13 avril 1598 au 17 février 1600. Le « bon roi » Henri IV. Edit de Nantes. Ispahan. Giordano Bruno. 14348
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Publié par (l.peltier) le 12 novembre 2008 En savoir plus

13 04 1598

Henri IV proclame l’Édit de Nantes : Préambule : S’il ne lui a plu permettre que ce soit pour encore en une même forme de religion, que ce soit au moins d’une même intention, et avec une telle règle, qu’il n’y ait point pour cela de trouble et de tumulte entre eux : et que nous et ce royaume puissions toujours mériter et conserver le titre glorieux de Très-Chrétien.

article I. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1587 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucunes cours ou juridictions que ce soit

[…] article III Ordonnons que la religion catholique, apostolique et romaine sera remise et rétablie en tous les lieux et endroits de cestui notre royaume et pays de notre obéissance où l’exercice d’icelle a été intermis pour y être paisiblement exercé sans aucun trouble ou empêchement. Défendant très expressément à toutes personnes, de quelques état, qualité ou condition quelles soient, sur les peines que dessus, de ne troubler ni inquiéter les ecclésiastiques en la célébration du divin service, jouissance et perception de la dîme, fruits et revenus de leurs bénéfices… Défendant aussi très expressément à ceux de ladite religion prétendue réformée de faire prêcher ni aucun exercice de ladite religion ès églises, maisons et habitations desdits ecclésiastiques… Défendant à toutes personnes d’en renouveler la mémoire, attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé… mais se convenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis, comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public.

[…] article VI Et pour ne laisser aucune occasion de troubles et différends entre nos sujets, avons permis et permettons à ceux de ladite religion prétendue réformée vivre et demeurer par toutes les villes et lieu de cestui notre royaume et pays de notre obéissance, sans être requis, vexés, molestés ni astreints à faire chose pour le fait de la religion contre les conscience, ni pour raison d’icelle être recherchés dans les maisons où lieux où ils voudront habiter, en se comportant au reste selon qu’il est contenu dans le présent Édit.

[…] article XXII Ordonnons qu’il ne sera fait différence ni distinction, pour le fait de ladite religion, à recevoir les écoliers pour être instruits ès universités, collèges et écoles, et les malades et pauvres ès hôpitaux, maladreries et aumônes publiques.

[…] article XXVII Afin de réunir d’autant mieux les volontés de nos sujets, comme est de notre intention, et ôter toutes plaintes à l’avenir, déclarons tous ceux qui font ou feront profession de ladite religion prétendue réformée capable de tenir et exercer tous états, dignités, offices et charges publiques quelconques, royales, seigneuriales, ou des villes de notre dit-royaume, pays, terre et seigneuries de notre obéissance.

[…] article XXXI Outre la chambre ci-devant établie à Castres pour le ressort de notre cour de Parlement de Toulouse, laquelle sera continuée en l’état qu’elle est, nous avons pour les mêmes considérations ordonné et ordonnons qu’en chacune de nos cours de Parlement de Grenoble et Bordeaux sera pareillement établi une chambre composée de deux présidents, l’un catholique, l’autre de ladite religion prétendue réformée, et douze conseillers dont six seront catholiques et les six autres de ladite religion, lesquels président et conseillers seront par nous pris et choisis des corps de nos-dites cours.

*****

Dans les lendemains de l’Édit, Henri IV fît procéder à un recensement des protestants : ils étaient environ 1 250 000, soit 5 à 6 % de la population du pays, mais dans des pourcentages plus importants dans le Midi, où se dessinait un croissant huguenot, selon l’expression de Janine Garrisson, de La Rochelle à Valence.

En Béarn et en Navarre, la situation religieuse était particulière. L’édit de Nantes ne s’appliquait pas dans ces deux principautés souveraines, qu’Henri IV n’avait pas osé annexer au royaume de France, pratiquant seulement une union personnelle : par une sorte de cumul des mandats, il était roi de France, par ailleurs roi de Navarre et vicomte souverain de Béarn.

La situation, il est vrai, y était très différente. La religion catholique avait été abolie entre 1569 et 1571 par Jeanne d’Albret. Henri avait bien rendu un édit le 16 octobre 1572 pour la rétablir. Mais il était alors prisonnier à la cour et revenu au catholicisme sous la contrainte après la Saint Barthélemy, et cet acte que le Conseil souverain n’avait pas enregistré, n’avait jamais été appliqué.

Il ne faut pas croire que l’édit de Nantes ait été accueilli avec des cris de joie. Les parlements de Paris, Rennes, Rouen, Aix et Toulouse – villes ligueuses – refuseront de l’enregistrer, et ne s’y résigneront qu’au bout de dix ans, sous la menace d’Henri IV. Du coté protestant, Agrippa d’Aubigné fulminera contre l’abominable édit. Même Étienne Pasquier, modèle des Politiques, traitera l’édit, ironiquement, de prodige et qualifiera de félonie l’usage qu’en feront les huguenots.

Si l’édit de Nantes a tenu, c’est parce que, remarquable souverain, Henri IV a su l’imposer en ralliant les modérés des deux camps. Et aussi parce que le pays, exsangue, était las, immensément las de la guerre civile. Mais l’édit instaure moins la tolérance entre les deux religions qu’il n’organise la coexistence entre elles, et sur la base d’un partage territorial, ce qui est un accroc à la tradition unitaire française. En réalité cette transaction permet au mieux de coexister dans l’intolérance.

Jean Sévillia. Historiquement correct

Singulière mesure, aussi éloignée que possible de l’idée que l’on s’en fait ordinairement, avec les habitudes de penser d’aujourd’hui et l’expérience des constitutions civiles et religieuses de l’époque moderne. Le seul fait que la version originale de l’édit elle-même n’est pas constituée par un seul texte, mais par quatre (l’édit solennel et public, une annexe de cinquante-six articles secrets concernant le culte, un brevet relatif au paiement des pasteurs, un second groupe d’articles secrets sur les places de sûreté et les chambres mi-parties), ce seul fait montrait que le roi avait dû tenir compte de vœux contraires. Et ce premier édit de Nantes connut deux autres versions, l’une catholique où la résistance des Parlements à l’enregistrement fit introduire des changements restrictifs, l’autre protestante, non officielle mais de fait, constituée par la tolérance des assemblées politiques d’abord interdites et par une représentation à la cour, en la personne de véritables ambassadeurs. Au total, le fruit d’une lutte tenace, arbitrée par une bonne volonté conciliatrice et souple. Rien de très original, d’ailleurs, et l’on a pu montrer tout ce que l’édit de Nantes devait aux mesures de pacification antérieures. Mais fort déconcertant pour l’esprit moderne. On dit que l’édit accordait aux protestants la liberté de conscience. En fait, il faisait d’eux une confession religieuse désavantagée et un corps social et politique privilégié. D’une part, en effet, il leur refusait tout culte à Paris et dans les localités où se trouverait la cour et ne leur en reconnaissait un que dans deux localités par bailliage, chez les seigneurs haut-justiciers (les autres n’ayant droit qu’à des réunions religieuses de famille) et dans les villes et bourgs où il était célébré en 1596-1597. D’autre part, les protestants relevaient d’une juridiction spéciale, les chambres mi-parties ; admis à tous les emplois de l’État, ils voyaient leurs pasteurs devenir des fonctionnaires du fait qu’ils touchaient un traitement royal ; leurs écoles étaient subventionnées ; leurs places de sûreté et leurs garnisons à la charge de l’État, leurs assemblées politiques et leurs délégués généraux à la cour prolongeaient la situation politique favorisée qu’ils avaient conquise par les armes dans les régions où ils l’emportaient

Émile Georges Léonard. Le Protestant français.

Les guerres de religion et leur dénouement ne sont pas seulement affaire d’épée et de théologie. Une vaste mutation de la société en constitue l’arrière-plan. Derrière les arguments religieux et dans un contexte d’affrontements métaphysiques sans précédent, s’est déroulée aussi une guerre des élites : tout se passe comme si la noblesse d’épée, sur le point de se voir dépossédée du pouvoir par l’élite des robins, dans un monde où les logiques administratives devenaient inéluctablement plus fortes, avait en quelques sorte trouvé dans l’état de guerre permanent le moyen de réaffirmer ses valeurs et de rétablir les règles d’un jeu social qui lui fût favorable, en une sorte de retour en arrière vers le Moyen Age.

Le dénouement confirme l’hypothèse : c’est en s’appuyant sur les robins et en combattant ou rachetant les derniers nobles va-t-en-guerre qu’Henri IV impose la paix. Peut alors s’engager une évolution très profonde des structures du pouvoir : la cour, les pensions et les dignités serviraient désormais à divertir la noblesse cependant que les réalités du pouvoir se joueraient ailleurs, confisquées par un roi qui s’appuie sur une élite administrative. Au conflit du roi avec la noblesse succéderait alors bientôt un conflit larvé avec sa propre administration, avec la nouvelle noblesse de robe.

[…]  Mais le roi n’aurait pas réussi si l’homme n’avait pas été à la hauteur de son entreprise historique. C’est d’abord affaire d’autorité naturelle. Le personnage s’impose face aux divergences d’une coalition fort hétéroclite, qu’il s’agisse de rappeler à l’ordre les huguenots ou, inversement, d’imposer aux parlementaires réticents l’accès des protestants aux charges officielles. Cette autorité transparaît dans le discours. C’est un discours charismatique au sens où la parole du roi, je d’Henri IV, incarne l’intérêt général, incarne la nation tout entière contre la coalition hypocrite des intérêts particuliers et des corporatismes. Sa parole devient alors tranchante, s’anime et, parce qu’elle est parole de vérité, dissout les oppositions.

Si l’autorité personnelle lui permet d’imposer les compromis, une familiarité désarmante lui permet de réconcilier les hommes. […] La familiarité d’Henri n’est pas une faconde superficielle, une convivialité chaleureuse de façade, vernis des ambitions ordinaires.  Elle est profonde parce qu’elle repose sur une connaissance des hommes, de leur détresse et de leur vanité, parce qu’elle est aussi connaissance de soi, et que celle-ci interdit de mépriser quiconque. La crispation des vanités et des ressentiments est souvent le premier obstacle à la réconciliation des hommes. C’est parce qu’il aime les hommes comme ils sont que le charisme d’Henri traverse les cuirasses et les traités de théologie, les remparts des châteaux isolés et l’hystérie des foules.

François Bayrou. Henri IV, le Roi libre. Flammarion 1994

13 09 1598

Au Palais de l’Escurial, mort de Philippe II d’Espagne, après 3 mois d’agonie : la septicémie a fini par avoir raison du très long règne – 42 ans – du  Roi Prudent.

28 09 1598 

Les catholiques demandent à Henri IV de publier les décrets du concile de Trente : Je ferai, Dieu aidant, en sorte que l’Église soit aussi bien qu’elle était il y a cent ans. Mais Paris ne fut pas fait en un jour.

29 10 1598 

Gabrielle d’Estrées a donné au roi 3 beaux enfants, César, Catherine-Henriette et Alexandre. Henri IV lui conte sa visite au château de Saint Germain en Laye, nursery de toute sa postérité, légitime ou bâtarde : Jay pryns le serf an uneure avec tout le plesyr du monde, et suys arryvé ance lyeu a catreures. Je suys desandu a mon petyt logys, ou yl fayt amyrablement beau ; mes anfans my sont venus treuver, ou pour myeus dyre, lon les y a aportés. Ma fylle amande fort et ce fayt belle, mays mon fyls cera plus beau que son ayné.

