ne puis rien imaginer dans la nature de plus stupéfiant et de plus sublime. Si j’avais à écrire quelque chose maintenant, je divaguerais complètement, tant sont prodigieuses les impressions qui bouillonnent en moi… Vous vous doutez que le voyage à mulet est plutôt primitif. Chaque personne emmène un sac de tapisserie qui est attaché sur la bête derrière lui ou elle, et c’est tout. Un guide, montagnard pur-sang, fait tout le trajet à pied en menant le mulet de la dame (je dis la dame par excellence pour rendre hommage à Kate) et le reste se débrouille au mieux. La caravane fait halte dans une hutte solitaire, pendant une demi-heure au milieu de la journée et festoie avec ce qu’elle peut se procurer. En passant par le col de Balme vous grimpez de plus en plus haut pendant cinq heures et plus et, d’une espèce de rebord, de sentier sans garde-fou, vous plongez dans des vallées si terribles que vous finissez par être bien persuadé que vous êtes arrivé plus haut que n’importe quoi au monde et qu’il n’y a rien de terrestre au-dessus de vous. Juste au moment où vous arrivez à cette conclusion, un air différent – et Dieu sait combien il est libre et délicieux ! – vous souffle au visage, vous traversez une arête de neige et, tendue devant vous et totalement invisible jusqu’à cet instant, se dressant sur le fond du ciel, se révèle la vaste chaîne du mont Blanc, avec ses montagnes secondaires qui paraissent toutes petites, sur ses flancs majestueux, mais qui s’élèvent en innombrables ébauches de clochetons gothiques ; des déserts de neige et de glace, des forêts de sapins sur les pentes des montagnes, qui perdent toute importance dans ce paysage gigantesque, dans les creux des villages que vous pouvez dissimuler avec un seul doigt, des cascades, des avalanches, des pyramides et des tours de glace, des torrents, des ponts, des montagnes entassées les unes sur les autres, au point de masquer le ciel et de vous forcer à lever la tête pour le voir.

Charles Dickens, Dans Life of Dickens de J. Forster, Londres s.d., in-12

Au-delà de Servoz, la vallée de Chamonix dépasse en splendeur, au point de rendre insignifiant, tout ce que j’ai vu auparavant, ou tout ce que je pouvais imaginer. Ce n’est pas seulement l’immensité de ces montagnes et leurs incommensurables forêts, mais leurs formes, leurs tons, qui offrent une grandeur qui ne peut manquer d’impressionner, même sur une plus petite échelle.

La secrète force des choses qui gouverne l’esprit et qui, pour le dôme infini du ciel, est une loi, réside en toi ! Et que serais-tu, que seraient la terre, les étoiles et la mer si, pour les rêves de l’esprit humain, le silence et la solitude n’étaient que le vide ?

Percy Shelley. Lettre à Byron 22 07 1816

Le mont Blanc n’est point un passage. Il n’offre pas à mi-côte ces grandes routes des nations, où se croisent éternellement la France, l’Allemagne et l’Italie. Il est à part. Il faut aller tout exprès le saluer, voir cet illustre solitaire, dont la tête domine l’Europe.

J’avais vu les Apennins, j’avais vu les Pyrénées, les grands monts hospitaliers du commerce et du voyageur, le mont Cenis, le Saint-Gothard : la rapide magie du Simplon. Je réservais le mont Blanc. […]  De près, on le voit en hauteur, seul, un immense moine blanc, enseveli dans sa chape et son capuchon de glace, mort, et cependant debout. D’autres y voient un éclat, un débris de l’astre mort, de la pâle et stérile lune, une planète sépulcrale au-dessus de la planète. La vaste calotte neigeuse a l’effet d’un cimetière. Pour monuments, des pyramides en sortent sombres, en deuil, en contraste avec la neige. Ces antiques filles du feu protestent contre les glaces ; elles disent que ce blanc catafalque n’est rien en comparaison de l’infini ténébreux qui plonge et s’étend dessous. […]

Le mont Blanc ne conduit à rien ; c’est un ermite, ce semble, dans sa rêverie solitaire.

Étrange énigme entre les Alpes. Tandis que toutes elles parlent par d’innombrables cours d’eau, tandis que le Saint-Gothard, expansif, généreusement verse, aux quatre vents, quatre fleuves qui font tant de bruit par le monde – le mont Blanc, ce grand avare, donne à peine deux petits torrents (qui grossiront, mais plus bas, enrichis par d’autres eaux). A-t-il des sorties souterraines ? Tout ce qu’on voit, c’est qu’il reçoit toujours et donne très peu. Doit-on croire que, discrètement, ce muet thésauriseur, amasse, pour la soif future, pour les sécheresses du globe, le trésor de la vie cachée ?

[…] La gloire de M. de Saussure, c’est moins son ascension, et quelques expériences, que son beau voyage imprimé, où il donne sur le mont Blanc et les Alpes en général tant de faits intéressants, bien vus, appréciés judicieusement. On sent en lui, ce qui est rare, un homme digne de ce nom, équilibré d’études et de caractère, d’exercice et d’action.

Jules Michelet. La Montagne, 1868

En 1869, Viollet le Duc est en séjour à Chamonix : Je suis très bien, très tranquille ici, je ne connais personne que des guides, braves gens que j’aime beaucoup parce qu’ils sont honnêtes, patients et qu’ils se prêtent à tout de bonne grâce ; prudents d’ailleurs et intelligents. Il y a bien là-bas, à un demi-kilomètre d’ici, dans les hôtels de Chamonix, un tas d’Anglais désœuvrés et vêtus de façon ridicule, avec des voiles, des knickebokers et autres agréments, mais cela m’est égal. D’ailleurs les Anglais touristes ne me déplaisent pas autant que les nôtres. Ils sont mieux élevés, plus polis, plus discrets et beaucoup moins crétins en ce qu’ils cherchent à savoir. Le touriste français dépasse en bêtise tout ce que l’on peut supposer : du reste il n’y en a guère…

Lettre à sa femme

Le grand architecte ne pouvait s’empêcher d’appliquer son goût pour la restauration aux cathédrales de pierre : À partir de 1868, l’architecte se met à sillonner le massif du Mont-Blanc. C’est un passionné de montagne et de géologie. Il dessine, fait des mesures, imagine, manque se tuer en tombant dans une crevasse. Cela va durer des années. Il tient des propos ébouriffants : Le mont Blanc est une ruine ; on peut en retrouver la forme primitive en se dirigeant d’après des idées analogues à celles qui sont appliquées à la restauration d’un monument, comme le rapporte le géologue suisse Alphonse Favre.

Car soudain, Viollet pressent des rapports intimes entre la géologie et l’architecture. Il se met à chercher dans les massifs des structures cachées. Mieux : il voit la montagne comme une immense usine et appelle à un congrès d’aménagement terrestre. Il écrit en 1875 : Cette usine fournit l’eau de nos rivières, c’est-à-dire la vie. L’usine est en mauvais état, elle a besoin d’être revue et réparée ; elle périclite par notre faute surtout, et par l’action du temps. Et nous gémissons sur les conséquences de cet état des choses, en essayant des palliatifs qui prêteraient à rire, si on pouvait rire en présence de tant de ruines.

En puisant dans les ressources de la géométrie, de la minéralogie et de la plus pure fantaisie, Viollet entreprend par exemple la reconstruction (sur le papier toujours) des états successifs de la chaîne des aiguilles de Chamonix. Ah, la belle époque où l’imagination ne connaissait pas de limites ! À côté, semble bien gentillet le projet de l’artiste danois Marco Evaristti qui, il y a quelques années, voulait repeindre le mont Blanc en rouge pour on ne sait plus quelle raison.

