4 novembre 1989 à fin 1990. Chute du mur de Berlin, puis de Ceauscescu. Les Arméniens victimes de pogroms. 17056
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Publié par (l.peltier) le 23 août 2008 En savoir plus

4 11 1989 

Un million de personnes manifestent à Berlin-Est, pour mieux respirer.

9 11 1989   

Günter Schabowski, porte parole du gouvernement de l’Allemagne de l’Est annonce que les Allemands de l’Est vont avoir le droit de voyager. Un journaliste lui demande : Quand ? Il n’a pas prévu la question et, pris au dépourvu, répond Sofort, unverzüglich – immédiatement, sans délai. Que n’avait-il pas dit ! et ce sera dans les heures suivantes la chute du mur de Berlin, en place depuis le 13 août 1961. Un officiel annonce de façon un peu ambiguë une autorisation de passer la frontière, les gardes frontières laissent passer quelques groupes et les Berlinois s’engouffrent dans la brèche pour la plus grande fête de rue de l’histoire du monde. Le rideau de fer était devenu passoire.

Sur les hauteurs de Bakou, à l’abri des vents venus de la Caspienne, des senteurs de soufre et de pétrole brûlé, se niche une grande et belle villa, entourée d’un jardin. L’air y est sec et doux, parfumé de pollen, et le silence alentour pourrait faire croire qu’on est à mi-distance entre le ciel gris et la ville d’en bas. Une oasis en somme, un rêve de dignitaire, voluptueux, ouaté. Il faut montrer patte blanche pour que le porche s’entrouvre. N’entrent dans le domaine que les hôtes personnels du président Aliev. Ou de ses invités. C’est le maestro que je viens voir. Les yeux noirs des soldats se veloutent. Ah ! Maestro Rostropovitch ! Oui bien sûr, il est là, toute la famille est là. Galina la divine, et puis Léna, Olga, les filles, et quatre petits-enfants. Voyez, la ZIL les attend pour les conduire au concert. Mais il n’est pas encore 16 heures, peut-être se repose-t-il… 

Peut-être. Depuis trois jours, trois nuits, le maestro, sans relâche, s’est donné à sa ville. On l’a vu partout : au conservatoire, aux banquets, en promenade dans la vieille ville. Des enfants en costumes traditionnels ont récité des compliments, chanté la gloire de Slava (son prénom) et joué de la musique. Le retour du violoncelliste dans sa ville natale a été décrété événement national. Dix-neuf ans après avoir été déchu de sa citoyenneté soviétique et contraint à l’exil, Rostropovitch est fêté comme un roi à Bakou. Et le roi ne dort guère. Campé sur le perron, il plaisante en montrant sa chemise de cosaque : Suis-je assez élégant ? Un escalier de marbre nous conduit dans une pièce monacale du premier étage. D’un recoin de la maison, s’envolent quelques notes de piano. Bientôt des rires d’enfants. Galina Vichnevskaïa, l’épouse cantatrice, passe comme une funambule, le regard charbonneux. Et Rostro, malicieux, sert le thé.

Un peu surréaliste, maestro, ce retournement de situation, ce culte, ces honneurs ?

Incroyable, en effet. Magnifique. Magnifique.

Et tous ces critiques musicaux venus de Moscou qui ne jurent plus que par vous ?

Fabuleux ! Très gentils, même si j’eusse préféré qu’ils me manifestent leur estime en des temps plus risqués…

Et vous ici, royalement logé dans la résidence d’un président qui fut tout de même patron du KGB et apparatchik de Brejnev au temps où vous fûtes banni d’URSS ?

Ironique, hein ! C’est Kafka et Dostoïevski. Comme tout ce qui se passe à l’Est depuis la chute du Mur… 

Le Mur… En voici justement la photo. Vous rappelez-vous, maestro ? Un coup d’œil fulgurant sur le cliché et le violoncelliste s’enflamme. Toute ma vie est là-dedans. Ma cohérence, mon unité. Mais qui pourrait comprendre ? C’est mon histoire à moi. Et ce que je célébrais, ce jour de novembre 1989, c’était la réunification des deux parties de ma vie dont le Mur odieux symbolisait la déchirure. D’un côté de la Muraille se trouvaient mon passé, mon pays, mes racines ; de l’autre côté mon exil, mon travail, mon avenir. Deux pans de vie cloisonnés, hermétiques, que j’avais cru ne jamais pouvoir réunir et qui me donnaient le sentiment d’être amputé, incomplet. Qui, en effet, pouvait imaginer que le Mur cachait des lézardes ? Que, de l’intérieur, le système était miné ? Nous pensions tous que le communisme allait durer mille ans ! Et que jamais, jamais nous ne pourrions revenir au pays. L’exil est toujours une blessure. Mais celui d’URSS et des pays du bloc était le plus cruel et le plus désespéré : tout départ signifiait un adieu

Alors quand, dans son appartement parisien, il a découvert les images de Berlin, quand il a aperçu des jeunes gens armés de burins et de pioches s’attaquer rageusement au béton devant des soldats impassibles ou souriants, quand il a vu les enfants qu’on hissait sur le Mur, les fleurs qu’on échangeait, il a pleuré, il a voulu en être. Cela me concernait. C’était l’histoire de ma vie. J’ai appelé mon ami Riboud [l’homme d’affaires Antoine Riboud, alors président de Danone]. Antoine, j’ai besoin d’un avion. Je dois être à Berlin demain. Pendant le vol, je n’ai pas dit un mot. J’avais mon violoncelle, je voulais jouer Bach. Pour moi tout seul. Pour remercier Dieu. Antoine était discret. Ce n’est qu’en arrivant qu’il m’a demandé : On nous attend ici ? Non. Personne. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On prend un taxi, et on y va ! Au taxi, j’ai crié : Au Mur ! Où vous voulez ! Ça m’est égal ! Les paroles sont inadaptées pour exprimer certaines joies. Pauvres, les mots, falots, insuffisants. Mais la musique est là. Bach bien sûr, toujours.

Mstislav Rostropovitch à Berlin, le 11 novembre 1989.

Au pied du Mur couvert de tags, il devait accomplir une célébration personnelle. C’était un moment très intime. Un acte qui tenait de la  prière et qu’il aurait accompli même sous la menace d’un revolver. Ce n’était pas un concert, encore moins un spectacle. D’ailleurs, il n’y aurait jamais dû y avoir de photo, je n’avais prévenu personne. Seulement voilà. Parti en toute hâte avec son violoncelle, le maestro avait oublié de se munir d’un siège. Je m’en suis rendu compte, planté devant le Mur. Pas un endroit pour m’asseoir ! J’étais catastrophé. Jamais je n’avais réalisé que ce simple accessoire m’était aussi indispensable que l’instrument précieux. Toujours, on m’avait évité ce tracas ! Mon violoncelle sous le bras, j’ai sonné à une loge de concierge pour emprunter une chaise. Un homme m’a dévisagé : Etes-vous Rostropovitch ? Puis il a disparu trois minutes avant de rapporter une chaise et une vingtaine de personnes !

Va donc pour le public ! Le violoncelliste en ferait abstraction. Il ne jouerait que pour lui et pour remercier Dieu. Et qu’importaient le froid, les voix, les bruits et même quelques flashs d’appareil. Il voulait jouer Bach. J’avais choisi les pièces les plus joyeuses, et puis je ne sais pas pourquoi, c’est devenu très triste. Alors il a demandé : Voulez-vous que je joue quelque chose en la mémoire de ceux qui sont tombés en franchissant le Mur ? Il a choisi Sarabande, et tandis que l’archet sculptait des notes ailées, des larmes ont coulé sur les joues d’un jeune homme.

Le Mur tombait. C’était ahurissant, extravagant, impossible, magnifique. La planète Terre allait sembler plus vaste. Car le Mur, résultat d’une démence de l’Histoire, ne divisait évidemment pas que l’Allemagne. Slava fermait les yeux, incapable de projets, mais empli de musique et d’espoir. Combien de nuits, en rêve, n’avait-il franchi la frontière ? Combien d’escapades pendant, avant, après chaque concert ? Et combien de pensées pour ces compositeurs géniaux Prokofiev et Chostakovitch qu’il vénérait, interprétait, célébrait désormais sur toutes les scènes du monde mais que le gouvernement d’URSS imbécile, criminel avait voulu broyer ? Cette musique était le fil qui me liait à ma patrie. Sans doute n’aurais-je jamais joué autant de musique russe s’il n’y avait eu l’exil.

L’exil ne fut jamais son choix. Il ne faisait pas de politique, il n’était pas dissident, il n’avait jamais voulu fuir. La musique le comblait. La force de son talent, détecté dès sa petite enfance à Bakou par son père musicien, puis au conservatoire de Moscou par les plus grands maîtres de l’empire, la reconnaissance du public, une pluie de prix et récompenses prix Staline en 1951, prix Lénine en 1964, artiste du peuple depuis 1966 lui donnèrent même longtemps une fameuse assurance. Les plus grands théâtres le réclamaient et il n’aimait rien tant que se produire avec Galina, son épouse, adulée par Boulganine et star absolue du Bolchoï. Mais Rostropovitch, admirateur d’Alexandre Soljenitsyne, était du genre fidèle. Et quand il apprit que l’écrivain était en très mauvaise santé et quasiment à la rue, il proposa de l’accueillir dans sa datcha des environs de Moscou. C’est ainsi qu’il se condamna. Deux ministres, tour à tour, l’adjurèrent de laisser tomber l’écrivain. Rien n’y fit. Soljenitsyne passa chez lui cinq hivers, conscient, plus que son hôte, des menaces croissantes pesant sur les deux hommes : Ne prenons jamais ensemble la même voiture pour nous rendre à Moscou, disait-il au musicien. Un seul camion permettrait au KGB de se débarrasser de nous. Pourquoi lui simplifier la tâche ?

Quand Soljenitsyne reçut le prix Nobel et qu’une violente campagne de harcèlement fut organisée contre lui, Rostropovitch, écœuré, se révolta. Le 31 octobre 1970, il écrivit une lettre aux quatre grands journaux soviétiques pour prendre fait et cause pour l’ami écrivain. Boycotté à Moscou, le texte fit la une de la presse internationale. Et de suspect, Rostropovitch devint coupable. En moins de quatre années, on brisa sa carrière. Il fut exclu du Bolchoï, interdit de concert dans les salles de Moscou et de Leningrad, privé d’engagements à l’étranger, boycotté par la presse, mis en quarantaine par ses pairs. Bref, il fut destitué.

Alors, sous la pression de Galina, elle aussi censurée, il demanda à Brejnev l’autorisation de partir deux ans à l’étranger, espérant alarmer les officiels et rêvant follement d’être retenu. Naïf ! On le laissa partir afin de mieux l’exclure. L’annonce de sa déchéance de la citoyenneté soviétique lui parviendra deux ans plus tard… par la télévision. Interdiction sera faite à Aeroflot de lui vendre un billet d’avion. Ma deuxième vie a commencé alors. Dans les avions, les valises, les répétitions, les concerts, le travail. Il fallait recommencer à zéro, faire une croix sur la patrie, les amis, nos traditions. Et refuser tous les passeports que plusieurs pays, aimablement, allaient nous proposer. Mieux vaut être apatride que d’accepter l’idée d’être chassé du sol où Dieu vous a fait naître. Un silence. Puis un étrange sourire : Je mourrai apatride.

Apatride ? Allons donc, maestro ! Gorbatchev dès 1990, Eltsine depuis 1991 et aujourd’hui [1997] Aliev vous acclament et vous réclament. On déroule tapis rouge, on réédite vos archives. Le Bolchoï célèbre Galina, et votre anniversaire est fêté 25 fois. Que vous faut-il de plus ? Des excuses officielles, des sanctions exemplaires, un titre honorifique ? Je ne suis plus le même, j’avoue. Et si mon âme est russe, la culture d’Occident est aussi dans ma peau. Je dois beaucoup à différents pays. J’ai absorbé le jus d’artistes amis comme Dali, Picasso, Chaplin, Chagall, Aragon. Je ne veux plus de passeport russe. Je ne suis plus l’homme d’une seule nation. 

Galina, impériale, a entrouvert la porte pour rappeler à son mari qu’il avait un programme, et qu’il serait bien temps qu’il enfile son smoking. L’ordre paraît sans appel. Rostro, une dernière fois, regarda la photo. On n’efface pas quatre-vingts ans de communisme avec des bulldozers ou des pioches. On ne change pas en cent jours des habitudes de délation, suspicion, passivité, trahison. La transition est rude, à l’Est. Mais je suis optimiste. Le Mur va lentement disparaître des têtes.

Annick Cojean. Le Monde 1997, repris le 8 11 2019

Les Allemands conserveront deux grandes parties du mur : une au nord de Berlin, devenu lieu de mémoire avec un musée d’où l’on voit très bien la seule partie conservée intégralement, avec deux murs séparés d’un no man’s land de 40 mètres, sur une longueur d’environ 50 mètres. Une autre partie, de 1 300 mètres de long, au sud-est de la ville entre le pont Oberbaumbrücke et la gare de l’Est. Le premier tableau a été effectué par Christine Mac Lean en décembre 1989. D’autres ont suivi, accomplis par Jürgen Grosse, Kasra Alavi, Jim Avignon, Thierry Noir, Kim Prisu, Hervé Morlay, Ingeborg Blumenthal, Ignasi Blanch Gisberti, etc…

Le mur de Berlin - artspla36

 

10 11 1989  

Tidor Jivkov, qui dirigeait jusqu’alors la Bulgarie d’une main de fer, est limogé du comité central et quitte ses fonctions de chef de l’État.

20 11 1989  

La Tchécoslovaquie est en ébullition depuis trois jours : 15 000 manifestants le 17, 200 000 le 19, 500 000 le 20. Le 27, le mot d’ordre de grève générale de deux heures sera suivi par 75 % de la population. Toutes ces manifestations restent pacifiques et la répression sera sans violences physiques, ni exécutions sommaires ni tribunaux d’exception. Le président Husak démissionnera le 10 décembre.