Vous me conjurés mes cheres amours damporter autant damour que je vous an lesse. Ha, que vous mavés fayt plesyr, car jan ay tant que, croyant avoyr tout amporté, je craygnoys quyl ne vous an fut poynt demouré.

Je manvoys las antretenyr Morfée, mays syl me represante autre songe que de vous, je fuyré atousjamays sa compagnye. Bonsoyr pour moy, bonjour pour vous ma chere mettresse, je vous bese umylyon de foys vos beaus yeus.

Ce XXIX° octobre.

H.

Traduction : J’ai pris le cerf en une heure avec tout le plaisir du monde, et suis arrivé en ce lieu à quatre heures. Je suis descendu à mon petit logis, où il fait admirablement beau ; mes enfants m’y sont venus trouver, ou, pour mieux dire, l’on les y a apportés. Ma fille amende fort et se fait belle, mais mon fils sera plus beau que son aîné.

Vous me conjurez, mes chères amours, d’emporter autant d’amour que je vous en laisse. Ah ! que vous m’avez fait plaisir! Car j’en ai tant que, croyant avoir tout emporté, je craignais qu’il ne vous en fût point demeuré.

Je m’en vais, las, entretenir Morphée, mais s’il me représente autre songe que de vous, je fuirai à tout jamais sa compagnie. Bonsoir pour moi, bonjour pour vous, ma chère maîtresse, je vous baise un million de fois vos beaux yeux.

Ce vingt-neuvième octobre.

H.

11 1598  

Olivier de Serres, protestant de près de 60 ans, s’est mis à l’abri des excès des guerres de religion dans son domaine – 200 ha – du Pradel, à l’est d’Aubenas, en Ardèche où il met en pratique son goût pour l’innovation agricole. Venu à Paris pour régler la succession de son frère Jean, pasteur pris en otage puis assassiné, il est appelé à la cour.

Il a amené son Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs, un ouvrage de mille pages, dans lequel il a consigné toutes ses notes. Le mot théâtre désigne les traités qui exposent les théories comme s’il s’agissait de personnages d’une scène. Le terme Mesnage est l’équivalent de notre gestion d’aujourd’hui. Il publiera encore en 1599 La cueillette de la soye par la nourriture des vers qui la font et en 1603 La seconde richesse du mûrier blanc.

La connaissance des biens que Dieu nous donne est voirement les plus important article de notre mesnage, moyennant lequel nous mesnagerons gaîment, tant pour l’utilité que pour l’honneur ; de là adviendra à notre père de famille ce contentement de treuver sa maison plus agréable, sa femme plus belle et son vin meilleur que ceux de l’autrui […]

Il y en a qui se mocquent de tous les livres d’agriculture, et nous renvoyent aux paysans sans lettres, les quels ils disent estre les seuls juges compétans de ceste matière, comme fondés sur l’expérience, seule et seule règle de cultiver les champs. Certes, pour bien faire quelque chose, il la faut bien entendre premièrement. Il couste trop cher de refaire une besogne mal faicte, et surtout en l’agriculture, en la quelle on ne peut perdre les saisons sans grand dommage. Or, qui se fie à une générale expérience, au seul rapport des laboureurs, sans savoir pourquoi, il est en danger de faire des fautes mal réparables, et s’engarer souvent à travers champs sous le crédit de ses incertaines expériences.

Le projet d’Olivier de Serres est assez simple, il propose une philosophie sereine :  bousculer un mythe paysan antique, celui de la terre fatiguée qui a besoin de se reposer pendant le temps de jachère et de friche pour les remplacer par des cultures fourragères améliorant la fertilité du sol ; transposer aux champs les expériences novatrices faites dans le jardin, en intensifiant les cultures : la fumure animale du sol, les nouvelles espèces cultivables comme la pomme de terre connue alors sous le nom de cartoufle ou truffe blanche (cultivée en Vivarais bien avant Parmentier), l’irrigation des prairies, la sélection de variétés plus productives, plus résistantes aux maladies ou plus précoces, tailler correctement les arbres, organiser et orner les jardins, cultiver la vigne, faire les vendanges et le vin ; s’occuper des troupeaux et élever les abeilles ; construire de beaux et bons bâtiments agricoles, cultiver les orangers, tenter l’extraction du sucre à partir de la betterave, mais la technique d’alors ne permettra pas d’atteindre le seuil de rentabilité. Il recommande le labour profond, l’alternance des cultures, le soufrage de la vigne, la création de l’assolement par l’introduction des prairies artificielles, l’essai de nouveaux semis (melon, artichaut, maïs, houblon, riz et pomme de terre.) C’est là affaire de conseils ; pour la pratique, il en alla comme de la plupart des entreprises humaines : l’échec et la réussite se côtoient : sa campagne pour le développement de la plantation du mûrier et de l’industrie de la soie dans les Cévennes et à Paris connut un succès certain. La culture du mûrier était jusque là très localisée. Henri IV voulait l’intensifier afin de diminuer les sorties d’or nécessaires à l’achat d’étoffes étrangères, pour  qu’elle se vît rédimée de la valeur de plus de 400 000 d’or que tous les ans il en fallait sortir pour la fournir des étoffes composées en cette matière ou de la matière même.[…] Le roi ayant très bien recognu ces choses, par le discours qu’il me commanda de lui faire sur ce sujet, l’an 1599, print résolution de faire eslever des meuriers blancs par tous les jardins de ses maisons. Il décide de faire planter 20 000 pieds de mûriers aux Tuileries et à Fontainebleau. D’autres plantations et magnaneries se développeront dans la région Lyonnaise où se fixera l’industrie de la soie. Mais le succès ne sera pas au rendez-vous pour la pomme de terre qu’il planta en Ardèche, non que celle-ci refusa de croître et embellir, mais c’est la population qui la refusa la jugeant tout juste bonne pour les cochons : puisqu’on n’en fait pas mention dans la Bible et qu’elle pousse sous la terre, ce ne peut être que « la pomme du diable ». Pomme qui avait alors pour nom cartoufle, – ou truffe blanchequi, germanisée, deviendra la kartoffel allemande : les Allemands, probablement moins superstitieux et plus nécessiteux que les Français l’adopteront plus spontanément. Deux cents ans plus tard, Parmentier avait probablement eu vent de l’affaire et mettra en œuvre des ruses de Sioux pour la faire accepter.

Olivier de Serres mourra en 1619. Neuf ans plus tard, le domaine du Pradel sera pillé et rasé par M. de Ventadour. Reconstruit par Daniel de Serres, le fils d’Olivier, le mas de Pradel est aujourd’hui une ferme école.

Tandis que, dans ton siècle, beaucoup allaient vêtus d’armures, la croix sur l’épaule et l’épée au côté, toi tu marchais modestement, en petite collerette, barbiche et coiffé ras, dans un chemin de buis ; la bêche et le râteau étaient tes seules armes

Edmond Pilon

C’est encore sur les recommandations d’Olivier de Serres  que l’on commence à substituer à la jachère la culture de plantes fourragères comme le sainfoin et la luzerne. Ces prairies artificielles permettaient de nourrir le bétail tout en laissant reposer le sol. Cette méthode améliorait les rendements de l’assolement triennal que l’on pratiquait dans certaines régions : la surface agricole utile pouvait être cultivée à 100 %, malgré le manque d’engrais naturel.

                                   Rapporté par Hardouin de Péréfixe, Histoire de Henri le Grand, 1661

Olivier de Serres ne connaissait pas les bactéries. Mais c’est le premier à décrire le sol comme un organisme vivant qu’il faut nourrir et soigner pour qu’il donne.

Pierre Rabhi

Il n’invente rien, au sens strict, mais il perfectionne et théorise certaines pratiques particulièrement efficaces comme l’assolement, la rotation des cultures ou l’enrichissement des terres par enfouissement d’engrais verts ou de minéraux broyés. C’est aussi un excellent gestionnaire de l’espace, qui regroupe des cultures dissociées dans le temps, en cultivant notamment le safran, récolté à la fin de l’automne, sous des arbres fruitiers productifs au début de l’été.

Frédéric Sichet

1598  

Dom Michel Germain, moine bénédictin, fonde une congrégation qui reprend la règle bénédictine en la réformant dans la ligne du concile de Trente : ce sont les bénédictins de St Maur, qui restera exclusivement française. Ils vont entreprendre un travail de bénédictin en établissant un relevé de tous les bâtiments religieux bénédictins de France : le Monasticon Gallicanum, soit 168 planches représentant les 147 monastères bénédictins qui avaient accepté la réforme de dom Michel Germain. Les restaurateurs du XIX° siècle s’inspireront fréquemment de ces documents pour leurs travaux.

Abadia de Saint-Savin - Monestirs

Saint Savin

Saint-Pierre de La Couture - Monasterios

Saint Pierre de la Couture

File:Abbaye Saint-Martin de Sées dans Monasticon ...

Saint Martin de Sées

Abadía de Saint-Ouen de Rouen - Monasterios

Saint Ouen de Rouen

Jacopo Peri, de Mantoue, écrit Dafne, considéré communément comme le premier opéra. L’opéra occidental est né en Italie à Florence au XVII°. Parmi ses ancêtres, les madrigaux italiens, qui mirent en musique des situations avec des dialogues mais sans jeu de scène. Les mascarades, les ballets de cour, les intermezzi, qui font intervenir des figurants, de la musique et de la danse, sont autant de précurseurs. L’opéra proprement dit émane d’un groupe de musiciens et d’intellectuels humanistes florentins qui s’étaient donnés le nom de Camerata (salon en florentin). La Camerata, appelée aussi Camerata fiorentina ou encore Camerata de Bardi, du nom de son principal mécène, s’était fixé deux objectifs principaux : faire revivre le style musical du théâtre grec et s’opposer au style contrapuntique de la musique de la Renaissance. En particulier, ils souhaitaient que les compositeurs s’attachent à ce que la musique reflète, simplement et mot pour mot, la signification des textes, les mette en valeur et non les rende incompréhensibles par la complexité des architectures sonores de son accompagnement. La Camerata pensait reprendre en cela les caractéristiques de la musique grecque antique. Pour atteindre ce but, on utilise la monodie accompagnée par la basse continue, les chœurs madrigalesques et les ritournelles et danses instrumentales.

Wikipedia

Shah Abbas I°, de la dynastie des Séfévides de Perse, écrit l’une des plus glorieuses périodes de la Perse : il a fait construire Ispahan, l’élit pour capitale et y fait transférer sa cour. Il avait repéré combien étaient actifs et industrieux les Arméniens de Djolfa – aujourd’hui à la frontière Russie-Iran, aussi en fit-il déplacer [pour ne pas dire déporter] quelques milliers pour construire sa capitale, leurs procurant maints privilèges que ses successeurs oublieront vite… après tout, ce n’était tout de même que des chrétiens !

Il y a peu de souverains qui ait fait plus réellement de bien à leur pays qu’Abbas le Grand. Il établit dans toute l’étendue de la Perse une tranquillité qui y était inconnue depuis bien des siècles. Il mit fin aux dévastations des Uzbeks, refoula ces pillards dans leur propre pays, et chassa les Turcs. Bien que doué de grands moyens et habile homme de guerre, il regarda la prospérité de ses vastes États comme un plus noble but que de nouvelles conquêtes. On ne saurait compter les ponts, les caravansérails et les autres monuments d’utilité publique qu’il éleva.