Dès ses 18 ans, le jeune Eugène avait noté dans son Journal : Je crois qu’il est dans ma destinée de tailler mon chemin dans le roc ; car je ne pourrais suivre celui pratiqué par les autres. Il ne croyait pas si bien dire. À la fin de sa vie, ses années d’excursions montagnardes vont se traduire par la production d’une carte très détaillée du massif du Mont-Blanc dans laquelle les critiques verront une œuvre d’art plus que de science, ainsi qu’un livre, le Massif du Mont-Blanc (1876) où entrent en collision les productions de ses hémisphères gauche et droit, le romantisme et le rationnel, le désir et le constat.

Il note, émerveillé : On rencontre dans les Alpes des habitués ascensionnistes, comme on voit à Baden ou à Monaco des familiers du tapis vert. Est-ce l’amour de la science qui les pousse ? Non. Ils montent pour monterDans la vallée, on les rencontre préoccupés ; ils se jettent sur les livres qui décrivent les altitudes, s’enquièrent des meilleurs guides, consultent les oscillations barométriques, endossent l’habit des montagnards, se lèvent au milieu de la nuit pour partir… Arrivés sur quelque sommet, s’y arrêtent-ils ? Semblent-ils impressionnés par le spectacle qui se déroule à leurs pieds ? Non, ils redescendent pus vite pour recommencer le lendemain sur un autre pic. J’ai maintes fois eu l’occasion d’observer ces malades de l’ascension, et j’avoue qu’ils m’inspirent une sincère sympathie. Ce sont des gens à la recherche d’un inconnu. L’Angleterre fournit le plus fort contingent de cette classe de passionnés. Parfois l’un d’entre eux reste au fond d’une crevasse ou tombe de quelques centaines de mètres, comme ces joueurs qui finissent par le suicide. On ne plaint guère plus les uns que les autres. En France, ces amants platoniques des altitudes sont rares et c’est tant pis. À part quelques savants français qui ont apporté leur contingent d’observation aux sciences géologiques, géodésiques et météorologiques et qui, par de très remarquables travaux, ont acquis dans le monde une juste renommée, on ne compte chez nous qu’un petit nombre de ces amateurs montagnards que l’Angleterre, la Suisse, l’Amérique et l’Allemagne possèdent par milliers

En précurseur de la géomorphologie, il affirme : Notre globe n’est qu’un grand édifice dont toutes les parties ont une raison d’être ; sa surface affecte des formes commandées par des lois impérieuses et suivies dans un ordre logique. Il conclut, prémonitoire : Ces lois, loin d’en comprendre la merveilleuse logique, vous en détruisez l’économie ou tout au moins vous en gênez le cours ; tant pis pour vous, humains ! Mais alors ne vous plaignez pas si vos plaines sont ravagées, si vos villes sont rasées, et n’imputez pas vraiment ces désastres à une vengeance ou à un avertissement de la Providence.

Edouard Launet. Libération 15 12 2014

En 1880, Elisée Reclus, auteur de la célèbre Géographie universelle, théoricien de l’anarchisme, et à ce titre déporté et exilé après sa participation à la Commune, publie en 1880 Histoire d’une montagne : Attendons, toutefois, attendons avec confiance ; le jour viendra ! les dieux s’en vont, emmenant avec eux le cortège des rois, leurs tristes représentants sur la terre. L’homme apprend lentement à parler le langage de la liberté ; il apprendra aussi à en pratiquer les mœurs.

Les montagnes qui, du moins, ont le mérite d’être belles, sont au nombre de ces dieux que l’on commence à ne plus adorer. Leurs tonnerres et leurs avalanches ont cessé d’être pour nous les foudres de Jupiter ; leurs nuages ne sont plus la robe de Junon. Sans peur désormais, nous abordons les hautes vallées, résidence des dieux ou repaire des génies. Les cimes, jadis redoutées, sont devenues précisément le but de milliers de gravisseurs, qui se sont donné pour tâche de ne pas laisser un seul rocher, un seul champ de glace vierge des pas humains. Déjà, dans nos contrées populeuses de l’Europe occidentale, presque tous les sommets ont été successivement conquis ; ceux de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique, le seront à leur tour. Puisque l’ère des grandes découvertes géographiques est à peu près terminée et que, sauf quelques lacunes, les terres sont connues dans leur ensemble, d’autres voyageurs, obligés de se contenter d’une moindre gloire, se disputent en grand nombre l’honneur d’être les premiers à gravir les montagnes non encore visitées. Jusqu’au Groenland, les amateurs d’ascensions vont chercher quelque cime inconnue.

Parmi ces escaladeurs qui, chaque année, pendant la belle saison, tentent de gravir quelque cime haute et difficile, il en est, paraît-il, qui montent par amour de la gloriole. Ils cherchent, dit-on, un moyen pénible mais sûr de faire répéter leur nom de journal en journal, comme si, par une simple ascension, ils avaient fait une œuvre utile à l’humanité. Arrivés sur la cime, ils rédigent, de leurs mains raidies par le froid, un procès-verbal de leur gloire, débouchent avec fracas des bouteilles de Champagne, tirent des coups de pistolet comme de vrais conquérants et secouent les drapeaux avec frénésie. Là, où le sommet de la montagne n’est pas revêtu d’une épaisse coupole de neige, ils apportent des pierres afin de s’exhausser encore de quelques pouces. Ce sont des rois, des maîtres du monde, puisque la montagne entière n’est pour eux qu’un énorme piédestal, et qu’ils voient les royaumes gisant à leurs pieds. Ils étendent la main comme pour les saisir. C’est ainsi qu’un poète de campagne, invité pour la première fois à visiter un château royal, demanda la permission de monter un instant sur le trône. Quand il s’y trouva, le vertige de la domination le saisit tout à coup. Il aperçut une mouche qui voletait près de lui : Ah ! je suis roi maintenant, je t’écrase ! et, d’un coup de poing, il aplatit le pauvre insecte sur le bras du fauteuil doré.

Pourtant, l’homme modeste, celui qui ne raconte point son escalade et n’ambitionne nullement la gloire éphémère d’avoir gravi quelque pic difficilement abordable, celui-là même éprouve une joie forte quand il pose le pied sur une haute cime. De Saussure n’a pas eu, pendant tant d’années, le regard fixé sur le dôme du mont Blanc, il n’en a pas, à tant de reprises, essayé l’ascension dans l’unique préoccupation d’être utile à la science. Quand, après Balmat, il eut atteint les neiges jusqu’alors inviolées, il n’eut pas seulement la joie de pouvoir faire des observations nouvelles, il se livra aussi au bonheur tout naïf d’avoir enfin conquis ce mont rebelle. Le chasseur de bêtes et le chasseur d’hommes, hélas ! ont aussi de la joie quand, après une poursuite acharnée à travers bois et ravins, coteaux et vallées, ils se trouvent en face de leur victime et réussissent à l’atteindre d’une balle ! Fatigues, dangers, rien ne les a rebutés, soutenus qu’ils étaient par l’espoir, et, maintenant qu’ils se reposent à côté de leur proie tombée, ils oublient tout ce qu’ils ont souffert. Comme le chasseur, le gravisseur de cimes a cette joie de la conquête après l’effort, mais il a de plus le bonheur de n’avoir risqué que sa propre vie ; il a gardé ses mains pures.