24 11 1989

À Peshawar, Pakistan, une bombe tue Abdullah Azzam dans sa voiture : Abdullah Azzam, c’est ce religieux palestinien qui a joué les premiers rôles dans le jihad moderne, en faisant partie des créateurs d’Al Qaïda, après avoir prêché quelques années durant le jihad dans le Bronx, sans jamais être inquiété en quoi que ce soit, la CIA se disant que si d’autres que les Américains cherchaient des noises aux Russes en Afghanistan, eh bien, ce serait autant de moins à la charge des États-Unis. Les écrits enflammés de l’imam du Jihad auront été copieusement distribués dans toute l’Europe occidentale, qui a pour principal élève et disciple Oussama Ben Laden.

6 12 1989 

À Montréal, Marc Lépine, 25 ans, tue quatorze jeunes femmes de l’École Polytechnique, puis il se suicide. On mettra quelques années à nommer cela un féminicide.

12 12 1989   

À Moscou, au Congrès des députés du peuple, les débats sont houleux, retransmis en direct par la télévision. Andreï Dimitrievitch Sakharov réclame l’abolition de l’article 6. Gorbatchev lui coupe le micro. Sakharov déchire son discours et le jette à la figure de Gorbatchev, assis au premier rang, puis quitte la tribune.

14 12 1989 

Mort d’Andreï Sakharov.

Dans ses Mémoires, – publiées en France en 1990 – il n’aura jamais enfreint la promesse de ne pas révéler quelques secrets bien précis. Le plus fréquent d’entre eux, c’est le nom et la localisation du centre de recherches où s’est élaborée la bombe H, qu’il nomme donc l’Installation. Or il se trouve qu’en cette même année 1989, la Russie se mit à publier des statistiques des volumes d’ordures produits par chaque ville, et que ces chiffres, qui n’avaient rien de secret, révélèrent quelques anomalies : ainsi, par exemple, là où ne figurait sur la carte que l’ancien monastère désaffecté de Sarov, le volume des ordures était celui d’une ville de 80 000 habitants ! Rapidement on s’aperçut que c’était l’emplacement de ce centre de recherche sur la bombe H : nommé à sa création en 1946 Arzamas 60 [puisqu’à 60 km de la ville d’Arzamas], puis, comme la ficelle  était un peu grosse, Arzamas 16, sciemment effacée sur toutes les cartes, elle fut rebaptisée en 1991 Kremliov pour finalement retrouver en 1995 son nom d’origine, Sarov : à vol d’oiseau, 61 km au sud-ouest d’Arzamas, 161 km au sud-sud-ouest de Nijni Novgorod [Gorki] et 373 km, à l’ouest de Moscou.

21 12 1989 

Nicolas Ceausescu, pour conforter son pouvoir au sein d’un monde communiste qui se fissure partout, a organisé une grande manifestation toute à sa gloire sur la grand place de Bucarest. Mais les affaires tournent mal.

Nicolae Ceausescu, le dictateur roumain, organisa une grande manifestation de soutien au centre de Bucarest. Au cours des mois précédents, l’Union soviétique avait retiré son soutien aux régimes communistes d’Europe de l’Est, le mur de Berlin était tombé, et des révolutions avaient balayé la Pologne, l’Allemagne de l’Est, la Hongrie, la Bulgarie et la Tchécoslovaquie. Ceausescu, qui dirigeait son pays depuis 1965, pensait pouvoir résister au tsunami, alors même que des émeutes contre son régime avaient éclaté dans la ville de Timisoara le 17 décembre. Voulant contre-attaquer, Ceausescu organisa un vaste rassemblement à Bucarest afin de prouver aux Roumains et au reste du monde que la majorité de la population continuait de l’aimer, ou tout au moins de le craindre. L’appareil du parti qui se fissurait mobilisa 80 000 personnes sur la place centrale de la ville ; les citoyens roumains reçurent pour consigne de cesser toute activité et d’allumer leur poste de radio ou de télévision.

Sous les vivats d’une foule apparemment enthousiaste, Ceausescu se présenta au balcon dominant la place, comme il l’avait fait à maintes reprises au cours des précédentes décennies. Flanqué de son épouse Elena, de dirigeants du parti et d’une bande de gardes du corps, il se mit à prononcer un de ces discours monotones qui étaient sa marque de fabrique, regardant d’un air très satisfait la foule qui applaudissait mécaniquement. Puis quelque chose dérapa. Vous pouvez le voir sur YouTube. Il vous suffit de taper Ceausescu, dernier discours, et de regarder l’histoire en action.

La vidéo YouTube montre Ceausescu qui commence une énième phrase : Je tiens à remercier les initiateurs et organisateurs de ce grand événement à Bucarest, y voyant un… Puis il se tait, les yeux ouverts, et se fige, incrédule. Dans cette fraction de seconde, on assiste à l’effondrement de tout un monde. Dans le public, quelqu’un a hué. On débat encore aujourd’hui de l’identité de celui qui, le premier, a osé huer. Puis une autre personne a fait de même, puis une autre, et une autre ; quelques secondes plus tard, la masse se mit à siffler, des injures et scander Ti-mi-çoa-ra ! Ti-mi-çoa-ra ! Tout cela se produisit en direct à la télévision roumaine sous les yeux des trois quarts de la population, scotchée au petit écran, le cœur battant la chamade. La Securitate, la sinistre police secrète, ordonna aussitôt l’arrêt de la retransmission, mais les équipes de télévision refusèrent d’obtempérer et l’interruption fut très brève. Le cameraman pointa la caméra vers le ciel, en sorte que les téléspectateurs ne puissent pas voir la panique gagnant les dirigeants du parti sur le balcon, mais le preneur de son continua d’enregistrer, et les techniciens de retransmettre la scène après un arrêt d’à peine plus d’une minute. La foule continuait à huer et Ceausescu à crier Hello ! Hello ! Hello ! , comme si le problème venait du micro. Sa femme Elena se mit à réprimander le public : Taisez-vous ! Taisez-vous !  jusqu’à ce que Ceausescu se tourne vers elle et lui crie au vu et au su de tous : Tais-toi !  Après quoi il en appela à la foule déchaînée de la place en l’implorant : Camarades ! Camarades ! Du calme, camarades !

Mais les camarades ne voulaient pas se calmer. La Roumanie communiste s’effondra quand 80 000 personnes, sur la place centrale de Bucarest, comprirent qu’elles étaient beaucoup plus fortes que le vieil homme à la toque de fourrure sur le balcon. Ce qui est vraiment stupéfiant, cependant, ce n’est pas cet instant où le système s’est effondré, mais qu’il ait réussi à survivre des décennies durant. Pourquoi les révolutions sont-elles si rares ? Pourquoi les masses passent-elles des siècles à applaudir et acclamer, à faire tout ce que leur ordonne l’homme au balcon, alors même qu’elles pourraient en théorie charger à tout moment et le tailler en pièces ?

Yuval Noah Harari. Homo deus. Une brève histoire de l’avenir. Albin Michel. 2017

25 12 1989 

Exécution de Nicolas Ceausescu, président de la Roumanie et de son épouse. Début de la guerre civile au Libéria : à l’origine, le meurtre par torture de l’ancien président Samuel Doe par les soldats de Prince Johnson, un adjoint de Charles Taylor.

29 12 1989   

Vaclav Havel est élu président de la République de Tchécoslovaquie.

30 12 1989   

L’italien Reinhold Messner, premier à avoir gravi tous les sommets de plus de 8 000 mètres sans oxygène et l’allemand Arved Fuchs entreprennent la traversée de  l’Antarctique en passant par le pôle sud : partis de Ronne, 82° Sud, 72° Ouest, ils arriveront 2 400 km plus loin, à Mac Murdo, 92 jours plus tard. Ils sont à ski et ont emporté un ancêtre du parapente, qui les soulage aux allures portantes, quand le relief le permet.

1989

Inauguration, dans le Parc de la Villette, de la Cité de la Musique, de Christian de Portzamparc.

La Cité de la musique Philharmonie de Paris possède quatre salles de concerts proposant une programmation de concerts.  Photo ER/ Alexandre MARCHI

EN IMAGES. Seine Musicale : bienvenue dans le nouveau temple de la ...

 

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La Cité de la Musique | Philharmonie de Paris

 

On compte encore 12 Concorde en service, en France et Angleterre et  401 479 prêtres dans le monde.

1989

La forêt brûle, et particulièrement cette année : 75 566 ha. De 1976 à 1986, ce sont en moyenne 46 350 ha qui ont brûlé :

1942/43 90 000
1982 55 146
1983 53 729
1984 27 203
1985 57 638
1986 51 860
1987 14 109
1988 6 702
1989 75 566, dont plus de 30 000 pour les seuls départements méditerranéens.
1990 72 625
1991 9 100
2003 63 000
2017 53 143
2019 47 178
2020 1 500
2021 1 900
2022 48 240
2023 21 500

Depuis 91, les moyennes sont restées  inférieures à 25 000 ha/an. De 82 à 91, cela représente sur 10 ans  423 678 ha. En chiffres 2016, la surface de la France est de 54 400 000 ha dont 31 % en forêts, soit 17 000 000 ha boisés, dont 4.25 M ha – le quart – de forêts domaniale et communales, gérée par l’ONF et par les communes. Le reste de la forêt (12.75 millions ha – les trois-quarts- ) est dispersé entre 3.5 millions de propriétaires. La forêt française se compose de 137 essences, composées pour 64 % de feuillus et 36 % de résineux. Les départements les plus boisés sont les Landes (65 %), le Var (63 %), les Vosges (53 %). Par ordre décroissant les principales essences sont les chênes blanc à feuilles caduques – pédonculé, sessiles, pubescent – puis le hêtre (en voie de disparition accélérée), le pin maritime, le pin sylvestre, le châtaignier et le frêne. Sur 10 ans, les incendies font disparaître moins de 3 % (2,82 %) de cette surface  (4 % dans le Var), ce qui globalement, n’est tout de même pas la catastrophe irrémédiable. Toujours sur dix ans, c’est à peu près un département comme les Alpes Maritimes qui part en fumée. Évidemment, dans le détail ce sont presque toujours les mêmes sites qui sont atteints : les forêts de pins dans le midi, par temps de mistral. Ces incendies du midi représentent selon les années de 30 à 70 % de l’ensemble des forêts brûlées.

À la fin du premier millénaire, on estime le couvert boisé national à 30 millions d’hectares. À la fin du moyen âge, vers 1500, la surface de la forêt, qui représentait 15 millions d’hectares, – 30 % – se mit à diminuer jusqu’à 11 millions – 25 % –  en 1660 : les plus belles futaies cèdent la place aux taillis : tous les 50 ans, ce sont 2 millions d’hectares de forêt en moins. La tendance s’inversera  en 1870, et à la fin du 2° millénaire, la forêt française aura retrouvé la surface  qu’elle occupait 500 ans plus tôt.

Tout ce que les écologistes dénoncent comme destructeur du biotope semble réussir, dans la forme sinon sans le fond, très bien à la forêt : effet de serre, polluants azotés émis par les voitures et les engrais : les rendements de la forêt n’ont jamais été aussi bons que ces dernières années, de 1950 à 1990 : la productivité française est passée de 80 à 90 millions de m³ de bois par an, performance que les programmes de reboisement ne suffisent pas à expliquer, et l’on n’en prélève que 48 millions de m³, dont 60 % de résineux et 40 % de feuillus. Dans le même temps, les maladies du bois ont tendance à se développer : chancres du châtaigner, du hêtre et du chêne, et autres parasites… La forêt française capte déjà 10 % des émissions de CO2 : pour améliorer ce ratio, la filière bois recommande de doubler le rythme annuel de reboisement des terres agricoles, ce qui le porterait à 30 000 ha à l’horizon 2010 : mais on parlait déjà de cela en 1993 et 1997, et il n’y eût pas de suite. En 2021, Mathias Romvos, architecte spécialisé dans les bâtiments en bois pour l’agence Graam, terminera à Dijon un immeuble de bureaux tout en bois pour la Caisse d’Epargne, qui possède 21% des surfaces de pin Douglas du Morvan : il aura choisi comme bois du pin du Nord, venu de Scandinavie ! Est-ce seulement un histoire de prix ?

Le ministère soviétique de l’industrie gazière (en  russe : Министерство газовой промышленности СССР), chargé de la prospection, de l’extraction, du transport et de la distribution du gaz naturel a été fondé en 1965. En 1989, en pleine période de réformes économiques structurelles, ce ministère sera transformé en groupement (konzern) d’État (государственный концерн) Gazprom, deviendra société d’État par actions (РАО) en 1993. Le futur chef du gouvernement russe Viktor Tchernomyrdine sera nommé à la tête de Gazprom de 1989 à 1992.

La haine, la violence, la folie  sont comme des petites bulles qui, du fond de l’océan, s’échappent des entrailles de la terre ; elles commencent petites car soumises à une folle pression, et puis, au fur et à mesure qu’elles montent la pression diminue et donc les bulles grossissent, jusqu’à arriver, énormes, à la surface où elles éclatent, nauséeuses. Svetlana Alexievitch [qui passera sur le devant de la scène avec le Nobel de littérature 2015 [1]] a reproduit les propos des témoins du passage de l’URSS soviétique, communiste à la Russie capitaliste. La fraternité a cédé la place à la haine et à la violence. Cela se passe à Bakou, en Azerbaïdjan où les pogroms contre les Arméniens ont fait suite aux manifestations pacifiques qui demandaient le transfert du Haut Karabakh de l’Azerbaïdjan à l’Arménie.