Malcolm, historien anglais

Lorsque ce grand prince cessa de vivre, la Perse cessa de prospérer.

Chardin

Ses immenses édifices peints, dorés, couverts d’émaux, ses murs bleus ou à grands ramages, qui reflètent les rayons du soleil, ses vastes bazars, ses jardins immenses, ses platanes, ses roses, en font le triomphe de l’élégant et le modèle du joli. Ispahan n’a pu être conçu et exécuté que par des rois et des architectes qui passaient leurs jours et leurs nuits à entendre raconter de merveilleux contes de fées.

Gobineau

Après avoir suivi plusieurs ruelles tortueuses, au milieu des trous et des ruines, nous retombons bientôt dans l’éternelle pénombre des bazars. La nef où nous voici entrés est celle des tailleurs ; les burnous, les robes bleues, les robes vertes, les robes de cachemire chamarré, se cousent et se vendent là dans une sorte de cathédrale indéfiniment longue, qui a bien trente ou quarante pieds de haut. Et une ogive tout ornée de mosaïques d’émail, une énorme ogive, ouverte depuis le sol jusqu’au sommet de la voûte, nous révèle soudain cette place d’Ispahan, qui n’a d’égale dans aucune de nos villes d’Europe, ni comme dimensions, ni comme magnificence. C’est un parfait rectangle, bordé d’édifices réguliers, et si vaste que les caravanes, les files de chameaux, les cortèges, tout ce qui le traverse en ce moment, sous le beau soleil et le ciel incomparable, y semble perdu ; les longues nefs droites des bazars en forment essentiellement les quatre côtés, avec leurs deux étages de colossales ogives murées, d’un gris rose, qui se suivent en séries tristes et sans fin ; mais, pour interrompre cette rectitude trop absolue dans les lignes, des monuments étranges et superbes, émaillés de la tête au pied, resplendissent de différents côtés comme de précieuses pièces de porcelaine. D’abord, au fond là-bas, dans un recul majestueux et au centre de tout, c’est la mosquée Impériale – La Masjed Chah – entièrement en bleu lapis et bleu turquoise, ses dômes, ses portiques, ses ogives démesurées, ses quatre minarets qui pointent dans l’air comme des fuseaux géants. Au milieu de la face de droite, c’est le palais du grand empereur, le palais du Chah Abbas, dont la svelte colonnade, en vieux style d’Assyrie, surélevée par une sorte de piédestal de trente pieds de haut, se découpe dans le vide comme une chose aérienne et légère. Sur la face où nous sommes, ce sont les minarets et les coupoles d’émail jaune de l’antique mosquée du Vendredi – la Masjed Djummah -, l’une des plus vieilles et des plus saintes de l’Iran. Ensuite, un peu partout, dans les lointains, d’autres dômes bleus se mêlent aux cimes des platanes, d’autres minarets bleus, d’autres donjons bleus, autour desquels des vols de pigeons tourbillonnent. Et enfin, aux plans extrêmes, les montagnes entourent l’immense tableau d’une éclatante dentelure de neiges.

En Perse où, de temps immémorial, les hommes se sont livrés à de prodigieux travaux d’irrigation pour fertiliser leurs déserts, rien ne va sans eaux vives ; donc, le long des côtés de cette place grandiose, dans des conduits de marbre blanc, courent de clairs ruisseaux, amenés de très loin, qui entretiennent une double allée d’arbres et de buissons de roses. Et là, sous des tendelets (petite tente, en langage de marine, dressée à l’arrière d’une embarcation), quantité d’indolents rêveurs fument des kalyans et prennent du thé ; les uns accroupis sur le sol, d’autres assis sur des banquettes, qu’ils ont mises en travers par-dessus le ruisseau pour mieux sentir la fraîcheur du petit flot qui passe. Des centaines de gens et de bêtes de toute sorte circulent sur cette place, sans arriver à la remplir tant elle est grande ; le centre demeure toujours une quasi-solitude, inondée de lumière. De beaux cavaliers y paradent au galop – ce galop persan, très ramassé, qui donne au cou du cheval la courbure d’un cou de cygne -. Des groupes d’hommes en turban sortent des mosquées après l’office du matin, apparaissent d’abord dans l’ombre des grands portiques follement bleus, et puis se dispersent au soleil. Des chameaux processionnent avec lenteur ; des théories de petits ânes trottinent, chargés de volumineux fardeaux. Des dames fantômes se promènent, sur leurs ânesses blanches, qui ont des houssines tout à fait pompeuses, en velours brodé et frangé d’or. Cependant, combien seraient pitoyables cette animation, ces costumes d’aujourd’hui, auprès de ce que l’on devait voir ici même, lorsque régnait le grand empereur, et que le faubourg de Djoulfa regorgeait de richesses ! En ce temps-là, tout l’or de l’Asie affluait à Ispahan ; les palais d’émail y poussaient aussi vite que l’herbe de mai ; et les robes de brocart, les robes lamées se portaient couramment dans la rue, ainsi que les aigrettes de pierreries. Quand on y regarde mieux, quel délabrement dans tous ces édifices, qui, au premier aspect, jouent encore la splendeur ! Là-haut, cette belle colonnade aérienne de Chah Abbas est toute déjetée, sous la toiture qui commence de crouler. Du côté où soufflent les vents d’hiver, tous les minarets des mosquées, tous les dômes sont à moitié dépouillés de leurs patientes mosaïques de faïence et semblent rongés d’une lèpre grise ; avec l’incurie orientale, les Persans laissent la destruction s’accomplir ; et d’ailleurs tout cela, de nos jours, serait irréparable : on n’a plus le temps ni l’argent qu’il faudrait, et le secret de ces bleus merveilleux est depuis longues années perdu. Donc, on ne répare rien, et cette place unique au monde, qui a déjà plus de trois cents ans, ne verra certainement pas finir le siècle où nous venons d’entrer.

De même que Chiraz était la ville de Kerim Khan, Ispahan est la ville de Chah Abbas. Avec cette facilité qu’ont eue de tout temps les souverains de la Perse à changer de capitale, ce prince, en l‘an 1598, décida d’établir ici sa cour, et de faire de cette ville, déjà si vieille et du reste à peu près anéantie depuis le passage effroyable de Tamerlan, – il avait fait égorger ici plus de cent mille habitants en deux journées -, quelque chose qui étonnerait le monde. À une époque où, même en Occident, nous en étions encore aux places étroites et aux ruelles contournées, un siècle avant que fussent conçues les orgueilleuses perspectives de Versailles, cet Oriental avait rêvé et créé des symétries grandioses, des déploiements d’avenues que personne après lui n’a su égaler. L’Ispahan nouvelle qui sortit de ses mains était au rebours de toutes les idées d’alors sur le tracé des plans, et aujourd’hui ses ruines font l’effet d’une anomalie sur cette terre persane.

Il me semblait naturel, comme j’en avais l’habitude à Chiraz, de m’asseoir à l’ombre, parmi ces gens si paisibles, qui tiennent une rose entre leurs doigts ; mais ma garde d’honneur me gêne, et puis cela ne se fait pas ici, paraît-il : on me servirait mon thé avec dédain, et le kalyan me serait refusé.

Continuons donc de marcher, puisque la douce flânerie des musulmans m’est interdite.

Rasant les bords de la place, pour éviter le petit Sahara du centre, longeant les alignements sans fin des grandes arcades murées, que je m’approche au moins de la mosquée Impériale, dont la porte gigantesque, tout là-bas, m’attire comme l’entrée magique d’un gouffre bleu ! À mesure que nous avançons, les minarets et le dôme du sanctuaire profond toutes choses qui sont plus loin, derrière le parvis, dans une zone sacrée et défendue ont l’air de s’affaisser pour disparaître, tandis que monte toujours davantage cet arceau du porche, cette ogive aux dimensions d’arc triomphal, dans son carré de mur tout chamarré de faïences à reflets changeants. Lorsqu’on arrive sous ce porche immense, on voit comme une cascade de stalactites bleues, qui tombe du haut des cintres ; elle se partage en gerbes régulières, et puis en myriades symétriques de gouttelettes, pour glisser le long des murailles intérieures, qui sont merveilleusement brodées d’émaux bleus, verts, jaunes et blancs. Ces broderies d’un éclat éternel représentent des branches de fleurs, enlacées à de fines inscriptions religieuses blanches, par-dessus des fouillis d’arabesques en toutes les nuances de turquoise. Les cascades, les traînées de stalactites ou d’alvéoles, descendues de la voûte, coulent et s’allongent jusqu’à des colonnettes, sur quoi elles finissent par reposer, formant ainsi des séries de petits arceaux, dentelés délicieusement, qui s’encadrent, avec leurs harmonieuses complications, sous le gigantesque arceau principal. L’ensemble de cela, qui est indescriptible d’enchevêtrement et de magnificence, dans des couleurs de pierreries, produit une impression d’unité et de calme, en même temps qu’on se sent enveloppé là de fraîche pénombre. Et, au fond de ce péristyle, s’ouvre la porte impénétrable pour les chrétiens, la porte du saint lieu, qui est large et haute, mais que l’on dirait petite, tant sont écrasantes les proportions de l’ogive d‘entrée ; elle plonge dans les parois épaisses, revêtues d’émail couleur lapis ; elle a l’air de s’enfoncer dans le royaume du bleu absolu et suprême.

Quand je reviens à la maison de Russie, le portique, seule entrée de l’enclos, que gardent les bons cosaques, est décoré de vieilles broderies d’or et de vieux tapis de prière, piqués au hasard sur le mur avec des épingles, comme pour un passage de procession. Et c’est pour me tenter, paraît-il ; des marchands arméniens et juifs, ayant eu vent de l’arrivée d’un étranger, se sont hâtés de venir. Je demande pour eux la permission d’entrer dans le jardin aux roses et cela devient un des amusements réguliers de chaque matin, sous la véranda de mon logis, le déballage des bibelots qui me sont offerts, et les marchandages en toute sorte de langues.

L’après-midi, mon escorte à bâtons me promène dans les bazars, où règnent perpétuellement le demi-jour et l’agréable fraîcheur des souterrains. Toutes leurs avenues menacent ruine, et il en est beaucoup d’abandonnées et de sinistres ; celles où les vendeurs continuent de se tenir sont bien déchues de l’opulence ancienne ; cependant on y trouve encore des foules bruyantes, et des milliers d’objets curieux ou éclatants ; les places où ces avenues se croisent sont toujours recouvertes d’une large et magnifique coupole, très haut suspendue, avec une ouverture au milieu, par où tombent les rayons clairs du soleil de Perse : chacun de ces carrefours est aussi orné d’une fontaine, d’un bassin de marbre où trempent les belles gerbes des marchands de roses, et où viennent boire les gens, les ânes, les chameaux et les chiens.

Le bazar des teinturiers, monumental, obscur et lugubre, donne l’idée d’une église gothique démesurément longue et tendue de deuil, avec toutes les pièces d’étoffe ruisselantes de teinture qui s’égouttent, accrochées partout jusqu’en haut des voûtes bleu sombre pour les robes des hommes, noir pour les voiles des dames fantômes.

