Vers 1160. L’interminable lettre du prêtre Jean. 6836
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Publié par (l.peltier) le 8 décembre 2008 En savoir plus

vers 1160  

Une Lettre du prêtre Jean [1] commence à circuler en occident, écrit fabriqué de toutes pièces par un chanoine de Mayence, avec la connivence de son archevêque, indigné par l’indifférence de la chrétienté devant les progrès de l’Islam. Le faussaire n’est pas un fabulateur. Il s’inscrit dans la meilleure tradition des faux documents que toute abbaye forge pour affirmer des droits dont elle est moralement assurée. Le Prêtre Jean devient le type même du héros oriental, une sorte de roi Arthur entouré des trésors de Golconde. Son palais est fait de porphyre, d’améthyste et de cristal. Les colonnes sur lesquelles repose sa table d’or et de pierreries sont d’ivoire. Il a sous lui les rois des Pygmées, des Cynocéphales et des Coclès. La reine des Amazones est sa vassale. Soixante douze rois le reconnaissent pour leur maître. Sept rois servent à sa cour. C’est l’empire des merveilles, tel qu’il apparaît au portail de Vézelay, mais avec, en plus, le triomphalisme. On y joint l’eschatologie : il règne sur la fontaine de Jouvence, voire sur le Paradis terrestre perdu par les autres. Il engendre des rêves de fortune : ne règne-t-il pas sur les serpents qui gardent le pays des épices ?

Tout l’Occident fait circuler, de bonne foi, la Lettre du Prêtre Jean, et nul ne met en doute l’identité de son auteur. On la traduit, on la recopie. Les encyclopédies en font grand cas. On retrouve en 1339 le fleuve de Paradis et les soixante-douze rois sur la mappemonde du Majorquin Angelino Dulvert. La Lettre circulera pendant deux bons siècles. Elle est le véhicule d’un rêve exotique. Il est, en une contrée lointaine, un monde meilleur.

Jean Favier. Les Grandes découvertes. Livre de poche Fayard 1991

Le faux était donc monnaie courante, qui eut son heure de gloire aux XI° et XII° siècles :

Pourquoi tant de fausses chartes ? Une raison majeure tient sans doute aux conditions mêmes de la production et de la conservation de l’écrit diplomatique. Il n’existe pas de véritable archivage au départ, (là où le document a été produit) avant le XII° – XIII° siècle : le bénéficiaire d’une charte était ordinairement seul à la détenir : il lui incombait de produire le titre qu’il avait reçu, tandis que l’enregistrement par l’autorité qui délivrait et validait l’acte était inexistant, ou réduit ou partiel dans le meilleur des cas (chancellerie pontificale). Un tournant majeur a lieu au cours du XII° siècle et surtout au XIII° siècle : les archives de chancellerie se développent, l’enregistrement s’affine.

La cadre ainsi posé, on peut dire que les XI° et XII° siècles, au cours desquels on assiste à une profonde réorganisation des pouvoirs, tant laïques qu’ecclésiastiques, constituent un âge d’or du faux diplomatique. Confirmation de droits sur des biens, concessions de privilèges ecclésiastiques, affirmations de libertés statutaires ou de domination sur des individus ou des communautés, ces faux sont d’autant plus nombreux qu’ils sont en rapport avec quelques grands enjeux du moment comme les rapports entre évêques et monastères ou la montée en puissance de certains seigneurs.

À cela s’ajoute un changement considérable dans les pratiques diplomatiques : l’époque voit se diffuser très rapidement l’usage du sceau de validation, d’abord rivé puis appendu au bas de la charte qu’il garantit. Au cours du XII° siècle, le sceau devient la marque de l’acte valide. Les parchemins anciens, dépourvus pour la plupart de sceau, risquant dès lors de perdre leur efficacité juridique, il n’est pas rare qu’on en pourvoie (indûment) certains de ses sceaux, afin que leur validité soit incontestable.

Laurent Morelle. Des Faux par milliers L’Histoire Février 2012

[] En 1245, le franciscain Jean de Plan Carpin voyagea en Mongolie, l’année même où le franciscain Guillaume de Rubrouck accomplit pour le roi de France une mission auprès de Grand Khan. Tous deux citent le Prêtre Jean, bien que Guillaume de Rubrouck précise que les nestoriens l’appelaient Jean et disaient de lui dix fois plus que la vérité. Ainsi font les nestoriens ; à partir de rien ils font grandes rumeurs. J’ai traversé ses pâturages, à part quelques nestoriens, personne ne savait rien de lui.

En 1271, le jeune Marco Polo entame son premier voyage vers la Chine en compagnie de son père et de son oncle. Partis d’Acre, après avoir gagné la petite Arménie, ils décident de se diriger vers Ormuz. Puis, par la voie terrestre au sud de la traditionnelle route de la soie [2], ils entrent dans le désert de Gobi et arrivent dans la grande province de Tangut. Surprise, c’est un pays chrétien.