Dans les grandes ascensions, le danger est souvent bien proche, et à chaque minute on risque la mort ; mais on avance toujours et on se sent soutenu, soulevé par une forte joie, à la vue de tous ces périls que l’on sait éviter par la solidité de ses muscles et sa présence d’esprit. Fréquemment, il faut se tenir sur une pente de neige glacée où le moindre faux pas vous lancerait aux précipices. D’autres fois, on rampe sur un glacier en s’accrochant à un simple rebord de neige qui, en se brisant, vous laisserait tomber dans un gouffre dont on ne voit pas le fond. Il arrive aussi qu’on doit escalader des parois de rochers dont les saillies sont à peine assez larges pour que le pied y trouve place, et que recouvre une croûte de verglas, palpitant pour ainsi dire sous l’eau glacée qui s’épanche au-dessous. Mais tels sont le courage et la tranquillité d’esprit, que pas un muscle ne se permet un faux mouvement, et tous s’harmonisent dans leurs efforts pour éviter le danger. Un voyageur glisse sur une roche d’ardoise polie et très inclinée, que coupe brusquement un précipice de cent mètres de hauteur. Le voilà qui descend avec une rapidité vertigineuse sur la pente lisse ; mais il s’étend si bien pour offrir une plus large surface de frottement et rencontrer toutes les petites aspérités du roc, il utilise si habilement ses bras et ses jambes en guise de frein, qu’il s’arrête enfin au bord de l’abîme. Là, précisément, un ruisselet s’étale sur la pierre avant de tomber en cascade. Le voyageur avait soif. Il boit tranquillement, la face dans l’eau, avant de songer à se relever pour reprendre pied sur une roche moins périlleuse.

Le gravisseur aime d’autant plus la montagne qu’il a risqué d’y périr ; mais le sentiment du danger surmonté n’est pas la seule joie de l’ascension, surtout chez l’homme qui, pendant le courant de sa vie, a dû soutenir de fortes luttes pour faire son devoir. En dépit de lui-même, il ne peut s’empêcher de voir dans le chemin parcouru, avec ses passages difficiles, ses neiges, ses crevasses, ses obstacles de toute sorte, une image du pénible chemin de la vertu ; cette comparaison des choses matérielles et du monde moral s’impose à son esprit. Malgré la nature, j’ai réussi, pense-t-il ; la cime est sous mes pieds. J’ai souffert, c’est vrai, mais j’ai vaincu, et le devoir est accompli. Ce sentiment a toute sa force chez ceux qui ont vraiment mission scientifique d’escalader un sommet dangereux, soit pour en étudier les roches et les fossiles, soit pour y rattacher leur réseau de triangles et dresser la carte du pays. Ceux-là ont droit de s’applaudir après avoir conquis la cime ; s’il leur arrive malheur dans leur voyage, ils ont droit au titre de martyrs. L’humanité reconnaissante doit s’en rappeler les noms, bien autrement nobles que ceux de tant de prétendus grands hommes !

Tôt ou tard les âges héroïques de l’exploration des montagnes prendront fin comme ceux de l’exploration de la planète elle-même, et le souvenir des fameux gravisseurs se transformera en légende. Les unes après les autres, toutes les montagnes des contrées populeuses auront été escaladées ; des sentiers faciles, puis des chemins carrossables auront été construits de la base au sommet, pour en faciliter l’accès, même aux désœuvrés et aux affadis ; on aura fait jouer la mine entre les crevasses des glaciers pour montrer aux badauds la texture du cristal ; des ascenseurs mécaniques auront été établis sur les parois des monts jadis inaccessibles, et les touristes se feront hisser le long des murs vertigineux, en fumant leur cigare et en devisant de scandales.

Mais ne voilà-t-il pas que l’on monte aux sommets par des chemins de fer ! Les inventeurs ont imaginé maintenant des locomotives de montagnes, afin que nous puissions aller nous plonger dans l’air libre des cieux, pendant l’heure de digestion qui suit notre dîner. Des Américains, gens pratiques dans leur poésie, ont inventé ce nouveau mode d’ascension. Pour atteindre plus vite et sans fatigue le sommet de leur montagne la plus vénérée, à laquelle ils ont donné le nom de Washington, le héros de l’Indépendance, ils l’ont rattachée à leur réseau de chemins de fer. Roches et pâturages sont entourés d’une spirale de rails que les trains gravissent et descendent tour à tour en sifflant et en déroulant leurs anneaux comme des serpents gigantesques. Une station est installée sur la cime, ainsi que des restaurants et des kiosques dans le style chinois. Le voyageur en quête d’impressions y trouve des biscuits, des liqueurs et des poésies sur le soleil levant.

Ce que les Américains ont fait pour le mont Washington, les Suisses se sont hâtés de l’imiter pour le Righi, au centre de ce panorama si grandiose de leurs lacs et de leurs montagnes. Ils l’ont fait aussi pour l’Ùtli ; ils le feront pour d’autres monts encore, ils en ramèneront pour ainsi dire les cimes au niveau de la plaine. La locomotive passera de vallée en vallée par-dessus les sommets, comme passe un navire en montant et descendant sur les vagues de la mer. Quant aux monts tels que les hautes cimes des Andes et de l’Himalaya, trop élevées dans la région du froid pour que l’homme puisse y monter directement, le jour viendra où il saura pourtant les atteindre. Déjà les ballons l’ont porté à deux ou trois kilomètres plus haut ; d’autres aéronefs iront le déposer jusque sur le Gaourisankar, jusque sur le Grand Diadème du Ciel éclatant.

Dans cette grande œuvre d’aménagement de la nature, on ne se borne point à rendre les montagnes d’un accès facile, au besoin on travaille à les supprimer. Non contents de faire escalader à leurs routes carrossables les monts les plus ardus, les ingénieurs percent les roches qui les gênent, pour faire passer leurs voies de fer de vallée à vallée. En dépit de tous les obstacles que la nature avait mis en travers de sa marche, l’homme passe ; il se fait une nouvelle terre appropriée à ses besoins. Lorsqu’il lui faut un grand port de refuge pour ses navires, il prend un promontoire au bord des mers, et, roche à roche, il le jette au fond des eaux pour en construire un brise-lames. Pourquoi, si la fantaisie lui en vient, ne prendrait-il pas aussi de grandes montagnes pour les triturer et en répandre les débris sur le sol des plaines ?

Mais quoi, ce travail est déjà commencé. En Californie, les mineurs, las d’attendre que les ruisseaux leur apportent le sable pailleté d’or, ont eu l’idée de s’attaquer à la montagne elle-même. En maints endroits, ils écrasent la roche dure pour en retirer le métal ; mais ce travail est difficile et coûteux. La besogne est plus facile lorsqu’ils ont devant eux des terrains de transport, tels que sables meubles et cailloux. Alors, ils s’installent en face, avec d’énormes pompes à incendie, ravinent incessamment les talus à grands jets et démolissent ainsi peu à peu la montagne pour en extraire toutes les molécules d’or. En France, on a eu l’idée de déblayer de la même manière une partie des énormes amas d’alluvions antiques accumulés en plateaux au-devant des Pyrénées ; au moyen de canaux, tous ces débris, transformés en limons fertilisants, serviraient à exhausser et à féconder les plaines nues des Landes.

Certes, ce sont là des progrès considérables. Le temps n’est plus où les seuls chemins des montagnes étaient des ornières tellement étroites que deux piétons, venant en sens contraire, ne pouvaient s’éviter et devaient passer l’un sur le dos de l’autre couché sur le sentier. Tous les points de la terre deviennent accessibles, même aux invalides et aux malades ; en même temps, toutes les ressources deviennent utilisables, et la vie de l’homme se trouve ainsi prolongée de toutes les heures conquises sur la période d’efforts, tandis que son avoir s’accroît de tous les trésors arrachés à la terre. Mais, comme toutes les choses humaines, ces progrès amèneront avec eux les abus correspondants ; quelquefois, on sera sur le point de les maudire, de même qu’on a maudit jadis la parole, l’écriture, le livre et jusqu’à la pensée. Quoi que disent les amateurs du bon vieux temps, la vie, si rude pour la plupart des hommes, deviendra pourtant de plus en plus facile. À nous de veiller pour qu’une forte éducation arme le jeune homme d’une énergique volonté et le rende toujours capable d’un héroïque effort, seul moyen de maintenir l’humanité dans sa vigueur morale et matérielle ! À nous de remplacer par des épreuves méthodiques ce dur combat de l’existence par lequel il faut acheter maintenant la force d’âme. Jadis, lorsque la vie était un incessant combat de l’homme contre l’homme ou la bête fauve, l’adolescent était regardé comme un enfant, tant qu’il n’avait pas rapporté de trophée sanglant dans la hutte paternelle. Il lui fallait montrer la force de son bras, la solidité de son courage avant qu’il osât élever la voix dans le conseil des guerriers. Dans les pays où le danger n’était pas tant d’avoir à se mesurer avec l’ennemi que d’avoir à subir la faim, le froid, les intempéries, le candidat au titre d’homme était abandonné dans la forêt sans nourriture, sans vêtements, exposé à la bise et à la morsure des insectes ; il fallait qu’il restât là, immobile, la face placide et fière, et qu’après des journées d’attente, il eût encore la force de se laisser torturer sans se plaindre, d’assister à un repas abondant sans avancer la main pour en prendre sa part. Maintenant, on n’impose plus ces épreuves barbares à nos jeunes gens ; mais, sous peine de décadence et d’abêtissement, il faut savoir donner aux enfants une âme haute et ferme, non seulement contre les malheurs possibles, mais surtout contre les facilités de la vie. Travaillons à rendre l’humanité heureuse, mais enseignons-lui en même temps à triompher de son propre bonheur par la vertu.