Dans le bazar des marteleurs de cuivre, d’une demi-lieue de long et sans cesse vibrant au bruit infernal des marteaux, les plus gracieuses aiguières, les buires de cuivre des formes les plus sveltes et les plus rares, brillent toutes neuves aux devantures des échoppes, à travers la pénombre enfumée.

Comme à Chiraz, c’est le bazar des selliers qui est, dans toute son étendue, le plus miroitant de broderies, de dorures, de perles et de paillettes. Les fantaisies orientales pour voyageurs de caravane s’y étalent innombrables : sacs de cuir, chamarrés de broderies de soie ; poires à poudre très dorées, gourdes surchargées de pendeloques ; petites coupes de métal ciselé pour boire l’eau fraîche aux fontaines du chemin. Et puis viennent les houssines de velours et d’or, destinées aux ânesses blanches des dames ; les harnais pailletés pour les chevaux ou les mules ; les guirlandes de sonnettes, dont le carillon épouvante les bêtes fauves. Et enfin tout ce qui est nécessaire à la vraie élégance des chameaux : rangs de perles pour passer dans les narines, bissacs frangés de vives couleurs ; têtières ornées de verroteries, de plumets et de petits miroirs où joueront pendant la marche les rayons du soleil ou les rayons de la lune.

Une des ogives immenses nous envoie tout à coup son flot de lumière, et la place Impériale réapparaît, toujours saisissante de proportions et de splendeur, avec ses enfilades d’arceaux réguliers, ses mosquées qui semblent se coiffer de monstrueux turbans d’émail, ses minarets fuselés, où du haut en bas, s’enroulent en spirales des torsades blanches et des arabesques prodigieusement bleues.

[…] Le Chah Abbas voulut aussi dans sa capitale d’incomparables jardins et de majestueuses allées. L’avenue de Tscharbag, qui est l’une des voies conduisant à Djoulfa et qui fait suite à ce pont superbe par lequel nous sommes entrés le premier jour, fut en son temps une promenade unique sur la terre, quelque chose comme les Champs-Elysées d’Ispahan : une quadruple rangée de platanes, longue de plus d’une demi-lieue, formant trois allées droites ; l’allée du centre, pour les cavaliers et les caravanes, pavée de larges dalles régulières ; les allées latérales, bordées, dans toute leur étendue, de pièces d’eau, de plates bandes fleuries, de charmilles de roses ; et, des deux côtés, sur les bords des palais ouverts [Ces palais à balcons, destinés surtout aux dames du harem, étaient au nombre de huit et s’appelaient les Huit Paradis] aux murs de faïence, aux plafonds tout en arabesques et en stalactites dorées. À l’époque où resplendissaient chez nous la cour du Roi-Soleil, la cour des Chahs de Perse était sa seule rivale en magnificence ; Ispahan, près d’être investie par les barbares de l’Est, atteignait l’apogée de son luxe, de ses raffinements de parure, et le Tscharbag était un rendez-vous d’élégances telles que Versailles même n’en dut point connaître. Aux heures de parade, les belles voilées envahissaient les balcons des palais, pour regarder les seigneurs caracoler sur les dalles blanches, entre les deux haies de rosiers arborescents qui longeaient l’avenue. Les chevaux fiers, aux harnais dorés, devaient galoper avec ces attitudes précieuses, ces courbures excessives du col que les Persans de nos jours s’étudient encore à leur donner. Et les cavaliers à fine taille portaient très serrées, très collantes, leurs robes de cachemire ou de brocart d’or sur lesquelles descendaient leurs longues barbes teintes ; ils avaient des bagues, des bracelets, des aigrettes à leur haute coiffure, ils étincelaient de pierreries ; les fresques et les miniatures anciennes nous ont transmis le détail de leurs modes un peu décadentes, qui cadraient bien avec le décor du temps, avec l’ornementation exquise et frêle des palais, avec l’éternelle transparence de l’air et la profusion des fleurs.

Le Tscharbag, tel qu’il m’apparaît au soleil de ce matin de mai, est d’une indicible mélancolie, voie de communication presque abandonnée entre ces deux amas de ruines, Ispahan et Djoulfa. Les platanes, plus de trois fois centenaires, y sont devenus des géants qui se meurent, la tête découronnée ; les dalles sont disjointes et envahies par une herbe funèbre. Les pièces d’eau se dessèchent ou bien se changent en mares croupissantes ; les plates-bandes de fleurs ont disparu et les derniers rosiers tournent à la broussaille sauvage. Entre qui veut dans les quelques palais restés debout, dont les plafonds délicats tombent en poussière et où les Afghans, par fanatisme, ont brisé dès leur arrivée le visage de toutes les belles dames peintes sur les panneaux de faïence. Avec ses allées d’arbres qui vivent encore, ce Tscharbag, témoin du faste d’un siècle si peu distant du nôtre, est plus nostalgique cent fois que les débris des passés très lointains.

Rentrés dans Ispahan, au retour de notre visite à la grande avenue morne, nous repassons par les bazars, qui sont toujours le lieu de la fraîcheur attirante et de l’ombre. Là, mon escorte me conduit d’abord chez les gens qui tissent la soie, qui font les brocarts pour les robes de cérémonie, et les taffetas [le mot est persan] ; cela se passe dans une demi-nuit, les métiers tendus au fond de tristes logis en contrebas qui ne prennent de lumière que sur la rue voûtée et sombre. Et puis, chez ceux qui tissent le coton récolté dans l’oasis alentour, et chez ceux qui l’impriment, par des procédés séculaires, au moyen de grandes plaques de bois gravées ; c’est aussi dans une quasi-obscurité souterraine que se colorient ces milliers de panneaux d’étoffe (représentant toujours des portiques de mosquée), qui, de temps immémorial, vont ensuite se laver dans la rivière, et sécher au beau soleil, sur les galets blancs des bords.

Nous terminons par le quartier des émailleurs de faïence, qui travaillent encore avec une grande activité à peinturlurer, d’après les vieux modèles inchangeables, des fleurs et des arabesques sur les briques destinées aux maisons des Persans de nos jours. Mais ni les couleurs ni l’émail ne peuvent être comparés à ceux des carreaux anciens ; les bleus surtout ne se retrouvent plus, ces bleus lumineux et profonds, presque surnaturels, qui dans le lointain, font ressembler à des blocs de pierre précieuse les coupoles des vieilles mosquées. Le Chah Abbas, qui avait tant vulgarisé l’art des faïences, faisait venir du fond de l’Inde ou de la Chine des cobalts et des indigos rares, que l’on cuisait par des procédés aujourd’hui perdus. Il avait aussi mandé d’Europe et de Pékin des maîtres dessinateurs, qui, malgré le Coran, mêlèrent à la décoration persane des figures humaines [seul dans l’art des pays musulmans, l’art iranien admet la représentation de la figure humaine]. Et c’est pourquoi, dans les palais de ce prince, sur les panneaux émaillés, on voit des dames de la Renaissance occidentale, portant fraise à la Médicis, et d’autres qui ont de tout petits yeux tirés vers les tempes et minaudent avec une grâce chinoise.

Mes deux soldats à bâtons et mon beau cosaque galonné m’ennuyaient vraiment beaucoup. Cet après-midi, je me décide à les remercier pour circuler seul. Et, quoi qu’on m’en ait dit, je tente de m’asseoir, maintenant que je commence à être connu dans Ispahan, sur l’une des petites banquettes des marchands de thé, au bord d’un des frais ruisseaux de la place Impériale, du côté de l’ombre. J’en étais certain : on m’apporte de très bonne grâce ma tasse de thé miniature, mon kalyan et une rose ; avec mes amis les musulmans, si l’on s’y prend comme il faut, toujours on finit par s’entendre.

Le soleil de mai, depuis ces deux ou trois jours, devient cuisant comme du feu, rendant plus désirables la fraîcheur de cette eau courante devant les petits cafés, et le repos à l’abri des tendelets ou des jeunes arbres. Il est deux heures ; au milieu de l’immense place, dévorée de clarté blanche, restent seulement quelques ânes nonchalants étendus sur la poussière et quelques chameaux accroupis. Aux deux extrémités de ce lieu superbe et mort, se faisant face de très loin, les deux grandes mosquées d’Ispahan étincellent en pleine lumière, avec leurs dômes tout diaprés et leurs étonnants fuseaux enroulés d’arabesques : l’une, la très antique et la très sainte, la mosquée du Vendredi, habillée de jaune d’or que relève un peu de vert et un peu de noir ; l’autre, la reine de tous les bleus, des bleus intenses et des pâles bleus célestes, la mosquée Impériale.

Quand commence de baisser le soleil, je prends le chemin de l’école de théologie musulmane, appelée l’École de la mère du Chah, le prince D… ayant eu la bonté de me donner un introducteur présenter au prêtre qui la dirige.

L’avenue large et droite qui y conduit, inutile de demander tracée : c’est le Chah Abbas, toujours le Chah Abbas ; à Ispahan, tout ce qui diffère des ruelles tortueuses coutumières aux villes de Perse fut l’œuvre de ce prince. La belle avenue est bordée par des platanes centenaires, dont on a émondé les branches inférieures, à la mode pour faire monter plus droit leurs troncs blancs comme de l’ivoire, leur donner l’aspect de colonnes, épanouies et feuillues seulement vers le sommet. Et des deux côtés de la voie s’ouvrent quantité de portiques délabrés, qui eurent jadis des cadres de faïence, et que surmontent les armes de l’Iran : devant le soleil, un lion tenant un glaive.

Cette université – qui date de trois siècles et où le programme des études n’a pas varié depuis la fondation – a été construite avec une magnificence digne de ce peuple de penseurs et de poètes, où la culture de l’esprit fut en honneur depuis les vieux âges. On est ébloui dès l’abord par le luxe de l’entrée ; dans une muraille lisse, en émail blanc et émail bleu, c’est une sorte de renfoncement gigantesque, une sorte de caverne à haute ouverture ogivale, en dedans toute frangée d’une pluie de stalactites bleues et jaunes. Quant à la porte elle-même, ses deux battants de cèdre, qui ont bien quinze ou dix-huit pieds de haut entièrement revêtus d’un blindage d’argent fin, d’argent repoussé représentant des entrelacs d’arabesques et de roses, où se mêlent des inscriptions religieuses en vermeil ; ces orfèvreries, bien entendu, ont subi l’injure du temps et de l’invasion afghane ; usées, bossuées, arrachées par place, elles évoquent très mélancoliquement la période sans retour des luxes fous et des raffinements exquis.

Lorsqu’on entre sous cette voûte, à franges multiples, dans cette espèce de vestibule monumental qui précède le jardin, on voit le ruissellement des stalactites se diviser en coulées régulières le long des parois intérieures dont les émaux représentent de chimériques feuillages bleus, traversés d’inscriptions, de sentences anciennes aux lettres d’un blanc bleuâtre ; le jardin apparaît aussi au fond, encadré dans l’énorme baie de faïence : un éden triste, où des buissons d’églantines et de roses fleurissent à l’ombre des platanes de trois cents ans. Le long de ce passage, qui a l’air de mener à quelque palais de féerie, les humbles petits marchands de bonbons et de fraises, ont installé leurs tables, leurs plateaux ornés de bouquets de roses. Et nous croisons un groupe d’étudiants qui sortent de leur école, jeunes hommes aux regards de fanatisme et d’entêtement aux figures sombres sous de larges turbans de prêtre.