Marco Polo conte l’histoire d’un conflit entre le Prêtre Jean et son vassal Gengis Khan, se terminant par la défaite et la mort du souverain chrétien et le mariage du vainqueur avec la fille du vaincu. Puis, dans le chapitre sur la grande province du Tenduc, il poursuit :

Qui part de là trouve Tenduc, province vers le Levant, qui a villes et villages assez, et c’est une des provinces que ce grand roi très fameux dans le monde, nommé par les Latins le Prêtre Jean, voulait habiter. Mais à présent, ils sont au Grand Can, car tous les descendants du Prêtre Jean sont au Grand Can. La maîtresse cité est nommée Tenduc. Et de cette province est roi un de la lignée du Prêtre Jean, encore est le Prêtre Jean ; et sachez qu’il est prêtre chrétien comme sont tels tous les chrétiens de ce pays ; mais son nom est Georges, et la plus grande partie du peuple est de chrétiens. Il tient le pays pour le Grand Can, non pas tout celui que le Prêtre Jean avait, mais seulement une partie. […] En cette province, on trouve la pierre dont se fait l’azur (le lapis-lazuli), très abondante et de bonne qualité, et ils sont très habiles à le faire. Il y a aussi beaucoup de camelot en poil de chameau et de couleurs variées. Les gens vivent de leurs troupeaux et des fruits de la terre, dont ils font grand commerce, et aussi de ces métiers. Là, le gouvernement appartient aux chrétiens, parce que le roi est chrétien, bien qu’il soit soumis au Grand Can.

Jean de Monte Corvino, voyageant en Chine en 1289, convertit du nestorianisme au catholicisme le roi Georges, chef de la tribu turque des Ongut ; il est persuadé d’avoir converti le descendant du grand roi qui fut nommé le Prêtre Jean de l’Inde.

En 1331, Odorico de Pordenone, voyageur franciscain, situe la terre du Prêtre Jean à cinquante journées à l’ouest de Pékin : Au fur et à mesure que l’on découvre l’Asie, apparaissent des mémoires du royaume du Prêtre, jamais le Prêtre lui-même.

[…] L’histoire éthiopienne est intéressante pour l’Afrique et notre concept d’anthropologie réciproque. L’histoire du Prêtre Jean représente sans doute un chapitre de l’histoire des utopies, celle d’un pays heureux, où jaillit une fontaine de la jouvence et où courent des fleuves de lait et de miel. Elle a aussi été une histoire politique, celle de la recherche d’un point d’appui, fut-il idéal ou fantasmatique, pour encourager et justifier une conquête. Mais cette histoire nous dit aussi que ce qui pousse à établir des contacts avec des peuples lointains, n’est pas la curiosité, et le respect pour la différence, mais le désir d’y retrouver le même, ce qui nous ressemble. On s’était tourné vers l’orient pour retrouver dans ces terres inconnues nos ancêtres Adam et Ève. Réalisant que ce paradis terrestre hébergeait des gens différents de nous, et trop lointains et puissants pour être soumis, on s’est limité à établir avec eux des rapports commerciaux respectueux, mais, pour ainsi dire, sans plus les désirer. Même l’Inde véritable sera prise, plus tard, lorsqu’un empire européen sera capable de la soumettre. En Amérique, qui a immédiatement représenté la terre de la différence absolue, on a envoyé des missionnaires pour civiliser ses créatures diaboliques, et on a détruit leurs civilisations. Mais l’Afrique fut si proche, dès les premiers siècles du premier millénaire, et ses côtes tellement chrétiennes qu’elles donnèrent naissance à saint Augustin. Il fallait qu’il y eut là-bas, au pays des infidèles, des autres comme nous. C’était nécessaire et suffisant pour essayer de forger à notre image le reste du continent, d’où le succès de cette quête.

Ce que j’ai essayé de montrer, c’est que l’histoire de la colonisation de l’Afrique commence au moment même (bien que nous ne sachions pas lequel) où le Prêtre Jean se déplace des profondeurs de l’Inde aux sources du Nil. Étant presque comme nous, les Abyssins sont les seuls dont fut respectée l’indépendance, au moins jusqu’à très tard, jusqu’à un certain personnage italien qui voulait que tous lui ressemblent. Pour le reste du continent, radicalement différent, et du moment qu’il n’avait pas d’armées aussi puissantes que celles des Chinois, il a été soumis pour devenir le domaine du seul Prêtre Jean. Le royaume fut moins heureux, avec moins de lait et de miel, mais tant pis, à la guerre comme à la guerre.

En fait de rencontre de l’autre, on cherche toujours un semblable, et faute de le trouver, on le crée. La différence n’est pas supportable. Ne croyez pas que la vague de l’exotisme fin de siècle et la découverte de l’art africain accomplie par les avant-gardes du début du siècle aient été une acceptation de la différence en tant que telle. Cette différence fut avalée et digérée, exploitée, pour la transformer en une nouvelle possibilité de l’imaginaire occidental. Nous – je dis nous et j’espère nous, citoyens du troisième millénaire – avons compris qu’on ne peut aller vers l’autre qu’en acceptant sa propre différence, en nous comprenant mieux nous-mêmes, comme nous le tentons avec les premières initiatives d’anthropologie réciproque.