Margarita K, réfugiée arménienne, 41 ans :

Oh, je ne veux pas parler de ça… Non… Je veux parler d’autre chose…

Je dors toujours les bras en l’air, c’est une habitude du temps où j’étais heureuse. J’aimais tellement la vie ! Je suis arménienne, mais je suis née et j’ai grandi en Azerbaïdjan, à Bakou, au bord de la mer. La mer… Ma mer bien-aimée! Je suis partie, mais j’aime la mer. Les gens et tout le reste m’ont déçue, je n’aime plus que la mer. J’en rêve souvent – grise, noire, violette. Et des éclairs ! Ils dansent avec les vagues. J’aimais regarder au loin le soleil se coucher le soir, il est si rouge qu’on a l’impression qu’il grésille en s’enfonçant dans l’eau. Les galets chauffés par le soleil sont tout chauds, on dirait qu’ils sont vivants. J’aimais regarder la mer le matin et pendant la journée, le soir et la nuit… La nuit, il y avait des chauves-souris, elles me faisaient très peur. Des cigales qui chantaient. Un ciel rempli d’étoiles… Nulle part il n’y a autant d’étoiles. Bakou, c’est la ville que j’aime. Ma ville adorée, malgré tout ce qui s’est passé. Je me promène souvent en rêve dans le jardin du Gouverneur et dans le parc Nagorny. Je monte sur les remparts… De partout, on voit la mer, les bateaux et les plateformes pétrolières. Maman et moi, on aimait bien aller dans un salon de thé boire du thé rouge. Maman est en Amérique. Elle pleure, elle a le mal du pays. Et moi, je suis à Moscou.

À Bakou, nous habitions dans un grand immeuble. Il y avait un mûrier dans la cour, un mûrier jaune. Ses fruits étaient un vrai délice ! Nous vivions tous ensemble, nous formions une grande famille, les Azerbaïdjanais, les Russes, les Arméniens, les Ukrainiens, les Tatars… Clara, Sarah, Abdullah, Ruben… La plus belle, c’était Sylva, elle travaillait comme hôtesse de l’air sur les lignes internationales, elle allait à Istanboul… Son mari Elmir était chauffeur de taxi. Elle, elle était arménienne, et lui azerbaïdjanais, mais personne ne s’en souciait, je ne me souviens pas qu’on parlait de ça. Le monde se divisait selon d’autres critères : il y avait les bons et les méchants, les radins et les généreux. Les voisins et les hôtes. On était du même village, de la même ville… Tout le monde avait la même nationalité : nous étions tous soviétiques, nous parlions tous russe.

La plus belle fête, celle que tout le monde préférait, c’était Navrouz Baïram, le début du printemps. On l’attendait toute l’année, et elle durait sept jours. Pendant sept jours, on ne fermait ni les portes ni les portails… Plus de clés ni de cadenas, la nuit comme le jour. On allumait de grands feux sur les toits et dans les jardins… La ville entière était remplie de feux ! On jetait dedans des plantes, de la rue odorante, en demandant le bonheur, et on répétait : Sarylyguine senie, guyrmyzylyguine menie. – Voici pour toi toutes mes infortunes, qu’il ne me reste que ma joie ! On pouvait entrer chez n’importe qui, on était accueilli partout comme un hôte, on vous servait du plov au lait et du thé rouge à la cannelle ou à la cardamome. Et le septième jour, le point culminant de la fête, tout le monde se réunissait autour d’une même table… Chacun sortait la sienne dehors et on les mettait bout à bout. Avec, dessus, des khinkali géorgiens, des boraki et du pastourma arméniens, des Mini russes, de Xetchpomtchak tatar, des vareniki ukrainiens, de la viande aux marrons à l’azerbaïdjanaise.  Klava apportait sa spécialité, du hareng en pelisse, et Sarah son poisson farci. On buvait du vin, du cognac arménien, azerbaïdjanais… On chantait des chansons arméniennes et azerbaïdjanaises, et la fameuse Katioucha russe. Puis venaient les desserts : de la bakhlava, des cheker-tchourek… Aujourd’hui encore, je ne connais rien au monde de plus délicieux ! Les meilleurs desserts, c’étaient ceux de ma mère. Les voisines lui faisaient toujours des compliments. Tu as des mains de fée, Knarik ! Ta pâte est légère comme un nuage !

Maman était très amie avec Zeïnab. Zeïnab avait deux filles et un fils, Anar, il était dans ma classe. Si on mariait ta fille avec mon Anar ? disait-elle en riant. On ne formerait plus qu’une seule famille. Non, non, je ne pleurerai pas… Je ne dois pas pleurer… Quand les pogroms d’Arméniens ont commencé… Zeïnab, cette gentille Zeïnab, avec son Anar… Nous avions pris la fuite, nous nous étions cachées chez de bonnes âmes… Eh bien, une nuit, ils sont entrés chez nous et ils ont emporté notre réfrigérateur et notre téléviseur. Et aussi la cuisinière et une cloison yougoslave toute neuve… Un jour, Anar et ses amis ont croisé mon mari dans la rue, ils l’ont tabassé à coups de barre de fer. T’es pas un Azerbaïdjanais, espèce de traître ! Tu vis avec une Arménienne, une ennemie ! J’étais hébergée par une amie, je vivais dans leur grenier. Chaque nuit, ils m’ouvraient et me donnaient à manger, puis je remontais là-haut et ils clouaient la porte. Ils la condamnaient. Si on m’avait trouvée, on nous aurait tous tués ! Quand je suis sortie de là, ma frange était devenue toute blanche… Je dis aux autres de ne pas pleurer sur mon sort, mais moi-même, ça me fait pleurer… Quand on était à l’école, Anar me plaisait beaucoup, il était très beau garçon. Une fois, on s’est même embrassés… Il m’accueillait à la porte de l’école en disant : Salut, princesse !

Je me souviens de ce printemps… Bien sûr que j’y pense, mais moins souvent, c’est de plus en plus rare, maintenant. Ah, ce printemps-là ! Je venais de terminer mes études et j’avais trouvé du travail à la centrale du télégraphe. Les gens font la queue devant le guichet… Il y en a un qui pleure parce que sa mère est morte, une autre qui rit parce qu’elle va se marier. Bon anniversaire ! Tous nos vœux ! Ces télégrammes, tous ces télégrammes… Pour Vladivostok, Oust-Kout, Achkhabad… C’est amusant, comme travail. On ne s’ennuie pas une seconde. Et j’attendais l’amour… À dix-huit ans, on attend toujours l’amour. Je pensais que cela n’arrivait qu’une seule fois, et qu’on comprenait tout de suite que c’était ça. Mais cela s’est passé de façon cocasse. Je n’ai pas aimé notre rencontre. Un matin, je suis arrivée devant la sentinelle, tout le monde me connaissait et personne ne me demandait plus mon laissez-passer. Salut ! – Salut ! C’était tout. Et là : Veuillez présenter votre laissez-passer ! J’ai été sidérée. Je me trouvais devant un grand et beau garçon qui ne me laissait pas entrer. Mais vous me voyez tous les jours… – Veuillez présenter votre laissez-passer ! Ce jour-là, justement, je l’avais oublié. J’ai fouillé dans mon sac, rien. On a dû faire venir mon chef, et j’ai reçu un blâme. J’étais furieuse contre ce garçon. Mais lui… Je travaillais de nuit, et voilà qu’il s’est invité avec un ami pour prendre le thé ! Il ne manquait pas de culot ! Ils avaient apporté des beignets à la confiture, on n’en fabrique plus des comme ça maintenant, ils sont délicieux, mais on n’ose pas mordre dedans, on ne sait jamais de quel côté la confiture va sortir… Nous avons ri comme des fous. Mais je ne lui ai pas adressé la parole, je lui en voulais. Quelques jours plus tard, il est venu me trouver après le travail et il m’a dit : J’ai acheté des billets de cinéma, tu veux venir ? C’était ma comédie musicale préférée, Mimino, avec Vakhtang Kikabidzé dans le rôle principal. Je l’avais vue des dizaines de fois, je la connaissais par cœur. Et j’ai découvert que lui aussi. Nous avons fait un véritable concours de répliques, c’était une sorte de test : Ne m’en veux pas, je vais dire quelque chose d’intelligent…, Comment je vais faire pour vendre cette vache ? Tout le monde la connaît, ici ! C’est ainsi que notre amour a commencé… Son cousin possédait de grandes serres, il vendait des fleurs, et Abulfaz venait toujours aux rendez-vous avec des roses, des blanches, des jaunes, des rouges… Des bleues et des noires… Il existe même des roses mauves, on dirait qu’elles sont fausses, mais ce sont des vraies… J’avais souvent rêvé à l’amour, mais je ne savais pas que mon cœur pouvait s’emballer à ce point, bondir dans ma poitrine… Nous laissions des mots d’amour sur la plage humide, sur le sable… De grandes lettres : je t’aime, et dix mètres plus loin, encore je t’aime. A l’époque, il y avait des distributeurs d’eau gazeuse un peu partout dans la ville, et le même verre servait pour tout le monde. On le lavait, et on buvait dedans. Un jour, nous n’avons pas trouvé de verre. Pas de verre non plus au distributeur suivant. Et j’avais très soif. Nous avions tellement chanté, crié et dansé au bord de la mer que je mourais de soif. Pendant longtemps, il nous est arrivé plein de petits miracles, ensuite, cela s’est arrêté. Si, si, je vous assure, c’est vrai ! Abulfaz, j’ai soif ! Fais quelque chose ! Il m’a regardée, il a levé les bras au ciel et il a prononcé des mots, il a parlé longtemps… Et tout à coup, un homme complètement saoûl a surgi de derrière une palissade couverte d’herbes folles, et il nous a tendu un verre : Tiens, ma jolie !

Et ces levers de soleil… Pas âme qui vive, juste nous, le brouillard et la mer. Je marche pieds nus, le brouillard monte de l’asphalte comme de la vapeur… Et soudain, le soleil surgit ! Encore un miracle ! Cette lumière… Cet éclairage… Comme en plein jour, en plein été. Ma robe humide de rosée sèche en un clin d’œil. Tu es si belle ! Et toi… Toi… Je dis aux autres de ne pas pleurer, et moi… Tout me revient… Tout… Mais chaque fois, j’entends de moins en moins les voix. Et j’en rêve de moins en moins souvent… À l’époque, je vivais dans un autre monde… Je planais… Seulement nous n’avons pas eu de happy end – la robe blanche, la marche de Mendelssohn, l’alliance… le voyage de noces. Parce que très vite…

Qu’est-ce que je voulais dire ? J’oublie les mots les plus simples… Je commence à perdre la mémoire… Ah, oui, je voulais dire que très peu de temps après ça… On me cachait dans des caves, je vivais dans des greniers, je m’étais transformée en chat… en chauve-souris. Si vous pouviez comprendre… si vous pouviez savoir à quel point c’est terrifiant d’entendre quelqu’un crier la nuit. Juste un seul cri. Quand un oiseau solitaire pousse un cri la nuit, cela fait toujours peur. Mais quand c’est un être humain ? Je ne pensais qu’à une seule chose : je l’aime, je l’aime, je l’aime… Sinon je n’aurais pas pu supporter tout ça. Toute cette horreur. Je sortais du grenier uniquement la nuit, derrière des rideaux aussi épais que des couvertures. Un matin, on a ouvert la porte et on m’a dit : Sors de là! Tu es sauvée ! Les troupes russes étaient entrées dans la ville…

J’y repense… J’y repense même en rêve… Quand tout a-t-il commencé ? 1988… Des gens se rassemblent sur la place, ils sont en noir, ils dansent et ils chantent. Ils dansent avec des couteaux et des poignards. Le bâtiment du télégraphe est sur la place, tout cela se déroulait sous nos yeux. On s’entassait sur le balcon pour regarder. Ils criaient : Mort aux infidèles ! Cela a duré longtemps, très longtemps… Plusieurs mois… On nous empêchait de nous mettre aux fenêtres. C’est dangereux, les filles. Restez à vos places et ne vous laissez pas distraire. Au travail ! D’habitude, à l’heure du déjeuner, nous prenions le thé tous ensemble, et voilà que brusquement, un beau jour, les Azerbaïdjanais se sont assis à une table, et les Arméniens à une autre. Du jour au lendemain, vous comprenez ? Moi, je n’arrivais pas à comprendre. Je n’étais pas encore consciente de ce qui se passait. J’étais amoureuse, je ne pensais qu’à ça… Mais qu’est-ce qu’il y a, les filles ? – Tu n’as pas entendu ? Le directeur a déclaré que bientôt, il n’y aurait plus ici que des sang-pur, des musulmanes. Ma grand-mère avait survécu au pogrom des Arméniens en 1915. Je me souvenais de ce qu’elle me racontait quand j’étais petite : Lorsque j’avais ton âge, on a égorgé mon papa. Et aussi ma maman, et ma tante. Et tous nos moutons… Grand-mère avait toujours les yeux tristes. Ce sont nos voisins qui ont fait ça. Jusque-là, c’étaient des gens normaux, on peut même dire des gens bien. Les jours de fête, on mangeait tous à la même table. Je me disais que c’était il y a très longtemps… Qu’une chose pareille ne pouvait pas arriver maintenant. Je disais à ma mère : Tu as vu, maman, dans la cour, les garçons ne jouent pas à la guerre, ils jouent au massacre des Arméniens. Qui leur a appris ça ? – Tais-toi, ma fille. Les voisins vont t’entendre. Maman n’arrêtait pas de pleurer. Des enfants traînaient une poupée de chiffon à travers la cour, ils plantaient des bâtons dedans, des petits poignards. J’ai demandé à Orkhan, le petit-fils de Zeïnab, l’amie de maman : Mais qu’est-ce que c’est ? – C’est une vieille Arménienne. On la tue. Tu es quoi, toi, Pvita ? Pourquoi tu as un nom russe ? C’est maman qui m’a appelée Margarita… Elle aimait les prénoms russes, toute sa vie, elle a rêvé d’aller à Moscou… Mon père nous avait abandonnées, il vivait avec une autre femme, mais c’était quand même mon père. Je suis allée le voir pour lui annoncer que j’allais me marier. C’est un gars bien ? – Très bien. Mais il s’appelle Abulfaz. ..