Le jardin est carré, enclos de murs d’émail qui ont bien cinquante pieds, et maintenu dans la nuit verte par ces vénérables platanes comme des baobabs qui recouvrent tout de leurs ramures ; au milieu, un jet d’eau dans un bassin de marbre, et partout, bordant les petites allées aux dalles verdies, ces deux sortes de fleurs qui se mêlent toujours dans les jardins de la Perse : les roses roses, doubles, très parfumées, et les simples églantines blanches. Églantiers et rosiers, sous l’oppression de ces hautes murailles bleues et de ces vieux platanes, ont allongé sans mesure leurs branches trop frêles, qui s’accrochent aux troncs géants et puis retombent comme éplorées, mais qui toutes s’épuisent à fleurir. L’accès du lieu étant permis à chaque musulman qui passe, les bonnes gens du peuple, attirés par la fraîcheur et l’ombre, sont assis ou allongés sur des dalles et fument des kalyans, dont on entend de tous côtés les petits gargouillis familiers. Tandis qu’en haut, c’est un tapage de volière ; les branches sont pleines de nids ; mésanges, pinsons, moineaux ont élu demeure dans cet asile du calme, et les hirondelles aussi ont accroché leurs maisons partout le long des toits. Ces murs qui enferment le jardin ne sont du haut en bas qu’une immense mosaïque de tous les bleus, et trois rangs d’ouvertures ogivales s’y étagent, donnant jour aux cellules pour la méditation solitaire des jeunes prêtres. Au milieu de chacune des faces du quadrilatère, une ogive colossale, pareille à celle de l’entrée, laisse voir une voûte qui ruisselle de gouttelettes de faïence, de glaçons couleur lapis ou couleur safran.

Et l’ogive du fond, la plus magnifique des quatre, est flanquée de deux minarets, de deux fuseaux bleus qui s’en vont pointer dans le ciel ; elle mène à la mosquée de l’école, dont on aperçoit là-haut, au-dessus des antiques ramures, le dôme en forme de turban. Le long des minarets, de grandes inscriptions religieuses d’émail blanc s’enroulent en spirale, depuis la base jusqu’au sommet où elles se terminent éblouissantes, en pleine lumière ; quant au dôme, il est semé de fleurs d’émail jaune et de feuillages d’émail vert, qui brodent des complications de kaléidoscope par-dessus les arabesques bleues. Levant la tête, du fond de l’ombre où l’on est, à travers les hauts feuillages qui dissimulent la décrépitude et la ruine, on entrevoit sur le ciel limpide tout ce luxe de joaillerie, que le soleil de Perse éclaire fastueusement, à grands flots glorieux.

Décrépitude et ruine, quand on y regarde attentivement ; derniers mirages de magnificence qui ne dureront plus que quelques années ; le dôme est lézardé, les minarets se découronnent de leurs fines galeries à jours ; et le revêtement d’émail, dont la couleur demeure aussi fraîche qu’au grand siècle, est tombé en maints endroits, découvrant les grisailles de la brique, laissant voir des trous et des fissures où l’herbe, les plantes sauvages commencent de s’accrocher. On a du reste le sentiment que tout cela s’en va sans espoir, s’en va comme la Perse ancienne et charmante, est à jamais irréparable.

Par des petits escaliers roides et sombres, où manque plus d’une marche, nous montons aux cellules des étudiants. La plupart sont depuis longtemps abandonnées, pleines de cendre, de fiente d’oiseau, de plumes de hibou ; dans quelques-unes seulement, de vieux manuscrits religieux et un tapis de prière témoignent que l’on vient méditer encore. Il en est qui ont vue sur le jardin ombreux, sur ses dalles verdies et ses buissons de roses, sur tout le petit bocage triste où l’on entend la chanson des oiseaux et le gargouillis tranquille des kalyans. Il en est aussi qui regardent la vaste campagne, la blancheur des champs de pavots, avec un peu de désert à l’horizon, et ces autres blancheurs là-bas, plus argentées : les neiges des sommets. Quelles retraites choisies, pour y suivre des rêves de mysticisme oriental, ces cellules, dans le calme de cette ville en ruine, et entourée de solitudes !…

Un dédale d’escaliers et de couloirs nous conduit auprès du vieux prêtre qui dirige ce fantôme d’école. Il habite la pénombre d’une grotte d’émail bleu, sorte de loggia avec un balcon d’où l’on domine tout l’intérieur de la mosquée. Et c’est une impression saisissante que de voir apparaître ce sanctuaire et ce mihrab, ces choses que je croyais interdites à mes yeux d’infidèle. Le prêtre maigre et pâle, en robe noire et turban noir, est assis sur un tapis de prière, en compagnie de son fils, enfant d’une douzaine d’années, vêtu de noir pareil, figure de petit mystique étiolé dans l’ombre sainte ; deux ou trois graves vieillards sont accroupis alentour, et chacun tient sa rose à la main, avec la même grâce un peu maniérée que les personnages des anciennes miniatures. Ils étaient là à rêver ou à deviser de choses religieuses ; après de grands saluts et de longs échanges de politesse, ils nous font asseoir sur des coussins, on apporte pour nous des kalyans, des tasses de thé, et puis la conversation s’engage, lente, eux sentant leurs roses avec une affectation vieillotte, ou bien suivant d’un œil atone la descente d’un rayon de soleil le long des émaux admirables, dans le lointain du sanctuaire. Les nuances de cette mosquée et le chatoiement de ces murailles me détournent d’écouter ; il me semble que je regarde, à travers une glace bleue, quelque palais du Génie des cavernes, tout en cristallisations et en stalactites. Lapis et turquoise toujours, gloire et apothéose des bleus. Les coulées de petits glaçons bleus, de petits prismes bleus affluent de la coupole, s’épandent çà et là sur les multiples broderies bleues des parois… Une complication effrénée dans le détail, arrivant à produire de la simplicité et du calme dans l’ensemble : tel est, ici comme partout, le grand mystère de l’art persan.

Mais quel délabrement funèbre ! Le prêtre au turban noir se lamente de voir s’en aller en poussière sa mosquée merveilleuse. Depuis longtemps, dit-il, j’ai défendu à mon enfant de courir, pour ne rien ébranler. Chaque jour, j’entends tomber, tomber de l’émail… Au temps où nous vivons, les grands s’en désintéressent, le peuple de même… Alors, que faire ? Et il approche sa rose de ses narines émaciées, qui sont couleur de cire.

Avec eux, on était dans un songe d’autrefois et dans une immobile paix, tellement qu’au sortir des belles portes d’argent ciselé, on trouve presque moderne et animée l’avenue de platanes, où passent des êtres vivants, quelques cavaliers, quelques files de chameaux ou d’ânons…

Avant la tombée de la nuit, un peu de temps me reste pour faire station sur la grande place, où l’heure religieuse du Moghreb s’accompagne d’un cérémonial très antérieur à l’Islam et remontant à la primitive religion des mages. Aussitôt que la mosquée Impériale, de bleue qu’elle était tout le jour, commence à devenir, pour une minute magique, intensément violette sous les derniers rayons du couchant, un orchestre apparaît, à l’autre bout de la place, dans une loggia au-dessus de la grande porte qui est voisine de la mosquée d’émail jaune : de monstrueux tambours, et de longues trompes comme celles des temples de l’Inde. C’est pour un salut, de tradition plusieurs fois millénaire, que l’on officie au soleil de Perse, à l’instant précis où il meurt. Quand les rayons s’éteignent, la musique éclate, soudaine et sauvage ; grands coups caverneux, qui se précipitent, bruit d’orage prochain qui se répand sur tout ce lieu bientôt déserté où reste seulement quelque caravane accroupie, et sons de trompe qui semblent les beuglements d’une bête primitive aux abois devant la déroute de la lumière…

Demain matin les musiciens remonteront à la même place, pour sonner une terrible aubade au soleil levant. Et on fait ainsi au bord du Gange ; le pareil salut à la naissance et à la mort de l’astre souverain retentit deux fois chaque jour au-dessus de Bénarès …

Au crépuscule, lorsqu’on est rentré dans la maison de Russie, la porte refermée, plus rien ne rappelle Ispahan, c’est fini de la Perse jusqu’au lendemain. Et l’impression est singulière, de retrouver là tout à coup un coin d’Europe, aimable et raffiné : le prince et la princesse parlent notre langue comme la leur ; le soir, autour du piano, vraiment on ne sait plus qu’il y a tout près, nous séparant du monde contemporain, une ville étrange et des déserts.

Je ne reproche à cette maison, d’hospitalité si franche et gracieuse, que ses chiens de garde, une demi-douzaine de vilaines bêtes qui persistent à me traiter en chemineau, tellement qu’une fois la nuit tombée, franchir, avec cette meute à ses trousses, l’allée de jardin, les cent mètres de roses qui séparent mon logis de celui de mes hôtes, est une aventure plus périlleuse que de traverser tous les déserts du Sud par où je suis venu.

Mardi, 15 mai.

C’est ce matin que le prince D… me présente à Son Altesse Zelleh-Sultan, frère de Sa Majesté le Chah, vizir d’Ispahan et de l’Irak. Des jardins en séries mènent à sa résidence, et sont naturellement remplis d’églantines blanches et de roses roses ; ils communiquent ensemble par des portiques où stationnent des gardes et qui tous sont marqués aux armes de Perse : au-dessus du couronnement, un lion et un soleil.

J’attendais un luxe de Mille et Une Nuits, chez ce puissant satrape d’une richesse proverbiale ; mais la déception est complète, et son palais moderne paraîtrait quelconque, n’étaient les tapis merveilleux que l’on profane en marchant dessus. Dans le salon, où Son Altesse nous reçoit, des livres français encombrent la table à écrire, et des cartes géographiques françaises sont encadrées aux murs. Courtois spirituel, Zelleh-Sultan a le regard incisif, le sourire amer. Et voici une courte appréciation, qui est textuellement de lui, sur deux peuples du voisinage : De la part des Russes, nous n’avons jamais reçu que de bons offices. De la part des Anglais, dans le sud de notre pays, perpétuelle tentative d’envahissement, par ces moyens que l’univers entier leur connaît.