Umberto Eco. Baudolino. Grasset 2002

Lettre du Prêtre Jean

Prêtre Jehan, par la grâce de Dieu, roi tout-puissant sur tous les rois chrétiens, mandons salut à l’Empereur de Rome et au Roi de France, nos amis. Nous vous faisons nouvelle de nous, de notre état, et du gouvernement de notre terre : c’est à savoir de nos gens et des manières de nos bêtes. Et parce que vous dites que nos Grecs ou gens grégeois ne s’accordent pas à adorer Dieu comme vous faites en votre terre, nous vous faisons savoir que nous adorons et croyons le Père, le Fils et Saint Esprit, qui sont trois personnes en une déité, et un seul vrai Dieu. Et vous certifions et mandons, par nos lettres scellées de notre sceau, ce que nous vous dirons de l’état et manière de notre terre et de nos gens. Si vous voulez quelque chose que nous puissions, mandez-le nous, car nous le ferons de très bon cœur ; et si vous voulez venir par-deçà, en notre terre, en raison du bien que nous avons ouï dire de vous nous vous ferons Seigneurs après nous, et vous donnerons grandes terres, seigneuries et habitations pour le présent.
Item sachez que nous avons la plus haute et digne couronne qui soit en tout le monde ; et nous avons or, argent et pierres précieuses, ainsi que bonnes forteresses et villes fortes, cités, châteaux et bourgs.
Item sachez que nous avons sous notre autorité quarante-deux rois tout-puissants et bons chrétiens.
Item sachez que nous soutenons et faisons soutenir de nos aumônes tous les pauvres qui sont en notre terre, qu’ils soient natifs ou étrangers, pour l’amour de Jésus-Christ.
Item sachez que nous avons promis et juré en notre bonne foi de conquérir le sépulcre de Notre Seigneur Jésus-Christ, et aussi toute la terre de promission. Et si vous voulez venir par deçà, nous vous mettrons, si Dieu plaît, à chemin. Mais que vous ayez grande et bonne hardiesse en vous, comme il nous a été rapporté, et bon courage vrai et loyal. Mais parmi vous autres Français, en avez de votre lignage et de vos gens qui sont avec les Sarrasins, dans lesquels vous avez confiance et dont vous croyez qu’ils vous aident, alors qu’ils sont faux et traîtres hospitaliers. Et sachez que nous les avons tous brûlés, consumés et détruits, ceux qui étaient en notre terre : car ainsi doit-on faire de ceux qui vont contre la foi.
Item sachez que notre terre est divisée en quatre parties, et ce sont les Indes. Et en l’Inde Majeure gît le corps de Saint Thomas l’Apôtre, pour lequel Notre Seigneur Jésus-Christ fait plus de miracles que pour tout autre saint qui soit en Paradis. Et cette Inde est dans les parties d’Orient, car elle est près de Babylone la Déserte, et près d’une tour qu’on appelle Babel. En l’autre partie, du côté du Septentrion, est grande abondance de pain, de vin, de viande, et de toutes choses qui sont bonnes à soutenir et nourrir le corps humain.
Item en notre terre sont les éléphants et d’autres sortes de bêtes qu’on appelle dromadaires ; et chevaux blancs et bœufs sauvages qui ont sept cornes, et ours blancs et lions moult étranges de quatre manières (c’est à savoir rouges, verts, noirs et blancs) ; et ânes sauvages qui ont deux petites cornes, et lièvres sauvages qui sont grands comme un mouton, et chevaux verts qui courent plus que nulle autre bête et ont deux petites cornes.
Item sachez que nous avons des oiseaux qui s’appellent griffons, et qui sont capables de porter un bœuf ou un cheval en leur nid pour donner à manger à leurs petits oiseaux.
Item sachez que nous avons une autre sorte d’oiseaux, lesquels ont seigneurie sur les autres oiseaux du monde. Ils sont couleur de feu, et leurs ailes sont tranchantes comme rasoirs. Ils sont appelés Yllérions et, en tout le monde il n’y en a que deux. Ils vivent l’espace de soixante ans, et puis s’en vont noyer en la mer. Toutefois, ils pondent d’abord et couvent deux ou trois œufs. Au bout de quarante jours, ceux-ci éclosent et deviennent petits oiseaux. Alors les grands, c’est à savoir père et mère, s’en partent et s’en vont noyer en la mer, comme il est dit. Et tous les oiseaux qui alors les rencontrent leur font compagnie jusqu’à la mer, et ne les quittent point jusques à tant qu’ils soient noyés ; et quand ils sont noyés, ils retournent vers les petits oiseaux et les nourrissent jusques à tant qu’ils soient grands et qu’ils puissent voler et mener leur vie.
Item sachez que, par-deçà, sont d’autres oiseaux qui sont appelés tigres, et qui sont de si grande force et vertu qu’ils sont capables d’emporter un homme tout armé avec son cheval, et de le tuer.
Item sachez qu’en une autre partie de notre terre, deçà le désert, il y a une sorte d’hommes qui sont cornus et n’ont qu’un œil devant et trois ou quatre derrière, et il y a des femmes qui sont pareilles aux hommes.
Item, en notre terre, il y a une autre sorte de gens qui ne vivent que de chair crue d’hommes, de femmes et de bêtes, et qui ne redoutent point de mourir. Et quand l’un d’eux est mort, que ce soit leur père ou leur mère, ils le mangent tout cru, et disent que c’est bonne chose naturelle que de manger chair humaine. Ils font cela en rémission de leurs péchés. Ces gens sont maudits de Dieu et sont appelés Gog et Magog, et il est plus de nations de tels gens que de tous autres. Et ils se répandront dans le monde entier à la venue de l’Antéchrist, car ils sont de son alliance et de sa compagnie. Ces gens-là sont ceux qui enfermèrent Alexandre dedans Macédoine et qui le mirent en prison, mais il leur échappa. Toutefois Dieu leur enverra du ciel foudre et feu ardent, qui tous les brûlera et confondra, et l’Antéchrist avec eux, et ils seront de cette manière détruits et décimés. Toutefois nous emmenons beaucoup de ces gens avec nous à la guerre, quand nous y voulons aller, et leur donnons congé et licence de manger nos ennemis quand ils les peuvent vaincre, de sorte que sur mille il n’en demeure pas un qui ne soit dévoré et décimé. Ensuite nous les faisons retourner en leur terre, car s’ils demeuraient longuement avec nous, ils nous mangeraient tous.