Papa n’a rien dit. Il voulait que je sois heureuse. Et j’étais amoureuse d’un musulman… de quelqu’un qui avait un autre dieu. Mais il n’a rien dit. Ensuite, Abulfaz est venu demander ma main. Pourquoi es-tu venu tout seul, sans tes parents ? – Ils sont contre. Mais moi, je n’ai besoin de personne d’autre que toi ! Et c’était la même chose pour moi… Qu’allions-nous faire tous les deux, avec notre amour?

Ce qui se passait autour n’avait rien à voir avec ce que nous vivions… Rien du tout. La nuit, tout était calme en ville, calme et effrayant… Oh, je n’y arrive pas… C’est trop horrible… Pendant la journée, les gens ne riaient plus, ils ne plaisantaient plus, ils n’achetaient plus de fleurs. Avant, on voyait toujours des gens avec des fleurs dans la rue. Des couples qui s’embrassaient. Maintenant… C’étaient les mêmes personnes, mais elles ne se regardaient plus… Il y avait comme une tension dans l’air, on attendait quelque chose.

Aujourd’hui, je n’arrive plus à me souvenir de tout avec précision. .. Cela évoluait de jour en jour. A présent, tout le monde connaît l’histoire de Soumgaït… Soumgaït est à trente kilomètres de Bakou… C’est là qu’a eu lieu le premier pogrom.[les 27, 28 et 29 février1988] Il y avait une jeune fille de Soumgaït qui travaillait chez nous et un jour, après le travail, alors que tout le monde rentrait chez soi, elle est restée dans le bâtiment du télégraphe. Elle dormait dans un cagibi. Elle pleurait tout le temps, elle ne sortait plus dans la rue, elle ne parlait plus à personne. Quand on l’interrogeait, elle ne disait rien. Mais lorsqu’elle s’est mise à parler… à raconter… J’aurais voulu ne pas l’entendre ! Ne plus rien entendre ! Mon Dieu, mon Dieu ! Mais ce n’était pas possible ! Que s’est-il passé chez toi ? – Notre maison a été saccagée. – Et tes parents ? – Ils ont emmené maman dans la cour, ils l’ont mise toute nue et ils l’ont brûlée vive. Ils ont obligé ma sœur enceinte à danser autour du feu… Et quand ils l’ont tuée elle, ils ont sorti le bébé de son ventre avec des barres de fer… – Tais-toi ! Tais-toi ! – Papa, lui, ils l’ont découpé à la hache… On l’a reconnu uniquement grâce à ses chaussures…

Tais-toi ! Je t’en supplie ! – Des hommes, des jeunes et des vieux, se réunissaient à vingt ou à trente, ils faisaient irruption dans les maisons où vivaient des Arméniens… Ils tuaient et ils violaient, la fille sous les yeux de son père, la femme sous les yeux de son mari… – Tais-toi ! Je préfère encore quand tu pleures… Mais elle ne pleurait pas. Elle était trop terrifiée. Ils mettaient le feu aux voitures. Dans le cimetière, ils arrachaient les pierres tombales avec des noms arméniens. Même les morts, ils les haïssaient…

Tais-toi ! Mais comment des gens peuvent-ils faire des choses pareilles ? Nous avions tous peur d’elle… À la télévision, à la radio, dans les journaux, personne ne parlait de Soumgaït. Il y avait juste des rumeurs… Plus tard, on m’a demandé : Comment avez-vous fait pour vivre après ça ? Le printemps est arrivé.

Les femmes ont mis des robes légères. Les fruits sont apparus… Il y avait toutes ces horreurs et, autour de nous, c’était une telle beauté… Vous comprenez ? Et il y avait la mer.

Nous allions nous marier. Ma mère m’avait dit : Réfléchis bien, ma chérie. Papa, lui, ne disait rien. Dans la rue, Abulfaz et moi, nous avons croisé ses sœurs. Je les ai entendues chuchoter : Pourquoi tu as dit qu’elle était laide ? Regarde comme elle est jolie ! J’ai dit à Abulfaz : Si on allait juste à la mairie, et qu’on ne faisait pas de cérémonie de mariage ? – Tu veux rire ! Chez nous, on dit qu’il y a trois grands jours dans la vie d’un homme : le jour de sa naissance, le jour de son mariage, et le jour de sa mort. Il était hors de question de ne pas fêter notre mariage, sans cela, on ne peut pas être heureux. Ses parents étaient contre… Catégoriquement contre. Ils ne lui ont pas donné un sou pour la cérémonie, ils ne lui ont même pas rendu l’argent qu’il avait gagné. Mais tout devait être fait selon les rites, selon les traditions.

[…] J’aime les traditions azerbaïdjanaises, elles sont belles. Les marieurs viennent faire la demande une première fois aux parents de la jeune fille qui se contentent de les écouter. C’est le lendemain qu’ils accordent ou non leur consentement. Et on boit du vin. L’achat de la robe blanche et de l’alliance revient au fiancé, il doit les apporter à la fiancée un matin. Il faut obligatoirement que la journée soit ensoleillée, parce qu’on doit séduire le bonheur et conjurer les forces obscures. La fiancée accepte les présents, remercie le fiancé, et l’embrasse en présence de tous. Elle porte un châle blanc, symbole de pureté. Le mariage ! Le jour des noces ! Les deux familles apportent beaucoup de cadeaux, une montagne de cadeaux avec des rubans rouges, que l’on pose sur de grands plateaux. Et on gonfle des centaines de ballons de toutes les couleurs qui flottent pendant plusieurs jours au-dessus de la maison de la mariée. Plus ils flottent longtemps, mieux c’est, cela veut dire que l’amour est fort et réciproque.

Mon mariage… Notre mariage… Les cadeaux des deux familles, c’est maman qui les a achetés… Et aussi la robe blanche, et les alliances en or… À table, les parents de la mariée doivent se lever pour porter le premier toast et faire l’éloge de la jeune fille, puis les parents du marié font l’éloge du jeune homme. C’est mon grand-père qui a parlé pour moi. Quand il a eu terminé, il a demandé à Abulfaz : Qui va parler pour toi ? – Je vais le faire moi-même. J’aime votre fille. Je l’aime plus que ma vie. La façon dont il a dit cela a beaucoup plu à tout le monde. Sur le seuil, on nous a lancé de la menue monnaie et du riz… pour le bonheur et la richesse. Et puis, à un certain moment, pendant le mariage, la famille de l’un des mariés doit se lever et saluer la famille de l’autre, qui fait ensuite la même chose. Abulfaz était tout seul à se lever… Comme un orphelin… Alors je me suis dit : Je vais te donner un enfant, et tu ne seras plus seul ! Je me le suis juré. Il savait déjà que j’avais été très malade dans mon adolescence, et que les médecins avaient décrété que je ne devais pas avoir d’enfant. Il l’avait accepté, du moment que nous étions ensemble. Mais moi… J’ai décidé que j’en aurais quand même un. Tant pis si j’en mourrais. Il lui resterait un enfant.

Mon cher Bakou… La mer, la mer… Le soleil… Ce n’est plus ma ville…

[…] Il n’y avait plus de portes, on avait mis de grandes bâches en plastique à la place des portes…

[…] Des hommes ou des adolescents, je ne me souviens pas tellement c’était horrible… Ils tapaient sur une femme, ils la tuaient à coups de pieu… Où avaient-ils trouvé des pieux dans une ville ? Elle était allongée par terre, elle ne disait rien. En voyant cela, les gens prenaient une autre rue. Où était la milice ? Elle avait disparu… Pendant des jours et des jours, je n’ai pas vu un seul milicien… Abulfaz restait à la maison, il en était malade. C’est quelqu’un de bon, de très bon. Mais ceux-là, dans la rue, d’où sortaient-ils ?… Un homme courait droit vers nous, il était couvert de sang… Son manteau et ses mains étaient pleins de sang… Il brandissait un grand couteau de cuisine, comme ceux avec lesquels on coupe les légumes… Il avait un air triomphant, et même heureux. Je le connais ! m’a dit une jeune fille qui attendait l’autobus avec moi.

[…] Quelque chose est mort en moi à ce moment-là… Quelque chose a disparu à l’intérieur de moi…

[…] Maman a été licenciée. Il était devenu dangereux pour elle de sortir dans la rue, on voyait tout de suite qu’elle était arménienne. Moi non. Mais à une condition : je ne devais jamais avoir mes papiers sur moi. Aucun papier d’identité ! Abulfaz venait me chercher à mon travail et on rentrait ensemble, personne ne se doutait que j’étais arménienne. Mais n’importe qui aurait pu exiger de voir mon passeport. Des voisines, de vieilles Russes, m’avaient mise en garde : Cachez-vous. Allez-vous-en ! Les jeunes Russes, eux, étaient partis, ils avaient abandonné leurs appartements, leurs meubles… Il ne restait plus que des vieux. De bonnes vieilles grands-mères russes…

[…] J’étais déjà enceinte. Je portais mon bébé contre mon cœur.

Le massacre a duré plusieurs semaines à Bakou… C’est ce que disent certains. Selon d’autres, cela a duré bien plus longtemps… On ne tuait pas seulement les Arméniens, on tuait aussi ceux qui les cachaient. Moi, j’ai été cachée par une amie azerbaïdjanaise, elle a un mari et deux enfants. Un jour… je le jure ! je retournerai à Bakou avec ma fille, j’entrerai dans cette maison et je dirai à mon enfant : Voilà ta seconde mère ! On avait mis des rideaux aussi épais que des manteaux, on les avait fabriqués spécialement à cause de moi. La nuit, je descendais du grenier pour une heure ou deux… Nous parlions à voix basse, parce qu’il fallait parler avec moi. Tout le monde comprenait qu’il fallait parler avec moi pour que je ne devienne pas muette ou complètement folle. Que je ne perde pas mon enfant, que je ne me mette pas à hurler la nuit. Comme une bête.

Je me souviens très bien de nos conversations. Je passais mes journées à y réfléchir dans mon grenier. Toute seule. Avec la mince bande de ciel que je voyais par une fente…

[…] Ils ont arrêté le vieux Lazare dans la rue et ils se sont mis à lui taper dessus. Il les suppliait : Je suis juif ! Mais le temps de trouver son passeport, ils l’avaient déjà estropié.

[…] Ils tuent pour l’argent, ou juste comme ça… Ils s’en prennent surtout aux habitations des riches Arméniens…

[…] Dans une maison, ils ont tué tout le monde. Une petite fille avait grimpé sur un arbre… Ils lui ont tiré dessus, comme sur un oiseau. C’était la nuit, ils ne voyaient pas très bien et ils ont mis longtemps à l’atteindre… Ils s’énervaient, ils visaient… Elle est tombée à leurs pieds.

Le mari de mon amie était peintre. J’aimais bien ses tableaux, il faisait des portraits de femmes, des natures mortes. Je me souviens, il s’approchait de sa bibliothèque et disait en tapotant les reliures : Il faut brûler ça ! Il faut tout brûler ! Je ne crois plus dans les livres ! Nous pensions que le bien triomphe toujours, mais ce n’est pas vrai du tout. On parlait de Dostoïevski… Eh bien oui, ses héros sont toujours là, parmi nous ! A côté de nous ! Je ne comprenais pas de quoi il parlait. Je suis une jeune fille simple, ordinaire, je n’ai pas fait d’études supérieures. Tout ce que je savais faire, c’était pleurer et essuyer mes larmes… Pendant longtemps, j’ai cru que je vivais dans le plus beau pays du monde, parmi les gens les meilleurs qui soient. C’était ce qu’on nous enseignait à l’école. Lui, il était bouleversé, cela le rendait malade. Il a eu une attaque et il est resté paralysé… Il faut que je m’arrête un moment. J’en tremble de tout mon corps… Et puis les troupes russes sont arrivées, j’ai pu rentrer chez moi… Il était alité, seul un de ses bras bougeait un peu. Avec ce bras, il m’a serrée très fort. J’ai pensé à toi toute la nuit, Rita, et à ma vie. Pendant des années, toute ma vie, je me suis battu contre les communistes. Et maintenant, j’ai des doutes : tant pis si nos vieilles momies avaient continué à nous gouverner et à s’accrocher des étoiles de héros sur la poitrine, tant pis si on ne pouvait pas voyager à l’étranger ni lire des livres interdits ni manger des pizzas, cette nourriture des dieux. Au moins, cette petite fille serait restée en vie, personne ne lui aurait tiré dessus, comme sur un oiseau… Et toi, tu ne serais pas enfermée dans ce grenier comme une petite souris… Il est mort peu de temps après… Beaucoup de gens mouraient à cette époque, des gens bien. Ils ne pouvaient pas supporter tout ça.

Il y avait des soldats russes partout. Des véhicules blindés… Ces soldats étaient des gamins, ils s’évanouissaient en voyant ce qui se passait…

J’en étais au huitième mois de ma grossesse. J’allais bientôt accoucher. Une nuit, j’ai eu un malaise et nous avons appelé les urgences. Quand ils ont entendu mon nom arménien, ils nous ont raccroché au nez. Les maternités non plus n’ont pas voulu me prendre, même celle de mon quartier. Dès qu’ils voyaient mon passeport, il n’y avait plus de place. Nulle part. Maman a fini par retrouver la vieille sage-femme russe qui l’avait accouchée autrefois, il v a très longtemps… Dans les faubourgs de la ville. Elle s’appelait Anna je ne sais plus comment… Elle passait me voir une fois par semaine, elle me suivait, et elle avait dit que l’accouchement serait difficile. Les contractions ont commencé pendant la nuit… Abulfaz est sorti chercher un taxi, il n’arrivait pas à en avoir par téléphone. Quand le chauffeur est arrivé et qu’il m’a vue, il a dit : Mais elle est arménienne ! – C’est ma femme ! Il a refusé de me prendre, et mon mari a fondu en larmes. Il a sorti son porte-monnaie et lui a montré de l’argent, tout son salaire : Tiens… Je te donnerai tout… Sauve ma femme et mon enfant. Nous sommes partis. Tous ensemble, maman était venue avec nous. Nous sommes allés dans le faubourg où habitait Anna, à l’hôpital où elle travaillait à mi-temps pour arrondir sa retraite. Elle nous attendait, et on m’a tout de suite allongée sur la table d’accouchement. Cela a duré longtemps… Sept heures… Nous étions deux à accoucher, moi et une Azerbaïdjanaise. Il n’y avait qu’un seul oreiller et c’était elle qui l’avait. À cause de cela, j’ai eu des déchirures, j’avais la tête trop basse, j’étais mal installée, j’avais mal… Maman est restée derrière la porte. On l’avait fait sortir, mais elle n’avait pas voulu s’éloigner. Et si jamais on volait l’enfant ? Si jamais… Tout était possible à ce moment-là… J’ai eu une petite fille. On me l’a apportée une fois pour me la montrer et ensuite, on ne me l’a plus redonnée. Les autres mères, des Azerbaïdjanaises, on leur apportait leur enfant pour qu’elles le nourrissent, moi non. J’ai attendu deux jours. Et puis… En me tenant au mur, je me suis traînée jusqu’à la salle où se trouvaient les bébés. Elle était vide, il y avait juste ma fille, et les portes et les fenêtres étaient grandes ouvertes. Je l’ai touchée, elle était brûlante. Ma mère est arrivée à ce moment-là… Viens, maman, on prend la petite et on s’en va. Elle est déjà malade.