Dans la même zone de la ville, sont les grands jardins et le palais abandonné des anciens rois Sophis, successeurs du Chah Abbas, dont la dynastie se continua, de plus en plus élégante et raffinée, jusqu’à l’époque de l’invasion afghane, en 1722. Là encore, c’est le domaine des églantines, surtout des roses roses, et aussi de toutes ces vieilles fleurs de chez nous, que l’on appelle fleurs de curé : gueules-de-lion, pieds-d’alouette, soucis, jalousies et giroflées. Les rosiers y deviennent hauts comme des arbres ; les platanes géants – émondés par le bas toujours, taillés en colonne blanche – y forment des avenues régulières, pavées de grandes dalles un peu funèbres, le long des pièces d’eau, qui sont droites et alignées, à la mode ancienne. Le palais, qui trône au milieu de ces ombrages et de ces parterres de deux ou trois cents ans, s’appelle le Palais des miroirs. Quand on l’aperçoit, c’est toujours au-dessus de sa propre image réfléchie par une pièce d’eau immobile, c’est pourquoi on l’appelle aussi le Palais des quarante colonnes, bien qu’il n’en ait en réalité que vingt, mais les Persans font compter ces reflets renversés qui, depuis des siècles, n’ont cessé d’apparaître dans l’espèce de grande glace mélancolique étendue devant le seuil. Pour nos yeux, ce palais a l’étrangeté de lignes et la sveltesse outrée de l’architecture achéménide ; colonnades singulièrement hautes et frêles, soutenant une toiture plate ; et les longs platanes taillés qui l’entourent prolongent dans le parc la même note élancée. D’immenses draperies, qui ont disparu depuis l’invasion barbare, servaient, paraît-il, de clôture à ces salles, où la vue plonge aujourd’hui jusqu’au fond, comme dans des espèces de hangars, prodigieusement luxueux ; au temps des réceptions magnifiques, lorsque tous les rideaux étaient ouverts, on pouvait contempler du dehors, dans un lointain miroitant et doré, le chah assis comme une idole sur son trône. La nuance générale est un mélange d’or atténué et de rouge pâli ; mais des colonnes, revêtues de mosaïques en parcelles de miroir, que le temps a oxydées, semblent être en vieil argent. Ce palais, tout ouvert et silencieux, n’a déjà pas l’air réel ; mais l’image tristement réfléchie dans la pièce d’eau est une invraisemblance plus exquise encore. Sur les bords de ce bassin carré, où se mire depuis si longtemps cette demeure de rois disparus, il y a de naïves petites statues, en silex gris comme à Persépolis, soutenant des pots de fleurs ; le pourtour est pavé de larges dalles verdies, que foulèrent jadis tant de babouches perlées et dorées. Et, partout, les roses, les églantines grimpent aux troncs lisses et blancs des platanes.

Intérieurement, on est dans les ors rouges, et dans les patientes mosaïques de miroirs, qui par places étincellent encore comme des diamants ; aux petits dômes des voûtes, s’enchevêtrent des complications déroutantes d’arabesques et d’alvéoles. Tout au fond et au centre, derrière les colonnades couleur d’argent, il y a l’immense encadrement ogival qui auréolait le trône et le souverain ; il est comme tapissé de glaçons et de givre, et des tableaux, d’un fini de miniature, se succèdent en série au-dessus des corniches, représentant des scènes de fête ou de guerre ; on y voit d’anciens chahs trop jolis, aux longs yeux frangés de cils, aux longues barbes de soie noire, le corps gainé dans des brocarts d’or et des entrelacs de pierreries.

Derrière ces salles de rêve, éternellement dédoublées à la surface du bassin, d’interminables dépendances s’en vont parmi les arbres, jusqu’au palais que Zelleh-Sultan habite aujourd’hui. C’étaient les harems pour les princesses, les harems pour les dames inférieures, et enfin tous les dépôts pour les réserves amoncelées et les fantastiques richesses : dépôt des coffres, dépôt des flambeaux, dépôt des costumes, etc. et ce dépôt des vins, que Chardin, au XVII° siècle, nous décrivit comme tout rempli de coupes et de carafons en cristal de Venise, en porphyre, en jade, en corail, en pierre précieuse. Il y a même des salles souterraines, de marbre blanc, qui étaient construites en prévision des grandes chaleurs de l’été où, le long des parois, ruisselaient des cascades d’eau véritable.

Après mes courses matinales, je suis toujours rentré pour l’instant où les muezzins appellent à la prière du milieu du jour (midi, ou peu s’en faut). À Ispahan, ce sont les muezzins qui donnent l’heure, comme chez nous la sonnerie des horloges, et ils chantent sur des notes graves, inusitées en tout autre pays d’Islam. Dans la plus voisine mosquée, ils sont plusieurs qui appellent ensemble, plusieurs qui répètent, en longues vocalises, le nom d’Allah, au milieu du silence, à ces midis de torpeur et de lumière, plus brûlants chaque jour. Et, en les écoutant, il semble que l’on suive la traînée de leur voix ; on la sent passer au-dessus de toutes les mystérieuses demeures d’alentour, au-dessus de tous les jardins pleins de roses, où ces femmes, que l’on ne verra jamais, sont assises à l’ombre, dévoilées et démasquées, confiantes dans la hauteur des murs. On m’emmène l’après-midi à la découverte des bibelots rares, qui ne s’étalent point dans les échoppes, mais s’enferment dans des coffres, au fond des maisons, et ne se montrent qu’à certains acheteurs privilégiés. Par de vieux escaliers étroits et noirs, dont les marches sont toujours si hautes qu’il faut lever les pieds comme pour une échelle, par de vieux couloirs contournés et resserrés en souricière, nous pénétrons dans je ne sais combien de demeures d’autrefois, aux aspects clandestins et méfiants. Les chambres toutes petites, où l’on nous fait asseoir sur des coussins, ont des plafonds en arabesques et en alvéoles ; elles s’éclairent à peine, sur des cours sombres, aux murs ornés de faïences ou bizarrement peinturlurés de personnages, d’animaux et de fleurs. D’abord nous acceptons la petite tasse de thé, qu’il est bon ton de boire en arrivant. Ensuite les coffres de cèdre, pleins de vieilleries imprévues, sont lentement ouverts devant nous, et on en tire un à un les objets à vendre, qu’il faut démailloter d’oripeaux et de guenilles. Tout cela remonte au grand siècle du Chah Abbas, ou au moins aux époques des rois Sophis qui lui succédèrent, et ces déballages, ces exhumations dans la poussière et la pénombre, vous révèlent combien fut subtil, distingué, gracieux, l’art patient de la Perse. Boîtes de toutes les formes, en vernis Martin, dont le coloris adorable a résisté au temps, et sur lesquelles des personnages de cour sont peints avec une grâce naïve et une minutieuse conscience, le moindre détail de leurs armes ou de leurs pierreries pouvant supporter qu’on le regarde à la loupe ; toute cette partie de la population iranienne qu’il m’est interdit de voir est figurée là avec une sorte de dévotion amoureuse : belles du temps passé, dont on a visiblement exagéré la beauté, sultanes aux joues bien rondes et bien carminées, aux trop longs yeux cerclés de noir, qui penchent la tête avec excès de grâce, en tenant une rose dans leur main trop petite… Et parfois, à côté de peintures purement persanes, on en rencontre une autre qui rappelle tout à coup la Renaissance hollandaise : œuvre de quelque artiste occidental, aventureusement venu ici jadis, à l’appel du grand empereur d’Ispahan.

Des émaux délicats sur de l’argent ou de l’or, des armes d’Aladin, des brocarts lamés ayant servi à emprisonner des gorges de sultane, des parures, des broderies. De ces tapis comme on n’en trouve qu’en Perse, que composaient jadis les nomades et qui demandaient dix ans d’une vie humaine ; tapis plus soyeux que la soie et plus veloutés que le velours, dont les dessins serrés, serrés, ont pour nous je ne sais quoi d’énigmatique comme les vieilles calligraphies des Corans. Et enfin de ces faïences, introuvables bientôt, dont l’émail a subi au cours des siècles cette lente décomposition qui donne des reflets d’or ou de cuivre rouge.

En sortant de ces maisons délabrées, où les restes de ce luxe mort finissent par donner je ne sais quel désir de silence et quelle nostalgie du passé, je retourne, seul aujourd’hui, à l’École de la mère du chah, me reposer à l’ombre séculaire des platanes, dans le vieux jardin cloîtré entre des murs de faïence. Et j’y trouve plus de calme encore que la veille, et plus de détachement. Devant l’entrée fabuleuse, un derviche mendie, vieillard en haillons, qui est là adossé, la tête appuyée aux orfèvreries d’argent et de vermeil, tout petit au pied de ces portes immenses, presque nu, à demi mort et tout terreux, plus effrayant sur ce fond d’une richesse ironique. Après le grand porche d’émail, voici la nuit verte du jardin, et la discrète symphonie habituelle à ce lieu : tout en haut vers le ciel et la lumière, chants d’hirondelles ou de mésanges ; en bas, gargouillis léger des fumeurs couchés et bruissement du jet d’eau dans le bassin. Les gens m’ont déjà vu et ne s’inquiètent plus ; sans conteste, je m’assieds où je veux sur les dalles verdies. Devant moi, j’ai des guirlandes, des gerbes, des écroulements d’églantines blanches le long des platanes, dont les énormes troncs, presque du même blanc que les fleurs, ressemblent aux piliers d’un temple. Et dans la région haute où se tiennent les oiseaux, à travers les trouées des feuillages, quelques étincellements d’émail çà et là maintiennent la notion des minarets et des dômes, de toute la magnificence éployée en l’air. Dans Ispahan, la ville de ruines bleues, je ne connais pas de retraite plus attirante que ce vieux jardin.

Quand je rentre à la maison du prince, il est l’heure par excellence du muezzin, l’heure indécise et mourante où on l’entend chanter pour la dernière fois de la journée. Chant du soir, qui traîne dans le long crépuscule de mai, en même temps que les martinets tourbillonnent en l’air ; on y distingue bien toujours le nom d’Allah, tant de fois répété ; mais, avec les belles sonorités de ces voix et leur diction monotone, on croirait presque entendre des cloches, l’éveil d’un carillon religieux sur les vieilles terrasses et dans les vieux minarets d’Ispahan.

Pierre Loti. Vers Ispahan. Voyages 1872-1913. Bouquins Robert Laffont 1991

Guide de Voyage de l' Iran - Ispahan | Le Voyage Autrement

Place Naqsh-I Jahan

Mosquée du Chah Ispahan Iran | Iran Destination | Voyage en Iran | Iran

Mosquée du Chah

Ispahan ou Isfahan ou Esfahan - LAROUSSE

Pont Khadju

Ispahan images libres de droit, photos de Ispahan | Depositphotos

Cathédrale de Vank, ou cathédrale Saint Sauveur, dans le quartier arménien.

7 02 1599

Les parlementaires parisiens acquis à la Ligue exaspèrent le roi : Ne parlons point tant de la religion catholique ni tous les grands criards catholiques et ecclésiastiques ! Que je leur donne à l’un deux mille livres de bénéfices, à l’autre une rente, ils ne diront plus mot ! Je juge de même contre les autres qui voudraient parler. Il y a des méchants, qui montrent haïr le péché, mais c’est pour crainte de peine ; au lieu que les bons le haïssant pour l’amour de la vertu. J’ai autrefois appris deux vers latins de Horace :

Oderunt peccare boni, virtutis amore ; Les bons s’abstiennent de faire le mal par amour de la vertu,
Oderunt peccare mali, formidine pœnae. les méchants par crainte du châtiment.

 Il y a plus de vingt ans que je ne les ai dits à cette heure !

Les paroles que le roi a tenues à Messieurs de la cour de Parlement. Lettres missives de Henri IV.

Et c’est bien ainsi qu’Henri IV se rallia –  on peut dire  acheta – ces grands seigneurs de la Ligue : 3 477 800 livres pour Honorat de Savoie, marquis de Villars, 940 824 livres pour Charles de Lorraine, duc d’Elbeuf, plus 3 888 830 livres pour se désolidariser de Philippe III d’Espagne, et à peu près de même pour le duc de Mayenne, frère de François de Guise, le Balafré, et de même pour Henri Joyeuse, et encore pour le duc d’Aumale. Les derniers à résister, le duc de Savoie et le duc de Mercœur, au fond de sa Bretagne, furent mis à la raison par le glaive. Tout cet argent pour acheter la paix représenta plus que le budget annuel de l’État : 30 millions de livres. Mais le contenu des caisses ne correspondant pas à celui des promesses, ces dernières n’eurent bien souvent aucune concrétisation.