Item nous avons une autre sorte de gens en notre terre qui ont les pieds ronds comme un cheval. Aux talons, derrière, ils ont quatre côtes fortes et tranchantes avec lesquelles ils combattent si durement que nulle armure ne leur peut résister. Ils sont bons chrétiens et labourent volontiers leur terre et la nôtre, et nous donnent grands tributs chaque année.
Item nous avons, en une autre partie du désert, une terre qui dure soixante-dix journées de long et quarante de large : on l’appelle Feminée la grande. Et ne croyez pas que ce soit en terre sarrasine ; car celle que nous disons est notre terre ; et en cette terre sont trois reines, sans compter les autres dames qui tiennent leurs terres d’elles.
Et quand ces trois reines veulent aller à la bataille, chacune d’elles mène avec soi cent mille femmes en armes, sans compter les autres qui mènent les chariots, les chevaux, les éléphants qui portent les armes et les viandes, et sachez qu’elles combattent avec force comme si elles fussent des hommes. Et sachez que nul homme mâle ne demeure avec elles sinon dix jours, durant lesquels ils peuvent se divertir et prendre leur plaisir avec elles et engendrer, mais pas plus, car s’ils y demeuraient davantage, ils seraient morts. Mais ils ont la possibilité de s’en aller et d’être dix jours hors de leur pays, puis, au bout des dix jours, de revenir et d’y être dix autres jours comme précédemment.
Item cette terre est environnée d’un fleuve qui vient du paradis terrestre. On l’appelle Cyson, et il est si grand que nul ne le peut passer sinon en grandes nefs ou grandes barques.
Item sachez que, auprès de ce fleuve, est une autre rivière qu’on appelle Piconie, qui est assez petite et ne dure que dix journées de long et six de large. Les gens sont aussi petits qu’ici un enfant de sept ans, et leurs chevaux petits comme un mouton. Ils sont bons chrétiens et labourent volontiers, et nul ne leur fait guerre sinon les oiseaux qui viennent chaque année, quand ils doivent cueillir leur blé, semer et vendanger. Alors le roi de cette terre s’arme de tout son pouvoir contre lesdits oiseaux, et ils font grande tuerie les uns contre les autres. Et puis les oiseaux s’en retournent.
Item sachez qu’en notre terre sont les sagittaires, qui sont depuis la ceinture en amont en forme d’homme et en aval en forme de cheval. Ils portent en leurs mains arcs et flèches et tirent plus fort que toute autre sorte de gens, et ils mangent la viande crue.
Item sachez aussi qu’il y a certaines sortes d’autres gens en notre terre, lesquels gisent haut sur les arbres de peur des dragons et des autres bêtes. Certains de notre cour les prennent et les mettent à la chaîne, et les gens les y viennent voir avec grande curiosité.
Item sachez qu’en notre terre sont les licornes qui ont en leur front une corne unique. Il y en a de trois sortes : des vertes, des noires, et aussi des blanches ; et il leur arrive d’occire le lion. Mais le lion les occit moult subtilement, car quand la licorne est fatiguée, elle se met contre un arbre. Le lion se place de l’autre côté et la licorne le croit frapper de sa corne, et elle frappe l’arbre avec si grande force qu’elle ne la peut ôter ; alors le lion la tue.
Item sachez qu’en l’autre partie du désert sont les Joyans qui avaient en général, à l’origine, quarante coudées de haut, et maintenant n’en ont plus que vingt. Ils ne peuvent sortir du désert, car à Dieu ne plaît mie, parce que, s’ils étaient dehors, ils pourraient bien se battre contre tout le monde.
Item sachez qu’en notre terre il y a un oiseau qui est appelé Fenix. C’est le plus bel oiseau qui soit au monde, mais, en tout le monde il n’y en a qu’un. Il vit cent ans, puis prend son essor vers le ciel, si près du soleil que le feu prend à ses ailes, puis il redescend en son nid et se consume. Et des cendres de lui se conscrit un ver qui se transforme et devient oiseau au bout de cent jours, aussi beau qu’auparavant était son père.
Item, en notre terre, il y a abondance de pain, de vin, de viande, et de toutes choses qui sont bonnes à soutenir le corps humain.
Item sachez qu’en une partie de notre terre ne peut entrer nulle bête qui de sa nature porte venin.
Item sachez qu’entre nous et les Sarrasins court une rivière que l’on appelle Ydonis, laquelle vient du Paradis terrestre, et est toute pleine de pierres précieuses, et court par notre terre où elle se divise en maintes petites et grandes rivières. On y trouve beaucoup de pierres, à savoir : émeraudes, saphirs, jaspes, chalcédoines, rubis, escarboucles, scobasses, et plusieurs autres pierres précieuses que je n’ai pas nommées, et de chacune savons le nom et la vertu.
Item sachez qu’en notre terre il y a une herbe appelée permanable ; et qui la porte sur soi peut enchanter le diable et lui demander qui il est et où il va, ce qu’il fait sur la terre, et on peut le faire parler : et pour cela le diable n’ose pas être en notre terre.
Item sachez qu’en notre terre croît le poivre, lequel n’est jamais semé et croît parmi les arbres et les serpents. Et quand il est mûr, nous mandons nos hommes pour le cueillir et ils mettent le feu dedans le bois, et tout se consume. Et quand le feu est passé, ils font grands monceaux de poivre et de serpents que l’on aère dans le vent. Ensuite on le porte à la maison et on le lave en deux ou trois eaux, puis on le fait sécher au soleil. Et de cette manière il devient noir, bon et fort.