Dans ce travail, si capital, de l’éducation des enfants, et, par eux, de l’humanité future, la montagne a le plus grand rôle à remplir. La véritable école doit être la nature libre, avec ses beaux paysages que l’on contemple, ses lois que l’on étudie sur le vif, mais aussi avec ses obstacles qu’il faut surmonter. Ce n’est point dans les étroites salles aux fenêtres grillées que l’on fera des hommes courageux et purs. Qu’on leur donne au contraire la joie de se baigner dans les torrents et les lacs de montagnes, qu’on les fasse promener sur les glaciers et sur les champs de neige, qu’on les mène à l’escalade des grands sommets. Non seulement ils apprendront sans peine ce que nul livre ne saurait leur enseigner, non seulement ils se souviendront de tout ce qu’ils auront appris dans ces jours heureux où la voix du professeur se confondait pour eux, en une même impression, avec la vue de paysages charmants et forts, mais encore ils se seront trouvés en face du danger et l’auront joyeusement bravé. L’étude sera pour eux un plaisir, et leur caractère se formera dans la joie.

On ne saurait douter que nous sommes à la veille d’accomplir les changements les plus considérables dans l’aspect de la nature aussi bien que dans la vie de l’humanité ; ce monde extérieur que nous avons déjà si puissamment modifié dans sa forme, nous le transformerons à notre usage bien plus énergiquement encore. À mesure que grandissent notre savoir et notre puissance matérielle, notre volonté d’homme se manifeste de plus en plus impérieuse en face de la nature. Actuellement, presque tous les peuples dits civilisés emploient encore la plus grande partie de leur épargne annuelle à préparer les moyens de s’entre-tuer et de dévaster le territoire les uns des autres ; mais, lorsque, plus avisés, ils l’appliqueront à augmenter la force de production du sol, à utiliser en commun toutes les forces de la terre, à supprimer tous les obstacles naturels qu’elle oppose à nos libres mouvements, c’est à vue d’œil que changera l’apparence de la planète qui nous emporte dans son tourbillon. Chaque peuple donnera, pour ainsi dire, un vêtement nouveau à la nature environnante. Par ses champs et ses routes, ses demeures et ses constructions de toute espèce, par le groupement imposé aux arbres et l’ordonnance générale des paysages, la population donnera la mesure de son propre idéal. Si elle a vraiment le sentiment du beau, elle rendra la nature plus belle ; si, au contraire, la grande masse de l’humanité devait rester ce qu’elle est aujourd’hui, grossière, égoïste et fausse, elle continuerait à marquer la terre de ses tristes empreintes. C’est alors que le cri de désespoir du poète deviendrait une vérité : Où fuir ? La nature s’enlaidit.

Quel que soit l’avenir de l’humanité, quel que doive être l’aspect du milieu qu’il se créera, la solitude, dans ce qui reste de la libre nature, deviendra de plus en plus nécessaire aux hommes qui, loin du conflit des opinions et des voix, veulent retremper leur pensée. Si les plus beaux sites de la terre devaient un jour être seulement le rendez-vous de tous les désœuvrés, ceux qui aiment à vivre dans l’intimité des éléments n’auraient plus qu’à s’enfuir dans une barque au milieu des flots, ou bien à attendre le jour où ils pourront planer comme l’oiseau dans les profondeurs de l’espace ; mais ils regretteraient toujours les fraîches vallées des monts, et les torrents jaillissant des neiges inviolées, et les pyramides blanches ou roses se dressant dans le ciel bleu. Heureusement, les montagnes ont toujours les plus douces retraites pour celui qui fuit les chemins frayés par la mode. Longtemps encore on pourra s’écarter du monde frivole et se retrouver dans la vérité de sa pensée, loin de ce courant d’opinions vulgaires et factices qui troublent et détournent jusqu’aux esprits les plus sincères.

Quel étonnement, quelle déshabitude de tout mon être, lorsque, franchissant le seuil du dernier défilé de la montagne, je me retrouvai dans la grande plaine aux lointains indistincts et fuyants, à l’espace illimité ! Le monde immense était ouvert devant moi ; je pouvais aller vers le point de l’horizon où me portait mon caprice, et cependant j’avais beau marcher, il ne me semblait point changer de place, tant la nature environnante avait perdu son charme et sa variété. Je n’entendais plus le torrent, je ne voyais plus les neiges ni les rochers, c’était toujours la même campagne monotone. Mes pas étaient libres, et pourtant je me sentais bien autrement emprisonné que dans la montagne ; un arbre seul, un simple arbuste suffisaient à me cacher l’horizon ; pas un chemin qui ne fût bordé des deux côtés par des haies ou des barrières.

En m’éloignant des monts que j’aimais et qui s’enfuyaient loin de moi, je regardais souvent en arrière pour en distinguer les formes amoindries. Les pentes se confondaient peu à peu en une même masse bleuâtre ; les larges entailles des vallées cessaient d’être visibles ; les cimes secondaires se perdaient, le profil des hauts sommets se dessinait seul sur le fond lumineux. À la fin, la brume de poussière et d’impuretés qui s’élève des plaines me cacha les pentes basses des montagnes ; il ne restait plus qu’une sorte de décor porté sur des nuages, et c’est à peine si je pouvais encore retrouver du regard quelques-unes des cimes autrefois gravies. Puis tous les contours disparurent dans les vapeurs ; la plaine sans bornes visibles m’entoura de toutes parts. Désormais, la montagne était loin de moi, et j’étais rentré dans le grand tumulte des humains. Du moins ai-je pu garder dans ma mémoire la douce impression du passé. Je vois de nouveau surgir devant mes yeux le profil aimé des monts, je rentre par la pensée dans les vallons ombreux, et, pendant quelques instants, je puis jouir en paix de l’intimité de la roche, de l’insecte et du brin d’herbe.

Et encore le Genevois Nicolas Bouvier, aux premières loges pour parler de la montagne, là encore orfèvre : L’homo erectus a mis des millions d’années à se redresser pour mieux scruter la savane, mains velues en casquette sur ses orbites profondes. Plus tard, cette position lui a permis de cueillir cette pomme qui nous a chassés du Paradis, rendus homo sapiens et forts de la seule certitude qu’un jour il nous faudrait mourir. Depuis ces débuts laborieux, la verticalité nous fascine, nous flatte, nous effraie, nous oppresse et nous en impose à bon compte. Parce que, à l’échelle planétaire, nos plus hauts massifs sont juste un grain sur la pelure d’une énorme orange et, vu de la lune, l’Himalaya est à peine plus visible que la trace pâle et pointillée de la Grande Muraille de Chine [sic]. Pourtant, quelle place ces infimes reliefs n’ont-ils pas prise dans notre imaginaire, de l’Olympe au Sinaï de l’Aconcagua à l’Everest !