8 04 1599 

Édit de Fontainebleau, sur l’assèchement des marais. La force et la richesse des rois consiste en l’opulence de ses sujets. Et le plus grand et légitime gain et revenu des peuples, même des nôtres, procède principalement du labour et de la culture de la terre qui leur rend, selon qu’il plaît à Dieu, à usure le fruit de leur travail, en produisant grande quantité de blés, vins, grains, légumes et pâturages ; de quoi non seulement ils vivent à leur aise, mais en peuvent entretenir le trafic et commerce avec nos voisins et pays lointains et tirer d’eux or, argent et tout ce qu’ils ont en plus d’abondance que nous…

Henri IV Ordonnance de Blois

Sur quoi Sully enchaînera : Le peuple de la campagne, duquel vous aviez toujours un soin merveilleux, disant souvent au roi que le labourage et le pâturage étaient les deux mamelles dont la France était alimentée, et ses vraies mines du Pérou.

Économies royales

Mais Henri IV et Sully ne s’occupèrent pas que d’économie, ils voulaient aussi des têtes bien faites ; ayant rapidement réalisé que c’était quasiment mission impossible que de réformer l’Université, [déjà mammouth], ils donnèrent tout loisir aux Jésuites, dont ils reconnaissaient le génie pédagogique, pour ouvrir des collèges : c’était en quelque sorte la création de l’enseignement secondaire. L’enseignement religieux était bien sûr inclus, mais on ne peut s’en étonner : il n’y avait pas d’existence possible hors du religieux et la notion de laïcité ne correspondait alors à aucune réalité.

Jacques Joseph ROSSET (attribué à). « Bustes de Henri IV et Sully» | lot 6 | Sculpture II chez Sadde - Dijon | Auction.fr

Portraits de Henri IV et de Sully : deux bustes en marbre blanc. – Jacques Joseph Rosset saint Claude. 1741-1826.

15 04 1599

Gabrielle d’Estrée, maîtresse officielle du roi, marquise de Monceaux,  puis duchesse de Beaufort, meurt 3 jours après avoir accouché d’un 4° enfant mort-né. Elle eut les funérailles d’une reine. Le roi, qui lui avait promis le mariage pour les jours suivants, parut sincèrement affecté… le temps, plutôt court, d’en mettre une autre sur le devant de la scène : Henriette d’Entragues.

Elle ne fut pas administrée [elle ne reçut pas le sacrement de l’extrême onction. ndlr] et mourut comme une chienne, mot cruel qu’en pareil cas dit toujours le peuple dévot. Quelques uns, des plus charitables, hasardaient pourtant de dire que, comme elle avait communié récemment, son âme était en bon état. Libre à ses ennemis de croire, s’ils voulaient, que cette communion en péché mortel avait tourné à la condamnation et l’avait livrée à la fureur meurtrière du malin esprit. Elle avait été ouverte, on lui avait trouvé son enfant mort. Sa tante de Sourdis, arrivée trop tard, ne put que la rhabiller, la mettre sur un lit de parade en velours rouge cramoisi à passements d’or (ornement propre aux seules reines), avec un manteau de satin blanc. Cruel contraste d’une si éblouissante toilette avec cette face terrible qu’on eût crue morte d’un mois. Les portes étaient ouvertes ; vingt mille personnes y vinrent et défilèrent près du lit. Plusieurs furent touchés et dirent des prières. Beaucoup rêvaient sur cette énigme et faisaient maintes conjonctures. Les parents n’en firent pas une. Muets et n’accusant personne, ils craignirent de se faire trop forte partie et laissèrent cette affaire à Dieu.

Jules Michelet. Histoire de France Tome XI

Il est probable que Le Roi a fait battre tambour ait été composé en sa mémoire, car sa mort parue suspecte en raison de la procédure engagée par le roi pour l’annulation du mariage avec Marguerite de Valois, qui fut visée, mais également Marie de Médicis, accusée de l’avoir fait empoisonner. Et les rois à venir se chargeront de la maintenir en vogue : lorsque  Louis XIV, en 1668, se tourna vers Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemar – alias la marquise de Montespan – (supplantant l’ancienne favorite, Mademoiselle de La Vallière), elle sera un temps suspectée d’avoir empoisonné Mademoiselle de Fontanges, qui prendra sa suite dans le lit du Roi, et encore, quand Madame de Vintimille, fille du Marquis de Nesles, devint la favorite de Louis XV en 1738 et mourut en couche, on parlera là aussi d’empoisonnement.

Le Roi a fait battre tambour (bis)
Pour voir toutes ces dames
Et la Première qu’il a vue
Lui a ravi son âme.

Marquis dis moi la connais-tu (bis)
Qui est cette jolie dame ?
Le Marquis lui a répondu
Sire Roi c’est ma femme.

Marquis, tu es plus heureux qu’moi (bis)
D’avoir femme si belle,
Si tu voulais me l’accorder,
Je me chargerais d’elle.

Sire, si vous n’étiez le Roi (bis)
J’en tirerais vengeance,
Mais puisque vous êtes le Roi,
À votre obéissance…

Marquis ne te fâche donc pas (bis)
T’auras ta récompense :
Je te ferai dans mes armées
Beau Maréchal de France.

Adieu, ma mie, adieu mon cœur !
Adieu mon espérance !
Puisqu’il te faut servir le Roi,
Séparons-nous d’ensemble.

Le roi l’a prise par la main (bis), …
L’a menée dans sa chambre ;
La belle en montant les degrés
A voulu se défendre.

Marquise, ne pleurez pas tant !
Je vous ferai Princesse ;
De tout mon or et mon argent,
Vous serez la maîtresse.

Gardez votre or ! Et votre argent (bis)
N’appartient qu’à la Reine ;
J’aimerais mieux mon doux Marquis
Que toutes vos richesses !

La Reine a fait faire un bouquet (bis)
De jolies fleurs de lys,
Et la senteur de ce bouquet
A fait mourir Marquise.

C’est Marie Laforêt qui chante.

1 10 1599  

Henriette d’Entragues se révéla aussi redoutable manœuvrière pour détourner à son usage l’argent public que Gabrielle d’Estrée : elle se fit désirer jusqu’à arracher une promesse de mariage écrite de la main du roi, et elle l’obtint : Nous, Henri quatrième, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, promettons et jurons devant Dieu, en foi et parole de roi, à messire François de Balsac, sieur d’Entragues, chevalier de nos ordres, que, nous donnant pour compagne demoiselle Henriette-Catherine de Balsac, sa fille, au cas que dans six mois, à commencer du premier jour du présent, elle devienne grosse et qu’elle accouche d’un fils, alors et à l’instant nous la prendrons à femme et légitime épouse, dont nous solenniserons le mariage publiquement et en face de notre sainte Église, selon les solennités en tel cas requises et accoutumées. Pour plus grandes approbations de laquelle présente promesse, nous promettons et jurons, comme dessus, de la ratifier et renouveler sous notre seing, aussitôt après que nous aurons obtenu de notre Saint Père le pape la dissolution du mariage entre nous et dame Marguerite de France, avec permissions de nous marier où bon nous semblera. En témoin de quoi, nous avons écrit et signé la présente. Au Bois Malesherbes, ce jourd’hui premier octobre 1599

Henri

L’affaire ne fût pas du goût de Sully : Et sut cette pimbêche et rusée femelle cajoler si bien le roi, le tourner de tant de cotés et gagner de telle sorte tous les porte-poulets, cajoleurs et persuadeurs de débauches qui étaient tous les jours à ses oreilles pour lui proposer un plaisir, et qui un autre, qu’il se laissa enfin persuader à faire cette promesse puisque, autrement, ne pouvait-il avoir l’effet de celle qui lui avait déjà tant coûté.

Sully Economies royales

Mais la foudre tomba un jour sur la chambre d’Henriette enceinte, à Fontainebleau, et elle accoucha prématurément d’un enfant mort-né. La promesse devenait caduque, et les négociations pour un mariage avec Marie de Médicis menées par le cardinal de Gondi, reprenaient l’avantage. Ce dernier avait au moins un atout : alléger, par la dot de Marie, – plus d’un million de ducats d’or – la dette de la France à l’égard de Ferdinand, son oncle, grand duc de Toscane, l’homme le plus riche d’Europe.

24 10 1599

Avec force arguments tous plus spécieux les uns que les autres, le mariage de Henri de Navarre avec Marguerite de Valois est annulé à Rome : les discussions avaient commencées six ans plus tôt.

1599  

Henri IV se soucie de voierie, dont l’entretien incombe au Voyer, lequel prend soin de l’alignement (qui préfigure le Permis de Construire), veille à ce qu’aucun carrosse, coches, charrettes, chariots ou autres choses qui puissent encombrer ou empêcher les chemins et voyes, mais surtout, il pourvoira au pavement des rues.

*****

[…] Le voyer devra se transporter sur tous les grands chemins de la prévôté de Paris, les voir et visiter, ensemble les ponts, chaussées, passages pavés et voies… et recherche de toutes les démolitions, ruines et ruptures d’iceux ponts et chaussées, bouchements d’iceux et à savoir, aux dits sieurs justiciers, leurs officiers, receveurs et péagers, leur enjoindrez de iceux chemins, chaussées, ponts et passages, dont ils sont tenus, les faire rétablir et mettre en état et dû, dedans tel temps et délai que jugerez être raisonnable.

Henri IV. Ordonnance à son voyer.

Nanda Bayin, roi de Birmanie, meurt… de rire : et tout cela, juste parce qu’un courtisan venait de lui apprendre que Venise était une République ! Mais comment peut-on être Vénitien ?

À Londres, on construit le théâtre du Globe, sur Bankside, rive droite de la Tamise, hors de la juridiction de la ville. Les matériaux utilisés proviennent en partie de la démolition du Théâtre, au nord de Londres, acculé à la faillite. Le financement est est assuré par la troupe des Chamberlain’s Men, dont fait partie William Shakespeare.

Les acteurs jouent sur une scène surélevée et tous ceux qui sont venus pour voir ne perdent absolument rien du spectacle. Et pourtant, il y a des galeries et des emplacements divers, où les sièges sont plus confortables, plus plaisants… c’est la raison pour laquelle ils coûtent plus cher. Le spectateur qui reste debout, en bas, ne débourse qu’un seul pfenning ou penny d’Angleterre. Mais celui qui veut une place assise, on le fait entrer par une autre porte où il paie encore un denier [1 penny] supplémentaire. Notre homme désirerait-il maintenant, assis sur des coussins, jouir de l’endroit le plus confortable, d’où l’on peut voir à la perfection ce qui se passe sur scène et aussi être regardé, être vu, ce qui n’est pas non plus à négliger ; en ce cas, il se doit de passer par une troisième porte, et il verse pour la circonstance un penny de plus. Pendant que se joue la comédie, on fait circuler dans l’auditoire boissons et nourriture : ceux qui le souhaitent peuvent aussi en avoir pour leur argent et refaire leurs forces.

Thomas Platter

Quatorze ans plus tard, en juin 1613, la pyrotechnique de la représentation de Henri III de Shakespeare mettra le feu à tout cela. Un nouvel amphithéâtre sera alors reconstruit au même endroit, légèrement différent, qui sera fermé en 1642 et détruit en 1644, – c’était au temps des guerres civiles –  à la demande des puritains. Le Shakespeare’Globe sera reconstruit à l’identique de 1599 en 1996, à quelques centaines de mètres de l’emplacement d’origine, avec un financement de la fondation de l’acteur américain Sam Wanamaker.