Item sachez qu’en notre terre il y a une montagne appelée Olimphas, et au pied de cette montagne il y a une fontaine. Qui en peut boire de l’eau trois fois à jeun, il n’aura maladie de trente ans, et quand il en aura bu, il aura l’impression d’avoir mangé des meilleures viandes et épices du monde, parce qu’elle est toute pleine de la grâce de Dieu et du Saint Esprit. Et qui peut se baigner en cette fontaine, même s’il est âgé de deux cents ans ou de mille, retrouvera l’apparence d’un homme de trente ans Et sachez que nous sommes né et sanctifié au ventre de notre mère. Nous avons passé cinq cent soixante-deux ans, et nous nous sommes baigné dedans la fontaine six fois.
Item sachez qu’en notre terre est la mer d’Araine, dont les courants sont très forts et font des ondes terribles. Nul ne la peut passer en dehors de nous, quoi qu’il fasse. Nous le faisons porter par nos griffons, ainsi que fit Alexandre quand il alla conquérir certaines places en ce pays.
Item, du côté de cette mer, passe un fleuve, et en ce fleuve on trouve beaucoup de pierres précieuses et maintes bonnes herbes qui sont bonnes en toutes médecines.
Item sachez qu’entre nous et les Juifs passe une rivière qui est pleine de pierres précieuses. Son courant est si fort que nul ne la peut passer, excepté le samedi car elle se repose. Et tout ce qu’elle trouve, elle l’emporte dans la mer d’Araine. Item, en cette partie, il y a un pas qu’il nous faut garder, car nous avons en cette frontière quarante-deux châteaux, les plus beaux et plus forts qui soient au monde, et nous avons des gens qui les gardent : c’est à savoir dix mille chevaliers et six mille arbalétriers, quinze mille archers, quarante mille sergents à cheval et en armes. Ils gardent les passages cités plus haut, de sorte que si le grand Roi d’Israël venait avec sa compagnie, il ne puisse passer avec ses Juifs, lesquels sont bien deux fois plus nombreux que les Chrétiens ou les Sarrasins car ils tiennent les deux parties du monde. Et sachez que le grand Roi d’Israël a avec soi trois cents rois et quatre mille princes, ducs et comtes, tous Juifs, et qui lui obéissent.
Item sachez que si les Juifs pouvaient passer ce pas, tous seraient morts, Chrétiens et Sarrasins.
Item sachez que nous laissons passer chaque samedi huit cents ou mille Juifs pour faire commerce avec nos gens. Ils n’entrent point dedans nos forteresses mais font leur commerce dehors, à cause de la crainte que nous avons d’eux. Ils ne font commerce qu’en plaques d’or et d’argent car ils n’ont point d’autre monnaie, et, quand ils ont fait leur marchandise, ils s’en retournent en leur pays.
Item sachez que nous avons quarante-deux châteaux qui sont près l’un de l’autre d’un trait d’arbalète et pas plus.
Item sachez que nous avons à une lieue près de là une cité qui s’appelle Oriende la Grande, la plus belle et la plus forte qui soit au monde. Et un de nos rois la garde, lequel reçoit du grand Roi d’Israël le tribut, car il nous doit chaque année deux cents chevaux chargés d’or et d’argent et de pierres précieuses, et, outre cela, la dépense qui se fait en cette cité et pour les châteaux dont nous avons parlé.
Item sachez que, quand nous leur faisons la guerre, nous occisons tous ceux qui sont en notre terre. Et pour cela ils n’osent bouger ni faire la guerre. Et sachez que les Juives sont les plus belles femmes du monde et les plus chaudes. Et sachez que près de ce fleuve, qui est d’Araine, vient la mer Areneuse, et nul homme ne la peut passer sinon quand le vent souffle dessus. Alors il s’épand par la terre et on peut la passer, mais qu’on se hâte de retourner. Car si on ne faisait pas cela, on demeurerait dedans la mer. Tout le sable qui ne peut s’en retourner se convertit en pierres précieuses, et nul ne les peut vendre tant que nous ne les avons pas vues. Nous pouvons vous les prendre au prix estimé par nos marchands et, si nous ne les voulons, ils les portent où ils veulent.
Item, en une partie de notre terre, il y a une montagne que nul ne peut habiter pour la très grande chaleur qui y règne. Et là se nourrissent certains vers qui ne peuvent vivre sans feu et sont appelés Salamandres. Au pied de cette montagne, nous tenons toujours quarante mille personnes qui font là un grand feu. Et quand ces vers sentent la chaleur du feu, ils sortent de la terre et entrent dans le feu et, là, font un poil comme les vers qui font la soie. Et de ce poil nous faisons nos robes et celles de nos femmes, pour vêtir aux fêtes annuelles. Et quand nous voulons laver ces robes, nous les mettons au feu, et lors reviennent belles et fraîches comme avant.
Item sachez que nul roi chrétien n’a autant de richesses que nous avons, parce que nul homme ne peut être pauvre en notre terre, pour peu qu’il veuille gagner.
Item sachez que Monseigneur Saint Thomas fait plus de miracles pour nous que saint qui soit en Paradis, car il prêche une fois l’an corporellement en son église, à toutes gens, et il prêche en un de nos palais dont nous vous parlerons.
Item sachez qu’en une autre partie de notre terre il y a des gens d’étrange façon, c’est à savoir qu’ils ont un corps d’homme et une tête de chien, et on peut comprendre leur langage. Ils sont bons pêcheurs, car ils entrent de nuit et de jour au plus profond de la mer et ils sont tout un jour sans en sortir. Ils prennent autant de poissons qu’ils veulent et reviennent tout chargés en leurs maisons qui sont sous terre. Nous épions l’endroit où ils les mettent, et en prenons tant que nous en voulons. Et sachez que ces gens causent bien des maux à nos bêtes sauvages, car ils les mangent. Ils se battent contre nos gens d’armes et nos archers et font souvent de telles batailles.