Sur leurs sommets­ et la hauteur importe moins que la position dominante – les ermites communiquent avec leurs dieux, prophètes ou devins sacrifient pour que les fumées de la chair rôtie parviennent plus vite aux narines des Immortels gourmands et jaloux. Les gibets sont sur des collines à l’exemple du Golgotha. Et ces montagnes ne sont pas seulement pont entre matérialité et transcendance, elles sont aussi axes du monde et accès de l’outre-monde comme ce mystérieux Mont Méru dont la tradition hindoue situe le sommet à quelques brasses sous l’eau dans le Détroit d’Adam entre Ceylan et l’Inde du Sud, et le pied aux antipodes. Les montagnes sont enfin chemin initiatique et ascendant, l’élévation physique se confondant parfois avec le progrès mystique. Cette double escalade n’a jamais été sans danger. Tout trésor a son dragon et la plupart de nos hauts lieux d’autrefois – cette notion se perd aujourd’hui – étaient sacrés, donc interdits par orages, abîmes, grêlons gros comme des œufs, avalanches, éboulements, créatures énigmatiques et esprits malfaisants, du Yeti tibétain au Grättig du Haut -Valais qui précipite les troupeaux dans le vide jusqu’au Toggeli, mannequin femelle que l’imprudence des bergers esseulés transforme en ogresse. Tout ce joli monde barre la route vers le Haut.

Il ne faut surtout pas avoir de la montagne l’image que les romantiques en ont donnée, fin XVIII° et début XlX°, une sorte d’Arcadie alpestre, soulevée à trois mille mètres, entre edelweiss et séracs, où la pureté de l’air garantissait celle des sentiments.

Si les montagnes sont pèlerinage et promesse de longévité, pendant des siècles elles nous ont été hostiles. Avant la mode alpestre, elles séparent, gèlent, brûlent, ensevelissent, étouffent, foudroient, rugissent. Les glaciers ne sont pas sublimes,  ils sont traîtrise et tombeaux ; les cimes ne sont pas tant majestueuses que vertige et menaces, les étranglements de nos cols pleins d’embûches, et leurs chemins brodés de tombes attestent que la mort blanche a déjà largement prélevé son tribut.

Ces montagnes, même ceux qui les pratiquent à l’année les craignent et ne les ont pas matées. D’où cette grande peur et cette collection de masques grimaçants qui, du Népal au Lötschental, conjurent la glace et les sortilèges de l’hiver. Très souvent cette terreur sacrée de la verticalité, cette claustrophobie alpine qui a mis tant de Suisses sur les routes du monde s’accompagne paradoxalement de respect, d’un attachement âpre et rugueux que le montagnard porte avec lui comme un sac de pierres. Rien n’est plus ambigu que cette relation amour-haine entre une nature aussi dure qu’exigeante et des populations clairsemées qui n’ont pas choisi d’y naître.

[…] Jusqu’à la fin du XVIII° siècle, la montagne n’a pas bonne presse. Ses glaciers et leurs crevasses ne sont que tombeaux cryologiques pour naturalistes imprudents à redingotes et perruques que le retrait des séracs nous livre deux siècles plus tard, parfaitement conservés par le froid comme les mammouths de Sibérie.

Mais encore pour Michelet, ces glaciers ne sont qu’une éternité de mort qui joue tristement à la vie, et, près d’un siècle avant lui, Keralio écrivait : Moi qui n’ai pas eu le bonheur de naître aux environs d’une montagne de glace, je ne peux m’imaginer qu’elles soient vraiment nécessaires.

Avec le romantisme et l’incroyable vogue touristique de la Suisse, le refrain change du tout au tout : on prête à l’Alpe toutes les vertus. Les poètes n’en ont alors que pour les cimes qu’ils se gardent bien de gravir mais célèbrent comme les jumeaux géologiques de l’élévation morale la plus niaise.

Tout le glossaire du kitsch édifiant y passe, adjectifs à la queue leu leu. On ne se débarrasse pas de la montagne avec quelques quatrains complaisants. À cette nature qui reste énorme et inhospitalière, un seul remède : les cols, cent fois plus intéressants, complices des hommes et qui font échec aux massifs dont ils réduisent à rien les projets séparateurs. Dans la littérature alpestre occidentale presque personne n’en parle.

Michelet qui raisonne en historien est un des rares à dénoncer cette duperie : Le Mont-Blanc ne mène à rien, alors que les cols ont, avec d’autres mérites, celui, précisément, de mener quelque part. Faisant l’éloge du Gothard et du Mont-Cenis, il écrit grandes routes, voies naturelles de toute vie animée. Grandes ou si petites que la montagne fait de son mieux pour en dissimuler l’accès. Ajoutez quelques propos acides de Rimbaud sur les tempêtes de neige du Grand Saint-Bernard, la saleté des dortoirs de l’Hospice, la rapacité des moines, et quelques cris mystiques d’Alexandra David-Neel en route vers Lhassa. Maigre récolte.

Il est vrai que les cols peuvent être eux aussi inquiétants et meurtriers pour peu que la tempête s’en mêle. Il est vrai que, dans certaines gravures du XVII° siècle, les passages les plus malaisés du Gothard sont bordés de croix et de tombes qui se côtoient. C’est ainsi, mais c’est tout à fait contraire à la nature des cols qui est de nous empêcher d’aller mourir plus haut ; lorsqu’ils sont abrupts et difficiles, c’est vraiment qu’ils ne peuvent pas faire mieux. On ne doit pas leur en tenir rigueur et surtout, rien ne nous oblige à les franchir de nuit ou lorsque la neige menace.

Chaque fois que j’ai passé un col, que ce soit dans le Jura, les Alpes, l’Hindu Kusch, le Pamir ou les Monts-célestes, le sentiment qui dominait, c’était la reconnaissance. Jamais je n’ai oublié d’ajouter une pierre à ces pyramides de cailloux qu’on appelle chez nous cairns et au Tibet chorten, parfois assortis là-bas de minuscules bannières de lambeaux d’étoffe coloriée qui claquent dans le vent et sont un silencieux hommage du passant à ce passeur taciturne. Le sommet ne peut que dire je domine, j’aplatis ou j’ai porté ces gens sur mon dos ; le col, lui, même le plus sauvage, même le plus perdu, a mille histoires à raconter. Celui auquel je pense et qu’aucun montagnard dans son bon sens n’emprunterait aujourd’hui passe du Val Antigorio (Italie) à l’alpage de Bosco-Gurin (Tessin). Il est d’ailleurs abandonné, et la trace du sentier entièrement effacée sur les deux premières heures de marche. Pourtant, dans les années noires de la guerre, il a dû voir passer du monde. Maquisards traqués par les SS, juifs débusqués de leurs caches italiennes et obligés de fuir plus loin, déserteurs et proscrits de tout poil puis, à l’âge d’or de la contrebande (1945-1950), porteurs chargés de cigarettes américaines, de bas nylon, de semelles Vibram par des nuits sans  lune sur cette pente glissante, escarpée. Sur ce modeste charroi, on souhaiterait en savoir plus, mais on ne saura rien. Le col ne pipe pas mot, il est aussi laconique que tous ses voisins.

Si les cols retrouvaient leur mémoire, quelles histoires n’écrirait-on pas. J’aimerais mieux connaître le coup de blues des éléphants d’Hannibal, traversant les Alpes enneigées avec leur air de on-ne-m’y-reprendra-plus. J’aimerais savoir quels projets séditieux mûrissaient sous le bicorne de Bonaparte dans les derniers lacets du Grand Saint-Bernard et cette admirable lumière de fœhn qui rapproche et sculpte les montagnes. Ou encore, le mélange d’admiration et de terreur de ces deux touristes croqués par Rodolphe Toepffer dans un blizzard au Col d’Anterne. Mais nous ne saurons rien ; la terre est silencieuse et peut-être nous faudra-t-il attendre d’être dessous pour l’entendre un peu mieux.