Ma fille a mis longtemps à guérir. Elle était soignée par un vieux médecin juif, il était à la retraite depuis longtemps. Mais il venait en aide aux familles arméniennes. Il disait : On tue les Arméniens parce qu’ils sont arméniens… Autrefois, on tuait les Juifs parce qu’ils étaient juifs… Il était très, très vieux. On a appelé ma fille Irinka. Irinka… On a décidé qu’il valait mieux qu’elle ait un prénom russe, que cela la protégerait. Quand Abulfaz l’a prise dans ses bras pour la première fois, il a pleuré. Il a sangloté de bonheur… Nous avions quand même des moments de bonheur. Notre bonheur à nous. Entre-temps, sa mère était tombée malade, et il allait souvent rendre visite à sa famille. Quand il revenait… Je ne trouve pas les mots pour dire dans quel état il était. C’était un étranger, avec un visage inconnu. Moi, j’avais peur, bien sûr. Il y avait déjà beaucoup de réfugiés azerbaïdjanais en ville, des familles qui avaient fui l’Arménie. Ils étaient partis les mains vides, sans rien, exactement comme les Arméniens qui avaient fui Bakou. Et ils racontaient la même chose… Exactement la même chose ! Ils parlaient de Khodjala, où il y avait eu un pogrom. Ils racontaient comment, là-bas, les Arméniens tuaient les Azerbaïdjanais. .. Ils jetaient les femmes par les fenêtres… Ils coupaient les têtes… Ils urinaient sur les morts… Maintenant, plus aucun film d’horreur ne m’impressionne ! J’ai vu et entendu tellement de choses… Je ne dormais plus la nuit, je n’arrêtais pas de réfléchir. Il fallait partir. Il le fallait ! Je ne pouvais pas vivre comme ça, c’était impossible. Fuir, se sauver. Pour oublier… Si j’étais restée, j’en serais morte, je sais que j’en serais morte…

C’est maman qui est partie la première… Ensuite mon père, avec sa seconde femme. Et enfin, ma fille et moi. Nous sommes partis avec de faux papiers. Avec des passeports azerbaïdjanais. Nous avons attendu trois mois pour avoir des billets tellement les listes d’attente étaient longues. Et quand nous sommes montés dans l’avion, il y avait davantage de cageots de fruits et de cartons de fleurs que de passagers. Les affaires marchaient bien ! De jeunes Azerbaïdjanais étaient assis devant nous et, pendant tout le voyage, ils ont bu du vin en disant qu’ils partaient parce qu’ils ne voulaient pas tuer. Ils ne voulaient pas faire la guerre et mourir. On était en 1991… Il y avait la guerre dans le Haut-Karabakh… Ces garçons l’avouaient franchement : On n’a pas envie de se jeter sous un tank. On n’est pas prêts pour ça. À Moscou, mon cousin était venu nous chercher à l’aéroport… Mais où est Abulfaz ? – Il nous rejoindra dans un mois. Le soir, toute la famille s’est réunie. On me suppliait de parler : Allez, raconte, n’aie pas peur. Ceux qui ne disent rien tombent malades. J’ai commencé à parler au bout d’un mois. Je croyais que je n’y arriverais jamais. Que j’allais rester muette.

Et j’ai attendu, attendu… Abulfaz ne nous a pas rejoints au bout d’un mois… Ni au bout de six mois, mais sept ans plus tard. Sept ans… S’il n’y avait pas eu ma fille, je n’aurais pas survécu… C’est elle qui m’a sauvée. C’est pour elle que je me suis battue de toutes mes forces. Pour survivre, il faut au moins trouver un petit fil auquel se raccrocher… Pour survivre, pour attendre… Un matin, et puis encore un autre… Quand il est arrivé, il nous a serrées dans ses bras, sa fille et moi. Il est resté là, debout dans l’entrée… Et puis je l’ai vu s’effondrer lentement, très lentement. Une seconde plus tard, il était allongé par terre, avec son manteau et sa chapka. Nous l’avons traîné jusqu’au divan. Nous étions mortes de peur. Il fallait appeler un médecin, mais comment faire ? Nous n’avions pas de permis de séjour à Moscou, pas d’assurance médicale… Nous étions des réfugiés ! Pendant qu’on réfléchissait, maman pleurait, et ma fille restait terrée dans un coin, avec des yeux grands comme des soucoupes… On attendait son papa, il était arrivé, et voilà qu’il était en train de mourir ! À ce moment-là, il a ouvert les yeux. Je n’ai pas besoin de médecin. C’est fini. Je suis à la maison ! Là, je crois que je vais pleurer… Comment ne pas pleurer ? Pendant un mois, il m’a suivie dans l’appartement à genoux, il n’arrêtait pas de me baiser les mains. Qu’est-ce que tu veux me dire ? – Je t’aime… – Où étais-tu passé pendant toutes ces années ?

[…] Les gens de sa famille lui avaient volé son passeport une première fois, une deuxième fois…

[…] Ses cousins étaient arrivés à Bakou… Ils avaient été chassés d’Erevan, leurs pères et leurs grands-pères étaient restés là-bas. Et tous les soirs, ils devaient raconter… Pour qu’il entende… Un petit garçon avait été écorché vif et suspendu à un arbre. Une voisine avait été marquée sur le front au fer rouge… Et toi, tu veux aller retrouver ta femme ? C’est une ennemie ! Tu n’es plus notre frère. Ni notre fils.

[…] Quand je lui téléphonais, on me répondait qu’il n’était pas là. Et lui, on lui racontait que j’avais appelé pour dire que je m’étais remariée. Je téléphonais sans arrêt. C’était sa sœur qui décrochait. Oublie ce numéro de téléphone ! Il a une autre femme, une musulmane.

[…] Mon père… Il a fait cela pour mon bien… Il a pris mon passeport et l’a donné à je ne sais trop qui pour qu’on y appose un cachet de divorce. Un faux cachet de divorce. Ils ont mis de l’encre, ils ont frotté, corrigé, et maintenant, il y a un trou. Mais pourquoi tu as fait ça, papa ? Tu sais bien que je l’aime ! – Tu aimes un ennemi. Mon passeport est fichu, il n’est plus valide, maintenant.

[…] Je lisais Roméo et Juliette, de Shakespeare. Cela parle de deux familles ennemies, les Montaigu et les Capulet. C’est mon histoire à moi… Je comprenais chaque mot, chaque mot…

Je ne reconnaissais plus ma fille. Elle s’est mise à sourire dès qu’elle l’a vue, dès la première seconde. Papa ! Mon papa ! Quand elle était petite, elle sortait sa photo de la valise et la couvrait de baisers. Mais sans que je le voie… Pour que je ne pleure pas.

Je n’ai pas fini. Vous croyez que c’est tout ? Oh, non… Ce n’est pas encore fini…

[…] Ici aussi, nous vivons comme à la guerre… Nous sommes partout des étrangers. Ce qui me guérirait, c’est la mer. Ma mer à moi ! Mais il n’y a pas de mer ici…

[…] J’ai lavé par terre dans le métro, j’ai nettoyé des toilettes. J’ai trimbalé des briques et des sacs de ciment sur des chantiers. En ce moment, je suis femme de ménage dans un restaurant. Abulfaz fait des travaux de rénovation dans des appartements de riches. Les gens corrects le paient, les autres non. Dégage, espèce de métèque, sinon je vais appeler la milice ! Nous n’avons pas de permis de séjour… Nous n’avons aucun droit… Des gens comme nous, ici, il y en a autant que des grains de sable dans le désert. Des centaines de milliers de personnes ont fui leur foyer : des Tadjiks, des Arméniens, des Azerbaïdjanais, des Géorgiens, des Tchétchènes… Ils sont venus se réfugier à Moscou, dans la capitale de l’URSS, mais maintenant, c’est la capitale d’un autre pays. Notre pays à nous, on ne le trouve plus sur la carte…

[…] Ma fille a terminé l’école secondaire il y a un an. Elle voudrait faire des études, mais elle n’a pas de papiers… Nous vivons en transit. Nous habitons chez une petite vieille, elle s’est installée chez son fils et nous loue son studio. Quand la milice frappe à la porte pour contrôler les papiers, nous nous cachons comme des petites souris. Nous redevenons des petites souris. Ils pourraient nous renvoyer. Mais nous renvoyer où ? Où pouvons-nous aller ? Nous serions expulsés dans les vingt-quatre heures. Nous n’avons pas d’argent pour les payer… Et jamais nous ne trouverons un autre appartement. Les annonces disent toutes : Appartement à louer pour famille slave, Appartement à louer pour Russes orthodoxes. Autres s’abstenir.

[…] Nous ne sortons jamais le soir. Si mon mari ou ma fille sont retenus quelque part, je prends un calmant. Je dis à ma fille de ne pas se teindre les sourcils, de ne pas porter des robes de couleur vive. Ici, on a tué un jeune Arménien, là-bas, c’est une petite Tadjike qui s’est fait égorger… un Azerbaïdjanais qui a reçu un coup de couteau. Avant, nous étions tous des Soviétiques, mais maintenant, nous avons une nouvelle nationalité, nous sommes des individus de nationalité caucasienne. Le matin, je fonce à mon travail sans regarder les hommes en face, j’ai les yeux noirs et je suis très brune. Le dimanche, si nous nous promenons en famille, nous restons dans le quartier, près de chez nous. Maman, j’ai envie d’aller sur l’Arbat, de faire un tour sur la place Rouge… – On ne peut pas aller là-bas, ma chérie. Il y a des skinheads avec des croix gammées. Leur Russie est pour les Russes. C’est une Russie sans nous. Personne ne sait combien de fois j’ai eu envie de mourir.

[…] Ma fille… Depuis qu’elle est toute petite, elle s’entend traiter de sale métèque et de cul-noir… Avant, elle ne comprenait pas… Dès qu’elle rentrait de l’école, je l’embrassais pour qu’elle oublie ces mots.

Tous les Arméniens de Bakou sont partis en Amérique. Ils ont été accueillis par un pays étranger… Ma mère est partie, mon père aussi, et beaucoup de gens de notre famille. Moi aussi, je suis allée à l’ambassade des États-Unis. Ils m’ont demandé de raconter mon histoire. Je leur ai parlé de mon amour… Ils sont restés longtemps sans rien dire. C’étaient de jeunes Américains, très jeunes. Ensuite, ils ont discuté entre eux : son passeport est abîmé, et puis c’est quand même bizarre, pourquoi son mari a-t-il mis sept ans à partir ? D’ailleurs est-ce vraiment son mari ?

Cette histoire est trop belle et trop horrible pour qu’on y croie. C’est ce qu’ils ont dit… Je parle un peu anglais, et j’ai compris qu’ils ne me croyaient pas. Mais je n’ai aucune preuve, à part mon amour… Vous me croyez, vous ?  Je vous crois… ai-je dit. J’ai grandi dans le même pays que vous. Je vous crois !

Svetlana Alexiévitch. La fin de l’homme rouge. Actes sud. 2013

15 01 1990  

Il ne faudrait tout de même pas que le courage politique aille jusqu’à vous créer des ennemis. Une loi d’amnistie est votée à l’initiative de Michel Rocard, est à cet égard exemplaire : elle permettra à l’ancien ministre de la Coopération, Christian Nucci, d’être absous du délit pour lequel il était poursuivi, celui de complicité de détournement de fonds publics, dans l’affaire Carrefour du développement ; absous encore les protagonistes de l’affaire Urba-Gracco, une pompe à fric pour abonder la trésorerie du PS. En tout cela fait une bonne quarantaine d’amis, voire camarades, qui ne deviendront pas des ennemis.

C’est la première fois dans l’histoire de notre République que l’on amnistie des faits criminels.

Paul Berthiau, président de la commission d’instruction de la Haute Cour de justice, qui qualifiera la loi de scélérate.

C’est un auto blanchiment inavouable de la classe politique

Gilbert Thiel, juge.

Cet épisode laissera des traces indélébiles. Non seulement il a montré que PS et morale ne rimaient pas forcément, mais, surtout, il a marqué le début d’une césure profonde, toujours actuelle, entre pouvoir politique et autorité judiciaire.

              11 02 1990                    

Nelson Mandela est libre ; il a passé 27 ans en prison. La France va l’accueillir pendant trois semaines au château de La Celle Saint Cloud, où le plus jeune cuisinier de la brigade du Quai d’Orsay, Thierry Charrier se chargera de le requinquer à la cuisine française : il leur en sera reconnaissant en invitant tout le personnel à un petit déjeuner : On n’efface pas les souvenirs d’une si longue détention d’un coup de baguette, fut-elle magique, et les vôtres ne sont pas loin de la magie… mais vous avez été tellement aux petits soins pour moi – on m’a dit que vous utilisiez fréquemment aussi aux petits oignons, qui en l’occurrence, semble mieux convenir,  que vous avez gommé la douleur. Merci à vous tous. Merci.