Item, en notre terre, il y a une espèce d’oiseaux qui sont d’une nature beaucoup plus chaude que les autres. Car quand ils veulent pondre, ils pondent au fond de la mer et font trente œufs ; et quand ils veulent retourner, ils montent sur le haut de l’air, juste au-dessus de leurs œufs. Avec leur chaleur jointe à celle de l’air, il couvent leurs œufs qui deviennent oiseaux. Et au bout de vingt jours, ils sortent de la mer, puis s’envolent, et nous en prenons plusieurs car ils sont bons à manger quand ils sont jeunes. Si la santé faisait défaut à quelque homme ou femme, qu’il mange de ces oiseaux. La santé lui reviendrait aussitôt et il serait plus fort qu’avant.
Item, en notre terre, est l’arbre de vie, duquel sourd le chrême. Et cet arbre est tout sec et un serpent le garde et veille toute l’année, le jour et la nuit, excepté la nuit de la Saint Jean où il dort jour et nuit. Alors nous allons à l’arbre pour avoir du chrême et, sur toute l’année, il n’en sort que trois livres qui viennent goutte après goutte. Quand nous sommes auprès de ce chrême, nous le prenons, puis nous nous en retournons tout bellement, de peur que le serpent ne s’éveille. Cet arbre est près du Paradis terrestre, à une journée. Et quand ledit serpent est éveillé, il se courrouce et crie si fort qu’on l’entend à une journée de là. Il est deux fois plus grand qu’un cheval et il a neuf têtes et deux ailes. Il nous court après, çà et là, et quand nous avons passé la mer, il s’en retourne. Alors nous portons le chrême au patriarche de Saint Thomas, qui le consacre, et c’est de lui que nous sommes tous baptisés, nous, Chrétiens. Ce qu’il en reste, nous l’envoyons au patriarche de Jérusalem, et celui-ci l’envoie au Pape de Rome, lequel le consacre et le multiplie au moyen de l’huile d’olive, puis l’envoie dans toute la chrétienté d’au-delà la mer.
Item, en notre terre, il n’y a nul larron, ni du pays, ni étranger, car Dieu et Saint Thomas les confondraient et nous les ferions mourir de mauvaise mort si nous les y savions.
Sachez que nous avons des chevaux verts capables de porter un chevalier tout armé trois ou quatre jours sans manger.
Item quand nous allons à la bataille, nous faisons porter devant nous par quatorze rois vêtus d’or et d’argent quatorze gonfanons brodés de diverses pierres précieuses, et les autres rois qui viennent après portent des bannières de cendal moult richement ornées.
Item sachez que devant nous vont, armés, quarante mille clercs et autant de chevaliers, et deux cent mille hommes à pied, sans compter les charrettes qui portent les viandes, ni les éléphants et les chameaux qui portent les armures.
Item quand nous allons en bataille, nous recommandons notre terre au patriarche de Saint Thomas.
Item sachez que quand nous chevauchons simplement, nous faisons porter devant nous une croix de bois, et cela pour nous faire souvenir de Notre Seigneur Jésus-Christ qui souffrit mort et passion pour délivrer tous les pécheurs de la mort d’enfer.
Item, à l’entrée de chacune de nos cités, sont trois croix de bois, qui symbolisent les deux croix où les deux larrons pendirent et celle où Notre Seigneur Jésus-Christ fut crucifié, afin que les gens adorent la sainte croix.
Item, quand nous chevauchons simplement, nous faisons aussi porter devant nous un bassin d’or plein de terre, en signe que nous sommes tous venus de la terre et qu’il nous faut en terre retourner. Et faisons porter un autre bassin tout plein d’or, pour montrer que nous sommes le roi le plus puissant et le plus digne qui soit en ce monde. Item sachez que nulle personne n’ose commettre le péché de luxure en notre terre, car incontinent il serait consumé ou brûlé. Pour cela en effet Dieu a établi le sacrement de mariage. Item sachez que nul n’ose mentir en notre terre, car il serait mort ou pendu.
Item sachez que nous visitons tous les ans le corps béni de Saint Daniel le prophète, qui est en notre désert. Nous menons avec nous dix mille clercs, autant de chevaliers, et deux cents châteaux que nous faisons monter sur des éléphants et qu’on dresse la nuit pour nous garder des dragons qui ont sept têtes chacun. Et sachez que, en ce désert, il y a les meilleures dattes qui pendent aux arbres. Elles sont bonnes, vertes et mûres, hiver comme été. Et le désert s’étend sur quatre-vingt et soixante journées, et là autour est l’entrée de notre terre. Et qui va par le désert ne trouve ville ni château de quarante journées. On n’a pas besoin d’emporter de la viande car on y trouve du fruit dont nous venons de parler en suffisance, qui rassasie un homme tout comme il est rempli de la grâce de Dieu.
Item qu’un messager ne pourrait aller par toute notre terre en quinze mois, tant elle est grande.