1 01 1600

Première apparition de l’appellation Vin de Champagne. Jusqu’alors, on appelait les vins de la Champagne, vins de France, comme tous les produits ès environs de Paris et en toute l’île de France et lieux voisins. C’étaient alors des vins dits tranquilles [non pétillants] pas même encore blancs, mais rouges clairets, rosé gris, fauvelets, flives, œil de perdrix. En fait, on connaissait dès le Moyen Age le vin diable, ou encore saute-bouchon. Le problème était d’emprisonner la pression due à la seconde fermentation, celle du printemps : ce qui, progrès de la verrerie aidant et remplacement des chevilles de bois garnies d’étoupe par des bouchons de liège venus d’Espagne, fut possible dès la seconde moitié du XVII° siècle. Le procédé de la champagnisation n’est qu’une réplique de celui déjà existant depuis 1531 pour la Blanquette de Limoux, proche de Carcassonne, et celle de Die, dans les Alpes du sud. À Saint Hilaire, abbaye bénédictine proche de Limoux, on dit que c’est à la suite d’une visite de Dom Pérignon que ce dernier enregistra et se mit à reproduire le procédé.

Concernant les vins effervescents, il en existe trois types : le Crémant de Limoux, la Blanquette de Limoux et la Blanquette de Limoux. Méthode Ancestrale. Pour le Crémant et la Blanquette, après une première fermentation et l’obtention des vins de base de chaque cépage, on procède à l’assemblage et on ajoute une liqueur de tirage qui provoque une seconde fermentation, en bouteille. Le vin prend mousse après un vieillissement en cave ; les œnologues procèdent à l’élimination du dépôt qui subsiste et on ajoute la liqueur d’expédition qui donne le caractère brut ou demi-sec. La bouteille est ensuite bouchée d’un liège définitif. Pour la Blanquette, un minimum de 9 mois de repos en cave est nécessaire pour ce vin composé d’au moins 90 % de Mauzac ; pour le Crémant issu principalement du Chardonnay, 12 mois minimum de repos sur lattes sont nécessaires et la commercialisation sera possible 15 mois après la mise en bouteille. Pour la Blanquette Méthode Ancestrale, une fermentation entièrement naturelle, le vin débute sa fermentation en cuve,  puis la mise en bouteille se fait à la vieille lune de mars, quand le vin n’a pas fini de fermenter ; le froid de l’hiver a ralenti le processus, la fermentation redémarre en bouteille, ce qui rendra le vin effervescent et surtout conservera du sucre naturel et laissera le vin présenter moins de 7° d’alcool acquis.

Dominique Laporte, meilleur sommelier de France

Mais en fait, ce sont les Anglais qui inventèrent la méthode que l’on nommera plus tard champenoise… avec du vin venu de France, des bouchons de liège du Portugal, du sucre de leurs colonies et du verre épais. Et ils furent donc les premiers à se prendre de passion pour le sparkling champagne.

17 02 1600 

Giordano Bruno meurt à Rome sur le bûcher de l’Inquisition. Né en 1548 près de Naples, ordonné prêtre en 1573, il était doté d’une exceptionnelle mémoire, à l’époque dimension essentielle de l’intelligence. Outre la rhétorique, la logique, la théologie, le français, l’allemand, le latin, le grec, ses maîtres dominicains l’avaient formé à l’astronomie. Il aura écrit une trentaine d’ouvrages, en latin comme en italien.

L’univers est infini ; il consiste en une immense région éthérée ; en vérité, il n’est qu’un ciel appelé espace au sein duquel se trouve fixé, tout comme la Terre, une foule d’astres ; ainsi la Lune, le Soleil, et d’innombrables autres corps se situent dans cette région éthérée au même titre que nous y voyons située la Terre.

Cena de le Ceneri. Le banquet des cendres 1584

[…] Il est donc d’innombrables soleils et un nombre infini de terres tournant autour de ces soleils

De l’infinito universo e mondi. De l’infini, de l’Univers et des mondes 1584

Le cardinal Del Monte m’avait invité à une fenêtre qui donnait sur le Campo dei Fiori. Il avait loué une chambre pour assister au supplice de Giordano Bruno. Le tribunal du Saint Office s’était prononcé : peine de mort pour le moine dominicain coupable d’avoir signalé les dangers qu’on court avec Eros, mais sans les condamner formellement. On perd d’autant plus son âme qu’on essaie de la sauver, et on la sauve plus sûrement par la franchise d’une saine débauche que par les grimaces d’une fausse dévotion.

[…] Nous vîmes déboucher, du fond de la place Farnèse, le cortège funèbre. La Confraternité de Saint Jean le Décollé marchait sur deux rangs autour du condamné. Les frères portaient une cagoule noire percée de deux trous pour les yeux. Cheveux rasés, mains liées devant lui, pieds entravés, trébuchant sur les pavés disjoints, le moine ne gardait qu’à grand’peine l’équilibre. Je ne sais ce qu’il y avait de plus cruel dans les affronts qu’on lui faisait subir : les cris de la foule buveuse de sang, la gesticulation ridicule qu’il était obligé de faire pour ne pas s’étaler, l’impossibilité de se recueillir en ce moment solennel, le choix d’un Jésuite pour brandir sous les yeux d’un disciple de Saint Dominique le crucifix de la Rédemption.

Le cortège s’arrêta au milieu de la place, près du bûcher déjà préparé. Entre les branches disposées sous les bûches, les aides du bourreau introduisaient les premières torches. Les membres de la confraternité refoulèrent les curieux au-delà du grand cercle. […] Giordano Bruno refusa la main que le bourreau lui tendait. Celui qu’on allait brûler vif parce qu’il avait dans ses livres parlé avec indulgence de l’amour se préparait à monter de lui-même sur le bûcher lorsque le bourreau et ses aides le saisirent, lui arrachèrent sa robe blanche, le dépouillèrent de ses sous-vêtements, enfin l’exposèrent nu aux quolibets des badauds.

[…] Le feu dévora le moine sans qu’il eût poussé un cri. On attendait le pape ; il ne se montra pas. Il avait assisté à chaque séance du procès ; et lu en personne, dans la salle capitulaire de Tor di Nona, la sentence de mort à l’accusé. Les cendres furent mises dans une urne, l’urne jetée dans le Tibre.

Dominique Fernandez. La course à l’abîme. Grasset 2002

D’après un témoignage, on lui planta une broche dans la joue, qui traversa la langue pour ressortir de l’autre côté. Une autre broche lui fermait les lèvres, formant une croix. Lorsqu’on lui présenta un crucifix, il détourna la tête. On alluma le feu, qui remplit son office. Une fois brûlés, ses os furent brisés et ses cendres – les minuscules particules qui, croyait-il, allaient rejoindre la grande, joyeuse et éternelle circulation de la matière – furent dispersées.

Stephen Greenblatt. Quattrocento. Flammarion. 2011

Une comète à travers l’Europe, dira de lui Hegel. Visionnaire, il pressentit nombre des domaines de la science d’aujourd’hui… parlant de la structure de l’atome,  il n’est pas nécessaire qu’il y ait beaucoup de sortes et de formes d’éléments infimes, comme du reste de lettres non plus, pour former d’innombrables espèces.

Il défend le polygénisme, c’est-à-dire l’idée que nous descendons de populations humaines – qu’il nomme préadamites – antérieures au couple de la Genèse formé par Adam et Eve, qui ne seraient donc pas les fondateurs de l’humanité.

Sa liberté d’esprit lui valut d’être rapidement chassé du couvent, en 1576 – il avait 28 ans -. Il se mit alors à parcourir toutes les cours et universités d’Europe, pour être finalement dénoncé à l’Inquisition par un noble de Venise : 8 ans de procès suivront, à Venise, puis à Rome, il sera finalement puni sans juin verser le sang, pour reprendre l’hypocrite expression de l’Inquisition, nommant ainsi le bûcher : Vous avez certainement plus peur en prononçant cette sentence que moi en l’écoutant, crie-t-il alors à ses juges.

Les commentateurs de la vie et de l’œuvre de Giordano Bruno ont tous remarqué l’omniprésence du feu chez cet homme né dans les environs de Naples, à côté du Vésuve. Ses nombreuses allusions ainsi que sa fascination pour le feu et les cendres sont notables. Son corps finira ainsi dispersé en cendres dans le Tibre. Sa mort va inaugurer le début de sa légende, et j’ai moi-même rapproché ce martyr de la cause scientifique de Jeanne d’Arc, à travers la célèbre formule d’André Malraux : Ô Jeanne, sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants.

Jacques Arnould. Giordano Bruno. Un génie martyr de l’Inquisition. Albin Michel. 2021

En l’an 2000, le Vatican refusait toujours sa réhabilitation.

Philosophe, vagabond, courageux fragile, homme de foi et de vérité, Bruno n’était pas dupe du malheur qui le guettait. Il a toujours su qu’il aurait à payer cher pour avoir compris que l’Univers ne se résumait pas à une théologie prise au pied de la lettre, pour avoir eu – avec d’autres mais bien avant ceux à qui on en attribue aujourd’hui la paternité -, l’intuition de ce qui est devenu l’épistémologie, la cosmologie, la théorie générale de l’Univers, la relativité, la chimie, la génétique ; pour avoir perçu, avant même Pascal, l’importance de la beauté comme source d’accès à la vérité ; pour avoir reconnu à chaque homme tous les droits sur lui-même et aucun droit sur le reste de l’Univers.

Un jour de lassitude, au cours d’un de ces voyages sans but, pourchassé par l’ignorance et la bêtise, il écrivit ce qui reste comme l’indépassable lamento de tous les découvreurs, spectateurs de leur propre marginalité : voyons ce qui arrivera à ce citoyen serviteur du monde, fils de son père le Soleil et de sa mère, la Terre, voyons comment le monde qu’il aime trop doit le haïr, le condamner, le persécuter et le faire disparaître.

Jacques Attali. Le Monde 17 février 2000

Mais il existe d’autres avis : L’arrogant et turbulent Giordano Bruno écrivit un certain nombre de livres, tous dirigés contre les opinions philosophiques établies ; certains étaient brillants et de style élégant, tous proposaient son interprétation très personnelle de l’enseignement hermétique. Si Bruno n’avait rien fait de plus, on l’aurait pratiquement oublié de nos jours, mais il associa ses idées à celles de Copernic, dont il louait la théorie héliocentrique, mais qu’il critiquait pour n’avoir pas su apprécier les implications hermétiques de sa nouvelle idée d’un univers héliocentrique. De surcroit, Bruno était un spéculateur intrépide. Il adopta le concept de Digges d’un univers infini d’étoiles, dont chacune était comme un Soleil, tel celui de l’omniprésence de la vie dans l’univers, émise par Nicolas de Cusa, et propagea ces deux idées sous le vaste couvert de l’hermétisme. Comme celui des Chinois, l’univers de Bruno était un organisme vivant, mais la vision de Bruno était inspirée par la magie hermétique et non par la volonté d’expliquer le monde physique dans une optique organiciste.

Colin Ronan. Histoire mondiale des sciences. Seuil. 1988

Bronze de Giordano Bruno (1889) par Ettore Ferrari (1845-1929), Campo de’ Fiori, Rome.