14 02 1990     

Perrier décide de retirer du commercer des millions de bouteilles : les Américains avaient décelé dans quelques bouteilles des traces de pentadifluorobenzène : leur entreprise de sabotage des entreprises étrangères aux importations honnies échouera cependant, non sans avoir coûté cher à Perrier, qui sera vendue à Nestlé deux ans plus tard.

6 03 1990    

1° vol de l’avion furtif américain Lockeed SR 76, Blackbird : 4 000 km en 68′ 32″ soit 3 502 km / h.

SR-71 : l'avion le plus rapide du monde

11 03 1990

La taille d’admission des femmes dans la police passe de 1,63 m à 1,66 m : oyez, oyez, bonnes gens, car cela va changer la face du monde.

14 03 1990 

Mikhaïl Gorbatchev a crée le poste de Président de l’URSS, auquel il est élu pour 5 ans.

16 03 1990                  

Jean François Coste, à bord de Cacharel, double le Cap Horn : il est le dernier à le faire, dans le Vendée Globe Challenge, 1° course en solitaire autour du monde sans escales. Titouan Lamazou, lui, vient d’arriver en vainqueur. Jean François Coste envoie un papier à un quotidien français :

La victoire de Titouan, c’est surtout celle de cette façon de voir les choses de la vie, l’inutile et l’impossible sont des occupations aussi sérieuses que de labourer un champ ou faire des affaires avec l’argent de l’argent. Le terrain d’action ou la source d’inspiration ici, c’est l’errance, le voyage et la découverte, et en général, les ennuis à la place de l’ennui, car c’est pas toujours commercial. Nous, on est plutôt des privilégiés actuellement.

L’utilité de tout ça, si on doit absolument l’appliquer à la vie, ça serait le rêve. Demandez aux Américains de Kennedy comment ils ont bien rêvé quand Amstrong a mis les pieds sur la Lune inutile. Et le rêve, ça aide à passer le pont, comme le cinéma.

Et pas besoin d’aller aussi loin pour ça, un vélo peut faire l’affaire, à chacun son pôle nord comme dit Jean Louis Étienne. En plus, depuis quatre mois qu’on est partis, les Berlinois, Roumains, Tchèques, Hongrois, Bulgares, Allemands, Chiliens, Mandela, même les Lituaniens, peuvent à nouveau rêver tranquilles. Vous voyez que ça vaut le coup d’aller faire un petit tour en mer de temps en temps. Peut-être que ça fait accélérer les bons sentiments de la Terre…

Avec cette victoire, Titouan Lamazou a mangé son pain blanc. Le pain noir viendra trois ans plus tard, quand son Tag Heuer, une goélette de 43 m de long en matériaux composites conçue pour le Trophée Jules Verne, mise à l’eau deux mois plus tôt, en décembre 92 à Venise, coule dans l’Adriatique : Titouan avait réussi à  trouver 120 millions pour le construire. 5 ans plus tard, il traîne encore soixante-dix procès de copropriétaires, son sponsor lui réclame 2,5 millions de dommages et intérêts… et il vit à Paris dans la chambre de bonne qu’il avait avant de naviguer.

Ils étaient 13 marins – les marins ça fait des voyages – à s’être élancé le 26 novembre des Sables d’Olonne pour ce premier tour du monde en solitaire et sans escales, à bord  de monocoques 60 pieds IMOCA. La course a été organisée par l’un des participants : Philippe Jeantot. Sept d’entre eux boucleront la boucle : [dans l’ordre d’arrivée] Titouan Lamazou, Loïck Peyron, Jean-Luc Van Den Heede, Philippe Jeantot, Pierre Follefant, Alain Gautier, Jean-François Coste. Abandonneront, pour des raisons diverses allant du chavirage à la rage de dents en passant bien sûr par des avaries sur le bateau, Patrice Carpentier, Mike Plant, Bertie Reed, Jean-Yves Terlain, Philippe Poupon, Guy Bernardin.

Sur Écureuil d’Aquitaine II, Titouan Lamazou, avait la niaque – qu’il nomme même la haine – : J’étais complètement obnubilé, habité par une hargne, voire même une haine jamais rencontrée dans ma vie. Dès la ligne d’arrivée [le 16 mars 1990, après 109 jours, 8 heures et quarante minutes], elle m’a abandonné.

Dans les années précédentes, dans la première étape du Boc Challenge – la maman du Vendée Globe en plus débonnaire – son pilote automatique l’avait lâché dès le troisième jour et il avait dû rester à la barre pendant quarante jours, 22 heures / 24 : un cauchemar qu’il ne souhaitait revivre à aucun prix !  Aussi, sur ce Vendée Globe s’était-il fourni en pilotes automatiques en quantité : pas moins de 18 ! … dont bon nombre partiront à la mer pour alléger son bateau. Loïck Peyron s’était porté au secours de Philippe Poupon dont le Fleury-Michon X avait chaviré : il le prendra en remorque : Philippe Poupon, en se débarrassant de son mât d’artimon, parviendra à redresser son bateau. Loïck Peyron se verra gratifié d’une bonification de 14 h 30’. Jean-François Coste trouve vraiment dommage de ne pas faire un peu de tourisme : tant qu’à être loin de chez soi, autant regarder un peu à droite à gauche : Parfois, je me détournais un peu pour aller voir les îles de plus près. Il y a en a une dans l’océan indien qui s’appelle Heard. [53°05’34″ S, 73°31’ 19″ E, sur la latitude du Cap de Bonne espérance et du Cap Leeuwen. 308 km²] Une des plus belles au monde. Un cône de 3 000 m. noir et blanc. Un volcan glacé. J’ai perdu un petit jour peut-être. Ce n’est pas grave. 

Le record de l’épreuve appartiendra à Armel le Cléac’h sur le monocoque Banque Populaire VIII arrivé aux Sables d’Olonne le 19 janvier 2017 après 74 jours 3 heures, 35’ et 45  » de navigation. Il n’est pas inutile de préciser que hormis une très forte majorité de concurrents français, seuls quelques Anglais s’intéressent à cette course, tous les autres pays l’ignorant superbement.

12 04 1990  

Dix jours avant le pape Jean-Paul II, Jean-Robert Ragache, grand Maître du Grand Orient de France, vient à Prague pour la reconstitution d’une loge maçonnique mise en veilleuse depuis le passage forcé au bloc de l’Est. Il reçoit 1 200 demandes d’adhésion ! il est reçu par le président Vaclav Havel, par le premier Ministre, par le vice-président de l’Assemblée nationale, par le maire de Prague. Il est longuement reçu à la télévision, en direct, à une heure de grande écoute… bref, un accueil habituellement réservé aux chefs d’État. Il ne s’y attendait pas… , mais c’était sans compter sur le poids historique de la franc-maçonnerie, qui, par le passé, rimait avec nationalisme : Édouard Bénès, ancien président de la République, démissionnaire en 1938, était franc-maçon et son prédécesseur Thomas Mazaryk aussi. Quatre mois plus tôt, c’était la Grande Loge de France qui allait à Budapest pour remettre sur les rails la franc-maçonnerie hongroise : en 1950 le grand maître Geza Supka, s’était suicidé pour échapper aux persécutions communistes…

22 04 1990  

À l’église St Roch de Nice, une paroissienne découvre un sac en plastique contenant 453 000 F : le plus extraordinaire, c’est que, si on l’a su, c’est bien  qu’elle ne les avait pas gardés. Et ils sont un peu plus nombreux qu’on ne pourrait le penser, ces témoins d’un autre âge, le plus souvent de milieu modeste quand ce n’est franchement pauvre : deux compagnons d’Emmaüs qui trouvent une fortune à peu près identique dans un taudis qu’ils nettoyaient et l’apportent aux gendarmes, un jeune couple qui  trouve dans leur maison nouvellement achetée en Bretagne un matelas bourré de billets qu’ils emmènent chez le notaire…

25 04 1990  

Lancé par la navette Discovery, le télescope Hubble est mis sur orbite à 611 km d’altitude ; il pèse 12,75 T, a un diamètre de 4,3 m, et fait 13,30 m de long. Il doit pouvoir faire des observations à 14 années lumière de la terre ; mais il fait preuve de myopie au début : on pense tout d’abord à un léger défaut de courbure du miroir, mais il s’agit uniquement du positionnement de celui-ci : les astronautes de la mission Endeavour lancée le 1 12 1993, procéderont au remplacement de toutes les pièces défectueuses : du très grand art … Il a coûté 2 milliards $.

7 05 1990   

Dans l’affaire du Rainbow Warrior, la France est condamnée à payer à Greenpeace 2 M  $.

29 05 1990   

Le premier Congrès – 1 062 députés – se réunit pour élire le président du Soviet suprême de la Fédération de la République de Russie : c’est Boris Eltsine qui est élu.

Et dès lors, le vers est dans le fruit, avec deux pouvoirs à Moscou, Mikhaïl Gorbatchev pour l’URSS et Boris Eltsine pour la Russie. Il fallait être aveuglé par des décennies de communisme pour croire que ces pouvoirs ne seraient pas rivaux. Ce n’était qu’une vue de l’esprit. Ils n’auront de cesse de se neutraliser, de se disputer les pouvoirs jusqu’à ce que l’un d’eux passe à la trappe.

31 05 1990       

L’Allemagne prend la même décision que la France pour ce qui est des farines animales. Mais les FVO continueront à être importées pour les autres filières animales, non seulement en France, mais en Europe et dans le reste du monde, avec une évidente fraude dans leur utilisation, nombre de bovins continuant à en prendre. Les preuves que la maladie franchit la barrière des espèces s’accumulent. Dans le même temps, à la Commission Européenne de Bruxelles, alors présidée par Jacques Delors, l’Irlandais Ray Mac Sharry, en charge de l’agriculture, reste fidèle à son credo : L’économie va bien quand le prix du bétail est bon. L’économie va mal quand le prix du bétail est mauvais. Les stocks communautaires débordent à l’époque, et il parvient à convaincre la France et l’Allemagne de revenir sur leur mesure d’embargo, en les menaçant de poursuite. Il ordonne à son directeur, le français Guy Legras, de cesser toute réunion sur l’ESB. Il demande aux Britanniques de ne plus publier les résultats de leurs enquêtes : le dernier rapport vétérinaire reçu de Grande Bretagne en avril 1990, est égaré ; les inspections vétérinaires sont suspendues : elles ne reprendront qu’en mai 1994. Il faudra attendre la reconnaissance par les Britanniques du lien entre l’ESB et la variante humaine de Creutzfeldt Jakob, en mars 1996, pour que les choses changent.

7 06 1990

Michèle Barzach, ministre de la Santé émet l’idée de rouvrir les maisons closes, ce qui pourrait permettre une meilleure prévention du Sida ; la fermeture en avait été décidée après la guerre par Marthe Richard, alors surnommée La Veuve qui clôt.

12 06 1990  

Le premier Congrès des députés du peuple de la RSFSR, proclame la souveraineté de la Russie.

21 06 1990   

 Tremblement de terre d’amplitude 7,5  dans le Ghilan et le Zandjan, en Iran : 40 000 morts.

5 07 1990   

Le CNRS détecte des molécules, signe de vie, à 4 années lumière de la terre.

13 07 1990   

La loi dite Gayssot reconnaît le génocide arménien commis en 1915 par les Turcs.

On ne comprend pas que la question ait pu se poser en termes législatifs. La loi a pour vocation d’exprimer une volonté, de traduire en normes, et non pas de dresser des constats ou de manifester des vœux, si légitimes ou bien intentionnés soient-ils.

C’est la loi dite Gayssot qui a ouvert la brèche. Au nom de l’objectif, incontestable, de lutte contre le révisionnisme, elle a recouru au moyen, plus que contestable, consistant à introduire dans notre droit une catégorie à vrai dire stupéfiante, celle de la vérité historique par détermination de la loi.

Si l’on n’y prend garde, la loi peut devenir l’exutoire de toutes les rancœurs légitimes, et on les sait innombrables. Le Parlement sera sommé, au lieu de définir le légal et l’illégal, de dire le vrai. Le genre législatif, que l’on persiste naïvement à croire essentiel, était déjà menacé par l’inflation, déjà redoutablement efficace à le rendre pervers ou dérisoire. Le voici menacé, en plus de dénaturation.

Guy Carcassonne. Le Point N° 1389

L’affaire n’est pas qu’anecdotique et marque une tendance lourde de la confusion des genres : 15 ans plus tard, on reverra la même situation avec un amendement présenté à la demande des rapatriés d’Algérie par l’UMP de Nicolas Sarkozy sur le rôle positif de la colonisation.

19 07 1990   

Le Parlement russe nationalise les banques et les Caisses d’Épargne.

23 07 1990  

Mikhaïl Gorbatchev expose son plan de 500 jours pour passer à l’économie de marché, qui se décline en 5 fois cent jours.  Il sera adopté par le gouvernement le 12 septembre et rejeté par le Soviet suprême le 16 octobre. À la même période, Boris Eltsine signe avec l’Ukraine et le Kazakhstan des traités par lesquels il reconnaît leur souveraineté.

24 07 1990 

Verdict du procès contre le propriétaire de l’Amoco Cadiz : 690 M F devront être versés aux communes victimes de la marée noire : c’est , entre autres, Corinne Lepage, qui a plaidé l’affaire, elle sera ministre de l’environnement dans le gouvernement d’Alain Juppé, en 1995, puis candidate aux présidentielles de 2002, la plus riche après Le Pen : ce dernier doit sa fortune aux ciments, Madame Lepage au pétrole… Pour autant que les chiffres puissent être comparés, ramenée à la tonne, l’indemnisation des dommages en Alaska du fait de l’échouage de l’Exxon Valdès, sera quarante fois supérieure à celle de l’Amoco Cadiz : 117 000 F la tonne contre 3000.