Item que notre palais est en la manière que je vais vous dire. L’entrée est faite de telle sorte qu’elle ne peut être consumée par quelque feu que ce soit. Sur le palais, il y a deux pommeaux d’or, et sur chaque pommeau se trouvent deux escarboucles, et c’est pourquoi il resplendit de nuit comme de jour. Et les grandes portes de notre palais sont de chalcédoine mêlée de pierres précieuses, et le portail d’oliban. Les fenêtres sont de cristal et nos tables de marbre, et, devant notre palais, il y a une place en laquelle nos jeunes gens se divertissent chaque jour.
Item sachez que la chambre où nous dormons est toute couverte d’or et de pierres précieuses.
Item que le lit où nous dormons est tout semé de saphirs, parce que nous avons chasteté en nous. Nous avons belles femmes et ne dormons avec elles que trois mois l’an, c’est à savoir en mai, en octobre et en janvier, et ceci seulement pour engendrer.
Item que, devant la porte de notre palais, il y a un miroir au milieu de la place, qu’y mit Virgile par son talent. On le voit de quinze journées de loin, et il convient, pour aller audit miroir, de monter par trois cent soixante-dix degrés, tous faits de pierres précieuses.
Item sachez qu’en notre cour viennent chaque année quinze rois, quarante ducs et quarante comtes, pour nous faire le service qu’ils nous doivent tous les ans, sans compter les Français qui nous font service chaque jour.
Item que nous faisons tous les Français qui viennent en notre terre chevaliers, et leur donnons bonnes villes fermées et grandes terres, car ils gardent notre terre et notre table, et notre chambre, et parce que nous avons confiance en eux plus qu’en nuls autres gens.
Item sachez qu’à notre table mangent chaque jour vingt archevêques et quarante évêques, ainsi que le patriarche de Saint Thomas qui s’assoit à table au-dessus de nous parce qu’il a le pouvoir du Pape de Rome. Et nous avons autant d’abbés qu’il y a de jours dans l’année, et chacun vient chanter une fois l’an à l’autel de Saint Thomas, où nous chantons toutes les fêtes annuelles. Et pour cela nous sommes appelé prêtre Jehan, car nous sommes prêtre selon le sacrifice de l’autel, et roi selon justice et droiture. Et sachez que je suis sanctifié avant que d’être né, car Dieu envoya à mon père un ange, lequel lui dit de faire un palais qui serait, par la grâce de Dieu, chambre de paradis pour son enfant qui était à venir : car il serait le plus grand roi terrestre du monde et il vivrait longtemps. Et qui serait au palais n’aurait ni faim ni soif et ne pourrait mourir. Et quand mon père s’éveilla de son dormir, il eut grande joie et commença le palais tel que vous allez l’ouïr.
Premièrement, les parois sont de cristal et la couverture de dessus est de pierres précieuses, ornée par dedans d’étoiles en semblance de celles des cieux. Le pavement est de cristal et, audit palais, vous ne trouverez ni fenêtres ni portes. À l’intérieur du palais, il y a quatre mille deux cents piliers faits d’or et d’argent, et de pierres précieuses de toutes les sortes. C’est là que nous tenons notre cour pour les fêtes annuelles, et Saint Thomas prêche aux gens. Item il y a, au milieu dudit palais, un pilier que Dieu y posa, et à ce pilier Dieu a fait une grâce : car de ce pilier sort du vin et de l’eau, et qui en boit n’a désir des biens temporels. On ne sait où elle va ni d’où elle vient.
Item il y a une autre grande merveille en notre palais, c’est à savoir qu’on n’y prépare rien à manger ni à boire sinon en une écuelle, un gril et un tailloir qui sont pendus à un pilier. Et quand nous sommes à table et que nous désirons avoir des viandes, elles nous sont appareillées par la grâce du Saint Esprit. Et sachez que tous les clercs qui sont au monde ne sauraient dire ni raconter les richesses qui sont en notre palais et en notre chapelle. Et sachez que tout ce que nous vous avons écrit est vrai comme Dieu, et nous ne mentirions pour rien au monde car Dieu et Saint Thomas nous confondraient et nous perdrions nos privilèges.
Si vous voulez de nous quelque chose que nous puissions, mandez-le nous, car nous le ferons de très bon cœur. Nous vous prions de vous souvenir du saint passage, et que ce soit prochainement. Ayez bon cœur et grande hardiesse en vous, et souvenez-vous de mettre à mort ces faux Templiers et païens. Et nous vous prions de nous envoyer réponse par le porteur de ces présentes. Et nous prions le roi de France de sauver tous ces Chrétiens de delà la mer et de nous envoyer quelque vaillant chevalier, qui soit de bonne génération de France, en priant Notre Seigneur qu’il vous donne persévérance en la grâce du Saint Esprit. Amen.
Donné en notre saint palais, l’an de notre nativité cinq cents et sept.
Cy finissent les diversités des hommes, des bêtes et des oiseaux qui sont en la terre de prêtre Jehan.