Nicolas Bouvier. Entre errance et éternité. Éditions Zoé 1998

Goûter dans la vallée de Chamonix. Le soir tombait, l’air était vif… et parfumé. Au milieu des forêts inhabitées, des vallées et des crêtes, se dresse une étrange construction circulaire en verre, une espèce de musée. Sinon, rien, personne. Nous avons mangé sur une table en pierre le brie qui restait de la veille, des biscuits et nous avons bu un rosé local. J’avais froid, M. m’a donné son pull, elle-même appréciant la fraîcheur, son visage était rayonnant. En picorant, nous nous demandions quelle distance il nous restait à parcourir et où nous allions nous arrêter pour la nuit. Les ombres s’allongeaient et prenaient des couleurs de plus en plus sombres tandis que le soleil éclairait encore les arbres sur la montagne  Je n‘y pensais pas, mais je crois que j’étais heureux. Je sentais que par ce voyage, là, au pied du mont Blanc, mes soixante années d’enfermement, ma captivité trouvaient un accomplissement plutôt qu‘une atténuation. Arrivé au seuil d’un autre mode de vie, j’ai compris que la ligne de partage était si nette, le gouffre qui séparait les deux modes de vie – le mien et le mien – si profond qu’il n’était possible de le franchir qu’au prix d’un effort suprême. Je me tenais pour ainsi dire à la limite d’un feu de forêt dévastateur et il fallait évaluer les pertes et les bénéfices ; mesurer ce que j’avais créé jusqu’alors et voir où je pourrais dorénavant chercher d’autres sources de créativité. Je sais que je serai tenté par les lieux communs peut-être aussi par l’ivresse de la désinvolture qui est si facile à confondre avec le bonheur, et comme le voilier qui a perdu sa quille, je peux m’éloigner de ma vie. J’ai compris que le bonheur – c’est la légèreté du fardeau, l’ivresse de l’ivresse, quand sur les images de la vie paraît pour un bref instant le fait stupéfiant d’exister et que la vraie couleur transfigure les couleurs.

Les images de l’été passé…

Imre Kertész, hongrois, Nobel de Littérature en 2002. Un autre. Chronique d’une métamorphose, traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. ©Actes Sud, 1999

26 08 1786 

Charles Alexandre de Calonne, contrôleur général des finances et ministre d’État, se rend à la salle du Conseil, muni d’un rapport sur les réformes financières à réaliser pour apurer la situation : s’y trouvent les prémices de la révolution : la situation financière est critique : 620 millions de livres de dépenses, contre seulement 503 de recettes : les 117 millions de dettes ont des explications lointaines, mais aussi très proches : le coût de l’aide apportée aux Insurgents américains n’est pas petit : le quart de la dette dont le total se monte à 4 milliards de livres. La moitié des recettes est affectée au service de la dette ! Calonne propose un plan de réorganisation administrative de la France : fin des privilèges, exemptions, abus, création d’une banque d’État, liberté du commerce et des grains, diminution de la gabelle, création d’un impôt direct frappant tous les revenus fonciers : la subvention territoriale : même un historien, comme Louis Blanc, peu suspect de sympathie pour la monarchie parlera de nuit du 4 août avant la lettre. Et en effet, ce plan attaque bien de front l’Église, l’aristocratie et la noblesse de robe. Pour faire accepter son plan, Calonne propose la réunion, non pas des États Généraux, trop dangereux, mais d’une assemblée des notables, à qui l’on demanderait leur avis. Le bonhomme ne savait pas dire non : ainsi répondait-il à la reine qui lui demandait on ne sait très bien quoi, mais cela devait être cher : Madame, si c’est possible, c’est fait ; impossible, cela se fera.

1786 

André Michaux, botaniste de Sa Majesté le Roi de France détaché auprès des États Unis d’Amérique, a obtenu une dérogation pour devenir propriétaire d’un terrain proche de New-York, où il créé une pépinière, seule solution pour s’affranchir de la dureté du climat qui met à mal les envois en France. Il obtient un deuxième terrain proche de Charleston, en Caroline du Sud : sa pépinière y devint célèbre à travers toute l’Amérique : il attachera son nom surtout à la découverte des grands conifères américains : épicéa, thuya, séquoia, weymouth, mais aussi, chênes, érable, hickory, – le hêtre américain – etc…

Le cardinal de Rohan, premier ecclésiastique de la cour, évêque de Strasbourg, grand aumônier, landgrave d’Alsace, prieur de la très riche abbaye de Saint Vaast, surintendant de l’hôpital royal, proviseur à la Sorbonne, et membre de l’Académie Française, ne manque pas de revenus. Mais, c’est un flambeur qui n’avait pas les moyens de ses ambitions en voulant s’attirer les bonnes grâces de la Reine, qui lui battait froid depuis que sa mère l’avait pris en grippe à cause de ses fastes à Vienne où il avait été ambassadeur. Il s’est fait rouler dans la farine par la comtesse de la Motte, garce XXXL, qui est parvenue à lui faire acheter un fabuleux collier en l’assurant qu’elle le remettrait à Marie Antoinette ; en fait elle le vendit en pièces détachées à son seul profit. Tout cela a donné lieu à un retentissant procès devant le Parlement qui condamna la seule comtesse à être marquée au fer d’une fleur de lis, et à l’acquittement du cardinal. Le camp des ennemis de Marie Antoinette, dont les rangs grossissaient de jour en jour, parvint à faire s’échapper de la Salpêtrière la garce qui s’exila à Londres où ses pamphlets contre la Reine redoublèrent. La vie de plaisir et d’irresponsabilité de Marie-Antoinette avait rendu plausible le montage abracadabrantesque de la garce La Motte : la Reine était en fait bien innocente de ces accusations précises. La fausse comtesse de la Motte était la principale coupable, mais la perception finale de cette affaire fut à l’opposé et c’est la Reine qui y perdit le peu de crédit qui lui restait.

Quant au cardinal, il était préférable qu’il aille se mettre au vert quelque temps, ce qu’il fit en allant à Barèges, dans les Pyrénées. Il y emmena son secrétaire, Ramond de Carbonnières, strasbourgeois géographe, minéralogiste, botaniste et homme politique. Ce dernier va y rester 20 ans, alternant l’étude des roches avec les excursions : Brèche de Roland à Gavarnie, pic du Midi de Bigorre – 2 877 m – qu’il gravit trente cinq fois, de 1787 à 1810. Il est le principal promoteur des débuts du tourisme dans les Pyrénées.

Après avoir passé Gedro, on s’élève beaucoup sur les bases du Comélie. Les montagnes se resserrent, et le torrent gronde au fond d’un précipice. Ici, tout est débris, et ces débris sont énormes. Un éboulement immense de blocs de granit, confusément entassés, descend du haut des monts jusqu’au plus profond de la vallée, monument terrible de la chute d’une montagne presque entière. Là, on trouve des masses de dix mille à cent mille pieds cubes, amoncelées, suspendues les unes sur les autres, comme les menus cailloux de nos torrents. Le gave comprimé, repoussé, divisé par ces ruines que toute sa furie ne peut écarter, leur échappe en mugissant, et ajoute à l’horreur de ce chaos le tumulte de ses cataractes, et le tonnerre de ses flots.