29 07 1990   

Environ 2 000 personnes se sont réfugiées dans une église de Monrovia, la capitale du Libéria, craignant des représailles de l’armée du chef de l’Etat, Samuel Doe, face à l’avancée des troupes de Prince Johnson entré en rébellion. Les troupes de Samuel Doe entrent dans l’église et tuent, à l’arme à feu, à l’arme blanche 600 d’entre elles. Le Libéria entre dans une guerre civile qui va faire près de 200 000 morts, d’une sauvagerie et d’un cynisme sans nom : Tu veux manches longues ou manches courtes, demandait-on parfois aux enfants avant de leur couper bras ou mains. Trente ans plus tard, les plaies seront encore ouvertes, les chefs de guerre dorment tranquilles – Charles Taylor a été condamné mais pour des faits de guerre concernant la Sierra Leone voisine -. On verra l’ancienne star de football Georges Weah, s’associer avec une ex-femme de Charles Taylor pour une élection présidentielle en décembre 2017 !

Juillet 1990

La transmission de l’ESB à l’homme est envisagée dans un article du Lancet. Deux ans après le Royaume Uni, la France interdit les FVO dans la préparation d’aliments pour bovins, mais continue à les autoriser pour les autres espèces.

2 08 1990 

L’armée irakienne envahit le Koweït.

15 08 1990 

Fin de la guerre Iran Irak : les conditions de l’Iran sont acceptées. Victoire syrienne au Liban : le désarmement des milices, condition sine qua non du retour de la paix, se fera sans état d’âme, et Beyrouth deviendra rapidement une ville sure ; les Syriens oublieront tout de même de désarmer le Hezbollah dans le sud.

10 09 1990  

Au Libéria, chute de Samuel Doe, tué par des rebelles. Lui même, d’une ethnie locale, était arrivé au pouvoir en renversant William Tolbert, issu des rangs  américains, c’est à dire descendant des noirs américains qui s’étaient installés au Libéria, dès 1821. La guerre civile dure depuis un an, le principal opposant étant Charles Taylor, qui, après avoir mené une guerre atroce, fratricide pendant 7 ans… sera élu président  de la République en 1997… Et c’est bien un grand criminel de guerre que recevront Chirac et les ministres socialistes du gouvernement Jospin en septembre 98.

1 10 1990   

Des unités de l’armée régulière de l’Ouganda envahissent le Rwanda voisin. De fait ces unités sont composées pour bon nombre de Tutsis rwandais réfugiés depuis de nombreuses années en Ouganda. Ils se nomment inkotanyi – ceux qui combattent vaillamment -. le 30 octobre, ils seront à 70 km à vol d’oiseau de Kigali. Arrestation de 10 000 Tutsis et opposants politiques à Kigali. Premier massacre de Tutsis à Kibilira. Intervention des troupes françaises, belges et zaïroises (opération Noroît, commandée par le général Delort, pour empêcher la guerre civile). Au contraire des Belges, les Français restent sur place après l’évacuation des expatriés.

3 10 1990     

Réunification allemande qui devient un État de 357 588 km², 81,7 M hab. dont 36 M de population active. L’entreprise sera encore plus rude que ne le pensaient les plus rétifs : et les dégâts causés par des décennies de communisme, l’extension des régimes sociaux de la RFA aux habitants de l’ex RDA, coûteront, pendant dix ans, pas loin de 600 milliards de francs [2] – 90 milliard € – par an au gouvernement allemand, et huit ans plus tard, la sévérité de cette ponction, en partie responsable d’un chômage qui touche un actif sur cinq – plus de 4 millions de chômeurs, entraînera la chute d’Helmut Kohl, au profit de Gerhardt Schroeder. Berlin redevient la capitale. Mais l’argent injecté s’avère parfois bien utile : en 1989, l’Elbe était par exemple l’un des fleuves les plus pollués d’Europe : à Dresde, il y avait en permanence une couche de 20 cm d’une mousse chimique …on sentait l’Elbe à 500 mètres de distance… des stations d’épuration furent construites, les vieux complexes industriels très polluants furent fermés : quinze ans plus tard, on verra des saumons remonter en amont de Dresde !

10 10 1990 

Nariyah, femme Koweïtienne témoigne devant le Comité des Droits de l’Homme du Congrès américain : Je m’appelle Nayirah et je suis une jeune Koweïtienne. J’ai vu les soldats irakiens entrer avec leurs armes dans la maternité de l’hôpital de Koweit City. Ils ont arraché les bébés des couveuses, les ont emportés et les ont laissés mourir sur le sol froid. Ce terrible témoignage est écouté dans un silence religieux. Mais tout est faux. En fait Nayirah n’est que le pseudonyme qu’a emprunté la fille de l’ambassadeur du Koweït aux États-Unis : les deux pays avaient fait appel à Hill and Knowlton, une agence de relations publiques, pour préparer l’opinion public à l’indispensable guerre. Coût du contrat 10 millions de $ : cela fait tout de même beaucoup d’argent pour juste un gros bobard pour berner les naïfs du Congrès.

25 10 1990   

Record de profondeur en forage dans la presqu’île de Kola : 12 000 m.

18 11 1990      

Florence Arthaud gagne la Route du Rhum sur Pierre I° de Serbie. Elle mourra tragiquement dans un accident d’hélicoptère en Argentine le 9 mars 2015 lors du tournage d’une émission pour TF1.

Culture Sport : Florence Arthaud, garçon manqué, fille réussie

Archives d'Outre-mer - 1990 : Florence Arthaud remporte la Route du Rhum [V

Géraldine Danin lui consacrera un film – Flo – en novembre 2023 avec Stéphane Caillard jouant Florence Arthaud

1 12 1990     

Jonction des tunnels anglais et français dans le tunnel sous la Manche : 49,4 km.

Tunnel sous la Manche : il y a 30 ans, ils écrivaient l'histoire

6 12 1990 

Le racisme s’étale sans vergogne à la une du mensuel Kangura, n°6 de décembre 1990. C’est au Rwanda :

Les dix commandements des Bahutu

  • Tout Muhutu doit savoir que Umututsikazi [une femme tutsi] où qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsi. Par conséquent est traître tout Muhutu qui épouse une Umututsikazi, qui fait d’une Umututsikazi sa concubine, qui fait d’une humututsikazi sa secrétaire ou sa protégée.
  • Tout Muhutu doit savoir que nos filles bahutukazi sont plus dignes et plus conscientes dans leur rôle de femme, d’épouse et de mère de famille. […]
  • Bahutukazi, soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères et vos sœurs à la raison.
  • Tout Muhutu doit savoir que tout Mututsi est malhonnête dans les affaires. Il ne vise que la suprématie de son ethnie. […]
  • Les postes stratégiques tant politiques, administratifs, économiques, militaires et de sécurité doivent être confiés aux Bahutus.
  • Le secteur de l’enseignement (élèves, étudiants, enseignants) doit être majoritairement Hutu.
  • Les Forces armées rwandaises doivent être exclusivement Hutus […]
  • Les Bahutu doivent cesser d’avoir pitié des Batutsi.
  • Les Bahutu, où qu’ils soient, doivent être unis, solidaires et préoccupés du sort de leurs frères bahutu. […) Les Bahutu doivent être fermes et vigilants contre leur ennemi commun tutsi.
  • […] Tout Muhutu doit diffuser largement la présente idéologie.
  • Est traître tout Muhutu qui persécutera son frère muhutu pour avoir lu, diffusé et enseigné cette idéologie.

Kangura N° 6, périodique proche du pouvoir hutu

21 12 1990    

La Croatie se dote d’une constitution qui lui confère le droit de faire sécession.

26 12 1990

La Slovénie proclame son indépendance.

12 1990 

Édouard Chevardnadze démissionne avec éclat de son poste de ministre des affaires étrangères dénonçant la montée en puissance des forces conservatrices au sein de l’appareil du Parti, à Moscou. Nous aurions dû concevoir la perestroïka sur une période plus étendue, avec des étapes bien déterminées, confira-t-il au Monde en avril 1991.

1990    

Neuf ans après son arrestation et l’interdiction de Solidarnosc, Lech Walesa devient président de la république polonaise. Le Portrait du Docteur Gachet, de Van Gogh, a été vendu par Christie’s à  New York  458 M F. Au Moulin de la Galette, de Renoir, a été vendu par Sotheby’s à New York 450 M F. Quatre hommes de La Brise de Mer [3] réalisent le casse du siècle à l’ Union des Banques Suisses de Genève : à peu près 140 millions de Francs – en 1963, le cambriolage du train Glasgow-Londres avait rapporté 30 millions de Francs -. L’affaire sera jugée en 2004, les quatre hommes acquittés le 13 juin ; un des quatre hommes, Alexandre Chevrière n’y survivra pas,  tué de quatre balles le 15 juin.  L’Organisation Mondiale de la Santé raye l’homosexualité de sa liste des maladies mentales ! Mieux vaut tard que jamais.

La Chine compte 1 143 000 000 d’habitants. Une tempête ravage le centre de l’Europe : la France n’en connaîtra que les marges, ce qui mettra tout de même 8 millions de mètres cube de bois par terre. Sur toute l’Europe, ce seront 115 millions de mètres cubes qui seront fauchés, dont 7 pour la seule Allemagne. La Grande Bretagne rend à son propriétaire l’île Gruinard, au nord de l’Écosse, qui avait servi de champ d’expérimentation à l’anthrax avant la 2° guerre mondiale : le processus de décontamination a duré plusieurs décennies. Philippe Meyer, journaliste à France Inter participant à Antenne 2 à l’émission L ‘heure de vérité, fait un portrait de Mitterrand en sa présence sur France Inter, en brodant autour de deux citations, la première de Montesquieu, la seconde du baron de la Brede : Il y a de mauvais exemples qui sont pires que des crimes et plus d’États ont péri parce qu’on a violé les mœurs que parce qu’on a violé les lois. Il réussit médiocrement dans le gouvernement de l’Intérieur, et, pendant qu’il traite avec supériorité avec les rois, il est la dupe éternelle de ses courtisans. Il a un souverain mépris pour tous les hommes et ne connaît point cette distance qu’il y a entre l’honnête homme et le méchant, ni tous les degrés qu’il y a entre ces deux extrémités. Le résultat ne se fait pas attendre : arrive de l’Élysée l’ordre de virer Philippe Meyer, non pas de France Inter mais de  L’Heure de Vérité. François Henri de Virieu, en charge de l’émission se charge de lui annoncer la nouvelle : les deux hommes se connaissent depuis longtemps et s’apprécient. On boit un verre, on cause, et De Virieu lâche : Parmi les nombreux commandements que j’ai reçu de l’Élysée, le plus formel et le plus inattendu est celui d’avoir à inviter Jean Marie Le Pen, en 1985.

Philippe Meyer. Octobre 2002. Démolition avant travaux

Les ventres creux ont aussi besoin d’histoires : Le ministère colombien de la culture met en place une organisation de bibliothèques itinérantes chargées d’apporter des livres dans les coins les plus reculés du pays. On a mis au point de grands sacs verts pourvus de vastes poches, dont on peut faire aisément, en les pliant, des colis commodes, afin de transporter des livres à dos d’âne dans la jungle et dans la sierra. Là, les livres sont confiés pendant plusieurs semaines à un instituteur ou à un ancien du village qui devient, de ce fait, le bibliothécaire responsable. On accroche à un poteau ou à un arbre les sacs dépliés, permettant à la population locale de feuilleter les livres pour faire son choix. Quelquefois le bibliothécaire fait lecture à ceux qui n’ont pas appris à lire ; à l’occasion, un membre d’une famille qui a été à l’école lit pour les autres. De cette façon, expliquait l’un des villageois, nous pouvons savoir ce que nous ne savons pas et le transmettre aux autres.

À la fin de la période prévue, on envoie un nouveau lot pour remplacer le précédent. Les livres sont en majorité des ouvrages techniques, manuels d’agriculture ou instructions pour la filtration de l’eau, collection de patrons pour la couture et guides vétérinaires, mais il y a aussi quelques romans et autres ouvrages littéraires. Selon l’une des bibliothécaires, le compte est toujours juste : je n’ai connu qu’une occasion où un livre n’a pas été retourné. Nous avions pris, en plus des habituels titres pratiques, une traduction en espagnol de l’Iliade. Quand le moment est venu de l’échanger, les villageois ont refusé de la rendre. Nous avons décidé de leur en faire cadeau, mais nous leur avons demandé pourquoi ils voulaient conserver ce titre-là en particulier. Ils nous ont expliqué que le récit d’Homère reflète exactement leur histoire : il y est question d’une contrée déchirée par la guerre, où des dieux fous et capricieux décident du sort d’être humains qui ne savent jamais très bien pour quoi on se bat ni quand ils seront tués.

Alberto Manguel. La Bibliothèque, la nuit. Actes Sud, 2006

Les dernières houillères du Nord ferment : le charbon se vendait alors quatre fois moins cher que son prix de revient !

Décembre 1990, sous les yeux même d’Augustin Viseux et alors qu’il mettait le point final à son livre Mineur de Fond, la dernière mine de charbon du nord, celle d’Oignies, près de Lens, fermait définitivement. Inondée. C’est justice que Terre Humaine, après les Carnets d’enquête de Zola, le Cheval d’orgueil, Toinou, le Grand Métier, le Horsain, se soit attachée à révéler – et à honorer -, au moment même où elle disparaît, une des composantes de notre histoire contemporaine. Avec ce témoignage si intensément vécu, le haut métier de mineur emporte, sans nul doute, avec lui, une grande part légendaire de notre patrimoine et de la conscience universelle.

Jean Malaurie. Créateur et directeur de la collection Terre Humaine chez Plon. Paris Janvier 1991

Parce que la production houillère du Nord-Pas de Calais a été longtemps prépondérante en France, l’arrêt du dernier siège du bassin ne peut laisser indifférent aucun d’entre nous, que nous ayons appartenu ou non à la grande famille des Charbonnages.