Transcription en français, à la mode moyenâgeuse de la Lettre du Prêtre Jean, d’après une édition du XV° siècle.

Ouf ! C’est fini !

Le plus étonnant dans cette affaire, c’est qu’ait pu paraître crédible cet ahurissant déballage que, de nos jours, on ne peut percevoir que venant d’un parvenu. Le coté ampoulé, baroque de la traduction ne suffit pas à expliquer cette sensation d’indigestion. Ce Prêtre Jean est ivre de possession et de reconnaissance ; l’imagination vient à chaque instant défier le plus élémentaire bon sens – la rivière qui s’arrête de couler une fois par semaine pour se reposer – !

On atteint des degrés dans le fantastique que ne renierait pas l’apocalypse de Saint Jean !

Rien de tel pour montrer combien le sentiment du merveilleux au Moyen Age était une composante essentielle de l’univers intellectuel, nourrissant ces rêveurs éveillés qu’ont été les hommes du Moyen Âge [Jacques Le Goff] … jusqu’à entraîner des expéditions, à infléchir des politiques pendant des décennies !

Le Prêtre Jean reçoit les messagers de Gengis Khan (récit de 1299), copié à Paris en 1410-1412.

Le Prêtre Jean reçoit les messagers de Gengis Khan (récit de 1299), copié à Paris en 1410-1412. BnF, département des Manuscrits, Français

Marco Polo - Wikiwand

Arrivée des Polo à Boukhara. Miniature illustrant Le livre des voyages de Marco Polo (chap. 2), traduit par Robert Frescher (1475-1525).

Preste Juan de las Indias, carte espagnole de l’Afrique de L’Est, XVI° siècle

La Lettre du Prêtre Jean ayant rencontré un franc succès, un anglais, John Mandeville qui avait sans doute étudié à la faculté des arts de Paris, puis était allé en Terre Sainte et en Égypte péleriner et guerroyer s’essaya au genre, lui aussi avec succès, et cela se nommera Voyages : il est probable que son récit, écrit en français, – il emploie le mot roman – ait été surtout une compilation de l’encyclopédie médiévale Speculum Mundi, de la Lettre du prêtre Jean, et du Devisement du Monde de Marco Polo.

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[1] Jean n’étant en fait qu’une francisation du mot Zan, qui veut dire Roi en gheez, la langue savante parlée en Éthiopie.

[2] Route de la Soie, star incontestée des voies anciennes… mais il ne faut pas que l’arbre cache la forêt : au Moyen-Âge, le calife et l’empereur de Chine possédaient tous deux un réseau routier à côté desquels les simples sentiers de l’Europe paraissaient plus que misérables. Marco Polo, dans sa description du secrétariat de l’empereur, explique comment des dépêches envoyées d’endroits situés à dix jours de voyage arrivaient en vingt-quatre heures. Au XIX° siècle, le service postal chinois comptera 2 000 relais, 30 526 chevaux, presque 50 000 messagers à pied et un personnel administratif d’environ 70 000 personnes. Cette remarquable organisation servira plus d’instrument de contrôle gouvernemental que de moyen de communication.

Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont. 1986