On ne met pas moins d’une demi-heure pour traverser cette affreuse solitude que les gens du pays appellent la Peyrada. À sa sortie, on voit la belle cascade de la Saousa, qui tombe de la montagne du même nom, dans le gave. Les neiges du Marbor se présentent en face. De ce lieu, déjà, l’on voit des neiges de tous côtés : elles terminent tous les points de vue que les vallées latérales ouvrent sur les montagnes intérieures. En  même temps, le Comélie change de figure, et se présente sous le singulier aspect d’un pic fort aigu, et cependant couronné d’arbres. On passe au-dessous ; et à mesure que l’on s’avance, en parcourant une suite de défilés toujours plus courts, et de bassins toujours plus étroits, on voit se développer et s’agrandir l’enceinte des rochers de Gavarnie. On passe enfin le gave, au pont Barygui, considéré souvent comme mitoyen, entre les pâturages des Français et ceux des Espagnols, et l’on trouve ce que l’on appelle l’auberge de Gavarnie, et un peu plus loin, le village même, d’où les montagnes du fond présentent, presqu’en entier, leur mur semi-circulaire, les neiges qui en chargent les gradins, les rochers à figure de tours qui le couronnent et les nombreuses cascades qui se précipitent dans le cirque inférieur. Cette belle masse est la partie la plus connue du Marboré. Son volume et sa hauteur la feraient croire très voisine de Gavarnie ; mais sa couleur qui tient de l’azur des hautes régions de l’atmosphère, et de l’or de la lumière répandue sur les objets distants, avertit qu’on aura plus d’un vallon à parcourir avant de l’atteindre. Tableau magnifique, encadré par les montagnes plus voisines, il contraste avec elles, autant pour la teinte que pour la forme, et semble être on fond de décoration, coloré par un pinceau plus brillant, plus léger, plus magique. Quiconque ne connait point les monts du premier ordre, ne saurait se former une idée de cette couleur dorée et transparente, qui teint les plus hautes sommités de la terre. Souvent, c’est par elle seul que l’œil est averti de leur hauteur respectable ; car, trompé dans l’estimation des élévations et des distances, il confondrait ces monts avec tout ce qui, par sa forme et sa situation, copie la grandeur, si cette espèce de lueur céleste n’annonçait que leur cime habite la région de la sérénité.

Gavarnie appartient à l’ordre de Malte. Il a autrefois appartenu aux Templiers. Le presbytère présente encore quelques pans de murs, qui ont fait partie de leur maison ; d’autres vestiges existent auprès, et, dans l’église, sur une poutre voisine de la tribune, on compte douze têtes, d’autant de ces malheureux chevaliers décapités ici, le jour où l’on ensevelit dans le même tombeau l’ordre entier, et les mystérieux motifs de cette horrible proscription.

À Gavarnie, le chemin d’Espagne tourne dans une vallée latérale, et s’élève sur la pente de ses monts. C’est à l’occident des hauteurs du Marboré, qu’il franchit la crête de séparation. Praticable pour les mulets, il offre aux passagers un port aussi facile que le comporte la hauteur à laquelle il s’élève. Lorsque l’on veut voir le pont de Neige, on laisse ce chemin à sa droite, et l’on continue à remonter le gave que l’on a sans cesse côtoyé.

Louis Ramond de Carbonnières. Observations faites dans les Pyrénées pour servir de suite à des observations sur les Alpes, 1789

Le cirque de Gavarnie, 1882 | Gustave Dore | Estampe d'art

Le cirque de Gavarnie par Gustave Doré 1882 Musée des Beaux Arts de Pau.

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22 02 1787

Réunion de l’assemblée des notables à l’Hôtel des Menus Plaisirs, avenue de Paris, à Versailles : en fait, l’opposition aux réformes de Calonne est très vive.

20 03 1787

Un œil neuf pointe les verrues auxquelles s’étaient habituées les autres : De Lyon à Nîmes, je me suis nourri des restes de la grande romaine. À Vienne, j’ai pensé à vous. Mais je suis heureux que vous ne vous y soyez pas trouvée : car vous m’auriez plus vu en colère que vous ne me verrez jamais, je l’espère. Le palais prétorien, comme on l’appelle, comparable pour ses belles proportions à la Maison Quarrée, défiguré par des barbares, ses belles colonnades cannelées coupées en partie pour faire place à des fenêtres gothiques, c’était assez, vous l’admettrez, pour me faire sortir de mes gonds. À Orange aussi, j’ai pensé à vous. J’étais sûr que vous auriez vu avec plaisir le sublime arc de triomphe de Marius à l’entrée de la ville. J’allai ensuite aux arènes. Croiriez-vous, madame, qu’en ce XVIII° siècle, en France, sous le règne de Louis XVI, on est en train d’abattre le mur circulaire de cette superbe ruine pour paver une route !

Thomas Jefferson, ambassadeur des États-Unis à Versailles, à son amie la comtesse de Tessé.

Il pensait aussi à son pays : Nos gouvernements resteront vertueux durant de nombreux siècles tant que les États-Unis resteront un pays avant tout agricole. Mais, lorsque les Américains s’entasseront dans de grandes villes, comme en Europe, ils deviendront aussi corrompus que les Européens.

[…] Nous devons apprendre à accepter que la beauté n’existe pas essentiellement pour assouvir nos appétits, mais qu’elle peut exister pour elle-même. La terre n’abrite pas moins de trente ou quarante mille sortes de plantes ; pas moins de six ou sept cents espèces d’oiseaux ; pas moins de trois ou quatre cents sortes de quadrupèdes ; pour ne rien dire des mille espèces de poissons. Quant aux reptiles et aux insectes, il y en a plus que ce que l’on peut compter. À tout cela il faut ajouter les innombrables variétés d’animalcules et de plantes minuscules, qui ne sont pas visibles à l’œil nu, mais dont l’existence ressemble sûrement à celle des créatures plus grandes. Si l’on compare cette vaste profusion de vie, cette multiplicité de créatures, avec les quelques grains, les quelques brins d’herbes, avec les espèces domestiques qui viennent satisfaire aux besoins des hommes, il est difficile de comprendre cette compulsion, en nous, qui nous pousse à effacer ou à remodeler le travail de la nature, par les destruction non seulement d’individus, mais aussi d’espèces entières ; et non seulement de quelques espèces, mais de toutes les espèces qui ne semblent pas pouvoir servir nos besoins immédiats. Toute la nature sauvage est beauté. Et de cette beauté, découle la valeur même de cette nature.

Et encore, sur d’autres sujets, peut-être encore plus cruciaux, puisqu’il s’agit du nerf de la guerre, du moteur du monde,  l’argent : Les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat […]. Si le peuple américain permet un jour aux banques de contrôler sa monnaie, elles priveront les gens de toute possession d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, jusqu’au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquis. [1802]

La parenté de ces thèmes avec ceux de la Révolution Nationale du régime de Vichy, 150 ans plus tard, est frappante : La Terre, elle, ne ment pas, soufflé à Pétain par son conseiller en communication Emmanuel Berl, cette répulsion pour les puissances d’argent… Y aurait il eu des ressemblances entre l’Amérique des premières années d’indépendance et la France d’avant la deuxième guerre mondiale ? Comment le pays devenu le phare du libéralisme a-t-il pu avoir pour président, et l’un des plus éminents, intellectuel de haute volée possédant la plus belle bibliothèque du pays, faisant partie des quatre immortalisés dans la pierre sur le Mont Rushmore, un homme dont les convictions étaient aussi opposées à ce qu’est devenu son pays ? Certes, à cette époque, l’Amérique était encore essentiellement rurale, faite de petits propriétaires, qui pouvaient se passer de banquiers pour leurs investissements, faibles en comparaison de ceux de l’industrie ; la France de 1940 n’était déjà plus rurale – les ouvriers étaient devenus plus nombreux que les paysans en 1930 – et le souvenir des scandales financiers était encore cuisant : Panama, emprunts russes, affaire Stavisky, etc… Il n’y a certainement pas eu influence idéologique de Jefferson : on voit mal les têtes de L’Action Française, Massis, Bainville, Léon Daudet venir faire leur marché idéologique dans les écrits de Jefferson. Toujours est-il que ces exhortations de Jefferson tout comme cette idéologie de Vichy ne se sont ni l’une ni l’autre concrétisées, même si les accents sur la banque s’avèrent prophétiques. Pour expliquer ces accents bien particuliers de Jefferson, peut-être faut-il remonter loin, bien loin, jusqu’à Épicure, dont il se disait disciple : il avait dans sa bibliothèque au moins cinq éditions latines du De rerum natura, de Lucrèce, le plus illustre disciple d’Épicure ainsi que des traductions en anglais, italien et français. Et c’est ainsi que l’on vit inscrit dans le marbre de la Déclaration d’Indépendance des États d’Amérique non seulement le droit à la vie, à la liberté, mais aussi à la recherche du bonheur.