Cet événement marque la fin d’une longue histoire industrielle. Au lendemain de la guerre, le NPC – Nord Pas de Calais – couvrait environ 40 % des besoins des besoins du pays en énergie primaire, hors carburants. Il a joué aussi un rôle essentiel dans le relèvement de l’économie nationale.

La croissance des consommations et l’apparition ou le développement des autres formes d’énergie (pétrole, gaz puis nucléaire) allaient continuellement réduire cette proportion : en 1960 elle était encore proche de 30 % pour une production quasi stationnaire voisine de 28 millions de tonne/an.

Au-delà les effets économiques de cette concurrence ont scellé le sort du bassin dont la récession, d’abord lente, s’est accélérée dans la période 1966-1975 puis un peu ralentie. Dans ce gisement difficile, déjà largement dépilé, dont les réserves économiquement valables fondaient deux ou trois plus vite que l’extraction, aucune inversion de perspective n’était possible.

Les conséquences de cette évolution sur l’emploi régional donnent la mesure du problème social qu’il a fallu résoudre. En 1947, le bassin affichait 220 000 inscrits dont plus de 60 % au fond ; en 1964 il en subsistait encore la moitié. Il y a un an, il ne restait plus qu’un peu plus de 5 000 agents au total dont moins de 1 500 au fond.

Simultanément, le NPC n’a pas cessé de susciter et de soutenir directement ou indirectement, l’installation et le développement d’entreprises susceptibles de créer des emplois nouveaux, diversifiés, contribuant ainsi à la reconstitution du paysage industriel de la région et permettant d’espérer à terme une diminution de son taux de chômage.

D’avoir conduit une telle régression et poursuivi contre vents et marées ce double effort en évitant les drames sociaux majeurs est tout à l’honneur de ceux qui y ont participé. Les combats en retraite sont les plus incertains. La fin de celui-ci a sans doute été facilitée par les deux facteurs suivants :

  • La volonté sans faille des directions successives du bassin de le mener à bien avec le souci constant du sort de chacun des gants concernés, notamment de ceux qui ne pouvaient bénéficier d’une retraite anticipée : d’où une action permanente de sensibilisation, de formation et de placement cas par cas.
  • La compréhension, tacite sinon explicite, par le personnel de l’inéluctabilité de la récession. Devant l’aggravation des conditions géologiques dans beaucoup de secteurs à l’approche du fond du gisement et l’affrontement quotidien à des veines souvent minces, au toit instable, en milieu parfois chaud, grisouteux et silicogène malgré les progrès de la prévention, le prestige de la profession avait bien diminué dans les esprits et surtout chez les jeunes capables de comparer ces conditions de travail à celle des industries de surface.

Une page est tournée. Subsistera cependant dans la mémoire collective le souvenir de ce métier certes pénible mais où l’exécutant conservait dans son chantier une assez large liberté d’appréciation et d’action, où la camaraderie et la solidarité fondée sur nombre de difficultés voire de drames surmontés ensemble n’étaient pas de vains mots : ainsi se forgeaient parfois d’assez remarquables caractères.

Il manquera quelque chose à ce pays quand les mineurs auront totalement disparu. De ce point de vue il est heureux que la production souterraine perdure en Lorraine et dans le Centre-Midi pour que se conserve cet exceptionnel creuset d’humanité que constitue le fond de la mine.

M.Coeuillet, président de l’Association nationale des ingénieurs retraités de l’industrie minière. Janvier 1991

Paraphrasant Vigny, on peut parler de Servitude et grandeur des mineurs… grandeur parce que souvent, ces hommes ont marqué leur solidarité jusqu’à y laisser leur propre vie, servitude parce qu’ils ont très fréquemment laissé dans la mine une bonne part de leur santé avec la silicose…

On n’est jamais tout à fait un héros aux yeux de ses camarades. Ce qui est vrai pour les anciens combattants l’est aussi pour les mineur. On n’en parle qu’entre nous, en accompagnant nos morts, à leur famille dans la peine. Que d’actes d’héroïsme pourrions-nous citer, ne serait-ce qu’à travers les citations de ceux qui furet honorés, par l’attribution de la médaille des Mines. 

C’est X…., ingénieur d’exploitation. Un feu s’étant déclaré dans un de ses quartiers, il descend avec une équipe de sauveteurs pour effectuer une reconnaissance des lieux. Il n’y a personne au fond. L’équipe s’apprête à regagner la galerie d’entrée d’air frais. Il est temps, les réserves d’oxygène diminuent et l’atmosphère est de plus en plus viciée. Un homme tombe inanimé. Essayer de le transporter, c’est certainement la mort pour tous. Abandonner un homme, cela ne se fait pas. Le choix est vite fait. Sur une page de son carnet, l’ingénieur écrit : « Partez vite. Envoyez équipe secours. Je reste ici ». Lorsque l’équipe de secours arrivera, elle trouvera l’ingénieur et l’ouvrier inanimés. À l’hôpital, l’ingénieur sera sauvé, l’ouvrier lui, étant mort dès sa chute d’une crise cardiaque. Deux ans après le même ingénieur trouvera la mort en cherchant à sauver trois des ses hommes ensevelis.

 C’est Y…, ouvrier à l’avancement d’une galerie. Un grave éboulement à front avec intense dégagement de grisou, se produit. Les trois ouvriers des fronts sont ensevelis. Ceux qui sont en arrière donnent l’alarme. L’un des ensevelis réussit à se dégager ; malgré ses coups, malgré le grisou, malgré le choc et la peur, il reste à front et, seul, se met à dégager ses camarades. Lorsque l’ingénieur et les sauveteurs arriveront et voudront l’évacuer, il refusera, mettra un appareil respiratoire. Il quittera la chantier avec ses deux camarades morts comme il y était venu, avec eux vivants, quelques heures avant. Lui mourra quelques années après, victime de la silicose.

C’est Z…, porion [le chef, responsable, sur site]. Une taille, dans laquelle travaillent une douzaine d’ouvriers, bouge. L’éboulement menace, on appelle le porion. Sur les lieux, il procède avec ses hommes, au renforcement du soutènement. Il tente de sauver sa taille. Mais les craquements continuent. Des blocs tombent, des éléments de soutènement se renversent. Le porion fait partir ses hommes, s’assure que tous ont bien quitté la partie qui s’éboule. Il part à son tour. Mais c’est trop tard, il est surpris par l’éboulement à moins de deux mètres de la sortie de la zone dangereuse. Il a le temps de demander si tout le monde est là. Il meurt sous l’éboulement. Au fond, c’est chacun qui peut ainsi être appelé à sauver un camarade, à prendre sa place, à continuer parce que c’est le travail qui le commande tout simplement.

Augustin Viseux. Discours lors de l’exposition des métiers héroïques, en annexe à Mineur de fond Plon Terre Humaine1991

et servitude… la silicose … maladie des mineurs [4]

Quand les fines particules de silice sont inhalées, elles peuvent parvenir jusqu’aux petits alvéoles pulmonaires, où l’oxygène et le dioxyde de carbone sont échangés. Alors, les poumons ne peuvent pas les évacuer, ni par du mucus, ni par la toux. Les particules de silice, si elles sont captées par des macrophages, provoqueront une inflammation due à la libération de facteurs de nécrose tumorale, Interleukin-1 alpha, leucotriène B4 et d’autres cytokines. Cela engendre la prolifération des fibroblastes et de collagène autour de la particule de silice, donnant pour résultat une fibrose et des lésions. De plus, il peut se former des radicaux à base de silicium, lesquels peuvent entraîner la production d’hydroxyde et de peroxyde d’hydrogène, qui sont susceptibles de causer des dommages aux cellules environnantes.

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La silicose des mineurs est une maladie de la classe des pneumoconioses, c’est-à-dire résultant des l’action sur les poumons des poussières contenues dans l’air respiré […]. En général, les poussières qui pénètrent dans l’appareil respiratoire n’ont pas d’action nocive. Elles sont soit éliminées et expectorées, soit éliminées par voie lymphatique. Mais ces poussières peuvent aussi être fixées par phagocytose sur une cellule du tissu pulmonaire. On constate alors que certaines d’entre elles, telles les poussières de charbon n’ont pas ou peu d’effet toxique et demeurent fixées sur la paroi des alvéoles pulmonaires sans amener de troubles fonctionnels. Les poussières de silice, par contre, déterminent dans le tissu où elles se fixent des réactions plus ou moins intenses et rapides qui entraînent une modification du comportement de la cellule vivante. Le tissu pulmonaire, modifié dans sa composition, entraîne peu à peu des troubles fonctionnels gênant les échanges respiratoires, et amenant une diminution progressive des capacités physiques du sujet. Si la maladie n’est pas stabilisée, on arrive alors au blocage de la fonction respiratoire, à l’asphyxie et à la mort.

Ces poussières contiennent toutes de la silice minérale libre, d’où le nom de silicose qui a été donnée à cette maladie. Parmi les diverses formes cristallisées ou amorphes de la silice, c’est le quartz, la tridynite et la cristobalite (ces deux dernières rares dans la nature) qui ont la plus grande activité cellulaire et le plus grand pouvoir fibrosant. Les silices amorphes (vitreuse, opale, kieselguhr, gel de silice) ont de faibles nocivités. De même, les minéraux où la silice est combinée à une base, comme les feldspaths, les micas, les kaolins, ont des pouvoirs nocifs et fibrosants faibles.

La silice  est à l’état libre, cristallisée et existant soit dans les terrains houillers, tels que les grès, quartzites, soit dans les terrains encaissant les veines. Ce sont eux-mêmes des grès ou des schistes, argiles, fossiles en principe non toxiques mais pouvant encore contenir des cristaux de silice non combinés. On rencontre encore la silice dans les veines de charbon, la poussière de silice provenant alors des cassures produites dans les épontes par l’exploitation ou les plissements de terrain et se prolongeant jusque dans le charbon où elle forme ces clivages naturels que le mineur appelle limets.

[…] Les moyens techniques à la disposition de l’exploitant pour diminuer sinon empêcher la formation de poussière dans l’atmosphère de la mine, sont les suivants : 

Ils consistent essentiellement à humidifier la poussière au moment de sa formation pour éviter sa miser en suspension dans l’atmosphère. Voilà les principales dispositions qui ont été adoptées depuis quelques années : 

  1. Substitution de la perforation avec injection d’eau à la perforation à injection d’air, celle-ci qui avait été introduite dans les mines vers 1935 étant considérée comme la cause principales du développement de la silicose entre les années 40 et 50.
  2. Formation de zones de brouillard avant le tir des mines dans les galeries au rocher.
  3. Arrosage des tas de déblais avant chargement.
  4. Injection d’eau sous pression dans les veines avant l’abattage.
  5. Pulvérisation d’eau au-dessus de tous les points de déversement de charbon ou de déblais. Installation de coffrages autour de ces installations pour arrêter la propagation des nuages de poussières. Accessoirement, dans quelques cas, aspiration des poussières.
  6. Port d’un masque filtrant par le personnel obligé de se tenir temporairement dans un milieu poussiéreux.

Toutes ces mesurent sont maintenant d’une application courante. Leur efficacité a été contrôlée par des mesures des indices koniotiques, et on a constaté qu’en peu de temps, la nocivité de l’atmosphère des travaux miniers s’est considérablement atténuée.

Elles ont entraîné l’extension d’un réseau de tuyauteries contenant de l’eau sous pression dans tous les travaux.

Aussi, sans pouvoir affirmer que la lutte contre la silicose est gagnée, pouvons-nous dire que le risque de nouveaux cas de silicose a presque entièrement disparu. Mais comme l’évolution de la maladie est très lente, ce n’est que dans une dizaine d’années que nous en constaterons les heureux résultats. Les cas qui se révèlent encore actuellement sont relatifs à des expositions au danger datant parfois de dix ans et plus. La menace de la silicose qui a créé ces temps-ci une psychose de danger telle qu’elle écartait de notre industrie certains éléments susceptibles d’y être embauchés ne devrait plus raisonnablement gêner le recrutement des mines.

J’ai voulu vous exposer l’état de la question pour vous montrer que le médecin et le personnel des mines se sont occupés de ce problème social et qu’une solution est en vue en attendant le jour heureux où un remède curatif sera trouvé qui allégera les souffrances des silicosés.

Maurice Liégart, ingénieur, groupe de Lens-Liévin. 1957

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[1] laquelle Svetlana Alexievitch, après témoignages de nombreux proches par le travail, s’avèrera d’une honnêteté intellectuelle quelques peu border line : elle aura voulu faire passer ses livres pour des documentaires, à savoir des retranscriptions exactes d’interviews, quand en fait elle réécrivait ces interviews. Son éditeur en prendra acte qui, lors de rééditions ultérieures gommera le mot documentaire en le remplaçant par roman.     

[2] c’est à peu près le quart du budget annuel de la France.

[3] Nom d’un bar corse, QG d’une mafia bien connue

[4] La silicose ne se limite pas aux mines, on la trouve aussi dans les carrières, les percements de tunnel ou les chantiers du bâtiment et des travaux publics ( sablage, grenaillage, cassage, meulage ou sciage de bétons, mortiers, taille ou découpe de pierres siliceuses, brique… sur des chantiers où les niveaux d’exposition à la silice cristalline dans le secteur de la construction dépassent encore fréquemment les valeurs limites réglementaires), les usines de confection des jeans, où, pour vieillir artificiellement les Jeans, on projette du sable sur la toile, voire les moulins à farine.

D’autres métiers sont aussi exposés à cette maladie professionnelle irréversible, tels que les porcelainiers, les prothésistes dentaires. C’est la plus ancienne pneumopathie professionnelle, décrite dès le XVI° siècle. Le secteur de la démolition et de la réhabilitation des bâtiments ou infrastructures est également concerné. Certaines zones géographiques sont propices à des envols de poussières siliceuses (déserts, sols sableux labourés, aire d’envol d’hélicoptère ou d’élevage intensif sur de tels sols, etc.). Des techniques de génie végétal, culture sans labour et de stabilisation des sols peuvent souvent limiter ces risques.

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