Jefferson va rentrer à Paris via le Bordelais où il prend le temps de goûter le vin et même de le classer, mettant ainsi en tête 4 crus de première qualité : Margaux, La Tour de Ségur, Haut-Brion, Lafite pour les rouges, Graves, Sauternes pour les blancs, et opère une distinction des vins de seconde qualité et de troisième classe. Il étendra sa liste aux bourgognes : Montrachet, Meursault, Beaune en première place.

Et il joignait le geste à la parole : Le vin blanc de Sauternes, de votre cru, que vous avez eu la bonté de m’envoyer à Paris au commencement de l’année 1788, a été bien approuvé par les Américains qui y ont goûté. Notre président, le général Washington, vous en demande trente douzaines, et moi, je vous en demande dix douzaines pour moi-même, de votre meilleur. Monsieur Fenwick, consul des États-Unis à Bordeaux, recevra les emballages et aura l’honneur de vous en payer le montant, dont il est muni.

Lettre de commande au comte de Lur Saluce. 10 septembre 1790

Son attachement à la France allait au-delà de celui qu’on a pour une seconde patrie, puisqu’il allait jusqu’à dire : Tout homme a deux patries : la sienne et la France. On lui attribuera des caprices que les historiens américains refuseront d’entériner : au début du XXI° siècle furent découvertes dans la cave d’un quartier du Marais, à Paris, douze bouteilles de grands crus français, dont le verre était gravé des initiales Th. J. – les siennes -, et qui furent donc vendues à prix d’or – en moyenne 125 000 $ la bouteille -, grâce à cette lecture. Il se dit qu’en fait ces initiales auraient été gravées avec une roulette de dentiste ! De quoi faire frissonner de plaisir puis de désespoir les acheteurs, clients de Sotheby’s et Christie’s.

Il n’était tout de même pas le seul à parler de vin : Goûtez les vins de la Romanée, de Saint Vivant, de Cîteaux, de Grave, tant rouges que blancs … et appuyez sur le Tokaï si vous le rencontrez car c’est, à mon avis, le premier vin de la terre et il n’appartient qu’aux maîtres de la terre d’en boire.

Sébastien Mercier 1788

Mais il ne s’en faisait pas que du bon, et la moyenne nationale était de 100 litres par personne et par an : la fiscalité s’arrêtait aux limites des villes, et ainsi la Courtille, juste au-delà de la barrière[octroi] de Belleville, tenue par le sieur Ramponeau ne désemplissait pas : le bonhomme se targuait d’avoir un nom mille fois plus connu  de la multitude que ceux de Voltaire et de Buffon.

Chez Ramponneau, bon vin nouveau, 
À bon marché rien n’est si beau, 
On y voit en chenille, 
Eh bien! 
Hommes, femmes et filles, 
Vous m’entendez bien.
C’est chez madam’ de Ramponneau 
Que les États sont au niveau ; 
Maint enfant de famille, 
Eh bien! 
Se form’nt à la Courtille
Vous m’entendez bien !
Au sein de la paix, goûter le plaisir, 
Chez soi s’amuser dans un doux loisir, 
On bien chez Magny s’aller divertir 
C’était la vieille méthode.
L’on voit aujourd’hui courir nos badauds,  
Sans les achever quitter leurs travaux ; 
Pourquoi ? c’est qu’ils vont chez mons’ Ramponneau 
Voilà la taverne à la mode.

                                                                                                            George Derville

Le comptoir d’un café est le parlement du peuple.

Honoré de Balzac

1 04 1787   

Cela ressemble fort à un appel au peuple de la part de Louis XVI : la diffusion par voie de presse des quatorze mémoires de Calonne ; ils sont préfacés par l’avocat Pierre Jean Gerbier ; le roi a revu et corrigé personnellement cette préface : Des privilèges seront sacrifiés ; oui, la justice le veut, le besoin l’exige. Vaudrait-il mieux surcharger encore les non-privilégiés, le peuple ? Il y aura de grandes réclamations… On s’y est attendu. Peut-on vouloir le bien général sans froisser quelques intérêts particuliers ? Réforme-t-on sans qu’il y ait des plaintes ?

L’appel sera très mal perçu : noblesse et haut clergé ne pouvaient accepter pareil effort … Quant au Tiers Etat, l’a-t-il seulement lu ?

10 05 1787 

Trois navires venus d’Angleterre mouillent dans l’embouchure du fleuve Sierra Leone (nom donné par le Portugais Pedro da Cinta en 1462) jusqu’alors nommé baie des Français : à leur bord, 270 Noirs, des prostituées blanches et quelques abolitionnistes bardés de bonne volonté et d’illusions, animés du projet de s’installer là où ils connaîtront les délices de la paix, de la sérénité et d’une harmonie presque sans partage, ne faisant de l’odieuse distinction des couleurs qu’un lointain souvenir.

L’affaire sera un total fiasco. Elle avait pris sa source dans la guerre d’indépendance des colonies d’Amérique, lorsque nombre de Noirs, affranchis ou simplement en fuite, penchèrent du coté de la Couronne, et une fois prononcée l’indépendance, rallièrent Londres. On y comptait alors entre 5 000 et 7 000 Noirs, tous libres depuis qu’en 1772 il fut décidé que tout esclave réfugié en Angleterre serait libre. Tout l’establishment se désolait de la situation, les abolitionnistes déjà actifs – mais l’esclavage ne sera aboli qu’en 1807 -, mais aussi les responsables politiques inquiets du trouble ainsi généré – tous ces Noirs formaient un quart-monde vivant de mendicité voire de vol. L’unanimité se fit donc sur un projet des abolitionnistes pour les installer dans un pays adapté à leur constitution, lequel pays, la Sierra Leone, avait été repéré par un collègue de Joseph Banks, le botaniste de Cook : Henry Smeathman qui connaissait bien l’île Banane, au large des côtes de Sierra Leone.

L’expédition prit du retard dès le début, essuya une tempête sitôt larguées les amarres et arriva bien démunie dans la baie du fleuve Sierra Leone. Le roi local ne fit pas d’objection à les laisser occuper une terre dont il ne s’estimait pas propriétaire. Mais cela ne nourrit pas, et nombre des anciens esclaves rejoignit l’île voisine de Bance, carrefour négrier à la naissance de l’estuaire, où ils trouvèrent de quoi être nourris, … en se faisant parfois marchand d’esclaves ! Les relations avec le successeur du roi local se dégradèrent, on donna du canon et des représailles se terminèrent par l’expulsion des nouveaux colons. D’un bout à l’autre les abolitionnistes, la tête dans leur nuage, avaient eu tout faux.

Ils reviendront 5 ans plus tard, en installant près de 1 000 esclaves affranchis, encadrés par Thomas Peter, un African-American, passé au Canada avec d’autres anciens esclaves au moment de la guerre d’indépendance américaine : échappés de Virginie et de Caroline du Sud, ils s’étaient réfugiés en Nouvelle Écosse. Mais la traite anglaise n’état pas encore interdite, et donc la côte sierra-léonaise continuait d’être fréquentée à la fois par des bateaux négriers et des traitants africains, et des libérés pouvaient être recapturés et remis en esclavage !  le conflit entre esclavagistes et antiesclavagistes s’installait en Afrique !